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Consuelo

Æîðæ Ñàíä

  • Êîíñóýëî, #1

       CONSUELO
     
       PAR
     
       GEORGE SAND
     
     
     
     
       TOME PREMIER
     
     
       1861
     
     
     
     
       NOTICE
     
     
       Ce long roman de _Consuelo_, suivi de _la Comtesse de Rudolstadt_ et
       accompagné, lors de sa publication dans la _Revue indépendante_, de deux
       notices sur _Jean Ziska_ et _Procope le Grand_, forme un tout assez
       important comme appréciation et résumé de moeurs historiques. Le roman
       n'est pas bien conduit. Il va souvent un peu à l'aventure, a-t-on dit;
       il manque de proportion. C'est l'opinion de mes amis, et je la crois
       fondée. Ce défaut, qui ne consiste pas dans un _décousu_, mais dans une
       _sinuosité_ exagérée d'événements, a été l'effet de mon infirmité
       ordinaire: l'absence de plan. Je le corrige ordinairement beaucoup quand
       l'ouvrage, terminé, est entier dans mes mains. Mais la grande
       consommation de livres nouveaux qui s'est faite de 1835 à 1845
       particulièrement, la concurrence des journaux et des revues, l'avidité
       des lecteurs, complice de celle des éditeurs, ce furent là des causes de
       production rapide et de publication pour ainsi dire forcée, Je
       m'intéressais vivement au succès de la _Revue indépendante_, fondée par
       mes amis Pierre Leroux et Louis Viardot, continuée par mes amis
       Ferdinand François et Pernet. J'avais commencé _Consuelo_ avec le projet
       de ne faire qu'une nouvelle. Ce commencement plut, et on m'engagea à le
       développer, en me faisant pressentir tout ce que le dix-huitième siècle
       offrait d'intérêt sous le rapport de l'art, de la philosophie et du
       merveilleux, trois éléments produits par ce siècle d'une façon
       très-hétérogène en apparence, et dont le lien était cependant curieux et
       piquant à établir sans trop de fantaisie.
     
       Dès lors, j'avançai dans mon sujet, au jour le jour, lisant beaucoup et
       produisant aussitôt, pour chaque numéro de la _Revue_ (car on me priait
       de ne pas m'interrompre), un fragment assez considérable.
     
       Je sentais bien que cette manière de travailler n'était pas normale et
       offrait de grands dangers; ce n'était pas la première fois que je m'y
       étais laissé entraîner; mais, dans un ouvrage d'aussi longue haleine et
       appuyé sur tant de réalités historiques, l'entreprise était téméraire.
       La première condition d'un ouvrage d'art, c'est le temps et la liberté.
       Je parle ici de la liberté qui consiste à revenir sur ses pas quand on
       s'aperçoit qu'on a quitté son chemin pour se jeter dans une traverse; je
       parle du temps qu'il faudrait se réserver pour abandonner les sentiers
       hasardeux et retrouver la ligne droite. L'absence de ces deux sécurités,
       crée à l'artiste une inquiétude fiévreuse, parfois favorable à
       l'inspiration, parfois périlleuse pour la raison, qui, en somme, doit
       enchaîner le caprice, quelque carrière qui lui soit donnée dans un
       travail de ce genre.
     
       Ma réflexion condamne donc beaucoup cette manière de produire. Qu'on
       travaille aussi vite qu'on voudra et qu'on pourra: _le temps ne fait
       rien à l'affaire_; mais entre la création spontanée et la publication,
       il faudrait absolument le temps de relire l'ensemble et de l'expurger
       des longueurs qui sont précisément l'effet ordinaire de la
       précipitation. La fièvre est bonne, mais la conscience de l'artiste a
       besoin de passer en revue, à tête reposée, avant de les raconter tout
       haut, les songes qui ont charmé sa divagation libre et solitaire.
     
       Je me suis donc presque toujours abstenue depuis d'agir avec cette
       complaisance mal entendue pour les autres et pour soi, et mes amis se
       sont aperçus d'une seconde manière, plus sobre et mieux digérée, dont je
       m'étais fait la promesse à moi-même, en courant à travers champs après
       la voyageuse _Consuelo_. Je sentais là un beau sujet, des types
       puissants, une époque et des pays semés d'accidents historiques, dont le
       côté intime était précieux à explorer; et j'avais regret de ne pouvoir
       reprendre mon itinéraire et choisir mes étapes, à mesure que j'avançais
       au hasard, toujours frappée et tentée par des horizons nouveaux.
     
       Il y a dans _Consuelo_ et dans _La Comtesse de Rudolstadt_, des
       matériaux pour trois ou quatre bons romans. Le défaut, c'est d'avoir
       entassé trop de richesses brutes dans un seul. Ces richesses me venaient
       à foison dans les lectures dont j'accompagnais mon travail. Il y avait
       là plus d'une mine à explorer, et je ne pouvais résister au désir de
       puiser un peu dans chacune, au risque de ne pas classer bien sagement
       mes conquêtes.
     
       Tel qu'il est, l'ouvrage a de l'intérêt et, contre ma coutume quand il
       s'agit de mes ouvrages, j'en conseille la lecture. On y apprendra
       beaucoup de choses qui ne sont pas nouvelles pour les gens instruits,
       mais qui, par leur rapprochement, jettent une certaine lumière sur les
       préoccupations et, par conséquent, sur l'esprit du siècle de
       Marie-Thérèse et de Frédéric II, de Voltaire et de Cagliostro: siècle
       étrange, qui commence par des chansons, se développe dans des
       conspirations bizarres, et aboutit, par des idées profondes, à des
       révolutions formidables!
     
       Que l'on fasse bon marché de l'intrigue et de l'invraisemblance de
       certaines situations; que l'on regarde autour de ces gens et de ces
       aventures de ma fantaisie, on verra un monde où je n'ai rien inventé, un
       monde qui existé et qui a été beaucoup plus fantastique que mes
       personnages et leurs vicissitudes: de sorte que je pourrais dire que ce
       qu'il y a de plus impossible dans mon livre, est précisément ce qui
       s'est passé dans la réalité des choses.
     
       GEORGE SAND.
     
       Nohant, 15 septembre 1854.
     
     
     
     
       CONSUELO
     
     
     
     
       I.
     
     
       «Oui, oui, Mesdemoiselles, hochez la tête tant qu'il vous plaira; la
       plus sage et la meilleure d'entre vous, c'est ... Mais je ne veux pas le
       dire; car c'est la seule de ma classe qui ait de la modestie, et je
       craindrais, en la nommant, de lui faire perdre à l'instant même cette
       rare vertu que je vous souhaite....
     
       --_In nomine Patris, et Filii, et Spiritu Sancto_, chanta la Costanza
       d'un air effronté.
     
       --_Amen_, chantèrent en choeur toutes les autres petites filles.
     
       --Vilain méchant! dit la Clorinda en faisant une jolie moue, et en
       donnant un petit coup du manche de son éventail sur les doigts osseux et
       ridés que le maître de chant laissait dormir allongés sur le clavier
       muet de l'orgue.
     
       --A d'autres! dit le vieux professeur, de l'air profondément désabusé
       d'un homme qui, depuis quarante ans, affronte six heures par jour toutes
       les agaceries et toutes les mutineries de plusieurs générations
       d'enfants femelles. Il n'en est pas moins vrai, ajouta-t-il en mettant
       ses lunettes dans leur étui et sa tabatière dans sa poche, sans lever
       les yeux sur l'essaim railleur et courroucé, que cette sage, cette
       docile, cette studieuse, cette attentive, cette bonne enfant, ce n'est
       pas vous, signora Clorinda; ni vous, signora Costanza; ni vous non plus,
       signora Zulietta; et la Rosina pas davantage, et Michela encore
       moins....
     
       --En ce cas, c'est moi ...--Non, c'est moi ...--Pas du tout, c'est
       moi?--Moi!--Moi!» s'écrièrent de leurs voix flûtées ou perçantes une
       cinquantaine de blondines ou de brunettes, en se précipitant comme une
       volée de mouettes crieuses sur un pauvre coquillage laissé à sec sur la
       grève par le retrait du flot.
     
       Le coquillage, c'est-à-dire le maestro (et je soutiens qu'aucune
       métaphore ne pouvait être mieux appropriée à ses mouvements anguleux, à
       ses yeux nacrés, à ses pommettes tachetées de rouge, et surtout aux
       mille petites boucles blanches, raides et pointues de la perruque
       professorale); le maestro, dis-je, forcé par trois fois de retomber sur
       la banquette après s'être levé pour partir, mais calme et impassible
       comme un coquillage bercé et endurci dans les tempêtes, se fit longtemps
       prier pour dire laquelle de ses élèves méritait les éloges dont il était
       toujours si avare, et dont il venait de se montrer si prodigue. Enfin,
       cédant comme à regret à des prières que provoquait sa malice, il prit le
       bâton doctoral dont il avait coutume de marquer la mesure, et s'en
       servit pour séparer et resserrer sur deux files son troupeau
       indiscipliné. Puis avançant d'un air grave entre cette double haie de
       têtes légères, il alla se poser dans le fond de la tribune de l'orgue,
       en face d'une petite personne accroupie sur un gradin. Elle, les coudes
       sur ses genoux, les doigts dans ses oreilles pour n'être pas distraite
       par le bruit, étudiait sa leçon à demi-voix pour n'être incommode à
       personne, tortillée et repliée sur elle-même comme un petit singe; lui,
       solennel et triomphant, le jarret et le bras tendus, semblable au berger
       Pâris adjugeant la pomme, non à la plus belle, mais à la plus sage.
     
       «_Consuelo?_ l'Espagnole?» s'écrièrent tout d'une voix les jeunes
       choristes, d'abord frappées de surprise. Puis un éclat de rire
       universel, homérique, fit monter enfin le rouge de l'indignation et de
       la colère au front majestueux du professeur.
     
       La petite Consuelo, dont les oreilles bouchées n'avaient rien entendu de
       tout ce dialogue, et dont les yeux distraits erraient au hasard sans
       rien voir, tant elle était absorbée par son travail, demeura quelques
       instants insensible à tout ce tapage. Puis enfin, s'apercevant de
       l'attention dont elle était l'objet, elle laissa tomber ses mains de ses
       oreilles sur ses genoux, et son cahier de ses genoux à terre; elle resta
       ainsi pétrifiée d'étonnement, non confuse, mais un peu effrayée, et
       finit par se lever pour regarder derrière elle si quelque objet bizarre
       ou quelque personnage ridicule n'était point, au lieu d'elle, la cause
       de cette bruyante gaîté.
     
       «Consuelo, lui dit le maestro en la prenant par la main sans s'expliquer
       davantage, viens là, ma bonne fille, chante-moi le _Salve Regina_ de
       Pergolèse, que tu apprends depuis quinze jours, et que la Clorinda
       étudie depuis un an.»
     
       Consuelo, sans rien répondre, sans montrer ni crainte, ni orgueil, ni
       embarras, suivit le maître de chant jusqu'à l'orgue, où il se rassit et,
       d'un air de triomphe, donna le ton à la jeune élève. Alors Consuelo,
       avec simplicité et avec aisance, éleva purement, sous les profondes
       voûtes de la cathédrale, les accents de la plus belle voix qui les eût
       jamais fait retentir. Elle chanta le _Salve Regina_ sans faire une seule
       faute de mémoire, sans hasarder un son qui ne fût complètement juste,
       plein, soutenu ou brisé à propos; et suivant avec une exactitude toute
       passive les instructions que le savant maître lui avait données, rendant
       avec ses facultés puissantes les intentions intelligentes et droites du
       bonhomme, elle fit, avec l'inexpérience et l'insouciance d'un enfant, ce
       que la science, l'habitude et l'enthousiasme n'eussent pas fait faire à
       un chanteur consommé: elle chanta avec perfection. «C'est bien, ma
       fille, lui dit le vieux maître toujours sobre de compliments. Tu as
       étudié avec attention, et tu as chanté avec conscience. La prochaine
       fois tu me répéteras la cantate de Scarlati que je t'ai enseignée.
     
       --_Si, Signor professore_, répondit Consuelo. A présent je puis m'en
       aller?
     
       --Oui, mon enfant. Mesdemoiselles, la leçon est finie.»
     
       Consuelo mit dans un petit panier ses cahiers, ses crayons, et son petit
       éventail de papier noir, inséparable jouet de l'Espagnole aussi bien que
       de la Vénitienne, et dont elle ne se servait presque jamais, bien
       qu'elle l'eût toujours auprès d'elle. Puis elle disparut derrière les
       tuyaux de l'orgue, descendit ave la légèreté d'une souris l'escalier
       mystérieux qui ramène à l'église, s'agenouilla un instant en traversant
       la nef du milieu, et, au moment de sortir, trouva auprès du bénitier un
       beau jeune seigneur qui lui tendit le goupillon en souriant. Elle en
       prit; et, tout en le regardant droit au visage avec l'aplomb d'une
       petite fille qui ne se croit point et ne se sent point encore femme,
       elle mêla son signe de croix et son remercîment d'une si plaisante
       façon, que le jeune seigneur se prit à rire tout à fait. Consuelo se mit
       à rire aussi; et tout à coup, comme si elle se fût rappelé qu'on
       l'attendait, elle prit sa course, et franchit le seuil de l'église, les
       degrés et le portique en un clin d'oeil.
     
       Cependant le professeur remettait pour la seconde fois ses lunettes dans
       la vaste poche de son gilet, et s'adressant aux écolières silencieuses:
       «Honte à vous! mes belles demoiselles, leur disait-il. Cette petite
       fille, la plus jeune d'entre vous, la plus nouvelle dans ma classe, est
       seule capable de chanter proprement un solo; et dans les choeurs,
       quelque sottise que vous fassiez autour d'elle, je la retrouve toujours
       aussi ferme et aussi juste qu'une note de clavecin. C'est qu'elle a du
       zèle, de la patience, et ce que vous n'avez pas et que vous n'aurez
       jamais, toutes tant que vous êtes, _de la conscience!_
     
       --Ah! voilà son grand mot lâché! s'écria la Costanza dès qu'il fut
       sorti. Il ne l'avait dit que trente-neuf fois durant la leçon, et il
       ferait une maladie s'il n'arrivait à la quarantième.
     
       --Belle merveille que cette Consuelo fasse des progrès! dit la Zulietta.
       Elle est si pauvre! elle ne songe qu'à se dépêcher d'apprendre quelque
       chose pour aller gagner son pain.
     
       --On m'a dit que sa mère était une Bohémienne, ajouta la Michelina, et
       que la petite a chanté dans les rues et sur les chemins avant de venir
       ici. On ne saurait nier qu'elle a une belle voix; mais elle n'a pas
       l'ombre d'intelligence, cette pauvre enfant! Elle apprend par coeur,
       elle suit servilement les indications du professeur, et puis ses bons
       poumons font le reste.
     
       --Qu'elle ait les meilleurs poumons et la plus grande intelligence
       par-dessus le marché, dit la belle Clorinda, je ne voudrais pas lui
       disputer ces avantages s'il me fallait échanger ma figure contre la
       sienne.
     
       --Vous n'y perdriez déjà pas tant! reprit Costanza, qui ne mettait pas
       beaucoup d'entraînement à reconnaître la beauté de Clorinda.
     
       --Elle n'est pas belle non plus, dit une autre. Elle est jaune comme un
       cierge pascal, et ses grands yeux disent rien du tout; et puis toujours
       si mal habillée. Décidément c'est une laideron.
     
       --Pauvre fille! c'est bien malheureux pour elle, tout cela: point
       d'argent, et point de beauté!»
     
       C'est ainsi qu'elles terminèrent le panégyrique de Consuelo, et qu'elles
       se consolèrent en la plaignant, de l'avoir admirée tandis qu'elle
       chantait.
     
     
     
     
       II.
     
     
       Ceci se passait à Venise il y a environ une centaine d'années, dans
       l'église des _Mendicanti_, où le célèbre maestro Porpora venait
       d'essayer la répétition de ses grandes vêpres en musique, qu'il devait y
       diriger le dimanche suivant, jour de l'Assomption. Les jeunes choristes
       qu'il avait si vertement gourmandées étaient des enfants de ces
       _scuole_, où elles étaient instruites aux frais de l'État, pour être par
       lui dotées ensuite, _soit pour le mariage, soit pour le cloître_, dit
       Jean-Jacques Rousseau, qui admira leurs voix magnifiques vers la même
       époque, dans cette même église. Lecteur, tu ne te rappelles que trop ces
       détails, et un épisode charmant raconté par lui à ce propos dans le
       livre VIII des _Confessions_. Je n'aurai garde de transcrire ici ces
       adorables pages, après lesquelles tu ne pourrais certainement pas te
       résoudre à reprendre les miennes; et bien autant ferais-je à ta place,
       ami lecteur. J'espère donc que tu n'as pas en ce moment les
       _Confessions_ sous la main, et je poursuis mon conte.
     
       Toutes ces jeunes personnes n'étaient pas également pauvres, et il est
       bien certain que, malgré la grande intégrité de l'administration,
       quelques-unes se glissaient là, pour lesquelles c'était plutôt une
       spéculation qu'une nécessité de recevoir, aux frais de la République,
       une éducation d'artiste et des moyens d'établissement. C'est pourquoi
       quelques-unes se permettaient d'oublier les saintes lois de l'égalité;
       grâce auxquelles on les avait laissées s'asseoir furtivement sur les
       mêmes bancs que leurs pauvres soeurs. Toutes aussi ne remplissaient pas
       les vues austères que la République avait sur leur sort futur. Il s'en
       détachait bien quelqu'une de temps en temps, qui, ayant profité de
       l'éducation gratuite, renonçait à la dot pour chercher ailleurs une plus
       brillante fortune. L'administration, voyant que cela était inévitable,
       avait quelquefois admis aux cours de musique les enfants des pauvres
       artistes dont l'existence nomade ne permettait pas un bien long séjour à
       Venise. De ce nombre était la petite Consuelo, née en Espagne, et
       arrivée de là en Italie en passant par Saint-Pétersbourg,
       Constantinople, Mexico, ou Arkangel, ou par toute autre route encore
       plus directe à l'usage des seuls Bohémiens.
     
       Bohémienne, elle ne l'était pourtant que de profession et par manière de
       dire; car de race, elle n'était ni Gitana ni Indoue, non plus
       qu'Israélite en aucune façon. Elle était de bon sang espagnol, sans
       doute mauresque à l'origine, car elle était passablement brune, et toute
       sa personne avait une tranquillité qui n'annonçait rien des races
       vagabondes. Ce n'est point que de ces races-là je veuille médire. Si
       j'avais inventé le personnage de Consuelo, je ne prétends point que je
       ne l'eusse fait sortir d'Israël, ou de plus loin encore; mais elle était
       formée de la côte d'Ismaël, tout le révélait, dans son organisation. Je
       ne l'ai point vue, car je n'ai pas encore cent ans, mais on me l'a
       affirmé, et je n'y puis contredire. Elle n'avait pas cette pétulance
       fébrile interrompue par des accès de langueur apathique qui distingue
       les _zingarelle_. Elle n'avait pas la curiosité insinuante et la
       mendicité tenace d'une _ebbrea_ indigente. Elle était aussi calme que
       l'eau des lagunes, et en même temps aussi active que les gondoles
       légères qui en sillonnent incessamment la face.
     
       Comme elle grandissait beaucoup, et que sa mère était fort misérable,
       elle portait toujours ses robes trop courtes d'une année; ce qui donnait
       à ses longues jambes de quatorze ans, habituées à se montrer en public,
       une sorte de grâce sauvage et d'allure franche qui faisait plaisir et
       pitié à voir. Si son pied était petit, on ne le pouvait dire, tant il
       était mal chaussé. Eh revanche; sa taille, prise dans des _corps_
       devenus trop étroits et craqués à toutes les coutures, était svelte et
       flexible comme un palmier, mais sans forme, sans rondeur, sans aucune
       séduction. La pauvre fille n'y songeait guère, habituée qu'elle était à
       s'entendre traiter de _guenon_, de _cédrat_, et de _moricaude_, par les
       blondes, blanches et replètes filles de l'Adriatique. Son visage tout
       rond, blême et insignifiant, n'eût frappé personne, si ses cheveux
       courts, épais et rejetés derrière ses oreilles, en même temps que son
       air sérieux et indifférent à toutes les choses extérieures, ne lui
       eussent donné une certaine singularité peu agréable. Les figures qui ne
       plaisent pas perdent de plus en plus la faculté de plaire. L'être qui
       les porte, indifférent aux autres, le devient à lui-même, et prend une
       négligence de physionomie qui éloigne de plus en plus les regards. La
       beauté s'observe, s'arrange, se soutient, se contemple, et se pose pour
       ainsi dire sans cesse dans un miroir imaginaire placé devant elle. La
       laideur s'oublie et se laisse aller. Cependant il en est de deux sortes:
       l'une qui souffre et proteste sans cesse contre la réprobation générale
       par une habitude de rage et d'envie: ceci est la vraie, la seule
       laideur; l'autre, ingénue, insouciante, qui prend son parti, qui n'évite
       et ne provoque aucun jugement, et qui gagne le coeur tout en choquant
       les yeux: c'était la laideur de Consuelo. Les personnes généreuses qui
       s'intéressaient à elle regrettaient d'abord qu'elle ne fût pas jolie; et
       puis, se ravisant, elles disaient, en lui prenant la tête avec cette
       familiarité qu'on n'a pas pour la beauté: «Eh bien, toi, tu as la mine
       d'une bonne créature»; et Consuelo était fort contente, bien qu'elle
       n'ignorât point que cela voulait dire: «Tu n'as rien de plus.»
     
       Cependant le jeune et beau seigneur qui lui avait offert de l'eau bénite
       resta auprès de la coupe lustrale, jusqu'à ce qu'il eût vu défiler l'une
       après l'autre jusqu'à la dernière des _scolari_. Il les regarda toutes
       avec attention, et lorsque la plus belle, la Clorinda, passa près de
       lui, il lui donna l'eau bénite avec ses doigts, afin d'avoir le plaisir
       de toucher les siens. La jeune fille rougit d'orgueil, et passa outre,
       en lui jetant ce regard, mêlé de honte et d'audace, qui n'est
       l'expression ni de la fierté ni de la pudeur.
     
       Dès qu'elles furent rentrées dans l'intérieur du couvent, le galant
       patricien revint sous la nef, et abordant le professeur qui descendait
       plus lentement de la tribune: «Par le corps de Bacchus! vous allez me
       dire, mon cher maître, s'écria-t-il, laquelle de vos élèves a chanté le
       _Salve Regina_.
     
       --Et pourquoi voulez-vous le savoir, comte Zustiniani? répondit le
       professeur en sortant avec lui de l'église.
     
       --Pour vous en faire mon compliment, reprit le patricien. Il y a
       longtemps que je suis, non-seulement vos vêpres, mais jusqu'à vos
       exercices; car vous savez combien je suis _dilettante_ de musique
       sacrée. Eh bien, voici la première-fois que j'entends chanter du
       Pergolèse d'une manière aussi parfaite; et quant à la voix, c'est
       certainement la plus belle que j'aie rencontrée dans ma vie.
     
       --Par le Christ! je le crois bien! répliqua le professeur en savourant
       une large prise de tabac avec complaisance et dignité.
     
       --Dites-moi donc le nom de la créature céleste qui m'a jeté dans de tels
       ravissements. Malgré vos sévérités et vos plaintes continuelles, on peut
       dire que vous avez fait de votre école une des meilleures dé toute
       l'Italie; vos choeurs sont excellents, et vos solos fort estimables;
       mais la musique que vous faites exécuter est si grande, si austère, que
       bien rarement de jeunes filles peuvent en faire sentir toutes les
       beautés....
     
       --Elles ne les font point sentir, dit le professeur avec tristesse,
       parce qu'elle ne les sentent point elles-mêmes! Pour des voix fraîches,
       étendues, timbrées, nous n'en manquons pas, Dieu merci! mais pour des
       organisations musicales, hélas! qu'elles sont rares et incomplètes!
     
       --Du moins vous en possédez une admirablement douée: l'instrument est
       magnifique, le sentiment parfait, le savoir remarquable. Nommez-la-moi
       donc.
     
       --N'est-ce pas, dit le professeur en éludant la question, qu'elle vous a
       fait plaisir?
     
       --Elle m'a pris au coeur, elle m'a arraché des larmes, et par des moyens
       si simples, par des effets si peu cherchés, que je n'y comprenais rien
       d'abord. Et puis, je me suis rappelé ce que vous m'avez dit tant de fois
       en m'enseignant votre art divin, ô mon cher maître! et pour la première
       fois, moi j'ai compris combien vous aviez raison.
     
       --Et qu'est-ce que je vous disais? reprit encore le maestro d'un air de
       triomphe.
     
       --Vous me disiez, répondit le comte, que le grand, le vrai, le beau dans
       les arts, c'était le simple.
     
       --- Je vous disais bien aussi qu'il y avait le _brillant_, le _cherché_,
       l'_habile_, et qu'il y avait souvent lieu d'applaudir et de remarquer
       ces qualités-là?
     
       --Sans doute; mais de ces qualités secondaires à la vraie manifestation
       du génie, il y a un abîme, disiez-vous. Eh bien, cher maître! votre
       cantatrice est seule d'un côté, et toutes les autres sont en deçà.
     
       --C'est vrai, et c'est bien dit, observa le professeur se frottant les
       mains.
     
       --Son nom? reprit le comte.
     
       --Quel nom? dit le malin professeur.
     
       --Et, _per Dio santo!_ celui de la sirène ou plutôt de l'archange que je
       viens d'entendre.
     
       --Et qu'en voulez-vous faire de son nom, seigneur comte? répliqua le
       Porpora d'un ton sévère.
     
       --Monsieur le professeur, pourquoi voulez-vous m'en faire un secret?
     
       --Je vous dirai pourquoi, si vous commencez par me dire à quelles fins
       vous le demandez si instamment.
     
       --N'est-ce pas un sentiment bien naturel et véritablement irrésistible,
       que celui qui nous pousse à connaître, à nommer et à voir les objets de
       notre admiration?
     
       --Eh bien, ce n'est pas là votre seul motif; laissez-moi, cher comte,
       vous donner ce démenti. Vous êtes grand amateur, et bon connaisseur en
       musique, je le sais: mais vous êtes, par-dessus tout, propriétaire du
       théâtre San-Samuel. Vous mettez votre gloire, encore plus que votre
       intérêt, à attirer les plus beaux talents et les plus belles voix
       d'Italie. Vous savez bien que nous donnons de bonnes leçons; que chez
       nous seulement se font les fortes études et se forment les grandes
       musiciennes. Vous nous avez déjà enlevé la Corilla; et comme elle vous
       sera peut-être enlevée au premier jour par un engagement avec quelque
       autre théâtre, vous venez rôder autour de notre école, pour voir si nous
       ne vous avons pas formé quelque nouvelle Corilla que vous vous tenez
       prêt à capturer ... Voilà la vérité, monsieur le comte: avouez que j'ai
       dit la vérité.
     
       --Et quand cela serait, cher maestro, répondit le comte en souriant, que
       vous importe, et quel mal y trouvez-vous?
     
       --J'en trouve un fort grand, seigneur comte; c'est que vous corrompez,
       vous perdez ces pauvres créatures.
     
       --Ah ça, comment l'entendez-vous, farouche professeur? Depuis quand vous
       faites-vous le père gardien de ces vertus fragiles?
     
       --Je l'entends comme il faut, monsieur le comte, et ne me soucie ni de
       leur vertu, ni de leur fragilité; mais je me soucie de leur talent, que
       vous dénaturez et que vous avilissez sur vos théâtres, en leur donnant à
       chanter de la musique vulgaire et de mauvais goût. N'est-ce point une
       désolation, une honte de voir, cette Corilla, qui commençait à
       comprendre grandement l'art sérieux, descendre du sacré au profane, de
       la prière au badinage, de l'autel au tréteau, du sublime au ridicule,
       d'Allegri et de Palestrina à Albinoni et au barbier Apollini?
     
       --Ainsi vous refusez, dans votre rigorisme, de me nommer cette fille,
       sur laquelle je ne puis avoir des vues, puisque j'ignore si elle possède
       d'ailleurs les qualités requises pour le théâtre?
     
       --Je m'y refuse absolument.
     
       --Et vous pensez que je ne le découvrirai pas?
     
       --Hélas! vous le découvrirez, si telle est votre détermination: mais je
       ferai tout mon possible pour vous empêcher de nous l'enlever.
     
       --Eh bien; maître, vous êtes déjà à moitié vaincu; car je l'ai vue, je
       l'ai devinée, je l'ai reconnue, votre divinité mystérieuse.
     
       --Oui da? dit le maître d'un air méfiant et réservé; en êtes-vous bien
       sûr?
     
       --Mes yeux et mon coeur me l'ont révélée; et je vais vous faire son
       portrait pour vous en convaincre. Elle est grande: c'est, je crois, la
       plus grande de toutes vos élèves; elle est blanche comme la neige du
       Frioul, et rose comme l'horizon au matin d'un beau jour; elle a des
       cheveux dorés, des yeux d'azur, un aimable embonpoint; et porte au doigt
       un petit rubis qui m'a brûlé en effleurant ma main comme l'étincelle
       d'un feu magique.
     
       --Bravo! s'écria le Porpora d'un air narquois. Je n'ai rien à vous
       cacher, en ce cas; et le nom de cette beauté, c'est la Clorinda. Allez
       donc lui faire vos offres séduisantes; donnez-lui de l'or, des diamants
       et des chiffons. Vous l'engagerez facilement dans votre troupe, et elle
       pourra peut-être vous remplacer la Corilla; car le public de vos
       théâtres préfère aujourd'hui de belles épaules à de beaux sons, et des
       yeux hardis à une intelligence élevée.
     
       --Me serais-je donc trompé, mon cher maître? dit le comte un peu confus;
       la Clorinda ne serait-elle qu'une beauté vulgaire?
     
       --Et si ma sirène, ma divinité, mon archange, comme il vous plaît de
       l'appeler, n'était rien moins que belle? reprit le maître avec malice.
     
       --Si elle était difforme, je vous supplierais de ne jamais me la
       montrer, car mon illusion serait trop cruellement détruite. Si elle
       était seulement laide, je pourrais l'adorer encore; mais je ne
       l'engagerais pas pour le théâtre, parce que le talent sans la beauté
       n'est parfois qu'un malheur, une lutte, une supplice pour une femme. Que
       regardez-vous, maestro, et pourquoi vous arrêtez-vous ainsi?
     
       --Nous voici à l'embarcadère où se tiennent les gondoles, et je n'en
       vois aucune. Mais vous, comte, que regardez-vous ainsi par là?
     
       --Je regarde si ce jeune gars, que vous voyez assis sur les degrés de
       l'embarcadère auprès d'une petite fille assez vilaine, n'est point mon
       protégé Anzoleto, le plus intelligent et le plus joli de nos petits
       plébéiens. Regardez-le, cher maestro, ceci vous intéresse comme moi. Cet
       enfant a la plus belle voix de ténor qui soit dans Venise; il a un goût
       passionné pour la musique et des dispositions incroyables. Il y a
       longtemps que je veux vous parler de lui et vous prier de lui donner des
       leçons. Celui-là, je le destine véritablement à soutenir le succès de
       mon théâtre, et dans quelques années, j'espère être bien récompensé de
       mes soins. Holà, Zoto! viens ici, mon enfant, que je te présente à
       l'illustre maître Porpora.
     
       Anzoleto tira ses jambes nues de l'eau, où elles pendaient avec
       insouciance tandis qu'il s'occupait à percer d'une grosse aiguille ces
       jolies coquillages qu'on appelle poétiquement à Venise _fiori di mare_.
       Il avait pour tout vêtement une culotte fort râpée et une chemise assez
       fine, mais fort déchirée, à travers laquelle on voyait ses épaules
       blanches et modelées comme celles d'un petit Bacchus antique. Il avait
       effectivement la beauté grecque d'un jeune faune, et sa physionomie
       offrait le mélange singulier, mais bien fréquent dans ces créations de
       la statuaire païenne, d'une mélancolie rêveuse et d'une ironique
       insouciance. Ses cheveux crépus, bien que fins, d'un blond vif un peu
       cuivré par le soleil, se roulaient en mille boucles épaisses et courtes
       autour de son cou d'albâtre. Tous ses traits étaient d'une perfection
       incomparable; mais il y avait, dans le regard pénétrant de ses yeux
       noirs comme l'encre, quelque chose de trop hardi qui ne plut pas au
       professeur. L'enfant se leva bien vite à la voix de Zustiniani, jeta
       tous ses coquillages sur les genoux de la petite fille assise à côté de
       lui, et tandis que celle-ci, sans se déranger, continuait à les enfiler
       et a les entremêler de petites perles d'or, il s'approcha, et vint
       baiser la main du comte, à la manière du pays.
     
       --Voici en effet un beau garçon, dit le professeur en lui donnant une
       petite tape sur la joue. Mais il me paraît occupé à des amusements bien
       puérils pour son âge: car enfin il a bien dix-huit ans, n'est-ce pas?
     
       --Dix-neuf bientôt, _sior profesor_, répondit Anzoleto dans le dialecte
       vénitien; mais si je m'amuse avec des coquilles, c'est pour aider la
       petite Consuelo qui fabrique des colliers.
     
       --Consuelo, répondit le maître en se rapprochant de son élève avec le
       comte et Anzoleto, je ne croyais pas que tu eusses le goût de la parure.
     
       --Oh! ce n'est pas pour moi, monsieur le professeur, répondit Consuelo
       en se levant à demi avec précaution pour ne pas faire tomber dans l'eau
       les coquilles entassées dans son tablier; c'est pour le vendre, et pour
       acheter du riz et du maïs.
     
       --Elle est pauvre, et elle nourrit sa mère, dit le Porpora. Écoute,
       Consuelo: quand vous êtes dans l'embarras, ta mère et toi, il faut venir
       me trouver; mais je te défends de mendier, entends-tu bien?
     
       --Oh! vous n'avez que faire de le lui défendre, _sior profesor_,
       répondit vivement Anzoleto; elle ne le ferait pas; et puis, moi, je l'en
       empêcherais.
     
       --Mais toi, tu n'as rien? dit le comte.
     
       --Rien que vos bontés, seigneur illustrissime; mais nous partageons, la
       petite et moi.
     
       --- Elle donc ta parente?
     
       --Non, c'est une étrangère, c'est Consuelo.
     
       --Consuelo? quel nom bizarre! dit le comte.
     
       --Un beau nom, illustrissime, reprit Anzoleto; cela veut dire
       consolation.
     
       --A la bonne heure. Elle est ton amie, à ce qu'il me semble?
     
       --Elle est ma fiancée, seigneur.
     
       --Déjà? Voyez ces enfants qui songent déjà au mariage!
     
       --Nous nous marierons le jour où vous signerez mon engagement au théâtre
       de San-Samuel, illustrissime.
     
     
       --En ce cas, vous attendrez encore longtemps, mes petits.
     
       --Oh! nous attendrons, dit Consuelo avec le calme enjoué de
       l'innocence.»
     
       Le comte et le maestro s'égayèrent quelques moments de la candeur, et
       des reparties de ce jeune couple; puis, ayant donné rendez-vous à
       Anzoleto pour qu'il fît entendre sa voix au professeur le lendemain, ils
       s'éloignèrent, le laissant à ses graves occupations.
     
       «Comment trouvez-vous cette petite fille? dit le professeur à
       Zustiniani.
     
       --Je l'avais vue déjà, il n'y a qu'un instant, et je la trouve assez
       laide pour justifier l'axiome qui dit: Aux yeux d'un homme de dix-huit
       ans, toute femme semble belle.
     
       --C'est bon, répondit le professeur; maintenant je puis donc vous dire
       que votre divine cantatrice, votre sirène, votre mystérieuse beauté,
       c'était Consuelo.
     
       --Elle! ce sale enfant? cette noire et maigre sauterelle? impossible,
       maestro!
     
       --Elle-même, seigneur comte. Ne ferait-elle pas une _prima donna_ bien
       séduisante?»
     
       Le comte s'arrêta, se retourna, examina encore de loin Consuelo, et
       joignant les mains avec un désespoir assez comique:
     
       «Juste ciel! s'écria-t-il, peux-tu faire de semblables méprises, et
       verser le feu du génie dans des têtes si mal ébauchées!
     
       --Ainsi, vous renoncez à vos projets coupables? Dit le professeur.
     
       --Bien certainement.
     
       --Vous me le promettez? ajouta le Porpora.
     
       --Oh! je vous le jure, répondit le comte.»
     
     
     
     
       III.
     
     
       Éclos sous le ciel de l'Italie, élevé par hasard comme un oiseau des
       rivages, pauvre, orphelin abandonné, et cependant heureux dans le
       présent et confiant dans l'avenir comme un enfant de l'amour qu'il était
       sans doute, Anzoleto, ce beau garçon de dix-neuf ans, qui passait tous
       ses jours auprès de la petite Consuelo, dans la plus complète liberté,
       sur le pavé de Venise, n'en était pas, comme on peut le croire, à ses
       premières amours. Initié aux voluptés faciles qui s'étaient offertes à
       lui plus d'une fois, il eût été usé déjà et corrompu peut-être, s'il eût
       vécu dans nos tristes climats, et si la nature l'eût doué d'une
       organisation moins riche. Mais, développé de bonne heure et destiné à
       une longue et puissante virilité, il avait encore le coeur pur et les
       sens contenus par la volonté. Le hasard lui avait fait rencontrer la
       petite Espagnole devant les Madoriettes, chantant des cantiques par
       dévotion; et lui, pour le plaisir d'exercer sa voix, il avait chanté
       avec elle aux étoiles durant des soirées entières. Et puis ils s'étaient
       rencontrés sur les sables du Lido, ramassant des coquillages, lui pour
       les manger, elle pour en faire des chapelets et des ornements. Et puis
       encore ils s'étaient rencontrés à l'église, elle priant le bon Dieu de
       tout son coeur, lui regardant les belles dames de tous ses yeux. Et dans
       toutes ces rencontres, Consuelo lui avait semblé si bonne, si douce, si
       obligeante, si gaie, qu'il s'était fait son ami et son compagnon
       inséparable, sans trop savoir pourquoi ni comment. Anzoleto ne
       connaissait encore de l'amour que le plaisir. Il éprouva de l'amitié
       pour Consuelo; et comme il était d'un pays et d'un peuple où les
       passions règnent plus que les attachements, il ne sut point donner à
       cette amitié un autre nom que celui d'amour. Consuelo accepta cette
       façon de parler; après qu'elle eut fait à Anzoleto l'objection suivante:
       «Si tu te dis mon amoureux, c'est donc que tu veux te marier avec moi?»
       et qu'il lui eut répondu: «Bien certainement, si tu le veux, nous nous
       marierons ensemble.»
     
       Ce fut dès lors une chose arrêtée. Peut-être qu'Anzoleto s'en fit un
       jeu, tandis que Consuelo y crut de la meilleure foi du monde. Mais il
       est certain que déjà ce jeune coeur éprouvait ces sentiments contraires
       et ces émotions compliquées qui agitent et désunissent l'existence des
       hommes blasés.
     
       Abandonné à des instincts violents, avide de plaisirs, n'aimant que ce
       qui servait à son bonheur, haïssant et fuyant tout ce qui s'opposait à
       sa joie, artiste jusqu'aux os, c'est-à-dire cherchant et sentant la vie
       avec une intensité effrayante, il trouva que ses maîtresses lui
       imposaient les souffrances et les dangers de passions qu'il n'éprouvait
       pas profondément. Cependant il les voyait de temps en temps; rappelé par
       ses désirs, repoussé bientôt après par la satiété ou le dépit. Et quand
       cet étrange enfant avait ainsi dépensé sans idéal et sans dignité
       l'excès de sa vie, il sentait le besoin d'une société douce et d'une
       expansion chaste et sereine. Il eût put dire déjà, comme Jean-Jacques:
       «Tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins
       la débauche qu'un certain agrément de vivre auprès d'elles!» Alors, sans
       se rendre compte du charme qui l'attirait vers Consuelo, n'ayant guère
       encore le sens du beau, et ne sachant si elle était laide ou jolie,
       enfant lui-même au point de s'amuser avec elle de jeux au-dessous de son
       âge, homme au point de respecter scrupuleusement ses quatorze ans, il
       menait avec elle, en public, sur les marbres et sur les flots de Venise,
       une vie aussi heureuse, aussi pure, aussi cachée, et presque aussi
       poétique que celle de Paul et Virginie sous les pamplemousses du désert.
       Quoiqu'ils eussent une liberté plus absolue et plus dangereuse, point de
       famille, point de mères vigilantes et tendres pour les former à la
       vertu, point de serviteur dévoué pour les chercher le soir et les
       ramener au bercail; pas même un chien pour les avertir du danger, ils ne
       firent aucun genre de chute. Ils coururent les lagunes en barque
       découverte, à toute heure et par tous les temps, sans rames et sans
       pilote; ils errèrent sur les paludes sans guide, sans montre, et sans
       souci de la marée montante; ils chantèrent devant les chapelles dressées
       sous la vigne au coin des rues, sans songer à l'heure avancée, et sans
       avoir besoin d'autre lit jusqu'au matin que la dalle blanche encore
       tiède des feux du jour. Ils s'arrêtèrent devant le théâtre de
       Pulcinella, et suivirent avec une attention passionnée le drame
       fantastique de la belle Corisande, reine des marionnettes, sans se
       rappeler l'absence du déjeuner el le peu de probabilité du souper. Ils
       se livrèrent aux amusements effrénés du carnaval, ayant pour tout
       déguisement et pour toute parure, lui sa veste retournée à l'envers,
       elle un gros noeud de vieux rubans sur l'oreille. Ils firent des repas
       somptueux sur la rampe d'un pont, ou sur les marches d'un palais avec
       des fruits de mer[1], des tiges de fenouil cru, ou des écorces de
       cédrat. Enfin ils menèrent joyeuse et libre vie, sans plus de caresses
       périlleuses ni de sentiments amoureux que n'en eussent échangé deux
       honnêtes enfants du même âge et du même sexe. Les jours, les années
       s'écoulèrent. Anzoleto eut d'autres maîtresses; Consuelo ne sut pas même
       qu'on pût avoir d'autres amours que celui dont elle était l'objet. Elle
       devint une jeune fille sans se croire obligée à plus de réserve avec son
       fiancé; et lui la vit grandir et se transformer, sans éprouver
       d'impatience et sans désirer de changement à cette intimité sans nuage,
       sans scrupule, sans mystère, et sans remords.
     
       [1 Diverses sortes de coquillages très-grossier et à fort bas prix dont
       le peuple de Venise est friand.]
     
       Il y avait quatre ans déjà que le professeur Porpora et le comte
       Zustiniani s'étaient mutuellement présenté leurs _petits musiciens_, et
       depuis ce temps le comte n'avait plus pensé à la jeune chanteuse de
       musique sacrée; depuis ce temps, le professeur avait également oublié le
       bel Anzoleto, vu qu'il ne l'avait trouvé, après un premier examen, doué
       d'aucune des qualités qu'il exigeait dans un élève: d'abord une nature
       d'intelligence sérieuse et patiente, ensuite une modestie poussée
       jusqu'à l'annihilation de l'élève devant les maîtres, enfin une absence
       complète d'études musicales antérieures à celles qu'il voulait donner
       lui-même. «Ne me parlez jamais, disait-il, d'un écolier dont le cerveau
       ne soit pas sous ma volonté comme une table rase, comme une cire vierge
       où je puisse jeter la première empreinte. Je n'ai pas le temps de
       consacrer une année à faire désapprendre avant de commencer à montrer.
       Si vous voulez que j'écrive sur une ardoise, présentez-la-moi nette. Ce
       n'est pas tout, donnez-la-moi de bonne qualité. Si elle est trop
       épaisse, je ne pourrai l'entamer; si elle est trop mince, je la briserai
       au premier trait.» En somme, bien qu'il reconnût les moyens
       extraordinaires du jeune Anzoleto, il déclara au comte, avec quelque
       humeur et avec une ironique humilité à la fin de la première leçon, que
       sa méthode n'était pas le fait d'un élève déjà si avancé, et que le
       premier maître venu _suffirait pour embarrasser et retarder les progrès
       naturels et le développement invincible de cette magnifique
       organisation_.
     
       Le comte envoya son protégé chez le professeur Mellifiore, qui de
       roulade en cadence, et de trilles en grupetti, le conduisit à l'entier
       développement de ses qualités brillantes; si bien que lorsqu'il eut
       vingt-trois ans accomplis, il fut jugé, par tous ceux qui l'entendirent
       dans le salon du comte, capable de débuter à San-Samuel avec un grand
       succès dans les premiers rôles.
     
     
       Un soir, toute la noblesse dilettante, et tous les artistes un peu
       renommés qui se trouvaient à Venise furent priés d'assister à une
       épreuve finale et décisive. Pour la première fois de sa vie, Anzoleto
       quitta sa souquenille plébéienne, endossa un habit noir, une veste de
       satin, releva et poudra ses beaux cheveux, chaussa des souliers à
       boucles, prit un maintien composé, et se glissa sur la pointe du pied
       jusqu'à un clavecin, où, à la clarté de cent bougies, et sous les
       regards de deux ou trois cents personnes, il suivit des yeux la
       ritournelle, enflamma ses poumons, et se lança, avec son audace, son
       ambition et son _ut_ de poitrine, dans cette carrière périlleuse où, non
       pas un jury, non pas un juge, mais tout un public, tient d'une main la
       palme et de l'autre le sifflet.
     
       Si Anzoleto était ému intérieurement, il ne faut pas le demander;
       cependant il y parut fort peu, et à peine ses yeux perçants, qui
       interrogeaient à la dérobée ceux des femmes, eurent-ils deviné cette
       approbation secrète qu'on refuse rarement à un aussi beau jeune homme, à
       peine les amateurs, surpris d'une telle puissance de timbre et d'une
       telle facilité de vocalisation, eurent-ils fait entendre autour d'eux
       des murmures favorables, que la joie et l'espoir inondèrent tout son
       être. Alors aussi, pour la première fois de sa vie, Anzoleto, jusque-là
       vulgairement compris et vulgairement enseigné, sentit qu'il n'était
       point un homme vulgaire, et transporté par le besoin et le sentiment du
       triomphe, il chanta avec une énergie, une originalité et une verve
       remarquables. Certes, son goût ne fut pas toujours pur, ni son exécution
       sans reproche dans toutes les parties du morceau; mais il sut toujours
       se relever par des traits d'audace, par des éclairs d'intelligence et
       des élans d'enthousiasme. Il manqua des effets que le compositeur avait
       ménagés; mais il en trouva d'autres auxquels personne n'avait songé, ni
       l'auteur qui les avait tracés, ni le professeur qui les avait
       interprétés, ni aucun des virtuoses qui les avaient rendus. Ces
       hardiesses saisirent et enlevèrent tout le monde. Pour une innovation,
       on lui pardonna dix maladresses; pour un sentiment individuel, dix
       rébellions contre la méthode. Tant il est vrai qu'en fait d'art, le
       moindre éclair de génie, le moindre essor vers de nouvelles conquêtes,
       exerce sur les hommes plus de fascination que toutes les ressources et
       toutes les lumières de la science dans les limites du connu.
     
       Personne peut-être ne se rendit compte des causes et personne n'échappa
       aux effets de cet enthousiasme. La Corilla venait d'ouvrir la séance par
       un grand air bien chanté et vivement applaudi; cependant le succès
       qu'obtint le jeune débutant effaça tellement le sien qu'elle en
       ressentit un mouvement de rage. Mais au moment où Anzoleto, accablé de
       louanges et de caresses, revint auprès du clavecin où elle était assise,
       il lui dit en se penchant vers elle avec un mélange de soumission et
       d'audace: «Et vous, reine du chant, reine de la beauté, n'avez-vous pas
       un regard d'encouragement pour le pauvre malheureux qui vous craint et
       qui vous adore?»
     
       La prima-donna, surprise de tant de hardiesse, regarda de près ce beau
       visage qu'elle avait à peine daigné apercevoir; car quelle femme vaine
       et triomphante daignerait faire attention à un enfant obscur et pauvre?
       Elle le remarqua enfin; elle fut frappée de sa beauté: son regard plein
       de feu pénétra en elle, et, vaincue, fascinée à son tour, elle laissa
       tomber sur lui une longue et profonde oeillade qui fut comme le scel
       apposé sur son brevet de célébrité. Dans cette mémorable soirée,
       Anzoleto avait dominé son public et désarmé son plus redoutable ennemi;
       car la belle cantatrice n'était pas seulement reine sur les planches,
       mais encore à l'administration et dans le cabinet du comte Zustiniani.
     
     
     
     
       IV.
     
     
       Au milieu des applaudissements unanimes, et même un peu insensés, que la
       voix et la manière du débutant avaient provoqués, un seul auditeur,
       assis sur le bord de sa chaise, les jambes serrées et les mains
       immobiles sur ses genoux, à la manière des dieux égyptiens, restait muet
       comme un sphinx et mystérieux comme un hiéroglyphe: c'était le savant
       professeur et compositeur célèbre, Porpora. Tandis que son galant
       collègue, le professeur Mellifiore, s'attribuant tout l'honneur du
       succès d'Anzoleto, se pavanait auprès des femmes, et saluait tous les
       hommes avec souplesse pour remercier jusqu'à leurs regards, le maître du
       chant sacré se tenait là les yeux à terre, les sourcils froncés, la
       bouche close, et comme perdu dans ses réflexions. Lorsque toute la
       société, qui était priée ce soir-la à un grand bal chez la dogaresse, se
       fut écoulée peu à peu, et que les dilettanti les plus chauds restèrent
       seulement avec quelques dames et les principaux artistes autour du
       clavecin, Zustiniani s'approcha du sévère maestro.
     
       --C'est trop bouder contre les modernes, mon cher professeur, lui
       dit-il, et votre silence ne m'en impose point. Vous voulez jusqu'au bout
       fermer vos sens à cette musique profane et à cette manière nouvelle qui
       nous charment. Votre coeur s'est ouvert malgré vous, et vos oreilles ont
       reçu le venin de la séduction.
     
       --Voyons, _sior profesor_, dit en dialecte la charmante Corilla,
       reprenant avec son ancien maître les manières enfantines de la _scuola_,
       il faut que vous m'accordiez une grâce....
     
       --Loin de moi, malheureuse fille! s'écria le maître, riant à demi, et
       résistant avec un reste d'humeur aux caresses de son inconstante élève.
       Qu'y a-t-il désormais de commun entre nous? Je ne te connais plus. Porte
       ailleurs tes beaux sourires et tes gazouillements perfides.
     
       --Le voilà qui s'adoucit, dit la Corilla en prenant d'une main le bras
       du débutant, sans cesser de chiffonner de l'autre l'ample cravate
       blanche du professeur. Viens ici, Zoto[1], et plie le genou devant le
       plus savant maître de chant de toute l'Italie. Humilie-toi, mon enfant,
       et désarme sa rigueur. Un mot de lui, si tu peux l'obtenir, doit avoir
       plus de prix pour toi que toutes les trompettes de la renommée.
     
       [1 Contraction d'_Anzoleto_, qui est le diminutif d'_Angelo, Anzolo_ en
       dialecte.]
     
       --Vous avez été bien sévère pour moi, monsieur le professeur, dit
       Anzoleto en s'inclinant devant lui avec une modestie un peu railleuse;
       cependant mon unique pensée, depuis quatre ans, a été de vous faire
       révoquer un arrêt bien cruel; et si je n'y suis pas parvenu ce soir,
       j'ignore si j'aurai le courage de reparaître devant le public, chargé
       comme me voilà de votre anathème.
     
       --Enfant, dit le professeur en se levant avec une vivacité et en parlant
       avec une conviction qui le rendirent noble et grand, de crochu et
       maussade qu'il semblait à l'ordinaire, laisse aux femmes les mielleuses
       et perfides paroles. Ne t'abaisse jamais au langage de la flatterie,
       même devant ton supérieur, à plus forte raison devant celui dont tu
       dédaignes intérieurement le suffrage. Il y a une heure tu étais là-bas
       dans ce coin, pauvre, ignoré, craintif; tout ton avenir tenait à un
       cheveu, à un son de ton gosier, à un instant de défaillance dans tes
       moyens, à un caprice de ton auditoire. Un hasard, un effort, un instant,
       t'ont fait riche, célèbre, insolent. La carrière est ouverte, tu n'as
       plus qu'à y courir tant que tes forces t'y soutiendront. Écoute donc;
       car pour la première fois, pour la dernière peut-être, tu vas entendre
       la vérité. Tu es dans une mauvaise voie, tu chantes mal, et tu aimes la
       mauvaise musique. Tu ne sais rien, tu n'as rien étudié à fond. Tu n'as
       que de l'exercice et de la facilité. Tu te passionnes à froid; tu sais
       roucouler, gazouiller comme ces demoiselles gentilles et coquettes
       auxquelles on pardonne de minauder ce qu'elles ne savent pas chanter.
       Mais tu ne sais point phraser, tu prononces mal, tu as un accent
       vulgaire, un style faux et commun. Ne te décourage pas pourtant; tu as
       tous les défauts, mais tu as de quoi les vaincre; car tu as les qualités
       que ne peuvent donner ni l'enseignement ni le travail; tu as ce que ne
       peuvent faire perdre ni les mauvais conseils ni les mauvais exemples, tu
       as le feu sacré ... tu as le génie!... Hélas! un feu qui n'éclairera
       rien de grand, un génie qui demeurera stérile ... car, je le vois dans
       tes yeux, comme je l'ai senti dans ta poitrine, tu n'as pas le culte de
       l'art, tu n'as pas de foi pour les grands maîtres, ni de respect pour
       les grandes créations; tu aimes la gloire, rien que la gloire, et pour
       toi seul ... Tu aurais pu ... tu pourrais ... Mais non, il est trop tard,
       ta destinée sera la course d'un météore, comme celle de....»
     
       Et le professeur enfonçant brusquement son chapeau sur sa tête, tourna
       le dos, et s'en alla sans saluer personne, absorbé qu'il était dans le
       développement intérieur de son énigmatique sentence.
     
       Quoique tout le monde s'efforçât de rire des bizarreries du professeur,
       elles laissèrent une impression pénible et comme un sentiment de doute
       et de tristesse durant quelques instants. Anzoleto fut le premier qui
       parut n'y plus songer, bien qu'elles lui eussent causé une émotion
       profonde de joie, d'orgueil, de colère et d'émulation dont toute sa vie
       devait être désormais la conséquence. Il parut uniquement occupé de
       plaire à la Corilla; et il sut si bien le lui persuader, qu'elle s'éprit
       de lui très sérieusement à cette première rencontre. Le comte Zustiniani
       n'était pas fort jaloux d'elle, et peut-être avait-il ses raisons pour
       ne pas la gêner beaucoup. De plus, il s'intéressait à la gloire et à
       l'éclat de son théâtre plus qu'à toute chose au monde; non qu'il fût
       _vilain_ à l'endroit des richesses, mais parce qu'il était vraiment;
       fanatique de ce qu'on appelle les _beaux-arts_. C'est, selon moi, une
       expression qui convient à un certain sentiment vulgaire; tout italien et
       par conséquent passionné sans beaucoup de discernement. Le _culte de
       l'art_, expression plus moderne, et dont tout le monde ne se servait pas
       il y a cent ans, a un sens tout autre que le _goût des beaux-arts_. Le
       comte était en effet _homme de goût_ comme on l'entendait alors,
       amateur, et rien de plus. Mais la satisfaction de ce goût était la plus
       grande affaire de sa vie. Il aimait à s'occuper du public et à l'occuper
       de lui; à fréquenter les artistes, à régner sur la mode, à faire parler
       de son théâtre, de son luxe, de son amabilité, de sa magnificence. Il
       avait, en un mot, la passion dominante des grands seigneurs de province,
       l'ostentation. Posséder et diriger un théâtre était le meilleur moyen de
       contenter et de divertir toute la ville. Plus heureux encore s'il eût pu
       faire asseoir toute la République à sa table! Quand des étrangers
       demandaient au professeur Porpora ce que c'était que le comte
       Zustiniani, il avait coutume de répondre: C'est un homme qui aime à
       régaler, et qui sert de la musique sur son théâtre comme des faisans sur
       sa table.
     
       Vers une heure du matin on se sépara.
     
       «Anzolo, dit la Corilla, qui se trouvait seule avec lui dans une
       embrasure du balcon, où demeures-tu?»
     
       A cette question inattendue, Anzoleto se sentit rougir et pâlir presque
       simultanément; car comment avouer à cette merveilleuse et opulente
       beauté qu'il n'avait quasi ni feu ni lieu? Encore cette réponse eût-elle
       été plus facile à faire que l'aveu de la misérable tanière où il se
       retirait les nuits qu'il ne passait pas par goût ou par nécessité à la
       belle étoile.
     
       «Eh bien, qu'est-ce que ma question a de si extraordinaire? dit la
       Corilla en riant de son trouble.
     
       --Je me demandais, moi, répondit Anzoleto avec beaucoup de présence
       d'esprit, quel palais de rois ou de fées pourrait être digne de
       l'orgueilleux mortel qui y porterait le souvenir d'un regard d'amour de
       la Corilla!
     
       --Et que prétend dire par là ce flatteur? reprit-elle en lui lançant le
       plus brûlant regard qu'elle put tirer de son arsenal de diableries.
     
       --Que je n'ai pas ce bonheur, répondit le jeune homme; mais que si je
       l'avais, j'aurais l'orgueil de ne vouloir demeurer qu'entre le ciel et
       la mer, comme les étoiles.
     
       --Ou comme les _cuccali?_ s'écria la cantatrice en éclatant de rire. On
       sait que les goëlands sont des oiseaux d'une simplicité proverbiale, et
       que leur maladresse équivaut, dans le langage de Venise, à notre
       locution, _étourdi comme un hanneton._
     
       --Raillez-moi, méprisez-moi, répondit Anzoleto; je crois que j'aime
       encore mieux cela que de ne pas vous occuper du tout.
     
       --Allons, puisque tu ne veux me répondre que par métaphores,
       reprit-elle, je vais t'emmener dans ma gondole, sauf à t'éloigner de ta
       demeure, au lieu de t'en rapprocher. Si je te joue ce mauvais tour,
       c'est ta faute.
     
       --Etait-ce là le motif de votre curiosité, signora? En ce cas ma réponse
       est bien courte et bien claire: Je demeure sur les marches de votre
       palais.
     
       --Va donc m'attendre sur les marches de celui où nous sommes, dit la
       Corilla en baissant la voix; car Zustiniani pourrait bien blâmer
       l'indulgence avec laquelle j'écoute tes fadaises.»
     
       Dans le premier élan de sa vanité, Anzoleto s'esquiva, et courut
       voltiger de l'embarcadère du palais à la proue de la gondole de Corilla,
       comptant les secondes aux battements rapides de son coeur enivré. Mais
       avant qu'elle parût sur les marches du palais, bien des réflexions
       passèrent par la cervelle active et ambitieuse du débutant. La Corilla
       est toute-puissante, se dit-il, mais si, à force de lui plaire, j'allais
       déplaire au comte? ou bien si j'allais par mon trop facile triomphe, lui
       faire perdre la puissance qu'elle tient de lui, en le dégoûtant tout à
       fait d'une maîtresse si volage?
     
       Dans ces perplexités, Anzoleto mesura de l'oeil l'escalier qu'il pouvait
       remonter encore, et il songeait à effectuer son évasion, lorsque les
       flambeaux brillèrent sous le portique, et la belle Corilla, enveloppée
       de son mantelet d'hermine, parut sur les premiers degrés, au milieu d'un
       groupe de cavaliers jaloux de soutenir son coude arrondi dans le creux
       de leur main, et de l'aider ainsi à descendre, comme c'est la coutume à
       Venise.
     
       «Eh bien, dit le gondolier de la prima-donna à Anzoleto éperdu, que
       faites-vous là? Entrez dans la gondole bien vite, si vous en avez la
       permission; ou bien suivez la rive et courez, car le seigneur comte est
       avec la signora.»
     
       Anzoleto se jeta au fond de la gondole sans savoir ce qu'il faisait. Il
       avait la tête perdue. Mais à peine y fut-il, qu'il s'imagina la stupeur
       et l'indignation qu'éprouverait le comte s'il entrait dans la gondole
       avec sa maîtresse, en trouvant là son insolent protégé. Son angoisse fut
       d'autant plus cruelle qu'elle se prolongea plus de cinq minutes. La
       signera s'était arrêtée au beau milieu de l'escalier. Elle causait,
       riait très-haut avec son cortège, et, discutant sur un trait, elle le
       répétait à pleine voix de plusieurs manières différentes. Sa voix claire
       et vibrante allait se perdre sur les palais et sur les coupoles du
       canal, comme le chant du coq réveillé avant l'aube se perd dans le
       silence des campagnes.
     
       Anzoleto, n'y pouvant plus tenir, résolut de s'élancer dans l'eau par
       l'ouverture de la gondole qui ne faisait pas face à l'escalier. Déjà il
       avait fait glisser la glace dans son panneau de velours noir, et déjà il
       avait passé une jambe dehors, lorsque le second rameur de la prima-donna,
       celui qui occupait à la poupe, se penchant vers lui sur le flanc de la
       cabanette, lui dit à voix basse:
     
       «Puisqu'on chante, cela veut dire que vous devez vous tenir coi, et
       attendre sans crainte.»
     
       Je ne connaissais pas les usages, pensa Anzoleto, et il attendit, mais
       non sans un reste de frayeur douloureuse. La Corilla se donna le plaisir
       d'amener le comte jusqu'à la proue de sa gondole, et de s'y tenir debout
       en lui adressant les compliments de _felicissima notte_, jusqu'à ce
       qu'elle eût quitté la rive: puis elle vint s'asseoir auprès de son
       nouvel amant avec autant de naturel et de tranquillité que si elle n'eût
       pas risqué la vie de celui-ci et sa propre fortune à ce jeu impertinent.
     
       «Vous voyez bien la Corilla? disait pendant ce temps Zustiniani au comte
       Barberigo; eh bien, je parierai ma tête qu'elle n'est pas seule dans sa
       gondole.
     
       --Et comment pouvez-vous avoir une pareille idée? reprit Barberigo.
     
       --Parce qu'elle m'a fait mille instances pour que je la reconduisisse à
       son palais.
     
       --Et vous n'êtes pas plus jaloux que cela?
     
       --Il y a longtemps que je suis guéri de cette faiblesse. Je donnerais
       beaucoup pour que notre première cantatrice s'éprît sérieusement de
       quelqu'un qui lui fit préférer le séjour de Venise aux rêves de voyage
       dont elle me menace. Je puis très-bien me consoler de ses infidélités;
       mais je ne pourrais remplacer ni sa voix, ni son talent, ni la fureur du
       public qu'elle captive à San-Samuel.
     
     
       --Je comprends; mais qui donc peut être ce soir l'amant heureux de cette
       folle princesse?»
     
       Le comte et son ami passèrent en revue tous ceux que la Corilla avait pu
       remarquer et encourager dans la soirée. Anzoleto fut absolument le seul
       dont ils ne s'avisèrent pas.
     
     
     
     
       V.
     
     
       Cependant un violent combat s'élevait dans l'âme de cet heureux amant
       que l'onde et la nuit emportaient dans leurs ombres tranquilles, éperdu
       et palpitant auprès de la plus célèbre beauté de Venise. D'une part,
       Anzoleto sentait fermenter en lui l'ardeur d'un désir que la joie de
       l'orgueil satisfait rendait plus puissant encore; mais d'un autre côté,
       la crainte de déplaire bientôt, d'être raillé, éconduit et
       traîtreusement accusé auprès du comte, venait refroidir ses transports.
       Prudent et rusé comme un vrai Vénitien, il n'avait pas, depuis six ans,
       aspiré au théâtre sans s'être bien renseigné sur le compte de la femme
       fantasque et impérieuse qui en gouvernait toutes les intrigues. Il avait
       tout lieu de penser que son règne auprès d'elle serait de courte durée;
       et s'il ne s'était pas soustrait à ce dangereux honneur, c'est que, ne
       le prévoyant pas si proche, il avait été subjugué et enlevé par
       surprise. Il avait cru se faire tolérer par sa courtoisie, et voilà
       qu'il était déjà aimé pour sa jeunesse, sa beauté et sa gloire
       naissante! Maintenant, se dit Anzoleto avec cette rapidité d'aperçus et
       de conclusions que possèdent quelques têtes merveilleusement organisées,
       il ne me reste plus qu'à me faire craindre, si je ne veux toucher au
       lendemain amer et ridicule de mon triomphe. Mais comment me faire
       craindre, moi, pauvre diable, de la reine des enfers en personne? Son
       parti fut bientôt pris. Il se jeta dans un système de méfiance, de
       jalousies et d'amertumes dont la coquetterie passionnée étonna la
       prima-donna. Toute leur causerie ardente et légère peut se résumer
       ainsi:
     
       ANZOLETO.
     
       Je sais bien que vous ne m'aimez pas, que vous ne m'aimerez jamais, et
       voilà pourquoi je suis triste et contraint auprès de vous.
     
       CORILLA.
     
       Et si je t'aimais?
     
       ANZOLETO.
     
       Je serais tout à fait désespéré, parce qu'il me faudrait tomber du ciel
       dans un abîme, et vous perdre peut-être une heure après vous avoir
       conquise au prix de tout mon bonheur futur.
     
       CORILLA.
     
       Et qui te fait croire à tant d'inconstance de ma part?
     
       ANZELOTO
     
       D'abord, mon peu de mérite. Ensuite, tout le mal qu'on dit de vous.
     
       CORILLA.
     
       Et qui donc médit ainsi de moi?
     
       ANZOLETO.
     
       Tous les hommes, parce que tous les hommes vous adorent.
     
       CORILLA.
     
       Ainsi, si j'avais la folie de prendre de l'affection pour toi et de te
       le dire, tu me repousserais?
     
       ANZOLETO.
     
       Je ne sais si j'aurais la force de m'enfuir; mais si je l'avais, il est
       certain que je ne voudrais vous revoir de ma vie.
     
       --Eh bien, dit la Corilla, j'ai envie de faire cette épreuve par
       curiosité.... Anzoleto, je crois que je t'aime.
     
       --Et moi, je n'en crois rien, répondit-il. Si je reste, c'est parce que
       je comprends bien que c'est un persiflage. À ce jeu-là, vous ne
       m'intimiderez pas, et vous me piquerez encore moins.
     
       --Tu veux faire assaut de finesse, je crois?
     
       --Pourquoi non? Je ne suis pas bien redoutable, puisque je vous donne le
       moyen de me vaincre.
     
       --Lequel?
     
       --C'est de me glacer d'épouvante, et de me mettre en fuite en me disant
       sérieusement ce que vous venez de me dire par raillerie.
     
       --Tu es un drôle de corps! et je vois bien qu'il faut faire attention à
       tout avec toi. Tu es de ces hommes qui ne veulent pas respirer seulement
       le parfum de la rose, mais la cueillir et la mettre sous verre. Je ne
       t'aurais cru ni si hardi ni si volontaire à ton âge!
     
       --Et vous me méprisez pour cela?
     
       --Au contraire: tu m'en plais davantage. Bonsoir, Anzoleto, nous nous
       reverrons.
     
       Elle lui tendit sa belle main, qu'il baisa avec passion. Je ne m'en suis
       pas mal tiré, se dit-il en fuyant sous les galeries qui bordaient le
       canaletto.
     
       Désespérant de se faire ouvrir à cette heure indue le bouge où il se
       retirait de coutume, il songea à s'aller étendre sur le premier seuil
       venu, pour y goûter ce repos angélique que connaissent seules l'enfance
       et la pauvreté. Mais, pour la première fois de sa vie, il ne trouva pas
       une dalle assez propre pour s'y coucher. Bien que le pavé de Venise soit
       plus net et plus blanc que dans aucun autre lieu du monde, il s'en
       fallait de beaucoup que ce lit légèrement poudreux convînt à un habit
       noir complet de la plus fine étoffe, et de la coupe la plus élégante. Et
       puis la convenance! Les mêmes bateliers qui, le matin, enjambaient
       honnêtement les marches des escaliers sans heurter les haillons du jeune
       plébéien, eussent insulté à son sommeil, et peut-être souillé à dessein
       les livrées de son luxe parasite étalées sous leurs pieds.
       Qu'eussent-ils pensé d'un dormeur en plein air, en bas de soie, en linge
       fin, en manchettes et en rabat de dentelle? Anzoleto regretta en ce
       moment sa bonne cape de laine brune et rouge, bien fanée, bien usée,
       mais encore épaisse de deux doigts et à l'épreuve de la brume malsaine
       qui s'élève au matin sur les eaux de Venise. On était aux derniers jours
       de février; et bien qu'à cette époque de l'année le soleil soit déjà
       brillant et chaud dans ce climat, les nuits y sont encore très-froides.
       L'idée lui vint d'aller se blottir dans quelque gondole amarrée au
       rivage: toutes étaient fermées à clé. Enfin il en trouva une dont la
       porte céda devant lui; mais en y pénétrant il heurta les pieds du
       barcarolle qui s'y était retiré pour dormir, et tomba sur lui.--Par le
       corps du diable! lui cria une grosse voix rauque sortant du fond de cet
       antre, qui êtes-vous, et que demandez-vous?
     
       --C'est toi, Zanetto? répondit Anzoleto en reconnaissant la voix du
       gondolier, assez bienveillant pour lui à l'ordinaire. Laisse-moi me
       coucher à tes côtés, et faire un somme à couvert sous ta cabanette.
     
       --Et qui es-tu? demanda Zanetto.
     
       --Anzoleto; ne me reconnais-tu pas?
     
       --Par Satan, non! Tu portes des habits qu'Anzoleto ne pourrait porter, à
       moins qu'il ne les eût volés. Va-t'en, va-t'en! Fusses-tu le doge en
       personne, je n'ouvrirai pas ma barque à un homme qui a un bel habit pour
       se promener et pas un coin pour dormir.
     
       Jusqu'ici, pensa Anzoleto, la protection et les faveurs du comte
       Zustiniani m'ont exposé à plus de périls et de désagréments qu'elles ne
       m'ont procuré d'avantages. Il est temps que ma fortune réponde à mes
       succès, et il me tarde d'avoir quelques sequins dans mes poches pour
       soutenir le personnage qu'on me fait jouer.
     
       Plein d'humeur, il se promena au hasard dans les rues désertes, n'osant
       s'arrêter de peur de faire rentrer la transpiration que la colère et la
       fatigue lui avaient causées. Pourvu qu'à tout ceci je ne gagne pas un
       enrouement! se disait-il. Demain monsieur le comte va vouloir faire
       entendre son jeune prodige à quelque sot aristarque, qui, si j'ai dans
       le gosier le moindre petit chat par suite d'une nuit sans repos, sans
       sommeil et sans abri, prononcera que je n'ai pas de voix; et monsieur le
       comte, qui sait bien le contraire, dira: Ah! si vous l'aviez entendu
       hier!--Il n'est donc pas égal? dira l'autre. Peut-être n'est-il pas
       d'une bonne santé?--Ou peut-être, dira un troisième, s'est-il fatigué
       hier. Il est bien jeune en effet pour chanter plusieurs jours de suite.
       Vous feriez bien d'attendre qu'il fût plus mûr et plus robuste pour le
       lancer sur les planches.--Et le comte dira: Diable! s'il s'enroue pour
       avoir chanté deux airs, ce n'est pas là mon affaire.--Alors, pour
       s'assurer que j'ai de la force et de la santé, ils me feront faire des
       exercices tous les jours, jusqu'à perdre haleine, et ils me casseront la
       voix pour s'assurer que j'ai des poumons. Au diable la protection des
       grands seigneurs! Ah! quand pourrai-je m'en affranchir, et, fort de ma
       renommée, de la faveur du public, de la concurrence des théâtres, quand
       pourrai-je chanter dans leurs salons par grâce, et traiter de puissance
       à puissance avec eux?
     
       En devisant ainsi avec lui-même, Anzoleto arriva dans une de ces petites
       places qu'on appelle _corti_ à Venise, bien que ce ne soient pas des
       cours, et que cet assemblage de maisons, s'ouvrant sur un espace commun,
       corresponde plutôt à ce que nous appelons aujourd'hui à Paris _cité_.
       Mais il s'en faut de beaucoup que la disposition de ces prétendues cours
       soit régulière, élégante et soignée comme nos _squares_ modernes. Ce
       sont plutôt de petites places obscures, quelquefois formant impasse,
       d'autres fois servant de passage d'un quartier à l'autre; mais peu
       fréquentées, habitées à l'entour par des gens de mince fortune et de
       mince condition, le plus, souvent par des gens du peuple, des ouvriers
       ou des blanchisseuses qui étendent leur linge sur des cordes tendues en
       travers du chemin, inconvénient que le passant supporte avec beaucoup de
       tolérance, car son droit de passage est parfois toléré aussi plutôt que
       fondé. Malheur à l'artiste pauvre, réduit à ouvrir les fenêtres de son
       cabinet sur ces recoins tranquilles, où la vie prolétaire, avec ses
       habitudes rustiques, bruyantes et un peu malpropres, reparaît tout à
       coup au sein de Venise, à deux pas des larges canaux et des somptueux
       édifices. Malheur à lui, si le silence est nécessaire à ses méditations;
       car de l'aube à la nuit un bruit d'enfants, de poules et de chiens,
       jouant et criant ensemble dans cette enceinte resserrée, les
       interminables babillages des femmes rassemblées sur le seuil des portes,
       et les chansons des travailleurs dans leurs ateliers, ne lui laisseront
       pas un instant de repos. Heureux encore quand l'_improvisatore_ ne vient
       pas hurler ses sonnets et ses dithyrambes jusqu'à ce qu'il ait recueilli
       un sou de chaque fenêtre, ou quand Brighella n'établit pas sa baraque au
       milieu de la cour, patient à recommencer son dialogue avec l'_avocato,
       il tedesco e il diavolo_, jusqu'à ce qu'il ait épuisé en vain sa faconde
       gratis devant les enfants déguenillés, heureux spectateurs qui ne se
       font scrupule d'écouter et de regarder sans avoir un liard dans leur
       poche!
     
       Mais, la nuit, quand tout est rentré dans le silence, et que la lune
       paisible éclaire et blanchit les dalles, cet assemblage de maisons de
       toutes les époques, accolées les unes aux autres sans symétrie et sans
       prétention, coupées par de fortes ombres, pleines de mystères dans leurs
       enfoncements, et de grâce instinctive dans leurs bizarreries, offre un
       désordre infiniment pittoresque. Tout devient beau sous les regards de
       la lune; le moindre effet d'architecture s'agrandit et prend du
       caractère; le moindre balcon festonné de vigne se donne des airs de
       roman espagnol, et vous remplit l'imagination de ces belles aventures
       dites de _cape et d'épée_. Le ciel limpide où se baignent, au-dessus de
       ce cadre sombre et anguleux, les pâles coupoles des édifices lointains,
       verse sur les moindres détails du tableau une couleur vague et
       harmonieuse qui porte à des rêveries sans fin.
     
       C'est dans la _corte Minelli_, près l'église San-Fantin, qu'Anzoleto se
       trouva au moment où les horloges se renvoyaient l'une à l'autre le coup
       de deux heures après minuit. Un instinct secret avait conduit ses pas
       vers la demeure d'une personne dont le nom et l'image ne s'étaient pas
       présentés à lui depuis le coucher du soleil. A peine était-il rentré
       dans cette cour, qu'il entendit une voix douce l'appeler bien bas par
       les dernières syllabes de son nom; et, levant le tête, il vit une légère
       silhouette se dessiner sur une des plus misérables terrasses de
       l'enceinte. Un instant après, la porte de cette masure s'ouvrit, et
       Consuelo en jupe d'indienne, et le corsage enveloppé d'une vieille mante
       de soie noire qui avait servi jadis de parure à sa mère, vint lui tendre
       une main, tandis qu'elle posait de l'autre un doigt sur ses lèvres pour
       lui recommander le silence. Ils montèrent sur la pointe du pied et à
       tâtons l'escalier de bois tournant et délabré qui conduisait jusque sur
       le toit; et quand ils furent assis sur la terrasse, ils commencèrent un
       de ces longs chuchotements entrecoupés de baisers, que chaque nuit on
       entend murmurer sur les toits, comme des brises mystérieuses, ou comme
       un babillage d'esprits aériens voltigeant par couples dans la brume
       autour des cheminées bizarres qui coiffent de leurs nombreux turbans
       rouges toutes les maisons de Venise.
     
       «Comment, ma pauvre amie, dit Anzoleto, tu m'as attendu jusqu'à présent?
     
       --Ne m'avais-tu pas dit que tu viendrais me rendre compte de ta soirée?
       Eh bien, dis-moi donc si tu as bien chanté, si tu as fait plaisir, si on
       t'a applaudi, si on t'a signifié ton engagement?
     
       --Et toi, ma bonne Consuelo, dit Anzoleto, pénétré tout à coup de
       remords en voyant la confiance et la douceur de cette pauvre fille,
       dis-moi donc si tu t'es impatientée de ma longue absence, si tu n'es pas
       bien fatiguée de m'attendre ainsi, si tu n'as pas eu bien froid sur
       cette terrasse, si tu as songé à souper, si tu ne m'en veux pas de venir
       si tard, si tu as été inquiète, si tu m'accusais?
     
       --Rien de tout cela, répondit-elle en lui jetant ses bras au cou avec
       candeur. Si je me suis impatientée, ce n'est pas contre toi; si je suis
       fatiguée, si j'ai eu froid, je ne m'en ressens plus depuis que tu es là;
       si j'ai soupé je ne m'en souviens pas; si je t'ai accusé ... de quoi
       t'aurais-je accusé? si j'ai été inquiète ... pourquoi l'aurais-je été?
       si je t'en veux? jamais.
     
       --Tu es un ange, toi! dit Anzoleto en l'embrassant. Ah! ma consolation!
       que les autres coeurs sont perfides et durs!
     
       --Hélas! qu'est-il donc arrivé? quel mal a-t-on fait là-bas au _fils de
       mon âme?_ dit Consuelo, mêlant au gentil dialecte vénitien les
       métaphores hardies et passionnées de sa langue natale.
     
       Anzoleto raconta tout ce qui lui était arrivé, même ses galanteries
       auprès de la Corilla, et surtout les agaceries qu'il en avait reçues.
       Seulement, il raconta les choses d'une certaine façon, disant tout ce
       qui ne pouvait affliger Consuelo, puisque, de fait et d'intention, il
       lui avait été fidèle, et c'était _presque_ toute la vérité. Mais il y a
       centième partie de vérité que nulle enquête judiciaire n'a jamais
       éclairée, que nul client n'a jamais confessée à son avocat, et que nul
       arrêt n'a jamais atteinte qu'au hasard, parce que dans ce peu de faits
       ou d'intentions qui reste mystérieux, est la cause tout entière, le
       motif, le but, le mot enfin de ces grands procès toujours si mal plaidés
       et toujours si mal jugés, quelles que soient la passion des orateurs et
       la froideur des magistrats.
     
       Pour en revenir à Anzoleto, il n'est pas besoin de dire quelles
       peccadilles il passa sous silence, quelles émotions ardentes devant le
       public il traduisit à sa manière, et quelles palpitations étouffées dans
       la gondole il oublia de mentionner. Je crois même qu'il ne parla point
       du tout de la gondole, et qu'il rapporta ses flatteries à la cantatrice
       comme les adroites moqueries au moyen desquelles il avait échappé sans
       l'irriter aux périlleuses avances dont elle l'avait accablé. Pourquoi,
       ne voulant pas et ne pouvant pas dire le fond des choses, c'est-à-dire
       la puissance des tentations qu'il avait surmontées par prudence et par
       esprit de conduite, pourquoi, dites-vous, chère lectrice, ce jeune
       fourbe allait-il risquer d'éveiller la jalousie de Consuelo? Vous me le
       demandez, Madame? Dites-moi donc si vous n'avez pas pour habitude de
       conter à l'amant, je veux dire à l'époux de votre choix, tous les
       hommages dont vous avez été entourée par les autres, tous les aspirants
       que vous avez éconduits, tous les rivaux que vous avez sacrifiés, non
       seulement avant l'hymen, mais après, mais tous les jours de bal, mais
       hier et ce matin encore! Voyons, Madame, si vous êtes belle, comme je me
       complais à le croire, je gage ma tête que vous ne faites point autrement
       qu'Anzoleto, non pour vous faire valoir, non pour faire souffrir un âme
       jalouse, non pour enorgueillir un coeur trop orgueilleux déjà de vos
       préférences; mais parce qu'il est doux d'avoir près de soi quelqu'un à
       qui l'on puisse raconter ces choses-là, tout en ayant l'air d'accomplir
       un devoir, et de se confesser en se vantant au confesseur. Seulement,
       Madame, vous ne vous confessez que de _presque tout_. Il n'y a qu'un
       tout petit rien, dont vous ne parlez jamais; c'est le regard, c'est le
       sourire qui ont provoqué l'impertinente déclaration du présomptueux dont
       vous vous plaignez. Ce sourire, ce regard, ce rien, c'est précisément la
       gondole dont Anzoleto, heureux de repasser tout haut dans sa mémoire les
       enivrements de la soirée, oublia de parler à Consuelo. Heureusement pour
       la petite Espagnole, elle ne savait point encore ce que c'est que la
       jalousie: ce noir et amer sentiment ne vient qu'aux âmes qui ont
       beaucoup souffert, et jusque-là Consuelo était aussi heureuse de son
       amour qu'elle était bonne. La seule circonstance qui fit en elle une
       impression profonde, ce fut l'oracle flatteur et sévère prononcé par son
       respectable maître, le professeur Porpora, sur la tête adorée
       d'Anzoleto. Elle fit répéter à ce dernier les expressions dont le maître
       s'était servi; et après qu'il les lui eut exactement rapportées, elle y
       pensa longtemps et demeura silencieuse.
     
       «Consuelina, lui dit Anzoleto sans trop s'apercevoir de sa rêverie, je
       t'avoue que l'air est extrêmement frais. Ne crains-tu pas de t'enrhumer?
       Songe, ma chérie, que notre avenir repose sur ta voix encore plus que
       sur la mienne ...
     
       --Je ne m'enrhume jamais, répondit-elle; mais toi, tu es si peu vêtu
       avec tes beaux habits! Tiens, enveloppe-toi de ma mantille.
     
       --Que veux-tu que je fasse de ce pauvre morceau de taffetas percé à
       jour? J'aimerais bien mieux me mettre à couvert une demi-heure dans ta
       chambre.
     
       --Je le veux bien, dit Consuelo: mais alors il ne faudra pas parler; car
       les voisins pourraient nous entendre, et ils nous blâmeraient. Ils ne
       sont pas méchants; ils voient nos amours sans trop me tourmenter, parce
       qu'ils savent bien que jamais tu n'entres chez moi la nuit. Tu ferais
       mieux d'aller dormir chez toi.
     
       --Impossible! on ne m'ouvrira qu'au jour, et j'ai encore trois heures à
       grelotter. Tiens, mes dents claquent dans ma bouche.
     
       --En ce cas, viens, dit Consuelo en se levant; je t'enfermerai dans ma
       chambre, et je reviendrai sur la terrasse pour que, si quelqu'un nous
       observe, il voie bien que je ne fais pas de scandale.»
     
       --Elle le conduisit en effet dans sa chambre: c'était une assez grande
       pièce délabrée, où les fleurs peintes à fresque sur les murs
       reparaissaient ça et là sous une seconde peinture encore plus grossière
       et déjà presque aussi dégradée. Un grand bois de lit carré avec une
       paillasse d'algues marines, et une couverture d'indienne piquée fort
       propre, mais rapetassée en mille endroits avec des morceaux de toutes
       couleurs, une chaise de paille, une petite table, une guitare fort
       ancienne, et un Christ de filigrane, uniques richesses que sa mère lui
       avait laissées; une petite épinette, et un gros tas de vieille musique
       rongée des vers, que le professeur Porpora avait la générosité de lui
       prêter: tel était l'ameublement de la jeune artiste, fille d'une pauvre
       Bohémienne, élève d'un grand maître et amoureuse d'un bel aventurier.
     
       Comme il n'y avait qu'une chaise, et que la table était couverte de
       musique, il n'y avait qu'un siège pour Anzoleto; c'était le lit, et il
       s'en accommoda sans façon. A peine se fut-il assis sur le bord, que la
       fatigue s'emparant de lui, il laissa tomber sa tête sur un gros coussin
       de laine qui servait d'oreiller, en disant:
     
       «Oh! ma chère petite femme, je donnerais en cet instant tout ce qui me
       reste d'années à vivre pour une heure de bon sommeil, et tous les
       trésors de l'univers pour un bout de cette couverture sur mes jambes. Je
       n'ai jamais eu si froid que dans ces maudits habits, et le malaise de
       cette insomnie me donne le frisson de la fièvre.»
     
       Consuelo hésita un instant. Orpheline et seule au monde à dix-huit ans,
       elle ne devait compte qu'à Dieu de ses actions. Croyant à la promesse
       d'Anzoleto comme à la parole de l'Évangile, elle ne se croyait menacée
       ni de son dégoût ni de son abandon en cédant à tous ses désirs. Mais un
       sentiment de pudeur qu'Anzoleto n'avait jamais ni combattu ni altéré en
       elle, lui fit trouver sa demande un peu grossière. Elle s'approcha de
       lui, et lui toucha la main. Cette main était bien froide en effet, et
       Anzoleto prenant celle de Consuelo la porta à son front, qui était
       brûlant.
     
       «Tu es malade! lui dit-elle, saisie d'une sollicitude qui fit taire
       toutes les autres considérations. Eh bien, dors une heure sur ce lit.»
     
       Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois.
     
       «Bonne comme Dieu même!» murmura-t-il en s'étendant sur le matelas
       d'algue marine.
     
       Consuelo l'entoura de sa couverture; elle alla prendre dans un coin
       quelques pauvres hardes qui lui restaient, et lui en couvrit les pieds.
     
       «Anzoleto, lui dit-elle à voix basse tout en remplissant ce soin
       maternel, ce lit où tu vas dormir, c'est celui où j'ai dormi avec ma
       mère les dernières années de sa vie; c'est celui où je l'ai vue mourir,
       où je l'ai enveloppée de son drap mortuaire, où j'ai veillé sur son
       corps en priant et en pleurant, jusqu'à ce que la barque des morts soit
       venue me l'ôter pour toujours. Eh bien, je vais te dire maintenant ce
       qu'elle m'a fait promettre à sa dernière heure. Consuelo, m'a-t-elle dit,
       jure-moi sur le Christ qu'Anzoleto ne prendra pas ma place dans ce lit
       avant de s'être marié avec toi devant un prêtre.
     
       --Et tu as juré?
     
       --Et j'ai juré. Mais en te laissant dormir ici pour la première fois, ce
       n'est pas la place de ma mère que je te donne, c'est la mienne.
     
       --Et toi, pauvre fille, tu ne dormiras donc pas? reprit Anzoleto en se
       relevant à demi par un violent effort. Ah! je suis un lâche, je m'en
       vais dormir dans la rue.
     
       --Non! dit Consuelo en le repoussant sur le coussin avec une douce
       violence; tu es malade, et je ne le suis pas. Ma mère qui est morte en
       bonne catholique, et qui est dans le ciel, nous voit à toute heure. Elle
       sait que tu lui as tenu la promesse que tu lui avais faite de ne pas
       m'abandonner. Elle sait aussi que notre amour est aussi honnête depuis
       sa mort qu'il l'a été de son vivant. Elle voit qu'en ce moment je ne
       fais et je ne pense rien de mal. Que son âme repose dans le Seigneur!»
     
       Ici Consuelo fit un grand signe de croix. Anzoleto était déjà endormi.
     
       «Je vais dire mon chapelet là-haut sur la terrasse pour que tu n'aies
       pas la fièvre,» ajouta Consuelo en s'éloignant.
     
       «Bonne comme Dieu!» répéta faiblement Anzoleto, et il ne s'aperçut
       seulement pas que sa fiancée le laissait seul. Elle alla en effet dire
       son chapelet sur le toit. Puis elle revint pour s'assurer qu'il n'était
       pas plus malade, et le voyant dormir paisiblement, elle contempla
       longtemps avec recueillement son beau visage pâle éclairé par la lune.
     
       Et puis, ne voulant pas céder au sommeil elle-même, et se rappelant que
       les émotions de la soirée lui avaient fait négliger son travail, elle
       ralluma sa lampe, s'assit devant sa petite table, et nota un essai de
       composition que maître Porpora lui avait demandé pour le jour suivant.
     
     
     
     
       VI.
     
     
       Le comte Zustiniani, malgré son détachement philosophique et de
       nouvelles amours dont la Corilla feignait assez maladroitement d'être
       jalouse, n'était pas cependant aussi insensible aux insolents caprices
       de cette folle maîtresse qu'il s'efforçait de le paraître. Bon, faible
       et frivole, Zustiniani n'était roué que par ton et par position sociale.
       Il ne pouvait s'empêcher de souffrir, au fond de son coeur, de
       l'ingratitude avec laquelle cette fille avait répondu à sa générosité;
       et d'ailleurs, quoiqu'il fût à cette époque (à Venise aussi bien qu'à
       Paris) de la dernière inconvenance de montrer de la jalousie, l'orgueil
       italien se révoltait contre le rôle ridicule et misérable que la Corilla
       lui faisait jouer.
     
       Donc, ce même soir où Anzoleto avait brillé au palais Zustiniani, le
       comte, après avoir agréablement plaisanté avec son ami Barberigo sur les
       espiègleries de sa maîtresse, dès qu'il vit ses salons déserts et les
       flambeaux éteints, prit son manteau et son épée, et, pour en avoir _le
       coeur net_, courut au palais qu'habitait la Corilla.
     
       Quand il se fut assuré qu'elle était bien seule, ne se trouvant pas
       encore tranquille, il entama la conversation à voix basse avec le
       barcarolle qui était en train de remiser la gondole de la prima-donna
       sous la voûte destinée à cet usage. Moyennant quelques sequins, il le
       fit parler, et se convainquit bientôt qu'il ne s'était pas trompé en
       supposant que la Corilla avait pris un compagnon de route dans sa
       gondole. Mais il lui fut impossible de savoir qui était ce compagnon; le
       gondolier ne le savait pas. Bien qu'il eût vu cent fois Anzoleto aux
       alentours du théâtre et du palais Zustiniani, il ne l'avait pas reconnu
       dans l'ombre, sous l'habit noir et avec de la poudre.
     
       Ce mystère impénétrable acheva de donner de l'humeur au comte. Il se fût
       consolé en persiflant son rival, seule vengeance de bon goût, mais aussi
       cruelle dans les temps de parade que le meurtre l'est aux époques de
       passions sérieuses. Il ne dormit pas; et avant l'heure où Porpora
       commençait son cours de musique au conservatoire des filles pauvres, il
       s'achemina vers la _scuola di Mendicanti_, dans la salle où devaient se
       rassembler les jeunes élèves.
     
       La position du comte à l'égard du docte professeur avait beaucoup changé
       depuis quelques années. Zustiniani n'était plus l'antagoniste musical de
       Porpora, mais son associé, et son chef en quelque sorte; il avait fait
       des dons considérables à l'établissement que dirigeait ce savant maître,
       et par reconnaissance on lui en avait donné la direction suprême. Ces
       deux amis vivaient donc désormais en aussi bonne intelligence que
       pouvait le permettre l'intolérance du professeur à l'égard de la musique
       à la mode; intolérance qui cependant était forcée de s'adoucir à la vue
       des encouragements que le comte donnait de ses soins et de sa bourse à
       l'enseignement et à la propagation de la musique sérieuse. En outre, il
       avait fait représenter à San-Samuel un opéra que ce maître venait de
       composer.
     
       «Mon cher maître, lui dit Zustiniani en l'attirant à l'écart, il faut
       que non seulement vous vous décidiez à vous laisser enlever pour le
       théâtre une de vos élèves, mais il faut encore que vous m'indiquiez
       celle qui vous paraîtra la plus propre à remplacer la Corilla. Cette
       cantatrice est fatiguée, sa voix se perd, ses caprices nous ruinent, le
       public est bientôt dégoûté d'elle. Vraiment nous devons songer à lui
       trouver une _succeditrice_. (Pardon, cher lecteur, ceci se dit en
       italien, et le comte ne faisait point un néologisme.)
     
       --Je n'ai pas ce qu'il vous faut, répliqua sèchement Porpora.
     
       --Eh quoi, maître, s'écria le comte, allez-vous retomber dans vos
       humeurs noires? Est-ce tout de bon qu'après tant de sacrifices et de
       dévouement de ma part pour encourager votre oeuvre musicale, vous vous
       refusez à la moindre obligeance quand je réclame votre aide et vos
       conseils pour la mienne?
     
       --Je n'en ai plus de droit, comte, répondit le professeur; et ce que je
       viens de vous dire est la vérité, dite par un ami, et avec le désir de
       vous obliger. Je n'ai point dans mon école de chant une seule personne
       capable de vous remplacer la Corilla. Je ne fais pas plus de cas d'elle
       qu'il ne faut; mais en déclarant que le talent de cette fille n'a aucune
       valeur solide à mes yeux, je suis forcé de reconnaître qu'elle possède
       un savoir-faire, une habitude, une facilité et une communication établie
       avec les sens du public qui ne s'acquièrent qu'avec des années de
       pratique, et que n'auront pas de longtemps d'autres débutantes.
     
       --Cela est vrai, dit le comte; mais enfin nous avons formé la Corilla,
       nous l'avons vue commencer, nous l'avons fait accepter au public; sa
       beauté a fait les trois quarts de son succès, et vous avez d'aussi
       charmantes personnes dans votre école. Vous ne nierez pas cela, mon
       maître! Voyons, confessez que la Clorinda est la plus belle créature de
       l'univers!
     
       --Mais affectée, mais minaudière, mais insupportable.... Il est vrai que
       le public trouvera peut-être charmantes ces grimaces ridicules ... mais
       elle chante faux, elle n'a ni âme, ni intelligence.... Il est vrai que
       le public n'en a pas plus que d'oreilles ... mais elle n'a ni mémoire,
       ni adresse, et elle ne se sauvera même pas du _fiasco_ par le
       charlatanisme heureux qui réussit à tant de gens!»
     
       En parlant ainsi, le professeur laissa tomber un regard involontaire sur
       Anzoleto, qui, à la faveur de son titre de favori du comte, et sous
       prétexte de venir lui parler, s'était glissé dans la classe, et se
       tenait à peu de distance, l'oreille ouverte à la conversation.
     
       «N'importe, dit le comte sans faire attention à la malice rancunière du
       maître; je n'abandonne pas mon idée. Il y a longtemps que je n'ai
       entendu la Clorinda. Faisons-la venir, et avec elle cinq ou six autres,
       les plus jolies que l'on pourra trouver. Voyons, Anzoleto, ajouta-t-il
       en riant, te voilà assez bien équipé pour prendre l'air grave d'un jeune
       professeur. Entre dans le jardin, et adresse-toi aux plus remarquables
       de ces jeunes beautés, pour leur dire que nous les attendons ici,
       monsieur le professeur et moi.»
     
       Anzoleto obéit; mais soit par malice, soit qu'il eût ses vues, il amena
       les plus laides, et c'est pour le coup que Jean-Jacques aurait pu
       s'écrier: «La Sofia était borgne, la Cattina était boiteuse.»
     
       Ce quiproquo fut pris en bonne part, et, après qu'on en eut ri sous
       cape, on renvoya ces demoiselles avertir celles de leurs compagnes que
       désigna le professeur. Un groupe charmant vint bientôt, avec la belle
       Clorinda au centre.
     
       «La magnifique chevelure! dit le comte à l'oreille du professeur en
       voyant passer près de lui les superbes tresses blondes de cette
       dernière.
     
       --Il y a beaucoup plus _dessus_ que _dedans_ cette tête, répondit le
       rude censeur sans daigner baisser la voix.
     
       Après une heure d'épreuve, le comte, n'y pouvant plus tenir, se retira
       consterné en donnant des éloges pleins de grâces à ces demoiselles, et
       en disant tout bas au professeur:--Il ne faut point songer à ces
       perruches!
     
       «Si votre seigneurie illustrissime daignait me permettre de dire un mot
       sur ce qui la préoccupe ... articula doucement Anzoleto à l'oreille du
       comte en descendant l'escalier.
     
       --Parle, reprit le comte; connaîtrais-tu cette merveille que nous
       cherchons?
     
       --Oui, excellence.
     
       --Et au fond de quelle mer iras-tu pêcher cette perle fine?
     
       --Tout au fond de la classe où le malin professeur Porpora la tient
       cachée les jours où vous passez votre bataillon féminin en revue.
     
       --Quoi? est-il dans la scuola un diamant dont mes yeux n'aient jamais
       aperçu l'éclat? Si maître Porpora m'a joué un pareil tour!...
     
       --Illustrissime, le diamant dont je parle ne fait pas partie de la
       scuola. C'est une pauvre fille qui vient seulement chanter dans les
       choeurs quand on a besoin d'elle, et à qui le professeur donne des
       leçons particulières par charité, et plus encore par amour de l'art.
     
     
       --Il faut donc que cette pauvre fille ait des facultés extraordinaires;
       car le professeur n'est pas facile à contenter, et il n'est pas prodigue
       de son temps et de sa peine. L'ai-je entendue quelquefois sans la
       connaître?
     
       --Votre Seigneurie l'a entendue une fois, il y a bien longtemps, et
       lorsqu'elle n'était encore qu'un enfant. Aujourd'hui c'est une grande
       jeune fille, forte, studieuse, savante comme le professeur, et capable
       de faire siffler la Corilla le jour où elle chantera une phrase de trois
       mesures à côté d'elle sur le théâtre.
     
       --Et ne chante-t-elle jamais en public? Le professeur ne lui a-t-il pas
       fait dire quelques motets aux grandes vêpres?
     
       --Autrefois, excellence, le professeur se faisait une joie de l'entendre
       chanter à l'église; mais depuis que les _scolari_, par jalousie et par
       vengeance, ont menacé de la faire chasser de la tribune si elle y
       reparaissait à côté d'elles....
     
       --C'est donc une fille de mauvaise vie?...
     
       --O Dieu vivant! excellence, c'est une vierge aussi pure que la porte du
       ciel! Mais elle est pauvre et de basse extraction ... comme moi,
       excellence, que vous daignez cependant élever jusqu'à vous par vos
       bontés; et ces méchantes harpies ont menacé le professeur de se plaindre
       à vous de l'infraction qu'il commettait contre le règlement en
       introduisant dans leur classe une élève qui n'en fait point partie.
     
       --Où pourrai-je donc entendre cette merveille?
     
       --Que votre seigneurie donne l'ordre au professeur de la faire chanter
       devant elle; elle pourra juger de sa voix et de la grandeur de son
       talent.
     
       --Ton assurance me donne envie de te croire. Tu dis donc que je l'ai
       déjà entendue, il y a longtemps ... J'ai beau chercher à me rappeler....
     
       --Dans l'église des Mendicanti, un jour de répétition générale, le
       _Salve Regina_ de Pergolèse....
     
       --Oh! j'y suis, s'écria le comte; une voix, un accent, une intelligence
       admirables!
     
       --Et elle n'avait que quatorze ans, monseigneur, c'était un enfant.
     
       --Oui, mais ... je crois me rappeler qu'elle n'était pas jolie.
     
       --Pas jolie, excellence! dit Anzoleto tout interdit.
     
       --Ne s'appelait-elle pas?... Oui, c'était une Espagnole, un nom
       bizarre....
     
       --Consuelo, monseigneur!
     
       --C'est cela, tu voulais l'épouser alors, et vos amours nous ont fait
       rire, le professeur et moi. Consuelo! c'est bien elle; la favorite du
       professeur, une fille bien intelligente, mais bien laide!
     
       --Bien laide! répéta Anzoleto stupéfait.
     
       --Eh oui, mon enfant. Tu en es donc toujours épris?
     
       --C'est mon amie, illustrissime.
     
       --Amie veut dire chez nous également soeur et amante. Laquelle des deux?
     
       --Soeur, mon maître.
     
       --Eh bien, je puis, sans te faire de peine, te dire ce que j'en pense.
       Ton idée n'a pas le sens commun. Pour remplacer la Corilla il faut un
       ange de beauté, et ta Consuelo, je m'en souviens bien maintenant, est
       plus que laide, elle est affreuse.»
     
       Le comte fut abordé en cet instant par un de ses amis, qui l'emmena d'un
       autre côté, et il laissa Anzoleto consterné se répéter en
       soupirant:--Elle est affreuse!...
     
     
     
     
       VII.
     
     
       Il vous paraîtra peut-être étonnant, et il est pourtant très certain,
       cher lecteur, que jamais Anzoleto n'avait eu d'opinion sur la beauté ou
       la laideur de Consuelo. Consuelo était un être tellement isolé,
       tellement ignoré dans Venise, que nul n'avait jamais songé à chercher
       si, à travers ce voile d'oubli et d'obscurité, l'intelligence et la
       bonté avaient fini par se montrer sous une forme agréable ou
       insignifiante. Porpora, qui n'avait plus de sens que pour l'art, n'avait
       vu en elle que l'artiste. Les voisins de la _Corte-Minelli_ voyaient
       sans se scandaliser ses innocentes amours avec Anzoleto. A Venise on
       n'est point féroce sur ce chapitre-là. Ils lui prédisaient bien parfois
       qu'elle serait malheureuse avec ce garçon sans aveu et sans état, et ils
       lui conseillaient de chercher plutôt à s'établir avec quelque honnête et
       paisible ouvrier. Mais comme elle leur répondait qu'étant sans famille
       et sans appui elle-même, Anzoleto lui convenait parfaitement; comme,
       depuis six ans, il ne s'était pas écoulé un seul jour sans qu'on les vît
       ensemble, ne cherchant point le mystère, et ne se querellant jamais, on
       avait fini par s'habituer à leur union libre et indissoluble. Aucun
       voisin ne s'était jamais avisé de faire la cour à l'_amica_ d'Anzoleto.
       Était-ce seulement à cause des engagements qu'on lui supposait, ou bien
       était-ce à cause de sa misère? ou bien encore n'était-ce pas que sa
       personne n'avait exercé de séduction sur aucun d'eux? La dernière
       hypothèse est fort vraisemblable.
     
       Cependant chacun sait que, de douze à quatorze ans, les jeunes filles
       sont généralement maigres, décontenancées, sans harmonie dans les
       traits, dans les proportions, dans les mouvements. Vers quinze ans elles
       se _refont_ (c'est en français vulgaire l'expression des matrones); et
       celle qui paraissait affreuse naguère reparaît, après ce court travail
       de transformation, sinon belle, du moins agréable. On a remarqué même
       qu'il n'était pas avantageux à l'avenir d'une fillette d'être jolie de
       trop bonne heure.
     
       Consuelo ayant recueilli comme les autres le bénéfice de l'adolescence,
       on avait cessé de dire qu'elle était laide; et le fait est qu'elle ne
       l'était plus. Seulement, comme elle n'était ni dauphine, ni infante,
       elle n'avait point eu de courtisans autour d'elle pour proclamer que la
       royale progéniture embellissait à vue d'oeil; et comme elle n'avait pas
       l'appui de tendres sollicitudes pour s'inquiéter de son avenir, personne
       ne prenait la peine de dire à Anzoleto: «Ta fiancée ne te fera point
       rougir devant le monde.»
     
       Si bien qu'Anzoleto l'avait entendu traiter de laideron à l'âge où ce
       reproche n'avait pour lui ni sens ni valeur; et depuis qu'on ne disait
       plus ni mal ni bien de la figure de Consuelo, il avait oublié de s'en
       préoccuper. Sa vanité avait pris un autre essor. Il rêvait le théâtre et
       la célébrité, et n'avait pas le temps de songer à faire étalage de ses
       conquêtes. Et puis la grosse part de curiosité qui entre dans les désirs
       de la première jeunesse était assouvie chez lui. J'ai dit qu'à dix-huit
       ans il n'avait plus rien à apprendre. A vingt-deux ans, il était quasi
       blasé; et à vingt-deux ans comme à dix-huit, son attachement pour
       Consuelo était aussi tranquille, en dépit de quelques chastes baisers
       pris sans trouble et rendus sans honte, qu'il l'avait été jusque-là.
     
       Pour qu'on ne s'étonne pas trop de ce calme et de cette vertu de la part
       d'un jeune homme qui ne s'en piquait point ailleurs, il faut faire
       observer que la grande liberté dans laquelle nos adolescents vivaient au
       commencement de cette histoire s'était modifiée et peu à peu restreinte
       avec le temps. Consuelo avait près de seize ans, et menait encore une
       vie un peu vagabonde, sortant du Conservatoire toute seule pour aller
       répéter sa leçon et manger son riz sur les degrés de la Piazzetta avec
       Anzoleto, lorsque sa mère, épuisée de fatigue, cessa de chanter le soir
       dans les cafés, une guitare à la main et une sébile devant elle. La
       pauvre créature se retira dans un des plus misérables greniers de la
       _Corte-Minelli_, pour s'y éteindre à petit feu sur un grabat. Alors la
       bonne Consuelo, ne voulant plus la quitter, changea tout à fait de genre
       de vie. Hormis les heures où le professeur daignait lui donner sa leçon,
       elle travaillait soit à l'aiguille, soit au contre point, toujours
       auprès du chevet de cette mère impérieuse et désespérée, qui l'avait
       cruellement maltraitée dans son enfance, et qui maintenant lui donnait
       l'affreux spectacle d'une agonie sans courage et sans vertu. La piété
       filiale et le dévouement tranquille de Consuelo ne se démentirent pas un
       seul instant. Joies de l'enfance, liberté, vie errante, amour même, tout
       fut sacrifié sans amertume et sans hésitation. Anzoleto s'en plaignit
       vivement, et, voyant ses reproches inutiles, résolut d'oublier et de se
       distraire; mais ce lui fut impossible. Anzoleto n'était pas assidu au
       travail comme Consuelo; il prenait vite et mal les mauvaises leçons que
       son professeur, pour gagner le salaire promis par Zustiniani, lui
       donnait tout aussi mal et aussi vite. Cela était fort heureux pour
       Anzoleto, en qui les prodigalités de la nature réparaient aussi bien que
       possible le temps perdu et les effets d'un mauvais enseignement; mais il
       en résultait bien des heures d'oisiveté durant lesquelles la société
       fidèle et enjouée de Consuelo lui manquait horriblement. Il tenta de
       s'adonner aux passions de son âge et de sa classe; il fréquenta les
       cabarets, et joua avec les polissons les petites gratifications que lui
       octroyait de temps en temps le comte Zustiniani. Cette vie lui plut deux
       ou trois semaines, au bout desquelles il trouva que son bien-être, sa
       santé et sa voix s'altéraient sensiblement; que le _far-niente_ n'était
       pas le désordre, et que le désordre n'était pas son élément. Préservé
       des mauvaises passions par l'amour bien entendu de soi-même, il se
       retira dans la solitude et s'efforça d'étudier; mais cette solitude lui
       sembla effrayante de tristesse et de difficultés. Il s'aperçut alors que
       Consuelo était aussi nécessaire à son talent qu'à son bonheur. Studieuse
       et persévérante, vivant dans la musique comme l'oiseau dans l'air et le
       poisson dans l'eau, aimant à vaincre les difficultés sans se rendre plus
       de raison de l'importance de cette victoire qu'il n'appartient à un
       enfant, mais poussée fatalement à combattre les obstacles et à pénétrer
       les mystères de l'art, par cet invincible instinct qui fait que le germe
       des plantes cherche à percer le sein de la terre et à se lancer vers le
       jour, Consuelo avait une de ces rares et bienheureuses organisations
       pour lesquelles le travail est une jouissance, un repos véritable, un
       état normal nécessaire, et pour qui l'inaction serait une fatigue, un
       dépérissement, un état maladif, si l'inaction était possible à de telles
       natures.
     
       Mais elles ne la connaissent pas; dans une oisiveté apparente, elles
       travaillent encore; leur rêverie n'est point vague, c'est une
       méditation. Quand on les voit agir, on croit qu'elles créent, tandis
       qu'elles manifestent seulement une création récente.--Tu me diras, cher
       lecteur, que tu n'as guère connu de ces organisations exceptionnelles.
       Je te répondrai, lecteur bien-aimé, que je n'en ai connu qu'une seule,
       et si, suis-je plus vieux que toi. Que ne puis-je te dire que j'ai
       analysé sur mon pauvre cerveau le divin mystère de cette activité
       intellectuelle! Mais, hélas! ami lecteur, ce n'est ni toi ni moi qui
       étudierons sur nous-mêmes.
     
       Consuelo travaillait toujours, en s'amusant toujours; elle s'obstinait
       des heures entières à vaincre, soit par le chant libre et capricieux,
       soit par la lecture musicale, des difficultés qui eussent rebuté
       Anzoleto livré à lui-même; et sans dessein prémédité, sans aucune idée
       d'émulation, elle le forçait à la suivre, à la seconder, à la comprendre
       et à lui répondre, tantôt au milieu de ses éclats de rires enfantins,
       tantôt emportée avec lui par cette _fantasia_ poétique et créatrice que
       connaissent les organisations populaires en Espagne et en Italie. Depuis
       plusieurs années qu'il s'était imprégné du génie de Consuelo, le buvant
       à sa source sans le comprendre, et se l'appropriant sans s'en
       apercevoir, Anzoleto, retenu d'ailleurs par sa paresse, était devenu en
       musique un étrange composé de savoir et d'ignorance, d'inspiration et de
       frivolité, de puissance et de gaucherie, d'audace et de faiblesse, qui
       avait plongé, à la dernière audition, le Porpora dans un dédale de
       méditations et de conjectures. Ce maître ne savait point le secret de
       toutes ces richesses dérobées à Consuelo; car ayant une fois sévèrement
       grondé la petite de son intimité avec ce grand vaurien, il ne les avait
       jamais revus ensemble. Consuelo, qui tenait à conserver les bonnes
       grâces de son professeur, avait eu soin de ne jamais se montrer devant
       lui en compagnie d'Anzoleto, et du plus loin qu'elle l'apercevait dans
       la rue, si Anzoleto était avec elle, leste comme un jeune chat, elle se
       cachait derrière une colonne ou se blottissait dans une gondole.
     
       Ces précautions continuèrent lorsque Consuelo, devenue garde-malade, et
       Anzoleto ne pouvant plus supporter son absence, sentant la vie,
       l'espoir, l'inspiration et jusqu'au souffle lui manquer, revint partager
       sa vie sédentaire, et affronter avec elle tous les soirs les âcretés et
       les emportements de la moribonde. Quelques mois avant d'en finir, cette
       malheureuse femme perdit l'énergie de ses souffrances, et, vaincue par
       la piété de sa fille, sentit son âme s'ouvrir à de plus douces émotions.
       Elle s'habitua à recevoir les soins d'Anzoleto, qui, malgré son peu de
       vocation pour ce rôle de dévouement, s'habitua de son côté à une sorte
       de zèle enjoué et de douceur complaisante envers la faiblesse et la
       souffrance. Anzoleto avait le caractère égal et les manières
       bienveillantes. Sa persévérance auprès d'elle et de Consuelo gagna enfin
       son coeur, et, à son heure dernière, elle leur fit jurer de ne se
       quitter jamais. Anzoleto le promit, et même il éprouva en cet instant
       solennel une sorte d'attendrissement sérieux qu'il ne connaissait pas
       encore. La mourante lui rendit cet engagement plus facile en lui disant:
       Qu'elle soit ton amie, ta soeur, ta maîtresse ou ta femme, puisqu'elle ne
       connaît que toi et n'a jamais voulu écouter que toi, ne l'abandonne pas.
       --Puis, croyant donner à sa fille un conseil bien habile et bien
       salutaire, sans trop songer s'il était réalisable ou non, elle lui avait
       fait jurer en particulier, ainsi qu'on l'a vu déjà, de ne jamais
       s'abandonner à son amant avant la consécration religieuse du mariage.
       Consuelo l'avait juré, sans prévoir les obstacles que le caractère
       indépendant et irréligieux d'Anzoleto pourrait apporter à ce projet.
     
       Devenue orpheline, Consuelo avait continué de travailler à l'aiguille
       pour vivre dans le présent, et d'étudier la musique pour s'associer à
       l'avenir d'Anzoleto. Depuis deux ans qu'elle vivait seule dans son
       grenier, il avait continué à la voir tous les jours, sans éprouver pour
       elle aucune passion, et sans pouvoir en éprouver pour d'autres femmes,
       tant la douceur de son intimité et l'_agrément de vivre auprès d'elle_
       lui semblaient préférables à tout.
     
       Sans se rendre compte des hautes facultés de sa compagne, il avait
       acquis désormais assez de goût et de discernement pour savoir qu'elle
       avait plus de science et de moyens qu'aucune des cantatrices de
       San-Samuel et que la Corilla elle-même. À son affection d'habitude
       s'était donc joint l'espoir et presque la certitude d'une association
       d'intérêts, qui rendrait leur existence profitable et brillante avec le
       temps. Consuelo n'avait guère coutume de penser à l'avenir. La
       prévoyance n'était point au nombre de ses occupations d'esprit. Elle eût
       encore cultivé la musique sans autre but que celui d'obéir à sa
       vocation; et la communauté d'intérêts que la pratique de cet art devait
       établir entre elle et son ami, n'avait pas d'autre sens pour elle que
       celui d'association de bonheur et d'affection. C'était donc sans l'en
       avertir qu'il avait conçu tout à coup l'espoir de hâter la réalisation
       de leurs rêves; et en même temps que Zustiniani s'était préoccupé du
       remplacement de la Corilla, Anzoleto, devinant avec une rare sagacité la
       situation d'esprit de son patron, avait improvisé la proposition qu'il
       venait de lui faire.
     
       Mais la laideur de Consuelo, cet obstacle inattendu étrange, invincible,
       si le comte ne se trompait pas, était venu jeter l'effroi et la
       consternation dans son âme. Aussi reprit-il le chemin de la
       _Corte-Minelli_, en s'arrêtant à chaque pas pour se représenter sous un
       nouveau jour l'image de son amie, et pour répéter avec un point
       d'interrogation à chaque parole: Pas jolie? bien laide? affreuse?
     
     
     
     
       VIII.
     
     
       «Qu'as-tu donc à me regarder ainsi? lui dit Consuelo en le voyant entrer
       chez elle et la contempler d'un air étrange sans lui dire un mot. On
       dirait que tu ne m'as jamais vue.
     
       --C'est la vérité, Consuelo, répondit-il. Je ne t'ai jamais vue.
     
       --As-tu l'esprit égaré? reprit-elle. Je ne sais pas ce que tu veux dire.
     
       --Mon Dieu! mon Dieu! je le crois bien, s'écria Anzoleto. J'ai une
       grande tache noire dans le cerveau à travers laquelle je ne te vois pas.
     
       --Miséricorde! tu es malade, mon ami?
     
       --Non, chère fille, calme-toi, et tâchons de voir clair. Dis-moi,
       Consuelita, est-ce que tu me trouves beau?
     
       --Mais certainement, puisque je t'aime.
     
       --Et si tu ne m'aimais pas, comment me trouverais-tu?
     
       --Est-ce que je sais?
     
       --Quand tu regardes d'autres hommes que moi, sais-tu s'ils sont beaux ou
       laids?
     
       --Oui; mais je te trouve plus beau que les plus beaux.
     
       --Est-ce parce que je le suis, ou parce que tu m'aimes?
     
       --Je crois bien que c'est l'un et l'autre. D'ailleurs tout le monde dit
       que tu es beau, et tu le sais bien. Mais qu'est-ce que cela te fait?
     
       --Je veux savoir si tu m'aimerais quand même je serais affreux.
     
       --Je ne m'en apercevrais peut-être pas.
     
       --Tu crois donc qu'on peut aimer une personne laide?
     
       --Pourquoi pas, puisque tu m'aimes?
     
       --Tu es donc laide, Consuelo? Vraiment, dis-moi, réponds-moi, tu es donc
       laide?
     
       --On me l'a toujours dit. Est-ce que tu ne le vois pas?
     
       --Non, non, en vérité, je ne le vois pas!
     
       --En ce cas, je me trouve assez belle, et je suis bien contente.
     
       --Tiens, dans ce moment-ci, Consuelo, quand tu me regardes d'un air si
       bon, si naturel, si aimant, il me semble que tu es plus belle que la
       Corilla. Mais je voudrais savoir si c'est l'effet de mon illusion ou la
       vérité. Je connais ta physionomie, je sais qu'elle est honnête et
       qu'elle me plaît, et que quand je suis en colère elle me calme; que
       quand je suis triste, elle m'égaie; que quand je suis abattu, elle me
       ranime. Mais je ne connais pas ta figure. Ta figure, Consuelo, je ne
       peux pas savoir si elle est laide.
     
       --Mais qu'est-ce que cela te fait, encore une fois?
     
       --Il faut que je le sache. Dis-moi si un homme beau pourrait aimer une
       femme laide.
     
       --Tu aimais bien ma pauvre mère, qui n'était plus qu'un spectre! Et moi,
       je l'aimais tant!
     
       --Et la trouvais-tu laide?
     
       --Non. Et toi?
     
       --Je n'y songeais pas. Mais aimer d'amour, Consuelo ... car enfin je
       t'aime d'amour, n'est-ce pas? Je ne peux pas me passer de toi, je ne
       peux pas te quitter. C'est de l'amour: que t'en semble?
     
       --Est-ce que cela pourrait être autre chose?
     
       --Cela pourrait être de l'amitié.
     
       --Oui, cela pourrait être de l'amitié.»
     
       Ici Consuelo surprise s'arrêta, et regarda attentivement Anzoleto; et
       lui, tombant dans une rêverie mélancolique, se demanda positivement pour
       la première fois, s'il avait de l'amour ou de l'amitié pour Consuelo; si
       le calme de ses sens, si la chasteté qu'il observait facilement auprès
       d'elle, étaient le résultat du respect ou de l'indifférence. Pour la
       première fois, il regarda cette jeune fille avec les yeux d'un jeune
       homme, interrogeant, avec un esprit d'analyse qui n'était pas sans
       trouble, ce front, ces yeux, cette taille, et tous ces détails dont il
       n'avait jamais saisi qu'une sorte d'ensemble idéal et comme voilé dans
       sa pensée. Pour la première fois, Consuelo interdite se sentit troublée
       par le regard de son ami; elle rougit, son coeur battit avec violence,
       et ses yeux se détournèrent, ne pouvant supporter ceux d'Anzoleto.
       Enfin, comme il gardait toujours le silence, et qu'elle n'osait plus le
       rompre, une angoisse inexprimable s'empara d'elle, de grosses larmes
       roulèrent sur ses joues; et cachant sa tête dans ses mains:
     
       «Oh! je vois bien, dit-elle, tu viens me dire que tu ne veux plus de moi
       pour ton amie.
     
       --Non, non! je n'ai pas dit cela! je ne le dis pas! s'écria Anzoleto
       effrayé de ces larmes qu'il faisait couler pour la première fois; et
       vivement ramené à son sentiment fraternel, il entoura Consuelo de ses
       bras. Mais, comme elle détournait son visage, au lieu de sa joue fraîche
       et calme il baisa une épaule brûlante que cachait mal un fichu de grosse
       dentelle noire.
     
       Quand le premier éclair de la passion s'allume instantanément dans une
       organisation forte, restée chaste comme l'enfance au milieu du
       développement complet de la jeunesse, elle y porte un choc violent et
       presque douloureux.
     
       «Je ne sais ce que j'ai, dit Consuelo en s'arrachant des bras de son ami
       avec une sorte de crainte qu'elle n'avait jamais éprouvée; mais je me
       sens bien mal: il me semble que je vais mourir.
     
       --Ne meurs pas, lui, dit Anzoleto en la suivant et en la soutenant dans
       ses bras; tu es belle, Consuelo, je suis sûr que tu es belle.»
     
       En effet, Consuelo était belle en cet instant; et quoique Anzoleto n'en
       fût pas certain au point de vue de l'art, il ne pouvait s'empêcher de le
       dire, parce que son coeur le sentait vivement.
     
       «Mais enfin, lui dit Consuelo toute pâlie et tout abattue en un instant,
       pourquoi donc tiens-tu aujourd'hui à me trouver belle?
     
       --Ne voudrais-tu pas l'être, chère Consuelo?
     
       --Oui, pour toi.
     
       --Et pour les autres?
     
       --Peu m'importe.
     
       --Et si c'était une condition pour notre avenir?»
     
       Ici Anzoleto, voyant l'inquiétude qu'il causait à son amie, lui rapporta
       naïvement ce qui s'était passé entre le comte et lui; et quand il en
       vint à répéter les expressions peu flatteuses dont Zustiniani s'était
       servi en parlant d'elle, la bonne Consuelo qui peu à peu s'était
       tranquillisée en croyant voir tout ce dont il s'agissait, partit d'un
       grand éclat de rire en achevant d'essuyer ses yeux humides.
     
       «Eh bien! lui dit Anzoleto tout surpris de cette absence totale de
       vanité, tu n'es pas plus émue, pas plus inquiète que cela? Ah! je vois,
       Consuelina, vous êtes une petite coquette; vous savez que vous n'êtes
       pas laide.
     
       --Écoute, lui répondit-elle en souriant, puisque tu prends de pareilles
       folies au sérieux, il faut que je te tranquillise un peu. Je n'ai jamais
       été coquette: n'étant pas belle, je ne veux pas être ridicule. Mais
       quant à être laide, je ne le suis plus.
     
       --Vraiment on te l'a dit? Qui t'a dit cela, Consuelo?
     
       --D'abord ma mère, qui ne s'est jamais tourmentée de ma laideur. Je lui
       ai entendu dire souvent que cela se passerait, qu'elle avait été encore
       plus laide dans son enfance; et beaucoup de personnes qui l'avaient
       connue m'ont dit qu'à vingt ans elle avait été la plus belle fille de
       Burgos. Tu sais bien que quand par hasard quelqu'un la regardait dans
       les cafés où elle chantait, on disait: Cette femme doit avoir été belle.
       Vois-tu, mon pauvre ami, la beauté est comme cela quand on est pauvre;
       c'est un instant: on n'est pas belle encore, et puis bientôt on ne l'est
       plus. Je le serai peut-être, qui sait? si je peux ne pas me fatiguer
       trop, avoir du sommeil, et ne pas trop souffrir de la faim.
     
       --Consuelo, nous ne nous quitterons pas; bientôt je serai riche, et tu
       ne manqueras de rien. Tu pourras donc être belle à ton aise.
     
       --À la bonne heure. Que Dieu fasse le reste!
     
       --Mais tout cela ne conclut à rien pour le présent, et il s'agit de
       savoir si le comte te trouvera assez belle pour paraître au théâtre.
     
       --Maudit comte! pourvu qu'il ne fasse pas trop le difficile!
     
       --D'abord, tu n'es pas laide.
     
       --Non, je ne suis pas laide. J'ai entendu, il n'y a pas longtemps, le
       verrotier qui demeure ici en face, dire à sa femme: Sais-tu que la
       Consuelo n'est pas vilaine? Elle a une belle taille, et quand elle rit,
       elle vous met tout le coeur en joie; et quand elle chante, elle paraît
       jolie.
     
       --Et qu'est-ce que la femme du verrotier a répondu?
     
       --Elle a répondu: Qu'est-ce que cela te fait, imbécile? Songe à ton
       ouvrage; est-ce qu'un homme marié doit regarder les jeunes filles?
     
       --Paraissait-elle fâchée?
     
       --Bien fâchée.
     
       --C'est bon signe. Elle sentait que son mari ne se trompait pas. Et puis
       encore?
     
       --Et puis encore, la comtesse Mocenigo, qui me donne de l'ouvrage, et
       qui s'est toujours intéressée à moi, a dit la semaine dernière au
       docteur Ancillo, qui était chez elle au moment où j'entrais: Regardez
       donc, monsieur le docteur, comme cette _zitella_ a grandi, et comme elle
       est devenue blanche et bien faite!
     
       --Et qu'a répondu le docteur?
     
       --Il a répondu: C'est vrai, Madame, par Bacchus! Je ne l'aurais pas
       reconnue; elle est de la nature des flegmatiques, qui blanchissent en
       prenant un peu d'embonpoint. Ce sera une belle fille, vous verrez cela.
     
       --Et puis encore?
     
       --Et puis encore la supérieure de Santa-Chiara, qui me fait faire des
       broderies pour ses autels, et qui a dit à une de ses soeurs: Tenez,
       voyez si ce que je vous disais n'est pas vrai? La Consuelo ressemble à
       notre sainte Cécile. Toutes les fois que je fais ma prière devant cette
       image, je ne peux m'empêcher de penser à cette petite; et alors je prie
       pour elle, afin qu'elle ne tombe pas dans le péché, et qu'elle ne chante
       jamais que pour l'église.
     
       --Et qu'a répondu la soeur?
     
       --La soeur a répondu: C'est vrai, ma mère; c'est tout à fait vrai. Et
       moi j'ai été bien vite dans leur église, et j'ai regardé la sainte
       Cécile qui est d'un grand maître, et qui est belle, bien belle!
     
       --Et qui te ressemble?
     
       --Un peu.
     
       --Et tu ne m'as jamais dit cela?
     
       --Je n'y ai pas pensé.
     
       --Chère Consuelo, tu es donc belle?
     
       --Je ne crois pas; mais je ne suis plus si laide qu'on le disait. Ce
       qu'il y a de sûr, c'est qu'on ne me le dit plus. Il est vrai que c'est
       peut-être parce qu'on s'imagine que cela me ferait de la peine à
       présent.
     
       --Voyons, Consuelina, regarde-moi bien. Tu as les plus beaux yeux du
       monde, d'abord!
     
       --Mais la bouche est grande, dit Consuelo en riant et en prenant un
       petit morceau de miroir cassé qui lui servait de _psyché_, pour se
       regarder.
     
       --Elle n'est pas petite; mais quelles belles dents! reprit Anzoleto; ce
       sont des perles fines, et tu les montres toutes quand tu ris.
     
       --En ce cas tu me diras quelque chose qui me fasse rire, quand nous
       serons devant le comte.
     
       --Tu as des cheveux magnifiques, Consuelo.
     
       --Pour cela oui! Veux-tu les voir?» Elle détacha ses épingles, et laissa
       tomber jusqu'à terre un torrent de cheveux noirs, où le soleil brilla
       comme dans une glace.
     
       «Et tu as la poitrine large, la ceinture fine, les épaules ... ah! bien
       belles, Consuelo! Pourquoi me les caches-tu? Je ne demande à voir que ce
       qu'il faudra bien que tu montres au public.
     
       --J'ai le pied assez petit, dit Consuelo pour détourner la
       conversation;» et elle montra un véritable petit pied andaloux, beauté à
       peu près inconnue à Venise.
     
       «La main est charmante aussi, dit Anzoleto en baisant, pour la première
       fois, la main que jusque là il avait serrée amicalement comme celle d'un
       camarade. Laisse-moi voir tes bras.
     
       --Tu les as vus cent fois, dit-elle en ôtant ses mitaines.
     
       --Non, je ne les avais jamais vus, dit Anzoleto que cet examen innocent
       et dangereux commençait à agiter singulièrement.»
     
       Et il retomba dans le silence, couvant du regard cette jeune fille que
       chaque coup d'oeil embellissait et transformait à ses yeux.
     
       Peut-être n'était-ce pas tout à fait qu'il eût été aveugle jusqu'alors;
       car peut-être était-ce la première fois que Consuelo dépouillait, sans
       le savoir, cet air insouciant qu'une parfaite régularité de lignes peut
       seule faire accepter. En cet instant, émue encore d'une vive atteinte
       portée à son coeur, redevenue naïve et confiante, mais conservant un
       imperceptible embarras qui n'était pas l'éveil de la coquetterie, mais
       celui de la pudeur sentie et comprise, son teint avait une pâleur
       transparente, et ses yeux un éclat pur et serein qui la faisaient
       ressembler certainement à la sainte Cécile des nones de Santa-Chiara.
     
       Anzoleto n'en pouvait plus détacher ses yeux. Le soleil s'était couché;
       la nuit se faisait vite dans cette grande chambre éclairée d'une seule
       petite fenêtre; et dans cette demi-teinte, qui embellissait encore
       Consuelo, semblait nager autour d'elle un fluide d'insaisissables
       voluptés. Anzoleto eut un instant la pensée de s'abandonner aux désirs
       qui s'éveillaient en lui avec une impétuosité toute nouvelle, et à cet
       entraînement se joignait par éclairs une froide réflexion. Il songeait à
       expérimenter, par l'ardeur de ses transports, si la beauté de Consuelo
       aurait autant de puissance sur lui que celle des autres femmes réputées
       belles qu'il avait possédées. Mais il n'osa pas se livrer à ces
       tentations indignes de celle qui les inspirait. Insensiblement son
       émotion devint plus profonde, et la crainte d'en perdre les étranges
       délices lui fit désirer de la prolonger.
     
       Tout à coup, Consuelo, ne pouvant plus supporter son embarras se leva,
       et faisant un effort sur elle-même pour revenir à leur enjouement, se
       mit à marcher dans la chambre, en faisant de grands gestes de tragédie,
       et en chantant d'une manière un peu outrée plusieurs phrases de drame
       lyrique, comme si elle fût entrée en scène.
     
       «Eh bien, c'est magnifique! s'écria Anzoleto ravi de surprise en la
       voyant capable d'un charlatanisme qu'elle ne lui avait jamais montré.
     
       --Ce n'est pas magnifique, dit Consuelo en se rasseyant; et j'espère que
       c'est pour rire que tu dis cela?
     
       --Ce serait magnifique à la scène. Je t'assure qu'il n'y aurait rien de
       trop. Corilla en crèverait de jalousie; car c'est tout aussi frappant
       que ce qu'elle fait dans les moments où on l'applaudit à tout rompre.
     
       --Mon cher Anzoleto, répondit Consuelo, je ne voudrais pas que la
       Corilla crevât de jalousie pour de semblables jongleries, et si le
       public m'applaudissait parce que je sais la singer, je ne voudrais plus
       reparaître devant lui.
     
       --Tu feras donc mieux encore?
     
       --Je l'espère, ou bien je ne m'en mêlerai pas.
     
       --Eh bien, comment feras-tu?
     
       --Je n'en sais rien encore.
     
       --Essaie.
     
       --Non; car tout cela, c'est un rêve, et avant que l'on ait décidé si je
       suis laide ou non, il ne faut pas que nous fassions tant de beaux
       projets. Peut-être que nous sommes fous dans ce moment, et que, comme
       l'a dit M. le comte, la Consuelo est affreuse.»
     
       Cette dernière hypothèse rendit à Anzoleto la force de s'en aller.
     
     
     
     
       IX.
     
     
       A cette époque de sa vie, à peu près inconnue des biographes, un des
       meilleurs compositeurs de l'Italie et le plus grand professeur de chant
       du dix-huitième siècle, l'élève de Scarlatti, le maître de Hasse, de
       Farinelli, de Cafarelli, de la Mingotti, de Salimbini, de Hubert (dit le
       _Porporino_), de la Gabrielli, de la Molteni, en un mot le père de la
       plus célèbre école de chant de son temps, Nicolas Porpora, languissait
       obscurément à Venise, dans un état voisin de la misère et du désespoir.
       Il avait dirigé cependant naguère, dans cette même ville, le
       Conservatoire de l'_Ospedaletto_, et cette période de sa vie avait été
       brillante. Il y avait écrit et fait chanter ses meilleurs opéras, ses
       plus belles cantates, et ses principaux ouvrages de musique d'église.
       Appelé à Vienne en 1728, il y avait conquis, après quelque combat, la
       faveur de l'empereur Charles VI. Favorisé aussi à la cour de Saxe[1],
       Porpora avait été appelé ensuite à Londres, où il avait eu la gloire de
       rivaliser pendant neuf ou dix ans avec Handel, le maître des maîtres,
       dont l'étoile pâlissait à cette époque. Mais le génie de ce dernier
       l'avait emporté enfin, et le Porpora, blessé dans son orgueil ainsi que
       maltraité dans sa fortune, était revenu à Venise reprendre sans bruit et
       non sans peine la direction d'un autre conservatoire. Il y écrivait
       encore des opéras: mais c'est avec peine qu'il les faisait représenter;
       et le dernier, bien que composé à Venise, fut joué à Londres où il n'eut
       point de succès. Son génie avait reçu ces profondes atteintes dont la
       fortune et la gloire eussent pu le relever; mais l'ingratitude de Hasse,
       de Farinelli, et de Cafarelli, qui l'abandonnèrent de plus en plus,
       acheva de briser son coeur, d'aigrir son caractère et d'empoisonner sa
       vieillesse. On sait qu'il est mort misérable et désolé, dans sa
       quatre-vingtième année, à Naples.
     
       [1 Il donna des leçons de chant et de composition à la princesse
       électorale de Saxe, qui fut depuis, en France, la _Grande Dauphine_,
       mère de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X.]
     
       A l'époque où le comte Zustiniani, prévoyant et désirant presque la
       défection de Corilla, cherchait à remplacer cette cantatrice, le Porpora
       était en proie à de violents accès d'humeur atrabilaire, et son dépit
       n'était pas toujours mal fondé; car si l'on aimait et si l'on chantait à
       Venise la musique de Jomelli, de Lotti, de Carissimi, de Gasparini, et
       d'autres excellents maîtres, on y prisait sans discernement la musique
       bouffe de Cocchi, del Buini, de Salvator Apollini, et d'autres
       compositeurs plus ou moins indigènes, dont le style commun et facile
       flattait le goût des esprits médiocres. Les opéras de Hasse ne pouvaient
       plaire à son maître, justement irrité. Le respectable et malheureux
       Porpora, fermant son coeur et ses oreilles à la musique des modernes,
       cherchait donc à les écraser sous la gloire et l'autorité des anciens.
       Il étendait sa réprobation trop sévère jusque sur les gracieuses
       compositions de Galoppi, et jusque sur les originales fantaisies du
       Chiozzetto, le compositeur populaire de Venise. Enfin il ne fallait plus
       lui parler que du père Martini, de Durante, de Monteverde, de
       Palestrina; j'ignore si Marcello et Leo trouvaient grâce devant lui. Ce
       fut donc froidement et tristement qu'il reçut les premières ouvertures
       du comte Zustiniani concernant son élève inconnue, la pauvre Consuelo,
       dont il désirait pourtant le bonheur et la gloire; car il était trop
       expérimenté dans le professorat pour ne pas savoir tout ce qu'elle
       valait, tout ce qu'elle méritait. Mais à l'idée de voir profaner ce
       talent si pur et si fortement nourri de la manne sacrée des vieux
       maîtres, il baissa la tête d'un air consterné, et répondit au comte:
     
       «Prenez-la donc, cette âme sans tache, cette intelligence sans
       souillure; jetez-la aux chiens, et livrez-la aux bêtes, puisque telle
       est la destinée du génie au temps où nous sommes.»
     
       Cette douleur à la fois sérieuse et comique donna au comte une idée du
       mérite de l'élève, par le prix qu'un maître si rigide y attachait.
     
       «Eh quoi, mon cher maestro, s'écria-t-il, est-ce là en effet votre
       opinion? La Consuelo est-elle un être aussi extraordinaire, aussi divin?
     
       --Vous l'entendrez, dit le Porpora d'un air résigné; et il répéta: C'est
       sa destinée!»
     
       Cependant le comte vint à bout de relever les esprits abattus du maître,
       en lui faisant espérer une réforme sérieuse dans le choix des opéras
       qu'il mettrait au répertoire de son théâtre. Il lui promit l'exclusion
       des mauvais ouvrages, aussitôt qu'il aurait expulsé la Corilla, sur le
       caprice de laquelle il rejeta leur admission et leur succès. Il fit même
       entendre adroitement qu'il serait très sobre de Hasse, et déclara que si
       le Porpora voulait écrire un opéra pour Consuelo, le jour où l'élève
       couvrirait son maître d'une double gloire en exprimant sa pensée dans le
       style qui lui convenait, ce jour serait celui du triomphe lyrique de San
       Samuel et le plus beau de la vie du comte.
     
       Le Porpora, vaincu, commença donc à se radoucir, et à désirer
       secrètement le début de son élève autant qu'il l'avait redouté jusque
       là, craignant de donner avec elle une nouvelle vogue aux ouvrages de son
       rival. Mais comme le comte lui exprimait ses inquiétudes sur la figure
       de Consuelo, il refusa de la lui faire entendre en particulier et à
       l'improviste.
     
       «Je ne vous dirai point, répondait-il à ses questions et à ses
       instances, que ce soit une beauté. Une fille aussi pauvrement vêtue, et
       timide comme doit l'être, en présence d'un seigneur et d'un juge de
       votre sorte, un enfant du peuple qui n'a jamais été l'objet de la
       moindre attention, ne saurait se passer d'un peu de toilette et de
       préparation. Et puis la Consuelo est de celles que l'expression du génie
       rehausse extraordinairement. Il faut la voir et l'entendre en même
       temps. Laissez-moi faire: si vous n'en êtes pas content, vous me la
       laisserez, et je trouverai bien moyen d'en faire une bonne religieuse,
       qui fera la gloire de l'école, en formant des élèves sous sa direction.»
     
       Tel était en effet l'avenir que jusque là le Porpora avait rêvé pour
       Consuelo.
     
       Quand il revit son élève, il lui annonça qu'elle aurait à être entendue
       et jugée par le comte. Mais comme elle lui eprima naïvement sa crainte
       d'être trouvée laide, il lui fit croire qu'elle ne serait point vue, et
       qu'elle chanterait derrière la tribune grillée de l'orgue, le comte
       assistant à l'office dans l'église. Seulement il lui recommanda de
       s'habiller décemment, parce qu'elle aurait à être présentée ensuite à ce
       seigneur; et, bien qu'il fût pauvre aussi, le noble maître, il lui donna
       quelque argent à cet effet. Consuelo, tout interdite, tout agitée,
       occupée pour la première fois du soin de sa personne, prépara donc à la
       hâte sa toilette et sa voix; elle essaya vite la dernière, et la
       trouvant si fraîche, si forte, si souple, elle répéta plus d'une fois à
       Anzoleto, qui l'écoutait avec émotion et ravissement: «Hélas! pourquoi
       faut-il donc quelque chose de plus à une cantatrice que de savoir
       chanter?»
     
     
     
     
       X.
     
     
       La veille du jour solennel, Anzoleto trouva la porte de Consuelo fermée
       au verrou, et, après qu'il eut attendu presque un quart d'heure sur
       l'escalier, il fut admis enfin à voir son amie revêtue de sa toilette de
       fête, dont elle avait voulu faire l'épreuve devant lui. Elle avait une
       jolie robe de toile de Perse à grandes fleurs, un fichu de dentelles, et
       de la poudre. Elle était si changée ainsi, qu'Anzoleto resta quelques
       instants incertain, ne sachant si elle avait gagné ou perdu à cette
       transformation. L'irrésolution que Consuelo lut dans ses yeux fut pour
       elle un coup de poignard.
     
       «Ah! tiens, s'écria-t-elle, je vois bien que je ne te plais pas ainsi. A
       qui donc semblerai-je supportable, si celui qui m'aime n'éprouve rien
       d'agréable en me regardant?
     
       --Attends donc un peu, répondit Anzoleto; d'abord je suis frappé de ta
       belle taille dans ce long corsage, et de ton air distingué sous ces
       dentelles. Tu portes à merveille les larges plis de ta jupe. Mais je
       regrette tes cheveux noirs ... du moins je le crois.... Mais c'est la
       tenue du peuple, et il faut que tu sois demain une signora.
     
       --Et pourquoi faut-il que je sois une signora? Moi, je hais cette poudre
       qui affadit, et qui vieillit les plus belles. J'ai l'air empruntée sous
       ces falbalas; en un mot, je me déplais ainsi, et je vois que tu es de
       mon avis. Tiens, j'ai été ce matin à la répétition, et j'ai vu la
       Clorinda qui essayait aussi une robe neuve. Elle était si pimpante, si
       brave, si belle (oh! celle-là est heureuse, et il ne faut pas la
       regarder deux fois pour s'assurer de sa beauté), que je me sens effrayée
       de paraître à côté d'elle devant le comte.
     
       --Sois tranquille, le comte l'a vue; mais il l'a entendue aussi.
     
       --Et elle a mal chanté?
     
       --Comme elle chante toujours.
     
       --Ah! mon ami, ces rivalités gâtent le coeur. Il y a quelque temps si la
       Clorinda, qui est une bonne fille malgré sa vanité, eût fait _fiasco_
       devant un juge, je l'aurais plainte du fond de l'âme, j'aurais partagé
       sa peine et son humiliation. Et voilà qu'aujourd'hui je me surprends à
       m'en réjouir! Lutter, envier, chercher à se détruire mutuellement; et
       tout cela pour un homme qu'on n'aime pas, qu'on ne connaît pas! Je me
       sens affreusement triste, mon cher amour, et il me semble que je suis
       aussi effrayée de l'idée de réussir que de celle d'échouer. Il me semble
       que notre bonheur prend fin, et que demain après l'épreuve, quelle
       qu'elle soit, je rentrerai dans cette pauvre chambre, tout autre que je
       n'y ai vécu jusqu'à présent.
     
       Deux grosses larmes roulèrent sur les joues de Consuelo.
     
       «Eh bien, tu vas pleurer, à présent? s'écria Anzoleto. Y songes-tu? tu
       vas ternir tes yeux et gonfler tes paupières? Tes yeux, Consuelo! ne va
       pas gâter tes yeux, qui sont ce que tu as de plus beau.
     
       --Ou de moins laid! dit-elle en essuyant ses larmes. Allons, quand on se
       donne au monde, on n'a même pas le droit de pleurer.»
     
       Son ami s'efforça de la consoler, mais elle fut amèrement triste tout le
       reste du jour; et le soir, lorsqu'elle se retrouva seule, elle ôta
       soigneusement sa poudre, décrêpa et lissa ses beaux cheveux d'ébène,
       essaya une petite robe de soie noire encore fraîche qu'elle mettait
       ordinairement le dimanche, et reprit confiance en elle-même en se
       retrouvant devant sa glace telle qu'elle se connaissait. Puis elle fit
       sa prière avec ferveur, songea à sa mère, s'attendrit, et s'endormit en
       pleurant. Lorsque Anzoleto vint la chercher le lendemain pour la
       conduire à l'église, il la trouva à son épinette, habillée et peignée
       comme tous les dimanches, et repassant son morceau d'épreuve.
     
       «Eh quoi! s'écria-t-il, pas encore coiffée, pas encore parée! L'heure
       approche. A quoi songes-tu, Consuelo?
     
       --Mon ami, répondit-elle avec résolution, je suis parée, je suis
       coiffée, je suis tranquille. Je veux rester ainsi. Ces belles robes ne
       me vont pas. Mes cheveux noirs te plaisent mieux que la poudre. Ce
       corsage ne gêne pas ma respiration. Ne me contredis pas: mon parti est
       pris. J'ai demandé à Dieu de m'inspirer, et à ma mère de veiller sur ma
       conduite. Dieu m'a inspiré d'être modeste et simple. Ma mère est venue
       me voir en rêve, et elle m'a dit ce qu'elle me disait toujours:
       Occupe-toi de bien chanter, la Providence fera le reste. Je l'ai vue qui
       prenait ma belle robe, mes dentelles et mes rubans, et qui les rangeait
       dans l'armoire; après quoi, elle a placé ma robe noire et ma mantille de
       mousseline blanche sur la chaise à côté de mon lit. Aussitôt que j'ai
       été éveillée, j'ai serré la toilette comme elle l'avait fait dans mon
       rêve, et j'ai mis la robe noire et la mantille: me voilà prête. Je me
       sens du courage depuis que j'ai renoncé à plaire par des moyens dont je
       ne sais pas me servir. Tiens, écoute ma voix, tout est là, vois-tu.»
     
       Elle fit un trait.
     
       «Juste ciel! nous sommes perdus! s'écria Anzoleto; ta voix est voilée,
       et tes yeux sont rouges. Tu as pleuré hier soir, Consuelo; voilà une
       belle affaire! Je te dis que nous sommes perdus, que tu es folle avec
       ton caprice de t'habiller de deuil un jour de fête; cela porte malheur
       et cela t'enlaidit. Et vite, et vite! reprends ta belle robe, pendant
       que j'irai t'acheter du rouge. Tu es pâle comme un spectre.»
     
       Une discussion assez vive s'éleva entre eux à ce sujet. Anzoleto fut un
       peu brutal. Le chagrin rentra dans l'âme de la pauvre fille; ses larmes
       coulèrent encore. Anzoleto s'en irrita davantage, et, au milieu du
       débat, l'heure sonna, l'heure fatale, le quart avant deux heures, juste
       le temps de courir à l'église, et d'y arriver en s'essoufflant. Anzoleto
       maudit le ciel par un jurement énergique. Consuelo, plus pâle et plus
       tremblante que l'étoile du matin qui se mire au sein des lagunes, se
       regarda une dernière fois dans sa petite glace brisée: puis se
       retournant, elle se jeta impétueusement dans les bras d'Anzoleto.
     
       «O mon ami, s'écria-t-elle, ne me gronde pas, ne me maudis pas.
       Embrasse-moi bien fort, au contraire, pour ôter à mes joues cette pâleur
       livide. Que ton baiser soit comme le feu de l'autel sur les lèvres
       d'Isaïe, et que Dieu ne nous punisse pas d'avoir douté de son secours!»
     
       Alors, elle jeta vivement sa mantille sur sa tête, prit ses cahiers, et,
       entraînant son amant consterné, elle courut aux Mendiant, où déjà la
       foule était rassemblée pour entendre la belle musique du Porpora.
       Anzoleto, plus mort que vif, alla joindre le comte, qui lui avait donné
       rendez-vous dans sa tribune; et Consuelo monta à celle de l'orgue, où
       les choeurs étaient déjà en rang de bataille et le professeur devant son
       pupitre. Consuelo ignorait que la tribune du comte était située de
       manière à ce qu'il vît beaucoup moins dans l'église que dans la tribune
       de l'orgue, que déjà il avait les yeux sur elle, et qu'il ne perdait pas
       un de ses mouvements.
     
       Mais il ne pouvait pas encore distinguer ses traits; car elle
       s'agenouilla en arrivant, cacha sa tête dans ses mains, et se mit à
       prier avec une dévotion ardente. Mon Dieu, disait-elle du fond de son
       coeur, tu sais que je ne te demande point de m'élever au-dessus de mes
       rivales pour les abaisser. Tu sais que je ne veux pas me donner au monde
       et aux arts profanes pour abandonner ton amour et m'égarer dans les
       sentiers du vice. Tu sais que l'orgueil n'enfle pas mon âme, et que
       c'est pour vivre avec celui que ma mère m'a permis d'aimer, pour ne m'en
       séparer jamais, pour assurer sa joie et son bonheur, que je te demande
       de me soutenir et d'ennoblir mon accent et ma pensée quand je chanterai
       tes louanges.
     
       Lorsque les premiers accords de l'orchestre appelèrent Consuelo à sa
       place, elle se releva lentement; sa mantille tomba sur ses épaules, et
       son visage apparut enfin aux spectateurs inquiets et impatients de la
       tribune voisine. Mais quelle miraculeuse transformation s'était opérée
       dans cette jeune fille tout à l'heure si blême et si abattue, si effarée
       par la fatigue et la crainte! Son large front semblait nager dans un
       fluide céleste, une molle langueur baignait encore les plans doux et
       nobles de sa figure sereine et généreuse. Son regard calme n'exprimait
       aucune de ces petites passions qui cherchent et convoitent les succès
       ordinaires. II y avait en elle quelque chose de grave, de mystérieux et
       de profond, qui commandait le respect et l'attendrissement.
     
       «Courage, ma fille, lui dit le professeur à voix basse; tu vas chanter
       la musique d'un grand maître, et ce maître est là qui t'écoute.
     
       --Qui, Marcello? dit Consuelo voyant le professeur déplier les psaumes
       de Marcello sur le pupitre.
     
       --Oui, Marcello, répondit le professeur. Chante comme à l'ordinaire,
       rien de plus, rien de moins, et ce sera bien.»
     
       En effet, Marcello, alors dans la dernière année de sa vie, était venu
       revoir une dernière fois Venise, sa patrie, dont il faisait la gloire
       comme compositeur, comme écrivain, et comme magistrat. Il avait été
       plein de courtoisie pour le Porpora, qui l'avait prié d'entendre son
       école, lui ménageant la surprise de faire chanter d'abord par Consuelo,
       qui le possédait parfaitement, son magnifique psaume: _I cieli immensi
       narrano_. Aucun morceau n'était mieux approprié à l'espèce d'exaltation
       religieuse où se trouvait en ce moment l'âme de cette noble fille.
       Aussitôt que les premières paroles de ce chant large et franc brillèrent
       devant ses yeux, elle se sentit transportée dans un autre monde.
       Oubliant le comte Zustiniani, les regards malveillants de ses rivales,
       et jusqu'à Anzoleto, elle ne songea qu'à Dieu et à Marcello, qui se
       plaçait dans sa pensée comme un interprète entre elle et ces cieux
       splendides dont elle avait à célébrer la gloire. Quel plus beau thème,
       en effet, et quelle plus grande idée!
     
     
       I cieli immensi narrano
       Del grande Iddio la gloria;
       Il firmamento lucido
       All'universo annunzia
       Quanto sieno mirabili
       Della sua destra le opere.
     
     
       Un feu divin monta à ses joues, et la flamme sacrée jaillit de ses
       grands yeux noirs, lorsqu'elle remplit la voûte de cette voix sans égale
       et de cet accent victorieux, pur, vraiment grandiose, qui ne peut sortir
       que d'une grande intelligence jointe à un grand coeur. Au bout de
       quelques mesures d'audition, un torrent de larmes délicieuses s'échappa
       des yeux de Marcello. Le comte, ne pouvant maîtriser son émotion,
       s'écria:
     
       «Par tout le sang du Christ, cette femme est belle! C'est sainte Cécile,
       sainte Thérèse, sainte Consuelo! c'est la poésie, c'est la musique,
       c'est la foi personnifiées!»
     
       Quant à Anzoleto, qui s'était levé et qui ne se soutenait plus sur ses
       jambes fléchissantes que grâce à ses mains crispées sur la grille de la
       tribune, il retomba suffoqué sur son siège, prêt à s'évanouir et comme
       ivre de joie et d'orgueil.
     
       Il fallut tout le respect dû au lieu saint pour que les nombreux
       dilettanti et la foule qui remplissait l'église n'éclatassent point en
       applaudissements frénétiques, comme s'ils eussent été au théâtre. Le
       comte n'eut pas la patience d'attendre la fin des offices pour passer à
       l'orgue, et pour exprimer son enthousiasme au Porpora et à Consuelo. Il
       fallut que, pendant la psalmodie des officiants, elle allât recevoir,
       dans la tribune du comte, les éloges et les remerciements de Marcello.
       Elle le trouva encore si ému qu'il pouvait à peine lui parler.
     
       «Ma fille, lui dit-il d'une voix entrecoupée, reçois les actions de
       grâce et les bénédictions d'un mourant. Tu viens de me faire oublier en
       un instant des années de souffrance mortelle. Il me semble qu'un miracle
       s'est opéré en moi, et que ce mal incessant, épouvantable, s'est dissipé
       pour toujours au son de ta voix. Si les anges de là-haut chantent comme
       toi, j'aspire à quitter la terre pour aller goûter une éternité des
       délices que tu viens de me faire connaître. Sois donc bénie, enfant, et
       que ton bonheur en ce monde réponde à tes mérites. J'ai entendu la
       Faustina, la Romanina, la Cuzzoni, toutes les plus grandes cantatrices
       de l'univers; elles ne te vont pas à la cheville. Il t'est réservé de
       faire entendre au monde ce que le monde n'a jamais entendu, et de lui
       faire sentir ce que nul homme n'a jamais senti.»
     
       La Consuelo, anéantie et comme brisée sous cet éloge magnifique, courba
       la tête, mit presque un genou en terre, et sans pouvoir dire un mot,
       porta à ses lèvres la main livide de l'illustre moribond; mais en se
       relevant, elle laissa tomber sur Anzoleto un regard qui semblait lui
       dire: Ingrat, tu ne m'avais pas devinée!
     
     
     
     
       XI.
     
     
       Durant le reste de l'office, Consuelo déploya une énergie et des
       ressources qui répondirent à toutes les objections qu'eût pu faire
       encore le comte Zustiniani. Elle conduisit, soutint et anima les
       choeurs, faisant tour à tour chaque partie et montrant ainsi l'étendue
       prodigieuse et les qualités diverses de sa voix, plus la force
       inépuisable de ses poumons, ou pour mieux dire la perfection de sa
       science; car qui sait chanter ne se fatigue pas, et Consuelo chantait
       avec aussi peu d'effort et de travail que les autres respirent. On
       entendait le timbre clair et plein de sa voix par-dessus les cent voix
       de ses compagnes, non qu'elle criât comme font les chanteurs sans âme et
       sans souffle, mais parce que son timbre était d'une pureté irréprochable
       et son accent d'une netteté parfaite. En outre elle sentait et elle
       comprenait jusqu'à la moindre intention de la musique qu'elle exprimait.
       Elle seule, en un mot, était une musicienne et un maître, au milieu de
       ce troupeau d'intelligences vulgaires, de voix fraîches et de volontés
       molles. Elle remplissait donc instinctivement et sans ostentation son
       rôle de puissance; et tant que les chants durèrent, elle imposa
       naturellement sa domination qu'on sentait nécessaire. Après qu'ils
       eurent cessé, les choristes lui en firent intérieurement un grief et un
       crime; et telle qui, en se sentant faiblir, l'avait interrogée et comme
       implorée du regard, s'attribua tous les éloges qui furent donnés en
       masse à l'école du Porpora. A ces éloges, le maître souriait sans rien
       dire; mais il regardait Consuelo, et Anzoleto comprenait fort bien.
     
       Après le salut et la bénédiction, les choristes prirent part à une
       collation friande que leur fit servir le comte dans un des parloirs du
       couvent. La grille séparait deux grandes tables en forme de demi-lune,
       mises en regard l'une de l'autre; une ouverture, mesurée sur la
       dimension d'un immense pâté, était ménagée au centre du grillage pour
       faire passer les plats, que le comte présentait lui-même avec grâce aux
       principales religieuses et aux élèves. Celles-ci, vêtues en béguines,
       venaient par douzaines s'asseoir alternativement aux places vacantes
       dans l'intérieur du cloître. La supérieure, assise tout près de la
       grille, se trouvait ainsi à la droite du comte placé dans la salle
       extérieure. Mais à la gauche de Zustiniani, une place restait vacante;
       Marcello, Porpora, le curé de la paroisse, les principaux prêtres qui
       avaient officié à la cérémonie, quelques patriciens dilettanti et
       administrateurs laïques de la Scuola; enfin le bel Anzoleto, avec son
       habit noir et l'épée au côté, remplissaient la table des séculiers. Les
       jeunes chanteuses étaient fort animées ordinairement en pareille
       occasion; le plaisir de la gourmandise, celui de converser avec des
       hommes, l'envie de plaire ou d'être tout au moins remarquées, leur
       donnaient beaucoup de babil et de vivacité. Mais ce jour-là le goûter
       fut triste et contraint. C'est que le projet du comte avait transpiré
       (quel secret peut tourner autour d'un couvent sans s'y infiltrer par
       quelque fente?) et que chacune de ces jeunes filles s'était flattée en
       secret d'être présentée par le Porpora pour succéder à la Corilla. Le
       professeur avait eu même la malice d'encourager les illusions de
       quelques-unes, soit pour les disposer à mieux chanter sa musique devant
       Marcello, soit pour se venger, par leur dépit futur, de tout celui
       qu'elles lui causaient aux leçons. Ce qu'il y a de certain, c'est que la
       Clorinda, qui n'était qu'externe à ce conservatoire, avait fait grande
       toilette pour ce jour-là, et s'attendait à prendre place à la droite du
       comte; mais quand elle vit cette _guenille_ de Consuelo, avec sa petite
       robe noire et son air tranquille, cette _laideron_ qu'elle affectait de
       mépriser, réputée désormais la seule musicienne et la seule beauté de
       l'école, s'asseoir entre le comte et Marcello, elle devint laide de
       colère, laide comme Consuelo ne l'avait jamais été, comme le deviendrait
       Vénus en personne, agitée par un sentiment bas et méchant. Anzoleto
       l'examinait attentivement, et, triomphant de sa victoire, il s'assit
       auprès d'elle, et l'accabla de fadeurs railleuses qu'elle n'eût pas
       l'esprit de comprendre et qui la consolèrent bientôt. Elle s'imagina
       qu'elle se vengeait de sa rivale en fixant l'attention de son fiancé, et
       elle n'épargna rien pour l'enivrer de ses charmes. Mais elle était trop
       bornée et l'amant de Consuelo avait trop de finesse pour que cette lutte
       inégale ne la couvrît pas de ridicule.
     
       Cependant le comte Zustiniani, en causant avec Consuelo, s'émerveillait
       de lui trouver autant de tact, de bon sens et de charme dans la
       conversation, qu'il lui avait trouvé de talent et de puissance à
       l'église. Quoiqu'elle fût absolument dépourvue de coquetterie, elle
       avait dans ses manières une franchise enjouée et une bonhomie confiante
       qui inspirait je ne sais quelle sympathie soudaine, irrésistible. Quand
       le goûter fut fini, il l'engagea à venir prendre le frais du soir, dans
       sa gondole avec ses amis. Marcello en fut dispensé, à cause du mauvais
       état de sa santé. Mais le Porpora, le comte Barberigo, et plusieurs
       autres patriciens acceptèrent. Anzoleto fut admis. Consuelo, qui se
       sentait un peu troublée d'être seule avec tant d'hommes, pria tout bas
       le comte de vouloir bien inviter la Clorinda, et Zustiniani, qui ne
       comprenait pas le badinage d'Anzoleto avec cette pauvre fille, ne fut
       pas fâché de le voir occupé d'une autre que de sa fiancée. Ce noble
       comte, grâce à la légèreté de son caractère, grâce à sa belle figure, à
       son opulence, à son théâtre, et aussi aux moeurs faciles du pays et de
       l'époque, ne manquait pas d'une bonne dose de fatuité. Animé, par le vin
       dé Grèce et l'enthousiasme musical, impatient de se venger de _sa
       perfide_ Corilla, il n'imagina rien de plus naturel que de faire la cour
       à Consuelo; et, s'asseyant près d'elle dans la gondole, tandis qu'il
       avait arrangé chacun de manière à ce que l'autre couple de jeunes gens se
       trouvât à l'extrémité opposée, il commença à couver du regard sa nouvelle
       proie d'une façon fort significative. La bonne Consuelo n'y comprit
       pourtant rien du tout. Sa candeur et sa loyauté se seraient refusées à
       supposer que le protecteur de son ami pût avoir de si méchants desseins;
       mais sa modestie habituelle, que n'altérait en rien le triomphe éclatant
       de la journée, ne lui permit pas même de croire de tels desseins
       possibles. Elle s'obstina à respecter dans son coeur le seigneur illustre
       qui l'adoptait avec Anzoleto, et à s'amuser ingénument d'une partie de
       plaisir où elle n'entendait pas malice.
     
       Tant de calme et de bonne foi surprirent le comte, au point qu'il resta
       incertain si c'était l'abandon joyeux d'une âme sans résistance ou la
       stupidité d'une innocence parfaite. A dix-huit ans, cependant, une fille
       en sait bien long, en Italie, je veux dire _en savait_, il y a cent ans
       surtout, avec un _ami_ comme Anzoleto. Toute vraisemblance était donc en
       faveur des espérances du comte. Et cependant, chaque fois qu'il prenait
       la main de sa protégée, ou qu'il avançait un bras pour entourer sa
       taille, une crainte indéfinissable l'arrêtait aussitôt, et il éprouvait
       un sentiment d'incertitude et presque de respect dont il ne pouvait se
       rendre compte.
     
       Barberigo trouvait aussi la Consuelo fort séduisante dans sa simplicité;
       et il eût volontiers élevé des prétentions du même genre que celle du
       comte, s'il n'eût cru fort délicat de sa part de ne pas contrarier les
       projets de son ami. «A tout seigneur tout honneur, se disait-il en
       voyant nager les yeux de Zustiniani dans une atmosphère d'enivrement
       voluptueux. Mon tour viendra plus tard.» En attendant, comme le jeune
       Barberigo n'était pas trop habitué à contempler les étoiles dans une
       promenade avec des femmes, il se demanda de quel droit ce petit drôle
       d'Anzoleto accaparait la blonde Clorinda, et, se rapprochant d'elle, il
       essaya de faire comprendre au jeune ténor que son rôle serait plutôt de
       prendre la rame que de courtiser la donzelle. Anzoleto n'était pas assez
       bien élevé, malgré sa pénétration merveilleuse, pour comprendre au
       premier mot. D'ailleurs il était d'un orgueil voisin de l'insolence avec
       les patriciens. Il les détestait cordialement, et sa souplesse avec eux
       n'était qu'une fourberie pleine de mépris intérieur. Barberigo, voyant
       qu'il se faisait un plaisir de le contrarier, s'avisa d'une vengeance
       cruelle.
     
       «Parbleu, dit-il bien haut à la Clorinda, voyez donc le succès de votre
       amie Consuelo! Où s'arrêtera-t-elle aujourd'hui? Non contente de faire
       fureur dans toute la ville par la beauté de son chant, la voilà qui fait
       tourner la tête à notre pauvre comte, par le feu de ses oeillades. Il en
       deviendra fou, s'il ne l'est déjà, et voilà les affaires de madame
       Corilla tout à fait gâtées.
     
       --Oh! il n'y a rien à craindre! répliqua la Clorinda d'un air sournois.
       Consuelo est éprise d'Anzoleto, que voici; elle est sa fiancée, ils
       brûlent l'un pour l'autre depuis je ne sais combien d'années.
     
       --Je ne sais combien d'années d'amour peuvent être oubliées en un clin
       d'oeil, reprit Barberigo, surtout quand les yeux de Zustiniani se mêlent
       de décocher le trait mortel. Ne le pensez-vous pas aussi, belle
       Clorinda?»
     
       Anzoleto ne supporta pas longtemps ce persiflage. Mille serpents se
       glissaient déjà dans son coeur. Jusque là il n'avait eu ni soupçon ni
       souci de rien de pareil: il s'était livré en aveugle à la joie de voir
       triompher son amie; et c'était autant pour donner à son transport une
       contenance, que pour goûter un raffinement de vanité, qu'il s'amusait
       depuis deux heures à railler la victime de cette journée enivrante.
       Après quelques quolibets échangés avec Barberigo, il feignit de prendre
       intérêt à la discussion musicale que le Porpora soutenait sur le milieu
       de la barque avec les autres promeneurs; et, s'éloignant peu à peu d'une
       place qu'il n'avait plus envie de disputer, il se glissa dans l'ombre
       jusqu'à la proue. Dès le premier essai qu'il fit pour rompre le
       tête-à-tête du comte avec sa fiancée, il vit bien que Zustiniani goûtait
       peu cette diversion; car il lui répondit avec froideur et même avec
       sécheresse. Enfin, après plusieurs questions oiseuses mal accueillies,
       il lui fut conseillé d'aller écouter les choses profondes et savantes
       que le grand Porpora disait sur le contre-point.
     
       «Le grand Porpora n'est pas mon maître, répondit Anzoleto d'un ton badin
       qui dissimulait sa rage intérieure aussi bien que possible; il est celui
       de Consuelo; et s'il plaisait à votre chère et bien-aimée seigneurie,
       ajouta-t-il tout bas en se courbant auprès du comte d'un air insinuant
       et caressant, que ma pauvre Consuelo ne prît pas d'autres leçons que
       celles de son vieux professeur ...
     
       --Cher et bien-aimé Zoto, répondit le comte d'un ton caressant, plein
       d'une malice profonde, j'ai un mot à vous dire à l'oreille;» et, se
       penchant vers lui, il ajouta: «Votre fiancée a dû recevoir de vous des
       leçons de vertu qui la rendront invulnérable! Mais si j'avais quelque
       prétention à lui en donner d'autres, j'aurais le droit de l'essayer au
       moins pendant une soirée.»
     
       Anzoleto se sentit froid de la tête aux pieds.
     
       «Votre gracieuse seigneurie daignera-t-elle s'expliquer? dit-il d'une
       voix étouffée.
     
       --Ce sera bientôt fait, mon gracieux ami, répondit le comte d'une voix
       claire: _gondole pour gondole_.»
     
       Anzoleto fut terrifié en voyant que le comte avait découvert son
       tête-à-tête avec la Corilla. Cette folle et audacieuse fille s'en était
       vantée à Zustiniani dans une terrible querelle fort violente qu'ils
       avaient eue ensemble. Le coupable essaya vainement de faire l'étonné.
     
       «Allez donc écouter ce que dit le Porpora sur les principes de l'école
       napolitaine, reprit le comte. Vous viendrez me le répéter, cela
       m'intéresse beaucoup.
     
       --Je m'en aperçois, excellence, répondit Anzoleto furieux et prêt à se
       perdre.
     
       --Eh bien! tu n'y vas pas? dit l'innocente Consuelo, étonnée de son
       hésitation. J'y vais, moi, seigneur comte. Vous verrez que je suis votre
       servante.» Et avant que le comte pût la retenir, elle avait franchi d'un
       bond léger la banquette qui la séparait de son vieux maître, et s'était
       assise sur ses talons à côté de lui.
     
       Le comte, voyant que ses affaires n'étaient pas fort avancées auprès
       d'elle, jugea nécessaire de dissimuler.
     
       «Anzoleto, dit-il en souriant et en tirant l'oreille de son protégé un
       peu fort, ici se bornera ma vengeance. Elle n'a pas été aussi loin à
       beaucoup près que votre délit. Mais aussi je ne fais pas de comparaison
       entre le plaisir d'entretenir honnêtement votre maîtresse un quart
       d'heure en présence de dix personnes, et celui que vous avez goûté tête
       à tête avec la mienne dans une gondole bien fermée.
     
       --Seigneur comte, s'écria Anzoleto, violemment agité, je proteste sur
       mon honneur....
     
       --Où est-il, votre honneur? reprit le comte, est-il dans votre oreille
       gauche?» Et en même temps il menaçait cette malheureuse oreille d'une
       leçon pareille à celle que l'autre venait de recevoir.
     
       «Accordez-vous donc assez peu de finesse à votre protégé, dit Anzoleto,
       reprenant sa présence d'esprit, pour ne pas savoir qu'il n'aurait jamais
       commis une pareille balourdise?
     
       --Commise ou non, répondit sèchement le comte, c'est la chose du monde
       la plus indifférente pour moi en ce moment.» Et il alla s'asseoir auprès
       de Consuelo.
     
     
     
     
       XII.
     
     
       La dissertation musicale se prolongea jusque dans le salon du palais
       Zustiniani, où l'on rentra vers minuit pour prendre le chocolat et les
       sorbets. Du technique de l'art on était passé au style, aux idées, aux
       formes anciennes et modernes, enfin à l'expression, et de là aux
       artistes, et à leurs différentes manières de sentir et d'exprimer. Le
       Porpora parlait avec admiration de son maître Scarlatti, le premier qui
       eût imprimé un caractère pathétique aux compositions religieuses. Mais
       il s'arrêtait là, et ne voulait pas que la musique sacrée empiétât sur
       le domaine du profane en se permettant les ornements, les traits et les
       roulades.
     
       «Est-ce donc, lui dit Anzoleto, que votre seigneurie réprouve ces traits
       et ces ornements difficiles qui ont cependant fait le succès et la
       célébrité de son illustre élève Farinelli?
     
       --Je ne les réprouve qu'à l'église, répondit le maestro. Je les approuve
       au théâtre; mais je les veux à leur place, et surtout j'en proscris
       l'abus. Je les veux d'un goût pur, sobres, ingénieux, élégants, et, dans
       leurs modulations, appropriés non-seulement au sujet qu'on traite, mais
       encore au personnage qu'on représente, à la passion qu'on exprime, et à
       la situation où se trouve le personnage. Les nymphes et les bergères
       peuvent roucouler comme les oiseaux, ou cadencer leurs accents comme le
       murmure des fontaines; mais Médée ou Didon ne peuvent que sangloter ou
       rugir comme la lionne blessée. La coquette peut charger d'ornements
       capricieux et recherchés ses folles cavatines. La Corilla excelle en ce
       genre: mais qu'elle veuille exprimer les émotions profondes, les grandes
       passions, elle reste au-dessous de son rôle; et c'est en vain qu'elle
       s'agite, c'est en vain qu'elle gonfle sa voix et son sein: un trait
       déplacé, une roulade absurde, viennent changer en un instant en ridicule
       parodie ce sublime qu'elle croyait atteindre. Vous avez tous entendu la
       Faustina Pordoni, aujourd'hui madame Hasse. En de certains rôles
       appropriés à ses qualités brillantes, elle n'avait, point de rivale.
       Mais que la Cuzzoni vînt, avec son sentiment pur et profond, faire
       parler la douleur, la prière, ou la tendresse, les larmes qu'elle vous
       arrachait effaçaient en un instant de vos coeurs le souvenir de toutes
       les merveilles que la Faustina avait prodiguées à vos sens. C'est qu'il
       y a le talent de la matière, et le génie de l'âme. Il y a ce qui amuse,
       et ce qui émeut; ce qui étonne et ce qui ravit. Je sais fort bien que
       les tours de force sont en faveur; mais quant à moi, si je les ai
       enseignés à mes élèves comme des accessoires utiles, je suis presque à
       m'en repentir, lorsque je vois la plupart d'entre eux en abuser, et
       sacrifier le nécessaire au superflu, l'attendrissement durable de
       l'auditoire aux cris de surprise et aux trépignements d'un plaisir
       fiévreux et passager.»
     
       Personne ne combattait cette conclusion éternellement vraie dans tous
       les arts, et qui sera toujours appliquée à leurs diverses manifestations
       par les âmes élevées. Cependant le comte, qui était curieux de savoir
       comment Consuelo chanterait la musique profane, feignit de contredire un
       peu l'austérité des principes du Porpora; mais voyant que la modeste
       fille, au lieu de réfuter ses hérésies, tournait toujours ses yeux vers
       son vieux maître, comme pour lui demander de répondre victorieusement,
       il prit le parti de s'attaquer directement à elle-même, et de lui
       demander si elle entendait chanter sur la scène avec autant de sagesse
       et de pureté qu'à l'église.
     
       «Je ne crois pas, répondit-elle avec une humilité sincère, que j'y
       trouve les même inspirations, et je crains d'y valoir beaucoup moins.
     
       --Cette réponse modeste et spirituelle me rassure, dit le comte, je suis
       certain que vous vous inspirerez assez de la présence d'un public
       ardent, curieux, un peu gâté, je l'avoue, pour condescendre à étudier
       ces difficultés brillantes dont chaque jour il se montre plus avide.
     
       --Étudier! dit le Porpora avec un sourire plein de finesse.
     
       --Étudier! s'écria Anzoleto avec un dédain superbe.
     
       --Oui sans doute, étudier, reprit Consuelo avec sa douceur accoutumée.
       Quoique je me sois exercée quelquefois à ce genre de travail, je ne
       pense pas encore être capable de rivaliser avec les illustres chanteuses
       qui ont paru sur notre scène....
     
       --Tu mens! s'écria Anzoleto tout animé. Monseigneur, elle ment!
       faites-lui chanter les airs les plus ornés et les plus difficiles du
       répertoire, vous verrez ce qu'elle sait faire.
     
       --Si je ne craignais pas qu'elle fût fatiguée ...» dit le comte, dont les
       yeux pétillaient déjà d'impatience et de désir.
     
       Consuelo tourna les siens naïvement vers le Porpora, comme pour prendre
       ses ordres.
     
       «Au fait, dit celui-ci, comme elle ne se fatigue pas pour si peu, et
       comme nous sommes ici en petite et excellente compagnie, on pourrait
       examiner son talent sur toutes les faces. Voyons, seigneur comte,
       choisissez un air, et accompagnez-la vous-même au clavecin.
     
       --L'émotion que sa voix et sa présence me causent, répondit Zustiniani,
       me feraient faire de fausses notes. Pourquoi pas vous, mon maître?
     
       --Je voudrais la regarder chanter, dit le Porpora; car entre nous soit
       dit, je l'ai toujours entendue sans jamais songer à la voir. Il faut que
       je sache comment elle se tient, ce qu'elle fait de sa bouche et de ses
       yeux. Allons, lève-toi, ma fille; c'est pour moi aussi que l'épreuve va
       être tentée.
     
       --Ce sera donc moi qui l'accompagnerai, dit Anzoleto en s'asseyant au
       clavecin.
     
       --Vous allez m'intimider trop, mon maître, dit Consuelo à Porpora.
     
       --La timidité n'appartient qu'à la sottise, répondit le maître.
       Quiconque se sent pénétré d'un amour vrai pour son art ne peut rien
       craindre. Si tu trembles, tu n'as que de la vanité; si tu perds tes
       moyens, tu n'en as que de factices; et s'il en est ainsi, je suis là
       pour dire tout le premier: La Consuelo n'est bonne à rien!»
     
       Et sans s'inquiéter de l'effet désastreux que pouvaient produire des
       encouragements aussi tendres, le professeur mit ses lunettes, arrangea
       sa chaise bien en face de son élève, et commença à battre la mesure sur
       la queue du clavecin pour donner le vrai mouvement à la ritournelle. On
       avait choisi un air brillant, bizarre et difficile, tiré d'un opéra
       bouffe de Galuppi, _la Diavolessa_, afin de prendre tout à coup le genre
       le plus différent de celui où Consuelo avait triomphé le matin. La jeune
       fille avait une si prodigieuse facilité qu'elle était arrivée, presque
       sans études, à faire faire, en se jouant, tous les tours de force alors
       connus, à sa voix souple et puissante. Le Porpora lui avait recommandé
       de faire ces exercices, et, de temps en temps, les lui avait fait
       répéter pour s'assurer qu'elle ne les négligeait pas. Mais il n'y avait
       jamais donné assez de temps et d'attention pour savoir ce dont
       l'étonnante élève était capable en ce genre. Pour se venger de la
       rudesse qu'il venait de lui montrer, Consuelo eut l'espièglerie de
       surcharger l'air extravagant de _la Diavolessa_ d'une multitude
       d'ornements et de traits regardés jusque là comme impossibles, et
       qu'elle improvisa aussi tranquillement que si elle les eût notés et
       étudiés avec soin. Ces ornements furent si savants de modulations, d'un
       caractère si énergique, si infernal, et mêlés, au milieu de leur plus
       impétueuse gaîté, d'accents si lugubres, qu'un frisson de terreur vint
       traverser l'enthousiasme de l'auditoire, et que le Porpora, se levant
       tout à coup, s'écria avec force:
     
       «C'est toi qui es le diable en personne!»
     
       Consuelo finit son air par un crescendo de force qui enleva les cris
       d'admiration, tandis qu'elle se rasseyait sur sa chaise en éclatant de
       rire.
     
       «Méchante fille! dit le Porpora, tu m'as joué un tour pendable. Tu t'es
       moquée de moi. Tu m'as caché la moitié de tes études et de tes
       ressources. Je n'avais plus rien à t'enseigner depuis longtemps, et tu
       prenais mes leçons par hypocrisie, peut-être pour me ravir tous les
       secrets de la composition et de l'enseignement, afin de me surpasser en
       toutes choses, et de me faire passer ensuite pour un vieux pédant!
     
       --Mon maître, répondit Consuelo, je n'ai pas fait autre chose qu'imiter
       votre malice envers l'empereur Charles. Ne m'avez-vous pas raconté cette
       aventure? comme quoi Sa Majesté Impériale n'aimait pas les trilles, et
       vous avait fait défense d'en introduire un seul dans votre oratorio, et
       comme quoi, ayant scrupuleusement respecté sa défense jusqu'à la fin de
       l'oeuvre, vous lui aviez donné un divertissement de bon goût à la fugue
       finale en la commençant par quatre trilles ascendantes, répétées ensuite
       à l'infini, dans le _stretto_ par toutes les parties? Vous avez fait ce
       soir le procès à l'abus des ornements, et puis vous m'avez ordonné d'en
       faire. J'en ai fait trop, afin de vous prouver que moi aussi je puis
       outrer un travers dont je veux bien me laisser accuser.
     
       --Je te dis que tu es le diable, reprit le Porpora. Maintenant
       chante-nous quelque chose d'humain, et chante-le comme tu l'entendras;
       car je vois bien que je ne puis plus être ton maître.
     
       --Vous serez toujours mon maître respecté et bien-aimé, s'écria-t-elle
       en se jetant à son cou et en le serrant à l'étouffer; c'est à vous que
       je dois mon pain et mon instruction depuis dix ans. O mon maître! on dit
       que vous avez fait des ingrats: que Dieu me retire à l'instant même
       l'amour et la voix, si je porte dans mon coeur le poison de l'orgueil et
       de l'ingratitude!»
     
       Le Porpora devint pâle, balbutia quelques mots, et déposa un baiser
       paternel sur le front de son élève: mais il y laissa une larme; et
       Consuelo, qui n'osa l'essuyer, sentit sécher lentement sur son front
       cette larme froide et douloureuse de la vieillesse abandonnée et du
       génie malheureux. Elle en ressentit une émotion profonde et comme une
       terreur religieuse qui éclipsa toute sa gaîté et éteignit toute sa verve
       pour le reste de la soirée. Une heure après, quand on eut épuisé autour
       d'elle et pour elle toutes les formules de l'admiration, de la surprise
       et du ravissement, sans pouvoir la distraire de sa mélancolie, on lui
       demanda un spécimen de son talent dramatique. Elle chanta un grand air
       de Jomelli dans l'opéra de _Didon abandonnée_; jamais elle n'avait mieux
       senti le besoin d'exhaler sa tristesse; elle fut sublime de pathétique,
       de simplicité, de grandeur, et belle de visage plus encore qu'elle ne
       l'avait été à l'église. Son teint s'était animé d'un peu de fièvre, ses
       yeux lançaient de sombres éclairs; ce n'était plus une sainte, c'était
       mieux encore, c'était une femme dévorée d'amour. Le comte, son ami
       Barberigo, Anzoleto, tous les auditeurs, et, je crois, le vieux Porpora
       lui-même, faillirent en perdre l'esprit. La Clorinda suffoqua de
       désespoir. Consuelo, à qui le comte déclara que, dès le lendemain, son
       engagement serait dressé et signé, le pria de lui promettre une grâce
       secondaire, et de lui engager sa parole à la manière des anciens
       chevaliers, sans savoir de quoi il s'agissait. Il le fit, et l'on se
       sépara, brisé de cette émotion délicieuse que procurent les grandes
       choses, et qu'imposent les grandes intelligences.
     
     
     
     
       XIII.
     
     
       Pendant que Consuelo avait remporté tous ces triomphes, Anzoleto avait
       vécu si complètement en elle, qu'il s'était oublié lui-même. Cependant
       lorsque le comte, en les congédiant, signifia l'engagement de sa fiancée
       sans lui dire un mot du sien, il remarqua la froideur avec laquelle il
       avait été traité par lui, durant ces dernières heures; et la crainte
       d'être perdu sans retour dans son esprit empoisonna toute sa joie. Il
       lui vint dans la pensée de laisser Consuelo sur l'escalier, au bras du
       Porpora, et de courir se jeter aux pieds de son protecteur; mais comme
       en cet instant il le haïssait, il faut dire à sa louange qu'il résista à
       la tentation de s'aller humilier devant lui. Comme il prenait congé du
       Porpora, et se disposait à courir le long du canal avec Consuelo, le
       gondolier du comte l'arrêta, et lui dit que, par les ordres de son
       maître, la gondole attendait la signora Consuelo pour la reconduire. Une
       sueur froide lui vint au front.
     
       «La signora est habituée à cheminer sur ses jambes, répondit-il avec
       violence. Elle est fort obligée au comte de ses gracieusetés.
     
       --De quel droit refusez-vous pour elle?» dit le comte qui était sur ses
       talons.»
     
       Anzoleto se retourna, et le vit, non la tête nue comme un homme qui
       reconduit son monde, mais le manteau sur l'épaule, son épée dans une
       main et son chapeau dans l'autre, comme un homme qui va courir les
       aventures nocturnes. Anzoleto ressentit un tel accès de fureur qu'il eut
       la pensée de lui enfoncer entre les côtes ce couteau mince et affilé
       qu'un Vénitien homme du peuple cache toujours dans quelque poche
       invisible de son ajustement.
     
       «J'espère, Madame, dit le comte à Consuelo d'un ton ferme, que vous ne
       me ferez pas l'affront de refuser ma gondole pour vous reconduire, et le
       chagrin de ne pas vous appuyer sur mon bras pour y entrer.»
     
       Consuelo, toujours confiante, et ne devinant rien de ce qui se passait
       autour d'elle, accepta, remercia, et abandonnant son joli coude arrondi
       à la main du comte, elle sauta dans la gondole sans cérémonie. Alors un
       dialogue muet, mais énergique, s'établit entre le comte et Anzoleto. Le
       comte avait un pied sur la rive, un pied sur la barque, et de l'oeil
       toisait Anzoleto, qui, debout sur la dernière marche du perron, le
       toisait aussi, mais d'un air farouche, la main cachée dans sa poitrine,
       et serrant le manche de son couteau. Un mouvement de plus vers la
       barque, et le comte était perdu. Ce qu'il y eut de plus vénitien dans
       cette scène rapide et silencieuse, c'est que les deux rivaux
       s'observèrent sans hâter de part ni d'autre une catastrophe imminente.
       Le comte n'avait d'autre intention que celle de torturer son rival par
       une irrésolution apparente, et il le fit à loisir, quoiqu'il vît fort
       bien et comprît encore mieux le geste d'Anzoleto, prêt à le poignarder.
       De son côté, Anzoleto eut la force d'attendre sans se trahir
       officiellement qu'il plût au comte d'achever sa plaisanterie féroce, ou
       de renoncer à la vie. Ceci dura deux minutes qui lui semblèrent un
       siècle, et que le comte supporta avec un mépris stoïque; après quoi il
       fit une profonde révérence à Consuelo, et se tournant vers son protégé:
     
       «Je vous permets, lui dit-il, de monter aussi dans ma gondole; à
       l'avenir vous saurez comment se conduit un galant homme.»
     
       Et il se recula pour faire passer Anzoleto dans sa barque. Puis il donna
       aux gondoliers l'ordre de ramer vers la Corte-Minelli, et il resta
       debout sur la rive, immobile comme une statue. Il semblait attendre de
       pied ferme une nouvelle velléité de meurtre de la part de son rival
       humilié.
     
       «Comment donc le comte sait-il où tu demeures? fut le premier mot
       qu'Anzoleto adressa à son amie dès qu'ils eurent perdu de vue le palais
       Zustiniani.
     
       --Parce que je le lui ai dit, repartit Consuelo.
     
       --Et pourquoi le lui as-tu dit?
     
       --Parce qu'il me l'a demandé.
     
       --Tu ne devines donc pas du tout pourquoi il voulait le savoir?
     
       --Apparemment pour me faire reconduire.
     
       --Tu crois que c'est là tout? Tu crois qu'il ne viendra pas te voir?
     
       --Venir me voir? Quelle folie! Dans une aussi misérable demeure? Ce
       serait un excès de politesse de sa part que je ne désire pas du tout.
     
       --Tu fais bien de ne pas le désirer, Consuelo; car un excès de honte
       serait peut-être pour toi le résultat de cet excès d'honneur!
     
       --De la honte? Et pourquoi de la honte à moi? Vraiment je ne comprends
       rien à tes discours ce soir, cher Anzoleto, et je te trouve singulier de
       me parler de choses que je n'entends point, au lieu de me dire la joie
       que tu éprouves du succès inespéré et incroyable de notre journée.
     
       --Inespéré, en effet, répondit Anzoleto avec amertume.
     
       --Il me semblait qu'à vêpres, et ce soir pendant qu'on m'applaudissait,
       tu étais plus enivré que moi! Tu me regardais avec des yeux si
       passionnés, et je goûtais si bien mon bonheur en le voyant reflété sur
       ton visage! Mais depuis quelques instants te voilà sombre et bizarre
       comme tu l'es quelquefois quand nous manquons de pain ou quand notre
       avenir paraît incertain et fâcheux.
     
       --Et maintenant, tu veux que je me réjouisse de l'avenir? Il est
       possible qu'il ne soit pas incertain, en effet; mais à coup sûr il n'a
       rien de divertissant pour moi!
     
       --Que te faut-il donc de plus? Il y a à peine huit jours que tu as
       débuté chez le comte, tu as eu un succès d'enthousiasme....
     
       --Mon succès auprès du comte est fort éclipsé par le tien; ma chère. Tu
       le sais de reste.
     
       --J'espère bien que non. D'ailleurs, quand cela serait, nous ne pouvons
       pas être jaloux l'un de l'autre.»
     
       Cette parole ingénue, dite avec un accent de tendresse et de vérité
       irrésistible, fit rentrer le calme dans l'âme d'Anzoleto.
     
       «Oh! tu as raison, dit-il en serrant sa fiancée dans ses bras, nous ne
       pouvons pas être jaloux l'un de l'autre; car nous ne pouvons pas nous
       tromper.»
     
       Mais en même temps qu'il prononça ces derniers mots, il se rappela avec
       remords son commencement d'aventure avec la Corilla, et il lui vint
       subitement dans l'idée, que le comte, pour achever de l'en punir, ne
       manquerait pas de le dévoiler à Consuelo, le jour où il croirait ses
       espérances tant soit peu encouragées par elle. Il retomba dans une morne
       rêverie, et Consuelo devint pensive aussi.
     
       «Pourquoi, lui dit-elle après un instant de silence, dis-tu que nous ne
       pouvons pas nous tromper? A coup sûr, c'est une grande vérité; mais à
       quel propos cela t'est-il venu?
     
       --Tiens, ne parlons plus dans cette gondole, répondit Anzoleto à voix
       basse; je crains qu'on n'écoute nos paroles, et qu'on ne les rapporte au
       comte. Cette couverture de soie et de velours est bien mince, et ces
       barcarolles de palais ont les oreilles quatre fois plus larges et plus
       profondes que nos barcarolles de place.--Laisse-moi monter avec toi
       dans ta chambre, lui dit-il lorsqu'on les eut déposés sur la rive, à
       l'entrée de la Corte-Minelli.
     
       --Tu sais que c'est contraire à nos habitudes et à nos conventions, lui
       répondit-elle.
     
       --Oh! ne me refuse pas cela, s'écria Anzoleto, tu me mettrais le
       désespoir et la fureur dans l'âme.»
     
       Effrayée de son accent et de ses paroles, Consuelo n'osa refuser; et
       quand elle eut allumé sa lampe et tiré ses rideaux, le voyant sombre et
       comme perdu dans ses pensées, elle entoura de ses bras le cou de son
       fiancé:
     
       «Comme tu me parais malheureux et inquiet ce soir! lui dit-elle
       tristement. Que se passe-t-il donc en toi?
     
       --Tu ne le sais pas, Consuelo? tu ne t'en doutes pas?
     
       --Non! sur mon âme!
     
       --Jure-le; que tu ne devines pas! Jure-le sur l'âme de ta mère, et sur
       ton Christ que tu pries tous les matins et tous les soirs.
     
       --Oh! je te le jure, sur mon Christ et sur l'âme de ma mère.
     
       --Et sur notre amour?
     
       --Sur notre amour et sur notre salut éternel!
     
       --Je te crois, Consuelo; car ce serait la première fois de ta vie que tu
       ferais un mensonge.
     
       --Et maintenant m'expliqueras-tu ...?
     
       --Je ne t'expliquerai rien. Peut-être faudra-t-il bientôt que je me
       fasse comprendre.... Ah! quand ce moment sera venu, tu ne m'auras déjà
       que trop compris. Malheur! malheur à nous deux le jour où tu sauras ce
       que je souffre maintenant!
     
       --O mon Dieu, de quel affreux malheur sommes-nous donc menacés? Hélas!
       c'est donc sous le coup de je ne sais quelle malédiction que nous
       devions rentrer dans cette pauvre chambre, où nous n'avions eu jusqu'à
       présent aucun secret l'un pour l'autre! Quelque chose me disait bien,
       quand je suis sortie ce matin, que j'y rentrerais la mort dans l'âme.
       Qu'ai-je donc fait pour ne pas jouir d'un jour qui semblait si beau?
       N'ai-je pas prié Dieu ardemment et sincèrement? N'ai-je pas éloigné de
       moi toute pensée d'orgueil? N'ai-je pas chanté le mieux qu'il m'a été
       possible? N'ai-je pas souffert de l'humiliation de la Clorinda? N'ai-je
       pas obtenu du comte, sans qu'il s'en doutât et sans qu'il puisse se
       dédire, la promesse qu'elle serait engagée comme _seconda donna_ avec
       nous? Qu'ai-je donc fait de mal, encore une fois, pour souffrir les
       douleurs que tu m'annonces, et que je ressens déjà, puisque, toi, tu les
       éprouves?
     
       --En vérité, Consuelo, tu as eu la pensée de faire engager la Clorinda?
     
       --J'y suis résolue, si le comte est un homme de parole. Cette pauvre
       fille a toujours rêvé le théâtre, elle n'a pas d'autre existence devant
       elle.
     
       --Et tu crois que le comte renverra la Rosalba, qui sait quelque chose,
       pour la Clorinda, qui ne sait rien?
     
       --La Rosalba suivra la fortune de sa soeur Corilla, et quant à la
       Clorinda, nous lui donnerons des leçons, nous lui apprendrons à tirer le
       meilleur parti de sa voix, qui est jolie. Le public sera indulgent pour
       une aussi belle fille. D'ailleurs, quand même je n'obtiendrais son
       admission que comme troisième femme, ce serait toujours une admission,
       un début dans la carrière, un commencement d'existence.
     
       --Tu es une sainte, Consuelo. Tu ne vois pas que cette pécore, en
       acceptant tes bienfaits, et quoiqu'elle dût s'estimer trop heureuse
       d'être troisième ou quatrième femme, ne te pardonnera jamais d'être la
       première?
     
       --Qu'importe son ingratitude? Va, j'en sais long déjà sur l'ingratitude
       et les ingrats!
     
       --Toi? dit Anzoleto en éclatant de rire et en l'embrassant avec son
       ancienne effusion de frère.
     
       --Oui, répondit-elle, enchantée de l'avoir distrait de ses soucis; j'ai
       eu jusqu'à présent toujours devant les yeux, et j'aurai toujours gravé
       dans l'âme, l'image de mon noble maître Porpora. Il lui est échappé bien
       souvent devant moi des paroles amères et profondes qu'il me croyait
       incapable de comprendre; mais elles creusaient bien avant dans mon
       coeur, et elles n'en sortiront jamais. C'est un homme qui a bien
       souffert, et que le chagrin dévore. Par lui, par sa tristesse, par ses
       indignations concentrées, par les discours qui lui ont échappé devant
       moi, il m'a appris que les artistes sont plus dangereux et plus méchants
       que tu ne penses, mon cher ange; que le public est léger, oublieux;
       cruel, injuste; qu'une grande carrière est une croix lourde à porter, et
       la gloire une couronne d'épines! Oui, je sais tout cela; et j'y ai pensé
       si souvent, et j'ai tant réfléchi là-dessus, que je me sens assez forte
       pour ne pas m'étonner beaucoup et pour ne pas trop me laisser abattre
       quand j'en ferai l'expérience par moi-même. Voilà pourquoi tu ne m'as
       pas vue trop enivrée aujourd'hui de mon triomphe; voilà pourquoi aussi
       je ne suis pas découragée en ce moment de tes noires pensées. Je ne les
       comprends pas encore; mais je sais qu'avec toi, et pourvu que tu
       m'aimes, je pourrai lutter avec assez de force pour ne pas tomber dans
       la haine du genre humain, comme mon pauvre maître, qui est un noble
       vieillard et un enfant malheureux.»
     
       En écoutant parler son amie, Anzoleto reprit aussi son courage et sa
       sérénité. Elle exerçait sur lui une grande puissance, et chaque jour il
       découvrait en elle une fermeté de caractère et une droiture d'intentions
       qui suppléait à tout ce qui lui manquait à lui-même. Les terreurs que la
       jalousie lui avait inspirées s'effacèrent donc de son souvenir au bout
       d'un quart d'heure d'entretien avec elle; et quand elle le questionna de
       nouveau, il eut tellement honte d'avoir soupçonné un être si pur et si
       calme, qu'il donna d'autres motifs à son agitation. «Je n'ai qu'une
       crainte, lui dit-il, c'est que le comte ne te trouve tellement
       supérieure à moi, qu'il ne me juge indigne de paraître à côté de toi
       devant le public. Il ne m'a pas fait chanter ce soir, quoique je
       m'attendisse à ce qu'il nous demanderait un duo. Il semblait avoir
       oublié jusqu'à mon existence. Il ne s'est même pas aperçu qu'en
       t'accompagnant, je touchais assez joliment le clavecin. Enfin, lorsqu'il
       t'a signifié ton engagement, il ne m'a pas dit un mot du mien. Comment
       n'as-tu pas remarqué une chose aussi étrange?
     
       --La pensée ne m'est pas venue qu'il lui fût possible de vouloir
       m'engager sans toi. Est-ce qu'il ne sait pas que rien ne pourrait m'y
       décider, que nous sommes fiancés, que nous nous aimons? Est-ce que tu ne
       le lui as pas dit bien positivement?
     
       --Je lui ai dit; mais peut-être croît-il que je me vante, Consuelo.
     
       --En ce cas je me vanterai moi-même de mon amour, Anzoleto; je lui dirai
       tout cela si bien qu'il n'en doutera pas. Mais tu t'abuses, mon ami; le
       comte n'a pas jugé nécessaire de te parler de ton engagement, parce que
       c'est une chose arrêtée, conclue, depuis le jour où tu as chanté chez
       lui avec tant de succès.
     
       --Mais non signé! Et le tien sera signé demain: il te l'a dit!
     
       --Crois-tu que je signerai la première? Oh! non pas! Tu as bien fait de
       me mettre sur mes gardes. Mon nom ne sera écrit qu'au bas du tien.
     
       --Tu me le jures?
     
       --Oh! fi! Vas-tu encore me faire faire des serments pour une chose que
       tu sais si bien? Vraiment, tu ne m'aimes pas ce soir, ou tu veux me
       faire souffrir; car tu fais semblant de croire que je ne t'aime point.»
     
       A cette pensée, les yeux de Consuelo se gonflèrent, et elle s'assit avec
       un petit air boudeur qui la rendit charmante.
     
       «Au fait, je suis un fou, un sot, pensa Anzoleto. Comment ai-je pu
       penser un instant que le comte triompherait d'une âme si pure et d'un
       amour si complet? Est-ce qu'il n'est pas assez expérimenté pour voir du
       premier coup d'oeil que Consuelo n'est pas son fait; et aurait-il été
       assez généreux ce soir pour me faire monter dans la gondole à sa place,
       s'il n'eût connu pertinemment qu'il y jouerait auprès d'elle le rôle
       d'un fat ridicule? Non, non; mon sort est assuré, ma position
       inexpugnable. Que Consuelo lui plaise, qu'il l'aime, qu'il la courtise,
       tout cela ne servira qu'à avancer ma fortune; car elle saura bien
       obtenir de lui tout ce qu'elle voudra sans s'exposer. Consuelo en saura
       vite plus que moi sur ce chapitre. Elle est forte, elle est prudente.
       Les prétentions du cher comte tourneront à mon profit et à ma gloire.»
     
       Et, abjurant complètement tous ses doutes, il se jeta aux pieds de son
       amie, et se livra à l'enthousiasme passionné qu'il éprouvait pour la
       première fois, et que depuis quelques-heures la jalousie comprimait en
       lui.
     
       «O ma belle! ô ma sainte! ô ma diablesse! ô ma reine! s'écria-t-il,
       pardonne-moi d'avoir pensé à moi-même au lieu de me prosterner devant
       toi pour t'adorer; ainsi que j'aurais dû le faire en me retrouvant seul
       avec toi dans cette chambre! J'en suis sorti ce matin en te querellant.
       Oui, oui, je devrais n'y être rentré qu'en me traînant sur mes genoux!
       Comment peux-tu aimer encore et sourire à une brute telle que moi?
       Casse-moi ton éventail sur la figure, Consuelo. Mets ton joli pied sur
       ma tête. Tu es plus grande que moi de cent coudées, et je suis ton
       esclave pour jamais, à partir d'aujourd'hui.
     
       --Je ne mérite pas ces belles paroles, lui répondit-elle en
       s'abandonnant à ses étreintes; et quant à tes distractions, je les
       excuse, car je les comprends. Je vois bien que la peur d'être séparé de
       moi, et de voir diviser une vie qui ne peut être qu'une pour nous deux,
       t'a seule inspiré ce chagrin et ces doutes. Tu as manqué dé foi envers
       Dieu; c'est bien plus mal que si tu m'avais accusée de quelque lâcheté.
       Mais je prierai pour toi, et je dirai: Seigneur, pardonnez-lui comme je
       lui pardonne.»
     
       En exprimant son amour avec abandon, simplicité, et en y mêlant, comme
       toujours, cette dévotion espagnole pleine de tendresse humaine et de
       compromis ingénus, Consuelo était si belle; la fatigue et lés émotions
       de la journée avaient répandu sur elle une langueur si suave,
       qu'Anzoleto, exalté d'ailleurs par cette espèce d'apothéose dont elle
       sortait et qui la lui montrait sous une face nouvelle, ressentit enfin
       tous les délires d'une passion violente pour cette petite soeur jusque
       là si paisiblement aimée. Il était de ces hommes qui ne s'enthousiasment
       que pour ce qui est applaudi, convoité et disputé par les autres. La
       joie de sentir en sa possession l'objet de tant de désirs qu'il avait
       vus s'allumer et bouillonner autour d'elle, éveilla en lui des désirs
       irréfrénables; et, pour la première fois, Consuelo fut réellement en
       péril entre ses bras.
     
       «Sois mon amante, sois ma femme, s'écria-t-il enfin d'une voix étouffée.
       Sois à moi tout entière et pour toujours.
     
       --Quand tu voudras, lui répondit Consuelo avec un sourire angélique.
       Demain si tu veux.
     
       --Demain! Et pourquoi demain?
     
       --Tu as raison, il est plus de minuit, c'est aujourd'hui que nous
       pouvons nous marier. Dès que le jour sera levé, nous pouvons aller
       trouver le prêtre. Nous n'avons de parents ni l'un ni l'autre, la
       cérémonie ne demandera pas de longs préparatifs. J'ai ma robe d'indienne
       que je n'ai pas encore mise. Tiens, mon ami, en la faisant, je me
       disais: Je n'aurai plus d'argent pour acheter ma robe de noces; et si
       mon ami se décidait à m'épouser un de ces jours, je serais forcée de
       porter à l'église la même qui aurait déjà été étrennée. Cela parte
       malheur, à ce qu'on dit. Aussi, quand ma mère est venue en rêve me la
       retirer pour la remettre dans l'armoire, elle savait bien ce qu'elle
       faisait, la pauvre âme! Ainsi donc tout est prêt; demain, au lever du
       soleil, nous nous jurerons fidélité. Tu attendais pour cela, méchant,
       d'être sûr que je n'étais pas laide?
     
       --Oh! Consuelo, s'écria Anzoleto avec angoisse, tu es un enfant, un
       véritable enfant! Nous ne pouvons nous marier ainsi du jour au lendemain
       sans qu'on le sache; car le comte et le Porpora, dont la protection nous
       est encore si nécessaire, seraient fort irrités contre nous, si nous
       prenions cette détermination sans les consulter, sans même les avertir.
       Ton vieux maître ne m'aime pas trop, et te comte, je le sais de bonne
       part, n'aime pas les cantatrices mariées. Il faudra donc que nous
       gagnions du temps pour les amener à consentir à notre mariage; ou bien
       il faut au moins quelques jours, si nous nous marions en secret, pour
       préparer mystérieusement cette affaire délicate. Nous ne pouvons pas
       courir à San-Samuel, où tout le monde nous connaît, et où il ne faudra
       que la présence d'une vieille bonne femme pour que toute la paroisse en
       soit avertie au bout d'une heure.
     
       --Je n'avais pas songé à tout cela, dit Consuelo. Eh bien, de quoi me
       parlais-tu donc tout à l'heure? Pourquoi, méchant, me disais-tu «Sois ma
       femme» puisque tu savais que cela n'était pas encore possible? Ce n'est
       pas moi qui t'en ai parlé la première, Anzoleto! Quoique j'aie pensé
       bien souvent que nous étions en âge de nous marier, et que je n'eusse
       jamais songé aux obstacles dont tu parles, je m'étais fait un devoir de
       laisser cette décision à ta prudence, et, faut-il te le dire? à ton
       inspiration; car je voyais bien, que tu n'étais pas trop pressé de
       m'appeler ta femme, et je ne t'en voulais pas. Tu m'as souvent dit
       qu'avant de s'établir, il fallait assurer le sort de sa famille future,
       en s'assurant soi-même de quelques ressources. Ma mère le disait aussi,
       et je trouve cela raisonnable. Ainsi, tout bien considéré, ce serait
       encore trop tôt. Il faut que notre engagement à tous deux avec le
       théâtre soit signé, n'est-ce pas? Il faut même que la faveur du public
       nous soit assurée. Nous reparlerons de cela après nos débuts. Pourquoi
       pâlis-tu? mon Dieu, pourquoi serres-tu ainsi les poings, Anzoleto? Ne
       sommes-nous pas bien heureux? Avons-nous besoin d'être liés par un
       serment pour nous aimer, et compter l'un sur l'autre?
     
       --O Consuelo, que tu es calme, que tu es pure, et que tu es froide!
       soeécria Anzoleto avec une sorte de rage.
     
     
       --Moi! je suis froide! s'écria la jeune Espagnole stupéfaite et
       vermeille d'indignation.
     
       --Hélas! je t'aime comme on peut aimer une femme, et tu m'écoutes et tu
       me réponds comme un enfant. Tu ne connais que l'amitié, tu ne comprends
       pas l'amour. Je souffre, je brûle, je meurs à tes pieds, et tu me parles
       de prêtre, de robe et de théâtre?»
     
       Consuelo, qui s'était levée avec impétuosité, se rassit confuse et toute
       tremblante. Elle garda longtemps le silence; et lorsque Anzoleto voulut
       lui arracher de nouvelles caresses, elle le repoussa doucement.
     
       «Écoute, lui dit-elle, il faut s'expliquer et se connaître. Tu me crois
       trop enfant en vérité, et ce serait une minauderie de ma part, de ne te
       pas avouer qu'à présent je comprends fort bien. Je n'ai pas traversé les
       trois quarts de l'Europe avec des gens de toute espèce, je n'ai pas vu
       de près les moeurs libres et sauvages des artistes vagabonds, je n'ai
       pas deviné, hélas! les secrets mal cachés de ma pauvre mère, sans savoir
       ce que toute fille du peuple sait d'ailleurs fort bien à mon âge. Mais
       je ne pouvais pas me décider à croire, Anzoleto, que tu voulusses
       m'engager à violer un serment fait à Dieu entre les mains de ma mère
       mourante. Je ne tiens pas beaucoup à ce que les patriciennes, dont
       j'entends quelquefois les causeries, appellent leur réputation. Je suis
       trop peu de chose dans le monde pour attacher mon honneur au plus ou
       moins de chasteté qu'on voudra bien me supposer; mais je fais consister
       mon honneur à garder mes promesses, de même que je fais consister le
       tien à savoir garder les tiennes. Je ne suis peut-être pas aussi bonne
       catholique que je voudrais l'être. J'ai été si peu instruite dans la
       religion! Je ne puis pas avoir d'aussi belles règles de conduite et
       d'aussi belles maximes de vertu que ces jeunes filles de la Scuola,
       élevées dans le cloître et entretenues du matin au soir dans la science
       divine. Mais je pratique comme je sais et comme je peux. Je ne crois pas
       notre amour capable de s'entacher d'impureté pour devenir un peu plus
       vif avec nos années. Je ne compte pas trop les baisers que je te donne,
       mais je sais que nous n'avons pas désobéi à ma mère, et que je ne veux
       pas lui désobéir pour satisfaire des impatiences faciles à réprimer.
     
       --Faciles! s'écria Anzoleto en la pressant avec emportement sur sa
       poitrine; faciles! Je savais bien que tu étais froide.
     
       --Froide, tant que tu voudras, répondit-elle en se dégageant de ses
       bras. Dieu, qui lit dans mon coeur, sait bien si je t'aime!
     
       --Eh bien! jette-toi donc dans son sein, dit Anzoleto avec dépit; car le
       mien n'est pas un refuge aussi assuré, et je m'enfuis pour ne pas
       devenir impie.»
     
       II courut vers la porte, croyant que Consuelo, qui n'avait jamais pu se
       séparer de lui au milieu d'une querelle, si légère qu'elle fût, sans
       chercher à le calmer, s'empresserait de le retenir. Elle fit
       effectivement un mouvement impétueux pour s'élancer vers lui; puis elle
       s'arrêta, le vit sortir, courut aussi vers la porte, mit la main sur le
       loquet pour ouvrir et le rappeler. Mais, ramenée à sa résolution par une
       force surhumaine, elle tira le verrou sur lui; et, vaincue par une lutte
       trop violente, elle tomba raide évanouie sur le plancher, où elle resta
       sans mouvement jusqu'au jour.
     
     
     
     
       XIV.
     
     
       «Je t'avoue que j'en suis éperdument amoureux, disait cette même nuit le
       comte Zustiniani à son ami Barberigo, vers deux heures du matin, sur le
       balcon de son palais, par une nuit obscure et silencieuse.
     
       --C'est me signifier que je dois me garder de le devenir, répondit le
       jeune et brillant Barberigo; et je me soumets, car tes droits priment
       les miens. Cependant si la Corilla réussissait à te reprendre dans ses
       filets, tu aurais la bonté de m'en avertir, et je pourrais alors essayer
       de me faire écouler?...
     
       --N'y songe pas, si tu m'aimes. La Corilla n'a jamais été pour moi qu'un
       amusement. Je vois à ta figure que tu me railles?
     
       --Non, mais je pense que c'est un amusement un peu sérieux que celui qui
       nous fait faire de telles dépenses et de si grandes folies.
     
       --Prenons que je porte tant d'ardeur dans mes amusements que rien ne me
       coûte pour les prolonger. Mais ici c'est plus qu'un désir; c'est, je
       crois, une passion Je n'ai jamais vu de créature aussi étrangement belle
       que cette Consuelo; c'est comme une lampe qui pâlit de temps en temps,
       mais qui, au moment où elle semble prête à s'éteindre, jette une clarté
       si vive que les astres, comme disent nos poètes, en sont éclipsés.
     
       --Ah! dit Barberigo en soupirant, cette petite robe noire et cette
       collerette blanche, cette toilette à demi pauvre et à demi dévote, cette
       tête pâle, calme, sans éclat au premier regard, ces manières rondes et
       franches, cette étonnante absence de coquetterie, comme tout cela se
       transforme et se divinise lorsqu'elle s'inspire de son propre génie pour
       chanter! Heureux Zustiniani qui tiens dans tes mains les destinées de
       cette ambition naissante!
     
       --Que ne suis-je assuré de ce bonheur que tu m'envies! mais je suis tout
       effrayé au contraire de ne trouver là aucune des passions féminines que
       je connais, et qui sont si faciles à mettre en jeu. Conçois-tu, ami, que
       celte fille soit restée une énigme pour moi, après toute une journée
       d'examen et dé surveillance? Il me semble, à sa tranquillité et à ma
       maladresse, que je suis déjà épris au point de ne plus voir clair.
     
       --Certes, tu es épris plus qu'il ne faudrait, puisque tu es aveugle.
       Moi, que l'espérance ne trouble point, je te dirai en trois mots ce que
       tu ne comprends pas. Consuelo est une fleur d'innocence; elle aime le
       petit Anzoleto; elle l'aimera encore pendant quelques jours; et si tu
       brusques cet attachement d'enfance, tu lui donneras des forces
       nouvelles. Mais si tu parais ne point t'en occuper, la comparaison
       qu'elle fera entre lui et toi refroidira bientôt son amour.
     
       --Mais il est beau comme Apollon, ce petit drôle, il a une voix
       magnifique; il aura du succès. Déjà la Corilla en était folle. Ce n'est
       pas un rival à dédaigner auprès d'une fille qui a des yeux.
     
       --Mais il est pauvre, et tu es riche; inconnu, et tu es tout-puissant,
       reprit Barberigo. L'important serait de savoir s'il est son amant ou son
       ami. Dans le premier cas, le désabusement arrivera plus vite que
       Consuelo; dans le second, il y aura entre eux une lutte, une
       incertitude, qui prolongeront tes angoisses.
     
       --Il me faudrait donc désirer ce que je crains horriblement, ce qui me
       bouleverse de rage rien que d'y songer! Toi, qu'en penses-tu?
     
       --Je crois qu'ils ne sont point amants.
     
       --Mais c'est impossible! L'enfant est libertin, audacieux, bouillant: et
       puis les moeurs de ces gens-là!
     
       --Consuelo est un prodige en toutes choses. Tu n'es pas bien expérimenté
       encore, malgré tous tes succès auprès des femmes, cher Zustiniani, si tu
       ne vois pas dans tous les mouvements, dans toutes les paroles, dans tous
       les regards de cette fille, qu'elle est aussi pure que le cristal au
       sein du rocher.
     
       --Tu me transportes de joie!
     
       --Prends garde! c'est une folie, un préjugé! Si tu aimes Consuelo, il
       faut la marier demain, afin que dans huit jours son maître lui ait fait
       sentir le poids d'une chaîne, les tourments de la jalousie, l'ennui d'un
       surveillant fâcheux, injuste, et infidèle; car le bel Anzoleto sera tout
       cela. Je l'ai assez observé hier entre la Consuelo et la Clorinda, pour
       être à même de lui prophétiser ses torts et ses malheurs. Suis mon
       conseil, ami, et tu m'en remercieras bientôt. Le lien du mariage est
       facile à détendre, entre gens de cette condition; et tu sais que, chez
       ces femmes-là, l'amour est une fantaisie ardente qui ne s'exalte qu'avec
       les obstacles.
     
     
       --Tu me désespères, répondit le comte, et pourtant je sens que tu as
       raison.»
     
       Malheureusement pour les projets du comte Zustiniani, ce dialogue avait
       un auditeur sur lequel on ne comptait point et qui n'en perdait pas une
       syllabe. Après avoir quitté Consuelo, Anzoleto, repris de jalousie,
       était revenu rôder autour du palais de son protecteur, pour s'assurer
       qu'il ne machinait pas un de ces enlèvements si fort à la mode en ce
       temps-là, et dont l'impunité était à peu près garantie aux patriciens.
       Il ne put en entendre davantage; car la lune, qui commençait à monter
       obliquement au-dessus des combles du palais, vint dessiner, de plus en
       plus nette, son ombre sur le pavé, et les deux seigneurs, s'apercevant
       ainsi de la présence d'un homme sous le balcon, se retirèrent et
       fermèrent la croisée.
     
       Anzoleto s'esquiva, et alla rêver en liberté à ce qu'il venait
       d'entendre. C'en était bien assez pour qu'il sût à quoi s'en tenir, et
       pour qu'il fit son profit des vertueux conseils de Barberigo à son ami.
       Il dormit à peine deux heures vers le matin, puis il courut à la
       _Corte-Minelli_. La porte était encore fermée au verrou, mais à travers
       les fentes de cette barrière mal close, il put voir Consuelo tout
       habillée, étendue sur son lit, endormie, avec la pâleur et l'immobilité
       de la mort. La fraîcheur de l'aube l'avait tirée de son évanouissement,
       et elle s'était jetée sur sa couche sans avoir la force de se
       déshabiller. Il resta quelques instants à la contempler avec une
       inquiétude pleine de remords. Mais bientôt s'impatientant et s'effrayant
       de ce sommeil léthargique, si contraire aux vigilantes habitudes de son
       amie, il élargit doucement avec son couteau une fente par laquelle il
       put passer la lame et faire glisser le verrou. Cela ne réussit pourtant
       pas sans quelque bruit; mais Consuelo, brisée de fatigue, n'en fut point
       éveillée. Il entra donc, referma la porte, et vint s'agenouiller à son
       chevet, où il resta jusqu'à ce qu'elle ouvrit les yeux. En le trouvant
       là, le premier mouvement de Consuelo fut un cri de joie; mais, retirant
       aussitôt ses bras qu'elle lui avait jetés au cou, elle se recula avec un
       mouvement d'effroi.
     
       «Tu me crains donc à présent, et, au lieu de m'embrasser, tu veux me
       fuir! lui dit-il avec douleur. Ah! que je suis cruellement puni de ma
       faute! Pardonne-moi, Consuelo, et vois si tu dois te méfier de ton ami.
       Il y a une grande heure que je suis là à te regarder dormir. Oh!
       pardonne-moi, ma soeur; c'est la première et la dernière fois de ta vie
       que tu auras eu à blâmer et à repousser ton frère. Jamais plus je
       n'offenserai la sainteté de notre amour par des emportements coupables.
       Quitte-moi, chasse-moi, si je manque à mon serment. Tiens, ici, sur ta
       couche virginale, sur le lit de mort de ta pauvre mère, je te jure de te
       respecter comme je t'ai respectée jusqu'à ce jour, et de ne pas te
       demander un seul baiser, si tu l'exiges, tant que le prêtre ne nous aura
       pas bénis. Es-tu contente de moi, chère et sainte Consuelo?».
     
       Consuelo ne répondit qu'en pressant la tête blonde du Vénitien sur son
       coeur et en l'arrosant de larmes. Cette effusion la soulagea; et bientôt
       après, retombant sur son dur petit oreiller: «Je t'avoue, lui dit-elle,
       que je suis anéantie; car je n'ai pu fermer l'oeil de toute la nuit.
       Nous nous étions si mal quittés!
     
       --Dors, Consuelo, dors, mon cher ange, répondit Anzoleto; souviens-toi
       de cette, nuit où tu m'as permis de dormir sur ton lit, pendant que tu
       priais et que tu travaillais à cette petite table. C'est à mon tour de
       garder et de protéger ton repos. Dors encore, mon enfant; je vais
       feuilleter ta musique et la lire tout bas, pendant que tu sommeilleras
       une heure ou deux. Personne ne s'occupera de nous (si on s'en occupe
       aujourd'hui) avant le soir. Dors donc, et prouve-moi par cette confiance
       que tu me pardonnes et que tu crois en moi.»
     
       Consuelo lui répondit par un sourire de béatitude. Il l'embrassa au
       front, et s'installa devant la petite table, tandis qu'elle goûtait un
       sommeil bienfaisant entremêlé des plus doux songes.
     
       Anzoleto avait vécu trop longtemps dans un état de calme et d'innocence
       auprès de cette jeune fille, pour qu'il lui fût bien difficile, après un
       seul jour d'agitation, de reprendre son rôle accoutumé. C'était pour
       ainsi dire l'état normal de son âme que cette affection fraternelle.
       D'ailleurs ce qu'il avait entendu la nuit précédente, sous le balcon de
       Zustiniani, était de nature à fortifier ses résolutions: Merci, mes
       beaux seigneurs, se disait-il en lui-même; vous m'avez donné des leçons
       de morale à votre usage dont le _petit drôle_ saura profiter ni plus ni
       moins qu'un roué de votre classe. Puisque la possession refroidit
       l'amour, puisque les droits du mariage amènent la satiété et le dégoût,
       nous saurons conserver pure cette flamme que vous croyez si facile à
       éteindre. Nous saurons nous abstenir et de la jalousie, et de
       l'infidélité, et môme des joies de l'amour. Illustre et profond
       Barberigo, vos prophéties portent conseil, et il fait bon d'aller à
       votre école!
     
       En songeant ainsi, Anzoleto, vaincu à son tour par la fatigue d'une nuit
       presque blanche, s'assoupit de son côté, la tête dans ses mains et les
       coudes sur la table. Mais son sommeil fut léger; et, le soleil
       commençant à baisser, il se leva pour regarder si Consuelo dormait
       encore.
     
       Les feux du couchant, pénétrant par la fenêtre, empourpraient d'un
       superbe reflet le vieux lit et la belle dormeuse. Elle s'était fait, de
       sa mantille de mousseline blanche, un rideau attaché aux pieds du
       crucifix de filigrane qui était cloué au mur au-dessus de sa tête. Ce
       voile léger retombait avec grâce sur son corps souple et admirable de
       proportions; et dans cette demi-teinte rose, affaissée comme une fleur
       aux approches du soir, les épaules inondées de ses beaux cheveux sombres
       sur sa peau blanche et mate, les mains jointes sur sa poitrine comme une
       sainte de marbre blanc sur son tombeau, elle était si chaste et si
       divine, qu'Anzoleto s'écria dans son coeur: Ah! comte Zustiniani! que ne
       peux-tu la voir en cet instant, et moi auprès d'elle, gardien jaloux et
       prudent d'un trésor que tu convoiteras en vain!
     
       Au même instant un faible bruit se fit entendre au dehors; Anzoleto
       reconnut le clapotement de l'eau au pied de la masure où était située la
       chambre de Consuelo. Bien rarement les gondoles abordaient à cette
       pauvre Corte-Minelli; d'ailleurs un démon tenait en éveil les facultés
       divinatoires d'Anzoleto. Il grimpa sur une chaise, et atteignit à une
       petite lucarne percée près du plafond sur la face de la maison que
       baignait le canaletto. Il vit distinctement le comte Zustiniani sortir
       de sa barque et interroger les enfants demi-nus qui jouaient sur la
       rive. Il fut incertain s'il éveillerait son amie, ou s'il tiendrait la
       porte fermée. Mais pendant dix minutes que le comte perdit à demander et
       à chercher la mansarde de Consuelo, il eut le temps de se faire un
       sang-froid diabolique et d'aller entr'ouvrir la porte, afin qu'on pût
       entrer sans obstacle et sans bruit; puis il se remit devant la petite
       table, prit une plume, et feignit d'écrire des notes. Son coeur battait
       violemment; mais sa figure était calme et impénétrable.
     
       Le comte entra en effet sur la pointe du pied, se faisant un plaisir
       curieux de surprendre sa protégée, et se réjouissant de ces apparences
       de misère qu'il jugeait être les meilleures conditions possibles pour
       favoriser son plan de corruption. Il apportait l'engagement de Consuelo
       déjà signé de lui, et ne pensait point qu'avec un tel passe-port il dût
       essuyer un accueil trop farouche. Mais au premier aspect de ce
       sanctuaire étrange, où une adorable fille dormait du sommeil des anges,
       sous l'oeil de son amant respectueux ou satisfait, le pauvre Zustiniani
       perdit contenance, s'embarrassa dans son manteau qu'il portait drapé sur
       l'épaule d'un air conquérant, et fit trois pas tout de travers entre le
       lit et la table sans savoir à qui s'adresser. Anzoleto était vengé de la
       scène de la veille à l'entrée de la gondole.
     
       «Mon seigneur et maître! s'écria-t-il en se levant enfin comme surpris
       par une visite inattendue: je vais éveiller ma ... fiancée.
     
       --Non, lui répondit le comte, déjà remis de son trouble, et affectant de
       lui tourner le dos pour regarder Consuelo à son aise. Je suis trop
       heureux de la voir ainsi. Je te défends de l'éveiller.
     
       --Oui, oui, regarde-la bien, pensait Anzoleto; c'est tout ce que je
       demandais.»
     
       --Consuelo ne s'éveilla point; et le comte, baissant la voix, se
       composant une figure gracieuse et sereine, exprima son admiration sans
       contrainte.
     
       «Tu avais raison, Zoto, dit-il d'un air aisé; Consuelo est la première
       chanteuse de l'Italie, et j'avais tort de douter qu'elle fût la plus
       belle femme de l'univers.
     
       --Votre seigneurie la croyait affreuse, cependant! dit Anzoleto avec
       malice.
     
       --Tu m'as sans doute accusé auprès d'elle de toutes mes grossièretés?
       Mais je me réserve de me les faire pardonner par une amende honorable si
       complète, que tu ne pourras plus me nuire en lui rappelant mes torts.
     
       --Vous nuire, mon cher seigneur! Ah! comment le pourrais-je, quand même
       j'en aurais la pensée?»
     
       Consuelo s'agita un peu.
     
       «Laissons-la s'éveiller sans trop de surprise, dit le comte, et
       débarrasse-moi cette table pour que je puisse y poser et y relire l'acte
       de son engagement. Tiens, ajouta-t-il lorsque Anzoleto eut obéi à son
       ordre, tu peux jeter les yeux sur ce papier, en attendant qu'elle ouvre
       les siens.
     
       --Un engagement avant l'épreuve des débuts! Mais c'est magnifique, ô mon
       noble patron! Et le début tout de suite? avant que l'engagement de la
       Corilla soit expiré?
     
       --Ceci ne m'embarrasse point. Il y a un dédit de mille séquins avec la
       Corilla: nous le paierons; la belle affaire!
     
       --Mais si la Corilla suscite des cabales?
     
       --Nous la ferons mettre aux plombs, si elle cabale.
     
       --Vive Dieu! Rien ne gêne votre seigneurie.
     
       --Oui, Zoto, répondit le comte d'un ton raide, nous sommes comme cela;
       ce que nous voulons, nous le voulons envers et contre tous.
     
       --Et les conditions de l'engagement sont les mêmes que pour la Corilla?
       Pour une débutante sans nom, sans gloire, les mêmes conditions que pour
       une cantatrice illustre, adorée du public?
     
       --La nouvelle cantatrice le sera davantage; et si les conditions de
       l'ancienne ne la satisfont pas, elle n'aura qu'un mot à dire pour qu'on
       double ses appointements. Tout dépend d'elle, ajouta-t-il en élevant un
       peu la voix, car il s'aperçut que la Consuelo s'éveillait: son sort est
       dans ses mains.»
     
       Consuelo avait entendu tout ceci dans un demi-sommeil. Quand elle se fut
       frotté les yeux et assuré que ce n'était point un rêve, elle se glissa
       dans sa ruelle sans trop songer à l'étrangeté de sa situation, releva sa
       chevelure sans trop s'inquiéter de son désordre, s'enveloppa de sa
       mantille, et vint avec une confiance ingénue se mêler à la conversation.
     
       «Seigneur comte, dit-elle, c'est trop de bontés; mais je n'aurai pas
       l'impertinence d'en profiter. Je ne veux pas signer cet engagement avant
       d'avoir essayé mes forces devant le public; ce ne serait point délicat
       de ma part. Je peux déplaire, je peux faire _fiasco_, être sifflée. Que
       je sois enrouée, troublée, ou bien laide ce jour-là, votre parole serait
       engagée, vous seriez trop fier pour la reprendre, et moi trop fière pour
       en abuser.
     
       --Laide ce jour-là, Consuelo! s'écria le comte en la regardant avec des
       yeux enflammés; laide, vous? Tenez, regardez-vous comme vous voilà,
       ajouta-t-il en la prenant par la main et en la conduisant devant son
       miroir. Si vous êtes adorable dans ce costume, que serez-vous donc,
       couverte de pierreries et rayonnante de l'éclat du triomphe?»
     
       L'impertinence du comte faisait presque grincer les dents à Anzoleto.
       Mais l'indifférence enjouée avec laquelle Consuelo recevait ses fadeurs
       le calma aussitôt.
     
       «Monseigneur, dit-elle en repoussant le morceau de glace qu'il
       approchait de son visage, prenez garde de casser le reste de mon miroir;
       je n'en ai jamais eu d'autre, et j'y tiens parce qu'il ne m'a jamais
       abusée. Laide ou belle, je refuse vos prodigalités. Et puis je dois vous
       dire franchement que je ne débuterai pas, et que je ne m'engagerai pas,
       si mon fiancé que voilà n'est engagé aussi; car je ne veux ni d'un autre
       théâtre ni d'un autre public que le sien. Nous ne pouvons pas nous
       séparer, puisque nous devons nous marier.»
     
       Cette brusque déclaration étourdit un peu le comte; mais il fut bientôt
       remis.
     
       «Vous avez raison, Consuelo, répondit-il: aussi mon intention n'est-elle
       pas de jamais vous séparer. Zoto débutera en même temps que vous.
       Seulement nous ne pouvons pas nous dissimuler que son talent, bien que
       remarquable, est encore inférieur au vôtre....
     
       --Je ne crois point cela, monseigneur, répliqua vivement Consuelo en
       rougissant, comme si elle eût reçu une offense personnelle.
     
       --Je sais qu'il est votre élève, beaucoup plus que celui du professeur
       que je lui ai donné, répondit le comte en souriant. Ne vous en défendez
       pas, belle Consuelo En apprenant votre intimité, le Porpora s'est écrié:
       Je ne m'étonne plus de certaines qualités qu'il possède et que je ne
       pouvais pas concilier avec tant de défauts!
     
       --Grand merci au _signor professor!_ dit Anzoleto en riant du bout des
       lèvres.
     
       --Il en reviendra, dit Consuelo gaiement. Le public d'ailleurs lui
       donnera un démenti, à ce bon et cher maître.
     
       --Le bon et cher maître est le premier juge et le premier connaisseur de
       la terre en fait de chant, répliqua le comte. Anzoleto profitera encore
       de vos leçons, et il fera bien. Mais je répète que nous ne pouvons fixer
       les bases de son engagement, avant d'avoir apprécié le sentiment du
       public à son égard. Qu'il débute donc, et nous verrons à le satisfaire
       suivant la justice et notre bienveillance, sur laquelle il doit compter.
     
       --Qu'il débute donc, et moi aussi, reprit Consuelo; nous sommes aux
       ordres de monsieur le comte. Mais pas de contrat, pas de signature avant
       l'épreuve, j'y suis déterminée....
     
       --Vous n'êtes pas, satisfaite des conditions que je vous propose,
       Consuelo? Eh bien, dictez-les vous-même: tenez, voici la plume, rayez,
       ajoutez; ma signature est au bas.»
     
       Consuelo prit la plume. Anzoleto pâlit; et le comte, qui l'observait,
       mordit de plaisir le bout de son rabat de dentelle qu'il tortillait
       entre ses doigts. Consuelo fit une grande X sur le contrat, et écrivit
       sur ce qui restait de blanc au-dessus de la signature du comte:
       «Anzoleto et Consuelo s'engageront conjointement aux conditions qu'il
       plaira à monsieur le comte Zustiniani de leur imposer après leurs
       débuts, qui auront lieu le mois prochain au théâtre de San-Samuel.» Elle
       signa rapidement et passa ensuite la plume à son amant.
     
       «Signe sans regarder, lui dit-elle; tu ne peux faire moins pour prouver
       ta gratitude et ta confiance à ton bienfaiteur.»
     
       Anzoleto avait lu d'un clin d'oeil avant de signer; lecture et signature
       furent l'affaire d'une demi-minute. Le comte lut par-dessus son épaule.
     
       «Consuelo, dit-il, vous êtes une étrange fille, une admirable créature,
       en vérité! Venez dîner tous les deux avec moi,» dit-il en déchirant le
       contrat et en offrant sa main à Consuelo, qui accepta, mais en le priant
       d'aller l'attendre avec Anzoleto dans sa gondole, tandis qu'elle ferait
       un peu de toilette.
     
       Décidément, se dit-elle dès qu'elle fut seule, j'aurai le moyen
       d'acheter une robe de noces. Elle mit sa robe d'indienne, rajusta ses
       cheveux, et bondit dans l'escalier en chantant à pleine voix une phrase
       éclatante de force et de fraîcheur. Le comte, par excès de courtoisie,
       avait voulu l'attendre avec Anzoleto sur l'escalier. Elle le croyait
       plus loin, et tomba presque dans ses bras. Mais, s'en dégageant avec
       prestesse, elle prit sa main et la porta à ses lèvres, à la manière du
       pays, avec le respect d'une inférieure qui ne veut point escalader les
       distances: puis, se retournant, elle se jeta au cou de son fiancé, et
       alla, toute joyeuse et toute folâtre, sauter dans la gondole, sans
       attendre l'escorte cérémonieuse du protecteur un peu mortifié.
     
     
     
     
       XV.
     
     
       Le comte, voyant que Consuelo était insensible à l'appât du gain, essaya
       de faire jouer les ressorts de la vanité, et lui offrit des bijoux et
       des parures: elle les refusa. D'abord Zustiniani s'imagina qu'elle
       comprenait ses intentions secrètes; mais bientôt il s'aperçut que
       c'était uniquement chez elle une sorte de rustique fierté, et qu'elle ne
       voulait pas recevoir de récompenses avant de les avoir méritées en
       travaillant à la prospérité de son théâtre. Cependant il lui fit
       accepter un habillement complet de satin blanc, en lui disant qu'elle ne
       pouvait pas décemment paraître dans son salon avec sa robe d'indienne,
       et qu'il exigeait que, par égard pour lui, elle quittât la livrée du
       peuple. Elle se soumit, et abandonna sa belle taille aux couturières à
       la mode, qui n'en tirèrent point mauvais parti et n'épargnèrent point
       l'étoffe. Ainsi transformée au bout de deux jours en femme élégante,
       forcée d'accepter aussi un rang de perles fines que le comte lui
       présenta comme le paiement de la soirée où elle avait chanté devant lui
       et ses amis, elle fut encore belle, sinon comme il convenait à son genre
       de beauté, mais comme il fallait qu'elle le devînt pour être comprise
       par les yeux vulgaires. Ce résultat ne fut pourtant jamais complètement
       obtenu. Au premier abord, Consuelo ne frappait et n'éblouissait
       personne. Elle fut toujours pâle, et ses habitudes studieuses et
       modestes ôtèrent à son regard cet éclat continuel qu'acquièrent les yeux
       des femmes dont l'unique pensée est de briller. Le fond de son caractère
       comme celui de sa physionomie était sérieux et réfléchi. On pouvait la
       regarder manger, parler de choses indifférentes, s'ennuyer poliment au
       milieu des banalités de la vie du monde, sans se douter qu'elle fût
       belle. Mais que le sourire d'un enjouement qui s'alliait aisément à
       cette sérénité de son âme vînt effleurer ses traits, on commençait à la
       trouver agréable. Et puis, qu'elle s'animât davantage, qu'elle
       s'intéressât vivement à l'action extérieure, qu'elle s'attendrît,
       qu'elle s'exaltât, qu'elle entrât dans la manifestation de son sentiment
       intérieur et dans l'exercice de sa force cachée, elle rayonnait de tous
       les feux du génie et de l'amour; c'était un autre rêve: on était ravi,
       passionné, anéanti à son gré, et sans qu'elle se rendît compte du
       mystère de sa puissance.
     
       Aussi ce que le comte éprouvait pour elle l'étonnait et le tourmentait
       étrangement. Il y avait dans cet homme du monde des fibres d'artiste qui
       n'avaient pas encore vibré, et qu'elle faisait frémir de mouvements
       inconnus. Mais cette révélation ne pouvait pénétrer assez avant dans
       l'âme du patricien, pour qu'il comprît l'impuissance et la pauvreté des
       moyens de séduction qu'il voulait employer auprès d'une femme en tout
       différente de celle qu'il avait su corrompre.
     
       Il prit patience, et résolut d'essayer sur elle les effets de
       l'émulation. Il la conduisit dans sa loge au théâtre, afin qu'elle vît
       les succès de la Corilla, et que l'ambition s'éveillât en elle. Mais le
       résultat de cette épreuve fut fort différent de ce qu'il en attendait.
       Consuelo sortit du théâtre froide, silencieuse, fatiguée et non émue de
       ce bruit et de ces applaudissements. La Corilla lui avait paru manquer
       d'un talent solide, d'une passion noble, d'une puissance de bon aloi.
       Elle se sentit compétente pour juger ce talent factice, forcé, et déjà
       ruiné dans sa source par une vie de désordre et d'égoïsme. Elle battit
       des mains d'un air impassible, prononça des paroles d'approbation
       mesurée, et dédaigna de jouer cette vaine comédie d'un généreux
       enthousiasme pour une rivale qu'elle ne pouvait ni craindre ni admirer.
       Un instant, le comte la crut tourmentée d'une secrète jalousie, sinon
       pour le talent, du moins pour le succès de la prima-donna.
     
       «Ce succès n'est rien auprès de celui que vous remporterez, lui dit-il;
       qu'il vous serve seulement à pressentir les triomphes qui vous
       attendent, si vous êtes devant le public ce que vous avez été devant
       nous. J'espère que vous n'êtes pas effrayée de ce que vous voyez?
     
       --Non, seigneur comte, répondit Consuelo en souriant: Ce public ne
       m'effraie pas, car je ne pense pas à lui; je pense au parti qu'on peut
       tirer de ce rôle que la Corilla remplit d'une manière brillante, mais où
       il reste à trouver d'autres effets qu'elle n'aperçoit point.
     
       --Quoi! vous ne pensez pas au public?
     
       --Non: je pense à la partition, aux intentions du compositeur, à
       l'esprit du rôle, à l'orchestre qui a ses qualités et ses défauts, les
       uns dont il faut tirer parti, les autres qu'il faut couvrir en se
       surpassant à de certains endroits. J'écoute les choeurs, qui ne sont pas
       toujours satisfaisants, et qui ont besoin d'une direction plus sévère;
       j'examine les passages où il faut donner tous ses moyens, par conséquent
       ceux auxquels il faudrait se ménager. Vous voyez, monsieur le comte, que
       j'ai à penser à beaucoup de choses avant de penser au public, qui ne
       sait rien de tout cela, et qui ne peut rien m'en apprendre.»
     
       Cette sécurité de jugement et cette gravité d'examen surprirent
       tellement Zustiniani, qu'il n'osa plus lui adresser une seule question,
       et qu'il se demanda avec effroi quelle prise un galant comme lui pouvait
       avoir sur un esprit de cette trempe.
     
       L'apparition des deux débutants fut préparée avec toutes les rubriques
       usitées en pareille occasion. Ce fut une source de différends et de
       discussions continuelles entre le comte et Porpora, entre Consuelo et
       son amant. Le vieux maître et sa forte élève blâmaient le charlatanisme
       des pompeuses annonces et de ces mille vilains petits moyens que nous
       avons si bien fait progresser en impertinence et en mauvaise foi. A
       Venise, en ce temps-là, les journaux ne jouaient pas un grand rôle dans
       de telles affaires. On ne travaillait pas aussi savamment la composition
       de l'auditoire; on ignorait les ressources profondes de la réclame, les
       hâbleries du bulletin biographique, et jusqu'aux puissantes machines
       appelées claqueurs. Il y avait de fortes brigues, d'ardentes cabales;
       mais tout cela s'élaborait dans les coteries, et s'opérait par là seule
       force d'un public engoué naïvement des uns, hostile sincèrement aux
       autres. L'art n'était pas toujours le mobile. De petites et de grandes
       passions, étrangères à l'art et au talent, venaient bien, comme
       aujourd'hui, batailler dans le temple. Mais on était moins habile à
       cacher ces causes de discorde, et à les mettre sur le compte d'un
       dilettantisme sévère. Enfin c'était le même fond aussi vulgairement
       humain, avec une surface moins compliquée par la civilisation.
     
       Zustiniani menait ces sortes d'affaires en grand seigneur plus qu'en
       directeur de spectacle. Son ostentation était un moteur plus puissant
       que la cupidité des spéculateurs ordinaires. C'était dans les salons
       qu'il préparait son public, et _chauffait_ les succès de ses
       représentations. Ses moyens n'étaient donc jamais bas ni lâches; mais il
       y portait la puérilité de son amour-propre, l'activité de ses passions
       galantes, et le commérage adroit de la bonne compagnie. Il allait donc
       démolissant pièce à pièce, avec assez d'art, l'édifice élevé naguère de
       ses propres mains à la gloire de Corilla. Tout le monde voyait bien
       qu'il voulait édifier une autre gloire; et comme on lui attribuait la
       possession complète de cette prétendue merveille qu'il voulait produire,
       la pauvre Consuelo ne se doutait pas encore des sentiments du comte pour
       elle, que déjà tout Venise disait que, dégoûté de la Corilla, il faisait
       débuter à sa place une nouvelle maîtresse. Plusieurs ajoutaient: «Grande
       mystification pour son public, et grand dommage pour son théâtre! car sa
       favorite est une petite chanteuse des rues qui ne sait _rien_, et ne
       possède rien qu'une belle voix et une figure passable.»
     
       De là des cabales pour la Corilla, qui, de son côté, allait jouant le
       rôle de rivale sacrifiée, et invoquait son nombreux entourage
       d'adorateurs, afin qu'ils fissent, eux et leurs amis, justice des
       prétentions insolentes de la _Zingarella_ (petite bohémienne). De là
       aussi des cabales en faveur de la Consuelo, de la part des femmes dont
       la Corilla avait détourné ou disputé les amants et les maris, ou bien de
       la part des maris qui souhaitaient qu'un certain groupe de Don Juan
       vénitiens se serrât autour de la débutante plutôt qu'autour de leurs
       femmes, ou bien encore de la part des amants rebutés ou trahis par la
       Corilla et qui désiraient de se voir vengés par le triomphe d'une autre.
     
       Quant aux véritables _dilettanti di musica_, ils étaient également
       partagés entre le suffrage des maîtres sérieux, tels que le Porpora,
       Marcello, Jomelli, etc., qui annonçaient, avec le début d'une excellente
       musicienne, le retour des bonnes traditions et des bonnes partitions; et
       le dépit des compositeurs secondaires, dont la Corilla avait toujours
       préféré les oeuvres faciles, et qui se voyaient menacés dans sa
       personne. Les musiciens de l'orchestre, qu'on menaçait aussi de remettre
       à des partitions depuis longtemps négligées, et de faire travailler
       sérieusement; tout le personnel du théâtre, qui prévoyait les réformes
       résultant toujours d'un notable changement dans la composition de la
       troupe; enfin jusqu'aux machinistes des décorations, aux habilleuses des
       actrices et au perruquier des figurantes, tout était en rumeur au
       théâtre San-Samuel, pour ou contre le début; et il est vrai de dire
       qu'on s'en occupait beaucoup plus dans la république que des actes de la
       nouvelle administration du doge Pietro Grimaldi, lequel venait de
       succéder paisiblement à son prédécesseur le doge Luigi Pisani.
     
       Consuelo s'affligeait et s'ennuyait profondément de ces lenteurs et de
       ces misères attachées à sa carrière naissante. Elle eût voulu débuter
       tout de suite, sans préparation autre que celle de ses propres moyens et
       de l'étude de la pièce nouvelle. Elle ne comprenait rien à ces mille
       intrigues qui lui semblaient plus dangereuses qu'utiles, et dont elle
       sentait bien qu'elle pouvait se passer. Mais le comte, qui voyait de
       plus près les secrets du métier, et qui voulait être envié et non bafoué
       dans son bonheur imaginaire auprès d'elle, n'épargnait rien pour lui
       faire des partisans. Il la faisait venir tous les jours chez lui, et la
       présentait à toutes les aristocraties de la ville et de la campagne. La
       modestie et la souffrance intérieure de Consuelo secondaient mal ses
       desseins; mais il la faisait chanter, et la victoire était brillante,
       décisive, incontestable.
     
       Anzoleto était loin de partager la répugnance de son amie pour les
       moyens secondaires. Son succès à lui n'était pas à beaucoup près aussi
       assuré. D'abord le comte n'y portait pas la même ardeur; ensuite le
       ténor auquel il allait succéder était un talent de premier ordre, qu'il
       ne pouvait point se flatter de faire oublier aisément. Il est vrai que
       tous les soirs il chantait aussi chez le comte; que Consuelo, dans les
       duos, le faisait admirablement ressortir, et que, poussé et soutenu par
       l'entraînement magnétique de ce génie supérieur au sien, il s'élevait
       souvent à une grande hauteur. Il était donc fort applaudi et fort
       encouragé. Mais après la surprise que sa belle voix excitait à la
       première audition, après surtout que Consuelo s'était révélée, on
       sentait bien les imperfections du débutant, et il les sentait lui-même
       avec effroi. C'était le moment de travailler avec une fureur nouvelle;
       mais en vain Consuelo l'y exhortait et lui donnait rendez-vous chaque
       matin à la _Corte-Minelli_, où elle s'obstinait à demeurer, en dépit des
       prières du comte, qui voulait l'établir plus convenablement: Anzoleto se
       lançait dans tant de démarches, de visites, de sollicitations et
       d'intrigues, il se préoccupait de tant de soucis et d'anxiétés
       misérables, qu'il ne lui restait ni temps ni courage pour étudier.
     
       Au milieu de ces perplexités, prévoyant que la plus forte opposition à
       son succès viendrait de la Corilla, sachant que le comte ne la voyait
       plus et ne s'occupait d'elle en aucune façon, il se résolut à l'aller
       voir afin de se la rendre favorable. Il avait ouï dire qu'elle prenait
       très gaiement et avec une ironie philosophique l'abandon et les
       vengeances de Zustiniani; qu'elle avait reçu de brillantes propositions
       de la part de l'Opéra italien de Paris, et qu'en attendant l'échec de sa
       rivale, sur lequel elle paraissait compter, elle riait à gorge déployée
       des illusions du comte et de son entourage. Il pensa qu'avec de la
       prudence et de la fausseté il désarmerait cette ennemie redoutable; et,
       s'étant paré et parfumé de son mieux, il pénétra dans ses appartements,
       un après-midi, à l'heure où l'habitude de la sieste rend les visites
       rares et les palais silencieux.
     
     
     
     
       XVI.
     
     
       Il trouva la Corilla seule, dans un boudoir exquis, assoupie encore sur
       sa chaise longue, et dans un déshabillé des plus galants, comme on
       disait alors; mais l'altération de ses traits au grand jour lui fit
       penser que sa sécurité n'était pas aussi profonde sur le chapitre de
       Consuelo, que voulaient bien le dire ses partisans fidèles. Néanmoins
       elle le reçut d'un air fort enjoué, et lui frappant la joue avec malice:
     
       «Ah! ah! c'est toi, petit fourbe? lui dit-elle en faisant signe à sa
       suivante de sortir et de fermer la porte; viens-tu encore m'en conter,
       et te flattes-tu de me faire croire que tu n'es pas le plus traître des
       conteurs de fleurettes, et le plus intrigant des postulants à la gloire?
       Vous êtes un maître fat, mon bel ami, si vous avez cru me désespérer par
       votre abandon subit, après de si tendres déclarations; et vous avez été
       un maître sot de vous faire désirer: car je vous ai parfaitement oublié
       au bout de vingt-quatre heures d'attente.
     
       --Vingt-quatre heures! c'est immense, répondit Anzoleto en baisant le
       bras lourd et puissant de la Corilla. Ob! si je le croyais, je serais
       bien orgueilleux; mais je sais bien que si je m'étais abusé au point de
       vous croire lorsque vous me disiez....
     
       --Ce que je te disais, je te conseille de l'oublier aussi; et si tu
       étais venu me voir, tu aurais trouvé ma porte fermée. Mais qui te donne
       l'impudence de venir aujourd'hui?.
     
       --N'est-il pas de bon goût de s'abstenir de prosternations devant ceux
       qui sont dans la faveur, et de venir apporter son coeur et son
       dévouement à ceux qui....
     
       --Achève! à ceux qui sont dans la disgrâce? C'est bien généreux et très
       humain de ta part, mon illustre ami.» Et la Corilla se renversa sur son
       oreiller de satin noir, en poussant des éclats de rire aigus et tant
       soit peu forcés.
     
       Quoique la prima-donna disgraciée ne fût pas de la première fraîcheur,
       que la clarté de midi ne lui fût pas très favorable, et que le dépit
       concentré de ces derniers temps eût un peu amolli les plans de son beau
       visage, florissant d'embonpoint, Anzoleto, qui n'avait jamais vu de si
       près en tête-à-tête une femme si parée et si renommée, se sentit
       émouvoir dans les régions de son âme où Consuelo n'avait pas voulu
       descendre, et d'où il avait banni volontairement sa pure image. Les
       hommes corrompus avant l'âge peuvent encore ressentir l'amitié pour une
       femme honnête et sans art; mais pour ranimer leurs passions, il faut les
       avances d'une coquette. Anzoleto conjura les railleries de la Corilla
       par les témoignages d'un amour qu'il s'était promis de feindre et qu'il
       commença à ressentir véritablement. Je dis amour, faute d'un mot plus
       convenable; mais c'est profaner un si beau nom que de l'appliquer à
       l'attrait qu'inspirent des femmes froidement provoquantes comme l'était
       la Corilla. Quand elle vit que le jeune ténor était ému tout de bon,
       elle s'adoucit, et le railla plus amicalement.
     
       «Tu m'as plu tout un soir, je le confesse, dit-elle, mais au fond je ne
       t'estime pas. Je te sais ambitieux, par conséquent faux, et prêt à
       toutes les infidélités: je ne saurais me fier à toi. Tu fis le jaloux,
       une certaine nuit dans ma gondole; tu te posas comme un despote. Cela
       m'eût désennuyée des fades galanteries de nos patriciens; mais tu me
       trompais, lâche enfant! tu étais épris d'une autre, et tu n'as pas cessé
       de l'être, et tu vas épouser ... qui!... Oh! je le sais fort bien, ma
       rivale, mon ennemie, la débutante, la nouvelle maîtresse de Zustiniani.
       Honte à nous deux, à nous trois, à nous quatre! ajouta-t-elle en
       s'animant malgré elle et en retirant sa main de celles d'Anzoleto.
     
       --Cruelle, lui dit-il en s'efforçant de ressaisir cette main potelée,
       vous devriez comprendre ce qui s'est passé en moi lorsque je vous vis
       pour la première fois, et ne pas vous soucier de ce qui m'occupait avant
       ce moment terrible. Quant à ce qui s'est passé depuis, ne pouvez-vous le
       deviner, et avons-nous besoin d'y songer désormais?
     
       --Je ne me paie pas de demi-mots et de réticences. Tu aimes toujours la
       zingarella tu l'épouses?
     
       --Et si je l'aimais, comment se fait-il que je ne l'aie pas encore
       épousée?
     
       --Parce que le comte s'y opposait peut-être. A présent, chacun sait
       qu'il le désire. On dit même qu'il a sujet d'en être impatient, et la
       petite encore plus.»
     
       Le rouge monta à la figure d'Anzoleto en entendant ces outrages
       prodigués à l'être qu'il vénérait en lui-même au-dessus de tout.
     
       --Ah! tu es outré de mes suppositions, répondit la Corilla, c'est bon;
       voilà ce que je voulais savoir. Tu l'aimes; et quand l'épouses-tu?
     
       --Je ne l'épouse point du tout.
     
       --Alors vous partagez? Tu es bien avant dans la faveur de monsieur le
       comte!
     
       --Pour l'amour du ciel, madame, ne parlons ni du comte, ni de personne
       autre que de vous et de moi.
     
       --Eh bien, soit, dit la Corilla. Aussi bien à cette heure, mon ex-amant
       et ta future épouse ...»
     
       Anzoleto était indigné. Il se leva pour sortir. Mais qu'allait-il faire?
       allumer de plus en plus la haine de cette femme, qu'il était venu
       calmer. Il resta indécis, horriblement humilié et malheureux du rôle
       qu'il s'était imposé.
     
       La Corilla brûlait d'envie de le rendre infidèle; non qu'elle l'aimât,
       mais parce que c'était une manière de se venger de cette Consuelo
       qu'elle n'était pas certaine d'avoir outragée, avec justice.
     
       «Tu vois bien, lui dit-elle en l'enchaînant au seuil de son boudoir, par
       un regard pénétrant, que j'ai raison de me méfier de toi: car en ce
       moment tu trompes quelqu'un ici. Est-ce _elle_ ou moi?
     
       --Ni l'une ni l'autre, s'écria-t-il en cherchant à se justifier à ses
       propres yeux; je ne suis point son amant, je ne le fus jamais. Je n'ai
       pas d'amour pour elle; car je ne suis pas jaloux du comte.
     
       --En voici bien d'une autre! Ah! tu es jaloux au point de le nier, et tu
       viens ici pour te guérir ou te distraire? grand merci!
     
       --Je ne suis point jaloux, je vous le répète; et pour vous prouver que
       ce n'est pas le dépit qui me fait parler, je vous dis que le comte n'est
       pas plus son amant que moi; qu'elle est honnête comme un enfant qu'elle
       est, et que le seul coupable envers vous, c'est le comte Zustiniani.
     
       --Ainsi, je puis faire siffler la zingarella sans t'affliger? Tu seras
       dans ma loge et tu la siffleras, et en sortant de là tu seras mon unique
       amant. Accepte vite, ou je me rétracte.
     
       --Hélas, madame, vous voulez donc m'empêcher de débuter? car vous savez
       bien que je dois débuter en même temps que la Consuelo? Si vous la
       faites siffler, moi qui chanterai avec elle, je tomberai donc, victime
       de votre courroux? Et qu'ai-je fait, malheureux que je suis, pour vous
       déplaire? Hélas! j'ai fait un rêve délicieux et funeste! je me suis
       imaginé tout un soir que vous preniez quelque intérêt à moi, et que je
       grandirais sous votre protection. Et voilà que je suis l'objet de votre
       mépris et de votre haine, moi qui vous ai aimée et respectée au point de
       vous fuir! Eh bien, madame, contentez votre aversion. Faites-moi tomber,
       perdez-moi, fermez-moi la carrière. Pourvu qu'ici en secret vous me
       disiez que je ne vous suis point odieux, j'accepterai les marques
       publiques de votre courroux.
     
       --Serpent que tu es, s'écria la Corilla, où as-tu sucé le poison de la
       flatterie que ta langue et tes yeux distillent? Je donnerais beaucoup
       pour te connaître et te comprendre; mais je te crains, car tu es le plus
       aimable des amants ou le plus dangereux des ennemis.
     
       --Moi, votre ennemi! Et comment oserais-je jamais me poser ainsi, quand
       même je ne serais pas subjugué par vos charmes? Est-ce que vous avez des
       ennemis, divine Corilla? Est-ce que vous pouvez en avoir à Venise, où
       l'on vous connaît et où vous avez toujours régné sans partage? Une
       querelle d'amour jette le comte dans un dépit douloureux. Il veut vous
       éloigner, il veut cesser de souffrir. Il rencontre sur son chemin une
       petite fille qui semble montrer quelques moyens et qui ne demande pas
       mieux que de débuter. Est-ce un crime de la part d'une pauvre enfant qui
       n'entend prononcer votre nom illustre qu'avec terreur, et qui ne le
       prononce elle-même qu'avec respect? Vous attribuez à cette pauvrette des
       prétentions insolentes qu'elle ne saurait avoir. Les efforts du comte
       pour la faire goûter à ses amis, l'obligeance de ces mêmes amis qui vont
       exagérant son mérite, l'amertume des vôtres qui répandent des calomnies
       pour vous aigrir et vous affliger, tandis qu'ils devraient rendre le
       calme à votre belle âme en vous montrant votre gloire inattaquable et
       votre rivale tremblante; voilà les causes de ces préventions que je
       découvre en vous, et dont je suis si étonné, si stupéfait, que je sais à
       peine comment m'y prendre pour les combattre.
     
       --Tu ne le sais que trop bien, langue maudite, dit la Corilla en le
       regardant avec un attendrissement voluptueux, encore mêlé de défiance;
       j'écoute tes douces paroles, mais ma raison me dit encore de te
       redouter. Je gage que cette Consuelo est divinement belle, quoiqu'on
       m'ait dit le contraire, et qu'elle a du mérite dans un certain genre
       opposé au mien, puisque le Porpora, que je connais si sévère, le
       proclame hautement.
     
       --Vous connaissez le Porpora? donc vous savez ses bizarreries, ses
       manies, on peut dire. Ennemi de toute originalité chez les autres et de
       toute innovation dans l'art du chant, qu'une petite élève soit bien
       attentive à ses radotages, bien soumise à ses pédantesques leçons, le
       voilà qui, pour une gamme vocalisée proprement, déclare que cela est
       préférable à toutes les merveilles que le public idolâtre. Depuis quand
       vous tourmentez-vous des lubies de ce vieux fou?
     
       --Elle est donc sans talent?
     
       --Elle a une belle voix, et chante honnêtement à l'église; mais elle ne
       doit rien savoir du théâtre, et quant à la puissance qu'il y faudrait
       déployer, elle est tellement paralysée par la peur, qu'il est fort à
       craindre qu'elle y perde le peu de moyens que le ciel lui a donnés.
     
       --Elle a peur! On m'a dit qu'elle était au contraire d'une rare
       impudence.
     
       --Oh! la pauvre fille! hélas, on lui en veut donc bien? Vous
       l'entendrez, divine Corilla, et vous serez émue d'une noble pitié, et
       vous l'encouragerez au lieu de la faire siffler, comme vous le disiez en
       raillant tout à l'heure.
     
       --Ou tu me trompes, ou mes amis m'ont bien trompée sur son compte.
     
       --Vos amis se sont laissé tromper eux-mêmes. Dans leur zèle indiscret,
       ils se sont effrayés de vous voir une rivale: effrayés d'un enfant!
       effrayés pour vous! Ah! que ces gens-là vous aiment mal, puisqu'ils vous
       connaissent si peu! Oh! si j'avais le bonheur d'être votre ami, je
       saurais mieux ce que vous êtes, et je ne vous ferais pas l'injure de
       m'effrayer pour vous d'une rivalité quelconque, fût-ce celle d'une
       Faustina ou d'une Molteni.
     
       --Ne crois pas que j'aie été effrayée. Je ne suis ni jalouse ni
       méchante; et les succès d'autrui n'ayant jamais fait de tort aux miens,
       je ne m'en suis jamais affligée. Mais quand je crois qu'on veut me
       braver et me faire souffrir....
     
       --Voulez-vous que j'amène la petite Consuelo à vos pieds? Si elle l'eût
       osé, elle serait venue déjà vous demander votre appui et vos conseils.
       Mais c'est un enfant si timide! Et puis, on vous a calomniée aussi
       auprès d'elle. A elle aussi on est venu dire que vous étiez cruelle,
       vindicative, et que vous comptiez la faire tomber.
     
       --On lui a dit cela? En ce cas je comprends pourquoi tu es ici.
     
       --Non, madame, vous ne le comprenez pas; car je ne l'ai pas cru un
       instant, je ne le croirai jamais. Oh! non, madame! vous ne me comprenez
       pas!»
     
       En parlant ainsi, Anzoleto fit scintiller ses yeux noirs, et fléchit le
       genou devant la Corilla avec une expression de langueur et d'amour
       incomparable.
     
       La Corilla n'était pas dépourvue de malice et de pénétration; mais,
       comme il arrive aux femmes excessivement éprises d'elles-mêmes, la
       vanité lui mettait souvent un épais bandeau sur les yeux, et la faisait
       tomber dans des pièges fort grossiers. D'ailleurs elle était d'humeur
       galante. Anzoleto était le plus beau garçon qu'elle eût jamais vu. Elle
       ne put résister à ses mielleuses paroles, et peu à peu, après avoir
       goûté avec lui le plaisir de la vengeance, elle s'attacha à lui par les
       plaisirs de la possession. Huit jours après cette première entrevue,
       elle en était folle, et menaçait à tout moment de trahir le secret de
       leur intimité par des jalousies et des emportements terribles. Anzoleto,
       épris d'elle aussi d'une certaine façon (sans que son coeur pût réussir
       à être infidèle à Consuelo), était fort effrayé du trop rapide et trop
       complet succès de son entreprise. Cependant il se flattait de la dominer
       assez longtemps pour en venir à ses fins, c'est-à-dire pour l'empêcher
       de nuire à ses débuts et au succès de Consuelo. Il déployait avec elle
       une grande habileté, et possédait l'art d'exprimer le mensonge avec un
       air de vérité diabolique. Il sut l'enchaîner, la persuader, et la
       réduire; il vint à bout de lui faire croire que ce qu'il aimait
       par-dessus tout dans une femme c'était la générosité, la douceur et la
       droiture; et il lui traça finement le rôle qu'elle avait à jouer devant
       le public avec Consuelo, si elle ne voulait être haïe et méprisée par
       lui-même. Il sut être sévère avec tendresse; et, masquant la menace sous
       la louange, il feignit de la prendre pour un ange de bonté. La pauvre
       Corilla avait joué tous les rôles dans son boudoir, excepté celui-là; et
       celui-là, elle l'avait toujours mal joué sur la scène. Elle s'y soumit
       pourtant, dans la crainte de perdre des voluptés dont elle n'était pas
       encore rassasiée, et que, sous divers prétextes, Anzoleto sut lui
       ménager et lui rendre désirables. Il lui fit croire que le comte était
       toujours épris d'elle, malgré son dépit, et secrètement jaloux en se
       vantant du contraire.
     
       «S'il venait à découvrir le bonheur que je goûte près de toi, lui
       disait-il, c'en serait fait de mes débuts et peut-être de mon avenir:
       car je vois à son refroidissement, depuis le jour où tu as eu
       l'imprudence de trahir mon amour pour toi, qu'il me poursuivrait
       éternellement de sa haine s'il savait que je t'ai consolée.»
     
       Cela était peu vraisemblable, au point où en étaient les choses; le
       comte eût été charmé de savoir Anzoleto infidèle à sa fiancée. Mais la
       vanité de Corilla aimait à se laisser abuser. Elle crut aussi n'avoir
       rien à craindre des sentiments d'Anzoleto pour la débutante. Lorsqu'il
       se justifiait sur ce point, et jurait par tous les dieux n'avoir été
       jamais que le frère de cette jeune fille, comme il disait matériellement
       la vérité, il y avait tant d'assurance dans ses dénégations que la
       jalousie de Corilla était vaincue. Enfin le grand jour approchait, et la
       cabale qu'elle avait préparée était anéantie. Pour son compte, elle
       travaillait désormais en sens contraire, persuadée que la timide et
       inexpérimentée Consuelo tomberait d'elle-même, et qu'Anzoleto lui
       saurait un gré infini de n'y avoir pas contribué. En outre, il avait
       déjà eu le talent de la brouiller avec ses plus fermes champions, en
       feignant d'être jaloux de leurs assiduités, et en la forçant à les
       éconduire un peu brusquement.
     
       Tandis qu'il travaillait ainsi dans l'ombre à déjouer les espérances de
       la femme qu'il pressait chaque nuit dans ses bras, le rusé Vénitien
       jouait un autre rôle avec le comte et Consuelo. Il se vantait à eux
       d'avoir désarmé par d'adroites démarches, des visites intéressées, et
       des mensonges effrontés, la redoutable ennemie de leur triomphe. Le
       comte, frivole et un peu commère, s'amusait infiniment des contes de son
       protégé. Son amour-propre triomphait des regrets que celui-ci attribuait
       à la Corilla par rapport à leur rupture, et il poussait ce jeune homme à
       de lâches perfidies avec cette légèreté cruelle qu'on porte dans les
       relations du théâtre et la galanterie. Consuelo s'en étonnait et s'en
       affligeait:
     
       «Tu ferais mieux, lui disait-elle, de travailler ta voie et d'étudier
       ton rôle. Tu crois avoir fait beaucoup en désarmant l'ennemi. Mais une
       note bien épurée, une inflexion bien sentie, feraient beaucoup plus sur
       le public impartial que le silence des envieux. C'est à ce public seul
       qu'il faudrait songer, et je vois avec chagrin que tu n'y songes
       nullement.
     
       --Sois donc tranquille, chère Consuelita, lui répondait-il. Ton erreur
       est de croire à un public à la fois impartial et éclairé. Les gens qui
       s'y connaissent ne sont presque jamais de bonne foi, et ceux qui sont de
       bonne foi s'y connaissent si peu qu'il suffit d'un peu d'audace pour les
       éblouir et les entraîner.
     
     
     
     
       XVII.
     
     
       La jalousie d'Anzoleto à l'égard du comte s'était endormie au milieu des
       distractions que lui donnaient la soif du succès et les ardeurs de la
       Corilla. Heureusement Consuelo n'avait pas besoin d'un défenseur plus
       moral et plus vigilant. Préservée par sa propre innocence, elle
       échappait encore aux hardiesses de Zustiniani et le tenait à distance,
       précisément par le peu de souci qu'elle en prenait. Au bout de quinze
       jours, ce roué Vénitien avait reconnu qu'elle n'avait point encore les
       passions mondaines qui mènent à la corruption, et il n'épargnait rien
       pour les faire éclore. Mais comme, à cet égard même, il n'était pas plus
       avancé que le premier jour, il ne voulait point ruiner ses espérances
       par trop d'empressement. Si Anzoleto l'eût contrarié par sa
       surveillance, peut-être le dépit l'eût-il poussé à brusquer les choses;
       mais Anzoleto lui laissait le champ libre, Consuelo ne se méfiait de
       rien: tout ce qu'il avait à faire, c'était de se rendre agréable, en
       attendant qu'il devînt nécessaire. Il n'y avait donc sorte de
       prévenances délicates, de galanteries raffinées, dont il ne s'ingéniât
       pour plaire. Consuelo recevait toutes ces idolâtries en s'obstinant à
       les mettre sur le compte des moeurs élégantes et libérales du patriciat,
       du dilettantisme passionné et de la bonté naturelle de son protecteur.
       Elle éprouvait pour lui une amitié vraie, une sainte reconnaissance; et
       lui, heureux et inquiet de cet abandon d'une âme pure, commençait à
       s'effrayer du sentiment qu'il inspirerait lorsqu'il voudrait rompre
       enfin la glace.
     
       Tandis qu'il se livrait avec crainte, et non sans douceur à un sentiment
       tout nouveau pour lui (se consolant un peu de ses mécomptes par
       l'opinion où tout Venise était de son triomphe), la Corilla sentait
       s'opérer en elle aussi une sorte de transformation. Elle aimait sinon
       avec noblesse, du moins avec ardeur; et son âme irritable et impérieuse
       pliait sous le joug de son jeune Adonis. C'était bien vraiment
       l'impudique Vénus éprise du chasseur superbe, et pour la première fois
       humble et craintive devant un mortel préféré. Elle se soumettait jusqu'à
       feindre des vertus qui n'étaient point en elle, et qu'elle n'affectait
       cependant point sans en ressentir une sorte d'attendrissement voluptueux
       et doux; tant il est vrai que l'idolâtrie qu'on se retire à soi-même,
       pour la reporter sur un autre être, élève et ennoblit par instants les
       âmes les moins susceptibles de grandeur et de dévouement.
     
       L'émotion qu'elle éprouvait réagissait sur son talent, et l'on
       remarquait au théâtre qu'elle jouait avec plus de naturel et de
       sensibilité les rôles pathétiques. Mais comme son caractère et l'essence
       même de sa nature étaient pour ainsi dire brisés, comme il fallait une
       crise intérieure violente et pénible pour opérer cette métamorphose, sa
       force physique succombait dans la lutte; et chaque jour on s'apercevait
       avec surprise, les uns avec une joie maligne, les autres avec un effroi
       sérieux, de la perte de ses moyens. Sa voix s'éteignait à chaque
       instant. Les brillants caprices de son improvisation étaient trahis par
       une respiration courte et des intonations hasardées. Le déplaisir et la
       terreur qu'elle en ressentait achevaient de l'affaiblir; et, à la
       représentation qui précéda les débuts de Consuelo, elle chanta tellement
       faux et manqua tant de passages éclatants, que ses amis l'applaudirent
       faiblement et furent bientôt réduits au silence de la consternation par
       les murmures des opposants.
     
       Enfin ce grand jour arriva, et la salle fut si remplie qu'on y pouvait à
       peine respirer. Corilla, vêtue de noir, pâle, émue, plus morte que vive,
       partagée entre la crainte de voir tomber son amant et celle de voir
       triompher sa rivale, alla s'asseoir au fond de sa petite loge obscure
       sur lé théâtre. Tout le ban et l'arrière-ban des aristocraties et des
       beautés de Venise vinrent étaler les fleurs et les pierreries en un
       triple hémicycle étincelant. Les hommes _charmants_ encombraient les
       coulisses et, comme c'était alors l'usage, une partie du théâtre. La
       dogaresse se montra à l'avant-scène avec tous les grands dignitaires de
       la république. Le Porpora dirigea l'orchestre en personne, et le comte
       Zustiniani attendit à la porte de la loge de Consuelo qu'elle eût achevé
       sa toilette, tandis qu'Anzoleto, paré en guerrier antique avec toute la
       coquetterie bizarre de l'époque, s'évanouissait dans la coulisse et
       avalait un grand verre de vin de Chypre pour se remettre sur ses jambes.
     
       L'opéra n'était ni d'un classique ni d'un novateur, ni d'un ancien
       sévère ni d'un moderne audacieux. C'était l'oeuvre inconnue d'un
       étranger. Pour échapper aux cabales que son propre nom, ou tout autre
       nom célèbre, n'eût pas manqué de soulever chez les compositeurs rivaux,
       le Porpora désirant, avant tout, le succès de son élève, avait proposé
       et mis à l'étude la partition d'_Ipermnestre_, début lyrique d'un jeune
       Allemand qui n'avait encore en Italie, et nulle part au monde, ni
       ennemis, ni séides, et qui s'appelait tout simplement monsieur
       Christophe Gluck.
     
       Lorsque Anzoleto parut sur la scène, un murmure d'admiration courut dans
       toute la salle. Le ténor auquel il succédait, admirable chanteur, qui
       avait eu le tort d'attendre pour prendre sa retraite que l'âge eût
       exténué sa voix et enlaidi son visage, était peu regretté d'un public
       ingrat; et le beau sexe, qui écoute plus souvent avec les yeux qu'avec
       les oreilles, fut ravi de voir, à la place de ce gros homme bourgeonné,
       un garçon de vingt-quatre ans, frais comme une rose, blond comme Phébus,
       bâti comme si Phidias s'en fût mêlé, un vrai fils des lagunes: _Bianco,
       crespo, é grassotto_.
     
       Il était trop ému pour bien chanter son premier air, mais sa voix
       magnifique, ses belles poses, quelques traits heureux et neufs suffirent
       pour lui conquérir l'engouement des femmes et des indigènes. Le débutant
       avait de grands moyens, de l'avenir: il fut applaudi à trois reprises et
       rappelé deux fois sur la scène après être rentré dans la coulisse, comme
       cela se pratique en Italie et à à Venise plus que partout ailleurs.
     
       Ce succès lui rendit le courage; et lorsqu'il reparut avec
       _Ipermnestre_, il n'avait plus peur. Mais tout l'effet de cette scène
       était pour Consuelo: on ne voyait, on n'écoutait plus qu'elle. On se
       disait: «La voilà; oui, c'est elle! Qui? L'Espagnole? Oui, la
       débutante, l'_amante del Zustiniani_.»
     
       Consuelo entra gravement et froidement. Elle fit des yeux le tour de son
       public, reçut les salves d'applaudissements de ses protecteurs avec une
       révérence sans humilité et sans coquetterie, et entonna son récitatif
       d'une voix si ferme, avec un accent si grandiose, et une sécurité si
       victorieuse, qu'à la première phrase des cris d'admiration partirent dé
       tous les points de la salle.
     
       «Ah! le perfide s'est joué de moi,» s'écria la Corilla en lançant un
       regard terrible à Anzoleto, qui ne put s'empêcher en cet instant de
       lever les yeux vers elle avec un sourire mal déguisé.
     
       Et elle se rejeta au fond de sa loge, en fondant en larmes.
     
       Consuelo dit encore quelques phrases. On entendit la voix cassée du
       vieux Lotti qui disait dans son coin: «_Amici miei, questo è un
       portento!_»
     
       Elle chanta son grand air de début, et fut interrompue dix fois; on cria
       _bis!_ on la rappela sept fois sur la scène; il y eut des hurlements
       d'enthousiasme. Enfin la fureur du dilettantisme vénitien s'exhala dans
       toute sa fougue à la fois entraînante et ridicule.
     
       «Qu'ont-ils donc à crier ainsi? dit Consuelo en rentrant dans la
       coulisse pour en être arrachée aussitôt par les vociférations du
       parterre: on dirait qu'ils veulent me lapider.»
     
       De ce moment on ne s'occupa plus que très secondairement d'Anzoleto. On
       le traita bien, parce qu'on était en veine de satisfaction; mais la
       froideur indulgente avec laquelle on laissa passer les endroits
       défectueux de son chant, sans le consoler immodérément à ceux où il s'en
       releva, lui prouva que si sa figure plaisait aux femmes, la majorité
       expansive et bruyante, le public masculin faisait bon marché de lui et
       réservait ses tempêtes d'exaltation pour la prima-donna. Parmi tous ceux
       qui étaient venus avec des intentions hostiles, il n'y en eut pas un qui
       hasarda un murmure, et la vérité est qu'il n'y en eut pas trois qui
       résistèrent à l'entraînement et au besoin invincible d'applaudir la
       merveille du jour.
     
       La partition eut le plus grand succès, quoiqu'elle ne fût point écoutée
       et que personne ne s'occupât de la musique en elle-même. C'était une
       musique tout italienne, gracieuse, modérément pathétique, et qui ne
       faisait point encore pressentir, dit-on, l'auteur d'_Alceste_ et
       d'_Orphée_. Il n'y avait pas assez de beautés frappantes pour choquer
       l'auditoire. Dès le premier entr'acte, le maestro allemand fut rappelé
       devant le rideau avec le débutant, la débutante, voire la Clorinda qui,
       grâce à la protection de Consuelo, avait nasillé le second rôle d'une
       voix pâteuse et avec un accent commun, mais dont les beaux bras avaient
       désarmé tout le monde: la Rosalba, qu'elle remplaçait, était fort
       maigre.
     
       Au dernier entracte, Anzoleto, qui surveillait Corilla à la dérobée et
       qui s'était aperçu de son agitation croissante, jugea prudent d'aller la
       trouver dans sa loge pour prévenir quelque explosion. Aussitôt qu'elle
       l'aperçut, elle se jeta sur lui comme une tigresse, et lui appliqua deux
       ou trois vigoureux soufflets, dont le dernier se termina d'une manière
       assez crochue pour faire couler quelques gouttes de sang et laisser une
       marque que le rouge et le blanc ne purent ensuite couvrir. Le ténor
       outragé mit ordre à ces emportements par un grand coup de poing dans la
       poitrine, qui fit tomber la cantatrice à demi pâmée dans les bras de sa
       soeur Rosalba.
     
       «Infâme, traître, _buggiardo!_ murmura-t-elle d'une voix étouffée; ta
       Consuelo et toi ne périrez que de ma main.
     
       --Si tu as le malheur de faire un pas, un geste, une inconvenance
       quelconque ce soir, je te poignarde à la face de Venise, répondit
       Anzoleto pâle et les dents serrées, en faisant briller devant ses yeux
       son couteau fidèle qu'il savait lancer avec toute la dextérité d'un
       homme des lagunes.
     
       --Il le ferait comme il le dit, murmura la Rosalba épouvantée. Tais-toi;
       allons-nous-en, nous sommes ici en danger de mort.
     
       --Oui, vous y êtes, ne l'oubliez pas,» répondit Anzoleto; et se
       retirant, il poussa la porte de la loge avec violence en les y enfermant
       à double tour.
     
       Bien que cette scène tragi-comique se fût passée à la manière vénitienne
       dans un mezzo-voce mystérieux et rapide, en voyant le débutant traverser
       rapidement les coulisses pour regagner sa loge la joue cachée dans son
       mouchoir, on se douta de quelque mignonne bisbille; et le perruquier,
       qui fut appelé à rajuster les boucles de la coiffure du prince grec et à
       replâtrer sa cicatrice, raconta à toute la bande des choristes et des
       comparses, qu'une chatte amoureuse avait joué des griffes sur la face du
       héros. Ledit perruquier se connaissait à ces sortes de blessures, et
       n'était pas novice confident de pareilles aventures dé coulisse.
       L'anecdote fit le tour de la scène, sauta, je ne sais comment,
       par-dessus la rampe, et alla se promener de l'orchestre aux balcons, et
       de là dans les loges, d'où elle redescendit, un peu grossie en chemin,
       jusque dans les profondeurs du parterre. On ignorait encore les
       relations d'Anzoleto avec Corilla; mais quelques personnes l'avaient vu
       empressé en apparence auprès de la Clorinda, et le bruit général fut que
       la _seconda-donna_, jalouse de la _prima-donna_, venait de crever un
       oeil et de casser trois dents au plus beau des _tenori_.
     
       Ce fut une désolation pour les uns (je devrais dire les unes), et un
       délicieux petit scandale pour la plupart. On se demandait si la
       représentation serait suspendue, si on verrait reparaître le vieux ténor
       Stefanini pour achever le rôle, un cahier à la main. La toile se releva,
       et tout fut oublié lorsqu'on vit revenir Consuelo aussi calme et aussi
       sublime qu'au commencement. Quoique son rôle ne fût pas extrêmement
       tragique, elle le rendit tel par la puissance de son jeu et l'expression
       de son chant. Elle fit verser des larmes; et quand le ténor reparut, sa
       mince égratignure n'excita qu'un sourire. Mais cet incident ridicule
       empêcha cependant son succès d'être aussi brillant qu'il eût pu l'être;
       et tous les honneurs de la soirée demeurèrent à Consuelo, qui fut encore
       rappelée et applaudie à la fin avec frénésie.
     
       Après le spectacle on alla souper au palais Zustiniani, et Anzoleto
       oublia la Corilla qu'il avait enfermée dans sa loge, et qui fut forcée
       d'en sortir avec effraction. Dans le tumulte qui suit dans l'intérieur
       du théâtre une représentation aussi brillante, on ne s'aperçut guère de
       sa retraite. Mais le lendemain cette porte brisée vint coïncider avec le
       coup de griffe reçu par Anzoleto, et c'est ainsi qu'on fut sur la voie
       de l'intrigue qu'il avait jusque là cachée si soigneusement.
     
       A peine était-il assis au somptueux banquet que donnait le comte en
       l'honneur de Consuelo, et tandis que tous les abbés de la littérature
       vénitienne débitaient à la triomphatrice les sonnets et madrigaux
       improvisés de la veille, un valet glissa sous l'assiette d'Anzoleto un
       petit billet de la Corilla, qu'il lut à la dérobée, et qui était ainsi
       conçu:
     
       «Si tu ne viens me trouver à l'instant même, je vais te chercher et
       faire un éclat, fusses-tu au bout du monde, fusses-tu dans les bras de
       ta Consuelo, trois fois maudite.»
     
       Anzoleto feignit d'être pris d'une quinte de toux, et sortit pour écrire
       cette réponse au crayon sur un bout de papier réglé arraché dans
       l'antichambre à un cahier de musique:
     
       «Viens si tu veux; mon couteau est toujours prêt, et avec lui mon mépris
       et ma haine.»
     
       Le despote savait bien qu'avec une nature comme celle à qui il avait
       affaire, la peur était le seul frein, la menace le seul expédient du
       moment. Mais, malgré lui, il fut sombre et distrait durant la fête; et
       lorsqu'on se leva de table, il s'esquiva pour courir chez la Corilla.
     
       Il trouva cette malheureuse fille dans un état digne de pitié. Aux
       convulsions avaient succédé des torrents de larmes; elle était assise à
       sa fenêtre, échevelée, les yeux meurtris de sanglots; et sa robe,
       qu'elle avait déchirée de rage, tombait en lambeaux sur sa poitrine
       haletante. Elle renvoya sa soeur et sa femme de chambre; et, malgré
       elle, un éclair de joie ranima ses traits en se trouvant auprès de celui
       qu'elle avait craint de ne plus revoir. Mais Anzoleto la connaissait
       trop pour chercher à la consoler. Il savait bien qu'au premier
       témoignage de pitié ou de repentir, il verrait sa fureur se réveiller et
       abuser de la vengeance. Il prit le parti de persévérer dans son rôle de
       dureté inflexible; et bien qu'il fût touché de son désespoir, il
       l'accabla des plus cruels reproches, et lui déclara qu'il venait lui
       faire d'éternels adieux. Il l'amena à se jeter à ses pieds, à se traîner
       sur ses genoux jusqu'à la porte et à implorer son pardon dans l'angoisse
       d'une mortelle douleur. Quand il l'eut ainsi brisée et anéantie, il
       feignit de se laisser attendrir; et tout éperdu d'orgueil et de je ne
       sais quelle émotion fougueuse, en voyant cette femme si belle et si
       fière se rouler devant lui dans la poussière comme une Madeleine
       pénitente, il céda à ses transports et la plongea dans de nouvelles
       ivresses. Mais en se familiarisant avec cette lionne domptée, il
       n'oublia pas un instant que c'était une bête féroce, et garda jusqu'au
       bout l'attitude d'un maître offensé qui pardonne.
     
       L'aube commençait à poindre lorsque cette femme, enivrée et avilie,
       appuyant son bras de marbre sur le balcon humide du froid matinal et
       ensevelissant sa face pâle sous ses longs cheveux noirs, se mit à se
       plaindre d'une voix douce et caressante des tortures que son amour lui
       faisait éprouver.
     
       «Eh bien, oui, lui dit-elle, je suis jalouse, et si tu le veux
       absolument, je suis pis que cela, je suis envieuse. Je ne puis voir ma
       gloire de dix années éclipsée en un instant par une puissance nouvelle
       qui s'élève et devant laquelle une foule oublieuse et cruelle m'immole
       sans ménagement et sans regret. Quand tu auras connu les transports du
       triomphe et les humiliations de la décadence, tu ne seras plus si
       exigeant et si austère envers toi-même que tu l'es aujourd'hui envers
       moi. Je suis encore puissante, dis-tu; comblée de vanités, de succès, de
       richesses, et d'espérances superbes, je vais voir de nouvelles contrées,
       subjuguer de nouveaux amants, charmer un peuple nouveau. Quand tout cela
       serait vrai, crois-tu que quelque chose au monde puisse me consoler
       d'avoir été abandonnée de tous mes amis, chassée de mon trône, et d'y
       voir monter devant moi une autre idole? Et cette honte, la première de
       ma vie, la seule dans toute ma carrière, elle m'est infligée sous tes
       yeux; que dis-je! elle m'est infligée par toi; elle est l'ouvrage de mon
       amant, du premier homme que j'aie aimé lâchement, éperdument! Tu dis
       encore que je suis fausse et méchante, que j'ai affecté devant toi une
       grandeur hypocrite, une générosité menteuse; c'est toi qui l'as voulu
       ainsi, Anzoleto. J'étais offensée, tu m'as prescrit de paraître
       tranquille, et je me suis tenue tranquille; j'étais méfiante, tu m'as
       commandé de te croire sincère, et j'ai cru en toi; j'avais la rage et la
       mort dans l'âme, tu m'as dit de sourire, et j'ai souri; j'étais furieuse
       et désespérée, tu m'as ordonné de garder le silence, et je me suis tue.
       Que pouvais-je faire de plus que de m'imposer un caractère qui n'était
       pas le mien, et de me parer d'un courage qui m'est impossible? Et quand
       ce courage m'abandonne, quand ce supplice devient intolérable, quand je
       deviens folle et que mes tortures devraient briser ton coeur, tu me
       foules aux pieds, et tu veux m'abandonner mourante dans la fange où tu
       m'as plongée! Anzoleto, vous avez un coeur de bronze, et moi je suis
       aussi peu de chose que le sable des grèves qui se laisse tourmenter et
       emporter par le flot rongeur. Ah! gronde-moi, frappe-moi, outrage-moi,
       puisque c'est le besoin de ta force; mais plains-moi du moins au fond de
       ton âme; et à la mauvaise opinion que tu as de moi, juge de l'immensité
       de mon amour, puisque je souffre tout cela et demande à le souffrir
       encore.
     
       «Mais écoute, mon ami, lui dit-elle avec plus de douceur et en
       l'enlaçant dans ses bras: ce que tu m'as fait souffrir n'est rien auprès
       de ce que j'éprouve en songeant à ton avenir et à ton propre bonheur. Tu
       es perdu, Anzoleto, cher Anzoleto! perdu sans retour. Tu ne le sais pas,
       tu ne t'en doutes pas, et moi je le vois, et je me dis: «Si du moins
       j'avais été sacrifiée à son ambition si ma chute servait à édifier son
       triomphe! Mais non! elle n'a servi qu'à sa perte, et je suis
       l'instrument d'une rivale qui met son pied sur nos deux têtes.»
     
       --Que veux-tu dire, insensée? reprit Anzoleto; je ne te comprends pas.
     
     
       --Tu devrais me comprendre pourtant! tu devrais comprendre du moins ce
       qui s'est passé ce soir. Tu n'as donc pas vu la froideur du public
       succéder à l'enthousiasme que ton premier air avait excité, après
       qu'elle a eu chanté, hélas! comme elle chantera toujours, mieux que moi,
       mieux que tout le monde, et faut-il te le dire? mieux que toi, mille
       fois, mon cher Anzoleto. Ah! tu ne vois pas que cette femme t'écrasera,
       et que déjà elle t'a écrasé en naissant? Tu ne vois pas que ta beauté
       est éclipsée par sa laideur; car elle est laide, je le soutiens; mais je
       sais aussi que les laides qui plaisent allument de plus furieuses
       passions et de plus violents engouements chez les hommes que les plus
       parfaites beautés de la terre. Tu ne vois pas qu'on l'idolâtre et que
       partout où tu seras auprès d'elle, tu seras effacé et passeras inaperçu?
       Tu ne sais pas que pour se développer et pour prendre son essor, le
       talent du théâtre a besoin de louanges et de succès, comme l'enfant qui
       vient au monde a besoin d'air pour vivre et pour grandir; que la moindre
       rivalité absorbe une partie de la vie que l'artiste aspire, et qu'une
       rivalité redoutable, c'est le vide qui se fait autour de nous, c'est la
       mort qui pénètre dans notre âme! Tu le vois bien par mon triste exemple:
       la seule appréhension de cette rivale que je ne connaissais pas, et que
       tu voulais m'empêcher de craindre, a suffi pour me paralyser depuis un
       mois; et plus j'approchais du jour de son triomphe, plus ma voix
       s'éteignait, plus je me sentais dépérir. Et je croyais à peine à ce
       triomphe possible! Que sera-ce donc maintenant que je l'ai vu certain,
       éclatant, inattaquable? Sais-tu bien que je ne peux plus reparaître à
       Venise, et peut-être en Italie sur aucun théâtre, parce que je serais
       démoralisée, tremblante, frappée d'impuissance? Et qui sait où ce
       souvenir ne m'atteindra pas, où le nom et la présence de cette rivale
       victorieuse ne viendront pas me poursuivre et me mettre en fuite? Ah!
       moi, je suis perdue; mais tu l'es aussi, Anzoleto. Tu es mort avant
       d'avoir vécu; et si j'étais aussi méchante que tu le dis, je m'en
       réjouirais, je te pousserais à ta perte, et je serais vengée; au lieu
       que je te le dis avec désespoir: si tu reparais une seule fois auprès
       d'elle à Venise, tu n'as plus d'avenir à Venise; si tu la suis dans ses
       voyages, la honte et le néant voyageront avec toi. Si, vivant de ses
       recettes, partageant son opulence, et t'abritant sous sa renommée, tu
       traînes à ses côtés une existence pâle et misérable, sais-tu quel sera
       ton titre auprès du public? Quel est, dira-t-on en te voyant, ce beau
       jeune homme qu'on aperçoit derrière elle? Rien, répondra-t-on; moins que
       rien: c'est le mari ou l'amant de la divine cantatrice.»
     
       Anzoleto devint sombre comme les nuées orageuses qui montaient à
       l'orient du ciel.
     
       «Tu es une folle, chère Corilla, répondit-il; la Consuelo n'est pas
       aussi redoutable pour toi que tu te l'es représentée aujourd'hui dans
       ton imagination malade. Quant à moi, je te l'ai dit, je ne suis pas son
       amant, je ne serai sûrement jamais son mari, et je ne vivrai pas comme
       un oiseau chétif sous l'ombre de ses larges ailes. Laisse-la prendre son
       vol. Il y a dans le ciel de l'air et de l'espace pour tous ceux qu'un
       essor puissant enlève de terre. Tiens, regarde ce passereau; ne
       vole-t-il pas aussi bien sur le canal que le plus lourd goëland sur la
       mer? Allons! trêve à ces rêveries! le jour me chasse de tes bras. A
       demain. Si tu veux que je revienne, reprends cette douceur et cette
       patience qui m'avaient charmé, et qui vont mieux à ta beauté que les
       cris et les emportements de la jalousie.»
     
       Anzoleto, absorbé pourtant dans de noires pensées, se retira chez lui,
       et ce ne fut que couché et prêt à s'endormir, qu'il se demanda qui avait
       dû accompagner Consuelo au sortir du palais Zustiniani pour la ramener
       chez elle. C'était un soin qu'il n'avait jamais laissé prendre à
       personne.
     
       «Après tout, se dit-il en donnant de grands coups de poing à son
       oreiller pour l'arranger sous sa tête, si la destinée veut que le comte
       en vienne à ses fins, autant vaut pour moi que cela arrive plus tôt que
       plus tard!»
     
     
     
     
       XVIII.
     
     
       Lorsque Anzoleto s'éveilla, il sentit se réveiller aussi la jalousie que
       lui avait inspirée le comte Zustiniani. Mille sentiments contraires se
       partageaient son âme. D'abord cette autre jalousie que la Corilla avait
       éveillée en lui pour le génie et le succès de Consuelo. Celle-là
       s'enfonçait plus avant dans son sein, à mesure qu'il comparait le
       triomphe de sa fiancée à ce que, dans son ambition trompée, il appelait
       sa propre chute. Ensuite l'humiliation d'être supplanté peut-être dans
       la réalité, comme il l'était déjà dans l'opinion, auprès de cette femme
       désormais célèbre et toute-puissante dont il était si flatté la veille
       d'être l'unique et souverain amour. Ces deux jalousies se disputaient
       dans sa pensée, et il ne savait à laquelle se livrer pour éteindre
       l'autre. Il avait à choisir entre deux partis: ou d'éloigner Consuelo du
       comte et de Venise, et de chercher avec elle fortune ailleurs, ou de
       l'abandonner à son rival, et d'aller au loin tenter seul les chances
       d'un succès qu'elle ne viendrait plus contre-balancer. Dans cette
       incertitude de plus en plus poignante, au lieu d'aller reprendre du
       calme auprès de sa véritable amie, il se lança de nouveau dans l'orage
       en retournant chez la Corilla. Elle attisa le feu en lui démontrant,
       avec plus de force que la veille, tout le désavantage de sa position.
     
       «Nul n'est prophète en son pays, lui dit-elle; et c'est déjà un mauvais
       milieu pour toi que la ville où tu es né, où l'on t'a vu courir en
       haillons sur la place publique, où chacun peut se dire (et Dieu sait que
       les nobles aiment à se vanter de leurs bienfaits, même imaginaires,
       envers les artistes): «C'est moi qui l'ai protégé; je me suis aperçu le
       premier de son talent; c'est moi qui l'ai recommandé à celui-ci, c'est
       moi qui l'ai préféré à celui-là.» Tu as beaucoup trop vécu ici au grand
       air, mon pauvre Anzolo; ta charmante figure avait frappé tous les
       passants avant qu'on sût qu'il y avait en toi de l'avenir. Le moyen
       d'éblouir des gens qui t'ont vu ramer sur leur gondole, pour gagner
       quelques sous, en leur chantant les strophes du Tasse, ou faire leurs
       commissions pour avoir de quoi souper! Consuelo, laide et menant une vie
       retirée, est ici une merveille étrangère. Elle est Espagnole d'ailleurs,
       elle n'a pas l'accent vénitien. Sa prononciation belle, quoiqu'un peu
       singulière, leur plairait encore, quand même elle serait détestable:
       c'est quelque chose dont leurs oreilles ne sont pas rebattues. Ta beauté
       a été pour les trois quarts dans le petit succès que tu as eu au premier
       acte. Au dernier on y était déjà habitué.
     
       --Dites aussi que la belle cicatrice que vous m'avez faite au-dessous de
       l'oeil, et que je ne devrais vous pardonner de ma vie, n'a pas peu
       contribué à m'enlever ce dernier, ce frivole avantage.
     
       --Sérieux au contraire aux yeux des femmes, mais frivole à ceux des
       hommes. Avec les unes, tu régneras dans les salons; sans les autres, tu
       succomberas au théâtre. Et comment veux-tu les occuper, quand c'est une
       femme qui te les dispute? une femme qui subjugue non-seulement les
       dilettanti sérieux, mais qui enivre encore, par sa grâce et le prestige
       de son sexe, tous les hommes qui ne sont point connaisseurs en musique!
       Ah! que pour lutter avec moi, il a fallu de talent et de science à
       Stefanini, à Saverio, et à tous ceux qui ont paru avec moi sur la scène!
     
       --A ce compte, chère Corilla, je courrais autant de risques en me
       montrant auprès de toi, que j'en cours auprès de la Consuelo. Si j'avais
       eu la fantaisie de te suivre en France, tu me donnerais là un bon
       avertissement.»
     
       Ces mots échappés à Anzoleto furent un trait de lumière pour la Corilla.
       Elle vit qu'elle avait frappé plus juste qu'elle ne s'en flattait
       encore; car la pensée de quitter Venise s'était déjà formulée dans
       l'esprit de son amant. Dès qu'elle conçut l'espoir de l'entraîner avec
       elle, elle n'épargna rien pour lui faire goûter ce projet. Elle
       s'abaissa elle-même tant qu'elle put, et elle se mit au-dessous de sa
       rivale avec une modestie sans bornes. Elle se résigna même à dire
       qu'elle n'était ni assez grande cantatrice, ni assez belle pour allumer
       des passions dans le public. Et comme tout cela était plus vrai qu'elle
       ne le pensait en le disant, comme Anzoleto s'en apercevait de reste, et
       ne s'était jamais abusé sur l'immense supériorité de Consuelo, elle
       n'eut pas de peine à le lui persuader. Leur association et leur fuite
       furent donc à peu près résolues dans cette séance; et Anzoleto y
       songeait sérieusement, bien qu'il se gardât toujours une porte de
       derrière pour échapper à cet engagement dans l'occasion.
     
       Corilla, voyant qu'il lui restait un fond d'incertitude, l'engagea
       fortement à continuer ses débuts, le flattant de l'espérance d'un
       meilleur sort pour les autres représentations; mais bien certaine, au
       fond, que ces épreuves malheureuses le dégoûteraient complètement et de
       Venise et de Consuelo.
     
       En sortant de chez sa maîtresse, il se rendit chez son amie. Un
       invincible besoin de la revoir l'y poussait impérieusement. C'était la
       première fois qu'il avait fini et commencé une journée sans recevoir son
       chaste baiser au front. Mais comme, après ce qui venait de se passer
       avec la Corilla, il eût rougi de sa versatilité, il essaya de se
       persuader qu'il allait chercher auprès d'elle la certitude de son
       infidélité, et le désabusement complet de son amour. Sans nul doute, se
       disait-il, le comte aura profité de l'occasion et du dépit causé par mon
       absence, et il est impossible qu'un libertin tel que lui se soit trouvé
       avec elle la nuit en tête-à-tête, sans que la pauvrette ait succombé.
       Cette idée lui faisait pourtant venir une sueur froide au visage; s'il
       s'y arrêtait, la certitude du remords et du désespoir de Consuelo
       brisait son âme, et il hâtait le pas, s'imaginant la trouver, noyée de
       larmes. Et puis une voix intérieure, plus forte que toutes les autres,
       lui disait qu'une chute aussi prompte et aussi honteuse était impossible
       à un être aussi pur et aussi noble; et il ralentissait sa marche en
       songeant à lui-même, à l'odieux de sa conduite, à l'égoïsme de son
       ambition, aux mensonges et aux reproches dont il avait rempli sa vie et
       sa conscience.
     
       Il trouva Consuelo dans sa robe noire, devant sa table, aussi sereine et
       aussi sainte dans son attitude et dans son regard qu'il l'avait toujours
       vue. Elle courut à lui avec la même effusion qu'à l'ordinaire, et
       l'interrogea avec inquiétude, mais sans reproche et sans méfiance, sur
       l'emploi de ce temps passé loin d'elle.
     
       «J'ai été souffrant, lui répondit-il avec l'abattement profond que lui
       causait son humiliation intérieure. Ce coup que je me suis donné à la
       tête contre un décor, et dont je t'ai montré la marque en te disant que
       ce n'était rien, m'a pourtant causé un si fort ébranlement au cerveau
       qu'il m'a fallu quitter le palais Zustiniani dans la crainte de m'y
       évanouir, et que j'ai eu besoin de garder le lit toute la matinée.
     
       --O mon Dieu! dit Consuelo en baisant la cicatrice faite par sa rivale;
       tu as souffert, et tu souffres encore?
     
       --Non, ce repos m'a fait du bien. N'y songe plus, et dis-moi comment tu
       as fait pour revenir toute seule cette nuit?
     
       --Toute seule? Oh! non, le comte m'a ramenée dans sa gondole.
     
       --Ah! j'en étais sûr! s'écria Anzoleto avec un accent étrange. Et sans
       doute ... il t'a dit de bien belles choses dans ce tête-à-tête?
     
       --Qu'eût-il pu me dire qu'il ne m'ait dit cent fois devant tout le
       monde? Il me gâte, et me donnerait de la vanité si je n'étais en garde
       contre cette maladie. D'ailleurs, nous n'étions pas tête-à-tête; mon bon
       maître a voulu m'accompagner aussi. Oh! l'excellent ami!
     
       --Quel maître? que excellent ami? dit Anzoleto rassuré et déjà
       préoccupé.
     
       --Eh! le Porpora! A quoi songes-tu donc?
     
       --Je songe, chère Consuelo, à ton triomphe d'hier soir; et toi, y
       songes-tu?
     
       --Moins qu'au tien, je te jure!
     
       --Le mien! Ah! ne me raille pas, ma belle amie; le mien a été si pâle
       qu'il ressemblait beaucoup à une chute.»
     
       Consuelo pâlit de surprise. Elle n'avait pas eu, malgré sa fermeté
       remarquable, tout le sang-froid nécessaire pour apprécier la différence
       des applaudissements qu'elle et son amant avaient recueillis. II y a
       dans ces sortes d'ovations un trouble auquel l'artiste le plus sage ne
       peut se dérober, et qui fait souvent illusion à quelques-uns, au point
       de leur faire prendre l'appui d'une cabale pour la clameur d'un succès.
       Mais au lieu de s'exagérer l'amour de son public, Consuelo, presque
       effrayée d'un bruit si terrible, avait eu peine à le comprendre, et
       n'avait pas constaté la préférence qu'on lui avait donnée sur Anzoleto.
       Elle le gronda naïvement de son exigence envers la fortune; et voyant
       qu'elle ne pouvait ni le persuader ni vaincre sa tristesse, elle lui
       reprocha doucement d'être trop amoureux de la gloire, et d'attacher trop
       de prix à la faveur du monde.
     
       «Je te l'ai toujours prédit, lui dit-elle, tu préfères les résultats de
       l'art à l'art lui-même. Quand on a fait de son mieux, quand on sent
       qu'on a fait bien, il me semble qu'un peu plus ou un peu moins
       d'approbation n'ôte ni n'ajoute rien au contentement intérieur.
       Souviens-toi de ce que me disait le Porpora la première fois que j'ai
       chanté au palais Zustiniani: Quiconque se sent pénétré d'un amour vrai
       pour son art ne peut rien craindre ...
     
       --Ton Porpora et toi, interrompit Anzoleto avec humeur, pouvez bien vous
       nourrir de ces belles maximes. Rien n'est si aisé que de philosopher sur
       les maux de la vie quand on n'en connaît que les biens. Le Porpora,
       quoique pauvre et contesté, a un nom illustre. Il a cueilli assez de
       lauriers pour que sa vieille tête puisse blanchir en paix sous leur
       ombre. Toi qui te sens invincible, tu es inaccessible à la peur. Tu
       t'élèves du premier bond au sommet de l'échelle, et tu reproches à ceux
       qui n'ont pas de jambes d'avoir le vertige. C'est peu charitable,
       Consuelo, et souverainement injuste. Et puis ton argument ne m'est pas
       applicable: tu dis que l'on doit mépriser l'assentiment du public quand
       on a le sien propre; mais si je ne l'ai pas, ce témoignage intérieur
       d'avoir bien fait? Et ne vois-tu pas que je suis horriblement mécontent
       de moi-même? N'as-tu pas vu que j'étais détestable? N'as-tu pas entendu
       que j'ai chanté pitoyablement?
     
       --Non, car cela n'est pas. Tu n'as été ni au-dessus ni au-dessous de
       toi-même. L'émotion que tu éprouvais n'a presque rien ôté à tes moyens.
       Elle s'est vite dissipée d'ailleurs, et les choses que tu sais bien, tu
       les a bien rendues.
     
       --Et celles que je ne sais pas?» dit Anzoleto en fixant sur elle ses
       grands yeux noirs creusés par la fatigue et le chagrin.
     
       Elle soupira et garda un instant le silence, puis elle lui dit en
       l'embrassant:
     
       «Celles que tu ne sais pas, il faut les apprendre. Si tu avais voulu
       étudier sérieusement pendant les répétitions ... Te l'ai-je dit? Mais ce
       n'est pas le moment de faire des reproches, c'est le moment au contraire
       de tout réparer. Voyons, prenons seulement deux heures par jour, et tu
       verras que nous triompherons vite de ce qui t'arrête.
     
       --Sera-ce donc l'affaire d'un jour?
     
       --Ce sera l'affaire de quelques mois tout au plus.
     
       --Et cependant je joue demain! je continue à débuter devant un public
       qui me juge sur mes défauts beaucoup plus que sur mes qualités.
     
       --Mais qui s'apercevra bien de tes progrès.
     
       --Qui sait? S'il me prend en aversion!
     
       --Il t'a prouvé le contraire.
     
       --Oui! tu trouves qu'il a été indulgent pour moi?
     
       --Eh bien, oui, il l'a été, mon ami. Là où tu as été faible, il a été
       bienveillant; là où tu as été fort, il t'a rendu justice.
     
       --Mais, en attendant, on va me faire en conséquence un engagement
       misérable.
     
       --Le comte est magnifique en tout et n'épargne pas l'argent. D'ailleurs
       ne m'en offre-t-il pas plus qu'il ne nous en faut pour vivre tous deux
       dans l'opulence?
     
       --C'est cela! je vivrais de ton succès!
     
       --J'ai bien assez longtemps vécu de ta faveur.
     
       --Ce n'est pas de l'argent qu'il s'agit. Qu'il m'engage à peu de frais,
       peu importe; mais il m'engagera pour les seconds ou les troisièmes
       rôles.
     
       --Il n'a pas d'autre _primo-uomo_ sous la main. Il y a longtemps qu'il
       compte sur toi et ne songe qu'à toi. D'ailleurs il est tout porté pour
       toi. Tu disais qu'il serait contraire à notre mariage! Loin de là, il
       semble le désirer, et me demande souvent quand je l'inviterai à ma noce.
     
       --Ah! vraiment? C'est fort bien! Grand merci, monsieur le comte!
     
       --Que veux-tu dire?
     
       --Rien. Seulement, Consuelo, tu as eu grand tort de ne pas m'empêcher de
       débuter jusqu'à ce que mes défauts que tu connaissais si bien, se
       fussent corrigés dans de meilleures études. Car tu les connais, mes
       défauts, je le répète.
     
       --Ai-je manqué de franchise? ne t'ai-je pas averti souvent? Mais tu m'as
       toujours dit que le public ne s'y connaissait pas; et quand j'ai su quel
       succès tu avais remporté chez le comte la première fois que tu as chanté
       dans son salon, j'ai pensé que ...
     
       --Que les gens du monde ne s'y connaissaient pas plus que le public
       vulgaire?
     
       --J'ai pensé que tes qualités frapperaient plus que tes défauts; et il
       en a été ainsi, ce me semble, pour les uns comme pour l'autre.
     
       --Au fait, pensa Anzoleto, elle dit vrai, et si je pouvais reculer mes
       débuts.... Mais c'est courir le risque de voir appeler à ma place un
       ténor qui ne me la céderait plus. Voyons! dit-il après avoir fait
       plusieurs tours dans la chambre, quels sont donc mes défauts?
     
       --Ceux que je t'ai dits souvent, trop de hardiesse et pas assez de
       préparation; une énergie plus fiévreuse que sentie; des effets
       dramatiques qui sont l'ouvrage de la volonté plus que ceux de
       l'attendrissement. Tu ne t'es pas pénétré de l'ensemble de ton rôle. Tu
       l'as appris par fragments. Tu n'y as vu qu'une succession de morceaux
       plus ou moins brillants. Tu n'en as saisi ni la gradation, ni le
       développement, ni le résumé. Pressé de montrer ta belle voix et
       l'habileté que tu as à certains égards, tu as donné ton dernier mot
       presque en entrant en scène. À la moindre occasion, tu as cherché un
       effet, et tous tes effets ont été semblables. À la fin du premier acte,
       on te connaissait, on te savait par coeur; mais on ne savait pas que
       c'était tout, et on attendait quelque chose de prodigieux pour la fin.
       Ce quelque chose n'était pas en toi. Ton émotion était épuisée, et ta
       voix n'avait plus la même fraîcheur. Tu l'as senti, tu as forcé l'une et
       l'autre; on l'a senti aussi, et l'on est resté froid, à ta grande
       surprise, au moment où tu te croyais le plus pathétique. C'est qu'à ce
       moment-là on ne voyait pas l'artiste inspiré par la passion, mais
       l'acteur aux prises avec le succès.
     
       --Et comment donc font les autres? s'écria Anzoleto en frappant du pied.
       Est-ce que je ne les ai pas entendus, tous ceux qu'on a applaudis à
       Venise depuis dix ans? Est-ce que le vieux Stefanini ne criait pas quand
       la voix lui manquait? Et cependant on l'applaudissait avec rage.
     
       --II est vrai, et je n'ai pas compris que le public pût s'y tromper.
       Sans doute on se souvenait du temps où il y avait eu en lui plus de
       puissance, et on ne voulait pas lui faire sentir le malheur de son âge.
     
       --Et la Corilla, voyons, cette idole que tu renverses, est-ce qu'elle ne
       forçait pas les situations? Est-ce-qu'elle ne faisait pas des efforts
       pénibles à voir et à entendre? Est-ce qu'elle était passionnée tout de
       bon, quand on la portait aux nues?
     
       --C'est parce que j'ai trouvé ses moyens factices, ses effets
       détestables, son jeu comme son chant dépourvus de goût et de grandeur,
       que je me suis présentée si tranquillement sur la scène, persuadée comme
       toi que le public ne s'y connaissait pas beaucoup.
     
       --Ah! dit Anzoleto avec un profond soupir, tu mets le doigt sur ma
       plaie, pauvre Consuelo!
     
       --Comment cela, mon bien-aimé?
     
       --Comment cela? tu me le demandes? Nous nous étions trompés, Consuelo.
       Le public s'y connaît. Son coeur lui apprend ce que son ignorance lui
       voile. C'est un grand enfant qui a besoin d'amusement et d'émotion. Il
       se contente de ce qu'on lui donne; mais qu'on lui montre quelque chose
       de mieux, et le voilà qui compare et qui comprend. La Corilla pouvait
       encore le charmer la semaine dernière, bien qu'elle chantât faux et
       manquât de respiration. Tu parais, et la Corilla est perdue; elle est
       effacée, enterrée. Qu'elle reparaisse, on la sifflera. Si j'avais débuté
       auprès d'elle, j'aurais eu un succès complet comme celui que j'ai eu
       chez le comte, la première fois que j'ai chanté après elle. Mais auprès
       de toi, j'ai été éclipsé. Il en devait être ainsi, et il en sera
       toujours ainsi. Le public avait le goût du clinquant. Il prenait des
       oripeaux pour des pierreries; il en était ébloui. On lui montre un
       diamant fin, et déjà il ne comprend plus qu'on ait pu le tromper si
       grossièrement. Il ne peut plus souffrir les diamants faux, et il en fait
       justice. Voilà mon malheur, Consuelo: c'est d'avoir été produit, moi,
       verroterie de Venise, à côté d'une perle sortie du fond des mers.»
     
       Consuelo ne comprit pas tout ce qu'il y avait d'amertume et de vérité
       dans ces réflexions. Elle les mit sur le compte de l'amour de son
       fiancé, et ne répondit à ce qu'elle prit pour de douces flatteries, que
       par des sourires et des caresses. Elle prétendit qu'il la surpasserait,
       le jour où il voudrait s'en donner la peine, et releva son courage en
       lui persuadant que rien n'était plus facile que de chanter comme elle.
       Elle était de bonne foi en ceci, n'ayant jamais été arrêtée par aucune
       difficulté, et ne sachant pas que le travail même est le premier des
       obstacles, pour quiconque n'en a pas l'amour et la persévérance.
     
     
     
     
       XIX.
     
     
       Encouragé par la franchise de Consuelo et la perfidie de Corilla qui le
       pressait de se faire entendre encore en public, Anzoleto se mit à
       travailler avec ardeur; et à la seconde représentation d'_Ipermnestre_,
       il chanta beaucoup plus purement son premier acte. On lui en sut gré.
     
       Mais, comme le succès de Consuelo grandit en proportion, il ne fut pas
       satisfait du sien, et commença à se sentir démoralisé par cette nouvelle
       constatation de son infériorité. Dès ce moment, tout prit à ses yeux un
       aspect sinistre. Il lui sembla qu'on ne l'écoutait pas, que les
       spectateurs placés près de lui murmuraient des réflexions humiliantes
       sur son compte, et que les amateurs bienveillants qui l'encourageaient
       dans les coulisses avaient l'air de le plaindre profondément. Tous leurs
       éloges eurent pour lui un double sens dont il s'appliqua le plus
       mauvais. La Corilla, qu'il alla consulter dans sa loge durant
       l'entr'acte, affecta de lui demander d'un air effrayé s'il n'était pas
       malade.
     
       --Pourquoi? lui dit-il avec impatience.
     
       «Parce que ta voix est sourde aujourd'hui, et que tu sembles accablé!
       Cher Anzoleto, reprends courage; donne tes moyens qui sont paralysés par
       la crainte ou le découragement.
     
       --N'ai-je pas bien dit mon premier air?
     
       --Pas à beaucoup près aussi bien que la première fois. J'en ai eu le
       coeur si serré que j'ai failli me trouver mal.
     
     
       --Mais on m'a applaudi, pourtant?
     
       --Hélas!... n'importe: j'ai tort de t'ôter l'illusion. Continue ...
       Seulement tâche de dérouiller ta voix.»
     
       «Consuelo, pensa-t-il, a cru me donner un conseil. Elle agit d'instinct,
       et réussit pour son propre compte. Mais où aurait-elle pris l'expérience
       de m'enseigner à dominer ce public récalcitrant? En suivant la direction
       qu'elle me donne, je perds mes avantages, et on ne me tient pas compte
       de l'amélioration de ma manière. Voyons! revenons à mon audace première.
       N'ai-je pas éprouvé, à mon début chez le comte, que je pouvais éblouir
       même ceux que je ne persuadais pas? Le vieux Porpora ne m'a-t-il pas dit
       que j'avais les taches du génie? Allons donc! que ce public subisse mes
       taches et qu'il plie sous mon génie.»
     
       Il se battit les flancs, fit des prodiges au second acte, et fut écouté
       avec surprise. Quelques-uns battirent des mains, d'autres imposèrent
       silence aux applaudissements. Le public en masse se demanda si cela
       était sublime ou détestable.
     
       Encore un peu d'audace, et peut-être qu'Anzoleto l'emportait. Mais cet
       échec le troubla au point que sa tête s'égara, et qu'il manqua
       honteusement tout le reste de son rôle.
     
       A la troisième représentation, il avait repris son courage, et, résolu
       d'aller à sa guise sans écouter les conseils de Consuelo; il hasarda les
       plus étranges caprices, les bizarreries les plus impertinentes, honte!
       deux ou trois sifflets interrompirent le silence qui accueillait ces
       tentatives désespérées. Le bon et généreux public fit taire les sifflets
       et se mit à battre des mains; il n'y avait pas moyen de s'abuser sur
       cette bienveillance envers la personne et sur ce blâme envers l'artiste.
       Anzoleto déchira son costume en rentrant dans sa loge, et, à peine la
       pièce finie, il courut s'enfermer avec la Corilla, en proie à une rage
       profonde et déterminé à fuir avec elle au bout de la terre.
     
       Trois jours s'écoulèrent sans qu'il revît Consuelo. Elle lui inspirait
       non pas de la haine, non pas du refroidissement (au fond de son âme
       bourrelée de remords, il la chérissait toujours et souffrait
       mortellement de ne pas la voir), mais une véritable terreur. Il sentait
       la domination de cet être qui l'écrasait en public de toute sa grandeur,
       et qui en secret reprenait à son gré possession de sa confiance et de sa
       volonté. Dans son agitation il n'eut pas la force de cacher à la Corilla
       combien il était attaché à sa noble fiancée, et combien elle avait
       encore d'empire sur ses convictions. La Corilla en conçut un dépit amer,
       qu'elle eut la force de dissimuler. Elle le plaignit, le confessa; et
       quand elle sut le secret de sa jalousie, elle frappa un grand coup en
       faisant savoir sous main à Zustiniani sa propre intimité avec Anzoleto,
       pensant bien que le comte ne perdrait pas une si belle occasion d'en
       instruire l'objet de ses désirs, et de rendre à Anzoleto le retour
       impossible.
     
       Surprise de voir un jour entier s'écouler dans la solitude de sa
       mansarde, Consuelo s'inquiéta; et le lendemain d'un nouveau jour
       d'attente vaine et d'angoisse mortelle, à la nuit tombante, elle
       s'enveloppa d'une mante épaisse (car la cantatrice célèbre n'était plus
       garantie par son obscurité contre les méchants propos), et courut à la
       maison qu'occupait Anzoleto depuis quelques semaines, logement plus
       convenable que les précédents, et que le comte lui avait assigné dans
       une des nombreuses maisons qu'il possédait dans la ville. Elle ne l'y
       trouva point, et apprit qu'il y passait rarement la nuit.
     
       Cette circonstance ne l'éclaira pas sur son infidélité. Elle connaissait
       ses habitudes de vagabondage poétique, et pensa que, ne pouvant
       s'habituer à ces somptueuses demeures, il retournait à quelqu'un de ses
       anciens gîtes. Elle allait se hasarder à l'y chercher, lorsqu'en se
       retournant pour repasser la porte, elle se trouva face à face avec
       maître Porpora.
     
       «Consuelo, lui dit-il à voix basse, il est inutile de me cacher tes
       traits; je viens d'entendre ta voix, et ne puis m'y méprendre. Que
       viens-tu faire ici, à cette heure, ma pauvre enfant, et que cherches-tu
       dans cette maison?
     
       --J'y cherche mon fiancé, répondit Consuelo en s'attachant au bras de
       son vieux maître. Et je ne sais pas pourquoi je rougirais de l'avouer à
       mon meilleur ami. Je sais bien que vous blâmez mon attachement pour lui;
       mais je ne saurais vous faire un mensonge. Je suis inquiète. Je n'ai pas
       vu Anzoleto depuis avant-hier au théâtre. Je le crois malade.
     
       --Malade? lui! dit le professeur en haussant les épaules. Viens avec
       moi, pauvre fille; il faut que nous causions; et puisque tu prends enfin
       le parti de m'ouvrir ton coeur, il faut que je t'ouvre le mien aussi.
       Donne-moi le bras, mous parlerons en marchant. Écoute, Consuelo; et
       pénétre-toi bien de ce que je vais te dire. Tu ne peux pas, tu ne dois
       pas être la femme de ce jeune homme. Je te le défends, au nom du Dieu
       vivant qui m'a donné pour toi des entrailles de père.
     
       --O mon maître, répondit-elle avec douleur, demandez-moi le sacrifice de
       ma vie, mais non celui de mon amour.
     
       --Je ne le demande pas, je l'exige, répondit le Porpora avec fermeté.
       Cet amant est maudit. Il fera ton tourment et ta honte si tu ne
       l'abjures à l'instant même.
     
       --Cher maître, reprit-elle avec un sourire triste et caressant, vous
       m'avez dit cela bien souvent; mais j'ai vainement essayé de vous obéir.
       Vous haïssez ce pauvre enfant. Vous ne le connaissez pas, et je suis
       certaine que vous reviendrez de vos préventions.
     
       --Consuelo, dit le maestro avec plus de force, je t'ai fait jusqu'ici
       d'assez vaines objections et de très-inutiles défenses, je le sais. Je
       t'ai parlé en artiste, et comme à une artiste; je ne voyais non plus
       dans ton fiancé que l'artiste. Aujourd'hui, je te parle en homme, et je
       te parle d'un homme, et je te parle comme à une femme. Cette femme a mal
       placé son amour, cet homme en est indigne, et l'homme qui te le dit en
       est certain.
     
       --O mon Dieu! Anzoleto indigne de mon amour! Lui, mon seul ami, mon
       protecteur, mon frère! Ah! vous ne savez pas comme il m'a aidée et comme
       il m'a respectée depuis que je suis au monde! Il faut que je vous le
       dise.»
     
       Et Consuelo raconta toute l'histoire de sa vie et de son amour, qui
       était une seule et même histoire.
     
       Le Porpora en fut ému, mais non ébranlé.
     
       «Dans tout ceci, dit-il, je ne vois que ton innocence, ta fidélité, ta
       vertu. Quant à lui, je vois bien le besoin qu'il a eu de ta société et
       de tes enseignements, auxquels, bien que tu en penses, je sais qu'il
       doit le peu qu'il sait et le peu qu'il vaut; mais il n'en est pas moins
       vrai que cet amant si chaste et si pur n'est que le rebut de toutes les
       femmes perdues de Venise, qu'il apaise l'ardeur des feux que tu lui
       inspires dans les maisons de débauche, et qu'il ne songe qu'à
       t'exploiter, tandis qu'il assouvit ailleurs ses honteuses passions.
     
       --Prenez garde à ce que vous dites, répondit Consuelo d'une voix
       étouffée; j'ai coutume de croire en vous comme en Dieu, ô mon maître!
       Mais en ce qui concerne Anzoleto, j'ai résolu de vous fermer mes
       oreilles et mon coeur ... Ah! laissez-moi vous quitter, ajouta-t-elle en
       essayant de détacher son bras de celui du professeur, vous me donnez la
       mort.
     
       --Je veux donner la mort à ta passion funeste, et par la vérité je veux
       te rendre à la vie, répondit-il en serrant le bras de l'enfant contre sa
       poitrine généreuse et indignée. Je sais que je suis rude, Consuelo. Je
       ne sais pas être autrement, et c'est à cause de cela que j'ai retardé,
       tant que je l'ai pu, le coup que je vais te porter. J'ai espéré que tu
       ouvrirais les yeux, que tu comprendrais ce qui se passe autour de toi.
       Mais au lieu de t'éclairer par l'expérience, tu te lances en aveugle au
       milieu des abîmes. Je ne veux pas t'y laisser tomber! moi! Tu es le seul
       être que j'aie estimé depuis dix ans. Il ne faut pas que tu périsses,
       non, il ne le faut pas.
     
       --Mais, mon ami, je ne suis pas en danger. Croyez-vous que je mente
       quand je vous jure, par tout ce qu'il y a de sacré, que j'ai respecté le
       serment fait au lit de mort de ma mère? Anzoleto le respecte aussi. Je
       ne suis pas encore sa femme, je ne suis donc pas sa maîtresse.
     
       --Mais qu'il dise un mot, et tu seras l'une et l'autre!
     
       --Ma mère elle-même nous l'a fait promettre.
     
       --Et tu venais cependant ce soir trouver cet homme qui ne veut pas et
       qui ne peut pas être ton mari?
     
       --Qui vous l'a dit?
     
       --La Corilla lui permettrait-elle jamais de ...
     
       --La Corilla? Qu'y a-t-il de commun entre lui et la Corilla?
     
       --Nous sommes à deux pas de la demeure de cette fille ... Tu cherchais
       ton fiancé ... allons l'y trouver. T'en sens-tu le courage?
     
       --Non! non! mille fois non! répondit Consuelo en fléchissant dans sa
       marche et en s'appuyant contre la muraille. Laissez-moi la vie, mon
       maître; ne me tuez pas avant que j'aie vécu. Je vous dis que vous me
       faites mourir.
     
       --Il faut que tu boives ce calice, reprit l'inexorable vieillard; je
       fais ici le rôle du destin. N'ayant jamais fait que des ingrats et par
       conséquent des malheureux par ma tendresse et ma mansuétude, il faut que
       je dise la vérité à ceux que j'aime. C'est le seul bien que puisse
       opérer un coeur desséché par le malheur et pétrifié par la souffrance.
       Je te plains, ma pauvre fille, de n'avoir pas un ami plus doux et plus
       humain pour te soutenir dans cette crise fatale. Mais tel que l'on m'a
       fait, il faut que j'agisse sur les autres et que j'éclaire par le
       rayonnement de la foudre, ne pouvant vivifier par la chaleur du soleil.
       Ainsi donc, Consuelo, pas de faiblesse entre nous. Viens à ce palais. Je
       veux que tu surprennes ton amant dans les bras de l'impure Corilla. Si
       tu ne peux marcher, je te traînerai! Si tu tombes je te porterai! Ah! Le
       vieux Porpora est robuste encore, quand le feu de la colère divine brûle
       dans ses entrailles!
     
       --Grâce! grâce! s'écria Consuelo plus pâle que la mort. Laissez-moi
       douter encore ... Donnez-moi encore un jour, un seul jour pour croire en
       lui; je ne suis pas préparée à ce supplice ...
     
       --Non, pas un jour, pas une heure, répondit-il d'un ton inflexible; car
       cette heure qui s'écoule, je ne la retrouverai pas pour te mettre la
       vérité sous les yeux; et ce jour que tu demandes, l'infâme en
       profiterait pour te remettre sous le joug du mensonge. Tu viendras avec
       moi; je te l'ordonne, je le veux.
     
       --Eh bien, oui! j'irai, dit Consuelo en reprenant sa force par une
       violente réaction de l'amour. J'irai avec vous pour constater votre
       injustice et la foi de mon amant; car vous vous trompez indignement, et
       vous voulez que je me trompe avec vous! Allez donc, bourreau que vous
       êtes! Je vous suis, et je ne vous crains pas.»
     
       Le Porpora la prit au mot; et, saisissant son bras dans sa main
       nerveuse, forte comme une pince de fer, il la conduisit dans la maison
       qu'il habitait, où, après lui avoir fait parcourir tous les corridors et
       monter tous les escaliers, il lui fit atteindre une terrasse supérieure,
       d'où l'on distinguait, au-dessus d'une maison plus basse, complètement
       inhabitée, le palais de la Corilla, sombre du bas en haut, à l'exception
       d'une seule fenêtre qui était éclairée et ouverte sur la façade noire et
       silencieuse de la maison déserte. Il semblait, de cette fenêtre, qu'on
       ne put être aperçu de nulle part; car un balcon avancé empêchait que
       d'en bas on pût rien distinguer. De niveau, il n'y avait rien, et
       au-dessus seulement les combles de la maison qu'habitait le Porpora, et
       qui n'était pas tournée de façon à pouvoir plonger dans le palais de la
       cantatrice. Mais la Corilla ignorait qu'à l'angle de ces combles il y
       avait un rebord festonné de plomb, une sorte de niche en plein air, où,
       derrière un large tuyau de cheminée, le maestro, par un caprice
       d'artiste, venait chaque soir regarder les étoiles, fuir ses semblables,
       et rêver à ses sujets sacrés ou dramatiques. Le hasard lui avait fait
       ainsi découvrir le mystère des amours d'Anzoleto, et Consuelo n'eut qu'à
       regarder dans la direction qu'il lui donnait, pour voir son amant auprès
       de sa rivale dans un voluptueux tête-à-tête. Elle se détourna aussitôt;
       et le Porpora qui, dans la crainte de quelque vertige de désespoir, la
       tenait avec une force surhumaine, la ramena à l'étage inférieur et la
       fit entrer dans son cabinet, dont il ferma la porte et la fenêtre pour
       ensevelir dans le mystère l'explosion qu'il prévoyait.
     
     
     
     
       XX.
     
     
       Mais il n'y eut point d'explosion. Consuelo resta muette et atterrée. Le
       Porpora lui adressa la parole. Elle ne répondit pas, et lui fit signe de
       ne pas l'interroger; puis elle se leva, alla boire, à grands verres,
       toute une carafe d'eau glacée qui était sur le clavecin, fit quelques
       tours dans la chambre, et revint s'asseoir en face de son maître sans
       dire une parole.
     
       Le vieillard austère ne comprit pas la profondeur de sa souffrance.
     
       «Eh bien, lui dit-il, t'avais-je trompée? Que penses-tu faire
       maintenant?»
     
       Un frisson douloureux ébranla la statue; et après avoir passé la main
       sur son front: «Je pense ne rien faire, dit-elle, avant d'avoir compris
       ce qui m'arrive.
     
       --Et que te reste-t-il à comprendre?
     
       --Tout! car je ne comprends rien; et vous me voyez occupée à chercher la
       cause de mon malheur, sans rien trouver qui me l'explique. Quel mal
       ai-je fait à Anzoleto pour qu'il ne m'aime plus? Quelle faute ai-je
       commise qui m'ait rendue méprisable à ses yeux? Vous ne pouvez pas me le
       dire, vous! puisque moi qui lis dans ma propre conscience, je n'y vois
       rien qui me donne la clef de ce mystère. Oh! c'est un prodige
       inconcevable! Ma mère croyait à la puissance des philtres: cette Corilla
       serait-elle une magicienne?
     
       --Pauvre enfant! dit le maestro; il y a bien ici une magicienne, mais
       elle s'appelle Vanité; il y a bien un poison, mais il s'appelle Envie.
       La Corilla a pu le verser; mais ce n'est pas elle qui a pétri cette âme
       si propre à le recevoir. Le venin coulait déjà dans les veines impures
       d'Anzoleto. Une dose de plus l'a rendu traître, de fourbe qu'il était;
       infidèle, d'ingrat qu'il a toujours été.
     
       --Quelle vanité? quelle envie?
     
       --La vanité de surpasser tous les autres, l'envie de te surpasser, la
       rage d'être surpassé par toi.
     
       --Cela est-il croyable? Un homme peut-il être jaloux des avantages d'une
       femme? Un amant peut-il haïr le succès de son amante? Il y a donc bien
       des choses que je ne sais pas, et que je ne puis pas comprendre!
     
       --Tu ne les comprendras jamais; mais tu les constateras à toute heure de
       ta vie. Tu sauras qu'un homme peut être jaloux des avantages d'une
       femme, quand cet homme est un artiste vaniteux; et qu'un amant peut haïr
       les succès de son amante, quand le théâtre est le milieu où ils vivent.
       C'est qu'un comédien n'est pas un homme, Consuelo; c'est une femme. Il
       ne vit que de vanité maladive; il ne songe qu'à satisfaire sa vanité; il
       ne travaille que pour s'enivrer de vanité. La beauté d'une femme lui
       fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien. Une
       femme est son rival, ou plutôt il est la rivale d'une femme; il a toutes
       les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les
       ridicules d'une coquette. Voilà le caractère de la plupart des hommes de
       théâtre. Il y a de grandes exceptions; elles sont si rares, elles sont
       si méritoires, qu'il faut se prosterner devant elles; et leur faire plus
       d'honneur qu'aux docteurs les plus sages. Anzoleto n'est point une
       exception; parmi les vaniteux, c'est un des plus vaniteux: voilà tout le
       secret de sa conduite.
     
       --Mais quelle vengeance incompréhensible! mais quels moyens pauvres et
       inefficaces! En quoi la Corilla peut-elle le dédommager de ses mécomptes
       auprès du public? S'il m'eut dit franchement sa souffrance ... (Ah! il ne
       fallait qu'un mot pour cela!) je l'aurais comprise, peut-être; du moins
       j'y aurais compati; je me serais effacée pour lui faire place.
     
       --Le propre des âmes envieuses est de haïr les gens en raison du bonheur
       qu'ils leur dérobent. Et le propre de l'amour, hélas! n'est-il pas de
       détester, dans l'objet qu'on aime, les plaisirs qu'on ne lui procure
       pas? Tandis que ton amant abhorre le public qui te comble de gloire, ne
       hais-tu pas la rivale qui l'enivre de plaisirs?
     
       --Vous dites là, mon maître, une chose profonde et à laquelle je veux
       réfléchir.
     
       --C'est une chose vraie. En même temps qu'Anzoleto te hait pour ton
       bonheur sur la scène, tu le hais pour ses voluptés dans le boudoir de la
       Corilla.
     
       --Cela n'est pas. Je ne saurais le haïr, et vous me faites comprendre
       qu'il serait lâche et honteux de haïr ma rivale. Reste donc ce plaisir
       dont elle l'enivre et auquel je ne puis songer sans frémir. Mais
       pourquoi? je l'ignore. Si c'est un crime involontaire, Anzoleto n'est
       donc pas si coupable de haïr mon triomphe.
     
       --Tu es prompte à interpréter les choses de manière à excuser sa
       conduite et ses sentiments. Non, Anzoleto n'est pas innocent et
       respectable comme toi dans sa souffrance. Il te trompe, il t'avilit,
       tandis que tu t'efforces de le réhabiliter. Au reste, ce n'est pas la
       haine et le ressentiment que j'ai voulu t'inspirer; c'est le calme et
       l'indifférence. Le caractère de cet homme entraîne les actions de sa
       vie. Jamais tu ne le changeras. Prends ton parti, et songe à toi-même.
     
       --A moi-même! c'est-à-dire à moi seule? à moi sans espoir et sans amour?
     
       --Songe à la musique, à l'art divin, Consuelo; oserais-tu dire que tu ne
       l'aimes que pour Anzoleto?
     
       --J'ai aimé l'art pour lui-même aussi; mais je n'avais jamais séparé
       dans ma pensée ces deux choses indivisibles: ma vie et celle d'Anzoleto.
       Et je ne vois pas comment il restera quelque chose de moi pour aimer
       quelque chose, quand la moitié nécessaire de ma vie me sera enlevée.
     
       --Anzoleto n'était pour toi qu'une idée, et cette idée te faisait vivre.
       Tu la remplaceras par une idée plus grande, plus pure et plus
       vivifiante. Ton âme, ton génie, ton être enfin ne sera plus à la merci
       d'une forme fragile et trompeuse; tu contempleras l'idéal sublime
       dépouillé de ce voile terrestre; tu t'élanceras dans le ciel, et tu
       vivras d'un hymen sacré avec Dieu même.
     
       --Voulez-vous dire que je me ferai religieuse, comme vous m'y avez
       engagée autrefois?
     
       --Non, ce serait borner l'exercice de tes facultés d'artiste à un seul
       genre, et tu dois les embrasser tous. Quoi que tu fasses et où que tu
       sois, au théâtre comme dans le cloître, tu peux être une sainte, une
       vierge céleste, la fiancée de l'idéal sacré.
     
       --Ce que vous dites présente un sens sublime entouré de figures
       mystérieuses. Laissez-moi me retirer, mon maître. J'ai besoin de me
       recueillir et de me connaître.
     
       --Tu as dit |e mot, Consuelo, tu as besoin de te connaître. Jusqu'ici tu
       t'es méconnue en livrant ton âme et ton avenir à un être inférieur à toi
       dans tous les sens. Tu as méconnu ta destinée, en ne voyant pas que tu
       es née sans égal, et par conséquent sans associé possible en ce monde.
       Il te faut la solitude, la liberté absolue. Je ne te veux ni mari, ni
       amant, ni famille, ni passions, ni liens d'aucune sorte. C'est ainsi que
       j'ai toujours conçu ton existence et compris ta carrière. Le jour où tu
       te donneras à un mortel, tu perdras ta divinité. Ah! si la Minotaure et
       la Mollendo, mes illustres élèves, mes puissantes créations, avaient
       voulu me croire, elles auraient vécu sans rivales sur la terre. Mais la
       femme est faible et curieuse; la vanité l'aveugle, de vains désirs
       l'agitent, le caprice l'entraîne. Qu'ont-elles recueilli de leur
       inquiétude satisfaite? des orages, de la fatigue, la perte ou
       l'altération de leur génie. Ne voudras-tu pas être plus qu'elles,
       Consuelo? n'auras-tu pas une ambition supérieure à tous les faux biens
       de cette vie? ne voudras-tu pas éteindre les vains besoins de ton coeur
       pour saisir la plus belle couronne qui ait jamais servi d'auréole au
       génie?»
     
       Le Porpora parla encore longtemps, mais avec une énergie et une
       éloquence que je ne saurais vous rendre. Consuelo l'écouta, la tête
       penchée et les yeux attachés à la terre. Quand il eut tout dit: «Mon
       maître, lui répondit-elle, vous êtes grand; mais je ne le suis pas assez
       pour vous comprendre. Il me semble que vous outragez la nature humaine
       en proscrivant ses plus nobles passions. Il me semble que vous étouffez
       les instincts que Dieu même nous a donnés, pour faire une sorte de
       déification d'un égoïsme monstrueux et antihumain. Peut-être vous
       comprendrais-je mieux si j'étais plus chrétienne: je tâcherai de le
       devenir; voilà ce que je puis vous promettre.»
     
       Elle se retira tranquille en apparence, mais dévorée au fond de l'âme.
       Le grand et sauvage artiste la reconduisit jusque chez elle,
       l'endoctrinant toujours, sans pouvoir la convaincre. Il lui fit du bien
       cependant, en ouvrant à sa pensée, un vaste champ de méditations
       profondes et sérieuses, au milieu desquelles le crime d'Anzoleto vint
       s'abîmer comme un fait particulier servant d'introduction douloureuse,
       mais solennelle, à des rêveries infinies. Elle passa de longues heures à
       prier, à pleurer et à réfléchir; et puis elle s'endormit avec la
       conscience de sa vertu, et l'espérance en un Dieu initiateur et
       secourable.
     
       Le lendemain Porpora vint lui annoncer qu'il y aurait répétition
       d'_Ipermnestre_ pour Stefanini, qui prenait le rôle d'Anzoleto. Ce
       dernier était malade, gardait le lit, et se plaignait d'une extinction
       de voix. Le premier mouvement de Consuelo fut de courir chez lui pour le
       soigner.
     
       «Épargne-toi cette peine, lui dit le professeur; il se porte à
       merveille; le médecin du théâtre l'a constaté, et il ira ce soir chez la
       Corilla. Mais le comte Zustiniani, qui comprend fort bien ce que cela
       veut dire, et qui consent sans beaucoup de regrets à ce qu'il suspende
       ses débuts, a défendu au médecin de démasquer la feinte, et a prié le
       bon Stefanini de rentrer au théâtre pour quelques jours.
     
       --Mais, mon Dieu, que compte donc faire Anzoleto? Est-il découragé au
       point de quitter le théâtre?
     
       --Oui, le théâtre de San-Samuel. Il part dans un mois, pour la France
       avec la Corilla. Cela t'étonne? Il fuit l'ombre que tu projettes sur
       lui. Il remet son sort dans les mains d'une femme moins redoutable, et
       qu'il trahira quand il n'aura plus besoin d'elle.»
     
       La Consuelo pâlit et mit les deux mains sur son coeur prêt à se briser.
       Peut-être s'était-elle flattée de ramener Anzoleto, en lui reprochant
       doucement sa faute; et en lui offrant de suspendre ses propres débuts.
       Cette nouvelle était un coup de poignard, et la pensée de ne plus revoir
       celui qu'elle avait tant aimé ne pouvait entrer dans son esprit:
     
       «Ah! c'est un mauvais rêve, s'écria-t-elle; il faut que j'aille le
       trouver et qu'il m'explique cette vision. Il ne peut pas suivre cette
       femme, ce serait sa perte. Je ne peux pas, moi, l'y laisser courir; je
       le retiendrai, je lui ferai comprendre ses véritables intérêts, s'il est
       vrai qu'il ne comprenne plus autre chose ... Venez avec moi, mon cher
       maître, ne l'abandonnons pas ainsi ...
     
       --Je t'abandonnerais, moi, et pour toujours, s'écria le Porpora indigné,
       si tu commettais une pareille lâcheté. Implorer ce misérable, le
       disputer à une Corilla? Ah! sainte Cécile, méfie-toi de ton origine
       bohémienne, et songe à en étouffer les instincts aveugles et vagabonds.
       Allons, suis-moi: on t'attend pour répéter. Tu auras, malgré toi, un
       certain plaisir ce soir à chanter avec un maître comme Stefanini. Tu
       verras un artiste savant, modeste et généreux.»
     
       Il la traîna au théâtre, et là, pour la première fois, elle sentit
       l'horreur de cette vie d'artiste, enchaînée aux exigences du public,
       condamnée à étouffer ses sentiments et à refouler ses émotions pour
       obéir aux sentiments et flatter les émotions d'autrui. Cette répétition,
       ensuite la toilette, et la représentation du soir furent un supplice
       atroce. Anzoleto ne parut pas. Le surlendemain il fallait débuter dans
       un opéra-bouffe de Galuppi: _Arcifanfano re de' matti_. On avait choisi
       cette farce pour plaire à Stefanini, qui y était d'un comique excellent.
       Il fallut que Consuelo s'évertuât à faire rire ceux qu'elle avait fait
       pleurer. Elle fut brillante, charmante, plaisante au dernier point avec
       la mort dans l'âme. Deux ou trois fois des sanglots remplirent sa
       poitrine et s'exhalèrent en une gaîté forcée, affreuse à voir pour qui
       l'eût comprise! En rentrant dans sa loge elle tomba en convulsions. Le
       public voulait la revoir pour l'applaudir; elle tarda, on fit un
       horrible vacarme; on voulait casser les banquettes, escalader la rampe.
       Stefanini vint la chercher à demi vêtue, les cheveux en désordre, pâle
       comme un spectre; elle se laissa traîner sur la scène, et, accablée
       d'une pluie de fleurs, elle fut forcée de se baisser pour ramasser une
       couronne de laurier.
     
       «Ah! les bêtes féroces! murmura-t-elle en rentrant dans la coulisse.
     
       --Ma belle, lui dit le vieux chanteur qui lui donnait la main, tu es
       bien souffrante; mais ces petites choses-là, ajouta-t-il en lui
       remettant une gerbe des fleurs qu'il avait ramassées pour elle, sont un
       spécifique merveilleux pour tous nos maux. Tu t'y habitueras, et un jour
       viendra où tu ne sentiras ton mal et ta fatigue que les jours où l'on
       oubliera de te couronner.
     
       --Oh! qu'ils sont vains et petits! pensa la pauvre Consuelo.»
     
       Rentrée dans sa loge, elle s'évanouit littéralement sur un lit de fleurs
       qu'on avait recueillies sur le théâtre et jetées pêle-mêle sur le sofa.
       L'habilleuse sortit pour appeler un médecin. Le comte Zustiniani resta
       seul quelques instants auprès de sa belle cantatrice, pâle et brisée
       comme les jasmins qui jonchaient sa couche. En cet instant de trouble et
       d'enivrement, Zustiniani perdit la tête et céda à la folle inspiration
       de la ranimer par ses caresses. Mais son premier baiser fut odieux aux
       lèvres pures de Consuelo. Elle se ranima pour le repousser, comme si
       c'eût été la morsure d'un serpent.
     
       «Ah! loin de moi, dit-elle en s'agitant dans une sorte de délire, loin
       de moi l'amour et les caresses et les douces paroles! Jamais d'amour!
       jamais d'époux! jamais d'amant! jamais de famille! Mon maître l'a dit!
       la liberté, l'idéal, la solitude, la gloire!...»
     
       Et elle fondit en larmes si déchirantes, que le comte effrayé se jeta à
       genoux auprès d'elle et s'efforça de la calmer. Mais il ne put rien dire
       de salutaire à cette âme blessée, et sa passion, arrivée en cet instant
       à son plus haut paroxysme, s'exprima en dépit de lui-même. Il ne
       comprenait que trop le désespoir de l'amante trahie. Il fit parler
       l'enthousiasme de l'amant qui espère. Consuelo eut l'air de l'écouter,
       et retira machinalement sa main des siennes avec un sourire égaré que le
       comte prit pour un faible encouragement. Certains hommes, pleins de tact
       et de pénétration dans le monde, sont absurdes dans de pareilles
       entreprises. Le médecin arriva et administra un calmant à la mode qu'on
       appelait _des gouttes_. Consuelo fut ensuite enveloppée de sa mante et
       portée dans sa gondole. Le comte y entra avec elle, la soutenant dans
       ses bras et parlant toujours de son amour, voire avec une certaine
       éloquence qui lui semblait devoir porter la conviction. Au bout d'un
       quart d'heure, n'obtenant pas de réponse, il implora un mot, un regard.
     
       «A quoi donc dois-je répondre? lui dit Consuelo, sortant comme d'un
       rêve. Je n'ai rien entendu.»
     
       Zustiniani, découragé d'abord, pensa que l'occasion ne pouvait revenir
       meilleure, et que cette âme brisée serait plus accessible en cet instant
       qu'après la réflexion et le conseil de la raison. Il parla donc encore
       et trouva le même silence, la même préoccupation, seulement une sorte
       d'empressement instinctif à repousser ses bras et ses lèvres qui ne se
       démentit pas, quoiqu'il n'y eût pas d'énergie pour la colère. Quand la
       gondole aborda, il essaya de retenir Consuelo encore un instant pour en
       obtenir une parole plus encourageante.
     
       «Ah! seigneur comte, lui répondit-elle avec une froide douceur, excusez
       l'état de faiblesse où je me trouve; j'ai mal écouté, mais je comprends.
       Oh! oui, j'ai fort bien compris. Je vous demande la nuit pour réfléchir,
       pour me remettre du trouble où je suis. Demain, oui ... demain, je vous
       répondrai sans détour.
     
       --Demain, chère Consuelo, oh! c'est un siècle; mais je me soumettrai si
       vous me permettez d'espérer que du moins votre amitié ...
     
       --Oh! oui! oui! il y a lieu d'espérer! répondit Consuelo d'un ton
       étrange en posant les pieds sur la rive; mais ne me suivez pas, dit-elle
       en faisant le geste impérieux de le repousser au fond de sa gondole.
       Sans cela vous n'auriez pas sujet d'espérer.»
     
       La honte et l'indignation venaient de lui rendre la force; mais une
       force nerveuse, fébrile, et qui s'exhala en un rire sardonique effrayant
       tandis qu'elle montait l'escalier.
     
       «Vous êtes bien joyeuse, Consuelo! lui dit dans l'obscurité une voix qui
       faillit la foudroyer. Je vous félicite de votre gaîté!
     
       --Ah! oui, répondit-elle en saisissant avec force le bras d'Anzoleto et
       en montant rapidement avec lui à sa chambre; je te remercie, Anzoleto,
       tu as bien raison de me féliciter, je suis vraiment joyeuse; oh! tout à
       fait joyeuse!»
     
       Anzoleto, qui l'avait entendue, avait déjà allumé la lampe. Quand la
       clarté bleuâtre tomba sur leurs traits décomposés, ils se firent peur
       l'un à l'autre.
     
       «Nous sommes bien heureux, n'est-ce pas, Anzoleto? dit-elle d'une voix
       âpre, en contractant ses traits par un sourire qui fit couler sur ses
       joues un ruisseau de larmes. Que penses-tu de notre bonheur?
     
       --Je pense, Consuelo répondit-il avec un sourire amer et des yeux secs,
       que nous avons eu quelque peine à y souscrire, mais que nous finirons
       par nous y habituer.
     
       --Tu m'as semblé fort bien habitué au boudoir de la Corilla.
     
       --Et-moi, je te retrouve très-aguerrie avec la gondole de monsieur le
       comte.
     
       --Monsieur le comte?... Tu savais donc, Anzoleto, que monsieur le comte
       voulait faire de moi sa maîtresse?
     
       --Et c'est pour ne pas te gêner, ma chère, que j'ai discrètement battu
       en retraite.
     
       --Ah! tu savais cela? et c'est le moment que tu as choisi pour
       m'abandonner?
     
       --N'ai-je pas bien fait, et n'es-tu pas satisfaite de ton sort? Le comte
       est un amant magnifique, et le pauvre débutant tombé n'eût pas pu lutter
       avec lui, je pense?
     
       --Le Porpora avait raison: vous êtes un homme infâme. Sortez d'ici! vous
       ne méritez pas que je me justifie, et il me semble que je serais
       souillée par un regret de vous. Sortez, vous dis-je! Mais sachez
       auparavant que vous pouvez débuter à Venise et rentrer à San-Samuel avec
       la Corilla: jamais plus la fille de ma mère ne remettra les pieds sur
       ces ignobles tréteaux qu'on appelle le théâtre.
     
       --La fille de votre mère la _Zingara_ va donc faire la grande dame dans
       la villa de Zustiniani, aux bords de la Brenta? Ce sera une belle
       existence, et je m'en réjouis!
     
       --O ma mère!» dit Consuelo en se retournant vers son lit, et en s'y
       jetant à genoux, la face enfoncée dans la couverture qui avait servi de
       linceul à la zingara.
     
       Anzoleto fut effrayé et pénétré de ce mouvement énergique et de ces
       sanglots terribles qu'il entendait gronder dans la poitrine de Consuelo.
       Le remords frappa un grand coup dans la sienne, et il s'approcha pour
       prendre son amie dans ses bras et la relever. Mais elle se releva
       d'elle-même, et le repoussant avec une force sauvage, elle le jeta à la
       porte en lui criant: «Hors de chez moi, hors de mon coeur, hors de mon
       souvenir! A tout jamais, adieu! adieu!»
     
       Anzoleto était venu la trouver avec une pensée d'égoïsme atroce, et
       c'était pourtant la meilleure pensée qu'il eût pu concevoir. Il ne
       s'était pas senti la force de s'éloigner d'elle, et il avait trouvé un
       terme moyen pour tout concilier: c'était de lui dire qu'elle était
       menacée dans son honneur par les projets amoureux de Zustiniani, et de
       l'éloigner ainsi du théâtre. Il y avait, dans cette résolution, un
       hommage rendu à la pureté et à la fierté de Consuelo. Il la savait
       incapable de transiger avec une position équivoque, et d'accepter une
       protection qui la ferait rougir. Il y avait encore dans son âme coupable
       et corrompue une foi inébranlable dans l'innocence de cette jeune fille,
       qu'il comptait retrouver aussi chaste, aussi fidèle; aussi dévouée qu'il
       l'avait laissée quelques jours auparavant. Mais comment concilier cette
       religion envers elle, avec le dessein arrêté de la tromper et de rester
       son fiancé, son ami, sans rompre avec la Corilla? Il voulait faire
       rentrer cette dernière avec lui au théâtre, et ne pouvait songer à s'en
       détacher dans un moment où son succès allait dépendre d'elle
       entièrement. Ce plan audacieux et lâche était cependant formulé dans sa
       pensée, et il traitait Consuelo comme ces madones dont les femmes
       italiennes implorent la protection à l'heure du repentir, et dont elles
       voilent la face à l'heure du péché.
     
       Quand il la vit si brillante et si folle en apparence au théâtre, dans
       son rôle bouffe, il commença à craindre d'avoir perdu trop de temps à
       mûrir son projet. Quand il la vit rentrer dans la gondole du comte, et
       approcher avec un éclat de rire convulsif, ne comprenant pas la détresse
       de cette âme en délire, il pensa qu'il venait trop tard, et le dépit
       s'empara de lui. Mais quand il la vit se relever de ses insultes et le
       chasser avec mépris, le respect lui revint avec la crainte, et il erra
       longtemps dans l'escalier et sur la rive attendant qu'elle le rappelât.
       Il se hasarda même à frapper et à implorer son pardon à travers la
       porte. Mais un profond silence régna dans cette chambre, dont il ne
       devait plus jamais repasser le seuil avec Consuelo. Il se retira confus
       et dépité, se promettant de revenir le lendemain et se flattant d'être
       plus heureux. «Après tout, se disait-il, mon projet va réussir; elle
       sait l'amour du comte; la besogne est à moitié faite.»
     
       Accablé de fatigue, il dormit longtemps; et dans l'après-midi il se
       rendit chez la Corilla.
     
       «Grande nouvelle! s'écria-t-elle en lui tendant les bras: la Consuelo
       est partie!
     
       --Partie! et avec qui, grand Dieu! et pour quel pays?
     
       --Pour Vienne, où le Porpora l'envoie, en attendant qu'il s'y rende
       lui-même. Elle nous a tous trompés, cette petite masque. Elle était
       engagée pour le théâtre de l'empereur, où le Porpora va faire
       représenter son nouvel opéra.
     
       --Partie! partie sans me dire un mot! s'écria Anzoleto en courant vers
       la porte.
     
       --Oh! rien ne te servira de la chercher à Venise, dit la Corilla avec un
       rire méchant et un regard de triomphe. Elle s'est embarquée pour
       Palestrine au jour naissant; elle est déjà loin en terre ferme.
       Zustiniani, qui se croyait aimé et qui était joué, est furieux; il est
       au lit avec la fièvre. Mais il m'a dépêché tout à l'heure le Porpora,
       pour me prier de chanter ce soir; et Stefanini, qui est très-fatigué du
       théâtre et très impatient d'aller jouir dans son château des douceurs de
       la retraite, est fort désireux de te voir reprendre tes débuts. Ainsi
       songe à reparaître demain dans, _Ipermnestre_. Moi, je vais à la
       répétition: on m'attend. Tu peux, si tu ne me crois pas, aller faire un
       tour dans la ville, tu te convaincras de la vérité.
     
       --Ah! furie! s'écria Anzoleto, tu l'emportes! mais tu m'arraches la
       vie.»
     
       Et il tomba évanoui sur le tapis de Perse de la courtisane.
     
     
     
     
       XXI.
     
     
       Le plus embarrassé de son rôle, lors de la fuite de Consuelo, ce fut le
       comte Zustiniani. Après avoir laissé dire et donné à penser à tout
       Venise que la merveilleuse débutante était sa maîtresse, comment
       expliquer d'une manière flatteuse pour son amour-propre qu'au premier
       mot de déclaration elle s'était soustraite brusquement et
       mystérieusement à ses désirs et à ses espérances? Plusieurs personnes
       pensèrent que, jaloux de son trésor, il l'avait cachée dans une de ses
       maisons de campagne. Mais lorsqu'on entendit le Porpora dire avec cette
       austérité de franchise qui ne s'était jamais démentie, le parti qu'avait
       pris son élève d'aller l'attendre en Allemagne, il n'y eut plus qu'à
       chercher les motifs de cette étrange résolution. Le comte affecta bien,
       pour donner le change, de ne montrer ni dépit ni surprise; mais son
       chagrin perça malgré lui, et on cessa de lui attribuer cette bonne
       fortune dont on l'avait tant félicité. La majeure partie de la vérité
       devint claire pour tout le monde; savoir: l'infidélité d'Anzoleto, la
       rivalité de Corilla, et le désespoir de la pauvre Espagnole, qu'on se
       prit à plaindre et à regretter vivement.
     
       Le premier mouvement d'Anzoleto avait été de courir chez le Porpora;
       mais celui-ci l'avait repoussé sévèrement:
     
       «Cesse de m'interroger, jeune ambitieux sans coeur et sans-foi, lui
       avait répondu le maître indigné; tu ne méritas jamais l'affection de
       cette noble fille, et tu ne sauras jamais de moi ce qu'elle est devenue.
       Je mettrai tous mes soins à ce que tu ne retrouves pas sa trace, et
       j'espère que si le hasard te la fait rencontrer un jour, ton image sera
       effacée de son coeur et de sa mémoire autant que je le désire et que j'y
       travaille.»
     
       De chez le Porpora, Anzoleto s'était rendu à la Corte-Minelli. Il avait
       trouvé la chambre de Consuelo déjà livrée à un nouvel occupant et tout
       encombrée des matériaux de son travail. C'était un ouvrier en
       verroterie, installé depuis longtemps dans la maison, et qui
       transportait là son atelier avec beaucoup de gaieté.
     
       «Ah!'ah! c'est toi mon garçon, dit-il au jeune ténor. Tu viens me voir
       dans mon nouveau logement? J'y serai fort bien, et ma femme est toute
       joyeuse d'avoir de quoi loger tous ses enfants en bas. Que cherches-tu?
       Consuelina aurait-elle oublié quelque chose ici? Cherche, mon enfant;
       regarde. Cela ne me fâche point.
     
       --Où a-t-on mis ses meubles? dit Anzoleto tout troublé, et déchiré au
       fond du coeur de ne plus retrouver aucun vestige de Consuelo, dans ce
       lieu consacré aux plus pures jouissances de toute sa vie passée.
     
       --Les meubles sont en bas, dans la cour. Elle en a fait cadeau à la mère
       Agathe; elle a bien fait. La vieille est pauvre, et va se faire un peu
       d'argent avec cela. Oh! la Consuelo a toujours eu un bon coeur. Elle n'a
       pas laissé un sou de dette dans la _Corte_; et elle a fait un petit
       présent à tout le monde en s'en allant. Elle n'a emporté que son
       crucifix. C'est drôle tout de même, ce départ, au milieu de la nuit et
       sans prévenir personne! Maître Porpora est venu ici dès le matin
       arranger toutes ses affaires; c'était comme l'exécution d'un testament.
       Ça a fait de la peine à tous les voisins; mais enfin on s'en console en
       pensant qu'elle va habiter sans doute un beau palais sur le Canalazzo, à
       présent qu'elle est riche et grande dame! Moi, j'avais toujours dit
       qu'elle ferait fortune avec sa voix. Elle travaillait tant! Et à quand
       la noce, Anzoleto? J'espère que tu m'achèteras quelque chose pour faire
       de petits présents aux jeunes filles du quartier.
     
       --Oui, oui! répondit Anzoleto tout égaré.»
     
       Il s'enfuit la mort dans l'âme, et vit dans la cour toutes les commères
       de l'endroit qui mettaient à l'enchère le lit et la table de Consuelo;
       ce lit où il l'avait vue dormir, cette table où il l'avait vue
       travailler!
     
       «O mon Dieu! déjà plus rien d'elle!» s'écria-t-il involontairement en se
       tordant les mains.
     
       Il eut envie d'aller poignarder la Corilla.
     
       Au bout de trois jours il remonta sur le théâtre avec la Corilla. Tous
       deux furent outrageusement sifflés, et on fut obligé de baisser le
       rideau sans pouvoir achever la pièce: Anzoleto était furieux, et la
       Corilla impassible.
     
       «Voilà ce que me vaut ta protection,» lui dit-il d'un ton menaçant dès
       qu'il se retrouva seul avec elle.
     
       Là prima-donna lui répondit avec beaucoup de tranquillité:
     
       «Tu t'affectes de peu, mon pauvre enfant; on voit que tu ne connais
       guère le public et que tu n'as jamais affronté ses caprices. J'étais si
       bien préparée à l'échec de ce soir, que je ne m'étais pas donné la peine
       de repasser mon rôle: et si je ne t'ai pas annoncé ce qui devait
       arriver, c'est parce que je savais bien que tu n'aurais pas le courage
       d'entrer en scène avec la certitude d'être sifflé. Maintenant il faut
       que tu saches ce qui nous attend encore. La prochaine fois nous serons
       maltraités de plus belle. Trois, quatre, six, huit représentations
       peut-être, se passeront ainsi; mais durant ces orages une opposition se
       manifestera en notre faveur. Fussions-nous les derniers cabotins du
       monde, l'esprit de contradiction et d'indépendance nous susciterait
       encore des partisans de plus en plus zélés. Il y a tant de gens qui
       croient se grandir en outrageant les autres, qu'il n'en manque pas qui
       croient se grandir aussi en les protégeant. Après une douzaine
       d'épreuves, durant lesquelles la salle sera un champ de bataille entre
       les sifflets et les applaudissements, les récalcitrants se fatigueront,
       les opiniâtres bouderont, et nous entrerons dans une nouvelle phase. La
       portion du public qui nous aura soutenus sans trop savoir pourquoi, nous
       écoutera assez froidement; ce sera pour nous comme un nouveau début, et
       alors; c'est à nous, vive Dieu! de passionner cet auditoire, et de
       rester les maîtres. Je te prédis de grands succès pour ce moment-là,
       cher Anzoleto; le charme qui pesait sur toi naguère sera dissipé. Tu
       respireras une atmosphère d'encouragements et de douces louanges qui te
       rendra ta puissance. Rappelle-toi l'effet que tu as produit chez
       Zustiniani la première fois que tu t'es fait entendre. Tu n'eus pas le
       temps de consolider ta conquête; un astre plus brillant est venu trop
       tôt t'éclipser: mais cet astre s'est laissé retomber sous l'horizon, et
       tu dois te préparer à remonter avec moi dans l'empyrée.»
     
       Tout se passa ainsi que la Corilla l'avait prédit. A la vérité, on fit
       payer cher aux deux amants, pendant quelques jours, la perte que le
       public avait faite dans la personne de Consuelo. Mais leur constance à
       braver la tempête épuisa un courroux trop expansif pour être durable. Le
       comte encouragea les efforts de Corilla. Quant à Anzoleto, après avoir
       fait de vaines démarches pour attirer à Venise un _primo-uomo_ dans une
       saison avancée, où tous les engagements étaient faits avec les
       principaux théâtres de l'Europe, le comte prit son parti, et l'accepta
       pour champion dans la lutte qui s'établissait entre le public et
       l'administration de son théâtre. Ce théâtre avait eu une vogue trop
       brillante pour la perdre avec tel ou tel sujet. Rien de semblable ne
       pouvait vaincre les habitudes consacrées. Toutes les loges étaient
       louées pour la saison. Les dames y tenaient leur salon et y causaient
       comme de coutume. Les vrais dilettanti boudèrent quelque temps; ils
       étaient en trop petit nombre pour qu'on s'en aperçût. D'ailleurs ils
       finirent par s'ennuyer de leur rancune, et un beau soir la Corilla,
       ayant chanté avec feu, fut unanimement rappelée. Elle reparut,
       entraînant avec elle Anzoleto, qu'on ne redemandait pas, et qui semblait
       céder à une douce violence d'un air modeste et craintif. Il reçut sa
       part des applaudissements, et fut rappelé le lendemain. Enfin, avant
       qu'un mois se fût écoulé, Consuelo était oubliée, comme l'éclair qui
       traverse un ciel d'été. Corilla faisait fureur comme auparavant, et le
       méritait peut-être davantage; car l'émulation lui avait donné plus
       d'_entrain_, et l'amour lui inspirait parfois une expression mieux
       sentie. Quant à Anzoleto, quoiqu'il n'eût point perdu ses défauts, il
       avait réussi à déployer ses incontestables qualités. On s'était habitué
       aux uns, et on admirait les autres. Sa personne charmante fascinait les
       femmes: on se l'arrachait dans les salons, d'autant plus que la jalousie
       de Corilla donnait plus de piquant aux coquetteries dont il était
       l'objet. La Clorinda aussi développait ses moyens au théâtre,
       c'est-à-dire sa lourde beauté et la nonchalance lascive d'une stupidité
       sans exemple, mais non sans attrait pour une certaine fraction des
       spectateurs. Zustiniani, pour se distraire d'un chagrin assez profond,
       en avait fait sa maîtresse, la couvrait de diamants, et la poussait aux
       premiers rôles, espérant la faire succéder dans cet emploi à la Corilla,
       qui s'était définitivement engagée avec Paris pour la saison suivante.
     
       Corilla voyait sans dépit cette concurrence dont elle n'avait rien à
       craindre, ni dans le présent, ni dans l'avenir; elle prenait même un
       méchant plaisir à faire ressortir cette incapacité froidement impudente
       qui ne reculait devant rien. Ces deux créatures vivaient donc en bonne
       intelligence, et gouvernaient souverainement l'administration. Elles
       mettaient à l'index toute partition sérieuse, et se vengeaient du
       Porpora en refusant ses opéras pour accepter et faire briller ses plus
       indignes rivaux. Elles s'entendaient pour nuire à tout ce qui leur
       déplaisait, pour protéger tout ce qui s'humiliait devant leur pouvoir.
       Grâce à elles, on applaudit cette année-là à Venise les oeuvres de la
       décadence, et on oublia que la vraie, la grande musique y avait régné
       naguère.
     
       Au milieu de son succès et de sa prospérité (car le comte lui avait fait
       un engagement assez avantageux), Anzoleto était accablé d'un profond
       dégoût, et succombait sous le poids d'un bonheur déplorable. C'était
       pitié de le voir se traîner aux répétitions, attaché au bras de la
       triomphante Corilla, pâle, languissant, beau comme un ange, ridicule de
       fatuité, ennuyé comme un homme qu'on adore, anéanti et débraillé sous
       les lauriers et les myrtes qu'il avait si aisément et si largement
       cueillis. Même aux représentations, lorsqu'il était en scène avec sa
       fougueuse amante, il cédait au besoin de protester contre elle par son
       attitude superbe et sa langueur impertinente. Lorsqu'elle le dévorait
       des yeux, il semblait, par ses regards, dire au public: N'allez pas
       croire que je réponde à tant d'amour. Qui m'en délivrera, au contraire,
       me rendra un grand service.
     
       Le fait est qu'Anzoleto, gâté et corrompu par la Corilla, tournait
       contre elle les instincts d'égoïsme et d'ingratitude qu'elle lui
       suggérait contre le monde entier. Il ne lui restait plus dans le coeur
       qu'un sentiment vrai et pur dans son essence: l'indestructible amour
       qu'en dépit de ses vices il nourrissait pour Consuelo. Il pouvait s'en
       distraire, grâce à sa légèreté naturelle; mais il n'en pouvait pas
       guérir, et cet amour lui revenait comme un remords, comme une torture,
       au milieu de ses plus coupables égarements. Infidèle à la Corilla,
       adonné à mille intrigues galantes, un jour avec la Clorinda pour se
       venger en secret du comte, un autre avec quelque illustre beauté du
       grand monde, et le troisième avec la plus malpropre des comparses;
       passant du boudoir mystérieux à l'orgie insolente, et des fureurs de la
       Corilla aux insouciantes débauches de la table, il semblait qu'il eût
       pris à tâche d'étouffer en lui tout souvenir du passé. Mais au milieu de
       ce désordre, un spectre semblait s'acharner à ses pas; et de longs
       sanglots s'échappaient de sa poitrine, lorsqu'au milieu de la nuit, il
       passait en gondole, avec ses bruyants compagnons de plaisir, le long des
       sombres masures de la Corte-Minelli.
     
       La Corilla, longtemps dominée par ses mauvais traitements, et portée,
       comme toutes les âmes viles, à n'aimer qu'en raison des mépris et des
       outrages qu'elle recevait, commençait pourtant elle-même à se lasser de
       cette passion funeste. Elle s'était flattée de vaincre et d'enchaîner
       cette sauvage indépendance. Elle y avait travaillé avec acharnement,
       elle y avait tout sacrifié. Quand elle reconnut qu'elle n'y parviendrait
       jamais, elle commença à le haïr, et à chercher des distractions et des
       vengeances. Une nuit qu'Anzoleto errait en gondole dans Venise avec la
       Clorinda, il vit filer rapidement une autre gondole dont le fanal éteint
       annonçait quelque furtif rendez-vous. Il y fit peu d'attention; mais la
       Clorinda, qui, dans sa frayeur d'être découverte, était toujours aux
       aguets, lui dit:
     
       «Allons plus lentement. C'est la gondole du comte; j'ai reconnu le
       gondolier.
     
       --En ce cas, allons plus vite, répondit Anzoleto; je veux le rejoindre,
       et savoir de quelle infidélité il paie la tienne cette nuit.
     
       --Non, non, retournons! s'écria Clorinda. Il a l'oeil si perçant; et
       l'oreille si fine! Gardons-nous bien de le troubler.
     
       --Marche! te dis-je, cria Anzoleto à son barcarolle; je veux rejoindre
       cette barque que tu vois là devant nous.»
     
       Ce fut, malgré la prière et la terreur de Clorinda, l'affaire d'un
       instant. Les deux barques s'effleurèrent de nouveau, et Anzoleto
       entendit un éclat de rire mal étouffé partir de la gondole.
     
       «A la bonne heure, dit-il, ceci est de bonne guerre: c'est la Corilla
       qui prend le frais avec monsieur le comte.»
     
       En parlant ainsi, Anzoleto sauta sur l'avant de sa gondole, prit la rame
       des mains de son barcarolle, et suivant l'autre gondole avec rapidité,
       la rejoignit, l'effleura de nouveau, et, soit qu'il eût entendu son nom
       au milieu des éclats de rire de la Corilla, soit qu'un accès de démence
       se fût emparé de lui, il se mit à dire tout haut:
     
       «Chère Clorinda, tu es sans contredit la plus belle et la plus aimée de
       toutes les femmes.
     
       --J'en disais autant tout à l'heure à la Corilla, répondit aussitôt le
       comte en sortant de sa cabanette, et en s'avançant vers l'autre barque
       avec une grande aisance; et maintenant que nos promenades sont terminées
       de part et d'autre, nous pourrions faire un échange, comme entre gens de
       bonne foi qui trafiquent de richesses équivalentes:
     
       «Monsieur le comte rend justice à ma loyauté, répondit Anzoleto sur le
       même ton. Je vais, s'il veut bien le permettre, lui offrir mon bras pour
       qu'il puisse venir reprendre son bien où il le retrouve.»
     
       Le comte avança le bras pour s'appuyer sur Anzoleto, dans je ne sais
       quelle intention railleuse et méprisante pour lui et leurs communes
       maîtresses. Mais le ténor, dévoré de haine, et transporté d'une rage
       profonde, s'élança de tout le poids de son corps sur la gondole du
       comte, et la fit chavirer en s'écriant d'une voix sauvage:
     
       «Femme pour femme, monsieur le comte; et _gondole pour gondole!_»
     
       Puis, abandonnant ses victimes à leur destinée, ainsi que la Clorinda à
       sa stupeur et aux conséquences de l'aventure, il gagna à la nage la rive
       opposée, prit sa course à travers les rues sombres et tortueuses, entra
       dans son logement, changea de vêtements en un clin d'oeil, emporta tout
       l'argent qu'il possédait, sortit, se jeta dans la première chaloupe qui
       mettait à la voile; et, cinglant vers Trieste, il fit claquer ses doigts
       en signe de triomphe, en voyant les clochers et les dômes de Venise
       s'abaisser sous les flots aux premières clartés du matin.
     
     
     
     
       XXII.
     
     
       Dans la ramification occidentale des monts Carpathes qui sépare la
       Bohême de la Bavière, et qui prend dans ces contrées le nom de
       Boehmer-Wald (forêt de Bohême), s'élevait encore, il y a une centaine
       d'années, un vieux manoir très vaste, appelé, en vertu de je ne sais
       quelle tradition, le _Château des Géants_. Quoiqu'il eut de loin
       l'apparence d'une antique forteresse, ce n'était plus qu'une maison de
       plaisance, décorée à l'intérieur, dans le goût, déjà suranné à cette
       époque, mais toujours somptueux et noble, de Louis XIV. L'architecture
       féodale avait aussi subi d'heureuses modifications dans les parties de
       l'édifice occupées par les seigneurs de Rudolstadt, maîtres de ce riche
       domaine.
     
       Cette famille, d'origine bohème, avait germanisé son nom en abjurant la
       Réforme à l'époque la plus tragique de la guerre de trente ans. Un noble
       et vaillant aïeul, protestant inflexible, avait été massacré sur la
       montagne voisine de son château par la soldatesque fanatique. Sa veuve,
       qui était de famille saxonne, sauva la fortune et la vie de ses jeunes
       enfants, en se proclamant catholique, et en confiant l'éducation des
       héritiers de Rudolstadt à des jésuites. Après deux générations, la
       Bohême étant muette et opprimée, la puissance autrichienne
       définitivement affermie, la gloire et les malheurs de la Réforme
       oubliés, du moins en apparence, les seigneurs de Rudolstadt pratiquaient
       doucement les vertus chrétiennes, professaient le dogme romain, et
       vivaient dans leurs terres avec une somptueuse simplicité, en bons
       aristocrates et en fidèles serviteurs de Marie-Thérèse. Ils avaient fait
       leurs preuves de bravoure autrefois au service de l'empereur Charles VI.
       Mais on s'étonnait que le dernier de cette race illustre et vaillante,
       le jeune Albert, fils unique du comte Christian de Rudolstadt, n'eût
       point porté les armes dans la guerre de succession qui venait de finir,
       et qu'il fut arrivé à l'âge de trente ans sans avoir connu ni recherché
       d'autre grandeur que celle de sa naissance et de sa fortune. Cette
       conduite étrange avait inspiré à sa souveraine des soupçons de
       complicité avec ses ennemis. Mais le comte Christian, ayant eu l'honneur
       de recevoir l'impératrice dans son château, lui avait donné de la
       conduite de son fils des excuses dont elle avait paru satisfaite. De
       l'entretien de Marie-Thérèse avec le comte de Rudolstadt, rien n'avait
       transpiré. Un mystère étrange régnait dans le sanctuaire de cette
       famille dévote et bienfaisante, que, depuis dix ans, aucun voisin ne
       fréquentait assidûment; qu'aucune affaire, aucun plaisir, aucune
       agitation politique ne faisait sortir de ses domaines; qui payait
       largement, et sans murmurer, tous les subsides de la guerre, ne montrant
       aucune agitation au milieu des dangers et des malheurs publics; qui,
       enfin, ne semblait plus vivre de la même vie que les autres nobles, et
       de laquelle on se méfiait, bien qu'on n'eût jamais eu à enregistrer de
       ses faits extérieurs que de bonnes actions et de nobles procédés. Ne
       sachant à quoi attribuer cette vie froide et retirée, on accusait les
       Rudolstadt, tantôt de misanthropie, tantôt d'avarice; mais comme, à
       chaque instant, leur conduite donnait un démenti à ces imputations, on
       était réduit à leur reprocher simplement trop d'apathie et de
       nonchalance. On disait que le comte Christian n'avait pas voulu exposer
       les jours de son fils unique, dernier héritier de son nom, dans ces
       guerres désastreuses, et que l'impératrice avait accepté, en échange de
       ses services militaires, une somme d'argent assez forte pour équiper un
       régiment de hussards. Les nobles dames qui avaient des filles à marier
       disaient que le comte avait fort bien agi; mais lorsqu'elles apprirent
       la résolution que semblait manifester Christian de marier son fils dans
       sa propre famille, en lui faisant épouser la fille du baron Frédérick,
       son frère; quand elles surent que la jeune baronne Amélie venait de
       quitter le couvent où elle avait été élevée à Prague, pour habiter
       désormais, auprès de son cousin, le château des Géants, ces nobles dames
       déclarèrent unanimement que la famille des Rudolstadt était une tanière
       de loups, tous plus insociables et plus sauvages les uns que les autres.
       Quelques serviteurs incorruptibles et quelques amis dévoués surent seuls
       le secret de la famille, et le gardèrent fidèlement.
     
       Cette noble famille était rassemblée un soir autour d'une table chargée
       à profusion de gibier et de ces mets substantiels dont nos aïeux se
       nourrissaient encore à cette époque dans les pays slaves, en dépit des
       raffinements que la cour de Louis XV avait introduits dans les habitudes
       aristocratiques d'une grande partie de l'Europe. Un poêle immense, où
       brûlaient des chênes tout entiers, réchauffait la salle vaste et sombre.
       Le comte Christian venait d'achever à voix haute le _Benedicite_, que
       les autres membres de la famille avaient écouté debout. De nombreux
       serviteurs, tous vieux et graves, en costume du pays, en larges culottes
       de Mameluks, et en longues moustaches, se pressaient lentement autour de
       leurs maîtres révérés. Le chapelain du château s'assit à la droite du
       comte, et sa nièce, la jeune baronne Amélie, à sa gauche, le _côté du
       coeur_, comme il affectait de le dire avec un air de galanterie austère
       et paternelle. Le baron Frédérick, son frère puîné, qu'il appelait
       toujours son jeune frère, parce qu'il n'avait guère que soixante ans, se
       plaça en face de lui. La chanoinesse Wenceslawa de Rudolstadt, sa soeur
       aînée, respectable personnage sexagénaire affligé d'une bosse énorme et
       d'une maigreur effrayante, s'assit à un bout de la table, et le comte
       Albert, fils du comte Christian, le fiancé d'Amélie, le dernier des
       Rudolstadt, vint, pâle et morne, s'installer d'un air distrait à l'autre
       bout, vis-à-vis de sa noble tante.
     
       De tous ces personnages silencieux, Albert était certainement le moins
       disposé et le moins habitué à donner de l'animation aux autres. Le
       chapelain était si dévoué à ses maîtres et si respectueux envers le chef
       de la famille, qu'il n'ouvrait guère la bouche sans y être sollicité par
       un regard du comte Christian; et celui-ci était d'une nature si paisible
       et si recueillie, qu'il n'éprouvait presque jamais le besoin de chercher
       dans les autres une distraction à ses propres pensées.
     
       Le baron Frédérick était un caractère moins profond et un tempérament
       plus actif; mais son esprit n'était guère plus animé. Aussi doux et
       aussi bienveillant que son aîné, il avait moins d'intelligence et
       d'enthousiasme intérieur. Sa dévotion était toute d'habitude et de
       savoir-vivre. Son unique passion était la chasse. Il y passait toutes
       ses journées, rentrait chaque soir, non fatigué (c'était un corps de
       fer), mais rouge, essoufflé, et affamé. Il mangeait comme dix, buvait
       comme trente, s'égayait un peu au dessert en racontant comment son chien
       Saphyr avait forcé le lièvre, comment sa chienne Panthère avait dépisté
       le loup, comment son faucon Attila avait pris le vol; et quand on
       l'avait écouté avec une complaisance inépuisable, il s'assoupissait
       doucement auprès du feu dans un grand fauteuil de cuir noir jusqu'à ce
       que sa fille l'eût averti que son heure d'aller se mettre au lit venait
       de sonner.
     
       La chanoinesse était la plus causeuse de la famille. Elle pouvait même
       passer pour babillarde; car il lui arrivait au moins deux fois par
       semaine de discuter un quart d'heure durant avec le chapelain sur la
       généalogie des familles bohèmes, hongroises et saxonnes, qu'elle savait
       sur le bout de son doigt, depuis celle des rois jusqu'à celle du moindre
       gentilhomme.
     
       Quant au comte Albert, son extérieur avait quelque chose d'effrayant et
       de solennel pour les autres, comme si chacun de ses gestes eût été un
       présage, et chacune de ses paroles une sentence. Par une bizarrerie
       inexplicable à quiconque n'était pas initié au secret de la maison, dès
       qu'il ouvrait la bouche, ce qui n'arrivait pas toujours une fois par
       vingt-quatre heures, tous les regards des parents et des serviteurs se
       portaient sur lui; et alors on eût pu lire sur tous les visages une
       anxiété profonde, une sollicitude douloureuse et tendre excepté
       cependant sur celui de la jeune Amélie, qui n'accueillait pas toujours
       ses paroles sans un mélange d'impatience ou de moquerie, et qui, seule,
       osait y répondre avec une familiarité dédaigneuse ou enjouée, suivant sa
       disposition du moment.
     
       Cette jeune fille, blonde, un peu haute en couleur, vive et bien faite,
       était une petite perle de beauté; et quand sa femme de chambre le lui
       disait pour la consoler de son ennui: «Hélas! répondait la jeune fille,
       je suis une perle enfermée dans ma triste famille comme dans une huître
       dont cet affreux château des Géants est l'écaille.» C'est en dire assez
       pour faire comprendre au lecteur quel pétulant oiseau renfermait cette
       impitoyable cage.
     
       Ce soir-là le silence solennel qui pesait sur la famille,
       particulièrement au premier service (car les deux vieux seigneurs, la
       chanoinesse et le chapelain avaient une solidité et une régularité
       d'appétit qui ne se démentaient en aucune saison de l'année), fut
       interrompue par le comte Albert.
     
       «Quel temps affreux!» dit-il avec un profond soupir.
     
       Chacun se regarda avec surprise; car si le temps était devenu sombre et
       menaçant, depuis une heure qu'on se tenait dans l'intérieur du château
       et que les épais volets de chêne étaient fermés, nul ne pouvait s'en
       apercevoir. Un calme profond régnait au dehors comme au dedans, et rien
       n'annonçait qu'une tempête dût éclater prochainement.
     
       Cependant nul ne s'avisa de contredire Albert; et Amélie seule se
       contenta de hausser les épaules, tandis que le jeu des fourchettes et le
       cliquetis de la vaisselle, échangée lentement par les valets,
       recommençait après un moment d'interruption et d'inquiétude.
     
       «N'entendez-vous pas le vent qui se déchaîne dans les sapins du
       Boehmer-Wald, et la voix du torrent qui monte jusqu'à vous?» reprit
       Albert d'une voix plus haute, et avec un regard fixe dirigé vers son
       père.
     
       Le comte Christian ne répondit rien. Le baron, qui avait coutume de tout
       concilier, répondit, sans quitter des yeux le morceau de venaison qu'il
       taillait d'une main athlétique comme il eût fait d'un quartier de
       granit:
     
       «En effet, le vent était à la pluie au coucher du soleil, et nous
       pourrions bien avoir mauvais temps pour la journée de demain.»
     
       Albert sourit d'un air étrange, et tout redevint morne.
     
       Mais cinq minutes s'étaient à peine écoulées qu'un coup de vent terrible
       ébranla les vitraux des immenses croisées, rugit à plusieurs reprises en
       battant comme d'un fouet les eaux du fossé, et se perdit dans les
       hauteurs de la montagne avec un gémissement si aigu et si plaintif que
       tous les visages en pâlirent, à l'exception de celui d'Albert, qui
       sourit encore avec la même expression indéfinissable que la première
       fois.
     
       «Il y a en ce moment, dit-il, une âme que l'orage pousse vers nous. Vous
       feriez bien, monsieur le chapelain, de prier pour ceux qui voyagent dans
       nos âpres montagnes sous le coup de la tempête.
     
       --Je prie à toute heure et du fond de mon âme, répondit le chapelain
       tout tremblant, pour ceux qui cheminent dans les rudes sentiers de la
       vie, sous la tempête des passions humaines.
     
       --Ne lui répondez donc pas, monsieur le chapelain, dit Amélie sans faire
       attention aux regards et aux signes qui l'avertissaient de tous côtés de
       ne pas donner de suite à cet entretien; vous savez bien que mon cousin
       se fait un plaisir de tourmenter les autres en leur parlant par énigmes.
       Quant à moi, je ne tiens guère à savoir le mot des siennes.»
     
       Le comte Albert ne parut pas faire plus attention aux dédains de sa
       cousine qu'elle ne prétendait en accorder à ses discours bizarres. Il
       mit un coude dans son assiette, qui était presque toujours vide et nette
       devant lui, et regarda fixement la nappe damassée, dont il semblait
       compter les fleurons et les rosaces, bien qu'il fût absorbé dans une
       sorte de rêve extatique.
     
     
     
     
       XXIII.
     
     
       Une tempête furieuse éclata durant le souper; lequel durait toujours
       deux heures, ni plus ni moins, même les jours d'abstinence, que l'on
       observait religieusement, mais qui ne dégageaient point le comte du joug
       de ses habitudes, aussi sacrées pour lui que les ordonnances de l'église
       romaine. L'orage était trop fréquent dans ces montagnes, et les immenses
       forêts qui couvraient encore leurs flancs à cette époque, donnaient au
       bruit du vent et de la foudre des retentissements et des échos trop
       connus des hôtes du château, pour qu'un accident de cette nature les
       émût énormément. Cependant l'agitation extraordinaire que montrait le
       comte Albert se communiqua involontairement à la famille; et le baron,
       troublé dans les douceurs de sa réfection, en eût éprouvé quelque
       humeur, s'il eût été possible à sa douceur bienveillante de se démentir
       un seul instant. Il se contenta de soupirer profondément lorsqu'un
       épouvantable éclat de la foudre, survenu à l'entremets, impressionna
       l'écuyer tranchant au point de lui faire manquer la _noix_ du jambon de
       sanglier qu'il entamait en cet instant.
     
       «C'est une affaire faite! dit-il, en adressant un sourire compatissant
       au pauvre écuyer consterné de sa mésaventure.
     
       --Oui, mon oncle, vous avez raison! s'écria le comte Albert d'une voix
       forte, et en se levant; c'est une affaire faite. Le _Hussite_ est
       abattu; la foudre le consume. Le printemps ne reverdira plus son
       feuillage.
     
       --Que veux-tu dire, mon fils? demanda le vieux Christian avec tristesse;
       parles-tu du grand chêne de Schreckenstein[1]?
     
       [1 Schreckenstein (_pierre d'épouvante_); plusieurs endroits portent ce
       nom dans ces contrées.]
     
       --Oui, mon père, je parle du grand chêne aux branches duquel nous avons
       fait pendre, l'autre semaine, plus de vingt moines augustins.
     
       --Il prend les siècles pour des semaines, à présent! dit la chanoinesse
       à voix basse en faisant un grand signe de croix. S'il est vrai, mon cher
       enfant, ajouta-t-elle plus haut et en s'adressant à son neveu, que vous
       ayez vu dans votre rêve une chose réellement arrivée, ou devant arriver
       prochainement (comme en effet ce hasard singulier s'est rencontré
       plusieurs fois dans votre imagination), ce ne sera pas une grande perte
       pour nous que ce vilain chêne à moitié desséché, qui nous rappelle,
       ainsi que le rocher qu'il ombrage, de si funestes souvenirs historiques.
     
       --Quant à moi, reprit vivement Amélie, heureuse de trouver enfin une
       occasion de dégourdir un peu sa petite langue, je remercierais l'orage
       de nous avoir débarrassés du spectacle de cette affreuse potence dont
       les branches ressemblent à des ossements, et dont le tronc couvert d'une
       mousse rougeâtre paraît toujours suinter du sang. Je ne suis jamais
       passée le soir sous son ombre sans frissonner au souffle du vent qui
       râle dans son feuillage, comme des soupirs d'agonie, et je recommande
       alors mon âme à Dieu tout en doublant le pas et en détournant la tête.
     
       --Amélie, reprit le jeune comte, qui, pour la première fois peut-être,
       depuis bien des jours, avait écouté avec attention les paroles de sa
       cousine, vous avez bien fait de ne pas rester sous le _Hussite_, comme
       je l'ai fait des heures et des nuits entières. Vous eussiez vu et
       entendu là des choses qui vous eussent glacée d'effroi, et dont le
       souvenir ne se fût jamais effacé de votre mémoire.
     
       --Taisez-vous, s'écria la jeune baronne en tressaillant sur sa chaise
       comme pour s'éloigner de la table où s'appuyait Albert, je ne comprends
       pas l'insupportable amusement que vous vous donnez de me faire peur,
       chaque fois qu'il vous plaît de desserrer les dents.
     
       --Plût au ciel, ma chère Amélie, dit le vieux Christian avec douceur,
       que ce fût en effet un amusement pour votre cousin de dire de pareilles
       choses!
     
       --Non, mon père, c'est très-sérieusement que je vous parle, reprit le
       comte Albert. Le chêne de la _pierre d'épouvante_ est renversé, fendu en
       quatre, et vous pouvez demain envoyer les bûcherons pour le dépecer; je
       planterai un cyprès à la place, et je l'appellerai non plus le Hussite,
       mais le Pénitent; et la pierre d'épouvante, il y a longtemps que vous
       eussiez dû la nommer _pierre d'expiation_.
     
       --Assez, assez, mon fils, dit le vieillard avec une angoisse extrême.
       Éloignez de vous ces tristes images, et remettez-vous à Dieu du soin de
       juger les actions des hommes.
     
       --Les tristes images ont disparu, mon père; elles rentrent dans le néant
       avec ces instruments de supplice que le souffle de l'orage et le feu du
       ciel viennent de coucher dans la poussière. Je vois, à la place des
       squelettes qui pendaient aux branches, des fleurs et des fruits que le
       zéphyr balance aux rameaux d'une tige nouvelle. A la place de l'homme
       noir qui chaque nuit rallumait le bûcher, je vois une âme toute blanche
       et toute céleste qui plane sur ma tète et sur la vôtre. L'orage se
       dissipe, ô mes chers parents! Le danger est passé, ceux qui voyagent
       sont à l'abri; mon âme est en paix. Le temps de l'expiation touche à sa
       fin. Je me sens renaître.
     
       --Puisses-tu dire vrai, ô mon fils bien-aimé! répondit le vieux
       Christian d'une voix émue et avec un accent de tendresse profonde;
       puisses-tu être délivré des visions et des fantômes qui assiègent ton
       repos! Dieu me ferait-il cette grâce, de rendre à mon cher Albert le
       repos, l'espérance, et la lumière de la foi!»
     
       Avant que le vieillard eût achevé ces affectueuses paroles, Albert
       s'était doucement incliné sur la table, et paraissait tombé subitement
       dans un paisible sommeil.
     
       «Qu'est-ce que cela signifie encore? dit la jeune baronne à son père; le
       voilà qui s'endort à table? c'est vraiment fort galant!
     
       --Ce sommeil soudain et profond, dit le chapelain en regardant le jeune
       homme avec intérêt, est une crise favorable et qui me fait présager,
       pour quelque temps du moins, un heureux changement dans sa situation.
     
       --Que personne ne lui parle, dit le comte Christian, et ne cherche à le
       tirer de cet assoupissement.
     
       --Seigneur miséricordieux! dit la chanoinesse avec effusion en joignant
       les mains, faites que sa prédiction constante se réalise, et que le jour
       où il entre dans sa trentième année soit celui de sa guérison
       définitive!
     
       --Amen, ajouta le chapelain avec componction. Élevons tous nos coeurs
       vers le Dieu de miséricorde; et, en lui rendant grâces de la nourriture
       que nous venons de prendre, supplions-le de nous accorder la délivrance
       de ce noble enfant, objet de toutes nos sollicitudes.»
     
       On se leva pour réciter _les grâces_, et chacun resta debout pendant
       quelques minutes, occupé à prier intérieurement pour le dernier des
       Rudolstadt. Le vieux Christian y mit tant de ferveur, que deux grosses
       larmes coulèrent sur ses joues flétries.
     
       Le vieillard venait de donner à ses fidèles serviteurs l'ordre
       d'emporter son fils dans son appartement, lorsque le baron Frédérick,
       ayant cherché naïvement dans sa cervelle par quel acte de dévouement il
       pourrait contribuer au bien-être de son cher neveu, dit à son aîné d'un
       air de satisfaction enfantine: «Il me vient une bonne idée, frère. Si
       ton fils se réveille dans la solitude de son appartement, au milieu de
       sa digestion, il peut lui venir encore quelques idées noires, par suite
       de quelques mauvais rêves. Fais-le transporter dans le salon, et qu'on
       l'asseye sur mon grand fauteuil. C'est le meilleur de la maison pour
       dormir. Il y sera mieux que dans son lit; et quand il se réveillera, il
       trouvera du moins un bon feu pour égayer ses regards, et des figures
       amies pour réjouir son coeur.
     
       --Vous avez raison, mon frère, répondit Christian: on peut en effet le
       transporter au salon, et le coucher sur le grand sofa.
     
       --Il est très-pernicieux de dormir étendu après souper, s'écria le
       baron. Croyez-moi, frère, je sais cela par expérience. Il faut lui
       donner mon fauteuil. Oui, je veux absolument qu'il ait mon fauteuil.»
     
       Christian comprit que refuser l'offre de son frère serait lui faire un
       véritable chagrin. On installa donc le jeune comte dans le fauteuil de
       cuir du vieux chasseur, sans qu'il s'aperçût en aucune façon du
       dérangement, tant son sommeil était voisin de l'état léthargique. Le
       baron s'assit tout joyeux et tout fier sur un autre siège, se chauffant
       les tibias devant un feu digne des temps antiques, et souriant d'un air
       de triomphe chaque fois que le chapelain faisait la remarque que ce
       sommeil du comte Albert devait avoir un heureux résultat. Le bonhomme se
       promettait de sacrifier sa sieste aussi bien que son fauteuil, et de
       s'associer au reste de sa famille pour veiller sur le jeune comte; mais,
       au bout d'un quart d'heure, il s'habitua si bien à son nouveau siège,
       qu'il se mit à ronfler sur un ton à couvrir les derniers grondements du
       tonnerre, qui se perdaient par degrés dans l'éloignement.
     
       Le bruit de la grosse cloche du château (celle qu'on ne sonnait que pour
       les visites extraordinaires) se fit tout à coup entendre, et le vieux
       Hanz, le doyen des serviteurs de la maison, entra peu après, tenant une
       grande lettre qu'il présenta au comte Christian, sans dire une seule
       parole. Puis il sortit pour attendre dans la salle voisine les ordres de
       son maître; Christian ouvrit la lettre, et, ayant jeté les yeux sur la
       signature, présenta ce papier à la jeune baronne en la priant de lui en
       faire la lecture. Amélie, curieuse et empressée, s'approcha d'une
       bougie, et lut tout haut ce qui suit:
     
       «Illustre et bien-aimé seigneur comte,»
     
       «Votre excellence me fait l'honneur de me demander un service. C'est
       m'en rendre un plus grand encore que tous ceux que j'ai reçus d'elle, et
       dont mon coeur chérit et conserve le souvenir. Malgré mon empressement à
       exécuter ses ordres révérés, je n'espérais pas, cependant, trouver la
       personne qu'elle me demande aussi promptement et aussi convenablement
       que je désirais le faire. Mais des circonstances favorables venant à
       coïncider d'une manière imprévue avec les désirs de votre seigneurie, je
       m'empresse de lui envoyer une jeune personne qui remplit une partie des
       conditions imposées. Elle ne les remplit cependant pas toutes. Aussi, je
       ne l'envoie que provisoirement, et pour donner à votre illustre et
       aimable nièce le loisir d'attendre sans trop d'impatience un résultat
       plus complet de mes recherches et de mes démarches.»
     
       «La personne qui aura l'honneur de vous remettre cette lettre est mon
       élève, et ma fille adoptive en quelque sorte; elle sera, ainsi que le
       désire l'aimable baronne Amélie, à la fois une demoiselle de compagnie
       obligeante, et gracieuse, et une institutrice savante dans la musique.
       Elle n'a point, du reste, l'instruction que vous réclamez d'une
       gouvernante. Elle parle facilement plusieurs langues; mais elle ne les
       sait peut-être pas assez correctement pour les enseigner. Elle possède à
       fond la musique, et chante remarquablement bien. Vous serez satisfait de
       son talent, de sa voix et de son maintien. Vous ne le serez pas moins de
       la douceur et de la dignité de son caractère, et vos seigneuries
       pourront l'admettre dans leur intimité sans crainte de lui voir jamais
       commettre une inconvenance, ni donner la preuve d'un mauvais sentiment.
       Elle désire être libre dans la mesure de ses devoirs envers votre noble
       famille, et ne point recevoir d'honoraires. En un mot, ce n'est ni une
       _duègne_ ni une _suivante_ que j'adresse à l'aimable baronne, mais une
       _compagne_ et une _amie_, ainsi qu'elle m'a fait l'honneur de me le
       demander dans le gracieux post-scriptum ajouté de sa belle main à la
       lettre de votre excellence.»
     
       «Le seigneur Corner, nommé à l'ambassade d'Autriche, attend l'ordre de
       son départ. Mais il est à peu près certain que cet ordre n'arrivera pas
       avant deux mois. La signora Corner, sa digne épouse et ma généreuse
       élève, veut m'emmener, à Vienne, où, selon elle, ma carrière doit
       prendre une face plus heureuse. Sans croire à un meilleur avenir, je
       cède à ses offres bienveillantes, avide que je suis de quitter l'ingrate
       Venise où je n'ai éprouvé que déceptions, affronts et revers de tous
       genres. Il me tarde de revoir la noble Allemagne, où j'ai connu des
       jours plus heureux et plus doux, et les amis vénérables que j'y ai
       laissés. Votre seigneurie sait bien qu'elle occupe une des premières
       places dans les souvenirs de ce vieux coeur froissé, mais non refroidi,
       qu'elle a rempli d'une éternelle affection et d'une profonde gratitude.
       C'est donc à vous, seigneur illustrissime, que je recommande et confie
       ma fille adoptive, vous demandant pour elle hospitalité, protection et
       bénédiction. Elle saura reconnaître vos bontés par son zèle à se rendre
       utile et agréable à la jeune baronne. Dans trois mois au plus j'irai la
       reprendre, et vous présenter à sa place une institutrice qui pourra
       contracter avec votre illustre famille de plus longs engagements.»
     
       «En attendant ce jour fortuné où je presserai dans mes mains la main du
       meilleur des hommes, j'ose me dire, avec respect et fierté, le plus
       humble des serviteurs et le plus dévoué des amis de votre excellence
       _chiarissima, stimatissima, illustrissima_, etc.»
     
     
       «NICOLAS PORPORA.
       Maître de chapelle, compositeur et professeur de chant,
       «Venise, le...., 17..»
     
     
     
       Amélie sauta de joie en achevant cette lettre, tandis que le vieux comte
       répétait à plusieurs reprises avec attendrissement: «Digne Porpora,
       excellent ami, homme respectable!
     
       --Certainement, certainement, dit la chanoinesse Wenceslawa, partagée
       entre la crainte de voir les habitudes de la famille dérangées par
       l'arrivée d'une étrangère, et le désir d'exercer noblement les devoirs
       de l'hospitalité: il faudra la bien recevoir, la bien traiter ... Pourvu
       qu'elle ne s'ennuie pas ici!...
     
       --Mais, mon oncle, où donc est ma future amie, ma précieuse maîtresse?
       s'écria la jeune baronne sans écouter les réflexions de sa tante. Sans
       doute elle va arriver bientôt en personne?... Je l'attends avec une
       impatience ...»
     
       Le comte Christian sonna. «Hanz, dit-il au vieux serviteur, par qui
       cette lettre vous a-t-elle été remise?
     
       --Par une dame, monseigneur maître.
     
       --Elle est déjà ici? s'écria Amélie. Où donc, où donc?
     
       --Dans sa chaise de poste, à l'entrée du pont-levis.
     
       --Et vous l'avez laissée se morfondre à la porte du château, au lieu de
       l'introduire tout de suite au salon?
     
       --Oui, madame la baronne, j'ai pris la lettre; j'ai défendu au postillon
       de mettre le pied hors de l'étrier, ni de quitter ses rênes. J'ai fait
       relever le pont derrière moi, et j'ai remis la lettre à monseigneur
       maître.
     
       --Mais c'est absurde, impardonnable, de faire attendre ainsi par le
       mauvais temps les hôtes qui nous arrivent! Ne dirait-on pas que nous
       sommes dans une forteresse, et que tous les gens qui en approchent sont
       des ennemis! Courez donc, Hanz!»
     
       Hanz resta, immobile comme une statue. Ses yeux seuls exprimaient le
       regret de ne pouvoir obéir aux désirs de sa jeune maîtresse; mais un
       boulet de canon passant sur sa tête n'eût pas dérangé d'une ligne
       l'attitude impassible dans laquelle il attendait les ordres souverains
       de son vieux maître.
     
       «Le fidèle Hanz ne connaît que son devoir et sa consigne, ma chère
       enfant, dit enfin le comte Christian avec une lenteur qui fit bouillir
       le sang de la baronne. Maintenant, Hanz, allez faire ouvrir la grille et
       baisser le pont. Que tout le monde aille avec des flambeaux recevoir la
       voyageuse; qu'elle soit ici la bienvenue!»
     
       Hanz ne montra pas la moindre surprise d'avoir à introduire d'emblée une
       inconnue dans cette maison, où les parents les plus proches et les amis
       les plus sûrs n'étaient jamais admis sans précautions et sans lenteurs.
       La chanoinesse alla donner des ordres pour le souper de l'étrangère.
       Amélie voulut courir au pont-levis; mais son oncle, tenant à honneur
       d'aller lui-même à la rencontre de son hôtesse, lui offrit son bras; et
       force fut à l'impétueuse petite baronne de se traîner majestueusement
       jusqu'au péristyle, où déjà la chaise de poste venait de déposer sur les
       premières marches l'errante et fugitive Consuelo.
     
     
     
     
       XXIV.
     
     
       Depuis trois mois que la baronne Amélie s'était mis en tête d'avoir une
       compagne, pour l'instruire bien moins que pour dissiper l'ennui de son
       isolement, elle avait fait cent fois dans son imagination le portrait de
       sa future amie. Connaissant l'humeur chagrine du Porpora, elle avait
       craint qu'il ne lui envoyât une gouvernante austère et pédante. Aussi
       avait-elle écrit en cachette au professeur pour lui annoncer qu'elle
       ferait un très mauvais accueil à toute gouvernante âgée de plus de
       vingt-cinq ans, comme s'il n'eût pas suffi qu'elle exprimât son désir à
       de vieux parents dont elle était l'idole et la souveraine.
     
       En lisant la réponse du Porpora, elle fut si transportée, qu'elle
       improvisa tout d'un trait dans sa tête une nouvelle image de la
       musicienne, fille adoptive du professeur, jeune, et Vénitienne surtout,
       c'est-à-dire, dans les idées d'Amélie, faite exprès pour elle, à sa
       guise et à sa ressemblance.
     
       Elle fut donc un peu déconcertée lorsqu'au lieu de l'espiègle enfant
       couleur de rose qu'elle rêvait déjà, elle vit une jeune personne pâle,
       mélancolique et très interdite. Car au chagrin profond dont son pauvre
       coeur était accablé, et à la fatigue d'un long et rapide voyage, une
       impression pénible et presque mortelle était venue se joindre dans l'âme
       de Consuelo, au milieu de ces vastes forêts de sapins battues par
       l'orage, au sein de cette nuit lugubre traversée de livides éclairs, et
       surtout à l'aspect de ce sombre château, où les hurlements de la meute
       du baron et la lueur des torches que portaient les serviteurs
       répandaient quelque chose de vraiment sinistre. Quel contraste avec le
       _firmamento lucido_ de Marcello, le silence harmonieux des nuits de
       Venise, la liberté confiante de sa vie passée au sein de l'amour et de
       la riante poésie! Lorsque la voiture eut franchi lentement le pont-levis
       qui résonna sourdement sous les pieds des chevaux, et que la herse
       retomba derrière elle avec un affreux grincement, il lui sembla qu'elle
       entrait dans l'enfer du Dante, et saisie de terreur, elle recommanda son
       âme à Dieu.
     
       Sa figure était donc bouleversée lorsqu'elle se présenta devant ses
       hôtes; et celle du comte Christian venant à la frapper tout d'un coup,
       cette longue figure blême, flétrie par l'âge et le chagrin, et ce grand
       corps maigre et raide sous son costume antique, elle crut voir le
       spectre d'un châtelain du moyen âge; et, prenant tout ce qui l'entourait
       pour une vision, elle recula en étouffant un cri d'effroi.
     
       Le vieux comte, n'attribuant son hésitation et sa pâleur qu'à
       l'engourdissement de la voiture et à la fatigue du voyage, lui offrit
       son bras pour monter le perron, en essayant de lui adresser quelques
       paroles d'intérêt et de politesse. Mais le digne homme, outre que la
       nature lui avait donné un extérieur froid et réservé, était devenu,
       depuis plusieurs années d'une retraite absolue, tellement étranger au
       monde, que sa timidité avait redoublé, et que, sous un aspect grave et
       sévère au premier abord, il cachait le trouble et la confusion d'un
       enfant. L'obligation qu'il s'imposa de parler italien (langue qu'il
       avait sue passablement, mais dont il n'avait plus l'habitude) ajoutant à
       son embarras, il ne put que balbutier quelques paroles que Consuelo
       entendit à peine, et qu'elle prit pour le langage inconnu et mystérieux
       des ombres.
     
       Amélie, qui s'était promis de se jeter à son cou pour l'apprivoiser tout
       de suite, ne trouva rien à lui dire, ainsi qu'il arrive souvent par
       contagion aux natures les plus entreprenantes, lorsque la timidité
       d'autrui semble prête à reculer devant leurs prévenances.
     
       Consuelo fut introduite dans la grande salle où l'on avait soupé. Le
       comte, partagé entre le désir de lui faire honneur, et la crainte de lui
       montrer son fils plongé dans un sommeil léthargique, s'arrêta irrésolu;
       et Consuelo, toute tremblante, sentant ses genoux fléchir, se laissa
       tomber sur le premier siège qui se trouva auprès d'elle.
     
       «Mon oncle, dit Amélie qui comprenait l'embarras du vieux comte, je
       crois que nous ferions bien de recevoir ici la signora. Il y fait plus
       chaud que dans le grand salon, et elle doit être transie par ce vent
       d'orage si froid dans nos montagnes. Je vois avec chagrin qu'elle tombe
       de fatigue, et je suis sûre qu'elle a plus besoin d'un bon souper et
       d'un bon sommeil que de toutes nos cérémonies. N'est-il pas vrai, ma
       chère signora?» ajouta-t-elle en s'enhardissant jusqu'à presser
       doucement de sa jolie main potelée le bras languissant de Consuelo.
     
       Le son de cette voix fraîche qui prononçait l'italien avec une rudesse
       allemande très-franche, rassura Consuelo. Elle leva ses yeux voilés par
       la crainte sur le joli visage de la jeune baronne, et ce regard échangé
       entre elles rompit la glace aussitôt. La voyageuse comprit tout de suite
       que c'était là son élève, et que cette charmante tête n'était pas celle
       d'un fantôme. Elle répondit à l'étreinte de sa main, confessa qu'elle
       était tout étourdie du bruit de la voiture, et que l'orage l'avait
       beaucoup effrayée. Elle se prêta à tous les soins qu'Amélie voulut lui
       rendre, s'approcha du feu, se laissa débarrasser de son mantelet,
       accepta l'offre du souper quoiqu'elle n'eût pas faim le moins du monde,
       et, de plus en plus rassurée par l'amabilité croissante de sa jeune
       hôtesse, elle retrouva enfin la faculté de voir, d'entendre et de
       répondre.
     
       Tandis que les domestiques servaient le souper, la conversation
       s'engagea naturellement sur le Porpora. Consuelo fut heureuse d'entendre
       le vieux comte parler de lui comme de son ami, de son égal, et presque
       de son supérieur. Puis on en revint à parler du voyage de Consuelo, de
       la route qu'elle avait tenue, et surtout de l'orage qui avait dû
       l'épouvanter.
     
       «Nous sommes habitués, à Venise, répondit Consuelo, à des tempêtes
       encore plus soudaines, et beaucoup plus dangereuses; car dans nos
       gondoles, en traversant la ville, et jusqu'au seuil de nos maisons, nous
       risquons de faire naufrage. L'eau, qui sert de pavé à nos rues, grossit
       et s'agite comme les flots de la mer, et pousse nos barques fragiles le
       long des murailles avec tant de violence, qu'elles peuvent s'y briser
       avant que nous ayons eu le temps d'aborder. Cependant, bien que j'aie vu
       de près de semblables accidents et que je ne sois pas très peureuse,
       j'ai été plus effrayée ce soir que je ne l'avais été de ma vie, par la
       chute d'un grand arbre que la foudre a jeté du haut de la montagne en
       travers de la route; les chevaux se sont cabrés tout droits, et le
       postillon s'est écrié: _C'est l'arbre du malheur qui tombe; c'est le
       Hussite!_ Ne pourriez-vous m'expliquer, _signora baronessa_, ce que cela
       signifie?»
     
       Ni le comte ni Amélie ne songèrent à répondre à cette question. Ils
       venaient de tressaillir fortement en se regardant l'un l'autre.
     
       «Mon fils ne s'était donc pas trompé! dit le vieillard; étrange,
       étrange, en vérité!»
     
       Et, ramené à sa sollicitude pour Albert, il sortit de la salle pour
       aller le rejoindre, tandis qu'Amélie murmurait en joignant les mains:
     
       «II y a ici de la magie, et le Diable demeure avec nous!»
     
       Ces bizarres propos ramenèrent Consuelo au sentiment de terreur
       superstitieuse qu'elle avait éprouvé en entrant dans la demeure des
       Rudolstadt. La subite pâleur d'Amélie, le silence solennel de ces vieux
       valets à culottes rouges, à figures cramoisies, toutes semblables,
       toutes larges et carrées, avec ces yeux sans regards et sans vie que
       donnent l'amour et l'éternité de la servitude; la profondeur de cette
       salle, boisée de chêne noir, où la clarté d'un lustre chargé de bougies
       ne suffisait pas à dissiper l'obscurité; les cris de l'effraie qui
       recommençait sa chasse après l'orage autour du château; les grands
       portraits de famille, les énormes têtes de cerf et de sanglier sculptées
       en relief sur la boiserie, tout, jusqu'aux moindres circonstances,
       réveillait en elle les sinistres émotions qui venaient à peine de se
       dissiper. Les réflexions de la jeune baronne n'étaient pas de nature à
       la rassurer beaucoup.
     
       «Ma chère signora, disait-elle en s'apprêtant à la servir, il faut vous
       préparer à voir ici des choses inouïes, inexplicables, fastidieuses le
       plus souvent, effrayantes parfois; de véritables scènes de roman, que
       personne ne voudrait croire si vous les racontiez, et que vous serez
       engagée sur l'honneur à ensevelir dans un éternel silence.»
     
       Comme la baronne parlait ainsi, la porte s'ouvrit lentement, et la
       chanoinesse Wenceslawa, avec sa bosse, sa figure anguleuse et son
       costume sévère, rehaussé du grand cordon de son ordre qu'elle ne
       quittait jamais, entra de l'air le plus majestueusement affable qu'elle
       eût eu depuis le jour mémorable où l'impératrice Marie-Thérèse, au
       retour de son voyage en Hongrie, avait fait au château des Géants
       l'insigne honneur d'y prendre, avec sa suite, un verre d'hypocras et une
       heure de repos. Elle s'avança vers Consuelo, qui surprise et terrifiée,
       la regardait d'un oeil hagard sans songer à se lever, lui fit deux
       révérences, et, après un discours en allemand qu'elle semblait avoir
       appris par coeur longtemps d'avance, tant il était compassé, s'approcha
       d'elle pour l'embrasser au front. La pauvre enfant, plus froide qu'un
       marbre, crut recevoir le baiser de la mort, et, prête à s'évanouir,
       murmura un remerciement inintelligible.
     
       Quand la chanoinesse eut passé dans le salon, car elle voyait bien que
       sa présence intimidait la voyageuse plus qu'elle ne l'avait désiré,
       Amélie partit d'un grand éclat de rire.
     
       «Vous avez cru, je gage, dit-elle à sa compagne, voir le spectre de la
       reine Libussa? Mais tranquillisez-vous. Cette bonne chanoinesse est ma
       tante, la plus ennuyeuse et la meilleure des femmes.»
     
       A peine remise de cette émotion, Consuelo entendit craquer derrière elle
       de grosses bottes hongroises. Un pas lourd et mesuré ébranla le pavé, et
       une figure massive, rouge et carrée au point que celles des gros
       serviteurs parurent pâles et fines à côté d'elle, traversa la salle dans
       un profond silence, et sortit par la grande porte que les valets lui
       ouvrirent respectueusement. Nouveau tressaillement de Consuelo, nouveau
       rire d'Amélie.
     
       «Celui-ci, dit-elle, c'est le baron de Rudolstadt, le plus chasseur, le
       plus dormeur, et le plus tendre des pères. Il vient d'achever sa sieste
       au salon. A neuf heures sonnantes, il se lève de son fauteuil, sans pour
       cela se réveiller: il traverse cette salle sans rien voir et sans rien
       entendre, monte l'escalier, toujours endormi; se couche sans avoir
       conscience de rien, et s'éveille avec le jour, aussi dispos, aussi
       alerte, et aussi actif qu'un jeune homme, pour aller préparer ses
       chiens, ses chevaux et ses faucons pour la chasse.»
     
       A peine avait-elle fini cette explication, que le chapelain vint à
       passer. Celui-là aussi était gros, mais court et blême comme un
       lymphatique. La vie contemplative ne convient pas à ces épaisses natures
       slaves, et l'embonpoint du saint homme était maladif. Il se contenta de
       saluer profondément les deux dames, parla bas à un domestique, et
       disparut par le même chemin que le baron avait pris. Aussitôt, le vieux
       Hanz et un autre de ces automates que Consuelo ne pouvait distinguer les
       uns des autres, tant ils appartenaient au même type robuste et grave, se
       dirigèrent vers le salon. Consuelo, ne trouvant plus la force de faire
       semblant de manger, se retourna pour les suivre des yeux. Mais avant
       qu'ils eussent franchi la porte située derrière elle, une nouvelle
       apparition plus saisissante que toutes les autres se présenta sur le
       seuil: c'était un jeune homme d'une haute taille et d'une superbe
       figure, mais d'une pâleur effrayante. Il était vêtu de noir de la tête
       aux pieds, et une riche pelisse de velours garnie de martre était
       retenue sur ses épaules par des brandebourgs et des agrafes d'or. Ses
       longs cheveux, noirs comme l'ébène, tombaient en désordre sur ses joues
       pâles, un peu voilées par une barbe soyeuse qui bouclait naturellement.
       Il fit aux serviteurs qui s'étaient avancés à sa rencontre un geste
       impératif, qui les força de reculer et les tint immobiles à distance,
       comme si son regard les eût fascinés. Puis, se retournant vers le comte
       Christian, qui venait derrière lui:
     
       «Je vous assure, mon père, dit-il d'une voix harmonieuse et avec
       l'accent le plus noble, que je n'ai jamais été aussi calme. Quelque
       chose de grand s'est accompli dans ma destinée, et la paix du ciel est
       descendue sur notre maison.
     
       --Que Dieu t'entende, mon enfant!» répondit le vieillard en étendant la
       main, comme pour le bénir.
     
       Le jeune homme inclina profondément sa tête sous la main de son père;
       puis, se redressant avec une expression douce et sereine, il s'avança
       jusqu'au milieu de la salle, sourit faiblement en touchant du bout des
       doigts la main que lui tendait Amélie, et regarda fixement Consuelo
       pendant quelques secondes. Frappée d'un respect involontaire, Consuelo
       le salua en baissant les yeux. Mais il ne lui rendit pas son salut, et
       continua à la regarder.
     
       «Cette jeune personne, lui dit la chanoinesse en allemand, c'est celle
       que ...»
     
       Mais il l'interrompit par un geste qui semblait dire: Ne me parlez pas,
       ne dérangez pas le cours de mes pensées. Puis il se détourna sans donner
       le moindre témoignage de surprise ou d'intérêt, et sortit lentement par
       la grande porte.
     
       «Il faut, ma chère demoiselle, dit la chanoinesse, que vous excusiez....
     
       --Ma tante, je vous demande pardon de vous interrompre, dit Amélie; mais
       vous parlez allemand à la signora qui ne l'entend point.
     
       --Pardonnez-moi, bonne signora, répondit Consuelo en italien; j'ai parlé
       beaucoup de langues dans mon enfance, car j'ai beaucoup voyagé; je me
       souviens assez de l'allemand pour le comprendre parfaitement. Je n'ose
       pas encore essayer de le prononcer; mais si vous voulez me donner
       quelques leçons, j'espère m'y remettre dans peu de jours.
     
       --Vraiment, c'est comme moi, repartit la chanoinesse en allemand. Je
       comprends tout ce que dit mademoiselle, et cependant je ne saurais
       parler sa langue. Puisqu'elle m'entend, je lui dirai que mon neveu vient
       de faire, en ne la saluant pas, une impolitesse qu'elle voudra bien
       pardonner lorsqu'elle saura que ce jeune homme a été ce soir fortement
       indisposé ... et qu'après son évanouissement il était encore si faible,
       que sans doute il ne l'a point vue ... N'est-il pas vrai, mon frère?
       ajouta la bonne Wenceslawa, toute troublée des mensonges qu'elle venait
       de faire, et cherchant son excuse dans les yeux du comte Christian.
     
       --Ma chère soeur, répondit le vieillard, vous êtes généreuse d'excuser
       mon fils. La signora voudra bien ne pas trop s'étonner de certaines
       choses que nous lui apprendrons demain à coeur ouvert, avec la confiance
       que doit nous inspirer la fille adoptive du Porpora, j'espère dire
       bientôt l'amie de notre famille.»
     
       C'était l'heure où chacun se retirait, et la maison était soumise à des
       habitudes si régulières, que si les deux jeunes filles fussent restées
       plus longtemps à table, les serviteurs, comme de véritables machines,
       eussent emporté, je crois, leurs sièges et soufflé les bougies sans
       tenir compte de leur présence. D'ailleurs il tardait à Consuelo de se
       retirer; et Amélie la conduisit à la chambre élégante et confortable
       qu'elle lui avait fait réserver tout à côté de la sienne propre.
     
       «J'aurais bien envie de causer avec vous une heure ou deux, lui dit-elle
       aussitôt que la chanoinesse, qui avait fait gravement les honneurs de
       l'appartement, se fut retirée. Il me tarde de vous mettre au courant de
       tout ce qui se passe ici, avant que vous ayez à supporter nos
       bizarreries. Mais vous êtes si fatiguée que vous devez désirer avant
       tout de vous reposer.
     
       --Qu'à cela ne tienne, signora, répondit Consuelo. J'ai les membres
       brisés, il est vrai; mais j'ai la tête si échauffée, que je suis bien
       certaine de ne pas dormir de la nuit. Ainsi parlez-moi tant que vous
       voudrez; mais à condition que ce sera en allemand, cela me servira de
       leçon; car je vois que l'italien n'est pas familier au seigneur comte,
       et encore moins à madame la chanoinesse.
     
       --Faisons un accord, dit Amélie. Vous allez vous mettre au lit pour
       reposer vos pauvres membres brisés. Pendant ce temps, j'irai passer une
       robe de nuit et congédier ma femme de chambre. Je reviendrai après
       m'asseoir à votre chevet, et nous parlerons allemand jusqu'à ce que le
       sommeil nous vienne. Est-ce convenu?
     
       --De tout mon coeur, répondit la nouvelle gouvernante.
     
     
     
     
       XXV.
     
     
       «Sachez donc, ma chère ... dit Amélie lorsqu'elle eut fait ses
       arrangements pour la conversation projetée. Mais je m'aperçois que je ne
       sais point votre nom, ajouta-t-elle en souriant. Il serait temps de
       supprimer entre nous les titres et les cérémonies. Je veux que vous
       m'appeliez désormais Amélie, comme je veux vous appeler ...
     
       --J'ai un nom étranger, difficile à prononcer, répondit Consuelo.
       L'excellent maître Porpora, en m'envoyant ici, m'a ordonné de prendre le
       sien, comme c'est l'usage des protecteurs ou des maîtres envers leurs
       élèves privilégiés; je partage donc désormais, avec le grand chanteur
       Huber (dit le Porporino), l'honneur de me nommer la Porporina; mais par
       abréviation vous m'appellerez, si vous voulez tout simplement _Nina_.
     
       --Va pour Nina, entre nous, reprit Amélie. Maintenant écoutez-moi, car
       j'ai une assez longue histoire à vous raconter, et si je ne remonte un
       peu haut dans le passé, vous ne pourrez jamais comprendre ce qui se
       passe aujourd'hui dans cette maison.
     
       --Je suis toute attention et toute oreilles, dit la nouvelle Porporina.
     
       --Vous n'êtes pas, ma chère Nina, sans connaître un peu l'histoire de la
       Bohême? dit la jeune baronne.
     
       --Hélas, répondit Consuelo, ainsi que mon maître a dû vous l'écrire, je
       suis tout à fait dépourvue d'instruction; je connais tout au plus un peu
       l'histoire de la musique; mais celle de la Bohême, je ne la connais pas
       plus que celle d'aucun pays du monde.
     
       --En ce cas, reprit Amélie, je vais vous en dire succinctement ce qu'il
       vous importe d'en savoir pour l'intelligence de mon récit. Il y a trois
       cents ans et plus, le peuple opprimé et effacé au milieu duquel vous
       voici transplantée était un grand peuple, audacieux, indomptable,
       héroïque. Il avait dès lors, à la vérité, des maîtres étrangers, une
       religion qu'il ne comprenait pas bien et qu'on voulait lui imposer de
       force. Des moines innombrables le pressuraient; un roi cruel et débauché
       se jouait de sa dignité et froissait toutes ses sympathies. Mais une
       fureur secrète, une haine profonde, fermentaient de plus en plus, et un
       jour l'orage éclata: les maîtres étrangers furent chassés, la religion
       fut réformée, les couvents pillés et rasés, l'ivrogne Wenceslas jeté en
       prison et dépouillé de sa couronne. Le signal de la révolte avait été le
       supplice de Jean Huss et de Jérôme de Prague, deux savants courageux de
       Bohême qui voulaient examiner et éclaircir le mystère du catholicisme,
       et qu'un concile appela, condamna et fit brûler, après leur avoir promis
       la vie sauve et la liberté de la discussion. Cette trahison et cette
       infamie furent si sensibles à l'honneur national, que la guerre
       ensanglanta la Bohême et une grande partie de l'Allemagne, pendant de
       longues années. Cette guerre d'extermination fut appelée la guerre des
       Hussites. Des crimes odieux et innombrables y furent commis de part et
       d'autre. Les moeurs du temps étaient farouches et impitoyables sur toute
       la face de la terre. L'esprit de parti et le fanatisme religieux les
       rendirent plus terribles encore, et la Bohême fut l'épouvante de
       l'Europe. Je n'effraierai pas votre imagination, déjà émue, de l'aspect
       de ce pays sauvage, par le récit des scènes effroyables qui s'y
       passèrent. Ce ne sont, d'une part, que meurtres, incendies, pestes,
       bûchers, destructions, églises profanées, moines et religieux mutilés,
       pendus, jetés dans la poix bouillante; de l'autre, que villes détruites,
       pays désolés, trahisons, mensonges, cruautés, hussites jetés par
       milliers dans les mines, comblant des abîmes de leurs cadavres, et
       jonchant la terre de leurs ossements et de ceux de leurs ennemis. Ces
       affreux Hussites furent longtemps invincibles; aujourd'hui nous ne
       prononçons leur nom qu'avec effroi: et cependant leur patriotisme, leur
       constance intrépide et leurs exploits fabuleux laissent en nous un
       secret sentiment d'admiration et d'orgueil que de jeunes esprits comme
       le mien ont parfois de la peine à dissimuler.
     
       --Et pourquoi dissimuler? demanda Consuelo naïvement.
     
       --C'est que la Bohême est retombée, après bien des luttes, sous le joug
       de l'esclavage; c'est qu'il n'y a plus de Bohême, ma pauvre Nina. Nos
       maîtres savaient bien que la liberté religieuse de notre pays, c'était
       sa liberté politique. Voilà pourquoi ils ont étouffé l'une et l'autre.
     
       --Voyez, reprit Consuelo, combien je suis ignorante! Je n'avais jamais
       entendu parler de ces choses, et je ne savais pas que les hommes eussent
       été si malheureux et si méchants.
     
       --Cent ans après Jean Huss, un nouveau savant, un nouveau sectaire, un
       pauvre moine, appelé Martin Luther, vint réveiller l'esprit national, et
       inspirer à la Bohême et à toutes les provinces indépendantes de
       l'Allemagne la haine du joug étranger et la révolte contre les papes.
       Les plus puissants rois demeurèrent catholiques, non pas tant par amour
       de la religion que par amour du pouvoir absolu. L'Autriche s'unit à nous
       pour nous accabler, et une nouvelle guerre, appelée la guerre de trente
       ans, vint ébranler et détruire notre nationalité. Dès le commencement de
       cette guerre, la Bohême fut la proie du plus fort; l'Autriche nous
       traita en vaincus, nous ôta notre foi, notre liberté, notre langue, et
       jusqu'à notre nom. Nos pères résistèrent courageusement, mais le joug
       impérial s'est de plus en plus appesanti sur nous. Il y a cent vingt ans
       que notre noblesse, ruinée et décimée par les exactions, les combats et
       les supplices, a été forcée de s'expatrier ou de se dénationaliser, en
       abjurant ses origines, en germanisant ses noms (faites attention à ceci)
       et en renonçant à la liberté de ses croyances religieuses. On a brûlé
       nos livres, on a détruit nos écoles, on nous a faits Autrichiens en un
       mot. Nous ne sommes plus qu'une province de l'Empire, et vous entendez
       parler allemand dans un pays slave; c'est vous en dire assez.
     
       --Et maintenant, vous souffrez de cet esclavage et vous en rougissez? Je
       le comprends, et je hais déjà l'Autriche de tout mon coeur.
     
       --Oh! parlez plus bas! s'écria la jeune baronne. Nul ne peut parler
       ainsi sans danger, sous le ciel noir de la Bohême; et dans ce château,
       il n'y a qu'une seule personne qui ait l'audace et la folie de dire ce
       que vous venez de dire, ma chère Nina! C'est mon cousin Albert.
     
       --Voilà donc la cause du chagrin qu'on lit sur son visage? Je me suis
       sentie saisie de respect en le regardant.
     
       --Ah! ma belle lionne de Saint-Marc! dit Amélie, surprise de l'animation
       généreuse qui tout à coup fit resplendir le pâle visage de sa compagne;
       vous prenez les choses trop au sérieux. Je crains bien que dans peu de
       jours mon pauvre cousin ne vous inspire plus de pitié que de respect.
     
       --L'un pourrait bien ne pas empêcher l'autre, reprit Consuelo; mais
       expliquez-vous, chère baronne.
     
       --Écoutez bien, dit Amélie. Nous sommes une famille très-catholique,
       très-fidèle à l'église et à l'empire. Nous portons un nom saxon, et nos
       ancêtres de la branche saxonne furent toujours très-orthodoxes. Si ma
       tante la chanoinesse entreprend un jour, pour votre malheur, de vous
       raconter les services que nos aïeux les comtes et les barons allemands
       ont rendus à la sainte cause, vous verrez qu'il n'y a pas, selon elle,
       la plus petite tache d'hérésie sur notre écusson. Même au temps où la
       Saxe était protestante, les Rudolstadt aimèrent mieux abandonner leurs
       électeurs protestants que le giron de l'église romaine. Mais ma tante ne
       s'avisera jamais de vanter ces choses-là en présence du comte Albert,
       sans quoi vous entendriez dire à celui-ci les choses les plus
       surprenantes que jamais oreilles humaines aient entendues.
     
       --Vous piquez toujours ma curiosité sans la satisfaire. Je comprends
       jusqu'ici que je ne dois pas avoir l'air, devant vos nobles parents, de
       partager vos sympathies et celle du comte Albert pour la vieille Bohême.
       Vous pouvez, chère baronne, vous en rapporter à ma prudence. D'ailleurs
       je suis née en pays catholique, et le respect que j'ai pour ma religion,
       autant que celui que je dois à votre famille, suffiraient pour m'imposer
       silence en toute occasion.
     
       --Ce sera prudent; car je vous avertis encore une fois que nous sommes
       terriblement collets-montés à cet endroit-là. Quant à moi, en
       particulier, chère Nina, je suis de meilleure composition. Je ne suis ni
       protestante ni catholique. J'ai été élevée par des religieuses; leurs
       sermons et leurs patenôtres m'ont ennuyée considérablement. Le même
       ennui me poursuit jusqu'ici, et ma tante Wenceslawa résume en elle seule
       le pédantisme et les superstitions de toute une communauté. Mais je suis
       trop de mon siècle pour me jeter par réaction dans les controverses non
       moins assommantes des luthériens: et quant aux hussites, c'est de
       l'histoire si ancienne, que je n'en suis guère plus engouée que de la
       gloire des Grecs ou des Romains. L'esprit français est mon idéal, et je
       ne crois pas qu'il y ait d'autre raison, d'autre philosophie et d'autre
       civilisation que celle que l'on pratique dans cet aimable et riant pays
       de France, dont je lis quelquefois les écrits en cachette, et dont
       j'aperçois le bonheur, la liberté et les plaisirs de loin, comme dans un
       rêve à travers les fentes de ma prison.
     
       --Vous me surprenez à chaque instant davantage, dit Consuelo avec
       simplicité. D'où vient donc que tout à l'heure vous me sembliez pleine
       d'héroïsme en rappelant les exploits de vos antiques Bohémiens? Je vous
       ai crue Bohémienne et quelque peu hérétique.
     
       --Je suis plus qu'hérétique, et plus que Bohémienne, répondit Amélie en
       riant, je suis un peu incrédule, et tout à fait rebelle. Je hais toute
       espèce de domination, qu'elle soit spirituelle ou temporelle, et je
       proteste tout bas contre l'Autriche, qui de toutes les duègnes est la
       plus guindée et la plus dévote.
     
       --Et le comte Albert est-il incrédule de la même manière? A-t-il aussi
       l'esprit français? Vous devez, en ce cas, vous entendre à merveille?
     
       --Oh! nous ne nous entendons pas le moins du monde, et voici, enfin,
       après tous mes préambules nécessaires, le moment de vous parler de lui:
     
       «Le comte Christian, mon oncle, n'eut pas d'enfants de sa première
       femme. Remarié à l'âge de quarante ans, il eut de la seconde cinq fils
       qui moururent tous, ainsi que leur mère, de la même maladie née avec
       eux, une douleur continuelle et une sorte de fièvre dans le cerveau.
       Cette seconde femme était de pur sang bohème et avait, dit-on, une
       grande beauté et beaucoup d'esprit. Je ne l'ai pas connue. Vous verrez
       son portrait, en corset de pierreries et en manteau d'écarlate, dans le
       grand salon. Albert lui ressemble prodigieusement. C'est le sixième et
       le dernier de ses enfants, le seul qui ait atteint l'âge de trente ans;
       et ce n'est pas sans peine: car, sans être malade en apparence, il a
       passé par de rudes épreuves, et d'étranges symptômes de maladie du
       cerveau donnent encore à craindre pour ses jours. Entre nous, je ne
       crois pas qu'il dépasse de beaucoup ce terme fatal que sa mère n'a pu
       franchir. Quoiqu'il fût né d'un père déjà avancé en âge, Albert est doué
       pourtant d'une forte constitution; mais, comme il le dit lui-même, le
       mal est dans son âme, et ce mal a été toujours en augmentant. Dès sa
       première enfance, il eut l'esprit frappé d'idées bizarres et
       superstitieuses. A l'âge de quatre ans, il prétendait voir souvent sa
       mère auprès de son berceau, bien qu'elle fût morte et qu'il l'eût vu
       ensevelir. La nuit il s'éveillait pour lui répondre; et ma tante
       Wenceslawa en fut parfois si effrayée, qu'elle faisait toujours coucher
       plusieurs femmes dans sa chambre auprès de l'enfant, tandis que le
       chapelain usait je ne sais combien d'eau bénite pour exorciser le
       fantôme, et disait des messes par douzaines pour l'obliger à se tenir
       tranquille. Mais rien n'y fit; car l'enfant n'ayant plus parlé de ces
       apparitions pendant bien longtemps, il avoua pourtant un jour en
       confidence à sa nourrice qu'il voyait toujours _sa petite mère_, mais
       qu'il ne voulait plus le raconter, parce que monsieur le chapelain
       disait ensuite dans la chambre de méchantes paroles pour l'empêcher de
       revenir.
     
       «C'était un enfant sombre et taciturne. On s'efforçait de le distraire,
       on l'accablait de jouets et de divertissements qui ne servirent pendant
       longtemps qu'à l'attrister davantage. Enfin on prit le parti de ne pas
       contrarier le goût qu'il montrait pour l'étude, et en effet, cette
       passion satisfaite lui donna plus d'animation; mais cela ne fit que
       changer sa mélancolie calme et languissante en une exaltation bizarre,
       mêlée d'accès de chagrin dont les causes étaient impossibles à prévoir
       et à détourner. Par exemple, lorsqu'il voyait des pauvres, il fondait en
       larmes, et se dépouillait de toutes ses petites richesses, se reprochant
       et s'affligeant toujours de ne pouvoir leur donner assez. S'il voyait
       battre un enfant, ou rudoyer un paysan, il entrait dans de telles
       indignations, qu'il tombait ou évanoui, ou en convulsion pour des heures
       entières. Tout cela annonçait un bon naturel et un grand coeur; mais les
       meilleures qualités poussées à l'excès deviennent des défauts ou des
       ridicules. La raison ne se développait point dans le jeune Albert en
       même temps que le sentiment et l'imagination. L'étude de l'histoire le
       passionnait sans l'éclairer. Il était toujours, en apprenant les crimes
       et les injustices des hommes, agité d'émotions par trop naïves, comme ce
       roi barbare qui, en écoutant la lecture de la passion de Notre-Seigneur,
       s'écriait en brandissant sa lance: «Ah! si j'avais été là avec mes
       hommes d'armes, de telles choses ne seraient pas arrivées! j'aurais
       haché ces méchants Juifs en mille pièces!»
     
       «Albert ne pouvait pas accepter les hommes pour ce qu'ils ont été et
       pour ce qu'ils sont encore. Il trouvait le ciel injuste de ne les avoir
       pas créés tous bons et compatissants comme lui; et à force de tendresse
       et de vertu, il ne s'apercevait pas qu'il devenait impie et misanthrope.
       Il ne comprenait que ce qu'il éprouvait, et, à dix-huit ans, il était
       aussi incapable de vivre avec les hommes et de jouer dans la société le
       rôle que sa position exigeait, que s'il n'eût eu que six mois. Si
       quelqu'un émettait devant lui une de ces pensées d'égoïsme dont notre
       pauvre monde fourmille et sans lequel il n'existerait pas, sans se
       soucier de la qualité de cette personne, ni des égards que sa famille
       pouvait lui devoir, il lui montrait sur-le-champ un éloignement
       invincible, et rien ne l'eût décidé à lui faire le moindre accueil. Il
       faisait sa société des êtres les plus vulgaires et les plus disgraciés
       de la fortune et même de la nature. Dans les jeux de son enfance, il ne
       se plaisait qu'avec les enfants des pauvres, et surtout avec ceux dont
       la stupidité ou les infirmités n'eussent inspiré à tout autre que
       l'ennui et le dégoût. Il n'a pas perdu ce singulier penchant, et vous ne
       serez pas longtemps ici sans en avoir la preuve.
     
       «Comme, au milieu de ces bizarreries, il montrait beaucoup d'esprit, de
       mémoire et d'aptitude pour les beaux-arts, son père et sa bonne tante
       Wenceslawa, qui l'élevaient avec amour, n'avaient point sujet de rougir
       de lui dans le monde. On attribuait ses ingénuités à un peu de
       sauvagerie, contractée dans les habitudes de la campagne; et lorsqu'il
       était disposé à les pousser trop loin, on avait soin de le cacher, sous
       quelque prétexte, aux personnes qui auraient pu s'en offenser. Mais,
       malgré ses admirables qualités et ses heureuses dispositions, le comte
       et la chanoinesse voyaient avec effroi cette nature indépendante et
       insensible à beaucoup d'égards, se refuser de plus en plus aux lois de
       la bienséance et aux usages du monde.
     
       --Mais jusqu'ici, interrompit Consuelo je ne vois rien qui prouve cette
       déraison dont vous parlez.
     
       --C'est que vous êtes vous-même, à ce que je pense, répondit Amélie, une
       belle âme tout à fait candide.... Mais peut-être êtes-vous fatiguée de
       m'entendre babiller, et voulez-vous essayer de vous endormir.
     
       --Nullement, chère baronne, je vous supplie de continuer, répondit
       Consuelo.»
     
       Amélie reprit son récit en ces termes :
     
     
     
     
       XXVI.
     
     
       «Vous dites, chère Nina, que vous ne voyez jusqu'ici aucune extravagance
       dans les faits et gestes de mon pauvre cousin. Je vais vous en donner de
       meilleures preuves. Mon oncle et ma tante sont, à coup sûr, les
       meilleurs chrétiens et les âmes les plus charitables qu'il y ait au
       monde. Ils ont toujours répandu les aumônes autour d'eux à pleines
       mains, et il est impossible de mettre moins de faste et d'orgueil dans
       l'emploi des richesses que ne le font ces dignes parents. Eh bien, mon
       cousin trouvait leur manière de vivre tout à fait contraire à l'esprit
       évangélique. Il eût voulu qu'à l'exemple des premiers chrétiens, ils
       vendissent leurs biens, et se fissent mendiants, après les avoir
       distribués aux pauvres. S'il ne disait pas cela précisément, retenu par
       le respect et l'amour qu'il leur portait, il faisait bien voir que telle
       était sa pensée, en plaignant avec amertume le sort des misérables qui
       ne font que souffrir et travailler, tandis que les riches vivent dans le
       bien-être et l'oisiveté. Quand il avait donné tout l'argent qu'on lui
       permettait de dépenser, ce n'était, selon lui, qu'une goutte d'eau dans
       la mer; et il demandait d'autres sommes plus considérables, qu'on
       n'osait trop lui refuser, et qui s'écoulaient comme de l'eau entre ses
       mains. Il en a tant donné, que vous ne verrez pas un indigent dans le
       pays qui nous environne; et je dois dire que nous ne nous en trouvons
       pas mieux: car les exigences des petits et leurs besoins augmentent en
       raison des concessions qu'on leur fait, et nos bons paysans, jadis si
       humbles et si doux, lèvent beaucoup la tête, grâce aux prodigalités et
       aux beaux discours de leur jeune maître. Si nous n'avions la force
       impériale au-dessus de nous tous, pour nous protéger d'une part, tandis
       qu'elle nous opprime de l'autre, je crois que nos terres et nos châteaux
       eussent été pillés et dévastés vingt fois par les bandes de paysans des
       districts voisins que la guerre a affamés, et que l'inépuisable pitié
       d'Albert (célèbre à trente lieues à la ronde) nous a mis sur le dos,
       surtout dans ces dernières affaires de la succession de l'empereur
       Charles.»
     
       «Lorsque le comte Christian voulait faire au jeune Albert quelques sages
       remontrances, lui disant que donner tout dans un jour, c'était s'ôter le
       moyen de donner le lendemain:
     
       --Eh quoi, mon père bien-aimé, lui répondait-il, n'avons-nous pas, pour
       nous abriter, un toit qui durera plus que nous, tandis que des milliers
       d'infortunés n'ont que le ciel inclément et froid sur leurs têtes?
       N'avons-nous pas chacun plus d'habits qu'il n'en faudrait pour vêtir une
       de ces familles couvertes de haillons? Ne vois-je point sur notre table,
       chaque jour, plus de viandes et de bons vins de Hongrie qu'il n'en
       faudrait pour rassasier et réconforter ces mendiants épuisés de besoin
       et de lassitude? Avons-nous le droit de refuser quelque chose tant que
       nous avons au delà du nécessaire? Et le nécessaire même, nous est-il
       permis d'en user quand les autres ne l'ont pas? La loi du Christ
       a-t-elle changé?
     
       «Que pouvaient répondre à de si belles paroles le comte, et la
       chanoinesse, et le chapelain, qui avaient élevé ce jeune homme dans des
       principes de religion si fervents et si austères? Aussi se
       trouvaient-ils bien embarrassés en le voyant prendre ainsi les choses au
       pied de la lettre, et ne vouloir accepter aucune de ces transactions
       avec le siècle, sur lesquelles repose pourtant, ce me semble, tout
       l'édifice des sociétés.
     
       «C'était bien autre chose quand il s'agissait de politique. Albert
       trouvait monstrueuses ces lois humaines qui autorisent les souverains à
       faire tuer des millions d'hommes, et à ruiner des contrées immenses,
       pour les caprices de leur orgueil et les intérêts de leur vanité. Son
       intolérance sur ce point devenait dangereuse, et ses parents n'osaient
       plus le mener à Vienne, ni à Prague, ni dans aucune grande ville, où son
       fanatisme de vertu leur eût fait de mauvaises affaires. Ils n'étaient
       pas plus rassurés à l'endroit de ses principes religieux; car il y
       avait, dans sa piété exaltée, tout ce qu'il faut pour faire un hérétique
       à pendre et à brûler. Il haïssait les papes, ces apôtres de Jésus-Christ
       qui se liguent avec les rois contre le repos et la dignité des peuples.
       Il blâmait le luxe des évêques et l'esprit mondain des abbés, et
       l'ambition de tous les hommes d'église. Il faisait au pauvre chapelain
       des sermons renouvelés de Luther et de Jean Huss; et cependant Albert
       passait des heures entières prosterné sur le pavé des chapelles, plongé
       dans des méditations et des extases dignes d'un saint. Il observait les
       jeunes et les abstinences bien au delà des prescriptions de l'Église; on
       dit même qu'il portait un cilice, et qu'il fallut toute l'autorité de
       son père et toute la tendresse de sa tante pour le faire renoncer à ces
       macérations qui ne contribuaient pas peu à exalter sa pauvre tête.
     
       «Quand ces bons et sages parents virent qu'il était en chemin de
       dissiper tout son patrimoine en peu d'années, et de se faire jeter en
       prison comme rebelle à la Sainte-Église et au Saint-Empire, ils prirent
       enfin, avec douleur, le parti de le faire voyager, espérant qu'à force
       de voir les hommes et leurs lois fondamentales, à peu près les mêmes
       dans tout le monde civilisé, il s'habituerait à vivre comme eux et avec
       eux. Ils le confièrent donc à un gouverneur, fin jésuite, homme du monde
       et homme d'esprit s'il en fut, qui comprit son rôle à demi-mot, et se
       chargea, dans sa conscience, de prendre sur lui tout ce qu'on n'osait
       pas lui demander. Pour parler clair, il s'agissait de corrompre et
       d'émousser cette âme farouche, de la façonner au joug social, en lui
       infusant goutte à goutte les poisons si doux et si nécessaires de
       l'ambition, de la vanité, de l'indifférence religieuse, politique et
       morale.--Ne froncez pas ainsi le sourcil en m'écoutant, chère Porporina.
       Mon digne oncle est un homme simple et bon, qui dès sa jeunesse, a
       accepté toutes ces choses, telles qu'on les lui a données, et qui a su,
       dans tout le cours de sa vie, concilier, sans hypocrisie et sans examen,
       la tolérance et la religion, les devoirs du chrétien et ceux du grand
       seigneur. Dans un monde et dans un siècle où l'on trouve un homme comme
       Albert sur des millions comme nous autres, celui qui marche avec le
       siècle et le monde est sage, et celui qui veut remonter de deux mille
       ans dans le passé est un fou qui scandalise ses pareils et ne convertit
       personne.
     
       «Albert a voyagé pendant huit ans. Il a vu l'Italie, la France,
       l'Angleterre, la Prusse, la Pologne, la Russie, les Turcs même; il est
       revenu par la Hongrie, l'Allemagne méridionale et la Bavière. Il s'est
       conduit sagement durant ces longues excursions, ne dépensant point au
       delà du revenu honorable que ses parents lui avaient assigné, leur
       écrivant des lettres fort douces et très affectueuses, où il ne parlait
       jamais que des choses qui avaient frappé ses yeux, sans faire aucune
       réflexion approfondie sur quoi que ce fût, et sans donner à l'abbé, son
       gouverneur, aucun sujet de plainte ou d'ingratitude.
     
       «Revenu ici au commencement de l'année dernière, après les premiers
       embrassements, il se retira, dit-on, dans la chambre qu'avait habitée sa
       mère, y resta enfermé pendant plusieurs heures, et en sortit fort pâle,
       pour s'en aller promener seul sur la montagne.
     
       «Pendant ce temps, l'abbé parla en confidence à la chanoinesse
       Wenceslawa et au chapelain, qui avaient exigé de lui une complète
       sincérité sur l'état physique et moral du jeune comte. Le comte Albert,
       leur dit-il, soit que l'effet du voyage l'ait subitement métamorphosé,
       soit que, d'après ce que vos seigneuries m'avaient raconté de son
       enfance, je me fusse fait une fausse idée de lui, le comte Albert,
       dis-je, s'est montré à moi, dès le premier jour de notre association,
       tel que vous le verrez aujourd'hui, doux, calme, longanime, patient, et
       d'une exquise politesse. Cette excellente manière d'être ne s'est pas
       démentie un seul instant, et je serais le plus injuste des hommes si je
       formulais la moindre plainte contre lui. Rien de ce que je craignais de
       ses folles dépenses, de ses brusqueries, de ses déclamations, de son
       ascétisme exalté, n'est arrivé. Il ne m'a pas demandé une seule fois à
       administrer par lui-même la petite fortune que vous m'aviez confiée, et
       n'a jamais exprimé le moindre mécontentement. Il est vrai que j'ai
       toujours prévenu ses désirs, et que, lorsque je voyais un pauvre
       s'approcher de sa voiture, je me hâtais de le renvoyer satisfait avant
       qu'il eût tendu la main. Cette façon d'agir a complètement réussi, et je
       puis dire que le spectacle de la misère et des infirmités n'ayant
       presque plus attristé les regards de sa seigneurie, elle ne m'a pas
       semblé une seule fois se rappeler ses anciennes préoccupations sur ce
       point. Jamais je ne l'ai entendu gronder personne, ni blâmer aucun
       usage, ni porter un jugement défavorable sur aucune institution. Cette
       dévotion ardente, dont vous redoutiez l'excès, a semblé faire place à
       une régularité de conduite et de pratiques tout à fait convenables à un
       homme du monde. Il a vu les plus brillantes cours de l'Europe, et les
       plus nobles compagnies sans paraître ni enivré ni scandalisé d'aucune
       chose. Partout on a remarqué sa belle figure, son noble maintien, sa
       politesse sans emphase, et le bon goût qui présidait aux paroles qu'il a
       su dire toujours à propos. Ses moeurs sont demeurées aussi pures que
       celles d'une jeune fille parfaitement élevée, sans qu'il ait montré
       aucune pruderie de mauvais ton. Il a vu les théâtres, les musées et les
       monuments; il a parlé sobrement et judicieusement sur les arts. Enfin,
       je ne conçois en aucune façon l'inquiétude qu'il avait donnée à vos
       seigneuries, n'ayant jamais vu, pour ma part, d'homme plus raisonnable.
       S'il y a quelque chose d'extraordinaire en lui, c'est précisément cette
       mesure, cette prudence, ce sang-froid, cette absence d'entraînements et
       de passions que je n'ai jamais rencontrés dans un jeune homme aussi
       avantageusement pourvu par la nature, la naissance, et la fortune.
     
       «Ceci n'était, au reste, que la confirmation des fréquentes lettres que
       l'abbé avait écrites à la famille; mais on avait toujours craint quelque
       exagération de sa part, et l'on n'était vraiment tranquille que de ce
       moment où il affirmait la guérison morale de mon cousin, sans crainte
       d'être démenti par la conduite qu'il tiendrait sous les yeux de ses
       parents. On accabla l'abbé de présents et de caresses, et l'on attendit
       avec impatience qu'Albert fût rentré de sa promenade. Elle dura
       longtemps, et, lorsqu'il vint enfin se mettre à table à l'heure du
       souper, on fut frappé de la pâleur et de la gravité de sa physionomie.
       Dans le premier moment d'effusion, ses traits avaient exprimé une
       satisfaction douce et profonde qu'on n'y retrouvait déjà plus. On s'en
       étonna, et on en parla tout bas à l'abbé avec inquiétude. Il regarda
       Albert, et se retournant avec surprise vers ceux qui l'interrogeaient
       dans un coin de l'appartement:
     
       «--Je ne trouve rien d'extraordinaire dans la figure de monsieur le
       comte, répondit-il; il a l'expression digne et paisible quo je lui ai
       vue depuis huit ans que j'ai l'honneur de l'accompagner.
     
       «Le comte Christian se paya de cette réponse.
     
       «--Nous l'avons quitté encore paré des roses de l'adolescence, dit-il à
       sa soeur, et souvent, hélas! en proie à une sorte de fièvre intérieure
       qui faisait éclater sa voix et briller ses regards; nous le retrouvons
       bruni par le soleil des contrées méridionales, un peu creusé par la
       fatigue peut-être, et de plus entouré de la gravité qui convient à un
       homme fait. Ne trouvez-vous pas, ma chère soeur, qu'il est mieux ainsi?
     
       «--Je lui trouve l'air bien triste sous cette gravité, répondit ma bonne
       tante, et je n'ai jamais vu un homme de vingt-huit ans aussi flegmatique
       et aussi peu discoureur. Il nous répond par monosyllabes.
     
     
       «--Monsieur le comte a toujours été fort sobre de paroles, répondit
       l'abbé.
     
       «--Il n'était point ainsi autrefois, dit la chanoinesse. S'il avait des
       semaines de silence et de méditation, il avait des jours d'expansion et
       des heures d'éloquence.
     
       «--Je ne l'ai jamais vu se départir, reprit l'abbé, de la réserve que
       votre seigneurie remarque en ce moment.
     
       «--L'aimiez-vous donc mieux alors qu'il parlait trop, et disait des
       choses qui nous faisaient trembler? dit le comte Christian à sa soeur
       alarmée; voilà bien les femmes!
     
       «--Mais il existait, dit-elle, et maintenant il a l'air d'un habitant de
       l'autre monde, qui ne prend aucune part aux affaires de celui-ci.
     
       «--C'est le caractère constant de monsieur le comte, répondit l'abbé;
       c'est un homme concentré, qui ne fait part à personne de ses
       impressions, et qui, si je dois dire toute ma pensée, ne s'impressionne
       de presque rien d'extérieur. C'est le fait des personnes froides,
       sensées, réfléchies. Il est ainsi fait, et je crois qu'en cherchant à
       l'exciter, on ne ferait que porter le trouble dans cette âme ennemie de
       l'action et de toute initiative dangereuse.
     
       --Oh! je fais serment que ce n'est pas là son vrai caractère! s'écria la
       chanoinesse.
     
       --Madame la chanoinesse reviendra des préventions qu'elle se forme
       contre un si rare avantage.
     
       --En effet, ma soeur, dit le comte, je trouve que monsieur l'abbé parle
       fort sagement. N'a-t-il pas obtenu par ses soins et sa condescendance le
       résultat que nous avons tant désiré? N'a-t-il pas détourné les malheurs
       que nous redoutions? Albert s'annonçait comme un prodigue, un
       enthousiaste, un téméraire. Il nous revient tel qu'il doit être pour
       mériter l'estime, la confiance et la considération de ses semblables.
     
       --Mais effacé comme un vieux livre, dit la chanoinesse, ou peut-être
       raidi contre toutes choses, et dédaigneux de tout ce qui ne répond pas à
       ses secrets instincts. Il ne semble point heureux de nous revoir, nous
       qui l'attendions avec tant d'impatience!
     
       --Monsieur le comte était impatient lui-même de revenir, reprit l'abbé;
       je le voyais, bien qu'il ne le manifestât pas ouvertement. Il est si peu
       démonstratif! La nature l'a fait recueilli.
     
       --La nature l'a fait démonstratif, au contraire, répliqua-t-elle
       vivement. Il était quelquefois violent, et quelquefois tendre à l'excès.
       Il me fâchait souvent, mais il se jetait dans mes bras, et j'étais
       désarmée.
     
       «--Avec moi, dit l'abbé, il n'a jamais eu rien à réparer.
     
       «--Croyez-moi, ma soeur, c'est beaucoup mieux ainsi, dit mon oncle....
     
       «--Hélas! dit la chanoinesse, il aura donc toujours ce visage qui me
       consterne et me serre le coeur?
     
       --C'est un visage noble et fier qui sied à un homme de son rang,
       répondit l'abbé.
     
       «--C'est un visage de pierre! s'écria la chanoinesse. Il me semble que
       je vois ma mère, non pas telle que je l'ai connue, sensible et
       bienveillante, mais telle qu'elle est peinte, immobile et glacée dans
       son cadre de bois de chêne.
     
       «--Je répète à votre seigneurie, dit l'abbé, que c'est l'expression
       habituelle du comte Albert depuis huit années.
     
       «--Hélas! il y a donc huit mortelles années qu'il n'a souri à personne!
       dit la bonne tante en laissant couler ses larmes; car depuis deux heures
       que je le couve des yeux, je n'ai pas vu le moindre sourire animer sa
       bouche close et décolorée! Ah! j'ai envie de me précipiter vers lui et
       de le serrer bien fort sur mon coeur, en lui reprochant son
       indifférence, en le grondant même comme autrefois, pour voir si, comme
       autrefois, il ne se jettera pas à mon cou en sanglotant.
     
       «--Gardez-vous de pareilles imprudences, ma chère soeur, dit le comte
       Christian en la forçant de se détourner d'Albert qu'elle regardait
       toujours avec des yeux humides. N'écoutez pas les faiblesses d'un coeur
       maternel: nous avons bien assez éprouvé qu'une sensibilité excessive
       était le fléau de la vie et de la raison de notre enfant. En le
       distrayant, en éloignant de lui toute émotion vive, monsieur l'abbé,
       conformément à nos recommandations et à celles des médecins, est parvenu
       à calmer cette âme agitée; ne détruisez pas son ouvrage par les caprices
       d'une tendresse puérile.»
     
       «La chanoinesse se rendit à ces raisons, et tâcha de s'habituer à
       l'extérieur glacé d'Albert; mais elle ne s'y habitua nullement, et elle
       disait souvent à l'oreille de son frère: Vous direz ce que vous voudrez,
       Christian, je crains qu'on ne nous l'ait abruti, en ne le traitant pas
       comme un homme, mais comme un enfant malade.
     
       «Le soir, au moment de se séparer, on s'embrassa; Albert reçut
       respectueusement la bénédiction de son père, et lorsque la chanoinesse
       le pressa sur son coeur, il s'aperçut qu'elle tremblait et que sa voix
       était émue. Elle se mit à trembler aussi, et s'arracha brusquement de
       ses bras, comme si une vive souffrance venait de s'éveiller en lui.
     
       «--Vous le voyez, ma soeur, dit tout bas le comte, il n'est plus habitué
       à ces émotions, et vous lui faites du mal.
     
       «En même temps, peu rassuré, et fort ému lui-même, il suivait des yeux
       son fils, pour voir si dans ses manières avec l'abbé, il surprendrait
       une préférence exclusive pour ce personnage. Mais Albert salua son
       gouverneur avec une politesse très-froide.
     
       «--Mon fils, dit le comte, je crois avoir rempli vos intentions et
       satisfait votre coeur, en priant monsieur l'abbé de ne pas vous quitter
       comme il en manifestait déjà le projet, et en l'engageant à rester près
       de nous le plus longtemps qu'il lui sera possible. Je ne voudrais pas
       que le bonheur de nous retrouver en famille fût empoisonné pour vous par
       un regret, et j'espère que votre respectable ami nous aidera à vous
       donner cette joie sans mélange.»
     
       «Albert ne répondit que par un profond salut, et en même temps un
       sourire étrange effleura ses lèvres.
     
       «--Hélas! dit la chanoinesse lorsqu'il se fut éloigné, c'est donc là son
       sourire à présent.»
     
     
     
     
       XXVII.
     
     
       «Durant l'absence d'Albert, le comte et la chanoinesse avaient fait
       beaucoup de projets pour l'avenir de leur cher enfant, et
       particulièrement celui de le marier. Avec sa belle figure, son nom
       illustre et sa fortune encore considérable, Albert pouvait prétendre aux
       premiers partis. Mais dans le cas où un reste d'indolence et de
       sauvagerie le rendrait inhabile à se produire et à se pousser dans le
       monde, on lui tenait en réserve une jeune personne aussi bien née que
       lui, puisqu'elle était sa cousine germaine et qu'elle portait son nom,
       moins riche que lui, mais fille unique, et assez jolie comme on l'est à
       seize ans, quand on est fraîche et parée de ce qu'on appelle en France
       la beauté du diable. Cette jeune personne, c'était Amélie, baronne de
       Rudolstadt, votre humble servante et votre nouvelle amie.
     
       «Celle-là, se disait-on au coin du feu, n'a encore vu aucun homme.
       Élevée au couvent, elle ne manquera pas d'envie d'en sortir pour se
       marier. Elle ne peut guère aspirer à un meilleur parti; et quant aux
       bizarreries que pourrait encore présenter le caractère de son cousin,
       d'anciennes d'habitudes d'enfance, la parenté, quelques mois d'intimité
       auprès de nous, effaceront certainement toute répugnance, et
       l'engageront, ne fût-ce que par esprit de famille, à tolérer en silence
       ce qu'une étrangère ne supporterait peut-être pas. On était sûr de
       l'assentiment de mon père, qui n'a jamais eu d'autre volonté que celle
       de son aîné et de sa soeur Wenceslawa, et qui, à vrai dire, n'a jamais
       eu une volonté en propre.
     
       «Lorsque après quinze jours d'examen attentif, on eut reconnu la
       constante mélancolie et la réserve absolue qui semblaient être le
       caractère décidé de mon cousin, mon oncle et ma tante se dirent que le
       dernier rejeton de leur race n'était destiné à lui rendre aucun éclat
       par sa conduite personnelle. Il ne montrait d'inclination pour aucun
       rôle brillant dans le monde, ni pour les armes, ni pour la diplomatie,
       ni pour les charges civiles. A tout ce qu'on lui proposait, il répondait
       d'un air de résignation qu'il obéirait aux volontés de ses parents, mais
       qu'il n'avait pour lui-même aucun besoin de luxe ou de gloire. Après
       tout, ce naturel indolent n'était que la répétition exagérée de celui de
       son père, cet homme calme dont la patience est voisine de l'apathie, et
       chez qui la modestie est une sorte d'abnégation. Ce qui donne à mon
       oncle une physionomie que son fils n'a pas, c'est un sentiment
       énergique, quoique dépourvu d'emphase et d'orgueil, du devoir social.
       Albert semblait désormais comprendre les devoirs de la famille; mais les
       devoirs publics, tels que nous les concevons, ne paraissaient pas
       l'occuper plus qu'aux jours de son enfance. Son père et le mien avaient
       suivi la carrière des armes sous Montecuculli contre Turenne. Ils
       avaient porté dans la guerre une sorte de sentiment religieux inspiré
       par la majesté impériale. C'était le devoir de leur temps d'obéir et de
       croire aveuglément à des maîtres. Ce temps-ci, plus éclairé, dépouille
       les souverains de l'auréole, et la jeunesse se permet de ne pas croire à
       la couronne plus qu'à la tiare. Lorsque mon oncle essayait de ranimer
       dans son fils l'antique ardeur chevaleresque, il voyait bien que ses
       discours n'avaient aucun sens pour ce raisonneur dédaigneux.
     
       «Puisqu'il en est ainsi, se dirent mon oncle et ma tante, ne le
       contrarions pas. Ne compromettons pas cette guérison assez triste qui
       nous a rendu un homme éteint à la place d'un homme exaspéré. Laissons-le
       vivre paisiblement à sa guise, et qu'il soit un philosophe studieux,
       comme l'ont été plusieurs de ses ancêtres, ou un chasseur passionné
       contre notre frère Frédérick, ou un seigneur juste et bienfaisant comme
       nous nous efforçons de l'être. Qu'il mène dès à présent la vie
       tranquille et inoffensive des vieillards: ce sera le premier des
       Rudolstadt qui n'aura point eu de jeunesse. Mais comme il ne faut pas
       qu'il soit le dernier de sa race, hâtons-nous de le marier, afin que les
       héritiers de notre nom effacent cette lacune dans l'éclat de nos
       destinées. Qui sait? peut-être le généreux sang de ses aïeux se
       repose-t-il en lui par l'ordre de la Providence, afin de se ranimer plus
       bouillant et plus fier dans les veines de ses descendants.
     
       «Et il fut décidé qu'on parlerait mariage à mon cousin Albert.
     
       «On lui en parla doucement d'abord; et comme on le trouvait aussi peu
       disposé à ce parti qu'à tous les autres, on lui en parla sérieusement et
       vivement. Il objecta sa timidité, sa gaucherie auprès des femmes. «II
       est certain, disait ma tante, que, dans ma jeunesse, un prétendant aussi
       sérieux qu'Albert m'eût fait plus de peur que d'envie, et que je n'eusse
       pas échangé ma bosse contre sa conversation.»
     
       «--II faut donc, lui dit mon oncle, revenir à notre pis-aller, et lui
       faire épouser Amélie. Il l'a connue enfant, il la considère comme sa
       soeur, il sera moins timide auprès d'elle; et comme elle est d'un
       caractère enjoué et décidé, elle corrigera, par sa bonne humeur,
       l'humeur noire dans laquelle il semble retomber de plus en plus.
     
       «Albert ne repoussa pas ce projet, et sans se prononcer ouvertement,
       consentit à me voir et à me connaître. Il fut convenu que je ne serais
       avertie de rien, afin de me sauver la mortification d'un refus toujours
       possible de sa part. On écrivit à mon père; et dès qu'on eut son
       assentiment, on commença les démarches pour obtenir du pape les
       dispenses nécessaires à cause de notre parenté. En même temps mon père
       me retira du couvent, et un beau matin nous arrivâmes au château des
       Géants, moi fort contente de respirer le grand air, et fort impatiente
       de voir mon fiancé; mon bon père plein d'espérance, et s'imaginant
       m'avoir bien caché un projet qu'à son insu il m'avait, chemin faisant,
       révélé à chaque mot.
     
       «La première chose qui me frappa chez Albert, ce fut sa belle figure et
       son air digne. Je vous avouerai, ma chère Nina, que mon coeur battit
       bien fort lorsqu'il me baisa la main, et que pendant quelques jours je
       fus sous le charme de son regard et de ses moindres paroles. Ses
       manières sérieuses ne me déplaisaient pas; il ne semblait pas contraint
       le moins du monde auprès de moi. Il me tutoyait comme aux jours de notre
       enfance, et lorsqu'il voulait se reprendre, dans la crainte de manquer
       aux convenances, nos parents l'autorisaient et le priaient, en quelque
       sorte, de conserver avec moi son ancienne familiarité. Ma gaieté le
       faisait quelquefois sourire sans effort, et ma bonne tante, transportée
       de joie, m'attribuait l'honneur de cette guérison qu'elle croyait devoir
       être radicale. Enfin il me traitait avec la bienveillance et la douceur
       qu'on a pour un enfant; et je m'en contentais, persuadée que bientôt il
       ferait plus d'attention à ma petite mine éveillée et aux jolies
       toilettes que je prodiguais pour lui plaire.
     
       «Mais j'eus bientôt la mortification de voir qu'il se souciait fort peu
       de l'une, et qu'il ne voyait pas seulement les autres. Un jour, ma bonne
       tante voulut lui faire remarquer une charmante robe bleu lapis qui
       dessinait ma taille à ravir. Il prétendit que la robe était d'un beau
       rouge. L'abbé, son gouverneur, qui avait toujours des compliments fort
       mielleux au bord des lèvres, et qui voulait lui donner une leçon de
       galanterie, s'écria qu'il comprenait fort bien que le comte Albert ne
       vît pas seulement la couleur de mon vêtement. C'était pour Albert
       l'occasion de me dire quelque chose de flatteur sur les roses de mes
       joues, ou sur l'or de ma chevelure. Il se contenta de répondre à l'abbé,
       d'un ton fort sec, qu'il était aussi capable que lui de distinguer les
       couleurs, et que ma robe était rouge comme du sang.
     
       «Je ne sais pourquoi cette brutalité et cette bizarrerie d'expression me
       donnèrent le frisson. Je regardai Albert, et lui trouvai un regard qui
       me fit peur. De ce jour-là, je commençai à le craindre plus qu'à
       l'aimer. Bientôt je ne l'aimai plus du tout, et aujourd'hui je ne le
       crains ni ne l'aime. Je le plains, et c'est tout. Vous verrez pourquoi,
       peu à peu, et vous me comprendrez.
     
       «Le lendemain, nous devions aller faire quelques emplettes à Tauss; la
       ville la plus voisine. Je me promettais un grand plaisir de cette
       promenade; Albert devait m'accompagner à cheval. J'étais prête, et
       j'attendais qu'il vînt me présenter la main. Les voitures attendaient
       aussi dans la cour. Il n'avait pas encore paru. Son valet de chambre
       disait avoir frappé à sa porte à l'heure accoutumée. On envoya de
       nouveau savoir s'il se préparait. Albert avait la manie de s'habiller
       toujours lui-même, et de ne jamais laisser aucun valet entrer dans sa
       chambre avant qu'il en fût sorti. On frappa en vain; il ne répondit pas.
       Son père, inquiet de ce silence, monta à sa chambre, et ne put ni ouvrir
       la porte, qui était barricadée en dedans, ni obtenir un mot. On
       commençait à s'effrayer, lorsque l'abbé dit d'un air fort tranquille que
       le comte Albert était sujet à de longs accès de sommeil qui tenaient de
       l'engourdissement, et que lorsqu'on voulait l'en tirer brusquement, il
       était agité et comme souffrant pendant plusieurs jours.
     
       «--Mais c'est une maladie, cela, dit la chanoinesse avec inquiétude.
     
       «--Je ne le pense pas, répondit l'abbé. Je ne l'ai jamais entendu se
       plaindre de rien. Les médecins que j'ai fait venir lorsqu'il dormait
       ainsi, ne lui ont trouvé aucun symptôme de fièvre, et ont attribué cet
       accablement à quelque excès de travail ou de réflexion. Ils ont
       grandement conseillé de ne pas contrarier ce besoin de repos et d'oubli
       de toutes choses.
     
       «--Et cela est fréquent? demanda mon oncle.
     
       «--J'ai observé ce phénomène cinq ou six fois seulement durant huit
       années, répondit l'abbé; et, ne l'ayant jamais troublé par mes
       empressements, je ne l'ai jamais vu avoir de suites fâcheuses.
     
       «--Et cela dure-t-il longtemps? demandai-je à mon tour, fort
       impatientée.
     
       «--Plus ou moins, dit l'abbé, suivant la durée de l'insomnie qui précède
       ou occasionne ces fatigues: mais nul ne peut le savoir, car monsieur le
       comte ne se souvient jamais de cette cause, ou ne veut jamais la dire.
       Il est extrêmement assidu au travail, et s'en cache avec une modestie
       bien rare.
     
       «--Il est donc bien savant? repris-je.
     
     
       «--Il est extrêmement savant.
     
       «--Et il ne le montre jamais?
     
       «--Il en fait mystère, et ne s'en doute pas lui-même.
     
       «--À quoi cela lui sert-il, en ce cas?
     
       «--Le génie est comme la beauté, répondit ce jésuite courtisan en me
       regardant d'un air doucereux: ce sont des grâces du ciel qui ne
       suggèrent ni orgueil ni agitation à ceux qui les possèdent.»
     
       «Je compris la leçon, et n'en eus que plus de dépit, comme vous pouvez
       croire. On résolut d'attendre, pour sortir, le réveil de mon cousin;
       mais lorsqu'au bout de deux heures, je vis qu'il ne bougeait, j'allai
       quitter mon riche habit d'amazone, et je me mis à broder au métier, non
       sans casser beaucoup de soies, et sans sauter beaucoup de points.
       J'étais outrée de l'impertinence d'Albert, qui s'était oublié sur ses
       livres la veille d'une promenade avec moi, et qui, maintenant,
       s'abandonnait aux douceurs d'un paisible sommeil, pendant que je
       l'attendais. L'heure s'avançait, et force fut de renoncer au projet de
       la journée. Mon père, bien confiant aux paroles de l'abbé, prit son
       fusil, et alla tuer un lièvre ou deux. Ma tante, moins rassurée, monta
       les escaliers plus de vingt fois pour écouter à la porte de son neveu,
       sans pouvoir entendre même le bruit de sa respiration. La pauvre femme
       était désolée de mon mécontentement. Quant à mon oncle, il prit un livre
       de dévotion pour se distraire de son inquiétude, et se mit à lire dans
       un coin du salon avec une résignation qui me donnait envie de sauter par
       les fenêtres. Enfin, vers le soir, ma tante, toute joyeuse, vint nous
       dire qu'elle avait entendu Albert se lever et s'habiller. L'abbé nous
       recommanda de ne paraître ni inquiets ni surpris, de ne pas adresser de
       questions à monsieur le comte, et de tâcher de le distraire s'il
       montrait quelque chagrin de sa mésaventure.
     
       «--Mais si mon cousin n'est pas malade, il est donc maniaque?
       m'écriai-je avec un peu d'emportement.
     
       «Je vis la figure de mon oncle se décomposer à cette dure parole, et
       j'en eus des remords sur-le-champ. Mais lorsque Albert entra sans faire
       d'excuses à personne, et sans paraître se douter le moins du monde de
       notre contrariété, je fus outrée, et lui fis un accueil très-sec. Il ne
       s'en aperçut seulement pas. Il paraissait plongé dans ses réflexions.
     
       Le soir, mon père pensa qu'un peu de musique l'égaierait. Je n'avais pas
       encore chanté devant Albert. Ma harpe n'était arrivée que de la veille.
       Ce n'est pas devant vous, savante Porporina, que je puis me piquer de
       connaître la musique. Mais vous verrez que j'ai une jolie voix, et que
       je ne manque pas de goût naturel. Je me fis prier; j'avais plus envie de
       pleurer que de chanter; Albert ne dit pas un mot pour m'y encourager.
       Enfin je cédai; mais je chantai fort mal, et Albert, comme si je lui
       eusse écorché les oreilles, eut la grossièreté de sortir au bout de
       quelques mesures. Il me fallut toute la force de mon orgueil pour ne pas
       fondre en larmes, et pour achever mon air sans faire sauter les cordes
       de ma harpe. Ma tante avait suivi son neveu, mon père s'était endormi,
       mon oncle attendait près de la porte que sa soeur vînt lui dire quelque
       chose de son fils. L'abbé resta seul à me faire des compliments qui
       m'irritèrent encore plus que l'indifférence des autres.
     
       «--Il paraît, lui dis-je, que mon cousin n'aime pas la musique.
     
       «--Il l'aime beaucoup, au contraire, répondit-il; mais c'est selon ...
     
       «--C'est selon la manière dont on chante? lui dis-je en l'interrompant.
     
       «--C'est, reprit-il sans se déconcerter, selon la disposition de son
       âme; quelquefois la musique lui fait du bien, et quelquefois du mal.
       Vous l'aurez ému, j'en suis certain, au point qu'il aura craint de ne
       pouvoir se contenir. Cette fuite est plus flatteuse pour vous que les
       plus grands éloges.»
     
       «Les adulations de ce jésuite avaient quelque chose de sournois et de
       railleur qui me le faisait détester. Mais j'en fus bientôt délivrée,
       comme vous allez l'apprendre tout à l'heure.»
     
     
     
     
       XXVIII.
     
     
       «Le lendemain, ma tante, qui ne parle guère lorsque son coeur n'est pas
       vivement ému, eut la malheureuse idée de s'engager dans une conversation
       avec l'abbé et le chapelain. Et comme, en dehors de ses affections de
       famille, qui l'absorbent presque entièrement, il n'y a pour elle au
       monde qu'une distraction possible, laquelle est son orgueil de famille,
       elle ne manqua pas de s'y livrer en dissertant sur sa généalogie, et en
       prouvant à ces deux prêtres que notre race était la plus pure, la plus
       illustre, et la plus excellente de toutes les familles de l'Allemagne,
       du côté des femmes particulièrement. L'abbé l'écoutait avec patience et
       notre chapelain avec révérence, lorsque Albert, qui ne paraissait pas
       l'écouter du tout, l'interrompit avec un peu de vivacité:
     
       «--Il me semble, ma bonne tante, lui dit-il, que vous vous faites
       quelques illusions sur la prééminence de notre famille. Il est vrai que
       la noblesse et les titres de nos ancêtres remontent assez haut dans le
       passé; mais une famille qui perd son nom, qui l'abjure en quelque sorte,
       pour prendre celui d'une femme de race et de religion étrangère, renonce
       au droit de se faire valoir comme antique en vertu et fidèle à la gloire
       de son pays.
     
       «Cette remarque contraria beaucoup la chanoinesse; mais, comme l'abbé
       avait paru ouvrir l'oreille, elle crut devoir y répondre.
     
       «--Je ne suis pas de votre avis, mon cher enfant, dit-elle. On a vu bien
       souvent d'illustres maisons se rendre, à bon droit, plus illustres
       encore, en joignant à leur nom celui d'une branche maternelle, afin de
       ne pas priver leurs hoirs de l'honneur qui leur revenait d'être issus
       d'une femme glorieusement apparentée.
     
       «--Mais ce n'est pas ici le cas d'appliquer cette règle, reprit Albert
       avec une ténacité à laquelle il n'était point sujet. Je conçois
       l'alliance de deux noms illustres. Je trouve fort légitime qu'une femme
       transmette à ses enfants son nom accolé à celui de son époux. Mais
       l'effacement complet de ce dernier nom me paraît un outrage de la part
       de celle qui l'exige, une lâcheté de la part de celui qui s'y soumet.
     
       «--Vous rappelez des choses bien anciennes, Albert, dit la chanoinesse
       avec un profond soupir, et vous appliquez la règle plus mal à propos que
       moi. Monsieur l'abbé pourrait croire, en vous entendant, que quelque
       mâle, dans notre ascendance, aurait été capable d'une lâcheté; et
       puisque vous savez si bien des choses dont je vous croyais à peine
       instruit, vous n'auriez pas dû faire une pareille réflexion à propos des
       événements politiques ... déjà bien loin de nous, Dieu merci!
     
       «--Si ma réflexion vous inquiète, je vais rapporter le fait, afin de
       laver notre aïeul Withold, dernier comte des Rudolstadt, de toute
       imputation injurieuse à sa mémoire. Cela paraît intéresser ma cousine,
       ajouta-t-il en voyant que je l'écoutais avec de grands yeux, tout
       étonnée que j'étais de le voir se lancer dans une discussion si
       contraire à ses idées philosophiques et à ses habitudes de silence.
       Sachez donc, Amélie, que notre arrière-grand-père Wratislaw n'avait pas
       plus de quatre ans lorsque sa mère Ulrique de Rudolstadt crut devoir lui
       infliger la flétrissure de quitter son véritable nom, le nom de ses
       pères, qui était Podiebrad, pour lui donner ce nom saxon que vous et moi
       portons aujourd'hui, vous sans en rougir, et moi sans m'en glorifier.
     
       «--Il est au moins inutile, dit mon oncle Christian, qui paraissait fort
       mal à l'aise, de rappeler des choses si éloignées du temps où nous
       vivons.
     
       «--II me semble, reprit Albert, que ma tante a remonté bien plus haut
       dans le passé en nous racontant les hauts faits des Rudolstadt, et je ne
       sais pas pourquoi l'un de nous, venant par hasard à se rappeler qu'il
       est Bohême, et non pas Saxon d'origine, qu'il s'appelle Podiebrad, et
       non pas Rudolstadt, ferait une chose de mauvais goût en parlant
       d'événements qui n'ont guère plus de cent vingt ans de date.
     
       «--Je savais bien, observa l'abbé qui avait écouté Albert avec un
       certain intérêt, que votre illustre famille était alliée, dans le passé,
       à la royauté nationale de George Podiebrad; mais j'ignorais qu'elle en
       descendît par une ligne assez directe pour en porter le nom.
     
       «--C'est que ma tante, qui sait dessiner des arbres généalogiques, a
       jugé à propos d'abattre dans sa mémoire l'arbre antique et vénérable
       dont la souche nous a produits. Mais un arbre généalogique sur lequel
       notre histoire glorieuse et sombre a été tracée en caractères de sang,
       est encore debout sur la montagne voisine.»
     
       «Comme Albert s'animait beaucoup en parlant ainsi, et que le visage de
       mon oncle paraissait s'assombrir, l'abbé essaya de détourner la
       conversation, bien que sa curiosité fût fort excitée. Mais la mienne ne
       me permit pas de rester en si beau chemin.
     
       «--Que voulez-vous dire, Albert? m'écriai-je en me rapprochant de lui.
     
       «--Je veux dire ce qu'une Podiebrad ne devrait pas ignorer, répondit-il.
       C'est que le vieux chêne de la _pierre d'épouvante_, que vous voyez tous
       les jours de votre fenêtre, Amélie, et sous lequel je vous engage à ne
       jamais vous asseoir sans élever votre âme à Dieu, a porté, il y a trois
       cents ans, des fruits un peu plus lourds que les glands desséchés qu'il
       a peine à produire aujourd'hui.
     
       «--C'est une histoire affreuse, dit le chapelain tout effaré, et
       j'ignore qui a pu l'apprendre au comte Albert.
     
       «--La tradition du pays, et peut-être quelque chose de plus certain
       encore, répondit Albert. Car on a beau brûler les archives des familles
       et les documents de l'histoire, monsieur le chapelain; on a beau élever
       les enfants dans l'ignorance de la vie antérieure; on a beau imposer
       silence aux simples par le sophisme, et aux faibles par la menace: ni la
       crainte du despotisme, ni celle de l'enfer, ne peuvent étouffer les
       mille voix du passé qui s'élèvent de toutes parts. Non, non, elles
       parlent trop haut, ces voix terribles, pour que celle d'un prêtre leur
       impose silence! Elles parlent à nos âmes dans le sommeil, par la bouche
       des spectres qui se lèvent pour nous avertir; elles parlent à nos
       oreilles, par tous les bruits de la nature; elles sortent même du tronc
       des arbres, comme autrefois, celle des dieux dans les bois sacrés, pour
       nous raconter les crimes, les malheurs, et les exploits de nos pères.
     
       «--Et pourquoi, mon pauvre enfant, dit la chanoinesse, nourrir ton
       esprit de ces pensées amères et de ces souvenirs funestes?
     
       «--Ce sont vos généalogies, ma tante, c'est le voyage que vous venez de
       faire dans les siècles passés, qui ont réveillé en moi le souvenir de
       ces quinze moines pendus aux branches du chêne, de la propre main d'un
       de mes aïeux, à moi ... oh! le plus grand, le plus terrible, le plus
       persévérant, celui qu'on appelait le redoutable aveugle, l'invincible
       Jean Ziska du Calice!»
     
       «Le nom sublime et abhorré du chef des Taborites, sectaires qui
       renchérirent durant la guerre des Hussites sur l'énergie, la bravoure,
       et les cruautés des autres religionnaires, tomba comme la foudre sur
       l'abbé et sur le chapelain. Le dernier fit un grand signe de croix; ma
       tante recula sa chaise, qui touchait celle d'Albert.
     
       «--Bonté divine! s'écria-t-elle; de quoi et de qui parle donc cet
       enfant? Ne l'écoutez pas, monsieur l'abbé! Jamais, non, jamais, notre
       famille n'a eu ni lien, ni rapport avec le réprouvé dont il vient de
       prononcer le nom abominable.
     
       «--Parlez pour vous, ma tante, reprit Albert avec énergie. Vous êtes une
       Rudolstadt dans le fond de l'âme, bien que vous soyez dans le fait une
       Podiebrad. Mais, quant à moi, j'ai dans les veines un sang coloré de
       quelques gouttes de plus de sang bohème, purifié de quelques gouttes de
       moins de sang étranger. Ma mère n'avait ni Saxons, ni Bavarois, ni
       Prussiens, dans son arbre généalogique: elle était de pure race slave;
       et comme vous paraissez ne pas vous soucier beaucoup d'une noblesse à
       laquelle vous ne pouvez prétendre, moi, qui tiens à ma noblesse
       personnelle, je vous apprendrai, si vous l'ignorez, je vous rappellerai,
       si vous l'avez oublié, que Jean Ziska laissa une fille, laquelle épousa
       un seigneur de Prachalitz, et que ma mère, étant une Prachalitz
       elle-même, descendait en ligne directe de Jean Ziska par les femmes,
       comme vous descendez des Rudolstadt, ma tante!
     
       «--Ceci est un rêve, une erreur, Albert!...
     
       «--Non, ma chère tante; j'en appelle à monsieur le chapelain, qui est un
       homme véridique et craignant Dieu. Il a eu entre les mains les
       parchemins qui le prouvaient.
     
       «--Moi? s'écria le chapelain, pâle comme la mort.
     
       «--Vous pouvez l'avouer sans rougir devant monsieur l'abbé, répondit
       Albert avec une amère ironie, puisque vous avez fait votre devoir de
       prêtre catholique et de sujet autrichien en les brûlant le lendemain de
       la mort de ma mère!
     
       «--Cette action, que me commandait ma conscience, n'a eu que Dieu pour
       témoin! reprit l'abbé, plus pâle encore. Comte Albert, qui a pu vous
       révéler ...?
     
       «--Je vous l'ai dit, monsieur le chapelain, la voix qui parle plus haut
       que celle du prêtre!
     
       «--Quelle voix, Albert? demandai-je vivement intéressée.
     
       «--La voix qui parle dans le sommeil, répondit Albert.
     
       «--Mais ceci n'explique rien, mon fils, dit le comte Christian tout
       pensif et tout triste.
     
       «--La voix du sang, mon père! répondit Albert d'un ton qui nous fit tous
       tressaillir.
     
       «--Hélas! mon Dieu! dit mon oncle en joignant les mains, ce sont les
       mêmes rêveries, les mêmes imaginations, qui tourmentaient sa pauvre
       mère. Il faut que, dans sa maladie, elle ait parlé de tout cela devant
       notre enfant, ajouta-t-il en se penchant vers ma tante, et que son
       esprit en ait été frappé de bonne heure.
     
       «--Impossible, mon frère, répondit la chanoinesse: Albert n'avait pas
       trois ans lorsqu'il perdit sa mère.
     
       «--Il faut plutôt, dit le chapelain à voix basse, qu'il soit resté dans
       la maison quelques-uns de ces maudits écrits hérétiques, tout remplis de
       mensonge et tissus d'impiétés, qu'elle avait conservés par esprit de
       famille, et dont elle eut pourtant la vertu de me faire le sacrifice à
       son heure suprême.
     
       «--Non, il n'en est pas resté, répondit Albert, qui n'avait pas perdu
       une seule parole du chapelain, bien que celui-ci eût parlé assez bas, et
       qu'Albert, qui se promenait avec agitation, fût en ce moment à l'autre
       bout du grand salon. Vous savez bien monsieur le chapelain, que vous
       avez tout détruit, et que vous avez encore, au lendemain de _son_
       dernier jour, cherché et fureté dans tous les coins de sa chambre.
     
       «--Qui donc a ainsi aidé ou égaré votre mémoire, Albert? demanda le
       comte Christian d'un ton sévère. Quel serviteur infidèle ou imprudent
       s'est donc avisé de troubler votre jeune esprit par le récit, sans doute
       exagéré, de ces événements domestiques?
     
       «--Aucun, mon père; je vous le jure sur ma religion et sur ma
       conscience.
     
       «--L'ennemi du genre humain est intervenu dans tout ceci, dit le
       chapelain consterné.
     
       «--Il serait plus vraisemblable et plus chrétien de penser, observa
       l'abbé, que le comte Albert est doué d'une mémoire extraordinaire, et
       que des événements dont le spectacle ne frappe point ordinairement l'âge
       tendre sont restés gravés dans son esprit. Ce que j'ai vu de sa rare
       intelligence me fait aisément croire que sa raison a dû avoir un
       développement fort précoce; et quant à sa faculté de garder le souvenir
       des choses, j'ai reconnu qu'elle était prodigieuse en effet.
     
       «--- Elle ne vous semble prodigieuse que parce que vous en êtes tout à
       fait dépourvu, répondit Albert sèchement. Par exemple, vous ne vous
       rappelez pas ce que vous avez fait en l'année 1619, après que Withold
       Podiebrad le protestant, le vaillant, le fidèle (votre grand-père, ma
       chère tante), le dernier qui porta notre nom, eut rougi de son sang la
       pierre d'épouvante? Vous avez oublié votre conduite en cette
       circonstance, je le parierais, monsieur l'abbé?
     
       «--Je l'ai oubliée entièrement, je l'avoue, répondit l'abbé avec un
       sourire railleur qui n'était pas de trop bon goût dans un moment où il
       devenait évident pour nous tous qu'Albert divaguait complètement.
     
       «--Eh bien! je vais vous la rappeler, reprit Albert sans se déconcerter.
       Vous allâtes bien vite conseiller à ceux des soldats impériaux qui
       avaient fait le coup de se sauver ou de se cacher, parce que les
       ouvriers de Pilsen, qui avaient le courage de s'avouer protestants, et
       qui adoraient Withold, venaient pour venger la mort de leur maître, et
       s'apprêtaient à les mettre en pièces. Puis, vous vîntes trouver mon
       aïeule Ulrique, la veuve tremblante et consternée de Withold, et vous
       lui promîtes de faire sa paix avec l'empereur Ferdinand II, de lui
       conserver ses biens, ses titres, sa liberté, et la tête de ses enfants,
       si elle voulait suivre vos conseils et vous payer vos services à prix
       d'or; elle y consentit: son amour maternel lui suggéra cet acte de
       faiblesse. Elle ne respecta pas le martyre de son noble époux. Elle
       était née catholique, et n'avait abjuré que par amour pour lui. Elle ne
       sut point accepter la misère, la proscription, la persécution, pour
       conserver à ses enfants une foi que Withold venait de signer de son
       sang, et un nom qu'il venait de rendre plus illustre encore que tous
       ceux de ses ancêtres _hussites, calixtins, taborites, orphelins, frères
       de l'union, et luthériens_. (Tous ces noms, ma chère Porporina, sont
       ceux des diverses sectes qui joignent l'hérésie de Jean Huss à celle de
       Luther, et qu'avait probablement suivies la branche des Podiebrad dont
       nous descendons.) Enfin, continua Albert, la Saxonne eut peur, et céda.
       Vous prîtes possession du château, vous en éloignâtes les bandes
       impériales, vous fîtes respecter nos terres. Vous fîtes un immense
       auto-da-fé de nos titres et de nos archives. C'est pourquoi ma tante,
       pour son bonheur, n'a pu rétablir l'arbre généalogique des Podiebrad, et
       s'est rejetée sur la pâture moins indigeste des Rudolstadt. Pour prix de
       vos services, vous fûtes riche, très-riche. Trois mois après, il fut
       permis à Ulrique d'aller embrasser à Vienne les genoux de l'empereur,
       qui lui permit gracieusement de dénationaliser ses enfants, de les faire
       élever par vous dans la religion romaine, et de les enrôler ensuite sous
       les drapeaux contre lesquels leur père et leurs aïeux avaient si
       vaillamment combattu. Nous fûmes incorporés mes fils et moi, dans les
       rangs de la tyrannie autrichienne ...
     
       «--Tes fils et toi!... dit ma tante désespérée, voyant qu'il battait la
       campagne.
     
       «--Oui, mes fils Sigismond et Rodolphe, répondit très-sérieusement
       Albert.
     
       «--C'est le nom de mon père et de mon oncle, dit le comte Christian.
       Albert, où est ton esprit? Reviens à toi, mon fils. Plus d'un siècle
       nous sépare de ces événements douloureux accomplis par l'ordre de la
       Providence.»
     
       «Albert n'en voulut point démordre. Il se persuada et voulut nous
       persuader qu'il était le même que Wratislaw, fils de Withold, et le
       premier des Podiebrad qui eût porté le nom maternel de Rudolstadt. Il
       nous raconta son enfance, le souvenir distinct qu'il avait gardé du
       supplice du comte Withold, supplice dont il attribuait tout l'odieux au
       jésuite Dithmar (lequel, selon lui, n'était autre que l'abbé, son
       gouverneur), la haine profonde que, pendant son enfance, il avait
       éprouvée pour ce Dithmar, pour l'Autriche, pour les impériaux et pour
       les catholiques. Et puis, ses souvenirs parurent se confondre, et il
       ajouta mille choses incompréhensibles sur la vie éternelle et
       perpétuelle, sur la réapparition des hommes sur la terre, se fondant sur
       cet article de la croyance hussitique, que Jean Huss devait revenir en
       Bohême cent ans après sa mort, et compléter son oeuvre; prédiction qui
       s'était accomplie, puisque, selon lui, Luther était Jean Huss
       ressuscité. Enfin ses discours furent un mélange d'hérésie, de
       superstition, de métaphysique obscure, de délire poétique; et tout cela
       fut débité avec une telle apparence de conviction, avec des souvenirs si
       détaillés, si précis, et si intéressants, de ce qu'il prétendait avoir
       vu, non-seulement dans la personne de Wratislaw, mais encore dans celle
       de Jean Ziska, et de je ne sais combien d'autres morts qu'il soutenait
       avoir été ses propres apparitions dans la vie du passé, que nous
       restâmes tous béants à l'écouter, sans qu'aucun de nous eût la force de
       l'interrompre ou de le contredire. Mon oncle et ma tante, qui
       souffraient horriblement de cette démence, impie selon eux, voulaient du
       moins la connaître à fond; car c'était la première fois qu'elle se
       manifestait ouvertement, et il fallait bien en savoir la source pour
       tâcher ensuite de la combattre. L'abbé s'efforçait de tourner la chose
       en plaisanterie, et de nous faire croire que le comte Albert était un
       esprit fort plaisant et fort malicieux, qui prenait plaisir à nous
       mystifier par son incroyable érudition.
     
       «--II a tant lu, nous disait-il, qu'il pourrait nous raconter ainsi
       l'histoire de tous les siècles, chapitre par chapitre, avec assez de
       détails et de précision pour faire accroire à des esprits un peu portés
       au merveilleux, qu'il a véritablement assisté aux scènes qu'il raconte.»
     
       «La chanoinesse, qui, dans sa dévotion ardente, n'est pas très-éloignée
       de la superstition, et qui commençait à croire son neveu sur parole,
       prit très-mal les insinuations de l'abbé, et lui conseilla de garder ses
       explications badines pour une occasion plus gaie; puis elle fit un grand
       effort pour amener Albert à rétracter les erreurs dont il avait la tête
       remplie.
     
       «--Prenez garde, ma tante; s'écria Albert avec impatience, que je ne
       vous dise qui vous êtes. Jusqu'ici je n'ai pas voulu le savoir; mais
       quelque chose m'avertit en ce moment que la Saxonne Ulrique est auprès
       de moi.
     
       «--Eh quoi, mon pauvre enfant, répondit-elle, cette aïeule prudente et
       dévouée qui sut conserver à ses enfants la vie, et à ses descendants
       l'indépendance, les biens et les honneurs dont ils jouissent, vous
       pensez qu'elle revit en moi? Eh bien, Albert, je vous aime tant, que
       pour vous je ferais plus encore: je sacrifierais ma vie, si je pouvais,
       à ce prix, calmer votre esprit égaré.»
     
       «Albert la regarda quelques instants avec des yeux à la fois sévères et
       attendris.
     
       «--Non, non, dit-il enfin en s'approchant d'elle, et en s'agenouillant à
       ses pieds, vous êtes un ange, et vous avez communié jadis dans la coupe
       de bois des Hussites. Mais la Saxonne est ici, cependant, et sa voix a
       frappé mon oreille aujourd'hui à plusieurs reprises.
     
       «--Prenez que c'est moi, Albert, lui dis-je en m'efforçant de l'égayer,
       et ne m'en veuillez pas trop de ne pas vous avoir livré aux bourreaux en
       l'année 1619.
     
       «--Vous, ma mère, dit-il en me regardant avec des yeux effrayants, ne
       dites pas cela; car je ne puis vous pardonner. Dieu m'a fait renaître
       dans le sein d! une femme plus forte; il m'a retrempé dans le sang de
       Ziska, dans ma propre substance, qui s'était égarée je ne sais comment.
       Amélie, ne me regardez pas, ne me parlez pas surtout! C'est votre voix,
       Ulrique, qui me fait aujourd'hui tout le mal que je souffre.»
     
       «En disant cela, Albert sortit précipitamment, et nous restâmes tous
       consternés de la triste découverte qu'il venait enfin de nous faire
       faire sur le dérangement de son esprit.
     
       «Il était alors deux heures après midi; nous avions dîné paisiblement,
       Albert n'avait bu que de l'eau. Rien ne pouvait nous donner l'espoir que
       cette démence fût l'effet de l'ivresse. Le chapelain et ma tante se
       levèrent aussitôt pour le suivre et pour le soigner, le jugeant fort
       malade. Mais, chose inconcevable! Albert avait déjà disparu comme par
       enchantement; on ne le trouva ni dans sa chambre, ni dans celle de sa
       mère, où il avait coutume de s'enfermer souvent, ni dans aucun recoin du
       château; on le chercha dans le jardin, dans la garenne, dans les bois
       environnants, dans les montagnes. Personne ne l'avait vu de près ni de
       loin. La trace de ses pas n'était restée nulle part. La journée et la
       nuit s'écoulèrent ainsi. Personne ne se coucha dans la maison. Nos gens
       furent sur pied jusqu'au jour pour le chercher avec des flambeaux.
     
       «Toute la famille se mit en prières. La journée du lendemain se passa
       dans les mêmes anxiétés, et la nuit suivante dans la même consternation.
       Je ne puis vous dire quelle terreur j'éprouvai, moi qui n'avais jamais
       souffert, jamais tremblé de ma vie pour des événements domestiques de
       cette importance. Je crus très-sérieusement qu'Albert s'était donné la
       mort ou s'était enfui pour jamais. J'en pris des convulsions et une
       fièvre assez forte. Il y avait encore en moi un reste d'amour, au milieu
       de l'effroi que m'inspirait un être si fatal et si bizarre. Mon père
       conservait la force d'aller à la chasse, s'imaginant que, dans ses
       courses lointaines, il retrouverait Albert au fond des bois. Ma pauvre
       tante, dévorée de douleur, mais active et courageuse, me soignait, et
       cherchait à rassurer tout le monde. Mon oncle priait jour et nuit. En
       voyant sa foi et sa soumission stoïque aux volontés du ciel, je
       regrettais de n'être pas dévote.
     
       «L'abbé feignait un peu de chagrin, mais affectait de n'avoir aucune
       inquiétude. Il est vrai, disait-il, qu'Albert n'avait jamais disparu
       ainsi de sa présence; mais il était sujet à des besoins de solitude et
       de recueillement.
     
       Sa conclusion était que le seul remède à ces singularités était de ne
       jamais les contrarier, et de ne pas paraître les remarquer beaucoup. Le
       fait est que ce subalterne intrigant et profondément égoïste ne s'était
       soucié que de gagner les larges appointements attachés à son rôle
       surveillant, et qu'il les avait fait durer le plus longtemps possible en
       trompant la famille sur le résultat de ses bons offices. Occupé de ses
       affaires et de ses plaisirs, il avait abandonné Albert à ses penchants
       extrêmes. Peut-être l'avait-il vu souvent malade et souvent exalté. Il
       avait sans doute laissé un libre cours à ses fantaisies. Ce qu'il y a de
       certain, c'est qu'il avait eu l'habileté de les cacher à tous ceux qui
       eussent pu nous en rendre compte; car dans toutes les lettres que reçut
       mon oncle au sujet dé son fils, il n'y eut jamais que des éloges de son
       extérieur et des félicitations sur les avantages de sa personne. Albert
       n'a laissé nulle part la réputation d'un malade ou d'un insensé. Quoi
       qu'il en soit, sa vie intérieure durant ces huit ans d'absence est
       restée pour nous un secret impénétrable. L'abbé, voyant, au bout de
       trois jours, qu'il ne reparaissait pas, et craignant que ses propres
       affaires ne fussent gâtées par cet incident, se mit en campagne,
       soi-disant pour le chercher à Prague, où l'envie de chercher quelque
       livre rare pouvait, selon lui, l'avoir poussé.»
     
       «--II est, disait-il, comme les savants qui s'abîment dans leurs
       recherches, et qui oublient le monde entier pour satisfaire leur
       innocente passion.»
     
       «Là-dessus l'abbé partit, et ne revint pas.»
     
       «Au bout de sept jours d'angoisses mortelles, et comme nous commencions
       à désespérer, ma tante, passant vers le soir devant la chambre d'Albert,
       vit la porte ouverte, et Albert assis dans son fauteuil, caressant son
       chien qui l'avait suivi dans son mystérieux voyage. Ses vêtements
       n'étaient ni salis ni déchirés; seulement la dorure en était noircie,
       comme s'il fût sorti d'un lieu humide, ou comme s'il eût passé les nuits
       à la belle étoile. Sa chaussure n'annonçait pas qu'il eût beaucoup
       marché; mais sa barbe et ses cheveux témoignaient d'un long oubli des
       soins de sa personne. Depuis ce jour-là, il a constamment refusé de se
       raser et de se poudrer comme les autres hommes; c'est pourquoi vous lui
       avez trouvé l'aspect d'un revenant.»
     
       «Ma tante s'élança vers lui en faisant un grand cri.»
     
       «--Qu'avez-vous donc, ma chère tante? dit-il en lui baisant la main. On
       dirait que vous ne m'avez pas vu depuis un siècle!»
     
       «--Mais, malheureux enfant! s'écria-t-elle; il y a sept jours que tu
       nous as quittés sans nous rien dire; sept mortels jours, sept affreuses
       nuits, que nous te cherchons, que nous te pleurons, et que nous prions
       pour toi!»
     
       «--Sept jours? dit Albert en la regardant avec surprise. II faut que
       vous ayez voulu dire sept heures, ma chère tante; car je suis sorti ce
       matin pour me promener, et je rentre à temps pour souper avec vous.
       Comment ai-je pu vous causer une pareille inquiétude par une si courte
       absence?»
     
       «--Sans doute, dit-elle, craignant d'aggraver son mal en le lui
       révélant, la langue m'a tourné; j'ai voulu dire sept heures. Je me suis
       inquiétée parce que tu n'as pas l'habitude de faire d'aussi longues
       promenades, et puis j'avais fait cette nuit un mauvais rêve: j'étais
       folle.»
     
       «--Bonne tante, excellente amie! dit Albert en couvrant ses mains de
       baisers, vous m'aimez comme un petit enfant. Mon père n'a pas partagé
       votre inquiétude, j'espère?»
     
       «--Nullement. Il t'attend pour souper. Tu dois avoir bien faim?
     
       «--Fort peu. J'ai très-bien dîné.»
     
       «--Où donc, et quand donc, Albert?»
     
       «--Ici, ce matin, avec vous, ma bonne tante. Vous n'êtes pas encore
       revenue à vous-même, je le vois. Oh! que je suis malheureux de vous
       avoir causé une telle frayeur! Comment aurais-je pu le prévoir?»
     
       «--Tu sais que je suis ainsi. Laisse-moi donc te demander où tu as
       mangé, où tu as dormi depuis que tu nous as quittés!»
     
       «--Depuis ce matin, comment aurais-je eu envie de dormir ou de manger?»
     
       «--Tu ne te sens pas malade?
     
       «--Pas le moins du monde.
     
       «--Point fatigué? Tu as sans, doute beaucoup marché! gravi les
       montagnes? cela est fort pénible. Où as-tu été?»
     
       «Albert mit la main sur ses yeux comme pour se rappeler; mais il ne put
       le dire.
     
       --Je vous avoue, répondit-il, que je n'en sais plus rien. J'ai été fort
       préoccupé. J'ai marché sans rien voir, comme je faisais dans mon
       enfance, vous savez? je ne pouvais jamais vous répondre quand vous
       m'interrogiez.
     
       --Et durant tes voyages, faisais-tu plus d'attention à ce que tu voyais?
     
       --Quelquefois, mais pas toujours. J'ai observé bien des choses; mais
       j'en ai oublié beaucoup d'autres, Dieu merci!
     
       --Et pourquoi _Dieu merci_?
     
       --Parce qu'il y a des choses affreuses à voir sur la face de ce monde!
       répondit-il en se levant avec un visage sombre, que jusque-là ma tante
       ne lui avait pas trouvé.
     
       «Elle vit qu'il ne fallait pas le faire causer davantage, et courut
       annoncer à mon oncle que son fils était retrouvé. Personne ne le savait
       encore dans la maison, personne ne l'avait vu rentrer. Son retour
       n'avait pas laissé plus de traces que son départ.
     
       «Mon pauvre oncle, qui avait eu tant de courage pour supporter le
       malheur, n'en eut pas dans le premier moment pour la joie. Il perdit
       connaissance; et lorsque Albert reparut devant lui, il avait la figure
       plus altérée que celle de son fils. Albert, qui depuis ses longs voyages
       semblait ne remarquer aucune émotion autour de lui, parut ce jour-là
       tout renouvelé et tout différent de ce qu'on l'avait vu jusqu'alors. Il
       fit mille caresses à son père, s'inquiéta de le voir si changé, et
       voulut en savoir la cause. Mais quand on se hasarda à la lui faire
       pressentir, il ne put jamais la comprendre, et toutes ses réponses
       furent faites avec une bonne foi et une assurance qui semblaient bien
       prouver l'ignorance complète où il était des sept jours de sa
       disparition.»
     
       --Ce que vous me racontez ressemble à un rêve, dit Consuelo, et me porte
       à divaguer plutôt qu'à dormir, ma chère baronne. Comment est-il possible
       qu'un homme vive pendant sept jours sans avoir conscience de rien?
     
       --Ceci n'est rien auprès de ce que j'ai encore à vous raconter; et
       jusqu'à ce que vous ayez vu par vous-même que, loin d'exagérer,
       j'atténue pour abréger, vous aurez, je le conçois, de la peine à me
       croire. Moi-même qui vous rapporte ce dont j'ai été témoin, je me
       demande encore quelquefois si Albert est sorcier ou s'il se moque de
       nous. Mais l'heure est avancée, et véritablement je crains d'abuser de
       votre complaisance.
     
       --C'est moi qui abuse de la vôtre, répondit Consuelo; vous devez être
       fatiguée de parler. Remettons donc à demain soir, si vous le voulez
       bien, la suite de cette incroyable histoire.
     
       --A demain soit, dit la jeune baronne en l'embrassant.
     
     
     
     
       XXIX.
     
     
       L'histoire incroyable, en effet, qu'elle venait d'entendre tint Consuelo
       assez longtemps éveillée. La nuit sombre, pluvieuse, et pleine de
       gémissements, contribuait aussi à l'agiter de sentiments superstitieux
       qu'elle ne connaissait pas encore. Il y a donc une fatalité
       incompréhensible, se disait-elle, qui pèse sur certains êtres? Qu'avait
       fait à Dieu cette jeune fille qui me parlait tout à l'heure, avec tant
       d'abandon, de son naïf amour-propre blessé et de ses beaux rêves déçus?
       Et qu'avais-je fait de mal moi-même pour que mon seul amour fût si
       horriblement froissé et brisé dans mon coeur? Mais, hélas! quelle faute
       a donc commise ce farouche Albert de Rudolstadt pour perdre ainsi la
       conscience et la direction de sa propre vie? Quelle horreur la
       Providence a-t-elle conçue pour Anzoleto de l'abandonner, ainsi qu'elle
       l'a fait, aux mauvais penchants et aux perverses tentations?
     
       Vaincue enfin par la fatigue, elle s'endormit, et se perdit dans une
       suite de rêves sans rapport et sans issue. Deux ou trois fois elle
       s'éveilla et se rendormit sans pouvoir se rendre compte du lieu où elle
       était, se croyant toujours en voyage. Le Porpora, Anzoleto, le comte
       Zustiniani et la Corilla passaient tour à tour devant ses yeux, lui
       disant des choses étranges et douloureuses, lui reprochant je ne sais
       quel crime dont elle portait la peine sans pouvoir se souvenir de
       l'avoir commis. Mais toutes ces visions s'effaçaient devant celle du
       comte Albert, qui repassait toujours devant elle avec sa barbe noire,
       son oeil fixe, et son vêtement de deuil rehaussé d'or, par moments semé
       de larmes comme un drap mortuaire.
     
       Elle trouva, en s'éveillant tout à fait, Amélie déjà parée avec
       élégance, fraîche et souriante à côté de son lit.
     
       «Savez-vous, ma chère Porporina, lui dit la jeune baronne en lui donnant
       un baiser au front, que vous avez en vous quelque chose d'étrange? Je
       suis destinée à vivre avec des êtres extraordinaires; car certainement
       vous en êtes un, vous aussi. Il y a un quart d'heure que je vous regarde
       dormir, pour voir au grand jour si vous êtes plus belle que moi. Je vous
       confesse que cela me donne quelque souci, et que, malgré l'abjuration
       complète et empressée que j'ai faite de mon amour pour Albert, je serais
       un peu piquée de le voir vous regarder avec intérêt. Que voulez-vous?
       c'est le seul homme qui soit ici, et jusqu'ici j'y étais la seule femme.
       Maintenant nous sommes deux, et nous aurons maille à partir si vous
       m'effacez trop.
     
       --Vous aimez à railler, répondit Consuelo; ce n'est pas généreux de
       votre part. Mais voulez-vous bien laisser le chapitre des méchancetés,
       et me dire ce que j'ai d'extraordinaire? C'est peut-être ma laideur qui
       est tout à fait revenue. Il me semble qu'en effet cela doit être.
     
       --Je vous dirai la vérité, Nina. Au premier coup d'oeil que j'ai jeté
       sur vous ce matin, votre pâleur, vos grands yeux à demi clos et plutôt
       fixes qu'endormis, votre bras maigre hors du lit, m'ont donné un moment
       de triomphe. Et puis, en vous regardant toujours, j'ai été comme
       effrayée de votre immobilité et de votre attitude vraiment royale. Votre
       bras est celui d'une reine, je le soutiens, et votre calme a quelque
       chose de dominateur et d'écrasant dont je ne peux pas me rendre compte.
       Voilà que je me prends à vous trouver horriblement belle, et cependant
       il y a de la douceur dans votre regard. Dites-moi donc quelle personne
       vous êtes. Vous m'attirez et vous m'intimidez: je suis toute honteuse
       des folies que je vous ai racontées de moi cette nuit. Vous ne m'avez
       encore rien dit de vous; et cependant vous savez à peu près tous mes
       défauts.
     
       --Si j'ai l'air d'une reine, ce dont je ne me serais guère doutée,
       répondit Consuelo avec un triste sourire, ce doit être l'air piteux
       d'une reine détrônée. Quant à ma beauté, elle m'a toujours paru
       très-contestable; et quant à l'opinion que j'ai de vous, chère baronne
       Amélie, elle est toute en faveur de votre franchise et de votre bonté.
     
       --Pour franche, je le suis; mais vous, Nina, l'êtes-vous? Oui, vous avez
       un air de grandeur et de loyauté. Mais êtes-vous expansive? Je ne le
       crois pas.
     
       --Ce n'est pas à moi de l'être la première, convenez-en. C'est à vous,
       protectrice et maîtresse, de ma destinée en ce moment, de me faire les
       avances.
     
       --Vous avez raison. Mais votre grand sens me fait peur. Si je vous
       parais écervelée, vous ne me prêcherez pas trop, n'est-ce pas?
     
       --Je n'en ai le droit en aucune façon. Je suis votre maîtresse de
       musique, et rien de plus. D'ailleurs une pauvre fille du peuple, comme
       moi, saura toujours se tenir à sa place.
     
       --Vous, une fille du peuple, fière Porporina! Oh! vous mentez; cela est
       impossible. Je vous croirais plutôt un enfant mystérieux de quelque
       famille de princes. Que faisait votre mère?
     
       --Elle chantait, comme moi.
     
       --Et votre père?»
     
       Consuelo resta interdite. Elle n'avait pas préparé toutes ses réponses
       aux questions familièrement indiscrètes de la petite baronne. La vérité
       est qu'elle n'avait jamais entendu parler de son père, et qu'elle
       n'avait jamais songé à demander si elle en avait un.
     
       «Allons! dit Amélie en éclatant de rire, c'est cela, j'en étais sûre;
       votre père est quelque grand d'Espagne, où quelque doge de Venise.»
     
       Ces façons de parler parurent légères et blessantes à Consuelo.
     
       «Ainsi, dit-elle avec un peu de mécontentement, un honnête ouvrier, ou
       un pauvre artiste, n'aurait pas eu le droit de transmettre à son enfant
       quelque distinction naturelle? Il faut absolument que les enfants du
       peuple soient grossiers et difformes!
     
       --Ce dernier mot est une épigramme pour ma tante Wenceslawa, répliqua la
       baronne riant plus fort. Allons, chère Nina, pardonnez-moi si je vous
       fâche un peu, et laissez-moi bâtir dans ma cervelle un plus beau roman
       sur vous. Mais faites vite votre toilette, mon enfant; car la cloche va
       sonner, et ma tante ferait mourir de faim toute la famille plutôt que de
       laisser servir le déjeuner sans vous. Je vais vous aider à ouvrir vos
       caisses; donnez-moi les clefs. Je suis sûre que vous apportez de Venise
       les plus jolies toilettes, et que vous allez me mettre au courant des
       modes, moi qui vis dans ce pays de sauvages, et depuis si longtemps!»
     
       Consuelo, se hâtant d'arranger ses cheveux, lui donna les clefs sans
       l'entendre, et Amélie s'empressa d'ouvrir une caisse qu'elle s'imaginait
       remplie de chiffons; mais, à sa grande surprise, elle n'y trouva qu'un
       amas de vieille musique, de cahiers imprimés, effacés par un long usage,
       et de manuscrits en apparence indéchiffrables.
     
       «Ah! qu'est-ce que tout cela? s'écria-t-elle en essuyant ses jolis
       doigts bien vite. Vous avez là, ma chère enfant, une singulière
       garde-robe!
     
       --Ce sont des trésors, traitez-les avec respect, ma chère baronne,
       répondit Consuelo. Il y a des autographes des plus grands maîtres, et
       j'aimerais mieux perdre ma voix que de ne pas les remettre au Porpora
       qui me les a confiés.»
     
       Amélie ouvrit une seconde caisse, et la trouva pleine de papier réglé,
       de traités sur la musique, et d'autres livres sur la composition,
       l'harmonie et le contre-point.
     
       «Ah! je comprends, dit-elle en riant, ceci est votre écrin.
     
       --Je n'en ai pas d'autre, répondit Consuelo, et j'espère que vous
       voudrez bien vous en servir souvent.
     
       --A la bonne heure, je vois que vous êtes une maîtresse sévère. Mais
       peut-on vous demander sans vous offenser, ma chère Nina, où vous avez
       mis vos robes?
     
       --Là-bas dans ce petit carton, répondit Consuelo en allant le chercher,
       et en montrant à la baronne une petite robe de soie noire qui y était
       soigneusement et fraîchement pliée.
     
       --Est-ce là tout? dit Amélie.
     
       --C'est là tout, dit Consuelo, avec ma robe de voyage. Dans quelques
       jours d'ici, je me ferai une seconde robe noire, toute pareille à
       l'autre, pour changer.
     
       --Ah! ma chère enfant, vous êtes donc en deuil?
     
       --Peut-être, signora, répondit gravement Consuelo.
     
       --En ce cas, pardonnez-moi. J'aurais dû comprendre à vos manières que
       vous aviez quelque chagrin dans le coeur, et je vous aime autant ainsi.
       Nous sympathiserons encore plus vite; car moi aussi j'ai bien des sujets
       de tristesse, et je pourrais déjà porter le deuil de l'époux qu'on
       m'avait destiné. Ah! ma chère Nina, ne vous effarouchez pas de ma
       gaieté; c'est souvent un effort pour cacher des peines profondes.»
     
       Elles s'embrassèrent, et descendirent au salon où on les attendait.
     
       Consuelo vit, dès le premier coup d'oeil, que sa modeste robe noire, et
       son fichu blanc fermé jusqu'au menton par une épingle de jais, donnaient
       d'elle à la chanoinesse une opinion très-favorable. Le vieux Christian
       fut un peu moins embarrassé et tout aussi affable envers elle que la
       veille. Le baron Frédérick, qui, par courtoisie, s'était abstenu d'aller
       à la chasse ce jour-là, ne sut pas trouver un mot à lui dire, quoiqu'il
       eût préparé mille gracieusetés pour les soins qu'elle venait rendre à sa
       fille. Mais il s'assit à table à côté d'elle, et s'empressa de la
       servir, avec une importunité si naïve et si minutieuse, qu'il n'eut pas
       le temps de satisfaire son propre appétit. Le chapelain lui demanda dans
       quel ordre le patriarche faisait la procession à Venise, et l'interrogea
       sur le luxe et les ornements des églises. Il vit à ses réponses qu'elle
       les avait beaucoup fréquentées; et quand il sut qu'elle avait appris à
       chanter au service divin, il eut pour elle une grande considération.
     
       Quant au comte Albert, Consuelo avait à peine osé lever les yeux sur
       lui, précisément parce qu'il était le seul qui lui inspirât un vif
       sentiment de curiosité. Elle ne savait pas quel accueil il lui avait
       fait. Seulement elle l'avait regardé dans une glace en traversant le
       salon, et l'avait vu habillé avec une sorte de recherche, quoique
       toujours en noir. C'était bien la tournure d'un grand seigneur; mais sa
       barbe et ses cheveux dénoués, avec son teint sombre et jaunâtre, lui
       donnaient la tête pensive et négligée d'un beau pêcheur de l'Adriatique,
       sur les épaules d'un noble personnage.
     
       Cependant la sonorité de sa voix, qui flattait les oreilles musicales de
       Consuelo, enhardit peu à peu cette dernière à le regarder. Elle fut
       surprise de lui trouver l'air et les manières d'un homme très-sensé. Il
       parlait peu, mais judicieusement; et lorsqu'elle se leva de table, il
       lui offrit la main, sans la regarder il est vrai (il ne lui avait pas
       fait cet honneur depuis la veille), mais avec beaucoup d'aisance et de
       politesse. Elle trembla de tous ses membres en mettant sa main dans
       celle de ce héros fantastique des récits et des rêves de la nuit
       précédente; elle s'attendait à la trouver froide comme celle d'un
       cadavre. Mais elle était douce et tiède comme la main d'un homme
       soigneux et bien portant. A vrai dire, Consuelo ne put guère constater
       ce fait. Son émotion intérieure lui donnait une sorte de vertige; et le
       regard d'Amélie, qui suivait tous ses mouvements, eût achevé de la
       déconcerter, si elle ne se fût armée de toute la force dont elle sentait
       avoir besoin pour conserver sa dignité vis-à-vis de cette malicieuse
       jeune fille. Elle rendit au comte Albert le profond salut qu'il lui fit
       en la conduisant auprès d'un siége; et pas un mot, pas un regard ne fut
       échangé entre eux.
     
       «Savez-vous, perfide Porporina, dit Amélie à sa compagne en s'asseyant
       tout près d'elle pour chuchoter librement à son oreille, que vous faites
       merveille sur mon cousin?
     
       --Je ne m'en aperçois pas beaucoup jusqu'ici, répondit Consuelo.
     
       --C'est que vous ne daignez pas vous apercevoir de ses manières avec
       moi. Depuis un an, il ne m'a pas offert une seule fois la main pour
       passer à table ou pour en sortir, et voilà qu'il s'exécute avec vous de
       la meilleure grâce! Il est vrai qu'il est dans un de ses moments les
       plus lucides. On dirait que vous lui avez apporté la raison et la santé.
       Mais ne vous fiez point aux apparences, Nina. Ce sera avec vous comme
       avec moi. Après trois jours de cordialité, il ne se souviendra pas
       seulement de votre existence.
     
       --Je vois, dit Consuelo, qu'il faut que je m'habitue à la plaisanterie.
     
       --N'est-il pas vrai, ma petite tante, dit à voix basse Amélie en
       s'adressant à la chanoinesse, qui était venue s'asseoir auprès d'elle et
       de Consuelo, que mon cousin est tout à fait charmant pour la chère
       Porporina?
     
       --Ne vous moquez pas de lui, Amélie, répondit Wenceslawa avec douceur;
       mademoiselle s'apercevra assez tôt de la cause de nos chagrins.
     
       --Je ne me moque pas, bonne tante. Albert est tout à fait bien ce matin,
       et je me réjouis de le voir comme je ne l'ai pas encore vu peut-être
       depuis que je suis ici. S'il était rasé et poudré comme tout le monde,
       on pourrait croire aujourd'hui qu'il n'a jamais été malade.
     
       --Cet air de calme et de santé me frappe en effet bien agréablement, dit
       la chanoinesse; mais je n'ose plus me flatter de voir durer un si
       heureux état de choses.
     
       --Comme il a l'air noble et bon! dit Consuelo, voulant gagner le coeur de
       la chanoinesse par l'endroit le plus sensible.
     
       --Vous trouvez? dit Amélie. la transperçant de son regard espiègle et
       moqueur.
     
       --Oui, je le trouve, répondit Consuelo avec fermeté, et je vous l'ai dit
       hier soir, signora; jamais visage humain ne m'a inspiré plus de respect.
     
       --Ah! chère fille, dit la chanoinesse en quittant tout à coup son air
       guindé pour serrer avec émotion la main de Consuelo; les bons cœurs se
       devinent! Je craignais que mon pauvre enfant ne vous fît peur; c'est une
       si grande peine pour moi que de lire sur le visage des autres
       l'éloignement qu'inspirent toujours de pareilles souffrances! Mais vous
       avez de la sensibilité, je le vois, et vous avez compris tout de suite
       qu'il y a dans ce corps malade et flétri une âme sublime, bien digne
       d'un meilleur sort.
     
       Consuelo fut touchée jusqu'aux larmes des paroles de l'excellente
       chanoinesse, et elle lui baisa la main avec effusion. Elle sentait déjà
       plus de confiance et de sympathie dans son coeur pour cette vieille
       bossue que pour la brillante et frivole Amélie.
     
       Elles furent interrompues par le baron Frédérick, lequel, comptant sur
       son courage plus que sur ses moyens, s'approchait avec l'intention de
       demander une grâce à la signora Porporina. Encore plus gauche auprès des
       dames que ne l'était son frère aîné (cette gaucherie était, à ce qu'il
       paraît, une maladie de famille, qu'on ne devait pas s'étonner beaucoup
       de retrouver développée jusqu'à la sauvagerie chez Albert), il balbutia
       un discours et beaucoup d'excuses qu'Amélie se chargea de comprendre et
       de traduire à Consuelo.
     
       «Mon père vous demande, lui dit-elle, si vous vous sentez le courage de
       vous remettre à la musique, après un voyage aussi pénible, et si ce ne
       serait pas abuser de votre bonté que de vous prier d'entendre ma voix et
       de juger ma méthode.
     
       --De tout mon coeur, répondit Consuelo en se levant avec vivacité et en
       allant ouvrir le clavecin.
     
       --Vous allez voir, lui dit tout bas Amélie en arrangeant son cahier sur
       le pupitre, que ceci va mettre Albert en fuite malgré vos beaux yeux et
       les miens.»
     
       En effet, Amélie avait à peine préludé pendant quelques minutes,
       qu'Albert se leva, et sortit sur la pointe du pied comme un homme qui se
       flatte d'être inaperçu.
     
       «C'est beaucoup, dit Amélie en causant toujours à voix basse, tandis
       qu'elle jouait à contre-mesure, qu'il n'ait pas jeté les portes avec
       fureur, comme cela lui arrive souvent quand je chante. Il est tout à
       fait aimable, on peut même dire galant aujourd'hui.»
     
       Le chapelain, s'imaginant masquer la sortie d'Albert, se rapprocha du
       clavecin, et feignit d'écouter avec attention. Le reste de la famille
       fit à distance un demi-cercle pour attendre respectueusement le jugement
       que Consuelo porterait sur son élève.
     
       Amélie choisit bravement un air de l'_Achille in Scyro_ de Pergolèse, et
       le chanta avec assurance d'un bout à l'autre, avec une voix fraîche et
       perçante, accompagnée d'un accent allemand si comique, que Consuelo,
       n'ayant jamais rien entendu de pareil, se tint à quatre pour ne pas
       sourire à chaque mot. Il ne lui fallut pas écouter quatre mesures pour
       se convaincre que la jeune baronne n'avait aucune notion vraie, aucune
       intelligence de la musique. Elle avait le timbre flexible, et pouvait
       avoir reçu de bonnes leçons; mais son caractère était trop léger pour
       lui permettre d'étudier quoi que ce fût en conscience. Par la même
       raison, elle ne doutait pas de ses forces, et sabrait avec un sang-froid
       germanique les traits les plus audacieux et les plus difficiles. Elle
       les manquait tous sans se déconcerter, et croyait couvrir ses
       maladresses en forçant l'intonation, et en frappant l'accompagnement
       avec vigueur, rétablissant la mesure comme elle pouvait, en ajoutant des
       temps aux mesures qui suivaient celles où elle en avait supprimé, et
       changeant le caractère de la musique à tel point que Consuelo eût eu
       peine à reconnaître ce qu'elle entendait, si le cahier n'eût été devant
       ses yeux.
     
       Cependant le comte Christian, qui s'y connaissait bien, mais qui
       supposait à sa nièce la timidité qu'il aurait eue à sa place, disait de
       temps en temps pour l'encourager: «Bien, Amélie, bien! belle musique, en
       vérité, belle musique!»
     
       La chanoinesse, qui n'y entendait pas grand'chose, cherchait avec
       sollicitude dans les yeux de Consuelo à pressentir son opinion; et le
       baron, qui n'aimait pas d'autre musique que celle des fanfares de
       chasse, s'imaginant que sa fille chantait trop bien pour qu'il pût la
       comprendre, attendait avec confiance l'expression du contentement de son
       juge. Le chapelain seul était charmé de ces gargouillades, qu'il n'avait
       jamais entendues avant l'arrivée d'Amélie au château, et balançait sa
       grosse tête ave un sourire de béatitude.
     
       Consuelo vit bien que dire la vérité crûment serait porter la
       consternation dans la famille. Elle se réserva d'éclairer son élève en
       particulier sur tout ce qu'elle avait à oublier avant d'apprendre
       quelque chose, donna des éloges à sa voix, la questionna sur ses études,
       approuva le choix des maîtres qu'on lui avait fait étudier, et se
       dispensa ainsi de déclarer qu'elle les avait étudiés à contre-sens.
     
       On se sépara fort satisfait d'une épreuve qui n'avait été cruelle que
       pour Consuelo. Elle eut besoin d'aller s'enfermer dans sa chambre avec
       la musique qu'elle venait d'entendre profaner, et de la lire des yeux,
       en la chantant mentalement, pour effacer de son cerveau l'impression
       désagréable qu'elle venait de recevoir.
     
     
     
     
       XXX
     
     
       Lorsqu'on se rassembla de nouveau vers le soir, Consuelo se sentant plus
       à l'aise avec toutes ces personnes qu'elle commençait à connaître,
       répondit avec moins de réserve et de brièveté aux questions que, de leur
       côté, elles s'enhardirent à lui adresser sur son pays, sur son art, et
       sur ses voyages. Elle évita soigneusement, ainsi qu'elle se l'était
       prescrit, de parler d'elle-même, et raconta les choses au milieu
       desquelles elle avait vécu sans jamais faire mention du rôle qu'elle y
       avait joué. C'est en vain que la curieuse Amélie s'efforça de l'amener
       dans la conversation à développer sa personnalité. Consuelo ne tomba pas
       dans ses pièges, et ne trahit pas un seul instant l'incognito qu'elle
       s'était promis de garder. Il serait difficile de dire précisément
       pourquoi ce mystère avait pour elle un charme particulier. Plusieurs
       raisons l'y portaient. D'abord elle avait promis, juré au Porpora, de se
       tenir si cachée et si effacée de toutes manières qu'il fût impossible à
       Anzoleto de retrouver sa trace au cas où il se mettrait à la poursuivre;
       précaution bien inutile, puisqu'à cette époque Anzoleto, après quelques
       velléités de ce genre, rapidement étouffées, n'était plus occupé que de
       ses débuts et de son succès à Venise.
     
       En second lieu, Consuelo, voulant se concilier l'affection et l'estime
       de la famille qui donnait un asile momentané à son isolement et à sa
       douleur, comprenait bien qu'on l'accepterait plus volontiers simple
       musicienne, élève du Porpora et maîtresse de chant, que _prima donna_,
       femme de théâtre et cantatrice célèbre. Elle savait qu'une telle
       situation avouée lui imposerait un rôle difficile au milieu de ces gens
       simples et pieux; et il est probable que, malgré les recommandations du
       Porpora, l'arrivée de Consuelo, la débutante, la merveille de
       San-Samuel, les eût passablement effarouchés. Mais ces deux puissants
       motifs n'eussent-ils pas existé, Consuelo aurait encore éprouvé le
       besoin de se taire et de ne laisser pressentir à personne l'éclat et les
       misères de sa destinée. Tout se tenait dans sa vie, sa puissance et sa
       faiblesse, sa gloire et son amour. Elle ne pouvait soulever le moindre
       coin du voile sans montrer une des plaies de son âme; et ces plaies
       étaient trop vives, trop profondes, pour qu'aucun secours humain pût les
       soulager. Elle n'éprouvait d'allégement au contraire que dans l'espèce
       de rempart qu'elle venait d'élever entre ses douloureux souvenirs et le
       calme énergique de sa nouvelle existence. Ce changement de pays,
       d'entourage, et de nom, la transportait tout à coup dans un milieu
       inconnu où, en jouant un rôle différent, elle aspirait à devenir un
       nouvel être.
     
       Cette abjuration de toutes les vanités qui eussent consolé une autre
       femme, fut le salut de cette âme courageuse. En renonçant à toute pitié
       comme à toute gloire humaine, elle sentit une force céleste venir à son
       secours. Il faut que je retrouve une partie de mon ancien bonheur, se
       disait-elle; celui que j'ai goûté longtemps et qui consistait tout
       entier à aimer les autres et à en être aimée. Le jour où j'ai cherché
       leur admiration, ils m'ont retiré leur amour, et j'ai payé trop cher les
       honneurs qu'ils ont mis à la place de leur bienveillance. Refaisons-nous
       donc obscure et petite, afin de n'avoir ni envieux, ni ingrats, ni
       ennemis sur la terre. La moindre marque de sympathie est douce, et le
       plus grand témoignage d'admiration est mêlé d'amertume. S'il est des
       coeurs orgueilleux et forts à qui la louange suffit, et que le triomphe
       console, le mien n'est pas de ce nombre, je l'ai trop cruellement
       éprouvé. Hélas! la gloire m'a ravi le cœur de mon amant; que l'humilité
       me rende du moins quelques amis!
     
       Ce n'était pas ainsi que l'entendait le Porpora. En éloignant Consuelo
       de Venise, en la soustrayant aux dangers et aux déchirements de sa
       passion, il n'avait songé qu'à lui procurer quelques jours de repos
       avant de la rappeler sur la scène des ambitions, et de la lancer de
       nouveau dans les orages de la vie d'artiste. Il ne connaissait pas bien
       son élève. Il la croyait plus femme, c'est-à-dire, plus mobile qu'elle
       ne l'était. En songeant à elle dans ce moment-là, il ne se la
       représentait pas calme, affectueuse, et occupée des autres, comme elle
       avait déjà la force de l'être. Il la croyait noyée dans les pleurs et
       dévorée de regrets. Mais il pensait qu'une grande réaction devait
       bientôt s'opérer en elle, et qu'il la retrouverait guérie de son amour,
       ardente à reprendre l'exercice de sa force et les privilèges de son
       génie.
     
       Ce sentiment intérieur si pur et si religieux que Consuelo venait de
       concevoir de son rôle dans la famille de Rudolstadt, répandit, dès ce
       premier jour, une sainte sérénité sur ses paroles, sur ses actions, et
       sur son visage. Qui l'eût vue naguère resplendissante d'amour et de joie
       au soleil de Venise, n'eût pas compris aisément comment elle pouvait
       être tout à coup tranquille et affectueuse au milieu d'inconnus, au fond
       des sombres forêts, avec son amour flétri dans le passé et ruiné dans
       l'avenir. C'est que la bonté trouve la force, là où l'orgueil ne
       rencontrerait que le désespoir. Consuelo fut belle ce soir-là, d'une
       beauté qui ne s'était pas encore manifestée en elle. Ce n'était plus ni
       l'engourdissement d'une grande nature qui s'ignore elle-même et qui
       attend son réveil, ni l'épanouissement d'une puissance qui prend l'essor
       avec surprise et ravissement. Ce n'était donc plus ni la beauté voilée
       et incompréhensible de la _scolare zingarella_, ni la beauté splendide
       et saisissante de la cantatrice couronnée; c'était le charme pénétrant
       et suave de la femme pure et recueillie qui se connaît elle-même et se
       gouverne par la sainteté de sa propre impulsion.
     
       Ses vieux hôtes, simples et affectueux, n'eurent pas besoin d'autre
       lumière que celle de leur généreux instinct pour aspirer, si je puis
       ainsi dire, le parfum mystérieux qu'exhalait dans leur atmosphère
       intellectuelle l'âme angélique de Consuelo. Ils éprouvèrent, en la
       regardant, un bien-être moral dont ils ne se rendirent pas bien compte,
       mais dont la douceur les remplit comme d'une vie nouvelle. Albert
       lui-même semblait jouir pour la première fois de ses facultés avec
       plénitude et liberté. Il était prévenant et affectueux avec tout le
       monde: il l'était avec Consuelo dans la mesure convenable, et il lui
       parla à plusieurs reprises de manière à prouver qu'il n'abdiquait pas,
       ainsi qu'on l'avait cru jusqu'alors, l'esprit élevé et le jugement
       lumineux que la nature lui avait donnés. Le baron ne s'endormit pas, la
       chanoinesse ne soupira pas une seule fois; et le comte Christian, qui
       avait l'habitude de s'affaisser mélancoliquement le soir dans son
       fauteuil sous le poids de la vieillesse et du chagrin, resta debout le
       dos à la cheminée comme au centre de sa famille, et prenant part à
       l'entretien aisé et presque enjoué qui dura sans tomber jusqu'à neuf
       heures du soir.
     
       «Dieu semble avoir exaucé enfin nos ardentes prières, dit le chapelain
       au comte Christian et à la chanoinesse, restés les derniers au salon,
       après le départ du baron et des jeunes gens. Le comte Albert est entré
       aujourd'hui dans sa trentième année, et ce jour solennel, dont l'attente
       avait toujours si vivement frappé son imagination et la nôtre, s'est
       écoulé avec un calme et un bonheur inconcevables.
     
       --Oui, rendons grâces à Dieu! dit le vieux comte. Je ne sais si c'est un
       songe bienfaisant qu'il nous envoie pour nous soulager un instant; mais
       je me suis persuadé durant toute cette journée, et ce soir
       particulièrement, que mon fils était guéri pour toujours.
     
       --Mon frère, dit la chanoinesse, je vous en demande pardon ainsi qu'à
       vous, monsieur le chapelain, qui avez toujours cru Albert tourmenté par
       l'ennemi du genre humain. Moi je l'ai toujours cru aux prises avec deux
       puissances contraires qui se disputaient sa pauvre âme; car bien souvent
       lorsqu'il semblait répéter les discours du mauvais ange, le ciel parlait
       par sa bouche un instant après. Rappelez-vous maintenant tout ce qu'il
       disait hier soir durant l'orage et ses dernières paroles en nous
       quittant: «La paix du Seigneur est descendue sur cette «maison.» Albert
       sentait s'accomplir en lui un miracle de la grâce, et j'ai foi à sa
       guérison comme à la promesse divine.»
     
       Le chapelain était trop timoré pour accepter d'emblée une proposition si
       hardie. Il se tirait toujours d'embarras en disant: «Rapportons-nous-en
       à la sagesse éternelle; Dieu lit dans les choses cachées; l'esprit doit
       s'abîmer en Dieu;» et autres sentences plus consolantes que nouvelles.
     
       Le comte Christian était partagé entre le désir d'accepter l'ascétisme
       un peu tourné au merveilleux de sa bonne soeur, et le respect que lui
       imposait l'orthodoxie méticuleuse et prudente de son confesseur. Il crut
       détourner la conversation en parlant de la Porporina, et en louant le
       maintien charmant de cette jeune personne. La chanoinesse, qui l'aimait
       déjà, renchérit sur ces éloges, et le chapelain donna sa sanction à
       l'entraînement de coeur qu'ils éprouvaient pour elle. Il ne leur vint
       pas à l'esprit d'attribuer à la présence de Consuelo le miracle qui
       venait de s'accomplir dans leur intérieur. Ils en recueillirent le
       bienfait sans en reconnaître la source; c'est tout ce que Consuelo eût
       demandé à Dieu, si elle eût été consultée.
     
       Amélie avait fait des remarques un peu plus précises. Il devenait bien
       évident pour elle que son cousin avait, dans l'occasion, assez d'empire
       sur lui-même pour cacher le désordre de ses pensées aux personnes dont
       il se méfiait, comme à celles qu'il considérait particulièrement. Devant
       certains parents ou certains amis de sa famille qui lui inspiraient ou
       de la sympathie ou de l'antipathie, il n'avait jamais trahi par aucun
       fait extérieur l'excentricité de son caractère. Aussi, lorsque Consuelo
       lui exprima sa surprise de ce qu'elle lui avait entendu raconter la
       veille, Amélie, tourmentée d'un secret dépit, s'efforça de lui rendre
       l'effroi que ses récits avaient déjà provoqué en elle pour le comte
       Albert.
     
       «Eh! ma pauvre amie, lui dit-elle, méfiez-vous de ce calme trompeur;
       c'est le temps d'arrêt qui sépare toujours chez lui une crise récente
       d'une crise prochaine. Vous l'avez vu aujourd'hui tel que je l'ai vu en
       arrivant ici au commencement de l'année dernière. Hélas! si vous étiez
       destinée par la volonté d'autrui à devenir la femme d'un pareil
       visionnaire, si, pour vaincre votre tacite résistance, on avait
       tacitement comploté de vous tenir captive indéfiniment dans cet affreux
       château, avec un régime continu de surprises, de terreurs et
       d'agitations, avec des pleurs, des exorcismes et des extravagances pour
       tout spectacle, en attendant une guérison à laquelle on croit toujours
       et qui n'arrivera jamais, vous seriez comme moi bien désenchantée des
       belles manières d'Albert et des douces paroles de la famille.
     
       --Il n'est pas croyable, dit Consuelo, qu'on veuille forcer votre
       volonté au point de vous unir malgré vous à un homme que vous n'aimez
       point. Vous me paraissez être l'idole de vos parents.
     
       --On ne me forcera à rien: on sait bien que ce serait tenter
       l'impossible. Mais on oubliera qu'Albert n'est pas le seul mari qui
       puisse me convenir, et Dieu sait quand on renoncera à la folle espérance
       de me voir reprendre pour lui l'affection que j'avais éprouvée d'abord.
       Et puis mon pauvre père, qui a la passion de la chasse, et qui a ici de
       quoi se satisfaire, se trouve fort bien dans ce maudit château, et fait
       toujours valoir quelque prétexte pour retarder notre départ, vingt fois
       projeté et jamais arrêté. Ah! si vous saviez, ma chère Nina, quelque
       secret pour faire périr dans une nuit tout le gibier de la contrée, vous
       me rendriez le plus grand service qu'âme humaine puisse me rendre.
     
       --Je ne puis malheureusement que m'efforcer de vous distraire en vous
       faisant faire de la musique, et en causant avec vous le soir, lorsque
       vous n'aurez pas envie, de dormir. Je tâcherai d'être pour vous un
       calmant et un somnifère.
     
       --Vous me rappelez, dit Amélie, que j'ai le reste d'une histoire à vous
       raconter. Je commence, afin de ne pas vous faire coucher trop tard:
     
       «Quelques jours après la mystérieuse absence qu'il avait faite (toujours
       persuadé que cette semaine de disparition n'avait duré que sept heures),
       Albert commença seulement à remarquer que l'abbé n'était plus au
       château, et il demanda où on l'avait envoyé.»
     
       «--Sa présence auprès de vous n'étant plus nécessaire, lui répondit-on,
       il est retourné à ses affaires. Ne vous en étiez-vous pas encore aperçu?
     
       «--Je m'en apercevais, répondit Albert: _quelque chose manquait à ma
       souffrance_; mais je ne me rendais pas compte de ce que ce pouvait être.
     
       «--Vous souffrez donc beaucoup, Albert? lui demanda la chanoinesse.
     
       «--Beaucoup, répondit-il du ton d'un homme à qui l'on demande s'il a
       bien dormi.
     
       «--Et l'abbé vous était donc bien désagréable? lui demanda le comte
       Christian.
     
       «--Beaucoup, répondit Albert du même ton.
     
       «--Et pourquoi donc, mon fils, ne l'avez-vous pas dit plus tôt? Comment
       avez-vous supporté pendant si longtemps la présence d'un homme qui vous
       était antipathique, sans me faire part de votre déplaisir? Doutez-vous,
       mon cher enfant, que je n'eusse fait cesser au plus vite votre
       souffrance?
     
       «--C'était un bien faible accessoire à ma douleur, répondit Albert avec
       une effrayante tranquillité; et vos bontés, dont je ne doute pas, mon
       père, n'eussent pu que la soulager légèrement en me donnant un autre
       surveillant.
     
       «--Dites un autre compagnon de voyage, mon fils. Vous vous servez d'une
       expression injurieuse pour ma tendresse.
     
       «--C'est votre tendresse qui causait votre sollicitude, ô mon père! Vous
       ne pouviez pas savoir le mal que vous me faisiez en m'éloignant de vous
       et de cette maison, où ma place était marquée par la Providence jusqu'à
       une époque où ses desseins sur moi doivent s'accomplir. Vous avez cru
       travailler à ma guérison et à mon repos; moi qui comprenais mieux que
       vous ce qui convient à nous deux, je savais bien que je devais vous
       seconder et vous obéir: J'ai connu mon devoir et je l'ai rempli.
     
       «--Je sais votre vertu et votre affection pour nous, Albert; mais ne
       sauriez-vous expliquer plus clairement votre pensée?
     
       «--Cela est bien facile, répondit Albert, et le moment de le faire est
       venu.
     
       «Il parlait avec tant de calme, que nous crûmes toucher au moment
       fortuné où l'âme d'Albert allait cesser d'être pour nous une énigme
       douloureuse. Nous nous serrâmes autour de lui, l'encourageant par nos
       regards et nos caresses à s'épancher entièrement pour la première fois
       de sa vie. Il parut décidé à nous accorder enfin cette confiance, et il
       parla ainsi.
     
       «--Vous m'avez toujours pris, vous me prenez encore tous pour un malade
       et pour un insensé. Si je n'avais pour vous tous une vénération et une
       tendresse infinies, j'oserais peut-être approfondir l'abîme qui nous
       sépare, et je vous montrerais que vous êtes dans un monde d'erreur et de
       préjugés, tandis que le ciel m'a donné accès dans une sphère de lumière
       et de vérité. Mais vous ne pourriez pas me comprendre sans renoncer à
       tout ce qui fait votre calme, votre religion et votre sécurité. Lorsque,
       emporté à mon insu par des accès d'enthousiasme, quelques paroles
       imprudentes m'échappent, je m'aperçois bientôt après que je vous ai fait
       un mal affreux en voulant déraciner vos chimères et secouer devant vos
       yeux affaiblis la flamme éclatante que je porte dans mes mains. Tous les
       détails, toutes les habitudes de votre vie, tous les fibres de votre
       coeur, tous les ressorts de votre intelligence sont tellement liés,
       enlacés et rivés au joug du mensonge, à la loi des ténèbres, qu'il
       semble que je vous donne la mort en voulant vous donner la foi. Il y a
       pourtant une voix qui me crie dans la veille et dans le sommeil, dans le
       calme et dans l'orage, de vous éclairer et de vous convertir. Mais je
       suis un homme trop aimant et trop faible pour l'entreprendre. Quand je
       vois vos yeux pleins de larmes, vos poitrines gonflées, vos fronts
       abattus, quand je sens que je porte en vous la tristesse et l'épouvante,
       je m'enfuis, je me cache pour résister au cri de ma conscience et à
       l'ordre de ma destinée. Voilà mon mal, voilà mon tourment, voilà ma
       croix et mon supplice; me comprenez-vous maintenant?»
     
       «Mon oncle, ma tante et le chapelain comprenaient jusqu'à un certain
       point qu'Albert s'était fait une morale et une religion complètement
       différentes des leurs; mais, timides comme des dévots, ils craignaient
       d'aller trop avant, et n'osaient plus encourager sa franchise. Quant à
       moi, qui ne savais encore que vaguement les particularités de son
       enfance et de sa première jeunesse, je ne comprenais pas du tout.
       D'ailleurs, à cette époque, j'étais à peu près au même point que vous,
       Nina; je savais fort peu ce que c'était que ce Hussitisme et ce
       Luthérianisme dont j'ai entendu si souvent parler depuis, et dont les
       controverses débattues entre Albert et le chapelain m'ont accablée d'un
       si lamentable ennui. J'attendais donc impatiemment une plus ample
       explication; mais elle ne vint pas.
     
       «--Je vois, dit Albert, frappé du silence qui se faisait autour de lui,
       que vous ne voulez pas me comprendre, de peur de me comprendre trop.
       Qu'il en soit donc comme vous le voulez. Votre aveuglement a porté
       depuis longtemps l'arrêt dont je subis la rigueur. Éternellement
       malheureux, éternellement seul, éternellement étranger parmi ceux que
       j'aime, je n'ai de refuge et de soutien que dans la consolation qui m'a
       été promise.
     
       «--Quelle est donc cette consolation, mon fils? dit le comte Christian
       mortellement affligé; ne peut-elle venir de nous, et ne pouvons-nous
       jamais arriver à nous entendre?
     
       «--Jamais, mon père. Aimons-nous, puisque cela seul nous est permis. Le
       ciel m'est témoin que notre désaccord immense, irréparable, n'a jamais
       altéré en moi l'amour que je vous porte.
     
       --Et cela ne suffit-il pas? dit la chanoinesse en lui prenant une main,
       tandis que son frère pressait l'autre main d'Albert dans les siennes; ne
       peux-tu oublier tes idées étranges, tes bizarres croyances, pour vivre
       d'affection au milieu de nous?
     
       «Je vis d'affection, répondit Albert. C'est un bien qui se communique et
       s'échange délicieusement ou amèrement, selon que la foi religieuse est
       commune ou opposée. Nos coeurs communient ensemble, ô ma tante
       Wenceslawa! mais nos intelligences se font la guerre, et c'est une
       grande infortune pour nous tous! Je sais qu'elle ne cessera point avant
       plusieurs siècles, voilà pourquoi j'attendrai dans celui-ci un bien qui
       m'est promis, et qui me donnera la force d'espérer.
     
       «--Quel est ce bien, Albert? ne peux-tu me le dire?
     
       «--Non, je ne puis le dire, parce que je l'ignore; mais il viendra. Ma
       mère n'a point passé une semaine sans me l'annoncer dans mon sommeil, et
       toutes les voix de la forêt me l'ont répété chaque fois que je les ai
       interrogées. Un ange voltige souvent, et me montre sa face pâle et
       lumineuse au-dessus de la pierre d'épouvante; à cet endroit sinistre,
       sous l'ombrage de ce chêne, où, lorsque les hommes mes contemporains
       m'appelaient Ziska, je fus transporté de la colère du Seigneur, et
       devins pour la première fois l'instrument de ses vengeances; au pied de
       cette roche où, lorsque je m'appelais Wratislaw, je vis rouler d'un coup
       de sabre la tête mutilée et défigurée de mon père Withold, redoutable
       expiation qui m'apprit ce que c'est que la douleur et la pitié, jour de
       rémunération fatale, où le sang luthérien lava le sang catholique, et
       qui fit de moi un homme faible et tendre, au lieu d'un homme de
       fanatisme et de destruction que j'avais été cent ans auparavant....
     
       --Bonté divine, s'écria ma tante en se signant, voilà sa folie qui le
       reprend!
     
       --Ne le contrariez point, ma soeur, dit le comte Christian en faisant un
       grand effort sur lui-même; laissez-le s'expliquer. Parle, mon fils,
       qu'est-ce que l'ange t'a dit sur la pierre d'épouvante?
     
       «--Il m'a dit que ma consolation était proche, répondit Albert avec un
       visage rayonnant d'enthousiasme, et qu'elle descendrait dans mon coeur
       lorsque j'aurais accompli ma vingt-neuvième année.
     
       «Mon oncle laissa retomber sa tête sur son sein. Albert semblait faire
       allusion à sa mort en désignant l'âge où sa mère était morte, et il
       paraît qu'elle avait souvent prédit, durant sa maladie, que ni elle ni
       ses fils n'atteindraient l'âge de trente ans. Il paraît que ma tante
       Wanda était aussi un peu illuminée pour ne rien dire de plus; mais je
       n'ai jamais pu rien savoir de précis à cet égard. C'est un souvenir trop
       douloureux pour mon oncle, et personne n'ose le réveiller autour de lui.
     
       «Le chapelain tenta d'éloigner la funeste pensée que cette prédiction
       faisait naître, en amenant Albert à s'expliquer sur le compte de l'abbé.
       C'était par là que la conversation avait commencé.»
     
       Albert fit à son tour un effort pour lui répondre.
     
       «--Je vous parle de choses divines et éternelles, reprit-il après un peu
       d'hésitation, et vous me rappelez les courts instants qui s'envolent,
       les soucis puérils et éphémères dont le souvenir s'efface déjà en moi.
     
       «--Parle encore, mon fils, parle, reprit le comte Christian; il faut que
       nous te connaissions aujourd'hui.
     
       «--Vous ne m'avez point connu, mon père, répondit Albert, et vous ne me
       connaîtrez point dans ce que vous appelez cette vie. Mais si vous voulez
       savoir pourquoi j'ai voyagé, pourquoi j'ai supporté ce gardien infidèle
       et insouciant que vous aviez attaché à mes pas comme un chien gourmand
       et paresseux au bras d'un aveugle, je vous le dirai en peu de mots. Je
       vous avais fait assez souffrir. Il fallait vous dérober le spectacle
       d'un fils rebelle à vos leçons et sourd à vos remontrances. Je savais
       bien que je ne guérirais pas de ce que vous appeliez mon délire; mais il
       fallait vous laisser le repos et l'espérance: j'ai consenti à
       m'éloigner. Vous aviez exigé de moi la promesse que je ne me séparerais
       point, sans votre consentement, de ce guide que vous m'aviez donné, et
       que je me laisserais conduire par lui à travers le monde. J'ai voulu
       tenir ma promesse; j'ai voulu aussi qu'il pût entretenir votre espérance
       et votre sécurité, en vous rendant compte de ma douceur et de ma
       patience. J'ai été doux et patient. Je lui ai fermé mon coeur et mes
       oreilles; il a eu l'esprit de ne pas songer seulement à se les faire
       ouvrir. Il m'a promené, habillé et nourri comme un enfant. J'ai renoncé
       à vivre comme je l'entendais; je me suis habitué à voir le malheur,
       l'injustice et la démence régner sur la terre. J'ai vu les hommes et
       leurs institutions; l'indignation a fait place dans mon coeur à la
       pitié, en reconnaissant que l'infortune des opprimés était moindre que
       celle des oppresseurs. Dans mon enfance, je n'aimais que les victimes:
       je me suis pris de charité pour les bourreaux, pénitents déplorables qui
       portent dans cette génération la peine des crimes qu'ils ont commis dans
       des existences antérieures, et que Dieu condamne à être méchants,
       supplice mille fois plus cruel que celui d'être leur proie innocente.
       Voilà pourquoi je ne fais plus l'aumône que pour me soulager
       personnellement du poids de la richesse, sans vous tourmenter de mes
       prédications, connaissant aujourd'hui que le temps n'est pas venu d'être
       heureux, puisque le temps d'être bon est loin encore, pour parler le
       langage des hommes.
     
       «--Et maintenant que tu es délivré de ce surveillant, comme tu
       l'appelles, maintenant que tu peux vivre tranquille, sans avoir sous les
       yeux le spectacle de misères que tu éteins une à une autour de toi, sans
       que personne contrarie ton généreux entraînement, ne peux-tu faire un
       effort sur toi-même pour chasser tes agitations intérieures?
     
       «--Ne m'interrogez plus; mes chers parents, répondit Albert; je ne dirai
       plus rien aujourd'hui.»
     
       «Il tint parole, et au delà; car il ne desserra plus les dents de toute
       une semaine.
     
     
     
     
       XXXI.
     
     
       «L'histoire d'Albert sera terminée en peu de mots, ma chère Porporina,
       parce qu'à moins de vous répéter ce que vous avez déjà entendu, je n'ai
       presque plus rien à vous apprendre. La conduite de mon cousin durant les
       dix-huit mois que j'ai passés ici a été une continuelle répétition des
       fantaisies que vous connaissez maintenant. Seulement son prétendu
       souvenir de ce qu'il avait été et de ce qu'il avait vu dans les siècles
       passés prit une apparence de réalité effrayante, lorsque Albert vint à
       manifester une faculté particulière et vraiment inouïe dont vous avez
       peut-être entendu parler, mais à laquelle je ne croyais pas, avant d'en
       avoir eu les preuves qu'il en a données. Cette faculté s'appelle,
       dit-on, en d'autres pays, la seconde vue; et ceux qui la possèdent sont
       l'objet d'une grande vénération parmi les gens superstitieux. Quant à
       moi, qui ne sais qu'en penser, et qui n'entreprendrai point de vous en
       donner une explication raisonnable, j'y trouve un motif de plus pour ne
       jamais être la femme d'un homme qui verrait toutes mes actions, fût-il à
       cent lieues de moi, et qui lirait presque dans ma pensée. Une telle
       femme doit être au moins une sainte, et le moyen de l'être avec un homme
       qui semble voué au diable!»
     
       --Vous avez le don de plaisanter sur toutes choses, dit Consuelo, et
       j'admire l'enjouement avec lequel vous parlez de choses qui me font
       dresser les cheveux sur la tête. En quoi consiste donc cette seconde
       vue?
     
       --Albert voit et entend ce qu'aucun autre ne peut voir ni entendre.
       Lorsqu'une personne qu'il aime doit venir, bien que personne ne
       l'attende, il l'annonce et va à sa rencontre une heure d'avance. De même
       il se retire et va s'enfermer dans sa chambre, quand il sent venir de
       loin quelqu'un qui lui déplaît.
     
       «Un jour qu'il se promenait avec mon père dans un sentier de la
       montagne, il s'arrêta tout à coup et fit un grand détour à travers les
       rochers et les épines, pour ne point passer sur une certaine place qui
       n'avait cependant rien de particulier. Ils revinrent sur leurs pas au
       bout de quelques instants, et Albert fit le même manège. Mon père, qui
       l'observait, feignit d'avoir perdu quelque chose, et voulut l'amener au
       pied d'un sapin qui paraissait être l'objet de cette répugnance.
       Non-seulement Albert évita d'en approcher, mais encore il affecta de ne
       point marcher sur l'ombre que cet arbre projetait en travers du chemin;
       et, tandis que mon père passait et repassait dessus, il montra un
       malaise et une angoisse extraordinaires. Enfin, mon père s'étant arrêté
       tout au pied de l'arbre, Albert fit un cri, et le rappela
       précipitamment. Mais il refusa bien longtemps de s'expliquer sur cette
       fantaisie, et ce ne fut que vaincu par les prières de toute la famille,
       qu'il déclara que cet arbre était la marque d'une sépulture, et qu'un
       grand crime avait été commis en ce lieu. Le chapelain pensa que si
       Albert avait connaissance de quelque meurtre commis jadis en cet
       endroit, il était de son devoir de s'en informer, afin de donner la
       sépulture à des ossements abandonnés.
     
       «--Prenez garde à ce que vous ferez, dit Albert avec l'air moqueur et
       triste à la fois qu'il sait prendre souvent. L'homme, la femme et
       l'enfant que vous trouverez là étaient hussites, et c'est l'ivrogne
       Wenceslas qui les a fait égorger par ses soldats, une nuit qu'il se
       cachait dans nos bois, et qu'il craignait d'être observé et trahi par
       eux.
     
       «On ne parla plus de cette circonstance à mon cousin. Mais mon oncle,
       qui voulait savoir si c'était une inspiration ou un caprice de sa part,
       fit faire des fouilles durant la nuit à l'endroit que désigna mon père.
       On y trouva les squelettes d'un homme, d'une femme et d'un enfant.
       L'homme était couvert d'un de ces énormes boucliers de bois que
       portaient les hussites, et qui sont bien reconnaissables à cause du
       calice qui est gravé dessus, avec cette devise autour en latin: _O Mort,
       que ton souvenir est amer aux méchants! mais que tu laisses calme celui
       dont toutes les actions sont justes et dirigées en vue du trépas!_»[1]
     
       [1 _O mors, quam est amara memoria tua hominibus injustis, viro quieta
       cujus omnes res flunt ordinate et ad hoc_. C'est une sentence empruntée
       à la Bible (_Ecclésiastique_, ch. XLI;, v. 1 et 3). Mais, dans la Bible,
       au lieu des méchants, il y a les riches; au lieu des justes, les
       indigents.]
     
       «On porta ces ossements dans un endroit plus retiré de la forêt, et
       lorsque Albert repassa à plusieurs jours de là au pied du sapin, mon
       père remarqua qu'il n'éprouvait aucune répugnance à marcher sur cette
       place, qu'on avait cependant recouverte de pierres et de sable, et où
       rien ne paraissait changé. Il ne se souvenait pas même de l'émotion
       qu'il avait eue en cette occasion, et il eut de la peine à se la
       rappeler lorsqu'on lui en parla.
     
       «--II faut, dit-il à mon père, que vous vous trompiez, et que j'aie été
       _averti-dans un autre endroit. Je suis certain qu'ici il n'y a rien;
       car je ne sens ni froid, ni douleur, ni tremblement dans mon corps.»
     
       «Ma tante était bien portée à attribuer cette puissance divinatoire à
       une faveur spéciale de la Providence. Mais Albert est si sombre, si
       tourmenté, et si malheureux, qu'on ne conçoit guère pourquoi la
       Providence lui aurait fait un don si funeste. Si je croyais au diable,
       je trouverais bien plus acceptable la supposition de notre chapelain,
       qui lui met toutes les hallucinations d'Albert sur le dos. Mon oncle
       Christian, qui est un homme plus sensé et plus ferme dans sa religion
       que nous tous, trouve à beaucoup de ces choses-là des éclaircissements
       fort vraisemblables. Il pense que malgré tous les soins qu'ont pris les
       jésuites de brûler, pendant et après la guerre de trente ans, tous les
       hérétiques de la Bohême, et en particulier ceux qui se trouvaient au
       château des Géants, malgré l'exploration minutieuse que notre chapelain
       a faite dans tous les coins après la mort de ma tante Wanda, il doit
       être resté, dans quelque cachette ignorée de tout le monde, des
       documents historiques du temps des hussites, et qu'Albert les a
       retrouvés. Il pense que la lecture de ces dangereux papiers aura
       vivement frappé son imagination malade, et qu'il attribue naïvement à
       des souvenirs merveilleux d'une existence antérieure sur la terre
       l'impression qu'il a reçue de plusieurs détails ignorés aujourd'hui,
       mais consignés et rapportés avec exactitude dans ces manuscrits. Par là
       s'expliquent naturellement tous les contes qu'il nous a faits, et ses
       disparitions inexplicables durant des journées et des semaines entières;
       car il est bon de vous dire que ce fait-là s'est renouvelé plusieurs
       fois, et qu'il est impossible de supposer qu'il se soit accompli hors du
       château. Toutes les fois qu'il a disparu ainsi, il est resté
       introuvable, et nous sommes certains qu'aucun paysan ne lui a jamais
       donné asile ni nourriture. Nous savons déjà qu'il a des accès de
       léthargie qui le retiennent enfermé dans sa chambre des journées
       entières. Quand on enfonce les portes, et qu'on s'agite autour de lui,
       il tombe en convulsions: Aussi s'en garde-t-on bien désormais. On le
       laisse en proie à son extase. Il se passe dans son esprit à ces
       moments-là des choses extraordinaires; mais aucun bruit, aucune
       agitation extérieure ne les trahissent: ses discours seuls nous les
       apprennent plus tard. Lorsqu'il en sort, il paraît soulagé et rendu à la
       raison; mais peu à peu l'agitation revient et va croissant jusqu'au
       retour de l'accablement. Il semble qu'il pressente la durée de ces
       crises; car, lorsqu'elles doivent être longues, il s'en va au loin, ou
       se réfugie dans cette cachette présumée, qui doit être quelque grotte de
       la montagne ou quelque cave du château, connue de lui seul. Jusqu'ici on
       n'a pu le découvrir. Cela est d'autant plus difficile qu'on ne peut le
       surveiller, et qu'on le rend dangereusement malade quand on veut le
       suivre, l'observer, ou seulement l'interroger. Aussi a-t-on pris le
       parti de le laisser absolument libre, puisque ces absences, si
       effrayantes pour nous dans les commencements, nous nous sommes habitués
       à les regarder comme des crises favorables dans sa maladie. Lorsqu'elles
       arrivent, ma tante souffre et mon oncle prie; mais personne ne bouge; et
       quant à moi, je vous avoue que je me suis beaucoup endurcie à cet
       égard-là. Le chagrin a amené l'ennui et le dégoût. J'aimerais mieux
       mourir que d'épouser ce maniaque. Je lui reconnais de grandes qualités;
       mais quoiqu'il vous semble que je ne dusse tenir aucun compte de ses
       travers, puisqu'ils sont le fait de son mal, je vous avoue que je m'en
       irrite comme d'un fléau dans ma vie et dans celle de ma famille.
     
       --Cela me semble un peu injuste, chère baronne, dit Consuelo. Que vous
       répugniez à devenir la femme du comte Albert, je le conçois fort bien à
       présent; mais que votre intérêt se retire de lui, je ne le conçois pas.
     
       --C'est que je ne puis m'ôter de l'esprit qu'il y a quelque chose de
       volontaire dans la folie de ce pauvre homme. Il est certain qu'il a
       beaucoup de force dans le caractère, et que, dans mille occasions, il a
       beaucoup d'empire sur lui-même. Il sait retarder à son gré l'invasion de
       ses crises. Je l'ai vu les maîtriser avec puissance quand on semblait
       disposé à ne pas les prendre au sérieux. Au contraire, quand il nous
       voit disposés à la crédulité et à la peur, il a l'air de vouloir faire
       de l'effet sur nous par ses extravagances, et il abuse de la faiblesse
       qu'on a pour lui. Voilà pourquoi je lui en veux, et demande souvent à
       son patron Belzébuth de venir le chercher une bonne fois pour nous en
       débarrasser.
     
       --Voilà des plaisanteries bien cruelles, dit Consuelo, à propos d'un
       homme si malheureux, et dont la maladie mentale me semble plus poétique
       et plus merveilleuse que repoussante.
     
       --A votre aise, chère Porporina! reprit Amélie. Admirez tant que vous
       voudrez ces sorcelleries, si vous pouvez y croire. Mais je fais devant
       ces choses-là comme notre chapelain, qui recommande son âme à Dieu et
       s'abstient de comprendre; je me réfugie dans le sein de la raison, et je
       me dispense d'expliquer ce qui doit avoir une interprétation tout à fait
       naturelle, ignorée de nous jusqu'à présent. La seule chose certaine dans
       cette malheureuse destinée de mon cousin, c'est que sa raison, à lui, a
       complètement plié bagage, que l'imagination a déplié dans sa cervelle
       des ailes si larges que la boîte se brise. Et puisqu'il faut parler net,
       et dire le mot que mon pauvre oncle Christian a été forcé d'articuler en
       pleurant aux genoux de l'impératrice Marie-Thérèse, laquelle ne se paie
       pas de demi-réponses et de demi-affirmations, en trois lettres, Albert
       de Rudolstadt est fou; aliéné, si vous trouvez l'épithète plus décente.»
     
       Consuelo ne répondit que par un profond soupir. Amélie lui semblait en
       cet instant une personne haïssable et un coeur de fer. Elle s'efforça de
       l'excuser à ses propres yeux, en se représentant tout ce qu'elle devait
       avoir souffert depuis dix-huit mois d'une vie si triste et remplie
       d'émotions si multipliées. Puis, en faisant un retour sur son propre
       malheur: Ah! que ne puis-je mettre les fautes d'Anzoleto sur le compte
       de la folie! pensa-t-elle. S'il fût tombé dans le délire au milieu des
       enivrements et des déceptions de son début, je sens, moi, que je ne l'en
       aurais pas moins aimé; et je ne demanderais qu'à le savoir infidèle et
       ingrat par démence, pour l'adorer comme auparavant et pour voler à son
       secours.
     
       Quelques jours se passèrent sans qu'Albert donnât par ses manières ou
       ses discours la moindre confirmation aux affirmations de sa cousine sur
       le dérangement de son esprit. Mais, un beau jour, le chapelain l'ayant
       contrarié sans le vouloir, il commença à dire des choses
       très-incohérentes; et comme s'il s'en fût aperçu lui-même, il sortit
       brusquement du salon et courut s'enfermer dans sa chambre. On pensait
       qu'il y resterait longtemps; mais, une heure après, il rentra, pâle et
       languissant, se traîna de chaise en chaise, tourna autour de Consuelo
       sans paraître faire plus d'attention à elle que les autres jours, et
       finit par se réfugier dans l'embrasure profonde d'une fenêtre, où il
       appuya sa tête sur ses mains et resta complètement immobile.
     
       C'était l'heure de la leçon de musique d'Amélie, et elle désirait la
       prendre; afin, disait-elle tout bas à Consuelo, de chasser cette
       sinistre figure qui lui ôtait toute sa gaieté et répandait dans l'air
       une odeur sépulcrale.
     
       «Je crois, lui répondit Consuelo, que nous ferions mieux de monter dans
       votre chambre; votre épinette suffira bien pour accompagner. S'il est
       vrai que le comte Albert n'aime pas la musique, pourquoi augmenter ses
       souffrances, et par suite celle de ses parents?»
     
       Amélie se rendit à la dernière considération, et elles montèrent
       ensemble à leur appartement, dont elles laissèrent la porte ouverte
       parce qu'elles y trouvèrent un peu de fumée. Amélie voulut faire à sa
       tête, comme à l'ordinaire, en chantant des cavatines à grand effet; mais
       Consuelo, qui commençait à se montrer sévère, lui fit essayer des motifs
       fort simples et fort sérieux extraits des chants religieux de
       Palestrina. La jeune baronne bâilla, s'impatienta, et déclara cette
       musique barbare et soporifique.
     
       «C'est que vous ne la comprenez pas, dit Consuelo. Laissez-moi vous en
       faire entendre quelques phrases pour vous montrer qu'elle est
       admirablement écrite pour la voix, outre qu'elle est sublime de pensées
       et d'intentions.
     
       Elle s'assit à l'épinette, et commença à se faire entendre. C'était la
       première fois qu'elle éveillait autour d'elle les échos du vieux
       château; et la sonorité de ces hautes et froides murailles lui causa un
       plaisir auquel elle s'abandonna. Sa voix, muette depuis longtemps,
       depuis le dernier soir qu'elle avait chanté à San-Samuel et qu'elle s'y
       était évanouie brisée de fatigue et de douleur, au lieu de souffrir de
       tant de souffrances et d'agitations, était plus belle, plus prodigieuse,
       plus pénétrante que jamais. Amélie en fut à la fois ravie et consternée.
       Elle comprenait enfin qu'elle ne savait rien; et peut-être qu'elle ne
       pourrait jamais rien apprendre, lorsque la figure pâle et pensive
       d'Albert se montra tout à coup en face des deux jeunes filles, au milieu
       de la chambre, et resta immobile et singulièrement attendrie jusqu'à la
       fin du morceau. C'est alors seulement que Consuelo l'aperçut, et en fut
       un peu effrayée. Mais Albert, pliant les deux genoux et levant vers elle
       ses grands yeux noirs ruisselants de larmes, s'écria en espagnol sans le
       moindre accent germanique:
     
       «O Consuelo, Consuelo! te voilà donc enfin trouvée!
     
       --Consuelo? s'écria la jeune fille interdite, en s'exprimant dans la
       même langue. Pourquoi, seigneur, m'appelez-vous ainsi?
     
       --Je t'appelle consolation, reprit Albert toujours en espagnol, parce
       qu'une consolation a été promise à ma vie désolée, et parce que tu es la
       consolation que Dieu accorde enfin à mes jours solitaires et funestes.
     
       --Je ne croyais, pas, dit Amélie avec une fureur concentrée, que la
       musique pût faire un effet si prodigieux sur mon cher cousin. La voix de
       Nina est faite pour accomplir des miracles, j'en conviens; mais je ferai
       remarquer à tous deux qu'il serait plus poli pour moi, et plus
       convenable en général, de s'exprimer dans une langue que je puisse
       comprendre.»
     
       Albert ne parut pas avoir entendu un mot de ce que disait sa fiancée. Il
       restait à genoux, regardant Consuelo avec une surprise et un ravissement
       indicibles, lui répétant toujours d'une voix attendrie:--Consuelo,
       Consuelo!
     
       «Mais comment donc vous appelle-t-il? dit Amélie avec un peu
       d'emportement à sa compagne.
     
       --Il me demande un air espagnol que je ne connais pas, répondit Consuelo
       fort troublée; mais je crois que nous ferons bien d'en rester là, car la
       musique paraît l'émouvoir beaucoup aujourd'hui.»
     
       Et elle se leva pour sortir.
     
       «Consuelo, répéta Albert en espagnol, si tu te retires de moi, c'en est
       fait de ma vie, et je ne veux plus revenir sur la terre!»
     
       En parlant ainsi, il tomba évanoui à ses pieds; et les deux jeunes
       filles, effrayées, appelèrent les valets pour l'emporter et le secourir.
     
     
     
     
       XXXII.
     
     
       Le comte Albert fut déposé doucement sur son lit; et tandis que les deux
       domestiques qui l'y avaient transporté cherchaient, l'un le chapelain,
       qui était une manière de médecin pour la famille, l'autre le comte
       Christian, qui avait donné l'ordre qu'on vint toujours l'avertir à la
       moindre indisposition qu'éprouverait son fils, les deux jeunes filles,
       Amélie et Consuelo, s'étaient mises à la recherche de la chanoinesse.
       Mais avant qu'une seule de ces personnes se fût rendue auprès du malade,
       ce qui se fit pourtant avec le plus de célérité possible, Albert avait
       disparu. On trouva sa porte ouverte, son lit à peine foulé par le repos
       d'un instant qu'il y avait pris, et sa chambre dans l'ordre accoutumé.
       On le chercha partout, et, comme il arrivait toujours en ces sortes de
       circonstances, on ne le trouva nulle part; après quoi la famille retomba
       dans un des accès de morne résignation dont Amélie avait parlé à
       Consuelo, et l'on parut attendre, avec cette muette terreur qu'on
       s'était habitué à ne plus exprimer, le retour, toujours espéré et
       toujours incertain, du fantasque jeune homme.
     
       Bien que Consuelo eût désiré ne pas faire part aux parents d'Albert de
       la scène étrange qui s'était passée dans la chambre d'Amélie, cette
       dernière ne manqua pas de tout raconter, et de décrire sous de vives
       couleurs l'effet subit et violent que le chant de la Porporina avait
       produit sur son cousin.
     
       «Il est donc bien certain que la musique lui fait du mal! observa le
       chapelain.
     
       --En ce cas, répondit Consuelo; je me garderai bien de me faire
       entendre; et lorsque je travaillerai avec notre jeune baronne, nous
       aurons soin de nous enfermer si bien, qu'aucun son ne puisse parvenir à
       l'oreille du comte Albert.
     
       --Ce sera une grande gêne pour vous, ma chère demoiselle, dit la
       chanoinesse. Ah! il ne tient pas à moi que votre séjour ici ne soit plus
       agréable!
     
       --J'y veux partager vos peines et vos joies, reprit Consuelo, et je ne
       désire pas d'autre satisfaction que d'y être associée par votre
       confiance et votre amitié.
     
       --Vous êtes une noble enfant! dit la chanoinesse en lui tendant sa
       longue main, sèche et luisante comme de l'ivoire jaune. Mais écoutez,
       ajouta-t-elle; je ne crois pas que la musique fasse réellement du mal à
       mon cher Albert. D'après ce que raconte Amélie de la scène de ce matin,
       je vois au contraire qu'il a éprouvé une joie trop vive; et peut-être sa
       souffrance n'est venue que de la suspension, trop prompte à son gré, de
       vos admirables mélodies. Que vous disait-il en espagnol? C'est une
       langue qu'il parle parfaitemeut bien, m'a-t-on dit, ainsi que beaucoup
       d'autres qu'il a apprises dans ses voyages avec une facilité
       surprenante. Quand on lui demande comment il a pu retenir tant de
       langages différents, il répond qu'il les savait avant d'être né, et
       qu'il ne fait que se les rappeler, l'une pour l'avoir parlée il y a
       douze cents ans, l'autre lorsqu'il était aux croisades; que sais-je?
       hélas! Puisqu'on ne doit rien vous cacher, chère signora, vous entendrez
       d'étranges récits de ce qu'il appelle ses existences antérieures. Mais
       traduisez-moi dans notre allemand, que déjà vous parlez très-bien, le
       sens des paroles qu'il vous a dites dans votre langue, qu'aucun de nous
       ici ne connaît.»
     
       Consuelo éprouva en cet instant un embarras dont elle-même ne put se
       rendre compte. Cependant elle prit le parti de dire presque toute la
       vérité, en expliquant que le comte Albert l'avait suppliée de continuer,
       de ne pas s'éloigner, et en lui disant qu'elle lui donnait beaucoup de
       consolation.
     
       «Consolation! s'écria la perspicace Amélie. S'est-il servi de ce mot?
       Vous savez, ma tante, combien il est significatif dans la bouche de mon
       cousin.
     
       --En effet, c'est un mot qu'il a bien souvent sur les lèvres, répondit
       Wenceslawa, et qui a pour lui un sens prophétique; mais je ne vois rien
       en cette rencontre que de fort naturel dans l'emploi d'un pareil mot.
     
       --Mais quel est donc celui qu'il vous a répété tant de fois, chère
       Porporina? reprit Amélie avec obstination. Il m'a semblé qu'il vous
       disait à plusieurs reprises un mot particulier, que dans mon trouble je
       n'ai pu retenir.
     
       --Je ne l'ai pas compris moi-même, répondit Consuelo en faisant un grand
       effort sur elle-même pour mentir.
     
       --Ma chère Nina, lui dit Amélie à l'oreille, vous êtes fine et prudente;
       quant à moi, qui ne suis pas tout à fait bornée, je crois très-bien
       comprendre que vous êtes la consolation mystique promise par la vision à
       la trentième année d'Albert. N'essayez pas de me cacher que vous l'avez
       compris encore mieux que moi: c'est une mission céleste dont je ne suis
       pas jalouse.
     
       --Écoutez, chère Porporina, dit la chanoinesse après avoir rêvé quelques
       instants: nous avons toujours pensé qu'Albert, lorsqu'il disparaissait
       pour nous d'une façon qu'on pourrait appeler magique, était caché non
       loin de nous, dans la maison peut-être, grâce à quelque retraite dont
       lui seul aurait le secret. Je ne sais pourquoi il me semble que si vous
       vous mettiez à chanter en ce moment, il l'entendrait et viendrait à
       nous.
     
       --Si je le croyais!... dit Consuelo prête à obéir.
     
       --Mais si Albert est près de nous et que l'effet de la musique augmente
       son délire! remarqua la jalouse Amélie.
     
       --Eh bien, dit le comte Christian, c'est une épreuve qu'il faut tenter.
       J'ai ouï dire que l'incomparable Farinelli avait le pouvoir de dissiper
       par ses chants la noire mélancolie du roi d'Espagne, comme le jeune
       David avait celui d'apaiser les fureurs de Saül, au son de sa harpe.
       Essayez, généreuse Porporina; une âme aussi pure que la vôtre doit
       exercer une salutaire influence autour d'elle.»
     
       Consuelo, attendrie, se mit au clavecin, et chanta un cantique espagnol
       en l'honneur de Notre-Dame-de-Consolation, que sa mère lui avait appris
       dans son enfance, et qui commençait par ces mots: _Consuelo de mi alma_,
       «Consolation de mon âme,» etc. Elle chanta d'une voix si pure et avec un
       accent de piété si naïve, que les hôtes du vieux manoir oublièrent
       presque le sujet de leur préoccupation, pour se livrer au sentiment de
       l'espérance et de la foi. Un profond silence régnait au dedans et au
       dehors du château; on avait ouvert les portes et les fenêtres, afin que
       la voix de Consuelo pût s'étendre aussi loin que possible, et la lune
       éclairait d'un reflet verdâtre l'embrasure des vastes croisées. Tout
       était calme, et une sorte de sérénité religieuse succédait aux angoisses
       de l'âme, lorsqu'un profond soupir exhalé comme d'une poitrine humaine
       vint répondre aux derniers sons que Consuelo fit entendre. Ce soupir fut
       si distinct et si long, que toutes les personnes présentes s'en
       aperçurent même le baron Frédérick, qui s'éveilla à demi, et tourna la
       tête comme si quelqu'un l'eût appelé. Tous pâlirent, et se regardèrent
       comme pour se dire: Ce n'est pas moi; est-ce vous? Amélie ne put retenir
       un cri, et Consuelo, à qui ce soupir sembla partir tout à côté d'elle,
       quoiqu'elle fût isolée au clavecin du reste de la famille, éprouva une
       telle frayeur qu'elle n'eut pas la force de dire un mot.
     
       «Bonté divine! dit la chanoinesse terrifiée; avez-vous entendu ce soupir
       qui semble partir des entrailles de la terre?
     
       --Dites plutôt, ma tante, s'écria Amélie, qu'il a passé sur nos têtes
       comme un souffle de la nuit.
     
       --Quelque chouette attirée par la bougie aura traversé l'appartement
       tandis que nous étions absorbés par la musique, et nous avons entendu le
       bruit léger de ses ailes au moment où elle s'envolait par la fenêtre.»
     
       Telle fut l'opinion émise par le chapelain, dont les dents claquaient
       pourtant de peur.
     
       --C'est peut-être le chien d'Albert, dit le comte Christian.
     
       --Cynabre n'est point ici, répondit Amélie. Là où est Albert, Cynabre y
       est toujours avec lui. Quelqu'un a soupiré ici étrangement. Si j'osais
       aller jusqu'à la fenêtre, je verrais si quelqu'un a écouté du jardin;
       mais il irait de ma vie que je n'en aurais pas la force.
     
       --Pour une personne aussi dégagée des préjugés, lui dit tout bas
       Consuelo en s'efforçant de sourire, pour une petite philosophe
       française, vous n'êtes pas brave, ma chère baronne; moi, je vais essayer
       de l'être davantage.
     
       --N'y allez pas, ma chère, répondit tout haut Amélie, et ne faites pas
       la vaillante; car vous êtes pâle comme la mort, et vous allez vous
       trouver mal.
     
       --Quels enfantillages amusent votre chagrin, ma chère Amélie? dit le
       comte Christian en se dirigeant vers la fenêtre d'un pas grave et
       ferme.»
     
       Il regarda dehors, ne vit personne, et il ferma la fenêtre avec calme,
       en disant:
     
       «Il semble que les maux réels ne soient pas assez cuisants pour
       l'ardente imagination des femmes; il faut toujours qu'elles y ajoutent
       les créations de leur cerveau trop ingénieux à souffrir. Ce soupir n'a
       certainement rien de mystérieux. Un de nous, attendri par la belle voix
       et l'immense talent de la signora, aura exhalé, à son propre insu, cette
       sorte d'exclamation du fond de son âme. C'est peut-être moi-même, et
       pourtant je n'en ai pas eu conscience. Ah! Porpina, si vous ne
       réussissez point à guérir Albert, du moins vous saurez verser un baume
       céleste sur des blessures aussi profondes que les siennes.»
     
       La parole de ce saint vieillard, toujours sage et calme au milieu des
       adversités domestiques qui l'accablaient, était elle-même un baume
       céleste, et Consuelo en ressentit l'effet. Elle fut tentée de se mettre
       à genoux devant lui, et de lui demander sa bénédiction, comme elle avait
       reçu celle du Porpora en le quittant, et celle de Marcello un beau jour
       de sa vie, qui avait commencé la série de ses jours malheureux et
       solitaires.
     
     
     
     
       XXXIIÏ.
     
     
       Plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'on eût aucune nouvelle du comte
       Albert; et Consuelo, à qui cette situation semblait mortellement
       sinistre, s'étonna de voir la famille de Rudolstadt rester sous le poids
       d'une si affreuse incertitude, sans témoigner ni désespoir ni
       impatience. L'habitude des plus cruelles anxiétés donne une sorte
       d'apathie apparente ou d'endurcissement réel, qui blessent et irritent
       presque les âmes dont la sensibilité n'est pas encore émoussée par de
       longs malheurs. Consuelo, en proie à une sorte de cauchemar, au milieu
       de ces impressions lugubres et de ces événements inexplicables,
       s'étonnait de voir l'ordre de la maison à peine troublé, la chanoinesse
       toujours aussi vigilante, le baron toujours aussi ardent à la chasse, le
       chapelain toujours aussi régulier dans ses mêmes pratiques de dévotion,
       et Amélie toujours aussi gaie et aussi railleuse. La vivacité enjouée de
       cette dernière était ce qui la scandalisait particulièrement. Elle ne
       concevait pas qu'elle pût rire et folâtrer, lorsqu'elle-même pouvait à
       peine lire et travailler à l'aiguille.
     
       La chanoinesse cependant brodait un devant d'autel en tapisserie pour la
       chapelle du château. C'était un chef-d'oeuvre de patience, de finesse et
       de propreté. A peine avait-elle fait un tour dans la maison, qu'elle
       revenait s'asseoir devant son métier, ne fût-ce que pour y ajouter,
       quelques points, en attendant que de nouveaux soins l'appelassent dans
       les granges, dans les offices, ou dans les celliers. Et il fallait voir
       avec quelle importance on traitait toutes ces petites choses, et comme
       cette chétive créature trottait d'un pas toujours égal, toujours digne
       et compassé, mais jamais ralenti, dans tous les coins de son petit
       empire; croisant mille fois par jour et dans tous les sens la surface
       étroite et monotone de son domaine domestique. Ce qui paraissait étrange
       aussi à Consuelo, c'était le respect et l'admiration qui s'attachaient
       dans la famille et dans le pays à cet emploi de servante infatigable,
       que la vieille dame semblait avoir embrassé avec tant d'amour et de
       jalousie. A la voir régler parcimonieusement les plus chétives affaires,
       on l'eût crue cupide et méfiante. Et pourtant elle était pleine de
       grandeur et de générosité dans le fond de son âme et dans les occasions
       décisives. Mais ces nobles qualités, surtout cette tendresse toute
       maternelle, qui la rendaient si sympathique et si vénérable aux yeux de
       Consuelo, n'eussent pas suffi aux autres pour en faire l'héroïne de la
       famille. Il lui fallait encore, il lui fallait surtout toutes ces
       puérilités du ménage gouvernées solennellement, pour être appréciée ce
       qu'elle était (malgré tout cela), une femme d'un grand sens et d'un
       grand caractère. Il ne se passait pas un jour sans que le comte
       Christian, le baron ou le chapelain, ne répétassent chaque fois qu'elle
       tournait les talons:
     
       «Quelle sagesse, quel courage, quelle force d'esprit résident dans la
       chanoinesse!»
     
       Amélie elle-même, ne discernant pas la véritable élévation de la vie
       d'avec les enfantillages qui, sous une autre forme, remplissaient toute
       la sienne, n'osait pas dénigrer sa tante sous ce point de vue, le seul
       qui, pour Consuelo, fit une ombre à cette vive lumière dont rayonnait
       l'âme pure et aimante de la bossue Wenceslawa.
     
       Pour la _Zingarella_, née sur les grands chemins, et perdue dans le
       monde, sans autre maître et sans autre protecteur que son propre génie,
       tant de soucis, d'activité et de contention d'esprit, à propos d'aussi
       misérables résultats que la conservation et l'entretien de certains
       objets et de certaines denrées, paraissait un emploi monstrueux de
       l'intelligence. Elle qui ne possédait rien, et ne désirait rien des
       richesses de la terre, elle souffrait de voir une belle âme s'atrophier
       volontairement dans l'occupation de posséder du blé, du vin, du bois, du
       chanvre, des animaux et des meubles. Si on lui eût offert tous ces biens
       convoités par la plupart des hommes, elle eût demandé, à la place, une
       minute de son ancien bonheur, ses haillons, son beau ciel, son pur amour
       et sa liberté sur les lagunes de Venise; souvenir amer et précieux qui
       se peignait dans son cerveau sous les plus brillantes couleurs, à mesure
       qu'elle s'éloignait de ce riant horizon pour pénétrer dans la sphère
       glacée de ce qu'on appelle la vie positive.
     
       Son coeur se serrait affectueusement lorsqu'elle voyait, à la nuit
       tombante, la chanoinesse, suivie de Hanz, prendre un gros trousseau de
       clefs, et marcher elle-même dans tous les bâtiments et dans toutes les
       cours, pour faire sa ronde, pour fermer les moindres issues, pour
       visiter les moindres recoins où des malfaiteurs eussent pu se glisser,
       comme si personne n'eût dû dormir en sûreté derrière ces murs
       formidables, avant que l'eau du torrent prisonnier derrière une écluse
       voisine ne se fût élancée en mugissant dans les fossés du château,
       tandis qu'on cadenassait les grilles et qu'on relevait les ponts.
       Consuelo avait dormi tant de fois, dans ses courses lointaines, sur le
       bord d'un chemin, avec un pan du manteau troué de sa mère pour tout
       abri! Elle avait tant de fois salué l'aurore sur les dalles blanches de
       Venise, battues par les flots, sans avoir eu un instant de crainte pour
       sa pudeur, la seule richesse qu'elle eût à coeur de conserver! Hélas! se
       disait-elle, que ces gens-ci sont à plaindre d'avoir tant de choses à
       garder! La sécurité est le but qu'ils poursuivent jour et nuit, et, à
       force de la chercher, ils n'ont ni le temps de la trouver, ni celui d'en
       jouir. Elle soupirait donc déjà comme Amélie dans cette noire prison,
       dans ce morne château des Géants, où le soleil lui-même semblait
       craindre de pénétrer. Mais au lieu que la jeune baronne rêvait de fêtes,
       de parures et d'hommages, Consuelo rêvait d'un sillon, d'un buisson ou
       d'une barque pour palais, avec l'horizon pour toute enceinte, et
       l'immensité des cieux étoilés pour tout spectacle.
     
       Forcée par le froid du climat et par la clôture du château à changer
       l'habitude vénitienne qu'elle avait prise de veiller une partie de la
       nuit et de se lever tard le matin, après bien des heures d'insomnie,
       d'agitation et de rêves lugubres, elle réussit enfin à se plier à la loi
       sauvage de la claustration; et elle s'en dédommagea en hasardant seule
       quelques promenades matinales dans les montagnes voisines. On ouvrait
       les portes et on baissait les ponts aux premières clartés du jour; et
       tandis qu'Amélie, occupée une partie de la nuit à lire des romans en
       cachette, dormait jusqu'à l'appel de la cloche du déjeuner, la Porporina
       allait respirer l'air libre et fouler les plantes humides de la forêt.
     
       Un matin qu'elle descendait bien doucement sur la pointe du pied pour
       n'éveiller personne, elle se trompa de direction dans les innombrables
       escaliers et dans les interminables corridors du château, qu'elle avait
       encore de la peine à comprendre. Égarée dans ce labyrinthe de galeries
       et de passages, elle traversa une sorte de vestibule qu'elle ne
       connaissait pas, et crut trouver par là une sortie sur les jardins. Mais
       elle n'arriva qu'à l'entrée d'une petite chapelle d'un beau style
       ancien, à peine éclairée en haut par une rosace dans la voûte, qui
       jetait une lueur blafarde sur le milieu du pavé, et laissait le fond
       dans un vague mystérieux. Le soleil était encore sous l'horizon, la
       matinée grise et brumeuse. Consuelo crut d'abord qu'elle était dans la
       chapelle du château, où déjà elle avait entendu la messe un dimanche.
       Elle savait que cette chapelle donnait sur les jardins; mais avant de la
       traverser pour sortir, elle voulut saluer le sanctuaire de la prière, et
       s'agenouilla sur la première dalle. Cependant, comme il arrive souvent
       aux artistes de se laisser préoccuper par les objets extérieurs en dépit
       de leurs tentatives pour remonter dans la sphère des idées abstraites,
       sa prière ne put l'absorber assez pour l'empêcher de jeter un coup
       d'oeil curieux autour d'elle; et bientôt elle s'aperçut qu'elle n'était
       pas dans la chapelle, mais dans un lieu où elle n'avait pas encore
       pénétré. Ce n'était ni le même vaisseau ni les mêmes ornements. Quoique
       cette chapelle inconnue fût assez petite, on distinguait encore mal les
       objets, et ce qui frappa le plus Consuelo fut une statue blanchâtre,
       agenouillée vis-à-vis de l'autel, dans l'attitude froide et sévère qu'on
       donnait jadis à toutes celles dont on décorait les tombeaux. Elle pensa
       qu'elle se trouvait dans un lieu réservé aux sépultures de quelques
       aïeux d'élite; et, devenue un peu craintive et superstitieuse depuis son
       séjour en Bohême, elle abrégea sa prière et se leva pour sortir.
     
       Mais au moment où elle jetait un dernier regard timide sur cette figure
       agenouillée à dix pas d'elle, elle vit distinctement la statue
       disjoindre ses deux mains de pierre allongées l'une contre l'autre, et
       faire lentement un grand signe de croix en poussant un profond soupir.
     
       Consuelo faillit tomber à la renverse, et cependant elle ne put détacher
       ses yeux hagards de la terrible statue. Ce qui la confirmait dans la
       croyance que c'était une figure de pierre, c'est qu'elle ne sembla pas
       entendre le cri d'effroi que Consuelo laissa échapper, et qu'elle remit
       ses deux grandes mains blanches l'une contre l'autre, sans paraître
       avoir le moindre rapport avec le monde extérieur.
     
     
     
     
       XXXIV.
     
     
       Si l'ingénieuse et féconde Anne Radcliffe se fût trouvée à la place du
       candide et maladroit narrateur de cette très véridique histoire, elle
       n'eût pas laissé échapper une si bonne occasion de vous promener, madame
       la lectrice, à travers les corridors, les trappes, les escaliers en
       spirale, les ténèbres et les souterrains, pendant une demi-douzaine de
       beaux et attachants volumes, pour vous révéler, seulement au septième,
       tous les arcanes de son oeuvre savante. Mais la lectrice esprit fort que
       nous avons charge de divertir ne prendrait peut-être pas aussi bien, au
       temps où nous sommes, l'innocent stratagème du romancier. D'ailleurs,
       comme il serait fort difficile de lui en faire accroire, nous lui
       dirons, aussi vite que nous le pourrons, le mot de toutes nos énigmes.
       Et pour lui en confesser deux d'un coup, nous lui avouerons que
       Consuelo, après deux secondes de sang-froid, reconnut, dans la statue
       animée qu'elle avait devant les yeux, le vieux comte Christian qui
       récitait mentalement ses prières du matin dans son oratoire; et dans ce
       soupir de componction qui venait de lui échapper à son insu, comme il
       arrive souvent aux vieillards, le même soupir diabolique qu'elle avait
       cru entendre à son oreille un soir, après avoir chanté l'hymne de
       Notre-Dame-de-Consolation.
     
       Un peu honteuse de sa frayeur, Consuelo resta enchaînée à sa place par
       le respect, et par la crainte de troubler une si fervente prière. Rien
       n'était plus solennel et plus touchant à voir que ce vieillard prosterné
       sur la pierre, offrant son coeur à Dieu au lever de l'aube, et plongé
       dans une sorte de ravissement céleste qui semblait fermer ses sens à
       toute perception du monde physique. Sa noble figure ne trahissait aucune
       émotion douloureuse. Un vent frais, pénétrant par la porte que Consuelo
       avait laissée entr'ouverte, agitait autour de sa nuque une demi-couronne
       de cheveux argentés; et son vaste front, dépouillé jusqu'au sommet du
       crâne, avait le luisant jaunâtre des vieux marbres. Revêtu d'une robe de
       chambre de laine blanche à l'ancienne mode, qui ressemblait un peu à un
       froc de moine, et qui formait sur ses membres amaigris de gros plis
       raides et lourds, il avait tout l'air d'une statue de tombeau; et quand
       il eut repris son immobilité, Consuelo fut encore obligée de le regarder
       à deux fois pour ne pas retomber dans sa première illusion.
     
       Après qu'elle l'eut considéré attentivement, en se plaçant un peu de
       côté pour le mieux voir, elle se demanda, comme malgré elle, tout au
       milieu de son admiration et de son attendrissement, si le genre de
       prière que ce vieillard adressait à Dieu était bien efficace pour la
       guérison de son malheureux fils, et si une âme aussi passivement soumise
       aux arrêts du dogme et aux rudes décrets de la destinée avait jamais
       possédé la chaleur, l'intelligence et le zèle qu'Albert aurait eu besoin
       de trouver dans l'âme de son père. Albert aussi avait une âme mystique:
       lui aussi avait eu une vie dévote et contemplative, mais, d'après tout
       ce qu'Amélie avait raconté à Consuelo, d'après ce qu'elle avait vu de
       ses propres yeux depuis quelques jours passés dans le château, Albert
       n'avait jamais rencontré le conseil, le guide et l'ami qui eût pu
       diriger son imagination, apaiser la véhémence de ses sentiments, et
       attendrir la rudesse brûlante de sa vertu. Elle comprenait qu'il avait
       dû se sentir isolé, et se regarder comme étranger au milieu de cette
       famille obstinée à le contredire ou à le plaindre en silence, comme un
       hérétique ou comme un fou; elle le sentait elle-même, à l'espèce
       d'impatience que lui causait cette impassible et interminable prière
       adressée au ciel, comme pour se remettre à lui seul du soin qu'on eût dû
       prendre soi-même de chercher le fugitif, de le rejoindre, de le
       persuader, et de le ramener. Car il fallait de bien grands accès de
       désespoir, et un trouble intérieur inexprimable, pour arracher ainsi un
       jeune homme si affectueux et si bon du sein de ses proches, pour le
       jeter dans un complet oubli de soi-même, et pour lui ravir jusqu'au
       sentiment des inquiétudes et des tourments qu'il pouvait causer aux
       êtres les plus chers.
     
       Celte résolution qu'on avait prise de ne jamais le contrarier, et de
       feindre le calme au milieu de l'épouvante, semblait à l'esprit ferme et
       droit de Consuelo une sorte de négligence coupable ou d'erreur
       grossière. Il y avait là l'espèce d'orgueil et d'égoïsme qu'inspire une
       foi étroite aux gens qui consentent à porter le bandeau de
       l'intolérance, et qui croient à un seul chemin, rigidement tracé par la
       main du prêtre, pour aller au ciel.
     
       «Dieu bon! disait Consuelo en priant dans son coeur; cette grande âme
       d'Albert, si ardente, si charitable, si pure de passions humaines,
       serait-elle donc moins précieuse à vos yeux que les âmes patientes et
       oisives qui acceptent les injustices du monde, et voient sans
       indignation la justice et la vérité méconnues sur la terre? Etait-il
       donc inspiré par le diable, ce jeune homme qui, dès son enfance, donnait
       tous ses jouets et tous ses ornements aux enfants des pauvres, et qui,
       au premier éveil de la réflexion, voulait se dépouiller de toutes ses
       richesses pour soulager les misères humaines? Et eux, ces doux et
       bénévoles seigneurs, qui plaignent le malheur avec des larmes stériles
       et le soulagent avec de faibles dons, sont-ils bien sages de croire
       qu'ils vont gagner le ciel avec des prières et des actes de soumission à
       l'empereur et au pape, plus qu'avec de grandes oeuvres et d'immenses
       sacrifices? Non, Albert n'est pas fou; une voix me crie au fond de l'âme
       que c'est le plus beau type du juste et du saint qui soit sorti des
       mains de la nature. Et si des rêves pénibles, des illusions bizarres ont
       obscurci la lucidité de sa raison, s'il est devenu aliéné enfin, comme
       ils le croient, c'est la contradiction aveugle, c'est l'absence de
       sympathie, c'est la solitude du coeur, qui ont amené ce résultat
       déplorable. J'ai vu la logette où le Tasse a été enfermé comme fou, et
       j'ai pensé que peut-être il n'était qu'exaspéré par l'injustice. J'ai
       entendu traiter de fous, dans les salons de Venise, ces grands saints du
       christianisme dont l'histoire touchante m'a fait pleurer et rêver dans
       mon enfance: on appelait leurs miracles des jongleries, et leurs
       révélations des songes maladifs. Mais de quel droit ces gens-ci, ce
       pieux vieillard, cette timide chanoinesse, qui croient aux miracles des
       saints et au génie des poètes, prononcent-ils sur leur enfant cette
       sentence de honte et de réprobation qui ne devrait s'attacher qu'aux
       infirmes et aux scélérats? Fou! Mais c'est horrible et repoussant, la
       folie! c'est un châtiment de Dieu après les grands crimes; et à force de
       vertu un homme deviendrait fou! Je croyais qu'il suffisait de faiblir
       sous le poids d'un malheur immérité pour avoir droit au respect autant
       qu'à la pitié des hommes. Et si j'étais devenue folle, moi; si j'avais
       blasphémé le jour terrible où j'ai vu Anzoleto dans les bras d'une
       autre, j'aurais donc perdu tout droit aux conseils, aux encouragements,
       et aux soins spirituels de mes frères les chrétiens? On m'eût donc
       chassée ou laissée errante sur les chemins, en disant: Il n'y a pas de
       remède pour elle; faisons-lui l'aumône, et ne lui parlons pas; car pour
       avoir trop souffert, elle ne peut plus rien comprendre? Eh bien, c'est
       ainsi qu'on traite ce malheureux, comte Albert! On le nourrit, on
       l'habille, on le soigne, on lui fait en un mot, l'aumône d'une
       sollicitude puérile. Mais on ne lui parle pas; on se tait quand il
       interroge, on baisse la tête ou on la détourne quand il cherche à
       persuader. On le laisse fuir quand l'horreur de la solitude l'appelle
       dans des solitudes plus profondes encore, et on attend qu'il revienne,
       en priant Dieu de le surveiller et de le ramener sain et sauf, comme si
       l'Océan était entre lui et les objets de son affection! Et cependant on
       pense qu'il n'est pas loin; on me fait chanter pour l'éveiller, s'il est
       en proie au sommeil léthargique dans l'épaisseur de quelque muraille ou
       dans le tronc de quelque vieux arbre voisin. Et l'on n'a pas su explorer
       tous les secrets de cette antique masure, on n'a pas creusé jusqu'aux
       entrailles de ce sol miné! Ah! si j'étais le père ou la tante d'Albert,
       je n'aurais pas laissé pierre sur pierre avant de l'avoir retrouvé; pas
       un arbre de la forêt ne serait resté debout avant de me l'avoir rendu.»
     
       Perdue dans ses pensées, Consuelo était sortie sans bruit de l'oratoire
       du comte Christian, et elle avait trouvé, sans savoir comment, une porte
       sur la campagne. Elle errait parmi les sentiers de la forêt, et
       cherchait les plus sauvages, les plus difficiles, guidée, par un
       instinct romanesque et plein d'héroïsme qui lui faisait espérer de
       retrouver Albert. Aucun attrait vulgaire, aucune ombre de fantaisie
       imprudente ne la portait à ce dessein aventureux. Albert remplissait son
       imagination, et occupait tous ses rêves, il est vrai; mais à ses yeux ce
       n'était point un jeune homme beau et enthousiasmé d'elle qu'elle allait
       cherchant dans les lieux déserts, pour le voir et se trouver seule avec
       lui; c'était un noble infortuné qu'elle s'imaginait pouvoir sauver ou
       tout au moins calmer par la pureté de son zèle. Elle eût cherché de même
       un vénérable ermite malade pour le soigner, ou un enfant perdu pour le
       ramener à sa mère. Elle était un enfant elle-même, et cependant il y
       avait en elle une révélation de l'amour maternel; il y avait une foi
       naïve, une charité brûlante, une bravoure exaltée.
     
       Elle rêvait et entreprenait ce pèlerinage, comme Jeanne d'Arc avait rêvé
       et entrepris la délivrance de sa patrie. Il ne lui venait pas seulement
       à l'esprit qu'on pût railler ou blâmer sa résolution; elle ne concevait
       pas qu'Amélie, guidée par la voix du sang, et, dans le principe, par les
       espérances de l'amour, n'eût pas conçu le même projet, et qu'elle n'eût
       pas réussi à l'exécuter. Elle marchait avec rapidité; aucun obstacle ne
       l'arrêtait. Le silence de ces grands bois ne portait plus la tristesse
       ni l'épouvante dans son âme. Elle voyait la piste des loups sur le
       sable, et ne s'inquiétait pas de rencontrer leur troupe affamée. Il lui
       semblait qu'elle était poussée par une main divine qui la rendait
       invulnérable. Elle qui savait le Tasse par coeur, pour l'avoir chanté
       toutes les nuits sur les lagunes, elle s'imaginait marcher à l'abri de
       son talisman, comme le généreux Ubalde à la reconnaissance de Renaud à
       travers les embûches de la forêt enchantée. Elle marchait svelte et
       légère, parmi les ronces et les rochers, le front rayonnant d'une
       secrète fierté, et les joues colorées d'une légère rougeur. Jamais elle
       n'avait été plus belle à la scène dans les rôles héroïques; et pourtant
       elle ne pensait pas plus à la scène en cet instant qu'elle n'avait pensé
       à elle-même en montant sur le théâtre.
     
       De temps en temps elle s'arrêtait rêveuse et recueillie.
     
       «Et si je venais à le rencontrer tout à coup, se disait-elle, que lui
       dirais-je qui pût le convaincre et le tranquilliser? Je ne sais rien de
       ces choses mystérieuses et profondes qui l'agitent. Je les comprends à
       travers un voile de poésie qu'on a à peine soulevé devant mes yeux,
       éblouis de visions si nouvelles. Il faudrait avoir plus que le zèle et
       la charité, il faudrait avoir la science et l'éloquence pour trouver des
       paroles dignes d'être écoutées par un homme si supérieur à moi, par un
       fou si sage auprès de tous les êtres raisonnables au milieu desquels
       j'ai vécu. Allons, Dieu m'inspirera quand le moment sera venu; car pour
       moi, j'aurais beau chercher, je me perdrais de plus en plus dans les
       ténèbres de mon ignorance. Ah! si j'avais lu beaucoup de livres de
       religion et d'histoire, comme le comte Christian et la chanoinesse
       Wenceslawa! si je savais par coeur toutes les règles de la dévotion et
       toutes les prières de l'Eglise, je trouverais bien à en appliquer
       heureusement quelqu'une à la circonstance; mais j'ai à peine compris, à
       peine retenu par conséquent quelques phrases du catéchisme, et je ne
       sais prier qu'au lutrin. Quelque sensible qu'il soit à la musique, je ne
       persuaderai pas ce savant théologien avec une cadence ou avec une phrase
       de chant. N'importe! il me semble qu'il y a plus de puissance dans mon
       coeur pénétré et résolu, que dans toutes les doctrines étudiées par ses
       parents, si bons et si doux, mais indécis et froids comme les
       brouillards et les neiges de leur patrie.»
     
     
     
     
       XXXV.
     
     
       Après bien des détours et des retours dans les inextricables sentiers de
       cette forêt jetée sur un terrain montueux et tourmenté, Consuelo se
       trouva sur une élévation semée de roches et de ruines qu'il était assez
       difficile de distinguer les unes des autres, tant la main de l'homme,
       jalouse de celle du temps, y avait été destructive. Ce n'était plus
       qu'une montagne de débris, où jadis un village avait été brûlé par
       l'ordre du _redoutable aveugle_, le célèbre chef Calixtin Jean Ziska,
       dont Albert croyait descendre, et dont il descendait peut-être en effet.
       Durant une nuit profonde et lugubre, le farouche et infatigable
       capitaine ayant commandé à sa troupe de donner l'assaut à la forteresse
       des Géants, alors gardée pour l'Empereur par des Saxons, il avait
       entendu murmurer ses soldats, et un entre autres dire non loin de lui:
       «Ce maudit aveugle croit que, pour agir, chacun peut, comme lui, se
       passer de la lumière.» Là-dessus Ziska, se tournant vers un des quatre
       disciples dévoués qui l'accompagnaient partout, guidant son cheval ou
       son chariot, et lui rendant compte avec précision de la position
       topographique et des mouvements de l'ennemi, il lui avait dit, avec
       cette sûreté de mémoire ou cet esprit de divination qui suppléaient en
       lui au sens de la vue: «II y a ici près un village?--Oui, père, avait
       répondu le conducteur taborite; à ta droite, sur une éminence, en face
       de la forteresse.» Alors Ziska avait fait appeler le soldat mécontent
       dont le murmure avait fixé son attention: «Enfant, lui avait-il dit, tu
       te plains des ténèbres, va-t'en bien vite mettre le feu au village qui
       est sur l'éminence, à ma droite; et, à la lueur des flammes, nous
       pourrons marcher et combattre.»
     
       L'ordre terrible avait été exécuté. Le village incendié avait éclairé la
       marche et l'assaut des Taborites. Le château des Géants avait été
       emporté en deux heures, et Ziska en avait pris possession. Le lendemain,
       au jour, on remarqua et on lui fit savoir qu'au milieu des décombres du
       village, et tout au sommet de la colline qui avait servi de plate-forme
       aux soldats pour observer les mouvements de la forteresse, un jeune
       chêne, unique dans ces contrées, et déjà robuste, était resté debout et
       verdoyant, préservé apparemment de la chaleur des flammes qui montaient
       autour de lui par l'eau d'une citerne qui baignait ses racines.
     
       «Je connais bien la citerne, avait répondu Ziska. Dix des nôtres y ont
       été jetés par les damnés habitants de ce village, et depuis ce temps la
       pierre qui la couvre n'a point été levée. Qu'elle y reste et leur serve
       de monument, puisque, aussi bien, nous ne sommes pas de ceux qui croient
       les âmes errantes repoussées à la porte des cieux par le patron romain
       (Pierre, le porte-clefs, dont ils ont fait un saint), parce que les
       cadavres pourrissent dans une terre non bénite par la main des prêtres
       de Bélial. Que les os de nos frères reposent en paix dans cette citerne;
       leurs âmes sont vivantes. Elles ont déjà revêtu d'autres corps, et ces
       martyrs combattent parmi nous, quoique nous ne les connaissions point.
       Quant aux habitants du village, ils ont reçu leur paiement; et quant au
       chêne, il a bien fait de se moquer de l'incendie: une destinée plus
       glorieuse que celle d'abriter des mécréants lui était réservée. Nous
       avions besoin d'une potence, et la voici trouvée. Allez-moi chercher ces
       vingt moines augustins que nous avons pris hier dans leur couvent, et
       qui se font prier pour nous suivre. Courons les pendre haut et court aux
       branches de ce brave chêne, à qui cet ornement rendra tout à fait la
       santé.»
     
       Aussitôt dit, aussitôt fait. Le chêne, depuis ce temps là, avait été
       nommé le _Hussite_, la pierre de la citerne, _Pierre d'épouvante_, et le
       village détruit sur la colline abandonnée, _Schreckenstein_.
     
       Consuelo avait déjà entendu raconter dans tous ses détails, par la
       baronne Amélie, cette sombre chronique. Mais, comme elle n'en avait
       encore aperçu le théâtre que de loin, ou pendant la nuit au moment de
       son arrivée au château, elle ne l'eût pas reconnu, si, en jetant les
       yeux au-dessous d'elle, elle n'eût vu, au fond du ravin que traversait
       la route, les formidables débris du chêne, brisé par la foudre, et
       qu'aucun habitant de la campagne, aucun serviteur du château n'avait osé
       dépecer ni enlever, une crainte superstitieuse s'attachant encore pour
       eux, après plusieurs siècles, à ce monument d'horreur, à ce contemporain
       de Jean Ziska.
     
       Les visions et les prédictions d'Albert avaient donné à ce lieu tragique
       un caractère plus émouvant encore. Aussi Consuelo, en se trouvant seule
       et amenée à l'improviste à la pierre d'épouvante, sur laquelle même elle
       venait de s'asseoir, brisée de fatigue, sentit-elle faiblir son courage,
       et son coeur se serrer étrangement. Non seulement, au dire d'Albert,
       mais à celui de tous les montagnards de la contrée, des apparitions
       épouvantables hantaient le Schreckenstein, et en écartaient les
       chasseurs assez téméraires pour venir y guetter le gibier. Cette
       colline, quoique très-rapprochée du château, était donc souvent le
       domicile des loups et des animaux sauvages, qui y trouvaient un refuge
       assuré contre les poursuites du baron et de ses limiers. L'impassible
       Frédérick ne croyait pas beaucoup, pour son compte, au danger d'y être
       assailli par le diable, avec lequel il n'eût pas craint d'ailleurs de se
       mesurer corps à corps; mais, superstitieux à sa manière, et dans l'ordre
       de ses préoccupations dominantes, il était persuadé qu'une pernicieuse
       influence y menaçait ses chiens, et les y atteignait de maladies
       inconnues et incurables. Il en avait perdu plusieurs pour les avoir
       laissés se désaltérer dans les filets d'eau claire qui s'échappaient des
       veines de la colline, et qui provenaient peut-être de la citerne
       condamnée, antique tombeau des Hussites. Aussi rappelait-il de toute
       l'autorité de son sifflet sa griffonne Pankin ou son _double-nez_
       Saphyr, lorsqu'ils s'oubliaient aux alentours du Schreckenstein.
     
       Consuelo, rougissant des accès de pusillanimité qu'elle avait résolu de
       combattre, s'imposa de rester un instant sur la pierre fatale, et de ne
       s'en éloigner qu'avec la lenteur qui convient à un esprit calme, en ces
       sortes d'épreuves. Mais, au moment où elle détournait ses regards du
       chêne calciné qu'elle apercevait à deux cents pieds au-dessous d'elle,
       pour les reporter sur les objets environnants, elle vit qu'elle n'était
       pas seule sur la pierre d'épouvante, et qu'une figure incompréhensible
       venait de s'y asseoir à ses côtés, sans annoncer son approche par le
       moindre bruit.
     
       C'était une grosse tête ronde et béante, remuant sur un corps
       contrefait, grêle et crochu comme une sauterelle, couvert d'un costume
       indéfinissable qui n'était d'aucun temps et d'aucun pays, et dont le
       délabrement touchait de près à la malpropreté. Cependant cette figure
       n'avait d'effrayant que son étrangeté et l'imprévu de son apparition car
       elle n'avait rien d'hostile. Un sourire doux et caressant courait sur sa
       large bouche, et une expression enfantine adoucissait l'égarement
       d'esprit que trahissaient le regard vague et les gestes précipités.
       Consuelo, en se voyant seule avec un fou, dans un endroit où personne
       assurément ne fût venu lui porter secours, eut véritablement peur,
       malgré les révérences multipliées et les rires affectueux que lui
       adressait cet insensé. Elle crut devoir lui rendre ses saluts et ses
       signes de tête, pour ne pas l'irriter; mais elle se hâta de se lever et
       de s'éloigner, toute pâle et toute tremblante.
     
       Le fou ne la poursuivit point, et ne fit rien pour la rappeler; il
       grimpa seulement sur la pierre d'épouvante pour la suivre des yeux, et
       continua à la saluer de son bonnet en sautillant et en agitant ses bras
       et ses jambes, tout en articulant à plusieurs reprises un mot bohème que
       Consuelo ne comprit pas. Quand elle se vit à une certaine distance de
       lui, elle reprit un peu de courage pour le regarder et l'écouter. Elle
       se reprochait déjà d'avoir eu horreur de la présence d'un de ces
       malheureux que, dans son coeur, elle plaignait et vengeait des mépris et
       de l'abandon des hommes un instant auparavant. «C'est un fou
       bienveillant, se dit-elle, c'est peut-être un fou par amour. Il n'a
       trouvé de refuge contre l'insensibilité et le dédain que sur cette roche
       maudite où nul autre n'oserait habiter, et où les démons et les spectres
       sont plus humains pour lui que ses semblables, puisqu'ils ne l'en
       chassent pas et ne troublent pas l'enjouement de son humeur. Pauvre
       homme! qui ris et folâtres comme un petit enfant, avec une barbe
       grisonnante et un dos voûté! Dieu, sans doute, te protège et te bénit
       dans ton malheur, puisqu'il ne t'envoie que des pensées riantes, et
       qu'il ne t'a point rendu misanthrope et furieux comme tu aurais droit de
       l'être!»
     
       Le fou, voyant qu'elle ralentissait sa marche, et paraissant comprendre
       son regard bienveillant, se mit à lui parler bohème avec une excessive
       volubilité; et sa voix avait une douceur extrême, un charme pénétrant,
       qui contrastait avec sa laideur. Consuelo, ne le comprenant pas, songea
       qu'elle devait lui donner l'aumône; et, tirant une pièce de monnaie de
       sa poche, elle la posa sur une grosse pierre, après avoir élevé le bras
       pour la lui montrer et lui désigner l'endroit où elle la déposait. Mais
       le fou se mit à rire plus fort en se frottant les mains et en lui disant
       en mauvais allemand:
     
       «Inutile, inutile! Zdenko n'a besoin de rien, Zdenko est heureux, bien
       heureux! Zdenko a de la consolation, consolation, consolation!»
     
       Puis, comme s'il se fût rappelé un mot qu'il cherchait depuis longtemps,
       il s'écria avec un éclat de joie, et intelligiblement, quoiqu'il
       prononçât fort mal: «_Consuelo, Consuelo, Consuelo de mi alma!_»
     
       Consuelo s'arrêta stupéfaite, et lui adressant la parole en espagnol:
     
       «Pourquoi m'appelles-tu ainsi? lui cria-t-elle, qui t'a appris ce nom?
       Comprends-tu la langue que je te parle?»
     
       A toutes ces questions, dont Consuelo attendit vainement la réponse, le
       fou ne fit que sautiller en se frottant les mains comme un homme
       enchanté de lui-même; et d'aussi loin qu'elle put saisir les sons de sa
       voix, elle lui entendit répéter son nom sur des inflexions différentes,
       avec des rires et des exclamations de joie, comme lorsqu'un oiseau
       parleur s'essaie à articuler un mot qu'on lui a appris, et qu'il
       entrecoupe du gazouillement de son chant naturel.
     
       En reprenant le chemin du château, Consuelo se perdait dans ses
       réflexions. «Qui donc, se disait-elle, a trahi le secret de mon
       incognito, au point que le premier sauvage que je rencontre dans ces
       solitudes me jette mon vrai nom à la tête? Ce fou m'aurait-il vue
       quelque part? Ces gens-là voyagent: peut-être a-t-il été en même temps
       que moi à Venise.» Elle chercha en vain à se rappeler la figure de tous
       les mendiants et de tous les vagabonds qu'elle avait l'habitude de voir
       sur les quais et sur la place Saint-Marc, celle du fou de la pierre
       d'épouvante ne se présenta point à sa mémoire.
     
       Mais, comme elle repassait le pont-levis, il lui vint à l'esprit un
       rapprochement d'idées plus logique et plus intéressant. Elle résolut
       d'éclaircir ses soupçons, et se félicita secrètement de n'avoir pas tout
       à fait manqué son but dans l'expédition qu'elle venait de tenter.
     
     
     
     
       XXXVI.
     
     
       Lorsqu'elle se retrouva au milieu de la famille abattue et silencieuse,
       elle qui se sentait pleine d'animation et d'espérance, elle se reprocha
       la sévérité avec laquelle elle avait accusé secrètement l'apathie de ces
       gens profondément affligés. Le comte Christian et la chanoinesse ne
       mangèrent presque rien à déjeuner, et le chapelain n'osa pas satisfaire
       son appétit; Amélie paraissait en proie à un violent accès d'humeur.
       Lorsqu'on se leva de table, le vieux comte s'arrêta un instant devant la
       fenêtre, comme pour regarder le chemin sablé de la garenne par où Albert
       pouvait revenir, et il secoua tristement la tête comme pour dire: Encore
       un jour qui a mal commencé et qui finira de même!
     
       Consuelo s'efforça de les distraire en leur récitant avec ses doigts sur
       le clavier quelques-unes des dernières compositions religieuses de
       Porpora, qu'ils écoutaient toujours avec une admiration et un intérêt
       particuliers. Elle souffrait de les voir si accablés et de ne pouvoir
       leur dire qu'elle avait de l'espérance. Mais quand elle vit le comte
       reprendre son livre, et la chanoinesse son aiguille, quand elle fut
       appelée auprès du métier de cette dernière pour décider si un certain
       ornement devait avoir au centre quelques points bleus ou blancs, elle ne
       put s'empêcher de reporter son intérêt dominant sur Albert, qui expirait
       peut-être de fatigue et d'inanition dans quelque coin de la forêt, sans
       savoir retrouver sa route, ou qui reposait peut-être sur quelque froide
       pierre, enchaîné par la catalepsie foudroyante, exposé aux loups et aux
       serpents, tandis que, sous la main adroite et persévérante de la tendre
       Wenceslawa, les fleurs les plus brillantes semblaient éclore par
       milliers sur la trame, arrosées parfois d'une larme furtive, mais
       stérile.
     
       Aussitôt qu'elle put engager la conversation avec la boudeuse Amélie,
       elle lui demanda ce que c'était qu'un fou fort mal fait qui courait le
       pays singulièrement vêtu, en riant comme un enfant aux personnes qu'il
       rencontrait.
     
       «Eh! c'est Zdenko! répondit Amélie; vous ne l'aviez pas encore aperçu
       dans vos promenades? On est sûr de le rencontrer partout, car il
       n'habite nulle part.
     
       --Je l'ai vu ce matin pour la première fois, dit Consuelo, et j'ai cru
       qu'il était l'hôte attitré du Schreckenstein.
     
       --C'est donc là que vous avez été courir dès l'aurore? Je commence à
       croire que vous êtes un peu folle vous-même, ma chère Nina, d'aller
       ainsi seule de grand matin dans ces lieux déserts, où vous pourriez
       faire de plus mauvaises rencontres que celle de l'inoffensif idiot
       Zdenko.
     
       --Être abordée par quelque loup à jeun? reprit Consuelo en souriant; la
       carabine du baron votre père doit, ce me semble, couvrir de sa
       protection tout le pays.
     
       --Il ne s'agit pas seulement des bêtes sauvages, dit Amélie; le pays
       n'est pas si sûr que vous croyez, par rapport aux animaux les plus
       méchants de la création, les brigands et les vagabonds. Les guerres qui
       viennent de finir ont ruiné assez de familles pour que beaucoup de
       mendiants se soient habitués à aller au loin demander l'aumône, le
       pistolet à la main. Il y a aussi des nuées de ces Zingari égyptiens,
       qu'en France on nous fait l'honneur d'appeler Bohémiens, comme s'ils
       étaient originaires de nos montagnes pour les avoir infestées au
       commencement de leur apparition en Europe. Ces gens-là, chassés et
       rebutés de partout, lâches et obséquieux devant un homme armé,
       pourraient bien être audacieux avec une belle fille comme vous; et je
       crains que votre goût pour les courses aventureuses ne vous expose plus
       qu'il ne convient à une personne aussi raisonnable que ma chère
       Porporina affecte de l'être.
     
       --Chère baronne, reprit Consuelo, quoique vous sembliez regarder la dent
       du loup comme un mince péril auprès de ceux qui m'attendent, je vous
       avouerai que je la craindrais beaucoup plus que celle des Zingari. Ce
       sont pour moi d'anciennes connaissances, et, en général, il m'est
       difficile d'avoir peur des êtres faibles, pauvres et persécutés. Il me
       semble que je saurai toujours dire à ces gens-là ce qui doit m'attirer
       leur confiance et leur sympathie; car, si laids, si mal vêtus et si
       méprisés qu'ils soient, il m'est impossible de ne pas m'intéresser à eux
       particulièrement.
     
       --Brava, ma chère! s'écria Amélie avec une aigreur croissante. Vous
       voilà tout à fait arrivée aux beaux sentiments d'Albert pour les
       mendiants, les bandits et les aliénés; et je ne serais pas surprise de
       vous voir un de ces matins vous promener comme lui, appuyée sur le bras
       un peu malpropre et très-mal assuré de l'agréable Zdenko.»
     
       Ces paroles frappèrent Consuelo d'un trait de lumière qu'elle cherchait
       depuis le commencement de l'entretien, et qui la consola de l'amertume
       de sa compagne.
     
       «Le comte Albert vit donc en bonne intelligence avec Zdenko?
       demanda-t-elle avec un air de satisfaction qu'elle ne songea point à
       dissimuler.
     
       --C'est son plus intime, son plus précieux ami, répondit Amélie avec un
       sourire de dédain. C'est le compagnon de ses promenades, le confident de
       ses secrets, le messager, dit-on, de sa correspondance avec le diable.
       Zdenko et Albert sont les seuls qui osent aller à toute heure
       s'entretenir des choses divines les plus biscornues sur la pierre
       d'épouvante. Albert et Zdenko sont les seuls qui ne rougissent point de
       s'asseoir sur l'herbe avec les Zingari qui font halte sous nos sapins,
       et de partager avec eux la cuisine dégoûtante que préparent ces gens-là
       dans leurs écuelles de bois. Ils appellent cela communier, et on peut
       dire que c'est communier sous toutes les espèces possibles. Ah! quel
       époux! quel amant désirable que mon cousin Albert, lorsqu'il saisira la
       main de sa fiancée dans une main qui vient de presser celle d'un Zingaro
       pestiféré, pour la porter à cette bouche qui vient de boire le vin du
       calice dans la même coupe que Zdenko!
     
       --Tout ceci peut être fort plaisant, dit Consuelo; mais, quant à moi, je
       n'y comprends rien du tout.
     
       --C'est que vous n'avez pas de goût pour l'histoire, reprit Amélie, et
       que vous n'avez pas bien écouté tout ce que je vous ai raconté des
       Hussites et des Protestants, depuis plusieurs jours que je m'égosille à
       vous expliquer scientifiquement les énigmes et les pratiques saugrenues
       de mon cousin. Ne vous ai-je pas dit que la grande querelle des Hussites
       avec l'église romaine était venue à propos de la communion sous les deux
       espèces? Le concile de Bâle avait prononcé que c'était une profanation
       de donner aux laïques le sang du Christ sous l'espèce du vin, alléguant,
       voyez le beau raisonnement! que son corps et son sang étaient également
       contenus sous les deux espèces, et que qui mangeait l'un buvait l'autre.
       Comprenez-vous?
     
       --Il me semble que les Pères du concile ne se comprenaient pas beaucoup
       eux-mêmes. Ils eussent dû dire, pour être dans la logique, que la
       communion du vin était inutile; mais profanatoire! pourquoi, si, en
       mangeant le pain, on boit aussi le sang?
     
       --C'est que les Hussites avaient une terrible soif de sang, et que les
       Pères du concile les voyaient bien venir. Eux aussi avaient soif du sang
       de ce peuple; mais, ils voulaient le boire sous l'espèce de l'or.
       L'église romaine a toujours été affamée et altérée de ce suc de la vie
       des nations, du travail et de la sueur des pauvres. Les pauvres se
       révoltèrent, et reprirent leur sueur et leur sang dans les trésors des
       abbayes et sur la chape des évêques. Voilà tout le fond de la querelle,
       à laquelle vinrent se joindre, comme je vous l'ai dit, le sentiment
       d'indépendance nationale et la haine de l'étranger. La dispute de la
       communion en fut le symbole. Rome et ses prêtres officiaient dans des
       calices d'or et de pierreries; les Hussites affectaient d'officier dans
       des vases de bois, pour fronder le luxe de l'Église, et pour simuler la
       pauvreté des apôtres. Voilà pourquoi Albert, qui s'est mis dans la
       cervelle de se faire Hussite, après que ces détails du passé ont perdu
       toute valeur et toute signification; Albert, qui prétend connaître la
       vraie doctrine de Jean Huss mieux que Jean Huss lui-même, invente toutes
       sortes de communions, et s'en va communiant sur les chemins avec les
       mendiants, les païens, et les imbéciles. C'était la manie des Hussites
       de communier partout, à toute heure, et avec tout le monde.
     
       --Tout ceci est fort bizarre, répondit Consuelo, et ne peut s'expliquer
       pour moi que par un patriotisme exalté, porté jusqu'au délire, je le
       confesse, chez le comte Albert. La pensée est peut-être profonde, mais
       les formes qu'il y donne me semblent bien puériles pour un homme aussi
       sérieux et aussi savant. La véritable communion ne serait-elle pas
       plutôt l'aumône? Que signifient de vaines cérémonies passées de mode, et
       que ne comprennent certainement pas ceux qu'il y associe?
     
       --Quant à l'aumône, Albert ne s'en fait pas faute; et si on le laissait
       aller, il serait bientôt débarrassé de cette richesse que, pour ma part,
       je voudrais bien lui voir fondre dans la main de ses mendiants.
     
       --Et pourquoi cela?
     
       --Parce que mon père ne conserverait pas la fatale idée de m'enrichir en
       me faisant épouser ce démoniaque. Car il faut que vous le sachiez, ma
       chère Porporina, ajouta Amélie avec une intention malicieuse, ma famille
       n'a point renoncé à cet agréable dessein. Ces jours derniers, lorsque la
       raison de mon cousin brilla comme un rayon fugitif du soleil entre les
       nuages, mon père revint à l'assaut avec plus de fermeté que je ne le
       croyais capable d'en montrer avec moi. Nous eûmes une querelle assez
       vive, dont le résultat parait être qu'on essaiera de vaincre ma
       résistance par l'ennui de la séquestration, comme une citadelle qu'on
       veut prendre par la famine. Ainsi donc, si je faiblis, si je succombe,
       il faudra que j'épouse Albert malgré lui, malgré moi, et malgré une
       troisième personne qui fait semblant de ne pas s'en soucier le moins du
       monde.
     
       --Nous y voila! répondit Consuelo en riant: j'attendais cette épigramme,
       et vous ne m'avez accordé l'honneur de causer avec vous ce matin que
       pour y arriver. Je la reçois avec plaisir, parce que je vois dans cette
       petite comédie de jalousie un reste d'affection pour le comte Albert
       plus vive que vous ne voulez l'avouer.
     
     
       --Nina! s'écria la jeune baronne avec énergie, si vous croyez voir cela,
       vous avez peu de pénétration, et si vous le voyez avec plaisir, vous
       avez peu d'affection pour moi. Je suis violente, orgueilleuse peut-être,
       mais non dissimulée. Je vous l'ai dit: la préférence qu'Albert vous
       accorde m'irrite contre lui, non contre vous. Elle blesse mon
       amour-propre, mais elle flatte mon espérance et mon penchant. Elle me
       fait désirer qu'il fasse pour vous quelque bonne folie qui me débarrasse
       de tout ménagement envers lui, en justifiant cette aversion que j'ai
       longtemps combattue, et qu'il m'inspire enfin sans mélange de pitié ni
       d'amour.
     
       --Dieu veuille, répondit Consuelo avec douceur, que ceci soit le langage
       de la passion, et non celui de la vérité! car ce serait une vérité bien
       dure dans la bouche d'une personne bien cruelle!
     
       L'aigreur et l'emportement qu'Amélie laissa percer dans cet entretien
       firent peu d'impression sur l'âme généreuse de Consuelo. Elle ne
       songeait plus, quelques instants après, qu'à son entreprise; et ce rêve
       qu'elle caressait, de ramener Albert à sa famille, jetait une sorte de
       joie naïve sur la monotonie de ses occupations. Il lui fallait bien cela
       pour échapper à l'ennui qui la menaçait, et qui, étant la maladie la
       plus contraire et la plus inconnue jusqu'alors à sa nature active et
       laborieuse, lui fût devenu mortel. En effet, lorsqu'elle avait donné à
       son élève indocile et inattentive une longue et fastidieuse leçon, il ne
       lui restait plus qu'à exercer sa voix et à étudier ses vieux auteurs.
       Mais cette consolation, qui ne lui avait jamais manqué, lui était
       opiniâtrement disputée. Amélie, avec son oisiveté inquiète, venait à
       chaque instant la troubler et l'interrompre par de puériles questions ou
       des observations hors de propos. Le reste de la famille était
       affreusement morne. Déjà cinq mortels jours s'étaient écoulés sans que
       le jeune comte reparût, et chaque journée de cette absence ajoutait à
       l'abattement et à la consternation des précédentes.
     
       Dans l'après-midi, Consuelo, errant dans les jardins avec Amélie, vit
       Zdenko sur le revers du fossé qui les séparait de la campagne. Il
       paraissait occupé à parler tout seul, et, à son ton, on eût dit qu'il se
       racontait une histoire. Consuelo arrêta sa compagne, et la pria de lui
       traduire ce que disait l'étrange personnage.
     
       «Comment voulez-vous que je vous traduise des rêveries sans suite et
       sans signification? dit Amélie en haussant les épaules. Voici ce qu'il
       vient de marmotter, si vous tenez à le savoir:
     
       «II y avait une fois une grande montagne toute blanche, toute blanche,
       et à côté une grande montagne toute noire, toute noire, et à côté une
       grande montagne toute rouge, toute rouge ...»
     
       «Cela vous intéresse-t-il beaucoup?
     
       --Peut-être, si je pouvais savoir la suite. Oh! que ne donnerais-je pas
       pour comprendre le bohême! Je veux l'apprendre.
     
       --Ce n'est pas tout à fait aussi facile que l'italien ou l'espagnol;
       mais vous êtes si studieuse, que vous en viendrez à bout si vous voulez:
       je vous l'enseignerai, si cela peut vous faire plaisir.
     
       --Vous serez un ange. A condition, toutefois, que vous serez plus
       patiente comme maîtresse que vous ne l'êtes comme élève. Et maintenant
       que dit ce Zdenko?
     
       --Maintenant ce sont ses montagnes qui parlent.
     
       «Pourquoi, montagne rouge, toute rouge, as-tu écrasé la montagne toute
       noire? et toi, montagne blanche, toute blanche, pourquoi as-tu laissé
       écraser la montagne noire, toute noire?»
     
       Ici Zdenko se mit à chanter avec une voix grêle et cassée, mais d'une
       justesse et d'une douceur qui pénétrèrent Consuelo jusqu'au fond de
       l'âme. Sa chanson disait:
     
       «Montagnes noires et montagnes blanches, il vous faudra beaucoup d'eau
       de la montagne rouge pour laver vos robes:
     
       «Vos robes noires de crimes, et blanches d'oisiveté, vos robes souillées
       de mensonges, vos robes éclatantes d'orgueil.
     
       «Les voilà toutes deux lavées, bien lavées; vos robes qui ne voulaient
       pas changer de couleur; les voilà usées, bien usées, vos robes qui ne
       voulaient pas traîner sur le chemin.
     
       «Voilà toutes les montagnes rouges, bien rouges! Il faudra toute l'eau
       du ciel, toute l'eau du ciel, pour les laver.»
     
       --Est-ce une improvisation ou une vieille chanson du pays? demanda
       Consuelo à sa compagne.
     
       --Qui peut le savoir? répondit Amélie: Zdenko est un improvisateur
       inépuisable ou un rapsode bien savant. Nos paysans aiment passionnément
       à l'écouter, et le respectent comme un saint, tenant sa folie pour un
       don du ciel plus que pour une disgrâce de la nature. Ils le nourrissent
       et le choient, et il ne tiendrait qu'à lui d'être l'homme le mieux logé
       et le mieux habillé du pays; car chacun se dispute le plaisir et
       l'avantage de l'avoir pour hôte. Il passe pour un porte-bonheur, pour un
       présage de fortune. Quand le temps menace, si Zdenko vient à passer, on
       dit: Ce ne sera rien; la grêle ne tombera pas ici. Si la récolte est
       mauvaise, on prie Zdenko de chanter; et comme il promet toujours des
       années d'abondance et de fertilité, on se console du présent dans
       l'attente d'un meilleur avenir. Mais Zdenko ne veut demeurer nulle part,
       sa nature vagabonde l'emporte au fond des forêts. On ne sait point où il
       s'abrite la nuit, où il se réfugie contre le froid et l'orage. Jamais,
       depuis dix ans, on ne l'a vu entrer sous un autre toit que celui du
       château des Géants, parce qu'il prétend que ses aïeux sont dans toutes
       les maisons du pays, et qu'il lui est défendu de se présenter devant
       eux. Cependant il suit Albert jusque dans sa chambre, parce qu'il est
       aussi dévoué et aussi soumis à Albert que son chien Cynabre. Albert est
       le seul mortel qui enchaîne à son gré cette sauvage indépendance, et qui
       puisse d'un mot faire cesser son intarissable gaîté, ses éternelles
       chansons, et son babil infatigable. Zdenko a eu, dit-on, une fort belle
       voix, mais il l'a épuisée à parler, à chanter et à rire. Il n'est guère
       plus âgé qu'Albert, quoiqu'il ait l'apparence d'un homme de cinquante
       ans. Ils ont été compagnons d'enfance. Dans ce temps-là, Zdenko n'était
       qu'à demi fou. Descendant d'une ancienne famille (un de ses ancêtres
       figure avec quelque éclat dans la guerre des Hussites), il montrait
       assez de mémoire et d'aptitude pour que ses parents, voyant la faiblesse
       de son organisation physique, l'eussent destiné au cloître. On l'a vu
       longtemps en habit de novice d'un ordre mendiant: mais on ne put jamais
       l'astreindre au joug de la règle; et quand on l'envoyait en tournée avec
       un des frères de son couvent, et un âne chargé des dons des fidèles, il
       laissait là la besace, l'âne et le frère, et s'en allait prendre de
       longues vacances au fond des bois. Lorsque Albert entreprit ses voyages,
       Zdenko tomba dans un noir chagrin, jeta le froc aux orties, et se fit
       tout à fait vagabond. Sa mélancolie se dissipa peu à peu; mais l'espèce
       de raison qui avait toujours brillé au milieu de la bizarrerie de son
       caractère s'éclipsa tout à fait. Il ne dit plus que des choses
       incohérentes, manifesta toutes sortes de manies incompréhensibles, et
       devint réellement insensé. Mais comme il resta toujours sobre, chaste et
       inoffensif, on peut dire qu'il est idiot plus que fou. Nos paysans
       l'appellent l'_innocent_, et rien de plus.
     
       --Tout ce que vous m'apprenez de ce pauvre homme me le rend sympathique,
       dit Consuelo; je voudrais bien lui parler. Il sait un peu l'allemand?
     
       --Il le comprend, et il peut le parler tant bien que mal. Mais, comme
       tous les paysans bohèmes, il a horreur de cette langue; et plongé
       d'ailleurs dans ses rêveries comme le voilà, il est fort douteux qu'il
       vous réponde si vous l'interrogez.
     
       --Essayez donc de lui parler dans sa langue, et d'attirer son attention
       sur nous, dit Consuelo.»
     
       Amélie appela Zdenko à plusieurs reprises, lui demandant en bohémien
       s'il se portait bien, et s'il désirait quelque chose; mais elle ne put
       jamais lui faire relever sa tête penchée vers la terre, ni interrompre
       un petit jeu qu'il faisait avec trois cailloux, un blanc, un rouge, et
       un noir, qu'il poussait l'un contre l'autre en riant, et en se
       réjouissant beaucoup chaque fois qu'il les faisait tomber.
     
       «Vous voyez que c'est inutile, dit Amélie. Quand il n'a pas faim, ou
       qu'il ne cherche pas Albert, il ne nous parle jamais. Dans l'un ou
       l'autre cas, il vient à la porte du château, et s'il n'a que faim, il
       reste sur la porte. On lui donne ce qu'il désire, il remercie, et s'en
       va. S'il veut voir Albert, il entre, et va frapper à la porte de sa
       chambre, qui n'est jamais fermée pour lui, et où il reste des heures
       entières, silencieux et tranquille comme un enfant craintif si Albert
       travaille, expansif et enjoué si Albert est disposé à l'écouter, jamais
       importun, à ce qu'il semble, à mon aimable cousin, et plus heureux en
       ceci qu'aucun membre de sa famille.
     
       --Et lorsque le comte Albert devient invisible comme dans ce moment-ci,
       par exemple, Zdenko, qui l'aimait si ardemment, Zdenko qui perdit sa
       gaîté lorsque le comte entreprit ses voyages, Zdenko, son compagnon
       inséparable, reste donc tranquille? il ne montre point d'inquiétude?
     
       --Aucune. Il dit qu'Albert est allé voir le grand Dieu et qu'il
       reviendra bientôt. C'est ce qu'il disait lorsque Albert parcourait
       l'Europe, et que Zdenzo en avait pris son parti.
     
       --Et vous ne soupçonnez pas, chère Amélie, que Zdenko puisse être mieux
       fondé que vous tous à goûter cette sécurité? Vous ne vous êtes jamais
       avisés de penser qu'il était dans le secret d'Albert, et qu'il veillait
       sur lui dans son délire ou dans sa léthargie?
     
       --Nous y avons bien songé, et on a observé longtemps ses démarches;
       mais, comme son patron Albert, il déteste la surveillance; et, plus fin
       qu'un renard dépisté par les chiens, il a trompé tous les efforts,
       déjoué toutes les ruses, et dérouté toutes les observations. Il semble
       aussi qu'il ait, comme Albert, le don de se rendre invisible quand il
       lui plaît. Il a quelquefois disparu instantanément aux regards fixés sur
       lui, comme s'il eût fendu la terre pour s'y engloutir, ou comme si un
       nuage l'eût enveloppé de ses voiles impénétrables. Voilà du moins ce
       qu'affîrment nos gens et ma tante Wenceslawa elle-même, qui n'a pas,
       malgré toute sa piété, la tête beaucoup plus forte à l'endroit du
       pouvoir satanique.
     
       --Mais vous, chère baronne, vous ne pouvez pas croire à ces absurdités?
     
       --Moi, je me range à l'avis de mon oncle Christian. Il pense que si
       Albert n'a, dans ses détresses mystérieuses, que le secours et l'appui
       de cet insensé, il est fort dangereux de les lui ôter, et qu'on risque,
       en observant et en contrariant les démarches de Zdenko, de priver
       Albert, durant des heures et des jours entiers, des soins et même des
       aliments qu'il peut recevoir de lui. Mais, de grâce, passons outre, ma
       chère Nina; en voilà bien assez sur ce chapitre, et cet idiot ne me
       cause pas le même intérêt qu'à vous. Je suis fort rebattue de ses romans
       et de ses chansons, et sa voix cassée me donne mal à la gorge.
     
       --Je suis étonnée, dit Consuelo en se laissant entraîner par sa
       compagne, que cette voix n'ait pas pour vos oreilles un charme
       extraordinaire. Tout éteinte qu'elle est, elle me fait plus d'impression
       que celle des plus grands chanteurs.
     
       --C'est que vous êtes blasée sur les belles choses, et que la nouveauté
       vous amuse.
     
       --Cette langue qu'il chante est d'une singulière douceur, reprit
       Consuelo, et la monotonie de ses mélodies n'est pas ce que vous croyez:
       ce sont, au contraire, des idées bien suaves et bien originales.
     
       --Pas pour moi, qui en suis obsédée, repartit Amélie; j'ai pris dans les
       commencements quelque intérêt aux paroles, pensant avec les gens du pays
       que c'étaient d'anciens chants nationaux fort curieux sous le rapport
       historique; mais comme il ne les dit jamais deux fois de la même
       manière, je suis persuadée que ce sont des improvisations, et je me suis
       bien vite convaincue que cela ne valait pas la peine d'être écouté, bien
       que nos montagnards s'imaginent y trouver à leur gré un sens
       symbolique.»
     
       Dès que Consuelo put se débarrasser d'Amélie, elle courut au jardin, et
       retrouva Zdenko à la même place, sur le revers du fossé, absorbé dans le
       même jeu. Certaine que ce malheureux avait des relations cachées avec
       Albert, elle était entrée furtivement dans l'office, et y avait dérobé
       un gâteau de miel et de fleur de farine, pétri avec soin des propres
       mains de la chanoinesse. Elle se souvenait d'avoir vu Albert, qui
       mangeait fort peu, montrer machinalement de la préférence pour ce mets
       que sa tante confectionnait toujours pour lui avec le plus grand soin.
       Elle l'enveloppa dans un mouchoir blanc, et, voulant le jeter à Zdenko
       par dessus le fossé, elle se hasarda à l'appeler. Mais comme il ne
       paraissait pas vouloir l'écouter, elle se souvint de la vivacité avec
       laquelle il lui avait dit son nom, et elle le prononça d'abord en
       allemand. Zdenko sembla l'entendre; mais il était mélancolique dans ce
       moment-là, et, sans la regarder, il répéta en allemand, en secouant la
       tête et en soupirant: Consolation! consolation! comme s'il eût voulu
       dire: Je n'espère plus de consolation.
     
       «Consuelo!» dit alors la jeune fille pour voir si son nom espagnol
       réveillerait la joie qu'il avait montrée le matin en le prononçant.
     
       Aussitôt Zdenko abandonna ses cailloux, et se mit à sauter et à gambader
       sur le bord du fossé, en faisant voler son bonnet par-dessus sa tête, et
       en étendant les bras vers elle, avec des paroles bohêmes très-animées,
       et un visage rayonnant de plaisir et d'affection.
     
       «Albert!» lui cria de nouveau Consuelo en lui jetant le gâteau.
     
       Zdenko le ramassa en riant, et ne déploya pas le mouchoir; mais il
       disait beaucoup de choses que Consuelo était désespérée de ne pas
       comprendre. Elle écouta particulièrement et s'attacha, à retenir une
       phrase qu'il répéta plusieurs fois en la saluant; son oreille musicale
       l'aida à en saisir la prononciation exacte; et dès qu'elle eut perdu
       Zdenko de vue, qui s'enfuyait à toutes jambes, elle l'écrivit sur son
       carnet, en l'orthographiant à la vénitienne, et se réservant d'en
       demander le sens à Amélie. Mais, avant de quitter Zdenko, elle voulut
       lui donner encore quelque chose qui témoignât à Albert l'intérêt qu'elle
       lui portait, d'une manière plus délicate; et, ayant rappelé le fou, qui
       revint, docile à sa voix, elle lui jeta un bouquet de fleurs qu'elle
       avait cueilli dans la serre une heure auparavant, et qui était encore
       frais et parfumé à sa ceinture. Zdenko le ramassa, répéta son salut,
       renouvela ses exclamations et ses gambades, et, s'enfonçant dans des
       buissons épais où un lièvre eût seul semblé pouvoir se frayer un
       passage, il y disparut tout entier. Consuelo suivit des yeux sa course
       rapide pendant quelques instants, en voyant le haut des branches
       s'agiter dans la direction du sud-est. Mais un léger vent qui s'éleva
       rendit cette observation inutile, en agitant toutes les branches du
       taillis; et Consuelo rentra, plus que jamais attachée à la poursuite de
       son dessein.
     
     
     
     
       XXXVII.
     
     
       Lorsque Amélie fut appelée à traduire la phrase que Consuelo avait
       écrite sur son carnet et gravée dans sa mémoire, elle dit qu'elle ne la
       comprenait pas du tout, quoiqu'elle pût la traduire littéralement par
       ces mots:
     
       _Que celui à qui on a fait tort te salue._
     
       «Peut-être, ajouta-t-elle, veut-il parler d'Albert, ou de lui-même, en
       disant qu'on leur a fait tort en les taxant de folie, eux qui se croient
       les seuls hommes raisonnables qu'il y ait sur la terre: Mais à quoi bon
       chercher le sens des discours d'un insensé? Ce Zdenko occupe beaucoup
       plus votre imagination qu'il ne mérite.
     
       --C'est la croyance du peuple dans tous les pays, répondit Consuelo,
       d'attribuer aux fous une sorte de lumière supérieure à celle que
       perçoivent les esprits positifs et froids. J'ai le droit de conserver
       les préjugés de ma classe, et je ne puis jamais croire qu'un fou parle
       au hasard en disant des paroles qui nous paraissent inintelligibles.
     
       --Voyons, dit Amélie, si le chapelain, qui est très versé dans toutes
       les formules anciennes et nouvelles dont se servent nos paysans,
       connaîtra celle-ci.»
     
       Et, courant vers le bonhomme, elle lui demanda l'explication de la
       phrase de Zdenko.
     
       Mais ces paroles obscures parurent frapper le chapelain d'une affreuse
       lumière.
     
       «Dieu vivant! s'écria-t-il en pâlissant, où donc votre seigneurie
       a-t-elle entendu un semblable blasphème?
     
       --Si c'en est un, je ne le devine pas, répondit Amélie en riant, et
       c'est pour cela que j'en attends de vous la traduction.
     
       --Mot à mot, c'est bien, en bon allemand, ce que vous venez de dire,
       madame, c'est bien «_Que celui à qui on a fait tort te salue_;» mais si
       vous voulez en savoir le sens (et j'ose à peine le prononcer), c'est,
       dans la pensée de l'idolâtre qui le prononce, «_que le diable soit avec
       toi!_»
     
       --En d'autres termes, reprit Amélie en riant plus fort: «_Va au
       diable!_» Eh bien! c'est un joli compliment, et voilà ce qu'on gagne, ma
       chère Nina, à causer avec les fous. Vous ne pensiez pas que Zdenko, avec
       un sourire si affable et des grimaces si enjouées, vous adressait un
       souhait aussi peu galant.
     
       --Zdenko? s'écria le chapelain. Ah! c'est ce malheureux idiot qui se
       sert de pareilles formules? A la bonne heure! je tremblais que ce ne fût
       quelque autre ... et j'avais tort; cela ne pouvait sortir que de cette
       tête farcie des abominations de l'antique hérésie! Où prend-il ces
       choses à peu près inconnues et oubliées aujourd'hui? L'esprit du mal
       peut seul les lui suggérer.
     
       --Mais c'est tout simplement un fort vilain jurement dont le peuple se
       sert dans toutes les langues, repartit Amélie; et les catholiques ne
       s'en font pas plus faute que les autres.
     
       --Ne croyez pas cela, baronne, dit le chapelain. Ce n'est pas une
       malédiction dans l'esprit égaré de celui qui s'en sert, c'est un hommage
       et une bénédiction, au contraire; et là est le crime. Cette abomination
       vient des Lollards, secte détestable qui engendra celle des Vaudois,
       laquelle engendra celle des Hussites....
     
       --Laquelle en engendra bien d'autres! dit Amélie en prenant un air grave
       pour se moquer du bon prêtre. Mais, voyons, monsieur le chapelain,
       expliquez-nous donc comment ce peut être un compliment que de
       recommander son prochain au diable?
     
       --C'est que, dans la croyance des Lollards, Satan n'était pas l'ennemi
       du genre humain, mais au contraire son protecteur et son patron. Ils le
       disaient victime de l'injustice et de la jalousie. Selon eux, l'archange
       Michel et les autres puissances célestes qui l'avaient précipité dans
       l'abîme étaient de véritables démons, tandis que Lucifer, Belzébuth,
       Astaroth, Aslarté, et tous les monstres de l'enfer étaient l'innocence
       et la lumière même. Ils croyaient que le règne de Michel et de sa
       glorieuse milice finirait bientôt, et que le diable serait réhabilité et
       réintégré dans le ciel avec sa phalange maudite. Enfin ils lui rendaient
       un culte impie, et s'abordaient les uns les autres en se disant: Que
       celui à _qui on a fait tort_, c'est-à-dire celui qu'on a méconnu et
       condamné injustement, _te salue_, c'est-à-dire, te protège et t'assiste.
     
       --Eh bien, dit Amélie en riant aux éclats, voilà ma chère Nina sous des
       auspices bien favorables, et je ne serais pas étonnée qu'il fallût
       bientôt en venir avec elle à des exorcismes pour détruire l'effet des
       incantations de Zdenko.»
     
       Consuelo fut un peu émue de cette plaisanterie. Elle n'était pas bien
       sûre que le diable fût une chimère, et l'enfer une fable poétique. Elle
       eût été portée à prendre au sérieux l'indignation et la frayeur du
       chapelain, si celui-ci, scandalisé des rires d'Amélie, n'eût été, en ce
       moment, parfaitement ridicule. Interdite, troublée dans toutes les
       croyances de son enfance par cette lutte où elle se voyait lancée, entre
       la superstition des uns et l'incrédulité des autres, Consuelo eut, ce
       soir-là, beaucoup de peine à dire ses prières. Elle cherchait le sens de
       toutes ces formules de dévotion qu'elle avait acceptées jusque-là sans
       examen, et qui ne satisfaisaient plus son esprit alarmé. «A ce que j'ai
       pu voir, pensait-elle, il y a deux sortes de dévotions à Venise. Celle
       des moines, des nonnes, et du peuple, qui va trop loin peut-être; car
       elle accepte, avec les mystères de la religion, toutes sortes de
       superstitions accessoires, l'_Orco_ (le diable des lagunes), les
       sorcières de Malamocco, les chercheuses d'or, l'horoscope, et les voeux
       aux saints pour la réussite des desseins les moins pieux et parfois les
       moins honnêtes: celle du haut clergé et du beau monde, qui n'est qu'un
       simulacre; car ces gens-là vont à l'église comme au théâtre, pour
       entendre la musique et se montrer; ils rient de tout, et n'examinent
       rien dans la religion, pensant que rien n'y est sérieux, que rien n'y
       oblige la conscience, et que tout est affaire de forme et d'usage.
       Anzoleto n'était pas religieux le moins du monde; c'était un de mes
       chagrins, et j'avais raison d'être effrayée de son incrédulité. Mon
       maître Porpora ... que croyait-il? je l'ignore. Il ne s'expliquait point
       là-dessus, et cependant il m'a parlé de Dieu et des choses divines dans
       le moment le plus douloureux et le plus solennel de ma vie. Mais quoique
       ses paroles m'aient beaucoup frappée, elles n'ont laissé en moi que de
       la terreur et de l'incertitude. Il semblait qu'il crût à un Dieu jaloux
       et absolu, qui n'envoyait le génie et l'inspiration qu'aux êtres isolés
       par leur orgueil des peines et des joies de leurs semblables. Mon coeur
       désavoue cette religion sauvage, et ne peut aimer un Dieu qui me défend
       d'aimer. Quel est donc le vrai Dieu? Qui me l'enseignera? Ma pauvre mère
       était croyante; mais de combien d'idolâtries puériles son culte était
       mêlé! Que croire et que penser? Dirai-je, comme l'insouciante Amélie,
       que la raison est le seul Dieu? Mais elle ne connaît même pas ce
       Dieu-là, et ne peut me l'enseigner; car il n'est pas de personne moins
       raisonnable qu'elle. Peut-on vivre sans religion? Alors pourquoi vivre?
       En vue de quoi travaillerais-je? en vue de quoi aurais-je de la pitié,
       du courage, de la générosité, de la conscience et de la droiture, moi
       qui suis seule dans l'univers, s'il n'est point dans l'univers un Être
       suprême, intelligent et plein d'amour, qui me juge, qui m'approuve, qui
       m'aide, me préserve et me bénisse? Quelles forces, quels enivrements
       puisent-ils dans la vie, ceux qui peuvent se passer d'un espoir et d'un
       amour au-dessus de toutes les illusions et de toutes les vicissitudes
       humaines?
     
       «Maître suprême! s'écria-t-elle dans son coeur, oubliant les formules de
       sa prière accoutumée, enseigne-moi ce que je dois faire. Amour suprême!
       enseigne-moi ce que je dois aimer. Science suprême! enseigne-moi ce que
       je dois croire.»
     
       En priant et en méditant de la sorte, elle oublia l'heure qui
       s'écoulait, et il était plus de minuit lorsque avant de se mettre au
       lit, elle jeta un coup d'oeil sur la campagne éclairée par la lune. La
       vue qu'on découvrait de sa fenêtre était peu étendue, à cause des
       montagnes environnantes, mais extrêmement pittoresque. Un torrent
       coulait au fond d'une vallée étroite et sinueuse, doucement ondulée en
       prairies sur la base des collines inégales qui fermaient l'horizon,
       s'entr'ouvrant çà et là pour laisser apercevoir derrière elles d'autres
       gorges et d'autres montagnes plus escarpées et toutes couvertes de noirs
       sapins. La clarté de la lune à son déclin se glissait derrière les
       principaux plans de ce paysage triste et vigoureux, où tout était
       sombre, la verdure vivace, l'eau encaissée, les roches couvertes de
       mousse et de lierre.
     
       Tandis que Consuelo comparait ce pays à tous ceux qu'elle avait
       parcourus dans son enfance, elle fut frappée d'une idée qui ne lui était
       pas encore venue; c'est que cette nature qu'elle avait sous les yeux
       n'avait pas un aspect nouveau pour elle, soit qu'elle eût traversé
       autrefois cette partie de la Bohême, soit qu'elle eût vu ailleurs des
       lieux très-analogues. «Nous avons tant voyagé, ma mère et moi, se
       disait-elle, qu'il n'y aurait rien d'étonnant à ce que je fusse déjà
       venue de ce côté-ci. J'ai un souvenir distinct de Dresde et de Vienne.
       Nous avons bien pu traverser la Bohême pour aller d'une de ces capitales
       à l'autre. Il serait étrange cependant que nous eussions reçu
       l'hospitalité dans quelque grange du château où me voici logée comme une
       demoiselle d'importance; ou bien que nous eussions gagné, en chantant,
       un morceau de pain à la porte de quelqu'une de ces cabanes où Zdenko
       tend la main et chante ses vieilles chansons; Zdenko, l'artiste
       vagabond, qui est mon égal et mon confrère, bien qu'il n'y paraisse
       plus!»
     
       En ce moment, ses regards se portèrent sur le Schreckenstein, dont on
       apercevait le sommet au-dessus d'une éminence plus rapprochée, et il lui
       sembla que cette place sinistre était couronnée d'une lueur rougeâtre
       qui teignait faiblement l'azur transparent du ciel. Elle y porta toute
       son attention, et vit cette clarté indécise augmenter, s'éteindre et
       reparaître, jusqu'à ce qu'enfin elle devint si nette et si intense,
       qu'elle ne put l'attribuer à une illusion de ses sens. Que ce fût la
       retraite passagère d'une bande de Zingari, ou le repaire de quelque
       brigand, il n'en était pas moins certain que le Schreckenstein était
       occupé en ce moment par des êtres vivants; et Consuelo, après sa prière
       naïve et fervente au Dieu de vérité, n'était plus disposée du tout à
       croire à l'existence des êtres fantastiques et malfaisants dont la
       chronique populaire peuplait la montagne. Mais n'était-ce pas plutôt
       Zdenko qui allumait ce feu pour se soustraire au froid de la nuit? Et si
       c'était Zdenko, n'était-ce pas pour réchauffer Albert que les branches
       desséchées de la forêt brûlaient en ce moment? Ou avait vu souvent cette
       lueur sur le Schreckenstein; on en parlait avec effroi, on l'attribuait
       à quelque fait surnaturel. On avait dit mille fois qu'elle émanait du
       tronc enchanté du vieux chêne de Ziska. Mais le _Hussite_ n'existait
       plus; du moins il gisait au fond du ravin, et la clarté rouge brillait
       encore à la cime du mont. Comment ce phare mystérieux n'appelait-il pas
       les recherches vers cette retraite présumée d'Albert?
     
       «O apathie des âmes dévotes! pensa Consuelo; tu es un bienfait de la
       Providence, ou une infirmité des natures incomplètes?» Elle se demanda
       en même temps si elle aurait le courage d'aller seule, à cette heure, au
       Schreckenstein, et elle se répondit que, guidée par la charité, elle
       l'aurait certainement. Mais elle pouvait se flatter un peu gratuitement
       à cet égard; car la clôture sévère du château ne lui laissait aucune
       chance d'exécuter ce dessein.
     
       Dès le matin, elle s'éveilla pleine de zèle, et courut au
       Schreckenstein. Tout y était silencieux et désert. L'herbe ne paraissait
       pas foulée autour de la pierre d'Épouvante. Il n'y avait aucune trace de
       feu, aucun vestige de la présence des fioles de la nuit. Elle parcourut
       la montagne dans tous les sens, et n'y trouva aucun indice. Elle appela
       Zdenko de tous côtés: elle essaya de siffler pour voir si elle
       éveillerait les aboiements de Cynabre; elle se nomma à plusieurs
       reprises; elle prononça le nom de Consolation dans toutes les langues
       qu'elle savait: elle chanta quelques phrases de son cantique espagnol,
       et même de l'air bohémien de Zdenko, qu'elle avait parfaitement retenu.
       Rien ne lui répondit. Le craquement des lichens desséchés sous ses
       pieds, et le murmure des eaux mystérieuses qui couraient sous les
       rochers, furent les seuls bruits qui lui répondirent.
     
       Fatiguée de cette inutile exploration, elle allait se retirer après
       avoir pris un instant de repos sur la pierre, lorsqu'elle vit à ses
       pieds une feuille de rose froissée et flétrie. Elle la ramassa, la
       déplia, et s'assura bien que ce ne pouvait être qu'une feuille du
       bouquet qu'elle avait jeté à Zdenko; car la montagne ne produisait pas
       de roses sauvages, et d'ailleurs ce n'était pas la saison. Il n'y en
       avait encore que dans la serre du château. Ce faible indice la consola
       de l'apparente inutilité de sa promenade, et la laissa de plus en plus
       persuadée que c'était au Sehreckenstein qu'il fallait espérer de
       découvrir Albert.
     
       Mais dans quel antre de cette montagne impénétrable était-il donc caché?
       il n'y était donc pas à toute heure, ou bien il était plongé, en ce
       moment, dans un accès d'insensibilité cataleptique; ou bien encore
       Consuelo s'était trompée en attribuant à sa voix quelque pouvoir sur
       lui, et l'exaltation qu'il lui avait montrée n'était qu'un accès de
       folie qui n'avait laissé aucune trace dans sa mémoire. Il la voyait, il
       l'entendait peut-être maintenant, et il se riait de ses efforts, et il
       méprisait ses inutiles avances.
     
       A cette dernière pensée, Consuelo sentit une rougeur brûlante monter à
       ses joues, et elle quitta précipitamment le Schreckenstein en se
       promettant presque de n'y plus revenir. Cependant elle y laissa un petit
       panier de fruits qu'elle avait apporté.
     
       Mais le lendemain, elle trouva le panier à la même place; on n'y avait
       pas touché. Les feuilles qui recouvraient les fruits n'avaient pas même
       été dérangées par un mouvement de curiosité. Son offrande avait été
       dédaignée, ou bien ni Albert ni Zdenko n'étaient venus par là; et
       pourtant la lueur rouge d'un feu de sapin avait brillé encore durant
       cette nuit sur le sommet de la montagne.
     
       Consuelo avait veillé jusqu'au jour pour observer cette particularité.
       Elle avait vu plusieurs fois la clarté décroître et se ranimer, comme si
       une main vigilante l'eût entretenue. Personne n'avait vu de Zingali dans
       les environs. Aucun étranger n'avait été signalé sur les sentiers de la
       forêt; et tous les paysans que Consuelo interrogeait sur le phénomène
       lumineux de la pierre d'Épouvante, lui répondaient en mauvais allemand,
       qu'il ne faisait pas bon d'approfondir ces choses-là, et qu'il ne
       fallait pas se mêler des affaires de l'autre monde.
     
       Cependant, il y avait déjà neuf jours qu'Albert avait disparu. C'était
       la plus longue absence de ce genre qu'il eût encore faite, et cette
       prolongation, jointe aux sinistres présages qui avaient annoncé
       l'avènement de sa trentième année, n'était pas propre à ranimer les
       espérances de la famille. On commençait enfin à s'agiter; le comte
       Christian soupirait à toute heure d'une façon lamentable; le baron
       allait à la chasse sans songer à rien tuer; le chapelain faisait des
       prières extraordinaires; Amélie n'osait plus rire ni causer, et la
       chanoinesse, pâle et affaiblie, distraite des soins domestiques, et
       oublieuse de son ouvrage en tapisserie, égrenait son chapelet du matin
       au soir, entretenait de petites bougies devant l'image de la Vierge, et
       semblait plus voûtée d'un pied qu'à son ordinaire.
     
       Consuelo se hasarda à proposer une grande et scrupuleuse exploration du
       Schreckenstein, avoua les recherches qu'elle y avait faites, et confia
       en particulier à la chanoinesse la circonstance de la feuille de rose,
       et le soin qu'elle avait mis à examiner toute la nuit le sommet lumineux
       de la montagne. Mais les dispositions que voulait prendre Wenceslawa
       pour cette exploration, firent bientôt repentir Consuelo de son
       épanchement. La chanoinesse voulait qu'on s'assurât de la personne de
       Zdenko, qu'on l'effrayât par des menaces, qu'on fît armer cinquante
       hommes de torches et de fusils, enfin que le chapelain prononçât sur la
       pierre fatale ses plus terribles exorcismes, tandis que le baron, suivi
       de Hanz, et de ses plus courageux acolytes, ferait en règle, au milieu
       de la nuit, le siège du Schreckenstein. C'était le vrai moyen de porter
       Albert à la folie la plus extrême, et peut-être à la fureur, que de lui
       procurer une surprise de ce genre; et Consuelo obtint, à force de
       représentations et de prières, que Wenceslawa n'agirait point et
       n'entreprendrait rien sans son avis. Or, voici quel parti elle lui
       proposa en définitive: ce fut de sortir du château la nuit suivante, et
       d'aller seule avec la chanoinesse, en se faisant suivre à distance de
       Hanz et du chapelain seulement, examiner de près le feu du
       Schreckenstein. Mais cette résolution se trouva au-dessus des forces de
       la chanoinesse. Elle était persuadée que le Sabbat officiait sur la
       pierre d'Épouvante, et tout ce que Consuelo put obtenir fut qu'on lui
       ouvrirait les portes à minuit et que le baron et quelques autres
       personnes de bonne volonté la suivraient sans armes et dans le plus
       grand silence. Il fut convenu qu'on cacherait cette tentative au comte
       Christian, dont le grand âge et la santé affaiblie ne pourraient se
       prêter à une pareille course durant la nuit froide et malsaine, et qui
       cependant voudrait s'y associer s'il en avait connaissance.
     
       Tout fut exécuté ainsi que Consuelo l'avait désiré. Le baron, le
       chapelain et Hanz l'accompagnèrent. Elle s'avança seule, à cent pas de
       son escorte, et monta sur le Schreckenstein avec un courage digne de
       Bradamante. Mais à mesure qu'elle approchait, la lueur qui lui
       paraissait sortir en rayonnant des fissures de la roche culminante
       s'éteignit peu à peu, et lorsqu'elle y fut arrivée, une profonde
       obscurité enveloppait la montagne du sommet à la base. Un profond
       silence et l'horreur de la solitude régnaient partout. Elle appela
       Zdenko, Cynabre, et même Albert, quoiqu'en tremblant. Tout fut muet, et
       l'écho seul lui renvoya le son de sa voix mal assurée.
     
       Elle revint découragée vers ses guides. Ils vantèrent beaucoup son
       courage, et osèrent, après elle, explorer encore les lieux qu'elle
       venait de quitter, mais sans succès; et tous rentrèrent en silence au
       château, où la chanoinesse, qui les attendait sur le seuil, vit, à leur
       récit, évanouir sa dernière espérance.
     
     
     
     
       XXXVIII.
     
     
       Consuelo, après avoir reçu les remercîments et le baiser que la bonne
       Wenceslawa, toute triste, lui donna au front, reprit le chemin de sa
       chambre avec précaution, pour ne point réveiller Amélie, à qui on avait
       caché l'entreprise. Elle demeurait au premier étage, tandis que la
       chambre de la chanoinesse était au rez-de-chaussée. Mais en montant
       l'escalier, elle laissa tomber son flambeau, qui s'éteignit avant
       qu'elle eût pu le ramasser. Elle pensa pouvoir s'en passer pour
       retrouver son chemin, d'autant plus que le jour commençait à poindre;
       mais, soit que son esprit fût préoccupé étrangement, soit que son
       courage, après un effort au-dessus de son sexe, vînt à l'abandonner tout
       à coup, elle se troubla au point que, parvenue à l'étage qu'elle
       habitait, elle ne s'y arrêta pas, continua de monter jusqu'à l'étage
       supérieur, et entra dans le corridor qui conduisait à la chambre
       d'Albert, située presque au-dessus de la sienne; mais elle s'arrêta
       glacée d'effroi à l'entrée de cette galerie, en voyant une ombre grêle
       et noire se dessiner devant elle, glisser comme si ses pieds n'eussent
       pas touché le carreau, et entrer dans cette chambre vers laquelle
       Consuelo se dirigeait, pensant que c'était la sienne. Elle eut, au
       milieu de sa frayeur, assez de présence d'esprit pour examiner cette
       figure, et pour voir rapidement dans le vague du crépuscule qu'elle
       avait la forme et l'accoutrement de Zdenko. Mais qu'allait-il faire dans
       la chambre de Consuelo à une pareille heure, et de quel message était-il
       chargé pour elle? Elle ne se sentit point disposée à affronter ce
       tête-à-tête, et redescendit pour chercher la chanoinesse. Ce fut après
       avoir descendu un étage qu'elle reconnut son corridor, la porte de sa
       chambre, et s'aperçut que c'était dans celle d'Albert qu'elle venait de
       voir entrer Zdenko.
     
       Alors mille conjectures se présentèrent à son esprit redevenu calme et
       attentif. Comment l'idiot pouvait-il pénétrer la nuit dans ce château si
       bien fermé, si bien examiné chaque soir par la chanoinesse et les
       domestiques? Cette apparition de Zdenko la confirmait dans l'idée
       qu'elle avait toujours eue que le château avait une secrète issue et
       peut-être une communication souterraine avec le Schreckenstein. Elle
       courut frapper à la porte de la chanoinesse, qui déjà s'était barricadée
       dans son austère cellule, et qui fit un grand cri en la voyant paraître
       sans lumière et un peu pâle.
     
       «Tranquillisez-vous, chère madame, lui dit la jeune fille; c'est un
       nouvel événement assez bizarre, mais qui n'a rien d'effrayant: je viens
       de voir Zdenko entrer dans la chambre du comte Albert.»
     
       --Zdenko! mais vous rêvez, ma chère enfant; par où serait-il entré? J'ai
       fermé toutes les portes avec le même soin qu'à l'ordinaire, et pendant
       tout le temps de votre course au Schreckenstein, je n'ai pas cessé de
       faire bonne garde; le pont a été levé, et quand vous l'avez passé pour
       rentrer, je suis restée la dernière pour le faire relever.
     
       --Quoi qu'il en soit, Madame, Zdenko est dans la chambre du comte
       Albert. Il ne tient qu'à vous de venir vous en convaincre.
     
       --J'y vais sur-le-champ, répondit la chanoinesse, et l'en chasser comme
       il le mérite. Il faut que ce misérable y soit entré pendant le jour.
       Mais quels desseins l'amènent ici? Sans doute il cherche Albert, ou il
       vient l'attendre; preuve, ma pauvre enfant, qu'il ne sait pas plus que
       nous où il est!
     
       --Eh bien, allons toujours l'interroger, dit Consuelo.
     
       --Un instant, un instant! dit la chanoinesse qui, au moment de se mettre
       au lit, avait ôté deux de ses jupes, et qui se croyait trop légèrement
       vêtue, n'en ayant plus que trois; je ne puis pas me présenter ainsi
       devant un homme, ma chère. Allez chercher le chapelain ou mon frère le
       baron, le premier que vous rencontrerez ... Nous ne pouvons nous exposer
       seules vis-à-vis de cet homme en démence ... Mais j'y songe! une jeune
       personne comme vous, ne peut aller frapper à la porte de ces
       messieurs ... Allons, allons, je me dépêche; dans un petit instant je
       serai prête.
     
       Et elle se mit à refaire sa toilette avec d'autant plus de lenteur
       qu'elle voulait se dépêcher davantage, et que, dérangée dans ses
       habitudes régulières comme elle ne l'avait pas été depuis longtemps,
       elle avait tout à fait perdu la tête. Consuelo, impatiente d'un retard
       pendant lequel Zdenko pouvait sortir de la chambre d'Albert et se cacher
       dans le château sans qu'il fût possible de l'y découvrir, retrouva toute
       son énergie.
     
       «Chère Madame, dit-elle en allumant un flambeau, occupez-vous d'appeler
       ces messieurs; moi, je vais voir si Zdenko ne nous échappe pas.»
     
       Elle monta précipitamment les deux étages, et ouvrit d'une main
       courageuse la porte d'Albert qui céda sans résistance; mais elle trouva
       la chambre déserte. Elle pénétra dans un cabinet voisin, souleva tous
       les rideaux, se hasarda même à regarder sous le lit et derrière tous les
       meubles. Zdenko n'y était plus, et n'y avait laissé aucune trace de son
       entrée.
     
       «Plus personne!» dit-elle à la chanoinesse qui venait clopin-clopant,
       accompagnée de Hanz et du chapelain: le baron était déjà couché et
       endormi; il avait été impossible de le réveiller.
     
       «Je commence à craindre, dit le chapelain un peu mécontent de la
       nouvelle alerte qu'on venait de lui donner, que la signora Porporina ne
       soit la dupe de ses propres illusions ...»
     
       --Non, monsieur le chapelain, répondit vivement Consuelo, personne ici
       n'en a moins que moi.
     
       --Et personne n'a plus de force et de dévouement, c'est la vérité,
       reprit le bonhomme; mais dans votre ardente espérance, vous croyez,
       signora, voir des indices où il n'y en a malheureusement point.
     
       --Mon père, dit la chanoinesse, la Porporina est brave comme un lion, et
       sage comme un docteur. Si elle a vu Zdenko, Zdenko est venu ici. Il faut
       le chercher dans toute la maison; et comme tout est bien fermé, Dieu
       merci, il ne peut nous échapper.»
     
       On réveilla les autres domestiques, et on chercha de tous côtés. Il n'y
       eut pas une armoire qui ne fût ouverte, un meuble qui ne fût dérangé. On
       remua jusqu'au fourrage des immenses greniers. Hanz eut la naïveté do
       chercher jusque dans les larges bottes du baron. Zdenko ne s'y trouva
       pas plus qu'ailleurs. On commença à croire que Consuelo avait rêvé; mais
       elle demeura plus persuadée que jamais qu'il fallait trouver l'issue
       mystérieuse du château, et elle résolut de porter à cette découverte
       toute la persévérance de sa volonté. A peine eut-elle pris quelques
       heures de repos qu'elle commença son examen. Le bâtiment qu'elle
       habitait (le même où se trouvait l'appartement d'Albert) était appuyé et
       comme adossé à la colline. Albert lui-même avait choisi et fait arranger
       son logement dans cette situation pittoresque qui lui permettait de
       jouir d'un beau point de vue vers le sud, et d'avoir du côté du levant
       un joli petit parterre en terrasse, de plain-pied avec son cabinet de
       travail. Il avait le goût des fleurs, et en cultivait d'assez rares sur
       ce carré de terres rapportées au sommet stérile de l'éminence. La
       terrasse était entourée d'un mur à hauteur d'appui, en larges pierres de
       taille, assis sur des rocs escarpés, et de ce belvédère fleuri on
       dominait le précipice de l'autre versant et une partie du vaste horizon
       dentelé du Boehmerwald. Consuelo, qui n'avait pas encore pénétré dans ce
       lieu, en admira la belle position et l'arrangement pittoresque; puis
       elle se fit expliquer par le chapelain à quel usage était destinée cette
       terrasse avant que le château eût été transformé, de forteresse, en
       résidence seigneuriale.
     
       «C'était, lui dit-il, un ancien bastion, une sorte de terrasse
       fortifiée, d'où la garnison pouvait observer les mouvements des troupes
       dans la vallée et sur les flancs des montagnes environnantes. Il n'est
       point de brèche offrant un passage qu'on ne puisse découvrir d'ici.
       Autrefois une haute muraille, avec des jours pratiqués de tous côtés,
       environnait cette plate-forme, et défendait les occupants contre les
       flèches ou les balles de l'ennemi.
     
       --Et qu'est-ce que ceci? demanda Consuelo en s'approchant d'une citerne
       située au centre du parterre, et dans laquelle on descendait par un
       petit escalier rapide et tournant.
     
       --C'est une citerne qui fournissait toujours et en abondance une eau de
       roche excellente aux assiégés; ressource inappréciable pour un château
       fort!
     
       --Cette eau est donc bonne à boire? dit Consuelo en examinant l'eau
       verdâtre et mousseuse de la citerne. Elle me paraît bien trouble.
     
       --Elle n'est plus bonne maintenant, ou du moins elle ne l'est pas
       toujours, et le comte Albert n'en fait usage que pour arroser ses
       fleurs. Il faut vous dire qu'il se passe depuis deux ans dans cette
       fontaine un phénomène bien extraordinaire. La source, car c'en est une,
       dont le jaillissement est plus ou moins voisin dans le coeur de la
       montagne, est devenue intermittente. Pendant des semaines entières le
       niveau s'abaisse extraordinairement, et le comte Albert fait monter, par
       Zdenko, de l'eau du puits de la grande cour pour arroser ses plantes
       chéries. Et puis, tout à coup, dans l'espace d'une nuit, et quelquefois
       même d'une heure, cette citerne se remplit d'une eau tiède, trouble
       comme vous la voyez. Quelquefois elle se vide rapidement; d'autres fois
       l'eau séjourne assez longtemps et s'épure peu à peu, jusqu'à devenir
       froide et limpide comme du cristal de roche. Il faut qu'il se soit passé
       cette nuit un phénomène de ce genre; car, hier encore, j'ai vu la
       citerne claire et bien pleine, et je la vois en ce moment trouble comme
       si elle eût été vidée et remplie de nouveau.
     
       --Ces phénomènes n'ont donc pas un cours régulier?
     
       --Nullement, et je les aurais examinés avec soin, si le comte Albert,
       qui défend l'entrée de ses appartements et de son parterre avec l'espèce
       de sauvagerie qu'il porte en toutes choses, ne m'eût interdit cet
       amusement. J'ai pensé, et je pense encore, que le fond de la citerne est
       encombré de mousses et de plantes pariétaires qui bouchent par moments
       l'accès à l'eau souterraine, et qui cèdent ensuite à l'effort du
       jaillissement.
     
       --Mais comment expliquez-vous la disparition subite de l'eau en d'autres
       moments?
     
       --A la grande quantité que le comte en consomme pour arroser ses fleurs.
     
       --Il faudrait bien des bras, ce me semble, pour vider cette fontaine.
       Elle n'est donc pas profonde?
     
       --Pas profonde? Il est impossible d'en trouver le fond!
     
       --En ce cas, votre explication n'est pas satisfaisante, dit Consuelo,
       frappée de la stupidité du chapelain.
     
       --Cherchez-en une meilleure, reprit-il un peu confus et un peu piqué de
       son manque de sagacité.
     
       --Certainement, j'en trouverai une meilleure, pensa Consuelo vivement
       préoccupée des caprices de la fontaine.
     
       --Oh! si vous demandiez au comte Albert ce que cela signifie, reprit le
       chapelain qui aurait bien voulu faire un peu l'esprit fort pour
       reprendre sa supériorité aux yeux de la clairvoyante étrangère, il vous
       dirait que ce sont les larmes de sa mère qui se tarissent et se
       renouvellent dans le sein de la montagne. Le fameux Zdenko, auquel vous
       supposez tant de pénétration, vous jurerait qu'il y a là dedans une
       sirène qui chante fort agréablement à ceux qui ont des oreilles pour
       l'entendre. A eux deux ils ont baptisé ce puits _la Source des pleurs_.
       Cela peut être fort poétique, et il ne tient qu'à ceux qui aiment les
       fables païennes de s'en contenter.
     
       --Je ne m'en contenterai pas, pensa Consuelo, et je saurai comment ces
       pleurs se tarissent.
     
       --Quant à moi, poursuivit le chapelain, j'ai bien pensé qu'il y avait
       une perte d'eau dans un autre coin de la citerne....
     
       --Il me semble que sans cela, reprit Consuelo, la citerne, étant le
       produit d'une source, aurait toujours débordé.
     
       --Sans doute, sans doute, reprit le chapelain, ne voulant pas avoir
       l'air de s'aviser de cela pour la première fois; il ne faut pas venir de
       bien loin pour découvrir une chose aussi simple! Mais il faut bien qu'il
       y ait un dérangement notoire dans les canaux naturels de l'eau,
       puisqu'elle ne garde plus le nivellement régulier qu'elle avait naguère.
     
       --Sont-ce des canaux naturels, ou des aqueducs faits de main d'homme?
       demanda l'opiniâtre Consuelo: voilà ce qu'il importerait de savoir.
     
       --Voilà ce dont personne ne peut s'assurer, répondit le chapelain,
       puisque le comte Albert ne veut point qu'on touche à sa chère fontaine,
       et a défendu positivement qu'on essayât de la nettoyer.
     
       --J'en étais sûre! dit Consuelo en s'éloignant; et je pense qu'on fera
       bien de respecter sa volonté, car Dieu sait quel malheur pourrait lui
       arriver, si on se mêlait de contrarier sa sirène!
     
       «Il devient à peu près certain pour moi, se dit le chapelain en quittant
       Consuelo, que cette jeune personne n'a pas l'esprit moins dérangé que
       monsieur le comte. La folie serait-elle contagieuse? Ou bien maître
       Porpora nous l'aurait-il envoyée pour que l'air de la campagne lui
       rafraîchît le cerveau? A voir l'obstination avec laquelle elle se
       faisait expliquer le mystère de cette citerne, j'aurais gagé qu'elle
       était fille de quelque ingénieur des canaux de Venise, et qu'elle
       voulait se donner des airs entendus dans la partie; mais je vois bien à
       ses dernières paroles, ainsi qu'à l'hallucination qu'elle a eue à propos
       de Zdenko ce matin, et à la promenade qu'elle nous a fait faire cette
       nuit au Schreckenstein, que c'est une fantaisie du même genre. Ne
       s'imagine-t-elle pas retrouver le comte Albert au fond de ce puits!
       Malheureux jeunes gens! que n'y pouvez-vous retrouver la raison et la
       vérité!»
     
       Là-dessus, le bon chapelain alla dire son bréviaire en attendant le
       dîner.
     
       «Il faut, pensait Consuelo de son côté, que l'oisiveté et l'apathie
       engendrent une singulière faiblesse d'esprit, pour que ce saint homme,
       qui a lu et appris tant de choses, n'ait pas le moindre soupçon de ce
       qui me préoccupe à propos de cette fontaine, mon Dieu, je vous en
       demande pardon, mais voilà un de vos ministres qui fait bien peu d'usage
       de son raisonnement! Et ils disent que Zdenko est imbécile!»
     
       Là-dessus, Consuelo alla donner à la jeune baronne une leçon de solfège,
       en attendant qu'elle pût recommencer ses perquisitions.
     
     
     
     
       XXXIX.
     
     
       «Avez-vous jamais assisté au décroissement de l'eau, et l'avez-vous
       quelquefois observée quand elle remonte? demanda-t-elle tout bas dans la
       soirée au chapelain, qui était fort en train de digérer.
     
       --Quoi! qu'y a-t-il? s'écria-t-il en bondissant sur sa chaise, et en
       roulant de gros yeux ronds.
     
       --Je vous parle de la citerne, reprit-elle sans se déconcerter;
       avez-vous observé par vous-même la production du phénomène?
     
       --Ah! bien, oui, la citerne; j'y suis, répondit-il avec un sourire de
       pitié. Voilà, pensa-t-il, sa folie qui la reprend.
     
       --Mais, répondez-moi donc, mon bon chapelain, dit Consuelo, qui
       poursuivait sa méditation avec l'espèce d'acharnement qu'elle portait
       dans toutes ses occupations mentales, et qui n'avait aucune intention
       malicieuse envers le digne homme.
     
       --Je vous avouerai, Mademoiselle, répondit-il d'un ton très froid, que
       je ne me suis jamais trouvé à même d'observer ce que vous me demandez;
       et je vous déclare que je ne me suis jamais tourmenté au point d'en
       perdre le sommeil.
     
       --Oh! j'en suis bien certaine, reprit Consuelo impatientée.»
     
       Le chapelain haussa les épaules, et se leva péniblement de son siège,
       pour échapper à cette ardeur d'investigation.
     
       «Eh bien, puisque personne ici ne veut perdre une heure de sommeil pour
       une découverte aussi importante, j'y consacrerai ma nuit entière, s'il
       le faut, pensa Consuelo.»
     
       Et, en attendant l'heure de la retraite, elle alla, enveloppée de son
       manteau, faire un tour de jardin.
     
       La nuit était froide et brillante; les brouillards s'étaient dissipés à
       mesure que la lune, alors pleine, avait monté dans l'empyrée. Les
       étoiles pâlissaient à son approche; l'air était sec et sonore. Consuelo,
       irritée et non brisée par la fatigue, l'insomnie, et la perplexité
       généreuse, mais peut-être un peu maladive, de son esprit, sentait
       quelque mouvement de fièvre, que la fraîcheur du soir ne pouvait calmer.
       Il lui semblait toucher au terme de son entreprise. Un pressentiment
       romanesque, qu'elle prenait pour un ordre et un encouragement de la
       Providence, la tenait active et agitée. Elle s'assit sur un tertre de
       gazon planté de mélèzes, et se mit à écouter le bruit faible et plaintif
       du torrent au fond de la vallée. Mais il lui sembla qu'une vois plus
       douce et plus plaintive encore se mêlait au murmure de l'eau et montait
       peu à peu jusqu'à elle. Elle s'étendit sur le gazon pour mieux saisir,
       étant plus près de la terre, ces sons légers que la brise emportait à
       chaque instant. Enfin elle distingua la voix de Zdenko. Il chantait en
       allemand; et elle recueillit les paroles suivantes, arrangées tant bien
       que mal sur un air bohémien, empreint du même caractère naïf et
       mélancolique que celui qu'elle avait déjà entendu:
     
       «Il y a là-bas, là-bas, une âme en peine et en travail, qui attend sa
       délivrance.
     
       «Sa délivrance, sa consolation tant promise.
     
       «La délivrance semble enchaînée, la consolation semble impitoyable.
     
       «Il y a là-bas, là-bas, une âme en peine et en travail qui se lasse
       d'attendre.»
     
       Quand la voix cessa de chanter, Consuelo se leva, chercha des yeux
       Zdenko dans la campagne, parcourut tout le parc et tout le jardin pour
       le trouver, l'appela de divers endroits, et rentra sans l'avoir aperçu.
     
       Mais une heure après qu'on eut dit tout haut en commun une longue prière
       pour le comte Albert, auquel on invita tous les serviteurs de la maison
       à se joindre, tout le monde étant couché, Consuelo alla s'installer
       auprès de la fontaine des Pleurs, et, s'asseyant sur la margelle, parmi
       les capillaires touffues qui y croissaient naturellement, et les iris
       qu'Albert y avait plantés, elle fixa ses regards sur cette eau immobile,
       où la lune, alors parvenue à son zénith, plongeait son image comme dans
       un miroir.
     
       Au bout d'une heure d'attente, et comme la courageuse enfant, vaincue
       par la fatigue, sentait ses paupières s'appesantir, elle fut réveillée
       par un léger bruit à la surface de l'eau. Elle ouvrit les yeux, et vit
       le spectre de la lune s'agiter, se briser, et s'étendre en cercles
       lumineux sur le miroir de la fontaine. En même temps un bouillonnement
       et un bruit sourd, d'abord presque insensible et bientôt impétueux, se
       manifestèrent; elle vit l'eau baisser en tourbillonnant comme dans un
       entonnoir, et, en moins d'un quart d'heure, disparaître dans la
       profondeur de l'abîme.
     
       Elle se hasarda à descendre plusieurs marches. L'escalier, qui semblait
       avoir été pratiqué pour qu’on pût approcher à volonté du niveau variable
       de l'eau, était formé de blocs de granit enfoncés ou taillés en spirale
       dans le roc. Ces marches limoneuses et glissantes n'offraient aucun
       point d'appui, et se perdaient dans une effrayante profondeur.
       L'obscurité, un reste d'eau qui clapotait encore au fond du précipice
       incommensurable, l'impossibilité d'assurer ses pieds délicats sur cette
       vase filandreuse, arrêtèrent la tentative insensée de Consuelo; elle
       remonta à reculons avec beaucoup de peine, et se rassit tremblante et
       consternée sur la première marche.
     
       Cependant l'eau semblait toujours fuir dans les entrailles de la terre.
       Le bruit devint de plus en plus sourd, jusqu'à ce qu'il cessa
       entièrement; et Consuelo songea à aller chercher de la lumière pour
       examiner autant que possible d'en haut l'intérieur de la citerne. Mais
       elle craignit de manquer l'arrivée de celui qu'elle attendait, et se
       tint patiemment immobile pendant près d'une heure encore. Enfin, elle
       crût apercevoir une faible lueur au fond du puits; et, se penchant avec
       anxiété, elle vit cette tremblante clarté monter peu à peu. Bientôt elle
       n'en douta plus; Zdenko montait la spirale en s'aidant d'une chaîne de
       fer scellée aux parois du rocher. Le bruit que sa main produisait en
       soulevant cette chaîne et en la laissant retomber de distance en
       distance, avertissait Consuelo de l'existence de cette sorte de rampe,
       qui cessait à une certaine hauteur, et qu'elle n'avait pu ni voir ni
       soupçonner. Zdenko portait une lanterne, qu'il suspendit à un croc
       destiné à cet usage, et planté dans le roc à environ vingt pieds
       au-dessous du sol; puis il monta légèrement et rapidement le reste de
       l'escalier, privé de chaîne et de point d'appui apparent. Cependant
       Consuelo, qui observait tout avec la plus grande attention, le vit
       s'aider de quelques pointes de rocher, de certaines plantes pariétaires
       plus vigoureuses que les autres, et peut-être de quelques clous
       recourbés qui sortaient du mur, et dont sa main avait l'habitude. Dès
       qu'il fut à portée de voir Consuelo, celle-ci se cacha et se déroba à
       ses regards en rampant derrière la balustrade de pierre à demi
       circulaire qui couronnait le haut du puits, et qui s'interrompait
       seulement à l'entrée de l'escalier. Zdenko sortit, et se mit à cueillir
       lentement dans le parterre, avec beaucoup de soin et comme en
       choisissant certaines fleurs, un gros bouquet; puis il entra dans le
       cabinet d'Albert, et, à travers le vitrage de la porte, Consuelo le vit
       remuer longtemps les livres, et en chercher un, qu'il parut enfin avoir
       trouvé; car il revint vers la citerne en riant et en se parlant à
       lui-même d'un ton de contentement, mais d'une voix faible et presque
       insaisissable, tant il semblait partagé entre le besoin de causer tout
       seul, selon son habitude, et la crainte d'éveiller les hôtes du château.
     
       Consuelo ne s'était pas encore demandé si elle l'aborderait, si elle le
       prierait de la conduire auprès d'Albert; et il faut avouer qu'en cet
       instant, confondue de ce qu'elle voyait, éperdue au milieu de son
       entreprise, joyeuse d'avoir deviné la vérité tant pressentie, mais émue
       de l'idée de descendre au fond des entrailles de la terre et des abîmes
       de l'eau, elle ne se sentit pas le courage d'aller d'emblée au résultat,
       et laissa Zdenko redescendre comme il était monté, reprendre sa
       lanterne, et disparaître en chantant d'une voix qui prenait de
       l'assurance à mesure qu'il s'enfonçait dans les profondeurs de sa
       retraite:
     
       «La délivrance est enchaînée, la consolation est impitoyable.»
     
       Le coeur palpitant, le cou tendu, Consuelo eut dix fois son nom sur les
       lèvres pour le rappeler. Elle allait s'y décider par un effort héroïque,
       lorsqu'elle pensa tout à coup que la surprise pouvait faire chanceler
       cet infortuné sur cet escalier difficile et périlleux, et lui donner le
       vertige de la mort. Elle s'en abstint, se promettant d'être plus
       courageuse le lendemain, en temps opportun.
     
       Elle attendit encore pour voir remonter l'eau, et cette fois le
       phénomène s'opéra plus rapidement. Il y avait à peine un quart d'heure
       qu'elle n'entendait plus Zdenko et qu'elle ne voyait plus de lueur de
       lanterne, lorsqu'un bruit sourd, semblable au grondement lointain du
       tonnerre, se fit entendre; et l'eau, s'élançant avec violence, monta en
       tournoyant et en battant les murs de sa prison avec un bouillonnement
       impétueux. Cette irruption soudaine de l'eau eut quelque chose de si
       effrayant, que Consuelo trembla pour le pauvre Zdenko, en se demandant
       si, à jouer avec de tels périls, et à gouverner ainsi les forces de la
       nature, il ne risquait pas d'être emporté par la violence du courant, et
       de reparaître à la surface de la fontaine, noyé et brisé comme ces
       plantes limoneuses qu'elle y voyait surnager.
     
       Cependant le moyen devait être bien simple; il ne s'agissait que de
       baisser et de relever une écluse, peut-être de poser une pierre en
       arrivant, et de la déranger en s'en retournant. Mais cet homme, toujours
       préoccupé et perdu dans ses rêveries bizarres, ne pouvait-il pas se
       tromper et déranger la pierre un instant trop tôt? Venait-il par le même
       souterrain qui servait de passage à l'eau de la source? Il faudra
       pourtant que j'y passe avec ou sans lui, se dit Consuelo, et cela pas
       plus tard que la nuit prochaine; _car il y a là-bas une âme en travail
       et en peine qui m'attend et qui se lasse d'attendre_. Ceci n'a point été
       chanté au hasard; et ce n'est pas sans but que Zdenko, qui déteste
       l'allemand et qui le prononce avec difficulté, s'est expliqué
       aujourd'hui dans cette langue.
     
       Elle alla enfin se coucher; mais elle eut tout le reste de la nuit
       d'affreux cauchemars. La fièvre faisait des progrès. Elle ne s'en
       apercevait pas, tant elle se sentait encore pleine de force et de
       résolution; mais à chaque instant elle se réveillait en sursaut,
       s'imaginant être encore sur les marches du terrible escalier, et ne
       pouvant le remonter, tandis que l'eau s'élevait au-dessous d'elle avec
       le rugissement et la rapidité de la foudre.
     
       Elle était si changée le lendemain, que tout le monde remarqua
       l'altération de ses traits. Le chapelain n'avait pu s'empêcher de
       confier à la chanoinesse que _cette agréable et obligeante personne_ lui
       paraissait avoir le cerveau dérangé; et la bonne Wenceslawa, qui n'était
       pas habituée à voir tant de courage et de dévouement autour d'elle,
       commençait à croire que la Porporina était tout au moins une jeune fille
       fort exaltée et d'un tempérament nerveux très excitable. Elle comptait
       trop sur ses bonnes portes doublées de fer, et sur ses fidèles clefs,
       toujours grinçantes à sa ceinture, pour avoir cru longtemps à l'entrée
       et à l'évasion de Zdenko l'avant-dernière nuit. Elle adressa donc à
       Consuelo des paroles affectueuses et compatissantes, la conjurant de ne
       pas s'identifier au malheur de la famille, jusqu'à en perdre la santé,
       et s'efforçant de lui donner, sur le retour prochain de son neveu, des
       espérances qu'elle commençait elle-même à perdre dans le secret de son
       coeur.
     
       Mais elle fut émue à la fois de crainte et d'espoir, lorsque Consuelo
       lui répondit, avec un regard brillant de satisfaction et un sourire de
       douce fierté:
     
       «Vous avez bien raison de croire et d'attendre avec confiance, chère
       madame. Le comte Albert est vivant et peu malade, je l'espère; car il
       s'intéresse encore à ses livres et à ses fleurs du fond de sa retraite.
       J'en ai la certitude; et j'en pourrais donner la preuve.
     
       --Que voulez-vous dire, chère enfant? s'écria la chanoinesse, dominée
       par son air de conviction: qu'avez-vous appris? qu'avez-vous découvert?
       Parlez, au nom du ciel! rendez la vie à une famille désolée!
     
       --Dites au comte Christian que son fils existe, et qu'il n'est pas loin
       d'ici. Cela est aussi vrai que je vous aime et vous respecte.»
     
       La chanoinesse se leva pour courir vers son frère, qui n'était pas
       encore descendu au salon; mais un regard et un soupir du chapelain
       l'arrêtèrent.
     
       «Ne donnons pas à la légère une telle joie à mon pauvre Christian,
       dit-elle en soupirant à son tour. Si le fait venait bientôt démentir vos
       douces promesses, ah! ma chère enfant! nous aurions porté le coup de la
       mort à ce malheureux père.
     
       --Vous doutez donc de ma parole? répliqua Consuelo étonnée.
     
       --Dieu m'en garde, noble Nina! mais vous pouvez vous faire illusion!
       Hélas! cela nous est arrivé si souvent à nous-mêmes! Vous dites que vous
       avez des preuves, ma chère fille; ne pourriez-vous nous les mentionner?
     
       --Je ne le peux pas ... du moins il me semble que je ne le dois pas, dit
       Consuelo un peu embarrassée. J'ai découvert un secret auquel le comte
       Albert attache certainement beaucoup d'importance, et je ne crois pas
       pouvoir le trahir sans son aveu.
     
       --Sans son aveu! s'écria la chanoinesse en regardant le chapelain avec
       irrésolution. L'aurait-elle vu?»
     
       Le chapelain haussa imperceptiblement les épaules, sans comprendre la
       douleur que son incrédulité causait à la pauvre chanoinesse.
     
       «Je ne l'ai pas vu, reprit Consuelo; mais, je le verrai bientôt, et vous
       aussi, j'espère. Voilà pourquoi je craindrais de retarder son retour en
       contrariant ses volontés par mon indiscrétion.
     
       --Puisse la vérité divine habiter dans ton coeur, généreuse créature, et
       parler par la bouche! dit Wenceslawa en la regardant avec des yeux
       inquiets et attendris. Garde ton secret, si tu en as un; et rends-nous
       Albert, si tu en as la puissance. Tout ce que je sais, c'est que, si
       cela se réalise, j'embrasserai tes genoux comme j'embrasse en ce moment
       ton pauvre front ... humide et brûlant! ajouta-t-elle, après avoir
       touché de ses lèvres le beau front embrasé de la jeune fille, et en se
       retournant vers le chapelain d'un air ému.
     
       --Si elle est folle, dit-elle à ce dernier lorsqu'elle put lui parler
       sans témoins, c'est toujours un ange de bonté, et il semble qu'elle soit
       occupée do nos souffrances plus que nous-mêmes. Ah! mon père! il y a une
       malédiction sur cette maison! Tout ce qui porte un coeur sublime y est
       frappé de vertige, et notre vie se passe à plaindre ce que nous sommes
       forcés d'admirer!
     
       --Je ne nie pas les bons mouvements de cette jeune étrangère, répondit
       le chapelain. Mais il y a du délire dans son fait, n'en doutez pas,
       Madame. Elle aura rêvé du comte Albert cette nuit, et elle nous donne
       imprudemment ses visions pour des certitudes. Gardez-vous d'agiter l'âme
       pieuse et soumise de votre vénérable frère par des assertions si
       frivoles. Peut-être aussi ne faudrait-il pas trop encourager les
       témérités de cette signora Porporina ... Elles peuvent la précipiter
       dans des dangers d'une autre nature que ceux qu'elle a voulu braver
       jusqu'ici....
     
       --Je ne vous comprends pas, dit avec une grave naïveté la chanoinesse
       Wenceslawa.
     
       --Je suis fort embarrassé de m'expliquer, reprit le digne homme....
       Pourtant il me semble ... que si un commerce secret, bien honnête et
       bien désintéressé sans doute, venait à s'établir entre cette jeune
       artiste et le noble comte....
     
       --Eh bien? dit la chanoinesse en ouvrant de grands yeux.
     
       --Eh bien, Madame, ne pensez-vous pas que des sentiments d'intérêt et de
       sollicitude, fort innocents dans leur principe, pourraient, en peu de
       temps, à l'aide de circonstances et d'idées romanesques, devenir
       dangereux pour le repos et la dignité de la jeune musicienne?
     
       --Je ne me serais jamais avisée de cela! s'écria la chanoinesse, frappée
       de cette réflexion. Croiriez-vous donc, mon père, que la Porporina
       pourrait oublier sa position humble et précaire dans des relations
       quelconques avec un homme si élevé au-dessus d'elle que l'est mon neveu
       Albert de Rudolstadt?
     
       --Le comte Albert de Rudolstadt pourrait l'y aider lui-même, sans le
       vouloir, par l'affectation qu'il met à traiter de préjugés les
       respectables avantages du rang et de la naissance.
     
       --Vous éveillez en moi de graves inquiétudes, dit Wenceslawa, rendue à
       son orgueil de famille et à la vanité de la naissance, son unique
       travers. Le mal aurait-il déjà germé dans le coeur de cette enfant? Y
       aurait-il dans son agitation et dans son empressement à retrouver Albert
       un motif moins pur que sa générosité naturelle et son attachement pour
       nous?
     
       --Je me flatte encore que non, répondit le chapelain, dont l'unique
       passion était de jouer, par ses avis et par ses conseils, un rôle
       important dans la famille, tout en conservant les dehors d'un respect
       craintif et d'une soumission obséquieuse. Il faudra pourtant, ma chère
       fille, que vous ayez les yeux ouverts sur la suite des événements, et
       que votre vigilance ne s'endorme pas sur de pareils dangers. Ce rôle
       délicat ne convient qu'à vous, et demande toute la prudence et la
       pénétration dont le ciel vous a douée.»
     
       Après cet entretien, la chanoinesse demeura toute bouleversée, et son
       inquiétude changea d'objet. Elle oublia presque qu'Albert était comme
       perdu pour elle, peut-être mourant, peut-être mort, pour ne songer qu'à
       prévenir enfin les effets d'une affection qu'en elle-même elle appelait
       _disproportionnée_: semblable à l'Indien de la fable, qui, monté sur un
       arbre, poursuivi par l'épouvante sous la figure d'un tigre, s'amuse à
       combattre le souci sous la figure d'une mouche bourdonnant autour de sa
       tête.
     
       Toute la journée elle eut les yeux attachés sur Porporina, épiant tous
       ses pas, et analysant toutes ses paroles avec anxiété. Notre héroïne,
       car c'en était une dans toute la force du terme en ce moment-là que la
       brave Consuelo, s'en aperçut bien, mais demeura fort éloignée
       d'attribuer cette inquiétude à un autre sentiment que le doute de la
       voir tenir ses promesses en ramenant Albert. Elle ne songeait point à
       cacher sa propre agitation, tant elle sentait, dans sa conscience
       tranquille et forte, qu'il y avait de quoi être fière de son projet
       plutôt que d'en rougir. Cette modeste confusion que lui avait causée,
       quelques jours auparavant, l'enthousiasme du jeune comte pour elle,
       s'était dissipée en face d'une volonté sérieuse et pure de toute vanité
       personnelle. Les amers sarcasmes d'Amélie, qui pressentait son
       entreprise sans en connaître les détails, ne l'émouvaient nullement.
       Elle les entendait à peine, y répondait par des sourires, et laissait à
       la chanoinesse, dont les oreilles s'ouvraient d'heure en heure, le soin
       de les enregistrer, de les commenter, et d'y trouver une lumière
       terrible.
     
     
       FIN DU PREMIER VOLUME.
     
     
       CONSUELO
     
       PAR
     
       GEORGE SAND
     
     
     
     
       TOME DEUXIÈME
     
     
       1856
     
     
     
     
       XL.
     
     
       Cependant, en se voyant surveillée par Wenceslawa comme elle ne l'avait
       jamais été, Consuelo craignit d'être contrariée par un zèle malentendu,
       et se composa un maintien plus froid, grâce auquel il lui fut possible,
       dans la journées, d'échapper à son attention, et de prendre, d'un pied
       léger, la route du Schreckenstein. Elle n'avait pas d'autre idée dans ce
       moment que de rencontrer Zdenko, de l'amener à une explication, et de
       savoir définitivement s'il voulait la conduire auprès d'Albert. Elle le
       trouva assez près du château, sur le sentier qui menait au Schreckenstein.
       Il semblait venir à sa rencontre, et lui adressa la parole en bohémien
       avec beaucoup de volubilité.
     
       «Hélas! je ne te comprends pas, lui dit Consuelo lorsqu'elle put placer
       un mot; je sais à peine l'allemand, cette dure langue que tu hais comme
       l'esclavage et qui est triste pour moi comme l'exil. Mais, puisque nous
       ne pouvons nous entendre autrement, consens à la parler avec moi; nous
       la parlons aussi mal l'un que l'autre: je te promets d'apprendre le
       bohémien, si tu veux me l'enseigner.»
     
       A ces paroles qui lui étaient sympathiques, Zdenko devint sérieux, et
       tendant à Consuelo une main sèche et calleuse qu'elle n'hésita point à
       serrer dans la sienne:
     
       «Bonne fille de Dieu, lui dit-il en allemand, je t'apprendrai ma langue
       et toutes mes chansons. Laquelle veux-tu que je te dise pour commencer?»
     
       Consuelo pensa devoir se prêter à sa fantaisie en se servant des mêmes
       figures pour l'interroger.
     
       «Je veux que tu me chantes, lui dit-elle, la ballade du comte Albert.
     
       --Il y a, répondit-il, plus de deux cent mille ballades sur mon frère
       Albert. Je ne puis pas te les apprendre; tu ne les comprendrais pas.
       J'en fais tous les jours de nouvelles, qui ne ressemblent jamais aux
       anciennes. Demande-moi toute autre chose.
     
       --Pourquoi ne te comprendrais-je pas? Je suis la consolation. Je me nomme
       Consuelo pour toi, entends-tu? et pour le comte Albert qui seul ici me
       connaît.
     
       --Toi, Consuelo? dit Zdenko avec un rire moqueur. Oh! tu ne sais ce que
       tu dis. _La délivrance est enchaînée...._
     
       --Je sais cela. _La consolation est impitoyable_. Mais toi, tu ne
       sais rien, Zdenko. La délivrance a rompu ses chaînes, la consolation a
       brisé ses fers.
     
       --Mensonge, mensonge! folies, paroles allemandes! reprit Zdenko en
       réprimant ses rires et ses gambades. Tu ne sais pas chanter.
     
       --Si fait, je sais chanter, repartit Consuelo. Tiens, écoute.»
     
       Et elle lui chanta la première phrase de sa chanson sur les trois
       montagnes, qu'elle avait bien retenue, avec les paroles qu'Amélie l'avait
       aidée à retrouver et à prononcer.
     
       Zdenko l'écouta avec ravissement, et lui dit en soupirant:
     
       «Je t'aime beaucoup, ma soeur, beaucoup, beaucoup! Veux-tu que je
       t'apprenne une autre chanson?
     
       --Oui, celle du comte Albert, en allemand d'abord; tu me l'apprendras
       après en bohémien.
     
       --Comment commence-t-elle?» dit Zdenko en la regardant avec malice.
     
       Consuelo commença l'air de la chanson de la veille:
     
       «_Il y a là-bas, là-bas, une âme en travail et en peine...._»
     
       «Oh! celle-là est d'hier; je ne la sais plus aujourd'hui, dit Zdenko en
       l'interrompant.
     
       --Eh bien! dis-moi celle d'aujourd'hui.
     
       --Les premiers mots? Il faut me dire les premiers mots.
     
       --Les premiers mots! les voici, tiens: Le comte Albert est là-bas, là-bas
       dans la grotte de Schreckenstein....»
     
       A peine eut-elle prononcé ces paroles que Zdenko changea tout à coup de
       visage et d'attitude; ses yeux brillèrent d'indignation. Il fit trois pas
       en arrière, éleva ses mains au-dessus de sa tête, comme pour maudire
       Consuelo, et se mit à lui parler bohémien dans toute l'énergie de la
       colère et de la menace.
     
       Effrayée d'abord, mais voyant qu'il s'éloignait, Consuelo voulut le
       rappeler et le suivre. Il se retourna avec fureur, et, ramassant une
       énorme pierre qu'il parut soulever sans effort avec ses bras maigres et
       débiles:
     
       «Zdenko n'a jamais fait de mal à personne, s'écria-t-il en allemand;
       Zdenko ne voudrait pas briser l'aile d'une pauvre mouche, et si un petit
       enfant voulait le tuer, il se laisserait tuer par un petit enfant. Mais
       si tu me regardes encore, si tu me dis un mot de plus, fille du mal,
       menteuse, Autrichienne, Zdenko t'écrasera comme un ver de terre, dût-il
       se jeter ensuite dans le torrent pour laver son corps et son âme du sang
       humain répandu.»
     
       Consuelo, épouvantée, prit la fuite, et rencontra au bas du sentier un
       paysan qui, s'étonnant de la voir courir ainsi pâle et comme poursuivie,
       lui demanda si elle avait rencontré un loup.
     
       Consuelo, voulant savoir si Zdenko était sujet à des accès de démence
       furieuse, lui dit qu'elle avait rencontré l'_innocent_, et qu'il l'avait
       effrayée.
     
       «Vous ne devez pas avoir peur de l'innocent, répondit le paysan en
       souriant de ce qu'il prenait pour une pusillanimité de petite maîtresse.
       Zdenko n'est pas méchant: toujours il rit, ou il chante, ou il raconte
       Des histoires que l'on ne comprend pas et qui sont bien belles.
     
       --Mais il se fâche quelquefois, et alors il menace et il jette des
       pierres?
     
       --Jamais, jamais, répondit le paysan; cela n'est jamais arrivé et
       n'arrivera jamais. Il ne faut point avoir peur de Zdenko, Zdenko est
       innocent comme un ange.»
     
       Quand elle fut remise de son trouble, Consuelo reconnut que ce paysan
       devait avoir raison, et qu'elle venait de provoquer, par une parole
       imprudente, le premier, le seul accès de fureur qu'eut jamais éprouvé
       l'innocent Zdenko. Elle se le reprocha amèrement. «J'ai été trop pressée,
       se dit-elle; j'ai éveillé, dans l'âme paisible de cet homme privé de ce
       qu'on appelle fièrement la raison, une souffrance qu'il ne connaissait
       pas encore, et qui peut maintenant s'emparer de lui à la moindre
       occasion. Il n'était que maniaque, je l'ai peut-être rendu fou.»
     
       Mais elle devint plus triste encore en pensant aux motifs de la colère de
       Zdenko. Il était bien certain désormais qu'elle avait deviné juste en
       plaçant la retraite d'Albert au Schreckenstein. Mais avec quel soin
       jaloux et ombrageux Albert et Zdenko voulaient cacher ce secret, même à
       elle! Elle n'était donc pas exceptée de cette proscription, elle n'avait
       donc aucune influence sur le comte Albert; et cette inspiration qu'il
       avait eue de la nommer sa consolation, ce soin de la faire appeler la
       veille par une chanson symbolique de Zdenko, cette confidence qu'il avait
       faite à son fou du nom de Consuelo, tout cela n'était donc chez lui que
       la fantaisie du moment, sans qu'une aspiration véritable et constante lui
       désignât une personne plus qu'une autre pour sa libératrice et sa
       consolation? Ce nom même de consolation, prononcé et comme deviné par
       lui, était une affaire de pur hasard. Elle n'avait caché à personne
       qu'elle fût Espagnole, et que sa langue maternelle lui fût demeurée plus
       familière encore que l'italien. Albert, enthousiasmé par son chant, et ne
       connaissant pas d'expression plus énergique que celle qui exprimait
       l'idée dont son âme était avide et son imagination remplie, la lui avait
       adressée dans une langue qu'il connaissait parfaitement et que personne
       autour de lui ne pouvait entendre, excepté elle.
     
       Consuelo ne s'était jamais fait d'illusion extraordinaire à cet égard.
       Cependant une rencontre si délicate et si ingénieuse du hasard lui avait
       semblé avoir quelque chose de providentiel, et sa propre imagination s'en
       était emparée sans trop d'examen.
     
       Maintenant tout était remis en question. Albert avait-il oublié, dans une
       nouvelle phase de son exaltation, l'exaltation qu'il avait éprouvée pour
       elle? Était-elle désormais inutile à son soulagement, impuissante pour
       son salut? ou bien Zdenko, qui lui avait paru si intelligent et si
       empressé jusque-là à seconder les desseins d'Albert, était-il lui-même
       plus tristement et plus sérieusement fou que Consuelo n'avait voulu le
       supposer? Exécutait-il les ordres de son ami, ou bien les oubliait-il
       complètement, en interdisant avec fureur à la jeune fille l'approche
       du Schreckenstein et le soupçon de la vérité?
     
       --Eh bien, lui dit Amélie tout bas lorsqu'elle fut de retour, avez-vous vu
       passer Albert dans les nuages du couchant? Est-ce la nuit prochaine que,
       par une conjuration puissante, vous le ferez descendre par la cheminée?
     
     
       --Peut-être! lui répondit Consuelo avec un peu d'humeur. C'était la
       première fois de sa vie qu'elle sentait son orgueil blessé. Elle avait
       mis à son entreprise un dévouement si pur, un entraînement si magnanime,
       qu'elle souffrait à l'idée d'être raillée et méprisée pour n'avoir pas
       réussi.
     
       Elle fut triste toute la soirée; et la chanoinesse, qui remarqua ce
       changement, ne manqua pas de l'attribuer à la crainte d'avoir laissé
       deviner le sentiment funeste éclos dans son coeur.
     
       La chanoinesse se trompait étrangement. Si Consuelo avait ressenti la
       moindre atteinte d'un amour nouveau, elle n'eût connu ni cette foi vive,
       ni cette confiance sainte qui jusque-là l'avaient guidée et soutenue.
       Jamais peut-être elle n'avait, au contraire, éprouvé le retour amer de
       son ancienne passion plus fortement que dans ces circonstances où elle
       cherchait à s'en distraire par des actes d'héroïsme et une sorte de
       fanatisme d'humanité.
     
       En rentrant le soir dans sa chambre, elle trouva sur son épinette un
       vieux livre doré et armorié qu'elle crut aussitôt reconnaître pour celui
       qu'elle avait vu prendre dans le cabinet d'Albert et emporter par Zdenko
       la nuit précédente. Elle l'ouvrit à l'endroit où le signet était posé:
       c'était le psaume de la pénitence qui commence ainsi: _De profondis
       clamavi ad te_ Et ces mots latins étaient soulignés avec une encre
       qui semblait fraîche, car elle avait un peu collé au verso de la page
       suivante. Elle feuilleta tout le volume, qui était une fameuse bible
       ancienne, dite de Kralic, éditée en 1579, et n'y trouva aucune autre
       indication, aucune note marginale, aucun billet. Mais ce simple cri parti
       de l'abîme, et pour ainsi dire des profondeurs de la terre, n'était-il
       pas assez significatif, assez éloquent? Quelle contradiction régnait
       donc entre le voeu formel et constant d'Albert et la conduite récente de
       Zdenko?
     
       Consuelo s'arrêta à sa dernière supposition. Albert, malade et accablé
       au fond du souterrain, qu'elle présumait placé sous le Schreckenstein,
       y était peut-être retenu par la tendresse insensée de Zdenko. Il était
       peut-être la proie de ce fou, qui le chérissait à sa manière, en le
       tenant prisonnier, en cédant parfois à son désir de revoir la lumière,
       en exécutant ses messages auprès de Consuelo, et en s'opposant tout à coup
       au succès de ses démarches par une terreur où un caprice inexplicable.
       Eh bien, se dit-elle, j'irai, dussé-je affronter les dangers réels;
       j'irai, dussé-je faire une imprudence ridicule aux yeux des sots et
       des égoïstes; j'irai, dussé-je y être humiliée par l'indifférence de
       celui qui m'appelle. Humiliée! et comment pourrais-je l'être, s'il est
       réellement aussi fou lui-même que le pauvre Zdenko? Je n'aurai sujet que
       de les plaindre l'un et l'autre, et j'aurai fait mon devoir. J'aurai obéi
       à la voix de Dieu qui m'inspire, et à sa main qui me pousse avec une
       force irrésistible.
     
       L'état fébrile où elle s'était trouvée tous les jours précédents, et qui,
       depuis sa dernière rencontre malencontreuse avec Zdenko, avait fait place
       à une langueur pénible, se manifesta de nouveau dans son âme et dans son
       corps. Elle retrouva toutes ses forces; et, cachant à Amélie et le livre,
       et son enthousiasme, et son dessein, elle échangea des paroles enjouées
       avec elle, la laissa s'endormir, et partit pour la source des Pleurs,
       munie d'une petite lanterne sourde qu'elle s'était procurée le matin
       même.
     
       Elle attendit assez longtemps, et fut forcée par le froid de rentrer
       plusieurs fois dans le cabinet d'Albert, pour ranimer par un air plus
       tiède ses membres engourdis. Elle osa jeter un regard sur cet énorme amas
       de livres, non pas rangés sur des rayons comme dans une bibliothèque,
       mais jetés pêle-mêle sur le carreau, au milieu de la chambre, avec une
       sorte de mépris et de dégoût. Elle se hasardai à en ouvrir quelques-uns.
       Ils étaient presque tous écrits en latin, et Consuelo put tout au plus
       présumer que c'étaient des ouvrages de controverse religieuse, émanés de
       l'église romaine ou approuvés par elle. Elle essayait d'en comprendre les
       titres, lorsqu'elle entendit enfin bouillonner l'eau de la fontaine. Elle
       y courut, ferma sa lanterne, se cacha derrière le garde-fou, et attendit
       l'arrivée de Zdenko. Cette fois, il ne s'arrêta ni dans le parterre, ni
       dans le cabinet. Il traversa les deux pièces, et sortit de l'appartement
       d'Albert pour aller, ainsi que le sut plus tard Consuelo, regarder et
       écouter, à la porte de l'oratoire et à celle de la chambre à coucher du
       comte Christian, si le vieillard priait dans la douleur ou reposait
       tranquillement. C'était une sollicitude qu'il prenait souvent sur son
       compte, et sans qu'Albert eût songé à la lui imposer, comme on le verra
       par la suite.
     
       Consuelo ne délibéra point sur le parti qu'elle avait à prendre; son plan
       était arrêté. Elle ne se fiait plus à la raison ni à la bienveillance de
       Zdenko; elle voulait parvenir jusqu'à celui qu'elle supposait prisonnier,
       seul et sans garde. Il n'y avait sans doute qu'un chemin pour aller sous
       terre de la citerne du château à celle du Schreckenstein. Si ce chemin
       était difficile ou périlleux, du moins il était praticable, puisque
       Zdenko y passait toutes les nuits. Il l'était surtout avec de la lumière;
       et Consuelo s'était pourvue de bougies, d'un morceau de fer, d'amadou,
       et d'une pierre pour avoir de la lumière en cas d'accident. Ce qui
       lui donnait la certitude d'arriver par cette route souterraine au
       Schreckenstein, c'était une ancienne histoire qu'elle avait entendu
       raconter à la chanoinesse, d'un siège soutenu jadis par l'ordre
       teutonique. Ces chevaliers, disait Wenceslawa, avaient dans leur
       Réfectoire même une citerne qui leur apportait toujours de l'eau d'une
       montagne voisine; et lorsque leurs espions voulaient effectuer une sortie
       pour observer l'ennemi, ils desséchaient la citerne, passaient par ses
       conduits souterrains, et allaient sortir dans un village qui était dans
       leur dépendance. Consuelo se rappelait que, selon la chronique du pays,
       le village qui couvrait la colline appelée Schreckenstein depuis
       l'incendie dépendait de la forteresse des Géants, et avait avec lui de
       secrètes intelligences en temps de siége. Elle était donc dans la logique
       et dans la vérité en cherchant cette communication et cette issue.
     
       Elle profita de l'absence de Zdenko pour descendre dans le puits.
       Auparavant elle se mit à genoux, recommanda son âme à Dieu, fit naïvement
       un grand signe de croix, comme elle l'avait fait dans la coulisse du
       théâtre de San-Samuel avant de paraître pour la première fois sur la
       scène; puis elle descendit bravement l'escalier tournant et rapide,
       cherchant à la muraille les points d'appui qu'elle avait vu prendre à
       Zdenko, et ne regardant point au-dessous d'elle de peur d'avoir le
       vertige. Elle atteignit la chaîne de fer sans accident; et lorsqu'elle
       l'eut saisie, elle se sentit plus tranquille, et eut le sang-froid de
       regarder au fond du puits. Il y avait encore de l'eau, et cette
       découverte lui causa un instant d'émoi. Mais la réflexion lui vint
       aussitôt. Le puits pouvait être, très-profond; mais l'ouverture du
       souterrain qui amenait Zdenko ne devait être située qu'à une certaine
       distance au-dessous du sol. Elle avait déjà descendu cinquante marches
       avec cette adresse et cette agilité que n'ont pas les jeunes filles
       élevées dans les salons, mais que les enfants du peuple acquièrent dans
       leurs jeux, et dont ils conservent toute leur vie la hardiesse confiante.
       Le seul danger véritable était de glisser sur les marches humides.
       Consuelo avait trouvé dans un coin, en furetant, un vieux chapeau à
       larges bords que le baron Frédérick avait longtemps porté à la chasse.
       Elle l'avait coupé, et s'en était fait des semelles qu'elle avait
       Attachées à ses souliers avec des cordons en manière de cothurnes.
       Elle avait remarqué une chaussure analogue aux pieds de Zdenko dans sa
       dernière expédition nocturne. Avec ces semelles de feutre, Zdenko
       marchait sans faire aucun bruit dans les corridors du château, et c'est
       pour cela qu'il lui avait semblé glisser comme une ombre plutôt que
       marcher comme un homme. C'était aussi jadis la coutume des Hussites
       de chausser ainsi leurs espions, et même leurs chevaux, lorsqu'ils
       effectuaient une surprise chez l'ennemi.
     
       A la cinquante-deuxième marche, Consuelo trouva une dalle plus large et
       une arcade basse en ogive. Elle n'hésita point à y entrer, et à s'avancer
       à demi courbée dans une galerie souterraine étroite et basse, toute
       dégouttante de l'eau qui venait d'y couler, travaillée et voûtée de main
       d'homme avec une grande solidité.
     
       Elle y marchait sans obstacle et sans terreur depuis environ cinq
       minutes, lorsqu'il lui sembla entendre un léger bruit derrière elle.
       C'était peut-être Zdenko qui redescendait et qui reprenait le chemin du
       Schreckenstein. Mais elle avait de l'avance sur lui, et doubla le pas
       Pour n'être pas atteinte par ce dangereux compagnon de voyage. Il ne
       pouvait pas se douter qu'elle l'eût devancé. Il n'avait pas de raison
       pour courir après elle; et pendant qu'il s'amuserait à chanter et à
       marmotter tout seul ses complaintes et ses interminables histoires, elle
       aurait le temps d'arriver et de se mettre sous la protection d'Albert.
     
       Mais le bruit qu'elle avait entendu augmenta, et devint semblable à celui
       de l'eau qui gronde, lutte, et s'élance. Qu'était-il donc arrivé? Zdenko
       s'était-il aperçu de son dessein? Avait-il lâché l'écluse pour l'arrêter
       et l'engloutir? Mais il n'avait pu le faire avant d'avoir passé lui-même,
       et il était derrière elle. Cette réflexion n'était pas très rassurante.
       Zdenko était capable de se dévouer à la mort, de se noyer avec elle
       plutôt que de trahir la retraite d'Albert. Cependant Consuelo ne voyait
       point de pelle, point d'écluse, pas une pierre sur son chemin qui put
       retenir l'eau, et la faire ensuite écouler. Cette eau ne pouvait être
       qu'en avant de son chemin, et le bruit venait de derrière elle. Cependant
       il grandissait, il montait, il approchait avec le rugissement du tonnerre.
     
       Tout à coup Consuelo, frappée d'une horrible découverte, s'aperçut que la
       galerie, au lieu de monter, descendait d'abord en pente douce, et puis de
       plus en plus rapidement. L'infortunée s'était trompée de chemin. Dans son
       empressement et dans la vapeur épaisse qui s'exhalait du fond de la
       citerne, elle n'avait pas vu une seconde ogive, beaucoup plus large, et
       située vis-à-vis de celle qu'elle avait prise. Elle s'était enfoncée dans
       le canal qui servait de déversoir à l'eau du puits, au lieu de remonter
       celui qui conduisait au réservoir ou à la source. Zdenko, s'en allant
       par une route opposée, venait de lever tranquillement la pelle; l'eau
       tombait en cascade au fond de la citerne, et déjà la citerne était
       remplie jusqu'à la hauteur du déversoir; déjà elle se précipitait dans la
       galerie où Consuelo fuyait éperdue et glacée d'épouvante. Bientôt cette
       galerie, dont la dimension était ménagée de manière à ce que la citerne,
       perdant moins d'eau qu'elle n'en recevait de l'autre bouche, put se
       remplir, allait se remplir à son tour. Dans un instant, dans un clin
       d'oeil, le déversoir serait inondé, et la pente continuait à s'abaisser
       vers des abîmes où l'eau tendait à se précipiter. La voûte, encore
       suintante, annonçait assez que l'eau la remplissait tout entière, qu'il
       n'y avait pas de salut possible, et que la vitesse de ses pas ne
       sauverait pas la malheureuse fugitive de l'impétuosité du torrent. L'air
       était déjà intercepté par la masse d'eau qui arrivait à grand bruit. Une
       chaleur étouffante arrêtait la respiration, et suspendait la vie autant
       que la peur et le désespoir. Déjà le rugissement de l'onde déchaînée
       grondait aux oreilles de Consuelo; déjà une écume rousse, sinistre
       avant-coureur du flot, ruisselait sur le pavé, et devançait la course
       incertaine et ralentie de la victime consternée.
     
     
     
     
       XLI.
     
     
       «O ma mère, s'écria-t-elle, ouvre-moi tes bras! O Anzoleto, je t'ai aimé!
       O mon Dieu, dédommage-moi dans une vie meilleure!».
     
       A peine avait-elle jeté vers le ciel ce cri d'agonie, qu'elle trébuche
       et se frappe à un obstacle inattendu. O surprise! ô bonté divine! c'est
       un escalier étroit et raide, qui monte à l'une des parois du souterrain,
       et qu'elle gravit avec les ailes de la peur et de l'espérance. La voûte
       s'élève sur son front; le torrent se précipite, heurte l'escalier que
       Consuelo a eu le temps de franchir, en dévore les dix premières marches,
       mouille jusqu'à la cheville les pieds agiles qui le fuient, et, parvenu
       enfin au sommet de la voûte surbaissée que Consuelo a laissée derrière
       elle, s'engouffre dans les ténèbres, et tombe avec un fracas épouvantable
       dans un réservoir profond que l'héroïque enfant domine d'une petite
       plate-forme où elle est arrivée sur ses genoux et dans l'obscurité.
     
       Car son flambeau s'est éteint. Un coup de vent furieux a précédé
       l'irruption de la masse d'eau. Consuelo s'est laissée tomber sur la
       dernière marche, soutenue jusque-là par l'instinct conservateur de la
       vie, mais ignorant encore si elle est sauvée, si ce fracas de la
       cataracte est un nouveau désastre qui va l'atteindre, et si cette pluie
       froide qui en rejaillit jusqu'à elle, et qui baigne ses cheveux, est la
       main glacée de la mort qui s'étend sur sa tête.
     
       Cependant le réservoir se remplit peu à peu, jusqu'à d'autres déversoirs
       plus profonds, qui emportent encore au loin dans les entrailles de la
       terre le courant de la source abondante. Le bruit diminue; les vapeurs se
       dissipent; un murmure sonore, mais plus harmonieux qu'effrayant, se
       répand dans les cavernes. D'une main convulsive, Consuelo est parvenue à
       rallumer son flambeau. Son coeur frappe encore violemment sa poitrine;
       mais son courage s'est ranimé. A genoux, elle remercie Dieu et sa mère.
       Elle examine enfin le lieu où elle se trouve, et promène la clarté
       vacillante de sa lanterne sur les objets environnants.
     
       Une vaste grotte creusée par la nature sert de voûte à un abîme que la
       source lointaine du Schreckenstein alimente, et où elle se perd dans les
       entrailles du rocher. Cet abîme est si profond qu'on ne voit plus l'eau
       qu'il engouffre; mais quand on y jette une pierre, elle roule pendant
       deux minutes, et produit en s'y plongeant une explosion semblable à
       celle du canon. Les échos de la caverne le répètent longtemps, et le
       clapotement sinistre de l'eau invisible dure plus longtemps encore. On
       dirait les aboiements de la meute infernale. Sur une des parois de la
       grotte, un sentier étroit et difficile, taillé dans le roc, côtoie le
       précipice, et s'enfonce dans une nouvelle galerie ténébreuse, où le
       travail de l'homme cesse entièrement, et qui se détourne des courants
       d'eau et de leur chute, en remontant vers des régions plus élevées.
     
       C'est la route que Consuelo doit prendre. Il n'y en a point d'autre:
       l'eau a fermé et rempli entièrement celle qu'elle vient de suivre. Il est
       impossible d'attendre dans la grotte le retour de Zdenko. L'humidité en
       est mortelle, et déjà le flambeau pâlit, pétille et menace de s'éteindre
       sans pouvoir se rallumer.
     
       Consuelo n'est point paralysée par l'horreur de cette situation. Elle
       pense bien qu'elle n'est plus sur la route du Schreckenstein. Ces
       galeries souterraines qui s'ouvrent devant elle sont un jeu de la nature,
       et conduisent à des impasses ou à un labyrinthe dont elle ne retrouvera
       jamais l'issue. Elle s'y hasardera pourtant, ne fût-ce que pour trouver
       un asile plus sain jusqu'à la nuit prochaine. La nuit prochaine, Zdenko
       reviendra; il arrêtera le courant, la galerie sera vidée, et la captive
       pourra revenir sur ses pas et revoir la lumière des étoiles.
     
       Consuelo s'enfonça donc dans les mystères du souterrain avec un nouveau
       courage, attentive cette fois à tous les accidents du sol, et s'attachant
       à suivre toujours les pentes ascendantes, sans se laisser détourner par
       les galeries en apparence plus spacieuses et plus directes qui s'offraient
       à chaque instant. De cette manière elle était sûre de ne plus rencontrer
       de courants d'eau, et de pouvoir revenir sur ses pas.
     
       Elle marchait au milieu de mille obstacles: des pierres énormes
       encombraient sa route, et déchiraient ses pieds; des chauves-souris
       gigantesques, arrachées de leur morne sommeil par la clarté de la
       lanterne, venaient par bataillons s'y frapper, et tourbillonner comme des
       esprits de ténèbres autour de la voyageuse. Après les premières émotions
       de la surprise, à chaque nouvelle terreur, elle sentait grandir son
       courage. Quelquefois elle gravissait d'énormes blocs de pierre détachés
       d'immenses voûtes crevassées, qui montraient d'autres blocs menaçants,
       retenus à peine dans leurs fissures élargies à vingt pieds au-dessus de
       sa tête; d'autres fois la voûte se resserrait et s'abaissait au point que
       Consuelo était forcée de ramper dans un air rare et brûlant pour s'y
       frayer un passage. Elle marchait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'au
       détour d'un angle resserré, où son corps svelte et souple eut de la peine
       à passer, elle retomba de Charybde en Scylla, en se trouvant face à face
       avec Zdenko: Zdenko d'abord pétrifié de surprise et glacé de terreur,
       bientôt indigné, furieux et menaçant comme elle l'avait déjà vu.
     
       Dans ce labyrinthe, parmi ces obstacles sans nombre, à la clarté
       vacillante d'un flambeau que le manque d'air étouffait à chaque instant,
       la fuite était impossible. Consuelo songea à se défendre corps à corps
       contre une tentative de meurtre. Les yeux égarés, la bouche écumante
       de Zdenko, annonçaient assez qu'il ne s'arrêterait pas cette fois à la
       menace. Il prit tout à coup une résolution étrangement féroce: il se mit
       à ramasser de grosses pierres, et à les placer l'une sur l'autre, entre
       lui et Consuelo, pour murer l'étroite galerie où elle se trouvait. De
       cette manière, il était sûr qu'en ne vidant plus la citerne durant
       plusieurs jours, il la ferait périr de faim, comme l'abeille qui enferme
       le frelon indiscret dans sa cellule, en apposant une cloison de cire à
       l'entrée.
     
       Mais c'était avec du granit que Zdenko bâtissait, et il s'en acquittait
       avec une rapidité prodigieuse. La force athlétique que cet homme si
       maigre, et en apparence si débile, trahissait en ramassant et en
       arrangeant ces blocs, prouvait trop bien à Consuelo que la résistance
       était impossible, et qu'il valait mieux espérer de trouver une autre
       issue en retournant sur ses pas, que de se porter aux dernières
       extrémités en l'irritant. Elle essaya de l'attendrir, de le persuader et
       de le dominer par ses paroles.
     
       «Zdenko, lui disait-elle, que fais-tu là, insensé? Albert te reprochera
       ma mort. Albert m'attend et m'appelle. Je suis son amie, sa consolation
       et son salut. Tu perds ton ami et ton frère en me perdant.»
     
       Mais Zdenko, craignant de se laisser gagner, et résolu de continuer son
       oeuvre, se mit à chanter dans sa langue sur un air vif et animé, tout en
       bâtissant d'une main active et légère son mur cyclopéen.
     
       Une dernière pierre manquait pour assurer l'édifice. Consuelo le
       regardait faire avec consternation. Jamais, pensait-elle, je ne pourrai
       démolir ce mur. Il me faudrait les mains d'un géant. La dernière pierre
       fut posée, et bientôt elle s'aperçut que Zdenko en bâtissait un second,
       adossé au premier. C'était toute une carrière, toute une forteresse qu'il
       allait entasser entre elle et Albert. Il chantait toujours, et paraissait
       prendre un plaisir extrême à son ouvrage.
     
       Une inspiration merveilleuse vint enfin à Consuelo. Elle se rappela la
       fameuse formule hérétique qu'elle s'était fait expliquer par Amélie, et
       qui avait tant scandalisé le chapelain.
     
       «Zdenko! s'écria-t-elle en bohémien, à travers une des fentes du mur mal
       joint qui la séparait déjà de lui; ami Zdenko, _que celui à qui on a
       fait tort te salue!_»
     
       A peine cette parole fut-elle prononcée, qu'elle opéra sur Zdenko comme
       un charme magique; il laissa tomber l'énorme bloc qu'il tenait, en
       poussant un profond soupir, et il se mit à démolir son mur avec plus de
       promptitude encore qu'il ne l'avait élevé; puis, tendant la main à
       Consuelo, il l'aida en silence à franchir cette ruine, après quoi il la
       regarda attentivement, soupira étrangement, et, lui remettant trois clefs
       liées ensemble par un ruban rouge, il lui montra le chemin devant elle,
       en lui disant:
     
       «Que celui à qui on a fait tort te salue!
     
       --Ne veux-tu pas me servir de guide? lui dit-elle. Conduis-moi vers ton
       maître.»
     
       Zdenko secoua la tête en disant:
     
       «Je n'ai pas de maître, j'avais un ami. Tu me le prends. La destinée
       s'accomplit. Va où Dieu te pousse; moi, je vais pleurer ici jusqu'à ce
       que tu reviennes.»
     
       Et, s'asseyant sur les décombres, il mit sa tête dans ses mains, et ne
       voulut plus dire un mot.
     
       Consuelo ne s'arrêta pas longtemps pour le consoler. Elle craignait le
       retour de sa fureur; et, profitant de ce moment où elle le tenait en
       respect, certaine enfin d'être sur la route du Schreckenstein, elle
       partit comme un trait. Dans sa marche incertaine et pénible, Consuelo
       n'avait pas fait beaucoup de chemin; car Zdenko, se dirigeant par une
       route beaucoup plus longue mais inaccessible à l'eau, s'était rencontré
       avec elle au point de jonction des deux souterrains, qui faisaient, l'un
       par un détour bien ménagé, et creusé de main d'homme dans le roc,
       l'autre, affreux, bizarre, et plein de dangers, le tour du château, de
       ses vastes dépendances, et de la colline sur laquelle il était assis.
       Consuelo ne se doutait guère qu'elle était en cet instant sous le parc,
       et cependant elle en franchissait les grilles et les fossés par une voie
       que toutes les clefs et toutes les précautions de la chanoinesse ne
       pouvaient plus lui fermer. Elle eut la pensée, au bout de quelque trajet
       sur cette nouvelle route, de retourner sur ses pas, et de renoncer à une
       entreprise déjà si traversée, et qui avait failli lui devenir si funeste.
       De nouveaux obstacles l'attendaient peut-être encore. Le mauvais vouloir
       de Zdenko pouvait se réveiller. Et s'il allait courir après elle! s'il
       allait élever un nouveau mur pour empêcher son retour! Au lieu qu'en
       abandonnant son projet, en lui demandant de lui frayer le chemin vers la
       citerne, et de remettre cette citerne à sec pour qu'elle pût monter, elle
       avait de grandes chances pour le trouver docile et bienveillant. Mais
       elle était encore trop sous l'émotion du moment pour se résoudre à revoir
       ce fantasque personnage. La peur qu'il lui avait causée augmentait à
       mesure qu'elle s'éloignait de lui; et après avoir affronté sa vengeance
       avec une présence d'esprit miraculeuse, elle faiblissait en se la
       représentant. Elle fuyait donc devant lui, n'ayant plus le courage de
       tenter ce qu'il eût fallu faire pour se le rendre favorable, et
       n'aspirant qu'à trouver une de ces portes magiques dont il lui avait cédé
       les clefs, afin de mettre une barrière entre elle et le retour de sa
       démence.
     
       Mais n'allait-elle pas trouver Albert, cet autre fou qu'elle s'était
       obstinée témérairement à croire doux et traitable, dans une position
       analogue à celle de Zdenko envers elle? Il y avait un voile épais sur
       toute cette aventure; et, revenue de l'attrait romanesque qui avait
       contribué à l'y pousser, Consuelo se demandait si elle n'était pas la
       plus folle des trois, de s'être précipitée dans cet abîme de dangers et
       de mystères, sans être sûre d'un résultat favorable et d'un succès
       fructueux.
     
       Cependant elle suivait un souterrain spacieux et admirablement creusé par
       les fortes mains des hommes du moyen âge. Tous les rochers étaient percés
       par un entaillement ogival surbaissé avec beaucoup de caractère et de
       régularité. Les portions moins compactes, les veines crayeuses du sol,
       tous les endroits où l'éboulement eût été possible, étaient soutenus par
       une construction en pierre de taille à rinceaux croisés, que liaient
       ensemble des clefs de voûte quadrangulaires en granit. Consuelo, ne
       perdait pas son temps à admirer ce travail immense, exécuté avec une
       solidité qui défiait encore bien des siècles. Elle ne se demandait pas
       non plus comment les possesseurs actuels du château pouvaient ignorer
       l'existence d'une construction si importante. Elle eût pu se l'expliquer,
       en se rappelant que tous les papiers historiques de cette famille et de
       cette propriété avaient été détruits plus de cent ans auparavant, à
       l'époque de l'introduction de la réforme en Bohème; mais elle ne
       regardait plus autour d'elle, et ne pensait presque plus qu'à son propre
       salut, satisfaite seulement de trouver un sol uni, un air respirable, et
       un libre espace pour courir. Elle avait encore assez de chemin à faire,
       quoique cette route directe vers le Schreckenstein fût beaucoup plus
       courte que le sentier tortueux de la montagne. Elle le trouvait bien
       long; et, ne pouvant plus s'orienter, elle ignorait même si cette route
       la conduisait au Schreckenstein ou à un terme beaucoup plus éloigné
       de son expédition.
     
       Au bout d'un quart d'heure de marche, elle vit de nouveau la voûte
       s'élever, et le travail de l'architecte cesser entièrement. C'était
       pourtant encore l'ouvrage des hommes que ces vastes carrières, ces
       grottes majestueuses qu'il lui fallait traverser. Mais envahies par la
       végétation, et recevant l'air extérieur par de nombreuses fissures, elles
       avaient un aspect moins sinistre que les galeries. Il y avait là mille
       moyens de se cacher et de se soustraire aux poursuites d'un adversaire
       irrité. Mais un bruit d'eau courante vint faire tressaillir Consuelo; et
       si elle eût pu plaisanter dans une pareille situation, elle se fût avoué
       à elle-même que jamais le baron Frédérick, au retour de la chasse,
       n'avait eu plus d'horreur de l'eau qu'elle n'en éprouvait en cet instant.
     
       Cependant elle fit bientôt usage de sa raison. Elle n'avait fait que
       monter depuis qu'elle avait quitté le précipice, au moment d'être
       submergée. A moins que Zdenko n'eût à son service une machine hydraulique
       d'une puissance et d'une étendue incompréhensible, il ne pouvait pas
       faire remonter vers elle son terrible auxiliaire, le torrent. Il était
       bien évident d'ailleurs qu'elle devait rencontrer quelque part le
       courant de la source, l'écluse, ou la source elle-même; et si elle eût pu
       réfléchir davantage, elle se fût étonnée de n'avoir pas encore trouvé sur
       son chemin cette onde mystérieuse, cette source des Pleurs qui alimentait
       la citerne.
     
       C'est que la source avait son courant dans les veines inconnues des
       montagnes, et que la galerie, coupant à angle droit, ne la rencontrait
       qu'aux approches de la citerne d'abord, et ensuite sous le Schreckenstein,
       ainsi qu'il arriva enfin à Consuelo. L'écluse était donc loin derrière
       elle, sur la route que Zdenko avait parcourue seul, et Consuelo approchait
       de cette source, que depuis des siècles aucun autre homme qu'Albert ou
       Zdenko n'avait vue. Elle eut bientôt rejoint le courant, et cette fois
       elle le côtoya sans terreur et sans danger.
     
       Un sentier de sable frais et fin remontait le cours de cette eau
       limpide et transparente, qui courait avec un bruit généreux dans un lit
       convenablement encaissé. Là, reparaissait le travail de l'homme. Ce
       sentier était relevé en talus dans des terres fraîches et fertiles; car
       de belles plantes aquatiques, des pariétaires énormes, des ronces
       sauvages fleuries dans ce lieu abrité, sans souci de la rigueur de la
       saison, bordaient le torrent d'une marge verdoyante. L'air extérieur
       pénétrait par une multitude de fentes et de crevasses suffisantes pour
       entretenir la vie de la végétation, mais trop étroites pour laisser
       passage à l'oeil curieux qui les aurait cherchées du dehors. C'était
       comme une serre chaude naturelle, préservée par ses voûtes du froid et
       des neiges, mais suffisamment aérée par mille soupiraux imperceptibles.
       On eût dit qu'un soin complaisant avait protégé la vie de ces belles
       plantes, et débarrassé le sable que le torrent rejetait sur ces rives
       des graviers qui offensent le pied; et on ne se fût pas trompé dans cette
       supposition. C'était Zdenko qui avait rendu gracieux, faciles et sûrs les
       abords de la retraite d'Albert.
     
       Consuelo commençait à ressentir l'influence bienfaisante qu'un aspect
       moins sinistre et déjà poétique des objets extérieurs produisait sur son
       imagination bouleversée par de cruelles terreurs. En voyant les pâles
       rayons de la lune se glisser ça et là dans les fentes des roches, et se
       briser sur les eaux tremblotantes, en sentant l'air de la forêt frémir
       par intervalles sur les plantes immobiles que l'eau n'atteignait pas,
       en se sentant toujours plus près de la surface de la terre, elle se
       sentait renaître, et l'accueil qui l'attendait au terme de son héroïque
       pèlerinage, se peignait dans son esprit sous des couleurs moins sombres.
       Enfin, elle vit le sentier se détourner brusquement de la rive, entrer
       dans une courte galerie maçonnée fraîchement, et finir à une petite
       porte qui semblait de métal, tant elle était froide, et qu'encadrait
       gracieusement un grand lierre terrestre.
     
       Quand elle se vit au bout de ses fatigues et de ses irrésolutions, quand
       elle appuya sa main épuisée sur ce dernier obstacle, qui pouvait céder à
       l'instant même, car elle tenait la clef de cette porte dans son autre
       main, Consuelo hésita et sentit une timidité plus difficile à vaincre que
       toutes ses terreurs. Elle allait donc pénétrer seule dans un lieu fermé à
       tout regard, à toute pensée humaine, pour y surprendre le sommeil ou la
       rêverie d'un homme qu'elle connaissait à peine; qui n'était ni son père,
       ni son frère, ni son époux; qui l'aimait peut-être, et qu'elle ne pouvait
       ni ne voulait aimer. Dieu m'a entraînée et conduite ici, pensait-elle, au
       milieu des plus épouvantables périls. C'est par sa volonté plus encore
       que par sa protection que j'y suis parvenue. J'y viens avec une âme
       fervente, une résolution pleine de charité, un coeur tranquille, une
       conscience pure, un désintéressement à toute épreuve. C'est peut-être la
       mort qui m'y attend, et cependant cette pensée ne m'effraie pas. Ma vie
       est désolée, et je la perdrais sans trop de regrets; je l'ai éprouvé il
       n'y a qu'un instant, et depuis une heure je me vois dévouée à un affreux
       trépas avec une tranquillité à laquelle je ne m'étais point préparée.
       C'est peut-être une grâce que Dieu m'envoie à mon dernier moment. Je
       Vais tomber peut-être sous les coups d'un furieux, et je marche à cette
       catastrophe avec la fermeté d'un martyr. Je crois ardemment à la vie
       éternelle, et je sens que si je péris ici, victime d'un dévouement
       inutile peut-être, mais profondément religieux, je serai récompensée
       dans une vie plus heureuse. Qui m'arrête? et pourquoi éprouvé-je
       donc un trouble inexprimable, comme si j'allais commettre une faute et
       rougir devant celui que je viens sauver?
     
       C'est ainsi que Consuelo, trop pudique pour bien comprendre sa pudeur,
       luttait contre elle-même, et se faisait presque un reproche de la
       délicatesse de son émotion. Il ne lui venait cependant pas à l'esprit
       qu'elle pût courir des dangers plus affreux pour elle que celui de la
       mort. Sa chasteté n'admettait pas la pensée qu'elle pût devenir la proie
       des passions brutales d'un insensé. Mais elle éprouvait instinctivement
       la crainte de paraître obéir à un sentiment moins élevé, moins divin que
       celui dont elle était animée. Elle mit pourtant la clef dans la serrure;
       mais elle essaya plus de dix fois de l'y faire tourner sans pouvoir s'y
       résoudre. Une fatigue accablante, une défaillance extrême de tout son
       être, achevaient de lui faire perdre sa résolution au moment d'en
       recevoir le prix: sur la terre, par un grand acte de charité; dans le
       ciel, par une mort sublime.
     
     
     
     
       XLII.
     
     
       Cependant elle prit son parti. Elle avait trois clefs. Il y avait donc
       trois portes et deux pièces à traverser avant celle où elle supposait
       Albert prisonnier. Elle aurait encore le temps de s'arrêter, si la force
       lui manquait.
     
       Elle pénétra dans une salle voûtée, qui n'offrait d'autre ameublement
       qu'un lit de fougère sèche sur lequel était jetée une peau de mouton. Une
       paire de chaussures à l'ancienne mode, dans un délabrement remarquable,
       lui servit d'indice pour reconnaître la chambre à coucher de Zdenko. Elle
       reconnut aussi le petit panier qu'elle avait porté rempli de fruits sur
       la pierre d'Épouvante, et qui, au bout de deux jours, en avait enfin
       disparu. Elle se décida à ouvrir la seconde porte, après avoir refermé
       la première avec soin; car elle songeait toujours avec effroi au retour
       possible du possesseur farouche de cette demeure. La seconde pièce où
       elle entra était voûtée comme la première, mais les murs étaient revêtus
       de nattes et de claies garnies de mousse. Un poêle y répandait une
       chaleur suffisante, et c'était sans doute le tuyau creusé dans le roc qui
       produisait au sommet du Schreckenstein cette lueur fugitive que Consuelo
       avait observée. Le lit d'Albert était, comme celui de Zdenko, formé d'un
       amas de feuilles et d'herbes desséchées; mais Zdenko l'avait couvert de
       magnifiques peaux d'ours, en dépit de l'égalité absolue qu'Albert
       exigeait dans leurs habitudes, et que Zdenko acceptait en tout ce qui ne
       chagrinait pas la tendresse passionnée qu'il lui portait et la préférence
       de sollicitude qu'il lui donnait sur lui-même. Consuelo fut reçue dans
       cette chambre par Cynabre, qui, en entendant tourner la clef dans la
       serrure, s'était posté sur le seuil, l'oreille dressée et l'oeil inquiet.
       Mais Cynabre avait reçu de son maître une éducation particulière: c'était
       un ami, et non pas un gardien. Il lui avait été si sévèrement interdit
       dès son enfance de hurler et d'aboyer, qu'il avait perdu tout à fait
       cette habitude naturelle aux êtres de son espèce. Si on eût approché
       d'Albert avec des intentions malveillantes, il eût retrouvé la voix;
       si on l'eût attaqué, il l'eût défendu avec fureur. Mais prudent et
       circonspect comme un solitaire, il ne faisait jamais le moindre bruit
       sans être sûr de son fait, et sans avoir examiné et flairé les gens avec
       attention. Il approcha de Consuelo avec un regard pénétrant qui avait
       quelque chose d'humain, respira son vêtement et surtout sa main qui avait
       tenu longtemps les clefs touchées par Zdenko; et, complètement rassuré
       par cette circonstance, il s'abandonna au souvenir bienveillant qu'il
       avait conservé d'elle, en lui jetant ses deux grosses pattes velues sur
       les épaules, avec une joie affable et silencieuse, tandis qu'il balayait
       lentement la terre de sa queue superbe. Après cet accueil grave et
       honnête, il alla se recoucher sur le bord de la peau d'ours qui couvrait
       le lit de son maître, et s'y étendit avec la nonchalance de la vieillesse,
       non sans suivre des yeux pourtant tous les pas et tous les mouvements de
       Consuelo.
     
       Avant d'oser approcher de la troisième porte, Consuelo jeta un regard sur
       l'arrangement de cet ermitage, afin d'y chercher quelque révélation sur
       l'état moral de l'homme qui l'occupait. Elle n'y trouva aucune trace de
       démence ni de désespoir. Une grande propreté, une sorte d'ordre y
       régnait. Il y avait un manteau et des vêtements de rechange accrochés à
       des cornes d'aurochs, curiosités qu'Albert avait rapportées du fond de
       la Lithuanie; et qui servaient de porte-manteaux. Ses livres nombreux
       étaient bien rangés sur une bibliothèque en planches brutes, que
       soutenaient de grosses branches artistement agencées par une main
       rustique et intelligente. La table, les deux chaises, étaient de la même
       matière et du même travail. Un herbier et des livres de musique anciens,
       tout à fait inconnus à Consuelo, avec des titres et des paroles slaves,
       achevaient de révéler les habitudes paisibles, simples et studieuses
       de l'anachorète. Une lampe de fer curieuse par son antiquité, était
       suspendue au milieu de la voûte, et brûlait dans l'éternelle nuit de ce
       sanctuaire mélancolique.
     
       Consuelo remarqua encore qu'il n'y avait aucune arme dans ce lieu. Malgré
       le goût des riches habitants de ces forêts pour la chasse et pour les
       objets de luxe qui en accompagnent le divertissement, Albert n'avait pas
       un fusil, pas un couteau; et son vieux chien n'avait jamais appris la
       _grande science_, en raison de quoi Cynabre était un sujet de mépris et
       de pitié pour le baron Frédérick. Albert avait horreur du sang; et
       quoiqu'il parût jouir de la vie moins que personne, il avait pour l'idée
       de la vie en général un respect religieux et sans bornes. Il ne pouvait
       ni donner ni voir donner la mort, même aux derniers animaux de la
       création. Il eût aimé toutes les sciences naturelles; mais il s'arrêtait
       à la minéralogie et à la botanique. L'entomologie lui paraissait déjà une
       science trop cruelle, et il n'eût jamais pu sacrifier la vie d'un insecte
       à sa curiosité.
     
       Consuelo savait ces particularités. Elle se les rappelait en voyant les
       attributs des innocentes occupations d'Albert. Non, je n'aurai pas peur,
       se disait-elle, d'un être si doux et si pacifique. Ceci est la cellule
       d'un saint, et non le cachot d'un fou. Mais plus elle se rassurait sur la
       nature de sa maladie mentale, plus elle se sentait troublée et confuse.
       Elle regrettait presque de ne point trouver là un aliéné, ou un moribond;
       et la certitude de se présenter à un homme véritable la faisait hésiter
       de plus en plus.
     
       Elle rêvait depuis quelques minutes, ne sachant comment s'annoncer,
       lorsque le son d'un admirable instrument vint frapper son oreille:
       c'était un Stradivarius chantant un air sublime de tristesse et de
       grandeur sous une main pure et savante. Jamais Consuelo n'avait entendu
       un violon si parfait, un virtuose si touchant et si simple. Ce chant lui
       était inconnu; mais à ses formes étranges et naïves, elle jugea qu'il
       devait être plus ancien que toute l'ancienne musique qu'elle connaissait.
       Elle écoutait avec ravissement, et s'expliquait maintenant pourquoi
       Albert l'avait si bien comprise dès la première phrase qu'il lui avait
       entendu chanter. C'est qu'il avait la révélation de la vraie, de la
       grande musique. Il pouvait n'être pas savant à tous égards, il pouvait ne
       pas connaître les ressources éblouissantes de l'art; mais il avait en lui
       le souffle divin, l'intelligence et l'amour du beau. Quand il eut fini,
       Consuelo, rassurée entièrement et animée d'une sympathie plus vive,
       allait se hasarder à frapper à la porte qui la séparait encore de lui,
       lorsque cette porte s'ouvrit lentement, et elle vit le jeune comte
       s'avancer la tête penchée, les yeux baissés vers la terre, avec son
       violon et son archet dans ses mains pendantes. Sa pâleur était effrayante,
       ses cheveux et ses habits dans un désordre que Consuelo n'avait pas encore
       vu. Son air préoccupé, son attitude brisée et abattue, la nonchalance
       désespérée de ses mouvements, annonçaient sinon l'aliénation complète, du
       moins le désordre et l'abandon de la volonté humaine. On eût dit un de
       ces spectres muets et privés de mémoire, auxquels croient les peuples
       slaves, qui entrent machinalement la nuit dans les maisons, et que l'on
       voit agir sans suite et sans but, obéir comme par instinct aux anciennes
       habitudes de leur vie, sans reconnaître et sans voir leurs amis et leurs
       serviteurs terrifiés qui fuient ou les regardent en silence, glacés par
       l'étonnement et la crainte.
     
       Telle fut Consuelo en voyant le comte Albert, et en s'apercevant qu'il ne
       la voyait pas, bien qu'elle fût à deux pas de lui. Cynabre s'était levé,
       il léchait la main de son maître. Albert lui dit quelques paroles
       amicales en bohémien; puis, suivant du regard les mouvements du chien qui
       reportait ses discrètes caresses vers Consuelo, il regarda attentivement
       les pieds de cette jeune fille qui étaient chaussés à peu près en ce
       moment comme ceux de Zdenko, et, sans lever la tête, il lui dit en
       bohémien quelques paroles qu'elle ne comprit pas, mais qui semblaient
       une demande et qui se terminaient par son nom.
     
       En le voyant dans cet état, Consuelo sentit disparaître sa timidité. Tout
       entière à la compassion, elle ne vit plus que le malade à l'âme déchirée
       qui l'appelait encore sans la reconnaître; et, posant sa main sur le bras
       du jeune homme avec confiance et fermeté, elle lui dit en espagnol de sa
       voix pure et pénétrante:
     
       «Voici Consuelo.»
     
     
     
     
       XLIII.
     
     
       A peine Consuelo se fut-elle nommée, que le comte Albert, levant les yeux
       au ciel et la regardant au visage, changea tout à coup d'attitude et
       d'expression. Il laissa tomber à terre son précieux violon avec autant
       d'indifférence que s'il n'en eût jamais connu l'usage; et joignant les
       mains avec un air d'attendrissement profond et de respectueuse douleur:
     
       «C'est donc enfin toi que je revois dans ce lieu d'exil et de souffrance,
       ô ma pauvre Wanda! s'écria-t-il en poussant un soupir qui semblait
       briser sa poitrine. Chère, chère et malheureuse soeur! victime infortunée
       que j'ai vengée trop tard, et que je n'ai pas su défendre! Ah! Tu le
       sais, toi, l'infâme qui t'a outragée a péri dans les tourments, et ma
       main s'est impitoyablement baignée dans le sang de ses complices. J'ai
       ouvert la veine profonde de l'Église maudite; j'ai lavé ton affront, le
       mien, et celui de mon peuple, dans des fleuves de sang. Que veux-tu de
       plus, âme inquiète et vindicative? Le temps du zèle et de la colère est
       passé; nous voici aux jours du repentir et de l'expiation. Demande-moi
       des larmes et des prières; ne me demande plus de sang: j'ai horreur du
       sang désormais, et je n'en veux plus répandre! Non! non! pas une seule
       goutte! Jean Ziska ne remplira plus son calice que de pleurs inépuisables
       et de sanglots amers!»
     
       En parlant ainsi, avec des yeux égarés et des traits animés par une
       exaltation soudaine, Albert tournait autour de Consuelo, et reculait
       avec une sorte d'épouvante chaque fois qu'elle faisait un mouvement pour
       arrêter cette bizarre conjuration.
     
       Il ne fallut pas à Consuelo de longues réflexions pour comprendre la
       tournure que prenait la démence de son hôte. Elle s'était fait assez
       souvent raconter l'histoire de Jean Ziska pour savoir qu'une soeur de ce
       redoutable fanatique, religieuse avant l'explosion de la guerre hussite,
       avait péri de douleur et de honte dans son couvent, outragée par un moine
       abominable, et que la vie de Ziska avait été une longue et solennelle
       vengeance de ce crime. Dans ce moment, Albert, ramené par je ne sais
       quelle transition d'idées, à sa fantaisie dominante, se croyait Jean
       Ziska, et s'adressait à elle comme à l'ombre de Wanda, sa soeur
       infortunée.
     
       Elle résolut de ne point contrarier brusquement son illusion:
     
       «Albert, lui dit-elle, car ton nom n'est plus Jean, de même que le mien
       n'est plus Wanda, regarde-moi bien, et reconnais que j'ai changé, ainsi
       que toi, de visage et de caractère. Ce que tu viens de me dire, je venais
       pour te le rappeler. Oui, le temps du zèle et de la fureur est passé. La
       justice humaine est plus que satisfaite; et c'est le jour de la justice
       divine que je t'annonce maintenant; Dieu nous commande le pardon et
       l'oubli. Ces souvenirs funestes, cette obstination à exercer en toi
       une faculté qu'il n'a point donnée aux autres hommes, cette mémoire
       scrupuleuse et farouche que tu gardes de tes existences antérieures, Dieu
       s'en offense, et te la retire, parce que tu en as abusé. M'entends-tu,
       Albert, et me comprends-tu, maintenant?
     
       --O ma mère! répondit Albert, pâle et tremblant, en tombant sur ses
       genoux et en regardant toujours Consuelo avec un effroi extraordinaire,
       je vous entends et je comprends vos paroles. Je vois que vous vous
       transformez, pour me convaincre et me soumettre. Non, vous n'êtes plus la
       Wanda de Ziska, la vierge outragée, la religieuse gémissante. Vous êtes
       Wanda de Prachatitz, que les hommes ont appelée comtesse de Rudolstadt,
       Et qui a porté dans son sein l'infortuné qu'ils appellent aujourd'hui
       Albert.
     
       --Ce n'est point par le caprice des hommes que vous vous appelez ainsi,
       reprit Consuelo avec fermeté; car c'est Dieu qui vous a fait revivre dans
       d'autres conditions et avec de nouveaux devoirs. Ces devoirs, vous ne les
       connaissez pas, Albert, ou vous les méprisez. Vous remontez le cours des
       âges avec un orgueil impie; vous aspirez à pénétrer les secrets de la
       destinée; vous croyez vous égaler à Dieu en embrassant d'un coup d'oeil
       et le présent et le passé. Moi, je vous le dis; et c'est la vérité, c'est
       la foi qui m'inspirent: cette pensée rétrograde est un crime et une
       témérité. Cette mémoire surnaturelle que vous vous attribuez est une
       illusion. Vous avez pris quelques lueurs vagues et fugitives pour la
       certitude, et votre imagination vous a trompé. Votre orgueil a bâti un
       édifice de chimères, lorsque vous vous êtes attribué les plus grands
       rôles dans l'histoire de vos ancêtres. Prenez garde de n'être point ce
       que vous croyez. Craignez que, pour vous punir, la science éternelle ne
       vous ouvre les yeux un instant, et ne vous fasse voir dans votre vie
       antérieure des fautes moins illustres et des sujets de remords moins
       glorieux que ceux dont vous osez vous vanter.»
     
       Albert écouta ce discours avec un recueillement craintif, le visage dans
       ses mains, et les genoux enfoncés dans la terre.
     
       «Parlez! parlez! voix du ciel que j'entends et que je ne reconnais plus!
       murmura-t-il en accents étouffés. Si vous êtes l'ange de la montagne, si
       vous êtes, comme je le crois, la figure céleste qui m'est apparue si
       souvent sur la pierre d'Épouvante, parlez; commandez à ma volonté, à ma
       conscience, à mon imagination. Vous savez bien que je cherche la lumière
       avec angoisse, et que si je m'égare dans les ténèbres, c'est à force de
       vouloir les dissiper pour vous atteindre.
     
       --Un peu d'humilité, de confiance et de soumission aux arrêts éternels de
       la science incompréhensible aux hommes, voilà le chemin de la vérité pour
       vous, Albert. Renoncez dans votre âme, et renoncez-y fermement une fois
       pour toutes, à vouloir vous connaître au delà de cette existence passagère
       qui vous est imposée; et vous redeviendrez agréable à Dieu, utile aux
       autres hommes, tranquille avec vous-même. Abaissez votre science superbe;
       et sans perdre la foi à votre immortalité, sans douter de la bonté divine,
       qui pardonne au passé et protège l'avenir, attachez-vous à rendre féconde
       et humaine cette vie présente que vous méprisez, lorsque vous devriez la
       respecter et vous y donner tout entier, avec votre force, votre abnégation
       et votre charité. Maintenant, Albert, regardez-moi, et que vos yeux soient
       dessillés. Je ne suis plus ni votre soeur, ni votre mère; je suis une
       amie que le ciel vous a envoyée, et qu'il a conduite ici par des voies
       miraculeuses pour vous arracher à l'orgueil et à la démence. Regardez-moi,
       et dites-moi, dans votre âme et conscience, qui je suis et comment je
       m'appelle.»
     
       Albert, tremblant et éperdu, leva la tête, et la regarda encore, mais
       avec moins d'égarement et de terreur que les premières fois.
     
       «Vous me faites franchir des abîmes, lui dit-il; vous confondez par des
       paroles profondes ma raison, que je croyais supérieure (pour mon malheur)
       à celle des autres hommes, et vous m'ordonnez de connaître et de
       comprendre le temps présent et les choses humaines. Je ne le puis. Pour
       perdre la mémoire de certaines phases de ma vie, il faut que je subisse
       des crises terribles; et, pour retrouver le sentiment d'une phase
       nouvelle, il faut que je me transforme par des efforts qui me conduisent
       à l'agonie. Si vous m'ordonnez, au nom d'une puissance que je sens
       supérieure à la mienne, d'assimiler ma pensée à la vôtre, il faut que
       j'obéisse; mais je connais ces luttes épouvantables, et je sais que la
       mort est au bout. Ayez pitié de moi, vous qui agissez sur moi par un
       charme souverain; aidez-moi, ou je succombe. Dites-moi qui vous êtes, car
       je ne vous connais pas; je ne me souviens pas de vous avoir jamais vue:
       je ne sais de quel sexe vous êtes; et vous voilà devant moi comme une
       statue mystérieuse dont j'essaie vainement de retrouver le type dans mes
       souvenirs. Aidez-moi, aidez-moi, car je me sens mourir.»
     
       En parlant ainsi, Albert, dont le visage s'était d'abord coloré d'un
       éclat fébrile, redevint d'une pâleur effrayante. Il étendit les mains
       vers Consuelo; mais il les abaissa aussitôt vers la terre pour se
       soutenir, comme atteint d'une irrésistible défaillance.
     
       Consuelo, en s'initiant peu à peu aux secrets de sa maladie mentale, se
       sentit vivifiée et comme inspirée par une force et une intelligence
       nouvelles. Elle lui prit les mains, et, le forçant de se relever, elle le
       conduisit vers le siége qui était auprès de la table. Il s'y laissa
       tomber, accablé d'une fatigue inouïe, et se courba en avant comme s'il
       eût été près de s'évanouir. Cette lutte dont il parlait n'était que trop
       réelle. Albert avait la faculté de retrouver sa raison et de repousser
       les suggestions de la fièvre qui dévorait son cerveau; mais il n'y
       parvenait pas sans des efforts et des souffrances qui épuisaient ses
       organes. Quand cette réaction s'opérait d'elle-même, il en sortait
       rafraîchi et comme renouvelé; mais quand il la provoquait par une
       résolution de sa volonté encore puissante, son corps succombait sous la
       crise, et la catalepsie s'emparait de tous ses membres. Consuelo comprit
       ce qui se passait en lui:
     
       «Albert, lui dit-elle en posant sa main froide sur cette tête brûlante,
       je vous connais, et cela suffit. Je m'intéresse à vous, et cela doit vous
       suffire aussi quant à présent. Je vous défends de faire aucun effort de
       volonté pour me reconnaître et me parler. Écoutez-moi seulement; et si
       mes paroles vous semblent obscures, attendez que je m'explique, et ne
       vous pressez pas d'en savoir le sens. Je ne vous demande qu'une soumission
       passive et l'abandon entier de votre réflexion. Pouvez-vous descendre
       dans votre coeur, et y concentrer toute votre existence?
     
       --Oh! que vous me faites de bien! répondit Albert. Parlez-moi encore,
       parlez-moi toujours ainsi. Vous tenez mon âme dans vos mains. Qui que
       vous soyez, gardez-la, et ne la laissez point s'échapper; car elle
       irait frapper aux portes de l'Éternité, et s'y briserait. Dites-moi
       qui vous êtes, dites-le-moi bien vite; et, si je ne le comprends pas,
       expliquez-le-moi: car, malgré moi, je le cherche et je m'agite.
     
       --Je suis Consuelo, répondit la jeune fille, et vous le savez, puisque
       vous me parlez d'instinct une langue que seule autour de vous je puis
       comprendre. Je suis une amie que vous avez attendue longtemps, et que
       vous avez reconnue un jour qu'elle chantait. Depuis ce jour-là, vous avez
       quitté votre famille, et vous êtes venu vous cacher ici. Depuis ce jour,
       je vous ai cherché; et vous m'avez fait appeler par Zdenko à diverses
       reprises, sans que Zdenko, qui exécutait vos ordres à certains égards,
       ait voulu me conduire vers vous. J'y suis parvenue à travers mille
       dangers....
     
       --Vous n'avez pas pu y parvenir si Zdenko ne l'a pas voulu, reprit Albert
       en soulevant son corps appesanti et affaissé sur la table. Vous êtes un
       rêve, je le vois bien, et tout ce que j'entends là se passe dans mon
       imagination. O mon Dieu! vous me bercez de joies trompeuses, et tout à
       coup le désordre et l'incohérence de mes songes se révèlent à moi-même,
       je me retrouve seul, seul au monde, avec mon désespoir et ma folie! Oh!
       Consuelo, Consuelo! rêve funeste et délicieux! Où est l'être qui porte
       ton nom et qui revêt parfois ta figure? Non, tu n'existes qu'en moi, et
       c'est mon délire qui t'a créé!».
     
       Albert retomba sur ses bras étendus, qui se raidirent et devinrent froids
       comme le marbre.
     
       Consuelo le voyait approcher de la crise léthargique, et se sentait
       elle-même si épuisée, si prête à défaillir, qu'elle craignait de ne
       pouvoir plus conjurer cette crise. Elle essaya de ranimer les mains
       d'Albert dans ses mains qui n'étaient guère plus vivantes.
     
       «Mon Dieu! dit-elle d'une voix éteinte et avec un coeur brisé, assiste
       deux malheureux qui ne peuvent presque plus rien l'un pour l'autre!»
     
       Elle se voyait seule, enfermée avec un mourant, mourante elle-même, et ne
       pouvant plus attendre de secours pour elle et pour lui que de Zdenko dont
       le retour lui semblait encore plus effrayant que désirable.
     
       Sa prière parut frapper Albert d'une émotion inattendue.
     
       «Quelqu'un prie à côté de moi, dit-il en essayant de soulever sa tête
       accablée. Je ne suis pas seul! oh non, je ne suis pas seul, ajouta-t-il
       en regardant la main de Consuelo enlacée aux siennes. Main secourable,
       pitié mystérieuse, sympathie humaine, fraternelle! tu rends mon agonie
       bien douce et mon coeur bien reconnaissant!»
     
       Il colla ses lèvres glacées sur la main de Consuelo, et resta longtemps
       ainsi.
     
       Une émotion pudique rendit à Consuelo le sentiment de la vie. Elle n'osa
       point retirer sa main à cet infortuné; mais, partagée entre son embarras
       et son épuisement, ne pouvant plus se tenir debout, elle fut forcée de
       s'appuyer sur lui et de poser son autre main sur l'épaule d'Albert.
     
       «Je me sens renaître, dit Albert au bout de quelques instants. Il me
       semble que je suis dans les bras de ma mère. O ma tante Wenceslawa! Si
       c'est vous qui êtes auprès de moi, pardonnez-moi de vous avoir oubliée,
       vous et mon père, et toute ma famille, dont les noms même étaient sortis
       de ma mémoire. Je reviens à vous, ne me quittez pas; mais rendez-moi
       Consuelo; Consuelo, celle que j'avais tant attendue, celle que j'avais
       Enfin trouvée ... et que je ne retrouve plus, et sans qui je ne puis plus
       respirer!»
     
       Consuelo voulut lui parler; mais à mesure que la mémoire et la force
       d'Albert semblaient se réveiller, la vie de Consuelo semblait s'éteindre.
       Tant de frayeurs, de fatigues, d'émotions et d'efforts surhumains
       l'avaient brisée, qu'elle ne pouvait plus lutter. La parole expira sur
       ses lèvres, elle sentit ses jambes fléchir, ses yeux se troubler. Elle
       tomba sur ses genoux à côté d'Albert, et sa tête mourante vint frapper le
       sein du jeune homme. Aussitôt Albert, sortant comme d'un songe, la vit,
       la reconnut, poussa un cri profond, et, se ranimant, la pressa dans
       ses bras avec énergie. A travers les voiles de la mort qui semblaient
       s'étendre sur ses paupières, Consuelo vit sa joie, et n'en fut point
       effrayée. C'était une joie sainte et rayonnante de chasteté. Elle ferma
       les yeux, et tomba dans un état d'anéantissement qui n'était ni le sommeil
       ni la veille, mais une sorte d'indifférence et d'insensibilité pour toutes
       les choses présentes.
     
     
     
     
       XLIV.
     
     
       Lorsqu'elle reprit l'usage de ses facultés, se voyant assise sur un lit
       assez dur, et ne pouvant encore soulever ses paupières, elle essaya de
       rassembler ses souvenirs. Mais la prostration avait été si complète, que
       ses facultés revinrent lentement; et, comme si la somme de fatigues et
       d'émotions qu'elle avait supportées depuis un certain temps fût arrivée à
       dépasser ses forces, elle tenta vainement de se rappeler ce qu'elle était
       devenue depuis qu'elle avait quitté Venise. Son départ même de cette
       patrie adoptive, où elle avait coulé des jours si doux, lui apparut comme
       un songe; et ce fut pour elle un soulagement (hélas! trop court) de
       pouvoir douter un instant de son exil et des malheurs qui l'avaient causé.
       Elle se persuada donc qu'elle était encore dans sa pauvre chambre de la
       Corte-Minelli, sur le grabat de sa mère, et qu'après avoir eu avec
       Anzoleto une scène violente et amère dont le souvenir confus flottait dans
       Son esprit, elle revenait à la vie et à l'espérance en le sentant près
       d'elle, en entendant sa respiration entrecoupée, et les douces paroles
       qu'il lui adressait à voix basse. Une joie languissante et pleine de
       délices pénétra son coeur à cette pensée, et elle se souleva avec effort
       pour regarder son ami repentant et pour lui tendre la main. Mais elle ne
       pressa qu'une main froide et inconnue; et, au lieu du riant soleil qu'elle
       était habituée à voir briller couleur de rose à travers son rideau blanc,
       elle ne vit qu'une clarté sépulcrale, tombant d'une voûte sombre et
       nageant dans une atmosphère humide; elle sentit sous ses bras la rude
       dépouille des animaux sauvages, et, dans un horrible silence, la pâle
       figure d'Albert se pencha vers elle comme un spectre.
     
       Consuelo se crut descendue vivante dans le tombeau; elle ferma les yeux,
       et retomba sur le lit de feuilles sèches, avec un douloureux gémissement.
       Il lui fallut encore plusieurs minutes pour comprendre où elle était, et
       à quel hôte sinistre elle se trouvait confiée. La peur, que l'enthousiasme
       de son dévouement avait combattue et dominée jusque-là, s'empara d'elle,
       au point qu'elle craignit de rouvrir les yeux et de voir quelque affreux
       spectacle, des apprêts de mort, un sépulcre ouvert devant elle. Elle
       sentit quelque chose sur son front, et y porta la main. C'était une
       guirlande de feuillage dont Albert l'avait couronnée. Elle l'ôta pour la
       regarder, et vit une branche de cyprès.
     
       «Je t'ai crue morte, ô mon âme, ô ma consolation! lui dit Albert en
       s'agenouillant auprès d'elle, et j'ai voulu avant de te suivre dans le
       tombeau te parer des emblèmes de l'hyménée. Les fleurs ne croissent point
       autour de moi, Consuelo. Les noirs cyprès étaient les seuls rameaux où ma
       main pût cueillir ta couronne de fiancée. La voilà, ne la repousse pas.
       Si nous devons mourir ici, laisse-moi te jurer que, rendu à la vie, je
       n'aurais jamais eu d'autre épouse que toi, et que je meurs avec toi, uni
       à toi par un serment indissoluble.
     
       --Fiancés, unis! s'écria Consuelo terrifiée en jetant des regards
       consternés autour d'elle: qui donc a prononcé cet arrêt? qui donc a
       célébré cet hyménée?
     
       --C'est la destinée, mon ange, répondit Albert avec une douceur et une
       tristesse inexprimables. Ne songe pas à t'y soustraire. C'est une destinée
       bien étrange pour toi, et pour moi encore plus. Tu ne me comprends pas,
       Consuelo, et il faut pourtant que tu apprennes la vérité. Tu m'as défendu
       tout à l'heure de chercher dans le passé; tu m'as interdit le souvenir
       de ces jours écoulés qu'on appelle la nuit des siècles. Mon être t'a obéi,
       et je ne sais plus rien désormais de ma vie antérieure. Mais ma vie
       présente, je l'ai interrogée, je la connais; je l'ai vue tout entière
       d'un regard, elle m'est apparue en un instant pendant que tu reposais
       dans les bras de la mort. Ta destinée, Consuelo, est de m'appartenir, et
       cependant tu ne seras jamais à moi. Tu ne m'aimes pas, tu ne m'aimeras
       jamais comme je t'aime. Ton amour pour moi n'est que de la charité, ton
       dévouement de l'héroïsme. Tu es une sainte que Dieu m'envoie, et jamais
       tu ne seras une femme pour moi. Je dois mourir consumé d'un amour que tu
       ne peux partager; et cependant, Consuelo, tu seras mon épouse comme tu es
       déjà ma fiancée, soit que nous périssions ici et que ta pitié consente à
       me donner ce titre d'époux qu'un baiser ne doit jamais sceller, soit que
       nous revoyions le soleil, et que ta conscience t'ordonne d'accomplir les
       desseins de Dieu envers moi.
     
       --Comte Albert, dit Consuelo en essayant de quitter ce lit couvert de
       peaux d'ours noirs qui ressemblaient à un drap mortuaire, je ne sais si
       c'est l'enthousiasme d'une reconnaissance trop vive ou la suite de votre
       délire qui vous fait parler ainsi. Je n'ai plus la force de combattre
       vos illusions; et si elles doivent se tourner contre moi, contre moi qui
       suis venue, au péril de ma vie, vous secourir et vous consoler, je sens
       que je ne pourrai plus vous disputer ni mes jours ni ma liberté. Si ma vue
       vous irrite et si Dieu m'abandonne, que la volonté de Dieu soit faite!
       Vous qui croyez savoir tant de choses, vous ne savez pas combien ma vie
       est empoisonnée, et avec combien peu de regrets j'en ferais le sacrifice!
     
       --Je sais que tu es bien malheureuse, ô ma pauvre sainte! je sais que tu
       portes au front une couronne d'épines que je ne puis en arracher. La cause
       et la suite de tes malheurs, je les ignore, et je ne te les demande pas.
       Mais je t'aimerais bien peu, je serais bien peu digne de ta compassion,
       si, dès le jour où je t'ai rencontrée, je n'avais pas pressenti et reconnu
       en toi la tristesse qui remplit ton âme et abreuve ta vie. Que peux-tu
       craindre de moi, Consuelo de mon âme? Toi, si ferme et si sage, toi à qui
       Dieu a inspiré des paroles qui m'ont subjugué et ranimé en un instant, tu
       sens donc défaillir étrangement la lumière de ta foi et de ta raison,
       puisque tu redoutes ton ami, ton serviteur et ton esclave? Reviens à toi,
       mon ange; regarde-moi. Me voici à tes pieds, et pour toujours, le front
       dans la poussière. Que veux-tu, qu'ordonnes-tu? Veux-tu sortir d'ici à
       l'instant même, sans que je te suive, sans que je reparaisse jamais devant
       toi? Quel sacrifice exiges-tu? Quel serment veux-tu que je te fasse? Je
       puis te promettre tout et t'obéir en tout. Oui, Consuelo, je peux même
       devenir un homme tranquille, soumis, et, en apparence, aussi raisonnable
       que les autres. Est-ce ainsi que je te serai moins amer et moins
       effrayant? Jusqu'ici je n'ai jamais pu ce que j'ai voulu; mais tout ce
       que tu voudras désormais me sera accordé. Je mourrai peut-être en me
       transformant selon ton désir; mais c'est à mon tour de te dire que ma
       vie a toujours été empoisonnée, et que je ne pourrais pas la regretter en
       la perdant pour toi.
     
       --Cher et généreux Albert, dit Consuelo rassurée et attendrie,
       expliquez-vous mieux, et faites enfin que je connaisse le fond de cette
       âme impénétrable. Vous êtes à mes yeux un homme supérieur à tous les
       autres; et, dès le premier instant où je vous ai vu, j'ai senti pour
       vous un respect et une sympathie que je n'ai point de raisons pour vous
       dissimuler. J'ai toujours entendu dire que vous étiez insensé, je n'ai pas
       pu le croire. Tout ce qu'on me racontait de vous ajoutait à mon estime et
       à ma confiance. Cependant il m'a bien fallu reconnaître que vous étiez
       accablé d'un mal moral profond et bizarre. Je me suis, présomptueusement
       persuadée que je pouvais adoucir ce mal. Vous-même avez travaillé à me le
       faire croire. Je suis venue vous trouver, et voilà que vous me dites sur
       moi et sur vous-même des choses d'une profondeur et d'une vérité qui
       me rempliraient d'une vénération sans bornes, si vous n'y mêliez des idées
       étranges, empreintes d'un esprit de fatalisme que je ne saurais partager.
       Dirai-je tout sans vous blesser et sans vous faire souffrir?...
     
       --Dites tout, Consuelo; je sais d'avance ce que vous avez à me dire.
     
       --Eh bien, je le dirai, car je me l'étais promis. Tous ceux qui vous
       aiment désespèrent de vous. Ils croient devoir respecter, c'est-à-dire
       ménager, ce qu'ils appellent votre démence; ils craignent de vous
       exaspérer, en vous laissant voir qu'ils la connaissent, la plaignent,
       et la redoutent. Moi, je n'y crois pas, et je ne puis trembler en vous
       demandant pourquoi, étant si sage, vous avez parfois les dehors d'un
       insensé; pourquoi, étant si bon, vous faites les actes de l'ingratitude
       et de l'orgueil; pourquoi, étant si éclairé et si religieux, vous vous
       abandonnez aux rêveries d'un esprit malade et désespéré; pourquoi, enfin,
       vous voilà seul, enseveli vivant dans un caveau lugubre, loin de votre
       famille qui vous cherche et vous pleure, loin de vos semblables que vous
       chérissez avec un zèle ardent, loin de moi, enfin, que vous appeliez, que
       vous dites aimer, et qui n'ai pu parvenir jusqu'à vous sans des miracles
       de volonté et une protection divine?
     
       --Vous me demandez le secret de ma vie, le mot de ma destinée, et vous le
       savez mieux que moi, Consuelo! C'est de vous que j'attendais la révélation
       de mon être, et vous m'interrogez! Oh! je vous comprends; vous voulez
       m'amener à une confession, à un repentir efficace, à une résolution
       victorieuse. Vous serez obéie. Mais ce n'est pas à l'instant même que je
       puis me connaître, me juger, et me transformer de la sorte. Donnez-moi
       quelques jours, quelques heures du moins, pour vous apprendre et pour
       m'apprendre à moi-même si je suis fou, ou si je jouis de ma raison.
       Hélas! hélas! l'un et l'autre sont vrais, et mon malheur est de n'en
       pouvoir douter! mais de savoir si je dois perdre entièrement le jugement
       et la volonté, ou si je puis triompher du démon qui m'obsède, voilà ce que
       je ne puis en cet instant. Prenez pitié de moi, Consuelo! je suis encore
       sous le coup d'une émotion plus puissante que moi-même. J'ignore ce que
       je vous ai dit; j'ignore combien d'heures se sont écoulées depuis que vous
       êtes ici; j'ignore comment vous pouvez y être sans Zdenko, qui ne voulait
       pas vous y amener; j'ignore même dans quel monde erraient mes pensées
       quand vous m'êtes apparue. Hélas! j'ignore depuis combien de siècles je
       suis enfermé ici, luttant avec des souffrances inouïes, contre le fléau
       qui me dévore! Ces souffrances, je n'en ai même plus conscience quand
       elles sont passées; il ne m'en reste qu'une fatigue terrible, une stupeur,
       et comme un effroi que je voudrais chasser.... Consuelo, laissez-moi
       m'oublier, ne fût-ce que pour quelques instants. Mes idées s'éclairciront,
       ma langue se déliera. Je vous le promets, je vous le jure. Ménagez-moi
       cette lumière de la réalité longtemps éclipsée dans d'affreuses ténèbres,
       et que mes yeux ne peuvent soutenir encore! Vous m'avez ordonné de
       concentrer toute ma vie dans mon coeur. Oui! vous m'avez dit cela; ma
       raison et ma mémoire ne datent plus que du moment où vous m'avez parlé.
       Eh bien, cette parole a fait descendre un calme angélique dans mon sein.
       Mon coeur vit tout entier maintenant, quoique mon esprit sommeille encore.
       Je crains de vous parler de moi; je pourrais m'égarer et vous effrayer
       encore par mes rêveries. Je veux ne vivre que par le sentiment, et c'est
       une vie inconnue pour moi; ce serait une vie de délices, si je pouvais
       m'y abandonner sans vous déplaire. Ah! Consuelo, pourquoi m'avez-vous
       dit de concentrer toute ma vie dans mon coeur? Expliquez-vous vous-même;
       laissez-moi ne m'occuper que de vous, ne voir et ne comprendre que
       vous ... aimer, enfin. O mon Dieu! j'aime! j'aime un être vivant,
       semblable à moi! je l'aime de toute la puissance de mon être! Je puis
       concentrer sur lui toute l'ardeur, toute la sainteté de mon affection!
       C'est bien assez de bonheur pour moi comme cela, et je n'ai pas la folie
       de demander davantage!
     
       --Eh bien, cher Albert, reposez votre pauvre âme dans ce doux sentiment
       d'une tendresse paisible et fraternelle. Dieu m'est témoin que vous le
       pouvez sans crainte et sans danger; car je sens pour vous une amitié
       fervente, une sorte de vénération que les discours frivoles et les vains
       jugements du vulgaire ne sauraient ébranler. Vous avez compris, par une
       sorte d'intuition divine et mystérieuse, que ma vie était brisée par la
       douleur; vous l'avez dit, et c'est la vérité suprême qui a mis cette
       parole dans votre bouche. Je ne puis pas vous aimer autrement que comme
       un frère; mais ne dites pas que c'est la charité, la pitié seule qui me
       guide. Si l'humanité et la compassion m'ont donné le courage de venir
       ici, une sympathie, une estime particulière pour vos vertus, me donnent
       aussi le courage et le droit de vous parler comme je fais. Abjurez donc
       dès à présent et pour toujours l'illusion où vous êtes sur votre propre
       sentiment. Ne parlez pas d'amour, ne parlez pas d'hyménée. Mon passé, mes
       souvenirs, rendent le premier impossible; la différence de nos conditions
       rendrait le second humiliant et inacceptable pour moi. En revenant sur
       de telles rêveries, vous rendriez mon dévouement pour vous téméraire,
       coupable peut-être. Scellons par une promesse sacrée cet engagement que
       je prends d'être votre soeur, votre amie, votre consolatrice, quand vous
       serez disposé à m'ouvrir votre coeur; votre garde-malade, quand la
       souffrance vous rendra sombre et taciturne. Jurez que vous ne verrez pas
       en moi autre chose, et que vous ne m'aimerez pas autrement.
     
       --Femme généreuse, dit Albert en pâlissant, tu comptes bien sur mon
       courage, et tu connais bien mon amour, en me demandant une pareille
       promesse. Je serais capable de mentir pour la première fois de ma vie;
       je pourrais m'avilir jusqu'à prononcer un faux serment, si tu l'exigeais
       de moi. Mais tu ne l'exigeras pas, Consuelo; tu comprendras que ce serait
       mettre dans ma vie une agitation nouvelle, et dans ma conscience un
       remords qui ne l'a pas encore souillée. Ne t'inquiète pas de la manière
       dont je t'aime, je l'ignore tout le premier; seulement, je sens que
       retirer le nom d'amour à cette affection serait dire un blasphème. Je me
       soumets à tout le reste: j'accepte ta pitié, tes soins, ta bonté, ton
       amitié paisible; je ne te parlerai que comme tu le permettras; je ne te
       dirai pas une seule parole qui te trouble; je n'aurai pas pour toi un
       seul regard qui doive faire baisser tes yeux; je ne toucherai jamais ta
       main, si le contact de la mienne te déplaît; je n'effleurerai pas même
       ton vêtement, si tu crains d'être flétrie par mon souffle. Mais tu
       aurais tort de me traiter avec cette méfiance, et tu ferais mieux
       d'entretenir en moi cette douceur d'émotions qui me vivifie, et dont tu
       ne peux rien craindre. Je comprends bien que ta pudeur s'alarmerait de
       l'expression d'un amour que tu ne veux point partager; je sais que ta
       fierté repousserait les témoignages d'une passion que tu ne veux ni
       provoquer ni encourager. Sois donc tranquille, et jure sans crainte
       d'être ma soeur et ma consolatrice: je jure d'être ton frère et ton
       serviteur. Ne m'en demande pas davantage; je ne serai ni indiscret ni
       importun. Il me suffira que tu saches que tu peux me commander et me
       gouverner despotiquement ... comme on ne gouverne pas un frère, mais
       comme on dispose d'un être qui s'est donné à vous tout entier et pour
       toujours.»
     
     
     
     
       XLV.
     
     
       Ce langage rassurait Consuelo sur le présent, mais ne la laissait pas
       sans appréhension pour l'avenir. L'abnégation fanatique d'Albert prenait
       sa source dans une passion profonde et invincible, sur laquelle le sérieux
       de son caractère et l'expression solennelle de sa physionomie ne pouvaient
       laisser aucun doute. Consuelo, interdite, quoique doucement émue, se
       demandait si elle pourrait continuer à consacrer ses soins à cet homme
       épris d'elle sans réserve et sans détour. Elle n'avait jamais traité
       légèrement dans sa pensée ces sortes de relations, et elle voyait qu'avec
       Albert aucune femme n'eût pu les braver sans de graves conséquences.
       Elle ne doutait ni de sa loyauté ni de ses promesses; mais le calme
       qu'elle s'était flattée de lui rendre devait être inconciliable avec un
       amour si ardent et l'impossibilité où elle se voyait d'y répondre. Elle
       lui tendit la main en soupirant, et resta pensive, les yeux attachés à
       terre, plongée dans une méditation mélancolique.
     
       «Albert, lui dit-elle enfin en relevant ses regards sur lui, et en
       trouvant les siens remplis d'une attente pleine d'angoisse et de douleur,
       vous ne me connaissez pas, quand vous voulez me charger d'un rôle qui me
       convient si peu. Une femme capable d'en abuser serait seule capable de
       l'accepter. Je ne suis ni coquette ni orgueilleuse, je ne crois pas être
       vaine, et je n'ai aucun esprit de domination. Votre amour me flatterait,
       si je pouvais le partager; et si cela était, je vous le dirais tout de
       suite. Vous affliger par l'assurance réitérée du contraire est, dans la
       situation où je vous trouve, un acte de cruauté froide que vous auriez
       bien dû m'épargner, et qui m'est cependant imposé par ma conscience,
       quoique mon coeur le déteste, et se déchire en l'accomplissant.
       Plaignez-moi d'être forcée de vous affliger, de vous offenser, peut-être,
       en un moment où je voudrais donner ma vie pour vous rendre le bonheur et
       la santé.
     
       --Je le sais, enfant sublime, répondit Albert avec un triste sourire.
       Tu es si bonne et si grande, que tu donnerais ta vie pour le dernier des
       hommes; mais ta conscience, je sais bien qu'elle ne pliera pour personne.
       Ne crains donc pas de m'offenser, en me dévoilant cette rigidité que
       j'admire, cette froideur stoïque que ta vertu conserve au milieu de la
       plus touchante pitié. Quant à m'affliger, cela n'est pas en ton pouvoir,
       Consuelo. Je ne me suis point fait d'illusions; je suis habitué aux plus
       atroces douleurs; je sais que ma vie est dévouée aux sacrifices les plus
       cuisants. Ne me traite donc pas comme un homme faible, comme un enfant
       sans coeur et sans fierté, en me répétant ce que je sais de reste, que tu
       n'auras jamais d'amour pour moi. Je sais toute ta vie, Consuelo, bien que
       je ne connaisse ni ton nom, ni ta famille, ni aucun fait matériel qui te
       concerne. Je sais l'histoire de ton âme; le reste ne m'intéresse pas.
       Tu as aimé, tu aimes encore, et tu aimeras toujours un être dont je ne
       sais rien, dont je ne veux rien savoir, et auquel je ne te disputerai que
       si tu me l'ordonnes. Mais sache, Consuelo, que tu ne seras jamais ni à
       lui, ni à moi, ni à toi-même. Dieu t'a réservé une existence à part, dont
       je ne cherche ni ne prévois les circonstances; mais dont je connais le but
       et la fin. Esclave et victime de ta grandeur d'âme, tu n'en recueilleras
       jamais d'autre récompense en cette vie que la conscience de ta force et
       le sentiment de ta bonté. Malheureuse au dire du monde, tu seras, en dépit
       de tout, la plus calme et la plus heureuse des créatures humaines, parce
       que tu seras toujours la plus juste et la meilleure. Car les méchants et
       les lâches sont seuls à plaindre, ô ma soeur chérie, et la parole du
       Christ sera vraie, tant que l'humanité sera injuste et aveugle:
       _Heureux ceux qui sont persécutés!_ heureux ceux qui pleurent et qui
       travaillent dans la peine!»
     
       La force et la dignité qui rayonnaient sur le front large et majestueux
       d'Albert exercèrent en ce moment une si puissante fascination sur
       Consuelo, qu'elle oublia ce rôle de fière souveraine et d'amie austère
       qui lui était imposé, pour se courber sous la puissance de cet homme
       inspiré par la foi et l'enthousiasme. Elle se soutenait à peine, encore
       brisée par la fatigue, et toute vaincue par l'émotion. Elle se laissa
       glisser sur ses genoux, déjà pliés par l'engourdissement de la lassitude,
       et, joignant les mains, elle se mit à prier tout haut avec effusion.
     
       «Si c'est toi, mon Dieu, s'écria-t-elle, qui mets cette prophétie dans la
       bouche d'un saint, que ta volonté soit faite et qu'elle soit bénie! Je
       t'ai demandé le bonheur dans mon enfance, sous une face riante et puérile,
       tu me le réservais sous une face rude et sévère, que je ne pouvais pas
       comprendre. Fais que mes yeux s'ouvrent et que mon coeur se soumette.
       Cette destinée qui me semblait si injuste et qui se révèle peu à peu, je
       saurai l'accepter, mon Dieu, et ne te demander que ce que l'homme a le
       droit d'attendre de ton amour et de ta justice: la foi, l'espérance et la
       charité.»
     
       En priant ainsi, Consuelo se sentit baignée de larmes. Elle ne chercha
       point à les retenir. Après tant d'agitation et de fièvre, elle avait
       besoin de cette crise, qui la soulagea en l'affaiblissant encore. Albert
       pria et pleura avec elle, en bénissant ces larmes qu'il avait si longtemps
       versée dans la solitude, et qui se mêlaient enfin à celles d'un être
       généreux et pur.
     
       «Et maintenant, lui dit Consuelo en se relevant, c'est assez penser à
       nous-mêmes. Il est temps de nous occuper des autres, et de nous rappeler
       nos devoirs. J'ai promis de vous ramener à vos parents, qui gémissent
       dans la désolation, et qui déjà prient pour vous comme pour un mort. Ne
       voulez-vous pas leur rendre le repos et la joie, mon cher Albert? Ne
       voulez-vous pas me suivre?
     
       --Déjà! s'écria le jeune comte avec amertume; déjà nous séparer! Déjà
       quitter cet asile sacré où Dieu seul est entre nous, cette cellule que je
       chéris depuis que tu m'y es apparue, ce sanctuaire d'un bonheur que je ne
       retrouverai peut-être jamais, pour rentrer dans la vie froide et fausse
       des préjugés et des convenances! Ah! pas encore, mon âme, ma vie! Encore
       un jour, encore un siècle de délices. Laisse-moi oublier ici qu'il existe
       un monde de mensonge et d'iniquité, qui me poursuit comme un rêve funeste;
       laisse-moi revenir lentement et par degrés à ce qu'ils appellent la
       raison. Je ne me sens pas encore assez fort pour supporter la vue de leur
       soleil et le spectacle de leur démence. J'ai besoin de te contempler,
       de t'écouter encore. D'ailleurs je n'ai jamais quitté ma retraite par une
       résolution soudaine et sans de longues réflexions; ma retraite affreuse
       et bienfaisante, lieu d'expiation terrible et salutaire, où j'arrive en
       courant et sans détourner la tête, où je me plonge avec une joie sauvage,
       et dont je m'éloigne toujours avec des hésitations trop fondées et des
       regrets trop durables! Tu ne sais pas quels liens puissants m'attachent à
       cette prison volontaire, Consuelo! tu ne sais pas qu'il y a ici un moi
       que j'y laisse, et qui est le véritable Albert, et qui n'en saurait
       sortir; un moi que j'y retrouve toujours, et dont le spectre me rappelle
       et m'obsède quand je suis ailleurs. Ici est ma conscience, ma foi, ma
       lumière, ma vie sérieuse en un mot. J'y apporte le désespoir, la peur,
       la folie; elles s'y acharnent souvent après moi, et m'y livrent une lutte
       effroyable. Mais vois-tu, derrière cette porte, il y a un tabernacle où
       je les dompte et où je me retrempe. J'y entre souillé et assailli par le
       vertige; j'en sors purifié, et nul ne sait au prix de quelles tortures
       j'en rapporte la patience et la soumission. Ne m'arrache pas d'ici,
       Consuelo; permets que je m'en éloigne à pas lents et après avoir prié.
     
       --Entrons-y, et prions ensemble, dit Consuelo. Nous partirons aussitôt
       après. L'heure s'avance, le jour est peut-être près de paraître. Il faut
       qu'on ignore le chemin qui vous ramène au château, il faut qu'on ne vous
       voie pas rentrer, il faut peut-être aussi qu'on ne nous voie pas rentrer
       ensemble: car je ne veux pas trahir le secret de votre retraite, Albert,
       et jusqu'ici nul ne se doute de ma découverte. Je ne veux pas être
       interrogée, je ne veux pas mentir. Il faut que j'aie le droit de me
       renfermer dans un respectueux silence vis-à-vis de vos parents, et de
       leur laisser croire que mes promesses n'étaient que des pressentiments et
       des rêves. Si on me voyait revenir avec vous, ma discrétion passerait
       pour de la révolte; et quoique je sois capable de tout braver pour vous,
       Albert, je ne veux pas sans nécessité m'aliéner la confiance et
       l'affection de votre famille. Hâtons-nous donc; je suis épuisée de
       fatigue, et si je demeurais plus longtemps ici, je pourrais perdre le
       reste de force dont j'ai besoin pour faire ce nouveau trajet. Allons,
       priez, vous dis-je, et partons.
     
       --Tu es épuisée de fatigue! repose-toi donc ici, ma bien-aimée! Dors,
       je veillerai sur toi religieusement; ou si ma présence t'inquiète, tu
       m'enfermeras dans la grotte voisine. Tu mettras cette porte de fer entre
       toi et moi; et tant que tu ne me rappelleras pas, je prierai pour toi
       dans _mon église_.
     
       --Et pendant que vous prierez, pendant que je me livrerai au repos, votre
       père subira encore de longues heures d'agonie, pâle et immobile, comme je
       l'ai vu une fois, courbé sous la vieillesse et la douleur, pressant de
       ses genoux affaiblis le pavé de son oratoire, et semblant attendre que la
       nouvelle de votre mort vienne lui arracher son dernier souffle! Et votre
       pauvre tante s'agitera dans une sorte de fièvre à monter sur tous les
       donjons pour vous chercher des yeux sur les sentiers de la montagne!
       Et ce matin encore on s'abordera dans le château, et on se séparera le
       soir avec le désespoir dans les yeux et la mort dans l'âme! Albert, vous
       n'aimez donc pas vos parents, puisque vous les faites languir et souffrir
       ainsi sans pitié ou sans remords?
     
       --Consuelo, Consuelo! s'écria Albert en paraissant sortir d'un songe, ne
       parle pas ainsi, tu me fais un mal affreux. Quel crime ai-je donc commis?
       quels désastres ai-je donc causés? pourquoi sont-ils si inquiets? Combien
       d'heures se sont donc écoulées depuis celle où je les ai quittés?
     
       --Vous demandez combien d'heures! demandez combien de jours, combien de
       nuits, et presque combien de semaines!
     
       --Des jours, des nuits! Taisez-vous, Consuelo, ne m'apprenez pas mon
       malheur! Je savais bien que je perdais ici la juste notion du temps, et
       que la mémoire de ce qui se passe sur la face de la terre ne descendait
       point dans ce sépulcre.... Mais je ne croyais pas que la durée de cet
       oubli et de cette ignorance pût être comptée par jours et par semaines.
     
       --N'est-ce pas un oubli volontaire, mon ami? Rien ne vous rappelle ici
       les jours qui s'effacent et se renouvellent, d'éternelles ténèbres y
       entretiennent la nuit. Vous n'avez même pas, je crois, un sablier pour
       compter les heures. Ce soin d'écarter les moyens de mesurer le temps
       n'est-il pas une précaution farouche pour échapper aux cris de la nature
       et aux reproches de la conscience?
     
       --Je l'avoue, j'ai besoin d'abjurer, quand je viens ici, tout ce qu'il y a
       en moi de purement humain. Mais je ne savais pas, mon Dieu! que la douleur
       et la méditation pussent absorber mon âme au point de me faire paraître
       indistinctement les heures longues comme des jours, ou les jours rapides
       comme des heures. Quel homme suis-je donc, et comment ne m'a-t-on jamais
       éclairé sur cette nouvelle disgrâce de mon organisation?
     
       --Cette disgrâce est, au contraire, la preuve d'une grande puissance
       intellectuelle, mais détournée de son emploi et consacrée à de funestes
       préoccupations. On s'est imposé de vous cacher les maux dont vous êtes la
       cause; on a cru devoir respecter votre souffrance en vous taisant celle
       d'autrui. Mais, selon moi, c'était vous traiter avec trop peu d'estime,
       c'était douter de votre coeur; et moi qui n'en doute pas, Albert, je ne
       vous cache rien.
     
       --Partons! Consuelo, partons! dit Albert en jetant précipitamment son
       manteau sur ses épaules. Je suis un malheureux! J'ai fait souffrir mon
       père que j'adore, ma tante que je chéris! Je suis à peine digne de
       les revoir! Ah! plutôt que de renouveler de pareilles cruautés, je
       m'imposerais le sacrifice de ne jamais revenir ici! Mais non, je suis
       heureux; car j'ai rencontré un coeur ami, pour m'avertir et me réhabiliter.
       Quelqu'un enfin m'a dit la vérité sur moi-même, et me la dira toujours,
       n'est-ce pas, ma soeur chérie?
     
       --Toujours, Albert, je vous le jure.
     
       --Bonté divine! et l'être qui vient à mon secours est celui-là seul que
       je puis écouter et croire! Dieu sait ce qu'il fait! Ignorant ma folie,
       j'ai toujours accusé celle des autres. Hélas! mon noble père, lui-même,
       m'aurait appris ce que vous venez de m'apprendre, Consuelo, que je ne
       l'aurais pas cru! C'est que vous êtes la vérité et la vie, c'est que vous
       seule pouvez porter en moi la conviction, et donner à mon esprit troublé
       la sécurité céleste qui émane de vous.
     
       --Partons, dit Consuelo en l'aidant à agrafer son manteau, que sa main
       convulsive et distraite ne pouvait fixer sur son épaule.
     
       --Oui, partons, dit-il en la regardant d'un oeil attendri remplir ce soin
       amical; mais auparavant, jure-moi, Consuelo, que si je reviens ici, tu ne
       m'y abandonneras pas; jure que tu viendras m'y chercher encore, fut-ce
       pour m'accabler de reproches, pour m'appeler ingrat, parricide, et me dire
       que je suis indigne de ta sollicitude. Oh! ne me laisse plus en proie à
       moi-même! tu vois bien que tu as tout pouvoir sur moi, et qu'un mot de ta
       bouche me persuade et me guérit mieux que ne feraient des siècles de
       méditation et de prière.
     
       --Vous allez me jurer, vous, lui répondit Consuelo en appuyant sur ses
       deux épaules ses mains enhardies par l'épaisseur du manteau; et en lui
       souriant avec expansion, de ne jamais revenir ici sans moi!
     
       --Tu y reviendras donc avec moi, s'écria-t-il en la regardant avec
       ivresse, mais sans oser l'entourer de ses bras: jure-le-moi, et moi je
       fais le serment de ne jamais quitter le toit de mon père sans ton ordre
       ou ta permission.
     
       --Eh bien, que Dieu entende et reçoive cette mutuelle promesse, répondit
       Consuelo transportée de joie. Nous reviendrons prier dans _votre église_,
       Albert, et vous m'enseignerez à prier; car personne ne me l'a appris,
       et j'ai de connaître Dieu un besoin qui me consume. Vous me révélerez le
       ciel, mon ami, et moi je vous rappellerai, quand il le faudra, les choses
       terrestres et les devoirs de la vie humaine.
     
       --Divine soeur! dit Albert, les yeux noyés de larmes délicieuses, va! Je
       n'ai rien à t'apprendre, et c'est toi qui dois me confesser, me connaître,
       et me régénérer! C'est toi qui m'enseigneras tout, même la prière. Ah!
       Je n'ai plus besoin d'être seul pour élever mon âme à Dieu. Je n'ai plus
       besoin de me prosterner sur les ossements de mes pères, pour comprendre
       et sentir l'immortalité. Il me suffit de te regarder pour que mon âme
       vivifiée monte vers le ciel comme un hymne de reconnaissance et un encens
       de purification.»
     
       Consuelo l'entraîna; elle-même ouvrit et referma les portes.
     
       «A moi, Cynabre!»dit Albert à son fidèle compagnon en lui présentant une
       lanterne, mieux construite que celle dont s'était munie Consuelo, et
       mieux appropriée au genre de voyage qu'elle devait protéger. L'animal
       intelligent prit d'un air de fierté satisfaite l'anse du fanal, et se mit
       à marcher en avant d'un pas égal, s'arrêtant chaque fois que son maître
       s'arrêtait, hâtant ou ralentissant son allure au gré de la sienne, et
       gardant le milieu du chemin, pour ne jamais compromettre son précieux
       dépôt en le heurtant contre les rochers et les broussailles.
     
       Consuelo avait bien de la peine à marcher; elle se sentait brisée; et sans
       le bras d'Albert, qui la soutenait et l'enlevait à chaque instant, elle
       serait tombée dix fois. Ils redescendirent ensemble le courant de la
       source, en côtoyant ses marges gracieuses et fraîches.
     
       «C'est Zdenko, lui dit Albert, qui soigne avec amour la naïade de ces
       grottes mystérieuses. Il aplanit son lit souvent encombré de gravier et de
       coquillages. Il entretient les pâles fleurs qui naissent sous ses pas, et
       les protège contre ses embrassements parfois un peu rudes.»
     
       Consuelo regarda le ciel à travers les fentes du rocher. Elle vit briller
       une étoile.
     
       «C'est Aldébaram, l'étoile des Zingari, lui dit Albert. Le jour ne
       paraîtra que dans une heure.
     
       --C'est mon étoile, répondit Consuelo; car je suis, non de race, mais de
       condition, une sorte de Zingara, mon cher comte. Ma mère ne portait pas
       d'autre nom à Venise, quoiqu'elle se révoltât contre cette appellation,
       injurieuse, selon ses préjugés espagnols. Et moi j'étais, je suis encore
       connue dans ce pays-là, sous le titre de Zingarella.
     
       --Que n'es-tu en effet un enfant de cette race persécutée! Répondit
       Albert: je t'aimerais encore davantage, s'il était possible!»
     
       Consuelo, qui avait cru bien faire en rappelant au comte de Rudolstadt
       La différence de leurs origines et de leurs conditions, se souvint de ce
       qu'Amélie lui avait appris des sympathies d'Albert pour les pauvres et
       les vagabonds. Elle craignit de s'être abandonnée involontairement à un
       sentiment de coquetterie instinctive, et garda le silence.
     
       Mais Albert le rompit au bout de quelques instants.
     
       «Ce que vous venez de m'apprendre, dit-il, a réveillé en moi, par je ne
       sais quel enchaînement d'idées, un souvenir de ma jeunesse, assez puéril,
       mais qu'il faut que je vous raconte, parce que, depuis que je vous ai vue,
       il s'est présenté plusieurs fois à ma mémoire avec une sorte d'insistance.
       Appuyez-vous sur moi davantage, pendant que je vous parlerai, chère soeur.
     
       «J'avais environ quinze ans; je revenais seul, un soir, par un des
       sentiers qui côtoient le Schreckenstein, et qui serpentent sur les
       collines, dans la direction du château. Je vis devant moi une femme grande
       et maigre, misérablement vêtue, qui portait un fardeau sur ses épaules,
       et qui s'arrêtait de roche en roche pour s'asseoir et reprendre haleine.
       Je l'abordai. Elle était belle, quoique hâlée par le soleil et flétrie par
       la misère et le souci. Il y avait sous ses haillons une sorte de fierté
       douloureuse; et lorsqu'elle me tendit la main, elle eut l'air de commander
       à ma pitié plutôt que de l'implorer. Je n'avais plus rien dans ma bourse,
       et je la priai de venir avec moi jusqu'au château, où je pourrais lui
       offrir des secours, des aliments, et un gîte pour la nuit.
     
       «--Je l'aime mieux ainsi, me répondit-elle avec un accent étranger que je
       pris pour celui des vagabonds égyptiens; car je ne savais pas à cette
       époque les langues que j'ai apprises depuis dans mes voyages. Je pourrai,
       ajouta-t-elle, vous payer l'hospitalité que vous m'offrez, en vous faisant
       entendre quelques chansons des divers pays que j'ai parcourus. Je demande
       rarement l'aumône; il faut que j'y sois forcée par une extrême détresse.
     
       --Pauvre femme! lui dis-je, vous portez un fardeau bien lourd; vos
       pauvres pieds presque nus sont blessés. Donnez-moi ce paquet, je le
       porterai jusqu'à ma demeure, et vous marcherez plus librement.
     
       --Ce fardeau devient tous les jours plus pesant, répondit-elle avec un
       sourire mélancolique qui l'embellit tout à fait; mais je ne m'en plains
       pas. Je le porte depuis plusieurs années, et j'ai fait des centaines
       de lieues avec lui sans regretter ma peine. Je ne le confie jamais à
       personne; mais vous avez l'air d'un enfant si bon, que je vous le
       prêterai jusque là-bas.
     
       A ces mots, elle ôta l'agrafe du manteau qui la couvrait tout entière,
       et qui ne laissait passer que le manche de sa guitare. Je vis alors
       un enfant de cinq à six ans, pâle et hâlé comme sa mère, mais d'une
       physionomie douce et calme qui me remplit le coeur d'attendrissement.
       C'était une petite fille toute déguenillée, maigre, mais forte, et qui
       dormait du sommeil des anges sur ce dos brûlant et brisé de la chanteuse
       ambulante. Je la pris dans mes bras, et j'eus bien de la peine à l'y
       garder: car, en s'éveillant, et en se voyant sur un sein étranger, elle
       se débattit et pleura. Mais sa mère lui parla dans sa langue pour la
       rassurer. Mes caresses et mes soins la consolèrent, et nous étions les
       meilleurs amis du monde en arrivant au château. Quand la pauvre femme eut
       soupé, elle coucha son enfant dans un lit que je lui avais fait préparer,
       fit une espèce de toilette bizarre, plus triste encore que ses haillons,
       et vint dans la salle où nous mangions, chanter des romances espagnoles,
       françaises et allemandes, avec une belle voix, un accent ferme, et une
       franchise de sentiment qui nous charmèrent. Ma bonne tante eut pour elle
       mille soins et mille attentions. Elle y parut sensible, mais ne dépouilla
       pas sa fierté, et ne fit à nos questions que des réponses évasives. Son
       enfant m'intéressait plus qu'elle encore. J'aurais voulu le revoir,
       l'amuser, et même le garder. Je ne sais quelle tendre sollicitude
       s'éveillait en moi pour ce pauvre petit être, voyageur et misérable sur
       la terre. Je rêvai de lui toute la nuit, et dès le matin je courus pour
       le voir. Mais déjà la Zingara était partie, et je gravis la montagne sans
       pouvoir la découvrir. Elle s'était levée avant le jour, et avait pris la
       route du sud, avec son enfant et ma guitare, que je lui avais donnée, la
       sienne étant brisée à son grand regret.
     
       --Albert! Albert! s'écria Consuelo saisie d'une émotion extraordinaire.
       Cette guitare est à Venise chez mon maître Porpora, qui me la conserve,
       et à qui je la redemanderai pour ne jamais m'en séparer. Elle est en
       ébène, avec un chiffre incrusté en argent, un chiffre que je me rappelle
       bien: «A.R.» Ma mère, qui manquait de mémoire, pour avoir vu trop de
       choses, ne se souvenait ni de votre nom, ni de celui de votre château,
       ni même du pays où cette aventure lui était arrivée. Mais elle m'a souvent
       parlé de l'hospitalité qu'elle avait reçue chez le possesseur de cette
       guitare, et de la charité touchante d'un jeune et beau seigneur qui
       m'avait portée dans ses bras pendant une demi-lieue, en causant avec elle
       comme avec son égale. O mon cher Albert! je me souviens aussi de tout
       cela! A chaque parole de votre récit, ces images, longtemps assoupies dans
       mon cerveau, se sont réveillées une à une; et voilà pourquoi vos montagnes
       ne pouvaient pas sembler absolument nouvelles à mes yeux; voilà pourquoi
       je m'efforçais en vain de savoir la cause des souvenirs confus qui
       venaient m'assaillir dans ce paysage; voilà pourquoi surtout j'ai senti
       pour vous, à la première vue, mon coeur tressaillir et mon front
       s'incliner respectueusement, comme si j'eusse retrouvé un ami et un
       protecteur longtemps perdu et regretté.
     
       --Crois-tu donc, Consuelo, lui dit Albert en la pressant contre son sein,
       que je ne t'aie pas reconnue dès le premier instant? En vain tu as grandi,
       en vain tu t'es transformée et embellie avec les années. J'ai une mémoire
       (présent merveilleux, quoique souvent funeste!) qui n'a pas besoin des
       yeux et des paroles pour s'exercer à travers l'espace des siècles et des
       jours. Je ne savais pas que tu étais ma Zingarella chérie; mais je savais
       bien que je t'avais déjà connue, déjà aimée, déjà pressée sur mon coeur,
       qui, dès ce moment, s'est attaché et identifié au tien, à mon insu, pour
       toute ma vie.
     
     
     
     
       XLVI.
     
     
       En parlant ainsi, ils arrivèrent à l'embranchement des deux routes où
       Consuelo avait rencontré Zdenko, et de loin ils aperçurent la lueur de sa
       lanterne, qu'il avait posée à terre à côté de lui. Consuelo, connaissant
       désormais les caprices dangereux et la force athlétique de l'_innocent_,
       se pressa involontairement contre Albert, en signalant cet indice de son
       approche.
     
       --Pourquoi craignez-vous cette douce et affectueuse créature? lui dit le
       jeune comte, surpris et heureux pourtant de cette frayeur. Zdenko vous
       chérit, quoique depuis la nuit dernière un mauvais rêve qu'il a fait l'ait
       rendu récalcitrant à mes désirs, et un peu hostile au généreux projet que
       vous formiez de venir me chercher: mais il a la soumission d'un enfant dès
       que j'insiste auprès de lui, et vous allez le voir à vos pieds si je dis
       un mot.
     
       --Ne l'humiliez pas devant moi, répondit Consuelo; n'aggravez pas
       l'aversion que je lui inspire. Quand nous l'aurons dépassé, je vous dirai
       quels motifs sérieux j'ai de le craindre et de l'éviter désormais.
     
       --Zdenko est un être quasi céleste, reprit Albert, et je ne pourrai jamais
       le croire redoutable pour qui que ce soit. Son état d'extase perpétuelle
       lui donne la pureté et la charité des anges.
     
       --Cet état d'extase que j'admire moi-même, Albert, est une maladie quand
       il se prolonge. Ne vous abusez pas à cet égard. Dieu ne veut pas que
       l'homme abjure ainsi le sentiment et la conscience de sa vie réelle pour
       s'élever trop souvent à de vagues conceptions d'un monde idéal. La démence
       et la fureur sont au bout de ces sortes d'ivresses, comme un châtiment de
       l'orgueil et de l'oisiveté.»
     
       Cynabre s'arrêta devant Zdenko, et le regarda d'un air affectueux,
       attendant quelque caresse que cet ami ne daigna pas lui accorder. Il avait
       la tête dans ses deux mains, dans la même attitude et sur le même rocher
       où Consuelo l'avait laissé. Albert lui adressa la parole en bohémien, et
       il répondit à peine. Il secouait la tête d'un air découragé; ses joues
       étaient inondées de larmes, et il ne voulait pas seulement regarder
       Consuelo. Albert éleva la voix, et l'interpella avec force; mais il y
       Avait plus d'exhortation et de tendresse que de commandement et de
       reproche dans les indexions de sa voix. Zdenko se leva enfin, et alla
       tendre la main à Consuelo, qui la lui serra en tremblant.
     
       «Maintenant, lui dit-il en allemand, en la regardant avec douceur, quoique
       avec tristesse, tu ne dois plus me craindre: mais tu me fais bien du mal,
       et je sens que ta main est pleine de nos malheurs.»
     
       Il marcha devant eux, en échangeant de temps en temps quelques paroles
       avec Albert. Ils suivaient la galerie solide et spacieuse que Consuelo
       n'avait pas encore parcourue de ce côté, et qui les conduisit à une
       voûte ronde, où ils retrouvèrent l'eau de la source, affluant dans un
       vaste bassin fait de main d'homme, et revêtu de pierres taillées. Elle
       s'en échappait par deux courants, dont l'un se perdait dans les cavernes,
       et l'autre se dirigeait vers la citerne du château. Ce fut celui-là que
       Zdenko ferma, en replaçant de sa main herculéenne trois énormes pierres
       qu'il dérangeait lorsqu'il voulait tarir la citerne jusqu'au niveau de
       l'arcade et de l'escalier par où l'on remontait à la terrasse d'Albert.
     
       «Asseyons-nous ici, dit le comte à sa compagne, pour donner à l'eau du
       puits le temps de s'écouler par un déversoir....
     
       --Que je connais trop bien, dit Consuelo en frissonnant de la tête aux
       pieds.
     
       --Que voulez-vous dire? demanda Albert en la regardant avec surprise.
     
       --Je vous l'apprendrai plus tard, répondit Consuelo. Je ne veux pas vous
       attrister et vous émouvoir maintenant par l'idée des périls que j'ai
       surmontés....
     
       --Mais que veut-elle dire? s'écria Albert épouvanté, en regardant Zdenko.»
     
       Zdenko répondit en bohémien d'un air d'indifférence, en pétrissant
       Avec ses longues mains brunes des amas de glaise qu'il plaçait dans
       l'interstice des pierres de son écluse, pour hâter l'écoulement de la
       citerne.
     
       «Expliquez-vous, Consuelo, dit Albert avec agitation; je ne peux rien
       comprendre à ce qu'il me dit. Il prétend que ce n'est pas lui qui vous a
       amenée jusqu'ici, que vous y êtes venue par des souterrains que je sais
       impénétrables, et où une femme délicate n'eût jamais osé se hasarder ni pu
       se diriger. Il dit (grand Dieu! que ne dit-il pas, le malheureux), que
       c'est le destin qui vous a conduite, et que l'archange Michel (qu'il
       appelle le superbe et le dominateur) vous a fait passer à travers l'eau
       et les abîmes.
     
       --Il est possible, répondit Consuelo avec un sourire, que l'archange
       Michel s'en soit mêlé; car il est certain que je suis venue par le
       déversoir de la fontaine, que j'ai devancé le torrent à la course, que je
       me suis crue perdue deux ou trois fois, que j'ai traversé des cavernes
       et des carrières où j'ai pensé devoir être étouffée ou engloutie à chaque
       pas; et pourtant ces dangers n'étaient pas plus affreux que la colère de
       Zdenko lorsque le hasard ou la Providence m'ont fait retrouver la bonne
       route.»
     
       Ici, Consuelo, qui s'exprimait toujours en espagnol avec Albert, lui
       raconta en peu de mots l'accueil que son pacifique Zdenko lui avait fait,
       et la tentative de l'enterrer vivante, qu'il avait presque entièrement
       exécutée, au moment où elle avait eu la présence d'esprit de l'apaiser par
       une phrase singulièrement hérétique. Une sueur froide ruissela sur le
       front d'Albert en apprenant ces détails incroyables, et il lança plusieurs
       fois sur Zdenko des regards terribles, comme s'il eût voulu l'anéantir.
       Zdenko, en les rencontrant, prit une étrange expression de révolte et de
       dédain. Consuelo trembla de voir ces deux insensés se tourner l'un contre
       l'autre; car, malgré la haute sagesse et l'exquisité de sentiments qui
       inspiraient la plupart des discours d'Albert, il était bien évident
       pour elle que sa raison avait reçu de graves atteintes dont elle ne se
       relèverait peut-être jamais entièrement. Elle essaya de les réconcilier
       en leur disant à chacun des paroles affectueuses. Mais Albert, se levant,
       et remettant les clefs de son ermitage à Zdenko, lui adressa quelques mots
       très-froids, auxquels Zdenko se soumit à l'instant même. Il reprit sa
       lanterne, et s'éloigna en chantant des airs bizarres sur des paroles
       incompréhensibles.
     
       «Consuelo, dit Albert lorsqu'il l'eut perdu de vue, si ce fidèle animal
       qui se couche à vos pieds devenait enragé; oui, si mon pauvre Cynabre
       compromettait votre vie par une fureur involontaire, il me faudrait bien
       le tuer; et croyez que je n'hésiterais pas, quoique ma main n'ait jamais
       versé de sang, même celui des êtres inférieurs à l'homme.... Soyez donc
       tranquille, aucun danger ne vous menacera plus.
     
       --De quoi parlez-vous, Albert? répondit la jeune fille inquiète de cette
       allusion imprévue. Je ne crains plus rien. Zdenko est encore un homme,
       bien qu'il ait perdu la raison par sa faute peut-être, et aussi un peu
       par la vôtre. Ne parlez ni de sang ni de châtiment. C'est à vous de le
       ramener à la vérité et de le guérir au lieu d'encourager son délire.
       Venez, partons; je tremble que le jour ne se lève et ne nous surprenne à
       notre arrivée.
     
       --Tu as raison, dit Albert en reprenant sa route. La sagesse parle par ta
       bouche, Consuelo. Ma folie a été contagieuse pour cet infortuné, et il
       était temps que tu vinsses-nous tirer de cet abîme où nous roulions tous
       les deux. Guéri par toi, je tâcherai de guérir Zdenko.... Et si pourtant
       je n'y réussis point, si sa démence met encore ta vie en péril, quoique
       Zdenko soit un homme devant Dieu, et un ange dans sa tendresse pour moi,
       quoiqu'il soit le seul véritable ami que j'aie eu jusqu'ici sur la
       terre ... sois certaine, Consuelo, que je l'arracherai de mes entrailles
       et que tu ne le reverras jamais.
     
       --Assez, assez, Albert! murmura Consuelo, incapable après tant de frayeurs
       de supporter une frayeur nouvelle. N'arrêtez pas votre pensée sur de
       pareilles suppositions. J'aimerais mieux cent fois perdre la vie que de
       mettre dans la vôtre une nécessité et un désespoir semblables.»
     
       Albert ne l'écoutait point, et semblait égaré. Il oubliait de la soutenir,
       et ne la voyait plus défaillir et se heurter à chaque pas. Il était
       absorbé par l'idée des dangers qu'elle avait courus pour lui; et dans
       sa terreur en se les retraçant, dans sa sollicitude ardente, dans sa
       reconnaissance exaltée, il marchait rapidement, faisant retentir le
       souterrain de ses exclamations entrecoupées, et la laissant se traîner
       derrière lui avec des efforts de plus en plus pénibles.
     
       Dans cette situation cruelle, Consuelo pensa à Zdenko, qui était derrière
       elle, et qui pouvait revenir sur ses pas; au torrent, qu'il tenait
       toujours pour ainsi dire dans sa main, et qu'il pouvait déchaîner encore
       une fois au moment où elle remonterait le puits seule et privée du secours
       d'Albert. Car celui-ci, en proie à une fantaisie nouvelle, semblait la
       voir devant lui et suivre un fantôme trompeur, tandis qu'il l'abandonnait
       dans les ténèbres. C'en était trop pour une femme, et pour Consuelo
       elle-même. Cynabre marchait aussi vite que son maître, et fuyait emportant
       le flambeau; Consuelo avait laissé le sien dans la cellule. Le chemin
       faisait des angles nombreux, derrière lesquels la clarté disparaissait à
       chaque instant. Consuelo heurta contre un de ces angles, tomba, et ne put
       se relever. Le froid de la mort parcourut tous ses membres. Une dernière
       appréhension se présenta rapidement à son esprit. Zdenko, pour cacher
       l'escalier et l'issue de la citerne, avait probablement reçu l'ordre de
       lâcher l'écluse après un temps déterminé. Lors même que la haine ne
       l'inspirerait pas, il devait obéir par habitude à cette précaution
       nécessaire. C'en est donc fait, pensa Consuelo en faisant de vaines
       tentatives pour se traîner sur ses genoux. Je suis la proie d'un destin
       impitoyable. Je ne sortirai plus de ce souterrain funeste; mes yeux ne
       reverront plus la lumière du ciel.
     
       Déjà un voile plus épais que celui des ténèbres extérieures s'étendait sur
       sa vue, ses mains s'engourdissaient, et une apathie qui ressemblait au
       dernier sommeil suspendait ses terreurs. Tout à coup elle se sent pressée
       et soulevée dans des bras puissants, qui la saisissent et l'entraînent
       vers la citerne. Un sein embrasé palpite contre le sien, et le réchauffe;
       une voix amie et caressante lui adresse de tendres paroles; Cynabre bondit
       devant elle en agitant la lumière. C'est Albert, qui, revenu à lui,
       l'emporte et la sauve, avec la passion d'une mère qui vient de perdre et
       de retrouver son enfant. En trois minutes ils arrivèrent au canal où l'eau
       de la source venait de s'épancher; ils atteignirent l'arcade et l'escalier
       de la citerne. Cynabre, habitué à cette dangereuse ascension, s'élança le
       premier, comme s'il eût craint d'entraver les pas de son maître en se
       tenant trop près de lui. Albert, portant Consuelo d'un bras et se
       cramponnant de l'autre à la chaîne, remonta cette spirale au fond de
       laquelle l'eau s'agitait déjà pour remonter aussi. Ce n'était pas le
       moindre des dangers que Consuelo eût traversés; mais elle n'avait plus
       peur. Albert était doué d'une force musculaire auprès de laquelle celle
       de Zdenko n'était qu'un jeu, et dans ce moment il était animé d'une
       puissance surnaturelle. Lorsqu'il déposa son précieux fardeau sur la
       margelle du puits, à la clarté de l'aube naissante, Consuelo respirant
       enfin, et se détachant de sa poitrine haletante, essuya avec son voile
       son large front baigné de sueur.
     
       «Ami, lui dit-elle avec tendresse, sans vous j'allais mourir, et vous
       m'avez rendu tout ce que j'ai fait pour vous; mais je sens maintenant
       votre fatigue plus que vous-même, et il me semble que je vais y succomber
       à votre place.
     
       --O ma petite Zingarella! lui dit Albert avec enthousiasme en baisant le
       voile qu'elle appuyait sur son visage, tu es aussi légère dans mes bras
       que le jour où je t'ai descendue du Schreckenstein pour te faire entrer
       dans ce château.
     
       --D'où vous ne sortirez plus sans ma permission. Albert, n'oubliez pas
       vos serments!
     
       --Ni toi les tiens, lui répondit-il en s'agenouillant devant elle.»
     
       Il l'aida à s'envelopper avec le voile et à traverser sa chambre, d'où
       elle s'échappa furtive pour regagner la sienne propre. On commençait à
       s'éveiller dans le château. Déjà la chanoinesse faisait entendre à l'étage
       inférieur une toux sèche et perçante, signal de son lever. Consuelo eut
       le bonheur de n'être vue ni entendue de personne. La crainte lui fit
       retrouver des ailes pour se réfugier dans son appartement. D'une main
       agitée elle se débarrassa de ses vêtements souillés et déchirés, et les
       cacha dans un coffre dont elle ôta la clef. Elle recouvra la force et la
       mémoire nécessaires pour faire disparaître toute trace de son mystérieux
       voyage. Mais à peine eut-elle laissé tomber sa tête accablée sur son
       chevet, qu'un sommeil lourd et brûlant plein de rêves fantastiques et
       d'événements épouvantables, vint l'y clouer sous le poids de la fièvre
       envahissante et inexorable.
     
     
     
     
       XLVII.
     
     
       Cependant la chanoinesse Wenceslawa, après une demi-heure d'oraisons,
       monta l'escalier, et, suivant sa coutume, consacra le premier soin de sa
       journée à son cher neveu. Elle se dirigea vers la porte de sa chambre,
       et colla son oreille contre la serrure, quoique avec moins d'espérance
       que jamais d'entendre les légers bruits qui devaient lui annoncer son
       retour. Quelles furent sa surprise et sa joie, lorsqu'elle saisit le son
       égal de sa respiration durant le sommeil! Elle fit un grand signe de
       croix, et se hasarda à tourner doucement la clef dans la serrure, et à
       s'avancer sur la pointe du pied. Elle vit Albert paisiblement endormi dans
       son lit, et Cynabre couché en rond sur le fauteuil voisin. Elle n'éveilla
       ni l'un ni l'autre, et courut trouver le comte Christian, qui, prosterné
       dans son oratoire, demandait avec sa résignation accoutumée que son fils
       lui fût rendu, soit dans le ciel, soit sur la terre.
     
       «Mon frère, lui dit-elle à voix basse en s'agenouillant auprès de lui,
       suspendez vos prières, et cherchez dans votre coeur les plus ferventes
       bénédictions. Dieu vous a exaucé!»
     
       Elle n'eut pas besoin de s'expliquer davantage. Le vieillard, se
       retournant vers elle, et rencontrant ses petits yeux clairs animés d'une
       joie profonde et sympathique, leva ses mains desséchées vers l'autel, en
       s'écriant d'une voix éteinte:
     
       «Mon Dieu, vous m'avez rendu mon fils!»
     
       Et tous deux, par une même inspiration, se mirent à réciter
       alternativement à demi-voix les versets du beau cantique de Siméon:
       _Maintenant je puis mourir_, etc.
     
       On résolut de ne pas réveiller Albert. On appela le baron, le chapelain,
       tous les serviteurs, et l'on écouta dévotement la messe d'actions de
       grâces dans la chapelle du château. Amélie apprit avec une joie sincère le
       retour de son cousin; mais elle trouva fort injuste que, pour célébrer
       pieusement cet heureux événement, on la fît lever à cinq heures du matin
       pour avaler une messe durant laquelle il lui fallut étouffer bien des
       bâillements.
     
       «Pourquoi votre amie, la bonne Porporina, ne s'est-elle pas unie à nous
       pour remercier la Providence? dit le comte Christian à sa nièce lorsque
       la messe fut finie.
     
       --J'ai essayé de la réveiller, répondit Amélie. Je l'ai appelée, secouée,
       et avertie de toutes les façons; mais je n'ai jamais pu lui rien faire
       comprendre, ni la décider à ouvrir les yeux. Si elle n'était brûlante et
       rouge comme le feu, je l'aurais crue morte. Il faut qu'elle ait bien mal
       dormi cette nuit et qu'elle ait la fièvre.
     
       --Elle est malade, en ce cas, cette digne personne! reprit le vieux comte.
       Ma chère soeur Wenceslawa, vous devriez aller la voir et lui porter les
       soins que son état réclame. A Dieu ne plaise qu'un si beau jour soit
       attristé par la souffrance de cette noble fille!
     
       --J'irai, mon frère, répondit la chanoinesse, qui ne disait plus un mot
       et ne faisait plus un pas à propos de Consuelo sans consulter les regards
       du chapelain. Mais ne vous tourmentez pas, Christian; ce ne sera rien!
       La signora Nina est très nerveuse. Elle sera bientôt guérie.
     
       --N'est-ce pas pourtant une chose bien singulière, dit-elle au chapelain
       un instant après, lorsqu'elle put le prendre à part, que cette fille ait
       prédit le retour d'Albert avec tant d'assurance et de vérité! Monsieur
       le chapelain, nous nous sommes peut-être trompés sur son compte. C'est
       peut-être une espèce de sainte qui a des révélations?
     
       --Une sainte serait venue entendre la messe, au lieu d'avoir la fièvre
       dans un pareil moment, objecta le chapelain d'un air profond.»
     
       Cette remarque judicieuse arracha un soupir à la chanoinesse. Elle alla
       néanmoins voir Consuelo, et lui trouva une fièvre brûlante, accompagnée
       d'une somnolence invincible. Le chapelain fut appelé, et déclara qu'elle
       serait fort malade si cette fièvre continuait. Il interrogea la jeune
       baronne pour savoir si sa voisine de chambre n'avait pas eu une nuit très
       agitée.
     
       «Tout au contraire, répondit Amélie, je ne l'ai pas entendue remuer. Je
       m'attendais, d'après ses prédictions et les beaux contes qu'elle nous
       faisait depuis quelques jours, à entendre le sabbat danser dans son
       appartement.
     
       Mais il faut que le diable l'ait emportée bien loin d'ici, ou qu'elle ait
       affaire à des lutins fort bien appris, car elle n'a pas bougé, que je
       sache, et mon sommeil n'a pas été troublé un seul instant.»
     
       Ces plaisanteries parurent de fort mauvais goût au chapelain; et la
       chanoinesse, que son coeur sauvait des travers de son esprit, les trouva
       déplacées au chevet d'une compagne gravement malade. Elle n'en témoigna
       pourtant rien, attribuant l'aigreur de sa nièce à une jalousie trop bien
       fondée; et elle demanda au chapelain quels médicaments il fallait
       administrer à la Porporina.
     
       Il ordonna un calmant, qu'il fut impossible de lui faire avaler. Ses dents
       étaient contractées, et sa bouche livide repoussait tout breuvage. Le
       chapelain prononça que c'était un mauvais signe. Mais avec une apathie
       malheureusement trop contagieuse dans cette maison, il remit à un nouvel
       examen le jugement qu'il pouvait porter sur la malade: _On verra; il faut
       attendre; on ne peut encore rien décider_. Telles étaient les sentences
       favorites de l'Esculape tonsuré.
     
       «Si cela continue, répéta-t-il en quittant la chambre de Consuelo, il
       faudra songer à appeler un médecin; car je ne prendrai pas sur moi de
       soigner un cas extraordinaire d'affection morale. Je prierai pour cette
       demoiselle; et peut-être dans la situation d'esprit où elle s'est
       trouvée depuis ces derniers temps, devons-nous attendre de Dieu seul des
       secours plus efficaces que ceux de l'art.»
     
       On laissa une servante auprès de Consuelo, et on alla se préparer à
       déjeuner. La chanoinesse pétrit elle-même le plus beau gâteau qui fût
       jamais sorti de ses mains savantes. Elle se flattait qu'Albert, après un
       long jeûne, mangerait avec plaisir ce mets favori. La belle Amélie fit une
       toilette éblouissante de fraîcheur, en se disant que son cousin aurait
       peut-être quelque regret de l'avoir offensée et irritée quand il la
       retrouverait si séduisante. Chacun songeait à ménager quelque agréable
       surprise au jeune comte; et l'on oublia le seul être dont on eut dû
       s'occuper, la pauvre Consuelo, à qui on était redevable de son retour,
       et qu'Albert allait être impatient de revoir.
     
       Albert s'éveilla bientôt, et au lieu de faire d'inutiles efforts pour se
       rappeler les événements de la veille, comme il lui arrivait toujours après
       les accès de démence qui le conduisaient à sa demeure souterraine, il
       retrouva promptement la mémoire de son amour et du bonheur que Consuelo
       lui avait donné. Il se leva à la hâte, s'habilla, se parfuma, et courut
       se jeter dans les bras de son père et de sa tante. La joie de ces bons
       parents fut portée au comble lorsqu'ils virent qu'Albert jouissait de
       toute sa raison, qu'il avait conscience de sa longue absence, et qu'il
       leur en demandait pardon avec une ardente tendresse, leur promettant de
       ne plus leur causer jamais ce chagrin et ces inquiétudes. Il vit les
       transports qu'excitait ce retour au sentiment de la réalité. Mais il
       remarqua les ménagements qu'on s'obstinait à garder pour lui cacher sa
       position, et il se sentit un peu humilié d'être traité encore comme un
       enfant, lorsqu'il se sentait redevenu un homme. Il se soumit à ce
       châtiment trop léger pour le mal qu'il avait causé, en se disant que
       c'était un avertissement salutaire, et que Consuelo lui saurait gré
       de le comprendre et de l'accepter.
     
       Lorsqu'il s'assit à table, au milieu des caresses, des larmes de bonheur,
       et des soins empressés de sa famille, il chercha des yeux avec anxiété
       celle qui était devenue nécessaire à sa vie et à son repos. 11 vit sa
       place vide, et n'osa demander pourquoi la Porporina ne descendait pas.
       Cependant la chanoinesse, qui le voyait tourner la tête et tressaillir
       chaque fois qu'on ouvrait les portes, crut devoir éloigner de lui toute
       inquiétude en lui disant que leur jeune hôtesse avait mal dormi, qu'elle
       se reposait, et souhaitait garder le lit une partie de la journée.
     
       Albert comprit bien que sa libératrice devait être accablée de fatigue,
       et néanmoins l'effroi se peignit sur son visage à cette nouvelle.
     
       «Ma tante, dit-il, ne pouvant contenir plus longtemps son émotion, je
       pense que si la fille adoptive du Porpora était sérieusement indisposée,
       nous ne serions pas tous ici, occupés tranquillement à manger et à causer
       autour d'une table.
     
       --Rassurez-vous donc, Albert, dit Amélie en rougissant de dépit, la Nina
       est occupée à rêver de vous, et à augurer votre retour qu'elle attend en
       dormant, tandis que-nous le fêtons ici dans la joie.»
     
       Albert devint pâle d'indignation, et lançant à sa cousine un regard
       foudroyant:
     
       «Si quelqu'un ici m'a attendu en dormant, dit-il, ce n'est pas la personne
       que vous nommez qui doit en être remerciée; la fraîcheur de vos joues,
       ma belle cousine, atteste que vous n'avez pas perdu en mon absence une
       heure de sommeil, et que vous ne sauriez avoir en ce moment aucun besoin
       de repos. Je vous en rends grâce de tout mon coeur; car il me serait
       très-pénible de vous en demander pardon comme j'en demande pardon, avec
       honte et douleur à tous les autres membres et amis de ma famille.
     
       --Grand merci de l'exception, repartit Amélie, vermeille de colère: je
       m'efforcerai de la mériter toujours, en gardant mes veilles et mes soucis
       pour quelqu'un qui puisse m'en savoir gré, et ne pas s'en faire un jeu.»
     
       Cette petite altercation, qui n'était pas nouvelle entre Albert et sa
       fiancée, mais qui n'avait jamais été aussi vive de part et d'autre,
       jeta, malgré tous les efforts qu'on fit pour en distraire Albert, de la
       tristesse et de la contrainte sur le reste de la matinée. La chanoinesse
       alla voir plusieurs fois sa malade, et la trouva toujours plus brûlante et
       plus accablée. Amélie, que l'inquiétude d'Albert blessait comme une injure
       personnelle, alla pleurer dans sa chambre. Le chapelain se prononça au
       point de dire à la chanoinesse qu'il faudrait envoyer chercher un médecin
       le soir, si la fièvre ne cédait pas. Le comte Christian retint son fils
       auprès de lui, pour le distraire d'une sollicitude qu'il ne comprenait pas
       et qu'il croyait encore maladive. Mais en l'enchaînant à ses côtés par
       des paroles affectueuses, le bon vieillard ne sut pas trouver le moindre
       sujet de conversation et d'épanchement avec cet esprit qu'il n'avait
       jamais voulu sonder, dans la crainte d'être vaincu et dominé par une
       raison supérieure à la sienne en matière de religion. Il est bien vrai
       que le comte Christian appelait folie et révolte cette vive lumière qui
       perçait au milieu des bizarreries d'Albert, et dont les faibles yeux d'un
       rigide catholique n'eussent pu soutenir l'éclat; mais il se raidissait
       contre la sympathie qui l'excitait à l'interroger sérieusement. Chaque
       fois qu'il avait essayé de redresser ses hérésies, il avait été réduit au
       silence par des arguments pleins de droiture et de fermeté. La nature ne
       l'avait point fait éloquent. Il n'avait pas cette faconde animée qui
       entretient la controverse, encore moins ce charlatanisme de discussion
       qui, à défaut de logique, en impose par un air de science et des
       fanfaronnades de certitude. Naïf et modeste, il se laissait fermer la
       bouche; il se reprochait de n'avoir pas mis à profit les années de sa
       jeunesse pour s'instruire de ces choses profondes qu'Albert lui opposait;
       et, certain qu'il y avait dans les abîmes de la science théologique des
       trésors de vérité, dont un plus habile et plus érudit que lui eût pu
       écraser l'hérésie d'Albert, il se cramponnait à sa foi ébranlée, se
       rejetant, pour se dispenser d'agir plus énergiquement, sur son ignorance
       et sa simplicité, qui enorgueillissaient trop le rebelle et lui faisaient
       ainsi plus de mal que de bien.
     
       Leur entretien, vingt fois interrompu par une sorte de crainte mutuelle,
       et vingt fois repris avec effort de part et d'autre, finit donc par tomber
       de lui-même. Le vieux Christian s'assoupit sur son fauteuil, et Albert
       le quitta pour aller s'informer de l'état de Consuelo, qui l'alarmait
       d'autant plus qu'on faisait plus d'efforts pour le lui cacher.
     
       Il passa plus de deux heures à errer dans les corridors du château,
       guettant la chanoinesse et le chapelain au passage pour leur demander
       des nouvelles. Le chapelain s'obstinait à lui répondre avec concision
       et réserve; la chanoinesse se composait un visage riant dès qu'elle
       l'apercevait, et affectait de lui parler d'autre chose, pour le tromper
       par une apparence de sécurité. Mais Albert voyait bien qu'elle commençait
       à se tourmenter sérieusement, qu'elle faisait des voyages toujours plus
       fréquents à la chambre de Consuelo; et il remarquait qu'on ne craignait
       pas d'ouvrir et de fermer à chaque instant les portes, comme si ce sommeil
       prétendu paisible et nécessaire, n'eût pu être troublé par le bruit et
       l'agitation.
     
       Il s'enhardit jusqu'à approcher de cette chambre où il eût donné sa vie
       pour pénétrer un seul instant. Elle était précédée d'une première pièce,
       et séparée du corridor par deux portes épaisses qui ne laissaient de
       passage ni à l'oeil ni à l'oreille. La chanoinesse, remarquant cette
       tentative, avait tout fermé et verrouillé, et ne se rendait plus auprès de
       la malade qu'en passant par la chambre d'Amélie qui y était contiguë, et
       où Albert n'eût été chercher des renseignements qu'avec une mortelle
       répugnance. Enfin, le voyant exaspéré, et craignant le retour de son mal,
       elle prit sur elle de mentir; et, tout en demandant pardon à Dieu dans son
       coeur, elle lui annonça que la malade allait beaucoup mieux, et qu'elle
       se promettait de descendre pour dîner avec la famille.
     
       Albert ne se méfia pas des paroles de sa tante, dont les lèvres pures
       n'avaient jamais offensé la vérité ouvertement comme elles venaient de
       le faire; et il alla retrouver le vieux comte, en hâtant de tous ses
       voeux l'heure qui devait lui rendre Consuelo et le bonheur.
     
       Mais cette heure sonna en vain; Consuelo ne parut point. La chanoinesse,
       faisant de rapides progrès dans l'art du mensonge, raconta qu'elle s'était
       levée, mais qu'elle s'était sentie un peu faible, et avait préféré dîner
       dans sa chambre. On feignit même de lui envoyer une part choisie des mets
       les plus délicats. Ces ruses triomphèrent de l'effroi d'Albert. Quoiqu'il
       éprouvât une tristesse accablante et comme un pressentiment d'un malheur
       inouï, il se soumit, et fit des efforts pour paraître calme.
     
       Le soir, Wenceslawa vint, avec un air de satisfaction qui n'était presque
       plus joué, dire que la Porporina était mieux; qu'elle n'avait plus le
       teint animé, que son pouls était plutôt faible que plein, et qu'elle
       passerait certainement une excellente nuit. «Pourquoi donc suis-je glacé
       de terreur, malgré ces bonnes nouvelles?» pensa le jeune comte en prenant
       congé de ses parents à l'heure accoutumée.
     
       Le fait est que la bonne chanoinesse, qui, malgré sa maigreur et sa
       difformité, n'avait jamais été malade de sa vie, n'entendait rien du tout
       aux maladies des autres. Elle voyait Consuelo passer d'une rougeur
       dévorante à une pâleur bleuâtre, son sang agité se congeler dans ses
       artères, et sa poitrine, trop oppressée pour se soulever sous l'effort de
       la respiration, paraître calme et immobile. Un instant elle l'avait crue
       guérie, et avait annoncé cette nouvelle avec une confiance enfantine.
       Mais le chapelain, qui en savait quelque peu davantage, voyait bien
       Que ce repos apparent était l'avant-coureur d'une crise violente. Dès
       qu'Albert se fut retiré, il avertit la chanoinesse que le moment était
       venu d'envoyer chercher le médecin. Malheureusement la ville était
       éloignée, la nuit obscure, les chemins détestables, et Hanz bien lent,
       malgré son zèle. L'orage s'éleva, la pluie tomba par torrents. Le vieux
       cheval que montait le vieux serviteur s'effraya, trébucha vingt fois, et
       finit par s'égarer dans les bois avec son maître consterné, qui prenait
       toutes les collines pour le Schreckenstein, et tous les éclairs pour le
       vol flamboyant d'un mauvais esprit. Ce ne fut qu'au grand jour que Hanz
       retrouva sa route. Il approcha, au trot le plus allongé qu'il put faire
       prendre à sa monture, de la ville, où dormait profondément le médecin;
       celui-ci s'éveilla, se para lentement, et se mit enfin en route. On avait
       perdu à décider et à effectuer tout ceci vingt-quatre heures.
     
       Albert essaya vainement de dormir. Une inquiétude dévorante et les
       Bruits sinistres de l'orage le tinrent éveillé toute la nuit. Il n'osait
       descendre, craignant encore de scandaliser sa tante, qui lui avait fait
       un sermon le matin, sur l'inconvenance de ses importunités auprès de
       l'appartement de deux demoiselles. Il laissa sa porte ouverte, et entendit
       plusieurs fois des pas à l'étage inférieur. Il courait sur l'escalier;
       mais ne voyant personne et n'entendant plus rien, il s'efforçait de se
       rassurer, et de mettre sur le compte du vent et de la pluie ces bruits
       trompeurs qui l'avaient effrayé. Depuis que Consuelo l'avait exigé, il
       soignait sa raison, sa santé morale, avec patience et fermeté. Il
       repoussait les agitations et les craintes, et tâchait de s'élever
       au-dessus de son amour, par la force dé son amour même. Mais tout à coup,
       au milieu des roulements de la foudre et du craquement de l'antique
       charpente du château qui gémissait sous l'effort de l'ouragan, un long
       cri déchirant s'élève jusqu'à lui, et pénètre dans ses entrailles comme
       un coup de poignard. Albert, qui s'était jeté tout habillé sur son lit
       avec la résolution de s'endormir, bondit, s'élance, franchit l'escalier
       comme un trait, et frappe à la porte de Consuelo. Le silence était
       rétabli; personne ne venait ouvrir. Albert croyait encore avoir rêvé; mais
       un nouveau cri, plus affreux, plus sinistre encore que le premier, vint
       déchirer son coeur. Il n'hésite plus, fait le tour par un corridor sombre,
       arrive à la porte d'Amélie, la secoue et se nomme. Il entend pousser un
       verrou, et la voix d'Amélie lui ordonne impérieusement de s'éloigner.
       Cependant les cris et les gémissements redoublent: c'est la voix de
       Consuelo en proie à un supplice intolérable. Il entend son propre nom
       s'exhaler avec désespoir de cette bouche adorée. Il pousse la porte avec
       rage, fait sauter serrure et verrou, et, repoussant Amélie, qui joue la
       pudeur outragée en se voyant surprise en robe de chambre de damas et en
       coiffe de dentelles, il la fait tomber sur son sofa, et s'élance dans la
       chambre de Consuelo, pâle comme un spectre, et les cheveux dressés sur la
       tête.
     
     
     
     
       XLVIII.
     
     
       Consuelo, en proie à un délire épouvantable, se débattait dans les bras
       des deux plus vigoureuses servantes de la maison, qui avaient grand'peine
       à l'empêcher de se jeter hors de son lit. Tourmentée, ainsi qu'il arrive
       dans certains cas de fièvre cérébrale, par des terreurs inouïes, la
       malheureuse enfant voulait fuir les visions dont elle était assaillie;
       elle croyait voir, dans les personnes qui s'efforçaient de la retenir
       et de la rassurer, des ennemis, des monstres acharnés à sa perte. Le
       chapelain consterné, qui la croyait prête à retomber foudroyée par son
       mal, répétait déjà auprès d'elle les prières des agonisants: elle le
       prenait pour Zdenko construisant le mur qui devait l'ensevelir, en
       psalmodiant ses chansons mystérieuses. La chanoinesse tremblante, qui
       joignait ses faibles efforts à ceux des autres femmes pour la retenir
       dans son lit, lui apparaissait comme le fantôme des deux Wanda, la soeur
       de Ziska et la mère d'Albert, se montrant tour à tour dans la grotte du
       solitaire, et lui reprochant d'usurper leurs droits et d'envahir leur
       domaine. Ses exclamations, ses gémissements, et ses prières délirantes et
       incompréhensibles pour les assistants, étaient en rapport direct avec les
       pensées et les objets qui l'avaient si vivement agitée et frappée la nuit
       précédente. Elle entendait gronder le torrent, et avec ses bras elle
       imitait le mouvement de nager. Elle secouait sa noire chevelure éparse
       sur épaules, et croyait en voir tomber des flots d'écume. Toujours elle
       sentait Zdenko derrière elle, occupé à ouvrir l'écluse, ou devant elle,
       acharné à lui fermer le chemin. Elle ne parlait que d'eau et de pierres,
       avec une continuité d'images qui faisait dire au chapelain en secouant
       la tête:«Voilà un rêve bien long et bien pénible. Je ne sais pourquoi elle
       s'est tant préoccupé l'esprit dernièrement de cette citerne; c'était sans
       doute un commencement de fièvre, et vous voyez que son délire a toujours
       cet objet en vue.»
     
       Au moment où Albert entra éperdu dans sa chambre, Consuelo, épuisée de
       fatigue, ne faisait plus entendre que des mots inarticulés qui se
       terminaient par des cris sauvages. La puissance de la volonté ne
       gouvernant plus ses terreurs, comme au moment où elle les avait
       affrontées, elle en subissait l'effet rétroactif avec une intensité
       horrible. Elle retrouvait cependant une sorte de réflexion tirée de son
       délire même, et se prenait à appeler Albert d'une voix si pleine et si
       vibrante que toute la maison semblait en devoir être ébranlée sur ses
       fondements; puis ses cris se perdaient en de longs sanglots qui
       paraissaient la suffoquer, bien que ses yeux hagards fussent secs et d'un
       éclat effrayant.
     
       «Me voici, me voici!» s'écria Albert en se précipitant vers son lit.
     
       Consuelo l'entendit, reprit toute son énergie, et, s'imaginant aussitôt
       qu'il fuyait devant elle, se dégagea des mains qui la tenaient, avec cette
       rapidité de mouvements et cette force musculaire que donne aux êtres les
       plus faibles le transport de la fièvre. Elle bondit au milieu de la
       chambre, échevelée, les pieds nus, le corps enveloppé d'une légère robe
       de nuit blanche et froissée, qui lui donnait l'air d'un spectre échappé de
       la tombe; et au moment où on croyait la ressaisir, elle sauta par-dessus
       l'épinette qui se trouvait devant elle, avec l'agilité d'un chat sauvage,
       atteignit la fenêtre qu'elle prenait pour l'ouverture de la fatale
       citerne, y posa un pied, étendit les bras, et, criant de nouveau le nom
       d'Albert au milieu de la nuit orageuse et sinistre, elle allait se
       précipiter, lorsque Albert, encore plus agile et plus fort qu'elle,
       l'entoura de ses bras et la reporta sur son lit. Elle ne le reconnut pas;
       mais elle ne fit aucune résistance, et cessa de crier. Albert lui prodigua
       en espagnol les plus doux noms et les plus ferventes prières: elle
       l'écoutait, les yeux fixes et sans le voir ni lui répondre; mais tout à
       coup, se relevant et se plaçant à genoux sur son lit, elle se mit à
       chanter une strophe du _Te Deum_ de Haendel qu'elle avait récemment lue
       et admirée. Jamais sa voix n'avait eu plus d'expression et plus d'éclat.
       Jamais elle n'avait été aussi belle que dans cette attitude extatique,
       avec ses cheveux flottants, ses joues embrasées du feu de la fièvre, et
       ses yeux qui semblaient lire dans le ciel entr'ouvert pour eux seuls.
       La chanoinesse en fut émue au point de s'agenouiller elle-même au pied du
       lit en fondant en larmes; et le chapelain, malgré son peu de sympathie,
       courba la tête et fut saisi d'un respect religieux. A peine Consuelo
       eut-elle fini la strophe, qu'elle fit un grand soupir; une joie divine
       brilla sur son visage.
     
       «Je suis sauvée!» s'écria-t-elle; et elle tomba à la renverse, pâle et
       froide comme le marbre, les yeux encore ouverts mais éteints, les lèvres
       bleues et les bras raides.
     
       Un instant de silence et de stupeur succéda à cette scène. Amélie, qui,
       debout et immobile sur le seuil de sa chambre, avait assisté, sans oser
       faire un pas, à ce spectacle effrayant, tomba évanouie d'horreur. La
       chanoinesse et les deux femmes coururent à elle pour la secourir. Consuelo
       resta étendue et livide, appuyée sur le bras d'Albert qui avait laissé
       tomber son front sur le sein de l'agonisante et ne paraissait pas plus
       vivant qu'elle. La chanoinesse n'eut pas plus tôt fait déposer Amélie sur
       son lit, qu'elle revint sur le seuil de la chambre de Consuelo.
     
       «Eh bien, monsieur le chapelain? dit-elle d'un air abattu.
     
       --Madame, c'est la mort! répondit le chapelain d'une voix profonde, en
       laissant retomber le bras de Consuelo dont il venait d'interroger le pouls
       avec attention.
     
       --Non, ce n'est pas la mort! non, mille fois non! s'écria Albert en se
       soulevant impétueusement. J'ai consulté son coeur, mieux que vous n'avez
       consulté son bras. Il bat encore; elle respire, elle vit. Oh! elle vivra!
       Ce n'est pas ainsi, ce n'est pas maintenant qu'elle doit finir. Qui donc a
       eu la témérité de croire que Dieu avait prononcé sa mort? Voici le moment
       de la soigner efficacement. Monsieur le chapelain, donnez-moi votre boîte.
       Je sais ce qu'il lui faut, et vous ne le savez pas. Malheureux que vous
       êtes, obéissez-moi! Vous ne l'avez pas secourue; vous pouviez empêcher
       l'invasion de cette horrible crise; vous ne l'avez pas fait, vous ne
       l'avez pas voulu; vous m'avez caché son mal, vous m'avez tous trompé. Vous
       vouliez donc la perdre? Votre lâche prudence, votre hideuse apathie, vous
       ont lié la langue et les mains! Donnez-moi votre boîte, vous dis-je, et
       laissez-moi agir.»
     
       Et comme le chapelain hésitait à lui remettre ces médicaments qui, sous la
       main inexpérimentée d'un homme exalté et à demi fou, pouvaient devenir des
       poisons, il la lui arracha violemment. Sourd aux observations de sa tante,
       il choisit et dosa lui-même les calmants impérieux qui pouvaient agir avec
       promptitude. Albert était plus savant en beaucoup de choses qu'on ne le
       pensait. Il avait étudié sur lui-même, à une époque de sa vie où il se
       rendait encore compte des fréquents désordres de son cerveau, l'effet des
       révulsifs les plus énergiques. Inspiré par un jugement prompt, par un zèle
       courageux et absolu, il administra la potion que le chapelain n'eût jamais
       osé conseiller. Il réussit, avec une patience et une douceur incroyables,
       à desserrer les dents de la malade, et à lui faire avaler quelques gouttes
       de ce remède efficace. Au bout d'une heure, pendant laquelle il réitéra
       plusieurs fois le traitement, Consuelo respirait librement; ses mains
       avaient repris de la tiédeur, et ses traits de l'élasticité. Elle
       n'entendait et ne sentait rien encore, mais son accablement était une
       sorte de sommeil, et une pâle coloration revenait à ses lèvres. Le médecin
       arriva, et, voyant le cas sérieux, déclara qu'on l'avait appelé bien tard
       et qu'il ne répondait de rien. Il eût fallu pratiquer une saignée la
       veille; maintenant le moment n'était plus favorable. Sans aucun doute la
       saignée ramènerait la crise. Ceci devenait embarrassant.
     
       «Elle la ramènera, dit Albert; et cependant il faut saigner.»
     
       Le médecin allemand, lourd personnage plein d'estime pour lui-même, et
       habitué, dans son pays, où il n'avait point de concurrent, à être écouté
       comme un oracle, souleva son épaisse paupière, et regarda en clignotant
       celui qui se permettait de trancher ainsi la question.
     
       «Je vous dis qu'il faut saigner, reprit Albert avec force. Avec ou sans la
       saignée la crise doit revenir.
     
       --Permettez, dit le docteur Wetzelius; ceci n'est pas aussi certain que
       vous paraissez le croire.»
     
       Et il sourit d'un air un peu dédaigneux et ironique.
     
       «Si la crise ne revient pas, tout est perdu, repartit Albert; vous devez
       le savoir. Cette somnolence conduit droit à l'engourdissement des facultés
       du cerveau, à la paralysie, et à la mort. Votre devoir est de vous emparer
       de la maladie, d'en ranimer l'intensité pour la combattre, de lutter
       enfin! Sans cela, que venez-vous faire ici? Les prières et les sépultures
       ne sont pas de votre ressort. Saignez, ou je saigne moi-même.»
     
       Le docteur savait bien qu'Albert raisonnait juste, et il avait eu tout
       d'abord l'intention de saigner; mais il ne convenait pas à un homme de
       son importance de prononcer et d'exécuter aussi vite. C'eût été donner à
       penser que le cas était simple et le traitement facile, et notre Allemand
       avait coutume de feindre de grandes perplexités, un pénible examen, afin
       de sortir de là triomphant, comme par une soudaine illumination de son
       génie, afin de faire répéter ce que mille fois il avait fait dire de lui:
       «La maladie était si avancée, si dangereuse, que le docteur Wetzelius
       lui-même ne savait à quoi se résoudre. Nul autre que lui n'eût saisi le
       moment et deviné le remède. C'est un homme bien prudent, bien savant, bien
       fort. Il n'a pas son pareil, même à Vienne!»
     
       Quand il se vit contrarié, et mis au pied du mur sans façon par
       l'impatience d'Albert:
     
       «Si vous êtes médecin, lui répondit-il, et si vous avez autorité ici, je
       ne vois pas pourquoi l'on m'a fait appeler, et je m'en retourne chez moi.
     
       --Si vous ne voulez point vous décider en temps opportun, vous pouvez
       vous retirer, dit Albert.»
     
       Le docteur Wetzelius, profondément blessé d'avoir été associé à un
       confrère inconnu, qui le traitait avec si peu de déférence, se leva et
       passa dans la chambre d'Amélie, pour s'occuper des nerfs de cette jeune
       personne, qui le demandait instamment, et pour prendre congé de la
       chanoinesse; mais celle-ci le retint.
     
       «Hélas! mon cher docteur, lui dit-elle, vous ne pouvez pas nous abandonner
       dans une pareille situation. Voyez quelle responsabilité pèse sur nous!
       Mon neveu vous a offensé; mais devez-vous prendre au sérieux la vivacité
       d'un homme si peu maître de lui-même?...
     
       --Est-ce donc là le comte Albert? demanda le docteur stupéfait. Je ne
       l'aurais jamais reconnu. Il est tellement changé!...
     
       --Sans doute; depuis près de dix ans que vous ne l'avez vu, il s'est fait
       en lui bien du changement.
     
       --Je le croyais complètement rétabli, dit le docteur avec malignité; car
       on ne m'a pas fait appeler une seule fois depuis son retour.
     
       --Ah! mon cher docteur! vous savez bien qu'Albert n'a jamais voulu se
       soumettre aux arrêts de la science.
     
       --Et cependant le voilà médecin lui-même, à ce que je vois?
     
       --Il a quelques notions de tout; mais il porte en tout sa précipitation
       bouillante. L'état affreux où il vient de voir cette jeune fille l'a
       beaucoup troublé; autrement vous l'eussiez trouvé plus poli, plus sensé,
       et plus reconnaissant des soins que vous lui avez donnés dans son
       enfance.
     
       --Je crains qu'il n'en ait plus besoin que jamais,» reprit le docteur,
       qui, malgré son respect pour la famille et le château, aimait mieux
       affliger la chanoinesse par cette dure réflexion, que de quitter son
       attitude dédaigneuse, et de renoncer à la petite vengeance de traiter
       Albert comme un insensé.
     
       La chanoinesse souffrit de cette cruauté, d'autant plus que le dépit du
       docteur pouvait lui faire divulguer l'état de son neveu, qu'elle prenait
       tant de peine pour dissimuler. Elle se soumit pour le désarmer, et lui
       demanda humblement ce qu'il pensait de cette saignée conseillée par
       Albert.
     
       «Je pense que c'est une absurdité pour le moment, dit le docteur, qui
       voulait garder l'initiative et laisser tomber l'arrêt en toute liberté de
       sa bouche révérée. J'attendrai une heure ou deux; je ne perdrai pas de vue
       la malade, et si le moment se présente, fût-ce plus tôt que je ne pense,
       j'agirai; mais dans la crise présente, l'état du pouls ne me permet pas de
       rien préciser.
     
       --Vous nous restez donc? Béni soyez-vous, excellent docteur!
     
       --Du moment que mon adversaire est le jeune comte, dit le docteur en
       souriant d'un air de pitié protectrice, je ne m'étonne plus de rien, et je
       laisse dire.»
     
       Il allait rentrer dans la chambre de Consuelo, dont le chapelain avait
       poussé la porte pour qu'Albert n'entendît pas ce colloque, lorsque le
       chapelain lui-même, pâle et tout effaré, quitta la malade et vint trouver
       le docteur.
     
       «Au nom du ciel! docteur, s'écria-t-il, venez employer votre autorité;
       la mienne est méconnue, et la voix de Dieu même le serait, je crois, par
       le comte Albert. Le voilà qui s'obstine à saigner la moribonde, malgré
       votre défense; et il va le faire si, par je ne sais quelle force ou quelle
       adresse, nous ne réussissons à l'arrêter. Dieu sait s'il a jamais touché
       une lancette. Il va l'estropier; s'il ne la tue sur le coup par une
       émission de sang pratiquée hors de propos.
     
       --Oui-da! dit le docteur d'un ton goguenard, et en se traînant pesamment
       vers la porte avec l'enjouement égoïste et blessant d'un homme que le
       coeur n'inspire point. Nous allons donc en voir de belles, si je ne lui
       fais pas quelque conte pour le mettre à la raison.»
     
       Mais lorsqu'il arriva auprès du lit, Albert avait sa lancette rougie entre
       ses dents: d'une main il soutenait le bras de Consuelo, et de l'autre
       l'assiette. La veine était ouverte, un sang noir coulait en abondance.
     
       Le chapelain voulut murmurer, s'exclamer, prendre le ciel à témoin. Le
       docteur essaya de plaisanter et de distraire Albert, pensant prendre son
       temps pour fermer la veine, sauf à la rouvrir un instant après quand son
       caprice et sa vanité pourraient s'emparer du succès. Mais Albert le tint à
       distance par la seule expression de son regard; et dès qu'il eut tiré la
       quantité de sang voulue, il plaça l'appareil avec toute la dextérité d'un
       opérateur exercé; puis il replia doucement le bras de Consuelo dans les
       couvertures, et, passant un flacon à la chanoinesse pour qu'elle le tint
       près des narines de la malade, il appela le chapelain et le docteur dans
       la chambre d'Amélie:
     
       «Messieurs, leur dit-il, vous ne pouvez être d'aucune utilité à la
       personne que je soigne. L'irrésolution ou les préjugés paralysent votre
       zèle et votre savoir. Je vous déclare que je prends tout sur moi, et que
       je ne veux être ni distrait ni contrarié dans l'accomplissement d'une
       tâche aussi sérieuse. Je prie donc monsieur le chapelain de réciter ses
       prières, et monsieur le docteur d'administrer ses potions à ma cousine.
       Je ne souffrirai plus qu'on fasse des pronostics et des apprêts de mort
       Autour du lit d'une personne qui va reprendre connaissance tout à l'heure.
       Qu'on se le tienne pour dit. Si j'offense ici un savant, si je suis
       coupable envers un ami, j'en demanderai pardon quand je pourrai songer à
       moi-même.»
     
       Après avoir parlé ainsi, d'un ton dont le calme et la douceur
       contrastaient avec la sécheresse de ses paroles, Albert rentra dans
       l'appartement de Consuelo, ferma la porte, mit la clef dans sa poche, et
       dit à la chanoinesse: «Personne n'entrera ici, et personne n'en sortira
       sans ma volonté.»
     
     
     
     
       XLIX.
     
     
       La chanoinesse, interdite, n'osa lui répondre un seul mot. Il y avait dans
       son air et dans son maintien quelque chose de si absolu, que la bonne
       tante en eut peur et se mit à lui obéir d'instinct avec un empressement et
       une ponctualité sans exemple. Le médecin, voyant son autorité complètement
       méconnue, et ne se souciant pas, comme il le raconta plus tard, d'entrer
       en lutte avec un furieux, prit le sage parti de se retirer. Le chapelain
       alla dire des prières, et Albert, secondé par sa tante et par les deux
       femmes de service, passa toute la journée auprès de sa malade, sans
       ralentir ses soins un seul instant. Après quelques heures de calme, la
       crise d'exaltation revint presque aussi forte que la nuit précédente; mais
       elle dura moins longtemps, et lorsqu'elle eut cédé à l'effet de puissants
       réactifs, Albert engagea la chanoinesse à aller se coucher et à lui
       envoyer seulement une nouvelle femme pour l'aider pendant que les deux
       autres iraient se reposer.
     
       «Ne voulez-vous donc pas vous reposer aussi, Albert? demanda Wenceslawa en
       tremblant.
     
       --Non, ma chère tante, répondit-il; je n'en ai aucun besoin.
     
       --Hélas! reprit-elle, vous vous tuez, mon enfant! Voici une étrangère
       qui nous coûte bien cher! ajouta-t-elle en s'éloignant enhardie par
       l'inattention du jeune comte.»
     
       Il consentit cependant à prendre quelques aliments, pour ne pas perdre les
       forces dont il se sentait avoir besoin. Il mangea debout dans le corridor,
       l'oeil attaché sur la porte; et dès qu'il eut fini, il jeta sa serviette
       par terre et rentra. Il avait fermé désormais la communication entre la
       chambre de Consuelo et celle d'Amélie, et ne laissait plus passer que par
       la galerie le peu de personnes auxquelles il donnait accès. Amélie voulut
       pourtant être admise, et feignit de rendre quelques soins à sa compagne;
       mais elle s'y prenait si gauchement, et à chaque mouvement fébrile de
       Consuelo elle témoignait tant d'effroi de la voir retomber dans les
       convulsions, qu'Albert, impatienté, la pria de ne se mêler de rien, et
       d'aller dans sa chambre s'occuper d'elle-même.
     
       «Dans ma chambre! répondit Amélie; et lors même que la bienséance ne me
       défendrait pas de me coucher quand vous êtes là séparé de moi par une
       seule porte, presque installé chez moi, pensez-vous que je puisse goûter
       un repos bien paisible avec ces cris affreux et cette épouvantable agonie
       à mes oreilles?»
     
       Albert haussa les épaules, et lui répondit qu'il y avait beaucoup d'autres
       appartements dans le château; qu'elle pouvait s'emparer du meilleur, en
       attendant qu'on pût transporter la malade dans une chambre où son
       voisinage n'incommoderait personne.
     
       Amélie, pleine de dépit, suivit ce conseil. La vue des soins délicats, et
       pour ainsi dire maternels, qu'Albert rendait à sa rivale, lui était plus
       pénible que tout le reste.
     
       «O ma tante! dit-elle en se jetant dans les bras de la chanoinesse,
       lorsque celle-ci l'eut installée dans sa propre chambre à coucher, où
       elle se fit dresser un lit à côté d'elle, nous ne connaissions pas Albert.
       Il nous montre maintenant comme il sait aimer!»
     
       Pendant plusieurs jours, Consuelo fut entre la vie et la mort; mais Albert
       combattit le mal avec une persévérance et une habileté qui devaient en
       triompher. Il l'arracha enfin à cette rude épreuve; et dès qu'elle fut
       hors de danger, il la fit transporter dans une tour du château où le
       soleil donnait plus longtemps, et d'où la vue était encore plus belle et
       plus vaste que de toutes les autres croisées. Cette chambre, meublée à
       l'antique, était aussi plus conforme aux goûts sérieux de Consuelo que
       celle dont on avait disposé pour elle dans le principe: et il y avait
       longtemps qu'elle avait laissé percer son désir de l'habiter. Elle y fut à
       l'abri des importunités de sa compagne, et, malgré la présence continuelle
       d'une femme que l'on relevait chaque matin et chaque soir, elle put passer
       dans une sorte de tête-à-tête avec celui qui l'avait sauvée, les jours
       languissants et doux de sa convalescence. Ils parlaient toujours espagnol
       ensemble, et l'expression délicate et tendre de la passion d'Albert était
       plus douce à l'oreille de Consuelo dans cette langue, qui lui rappelait
       sa patrie, son enfance et sa mère. Pénétrée d'une vive reconnaissance,
       affaiblie par des souffrances où Albert l'avait seul assistée et soulagée
       efficacement, elle se laissait aller à cette molle quiétude qui suit les
       grandes crises. Sa mémoire se réveillait peu à peu, mais sous un voile
       qui n'était pas partout également léger. Par exemple, si elle se
       retraçait avec un plaisir pur et légitime l'appui et le dévouement
       d'Albert dans les principales rencontres de leur liaison, elle ne voyait
       les égarements de sa raison, et le fond trop sérieux de sa passion pour
       elle, qu'à travers un nuage épais. Il y avait même des heures où, après
       l'affaissement du sommeil ou sous l'effet des potions assoupissantes, elle
       s'imaginait encore avoir rêvé tout ce qui pouvait mêler de la méfiance et
       de la crainte à l'image de son généreux ami. Elle s'était tellement
       habituée à sa présence et à ses soins, que, s'il s'absentait à sa prière
       pour prendre ses repas en famille, elle se sentait malade et agitée
       jusqu'à son retour. Elle s'imaginait que les calmants qu'il lui
       administrait avaient un effet contraire, s'il ne les préparait et s'il
       ne les lui versait de sa propre main; et quand il les lui présentait
       lui-même, elle lui disait avec ce sourire lent et profond, et si touchant
       sur un beau visage encore à demi couvert des ombres de la mort:
     
       «Je crois bien maintenant, Albert, que vous avez la science des
       enchantements; car il suffit que vous ordonniez à une goutte d'eau de
       m'être salutaire, pour qu'aussitôt elle fasse passer en moi le calme et
       la force qui sont en vous.»
     
       Albert était heureux pour la première fois de sa vie; et comme si son âme
       eût été puissante pour la joie autant qu'elle l'avait été pour la
       douleur, il était, à cette époque de ravissement et d'ivresse, l'homme
       le plus fortuné qu'il y eût sur la terre. Cette chambre, où il voyait sa
       bien-aimée à toute heure et sans témoins importuns, était devenue pour lui
       un lieu de délices. La nuit, aussitôt qu'il avait fait semblant de se
       retirer et que tout le monde était couché dans la maison, il la traversait
       à pas furtifs; et, tandis que la garde chargée de veiller dormait
       profondément, il se glissait derrière le lit de sa chère Consuelo, et la
       regardait sommeiller, pâle et penchée comme une fleur après l'orage. Il
       s'installait dans un grand fauteuil qu'il avait soin de laisser toujours
       là en partant; et il y passait la nuit entière, dormant d'un sommeil si
       léger qu'au moindre mouvement de la malade il était courbé vers elle pour
       entendre les faibles mots qu'elle venait d'articuler; ou bien sa main
       toute prête recevait la main qui le cherchait, lorsque Consuelo, agitée de
       quelque rêve, témoignait un reste d'inquiétude. Si la garde se réveillait,
       Albert lui disait toujours qu'il venait d'entrer, et elle se persuadait
       qu'il faisait une ou deux visites par nuit à sa malade, tandis qu'il ne
       passait pas une demi-heure dans sa propre chambre. Consuelo partageait
       cette illusion. Quoiqu'elle s'aperçût bien plus souvent que sa gardienne
       de la présence d'Albert, elle était encore si faible qu'elle se laissait
       aisément tromper par lui sur la fréquence et la durée de ces visites.
       Quelquefois, au milieu de la nuit, lorsqu'elle le suppliait d'aller se
       coucher, il lui disait que le jour était près de paraître et que lui-même
       venait de se lever. Grâce à ces délicates tromperies, Consuelo ne
       souffrait jamais de son absence, et elle ne s'inquiétait pas de la fatigue
       qu'il devait ressentir.
     
       Cette fatigue était, malgré tout, si légère, qu'Albert ne s'en apercevait
       pas. L'amour donne des forces au plus faible; et outre qu'Albert était
       d'une force d'organisation exceptionnelle, jamais poitrine humaine n'avait
       logé un amour plus vaste et plus vivifiant que le sien. Lorsqu'aux
       premiers feux du soleil Consuelo s'était lentement traînée à sa chaise
       longue, près de la fenêtre entr'ouverte, Albert venait s'asseoir derrière
       elle, et cherchait dans la course des nuages ou dans le pourpre des
       rayons, à saisir les pensées que l'aspect du ciel inspirait à sa
       silencieuse amie. Quelquefois il prenait furtivement un bout du voile
       dont elle enveloppait sa tête, et dont un vent tiède faisait flotter les
       plis sur le dossier du sofa. Albert penchait son front comme pour se
       reposer, et collait sa bouche contre le voile. Un jour, Consuelo, en
       le lui retirant pour le ramener sur sa poitrine, s'étonna de le trouver
       chaud et humide, et, se retournant avec plus de vivacité qu'elle n'en
       mettait dans ses mouvements depuis l'accablement de sa maladie, elle
       surprit une émotion extraordinaire sur le visage de son ami. Ses joues
       étaient animées, un feu dévorant couvait dans ses yeux, et sa poitrine
       était soulevée par de violentes palpitations.... Albert maîtrisa
       rapidement son trouble: mais il avait eu le temps de voir l'effroi se
       peindre dans les traits de Consuelo. Cette observation l'affligea
       profondément. Il eût mieux aimé la voir armée de dédain et de sévérité
       qu'assiégée d'un reste de crainte et de méfiance. Il résolut de veiller
       sur lui-même avec assez de soin pour que le souvenir de son délire ne vînt
       plus alarmer celle qui l'en avait guéri au péril et presque au prix de sa
       propre raison et de sa propre vie.
     
       Il y parvint, grâce à une puissance que n'eût pas trouvée un homme placé
       dans une situation d'esprit plus calme. Habitué dès longtemps à concentrer
       l'impétuosité de ses émotions, et à faire de sa volonté un usage d'autant
       plus énergique qu'il lui était plus souvent disputé par les mystérieuses
       atteintes de son mal, il exerçait sur lui-même un empire dont on ne lui
       tenait pas assez de compte. On ignorait la fréquence et la force des
       accès qu'il avait su dompter chaque jour, jusqu'au moment où, dominé par
       la violence du désespoir et de l'égarement, il fuyait vers sa caverne
       inconnue, vainqueur encore dans sa défaite, puisqu'il conservait assez de
       respect envers lui-même pour dérober à tous les yeux le spectacle de sa
       chute. Albert était un fou de l'espèce la plus malheureuse et la plus
       respectable. Il connaissait sa folie, et la sentait venir jusqu'à ce
       qu'elle l'eût envahi complètement. Encore gardait-il, au milieu de ses
       accès, le vague instinct et le souvenir confus d'un monde réel, où il ne
       voulait pas se montrer tant qu'il ne sentait pas ses rapports avec lui
       entièrement rétablis. Ce souvenir de la vie actuelle et positive, nous
       l'avons tous, lorsque les rêves d'un sommeil pénible nous jettent dans la
       vie des fictions et du délire. Nous nous débattons parfois contre ces
       chimères et ces terreurs de la nuit, tout en nous disant qu'elles sont
       l'effet du cauchemar, et en faisant des efforts pour nous réveiller;
       mais un pouvoir ennemi semble nous saisir à plusieurs reprises, et nous
       replonger dans cette horrible léthargie, où des spectacles toujours plus
       lugubres et des douleurs toujours plus poignantes nous assiègent et nous
       torturent.
     
       C'est dans une alternative analogue que s'écoulait la vie puissante et
       misérable de cet homme incompris, qu'une tendresse active, délicate, et
       intelligente, pouvait seule sauver de ses propres détresses. Cette
       tendresse s'était enfin manifestée dans son existence. Consuelo était
       vraiment l'âme candide qui semblait avoir été formée pour trouver le
       difficile accès de cette âme sombre et jusque là fermée à toute sympathie
       complète. Il y avait dans la sollicitude qu'un enthousiasme romanesque
       avait fait naître d'abord chez cette jeune fille, et dans l'amitié
       respectueuse que la reconnaissance lui inspirait depuis sa maladie,
       quelque chose de suave et de touchant que Dieu, sans doute, savait
       particulièrement propre à la guérison d'Albert. Il est fort probable que
       si Consuelo, oublieuse du passé, eût partagé l'ardeur de sa passion, des
       transports si nouveaux dans sa vie, et une joie si subite, l'eussent
       exalté de la manière la plus funeste. L'amitié discrète et chaste qu'elle
       lui portait devait avoir pour son salut des effets plus lents, mais plus
       sûrs. C'était un frein en même temps qu'un bienfait; et s'il y avait une
       sorte d'ivresse dans le coeur renouvelé de ce jeune homme, il s'y mêlait
       une idée de devoir et de sacrifice qui donnait à sa pensée d'autres
       aliments, et à sa volonté un autre but que ceux qui l'avaient dévoré
       jusque là. Il éprouvait donc, à la fois, le bonheur d'être aimé comme il
       ne l'avait jamais été, la douleur de ne pas l'être avec l'emportement
       qu'il ressentait lui-même, et la crainte de perdre ce bonheur en ne
       paraissant pas s'en contenter. Ce triple effet de son amour remplit
       bientôt son âme, au point de n'y plus laisser de place pour les rêveries
       vers lesquelles son inaction et son isolement l'avaient forcé pendant si
       longtemps de se tourner. Il en fut délivré comme par la force d'un
       enchantement; car il les oublia, et l'image de celle qu'il aimait tint
       ses maux à distance, et sembla s'être placée entre eux et lui, comme un
       bouclier céleste.
     
       Le repos d'esprit et le calme de sentiment qui étaient si nécessaires au
       rétablissement de la jeune malade ne furent donc plus que bien légèrement
       et bien rarement troublés par les agitations secrètes de son médecin.
       Comme le héros fabuleux, Consuelo était descendue dans le Tartare pour en
       tirer son ami, et elle en avait rapporté l'épouvante et l'égarement. A son
       tour il s'efforça de la délivrer des sinistres hôtes qui l'avaient suivie,
       et il y parvint à force de soins délicats et de respect passionné. Ils
       recommençaient ensemble une vie nouvelle, appuyés l'un sur l'autre,
       n'osant guère regarder en arrière, et ne se sentant pas la force de se
       replonger par la pensée dans cet abîme qu'ils venaient de parcourir.
       L'avenir était un nouvel abîme, non moins mystérieux et terrible, qu'ils
       n'osaient pas interroger non plus. Mais le présent, comme un temps de
       grâce que le ciel leur accordait, se laissait doucement savourer.
     
     
     
     
       L.
     
     
       Il s'en fallait de beaucoup que les autres habitants du château fussent
       aussi tranquilles. Amélie était furieuse, et ne daignait plus rendre la
       moindre visite à la malade. Elle affectait de ne point adresser la parole
       à Albert, de ne jamais tourner les yeux vers lui, et de ne pas même
       répondre à son salut du matin et du soir. Ce qu'il y eut de plus affreux,
       c'est qu'Albert ne parut pas faire la moindre attention à son dépit.
     
       La chanoinesse, voyant la passion bien évidente et pour ainsi dire
       déclarée de son neveu pour l'_aventurière_, n'avait plus un moment
       de repos. Elle se creusait l'esprit pour imaginer un moyen de faire
       cesser le danger et le scandale; et, à cet effet, elle avait de longues
       conférences avec le chapelain. Mais celui-ci ne désirait pas très-vivement
       la fin d'un tel état de choses. Il avait été longtemps inutile et inaperçu
       dans les soucis de la famille. Son rôle reprenait une sorte d'importance
       depuis ces nouvelles agitations, et il pouvait enfin se livrer au plaisir
       d'espionner, de révéler, d'avertir, de prédire, de conseiller, en un mot
       de remuer à son gré les intérêts domestiques, en ayant l'air de ne
       toucher à rien, et en se mettant à couvert de l'indignation du jeune
       comte derrière les jupes de la vieille tante. A eux deux, ils trouvaient
       sans cesse de nouveaux sujets de crainte, de nouveaux motifs de
       précaution, et jamais aucun moyen de salut. Chaque jour, la bonne
       Wenceslawa abordait son neveu avec une explication décisive au bord des
       lèvres, et chaque jour un sourire moqueur ou un regard glacial faisait
       expirer la parole et avorter le projet. A chaque instant elle guettait
       l'occasion de se glisser auprès de Consuelo, pour lui adresser une
       réprimande adroite et ferme; à chaque instant Albert, comme averti par un
       démon familier, venait se placer sur le seuil de la chambre, et du seul
       froncement de son sourcil, comme le Jupiter Olympien, il faisait tomber le
       courroux et glaçait le courage des divinités contraires à sa chère Ilion.
       La chanoinesse avait cependant entamé plusieurs fois la conversation
       avec la malade; et comme les moments où elle pouvait la voir tête à tête
       étaient rares, elle avait mis le temps à profit en lui adressant des
       réflexions assez saugrenues, qu'elle croyait très-significatives. Mais
       Consuelo était si éloignée de l'ambition qu'on lui supposait, qu'elle n'y
       avait rien compris. Son étonnement, son air de candeur et de confiance,
       désarmaient tout de suite la bonne chanoinesse, qui, de sa vie, n'avait pu
       résister à un accent de franchise ou à une caresse cordiale. Elle s'en
       allait, toute confuse, avouer sa défaite au chapelain, et le reste de la
       journée se passait à faire des résolutions pour le lendemain.
     
       Cependant Albert, devinant fort bien ce manège, et voyant que Consuelo
       commençait à s'en étonner, et à s'en inquiéter, prit le parti de le faire
       cesser. Il guetta un jour Wenceslawa au passage; et pendant qu'elle
       croyait tromper sa surveillance en surprenant Consuelo seule de grand
       matin, il se montra tout à coup, au moment où elle mettait la main sur la
       clef pour entrer dans la chambre de la malade.
     
       «Ma bonne tante, lui dit-il en s'emparant de cette main et en la portant à
       ses lèvres, j'ai à vous dire bien bas une chose qui vous intéresse. C'est
       que la vie et la santé de la personne qui repose ici près me sont plus
       précieuses que ma propre vie et que mon propre bonheur. Je sais fort bien
       que votre confesseur vous fait un cas de conscience de contrarier mon
       dévouement pour elle, et de détruire l'effet de mes soins. Sans cela,
       votre noble coeur n'eût jamais conçu la pensée de compromettre par des
       paroles amères et des reproches injustes le rétablissement d'une malade à
       peine hors de danger. Mais puisque le fanatisme ou la petitesse d'un
       prêtre peuvent faire de tels prodiges que de transformer en cruauté
       aveugle la piété la plus sincère et la charité la plus pure, je
       m'opposerai de tout mon pouvoir au crime dont ma pauvre tante consent à
       se faire l'instrument. Je garderai ma malade la nuit et le jour, je ne la
       quitterai plus d'un instant; et si malgré mon zèle on réussit à me
       l'enlever, je jure, par tout ce qu'il y a de plus redoutable à la croyance
       humaine, que je sortirai de la maison de mes pères pour n'y jamais
       rentrer. Je pense que quand vous aurez fait connaître ma détermination
       à M. le chapelain, il cessera de vous tourmenter et de combattre les
       généreux instincts de votre coeur maternel.»
     
       La chanoinesse stupéfaite ne put répondre à ce discours qu'en fondant en
       larmes. Albert l'avait emmenée à l'extrémité de la galerie, afin que cette
       explication ne fût pas entendue de Consuelo. Elle se plaignit vivement
       du ton de révolte et de menace que son neveu prenait avec elle, et voulut
       profiter de l'occasion pour lui démontrer la folie de son attachement pour
       une personne d'aussi basse extraction que la Nina.
     
       «Ma tante, lui répondit Albert en souriant, vous oubliez que si nous
       sommes issus du sang royal des Podiebrad, nos ancêtres les monarques
       ne l'ont été que par la grâce des paysans révoltés et des soldats
       aventuriers. Un Podiebrad ne doit donc jamais voir dans sa glorieuse
       origine qu'un motif de plus pour se rapprocher du faible et du pauvre,
       puisque c'est là que sa force et sa puissance ont planté leurs racines,
       il n'y a pas si longtemps qu'il puisse déjà l'avoir oublié.»
     
       Quand Wenceslawa raconta au chapelain cette orageuse conférence, il fut
       d'avis de ne pas exaspérer le jeune comte en insistant auprès de lui, et
       de ne pas le pousser à la révolte en tourmentant sa protégée.
     
       «C'est au comte Christian lui-même qu'il faut adresser vos
       représentations, dit-il. L'excès de votre tendresse a trop enhardi le
       fils; que la sagesse de vos remontrances éveille enfin l'inquiétude du
       père, afin qu'il prenne à l'égard de la _dangereuse personne_ des mesures
       décisives.
     
       --Croyez-vous donc, reprit la chanoinesse, que je ne me sois pas encore
       avisée de ce moyen? Mais, hélas! mon frère a vieilli de quinze ans pendant
       les quinze jours de la dernière disparition d'Albert. Son esprit a
       tellement baissé, qu'il n'est plus possible de lui faire rien comprendre
       à demi-mot. Il semble qu'il fasse une sorte de résistance aveugle et
       muette à l'idée d'un chagrin nouveau; il se réjouit comme un enfant
       d'avoir retrouvé son fils, et de l'entendre raisonner en apparence comme
       un homme sensé. Il le croit guéri radicalement, et ne s'aperçoit pas que
       le pauvre Albert est en proie à un nouveau genre de folie plus funeste que
       l'autre. La sécurité de mon frère à cet égard est si profonde, et il en
       jouit si naïvement, que je ne me suis pas encore senti le courage de la
       détruire, en lui ouvrant les yeux tout à fait sur ce qui se passe. Il me
       semble que cette ouverture, lui venant de vous, serait écoutée avec plus
       de résignation, et qu'accompagnée de vos exhortations religieuses, elle
       serait plus efficace et moins pénible.
     
       --Une telle ouverture est trop délicate, répondit le chapelain, pour être
       abordée par un pauvre prêtre comme moi. Dans la bouche d'une soeur,
       elle sera beaucoup mieux placée, et votre seigneurie saura en adoucir
       l'amertume par les expressions d'une tendresse que je ne puis me permettre
       d'exprimer familièrement à l'auguste chef de la famille.»
     
       Ces deux graves personnages perdirent plusieurs jours à se renvoyer le
       soin d'attacher le grelot; et pendant ces irrésolutions où la lenteur et
       l'apathie de leurs habitudes trouvaient bien un peu leur compte, l'amour
       faisait de rapides progrès dans le coeur d'Albert. La santé de Consuelo se
       rétablissait à vue d'oeil, et rien ne venait troubler les douceurs d'une
       intimité que la surveillance des argus les plus farouches n'eût pu rendre
       plus chaste et plus réservée qu'elle ne l'était par le seul fait d'une
       pudeur vraie et d'un amour profond.
     
     
       Cependant la baronne Amélie ne pouvant plus supporter l'humiliation de son
       rôle, demandait vivement à son père de la reconduire à Prague. Le baron
       Frédérick, lui préférait le séjour des forêts à celui des villes, lui
       promettait tout ce qu'elle voulait, et remettait chaque jour au lendemain
       la notification et les apprêts de son départ. La jeune fille vit qu'il
       fallait brusquer les choses, et s'avisa d'un expédient inattendu. Elle
       s'entendit avec sa soubrette, jeune Française, passablement fine et
       décidée; et un matin, au moment où son père partait pour la chasse,
       elle le pria de la conduire en voiture au château d'une dame de leur
       connaissance, à qui elle devait depuis longtemps une visite. Le baron eut
       bien un peu de peine à quitter son fusil et sa gibecière pour changer sa
       toilette et l'emploi de sa journée. Mais il se flatta que cet acte de
       condescendance rendrait Amélie moins exigeante; que la distraction de
       cette promenade emporterait sa mauvaise humeur, et l'aiderait à passer
       sans trop murmurer quelques jours de plus au château des Géants. Quand
       le brave homme avait une semaine devant lui, il croyait avoir assuré
       l'indépendance de toute sa vie; sa prévoyance n'allait point au delà.
       Il se résigna donc à renvoyer Saphyr et Panthère au chenil; et Attila, le
       faucon, retourna sur son perchoir d'un air mutin et mécontent qui arracha
       un gros soupir à son maître.
     
       Enfin le baron monte en voiture avec sa fille, et au bout de trois tours
       de roue s'endort profondément selon son habitude en pareille circonstance.
       Aussitôt le cocher reçoit d'Amélie l'ordre de tourner bride et de se
       Diriger vers la poste la plus voisine. On y arrive après deux heures de
       marche rapide; et lorsque le baron ouvre les yeux, il voit des chevaux de
       poste attelés à son brancard tout prêts à l'emporter sur la route de
       Prague.
     
       «Eh bien, qu'est-ce? où sommes-nous? où allons-nous? Amélie, ma chère
       enfant, quelle distraction est la vôtre? Que signifie ce caprice, ou
       cette plaisanterie?»
     
       A toutes les questions de son père la jeune baronne ne répondait que par
       des éclats de rire et des caresses enfantines. Enfin, quand elle vit le
       postillon à cheval et la voiture rouler légèrement sur le sable de la
       grande route, elle prit un air sérieux, et d'un ton fort décidé elle parla
       ainsi:
     
       «Cher papa, ne vous inquiétez de rien. Tous nos paquets ont été fort
       bien faits. Les coffres de la voiture sont remplis de tous les effets
       nécessaires au voyage. Il ne reste au château des Géants que vos armes et
       vos bêtes, dont vous n'avez que faire à Prague, et que d'ailleurs on vous
       renverra dès que vous les redemanderez. Une lettre sera remise à mon oncle
       Christian, à l'heure de son déjeuner. Elle est tournée de manière à lui
       faire comprendre la nécessité de notre départ, sans l'affliger trop, et
       sans le fâcher contre vous ni contre moi. Maintenant je vous demande
       humblement pardon de vous avoir trompé; mais il y avait près d'un mois que
       vous aviez consenti à ce que j'exécute en cet instant. Je ne contrarie
       donc pas vos volontés en retournant à Prague dans un moment où vous n'y
       songiez pas précisément, mais où vous êtes enchanté, je gage, d'être
       délivré de tous les ennuis qu'entraînent la dissolution et les préparatifs
       d'un déplacement. Ma position devenait intolérable, et vous ne vous en
       aperceviez pas. Voilà mon excuse et ma justification. Daignez m'embrasser
       et ne pas me regarder avec ces yeux courroucés qui me font peur.»
     
       En parlant ainsi, Amélie étouffait, ainsi que sa suivante, une forte envie
       de rire; car jamais le baron n'avait eu un regard de colère pour qui que
       ce fût, à plus forte raison pour sa fille chérie. Il roulait en ce moment
       de gros yeux effarés et, il faut l'avouer, un peu hébétés par la surprise.
       S'il éprouvait quelque contrariété de se voir jouer de la sorte, et un
       chagrin réel de quitter son frère et sa soeur aussi brusquement, sans leur
       avoir dit adieu, il était si émerveillé de ce qui arrivait, que son
       mécontentement se changeait en admiration, et il ne pouvait que dire:
     
       «Mais comment avez-vous fait pour arranger tout cela sans que j'en aie eu
       le moindre soupçon? Pardieu, j'étais loin de croire, en ôtant mes bottes
       et en faisant rentrer mon cheval, que je partais pour Prague, et que je
       ne dînerais pas ce soir avec mon frère! Voilà une singulière aventure, et
       personne ne voudra me croire quand je la raconterai ... Mais où avez-vous
       mis mon bonnet de voyage, Amélie, et comment voulez-vous que je dorme dans
       la voiture avec ce chapeau galonné sur les oreilles?
     
       --Votre bonnet? le voici, cher papa, dit la jeune espiègle en lui
       présentant sa toque fourrée, qu'il mit à l'instant sur son chef avec
       une naïve satisfaction.
     
       --Mais ma bouteille de voyage? vous l'avez oubliée certainement, méchante
       petite fille?
     
       --Oh! certainement non, s'écria-t-elle en lui présentant un large flacon
       de cristal, garni de cuir de Russie, et monté en argent; je l'ai remplie
       moi-même du meilleur vin de Hongrie qui soit dans la cave de ma tante.
       Goûtez plutôt, c'est celui que vous préférez.
     
       --Et ma pipe? et mon sac de tabac turc?
     
       --Rien ne manque, dit la soubrette. Monsieur le baron trouvera tout dans
       les poches de la voiture; nous n'avons rien oublié, rien négligé pour
       qu'il fit le voyage agréablement.
     
       --A la bonne heure!, dit le baron en chargeant sa pipe; ce n'en est pas
       moins une grande scélératesse que vous faites là, ma chère Amélie. Vous
       rendez votre père ridicule, et vous êtes cause que tout le monde va se
       moquer de moi.
     
       --Cher papa, répondit Amélie, c'est moi qui suis bien ridicule aux yeux
       du monde, quand je parais m'obstiner à épouser un aimable cousin qui ne
       daigne pas me regardez, et qui, sous mes yeux, fait une cour assidue à
       ma maîtresse de musique. Il y a assez longtemps que je subis cette
       humiliation, et je ne sais trop s'il est beaucoup de filles de mon rang,
       de mon air et de mon âge, qui n'en eussent pas pris un dépit plus sérieux.
       Ce que je sais fort bien, c'est qu'il y a des filles qui s'ennuient moins
       que je ne le fais depuis dix-huit mois, et qui, pour en finir, prennent la
       fuite ou se font enlever. Moi, je me contente de fuir en enlevant mon
       père. C'est plus nouveau et plus honnête: qu'en pense mon cher papa?
     
       --Tu as le diable au corps!» répondit le baron en embrassant sa fille; et
       il fit le reste du voyage fort gaiement, buvant, fumant et dormant tour à
       tour, sans se plaindre et sans s'étonner davantage.
     
       Cet événement ne produisit pas autant d'effet dans la famille que la
       petite baronne s'en était flattée. Pour commencer par le comte Albert, il
       eût pu passer une semaine sans y prendre garde; et lorsque la chanoinesse
       le lui annonça, il se contenta de dire:
     
       «Voici la seule chose spirituelle que la spirituelle Amélie ait su faire
       depuis qu'elle a mis le pied ici. Quant à mon bon oncle, j'espère qu'il ne
       sera pas longtemps sans nous revenir.
     
       --Moi, je regrette mon frère, dit le vieux Christian, parce qu'à mon âge
       on compte par semaines et par jours. Ce qui ne vous paraît pas longtemps,
       Albert, peut être pour moi l'éternité, et je ne suis pas aussi sûr que
       Vous de revoir mon pacifique et insouciant Frédérick. Allons! Amélie l'a
       voulu, ajouta-t-il en repliant et jetant de côté avec un sourire la
       lettre singulièrement cajoleuse et méchante que la jeune baronne lui avait
       laissée: rancune de femme ne pardonne pas. Vous n'étiez pas nés l'un pour
       l'autre, mes enfants, et mes doux rêves se sont envolés!»
     
       En parlant ainsi, le vieux comte regardait son fils avec une sorte
       d'enjouement mélancolique, comme pour surprendre quelque trace de regret
       dans ses yeux. Mais il n'en trouva aucune; et Albert, en lui pressant le
       bras avec tendresse, lui fit comprendre qu'il le remerciait de renoncer à
       des projets si contraires à son inclination.
     
       «Que ta volonté soit faite, mon Dieu, reprit le vieillard, et que ton
       coeur soit libre, mon fils! Tu te portes bien, tu parais calme et heureux
       désormais parmi nous. Je mourrai consolé, et la reconnaissance de ton père
       te portera bonheur après notre séparation.
     
       --Ne parlez pas de séparation, mon père! s'écria le jeune comte, dont les
       yeux se remplirent subitement de larmes. Je n'ai pas la force de supporter
       cette idée.»
     
       La chanoinesse, qui commençait à s'attendrir, fut aiguillonnée en cet
       instant par un regard du chapelain, qui se leva et sortit du salon avec
       une discrétion affectée.
     
       C'était lui donner l'ordre et le signal. Elle pensa, non sans douleur et
       sans effroi, que le moment était venu de parler; et, fermant les yeux
       comme une personne qui se jette par la fenêtre pour échapper à l'incendie,
       elle commença ainsi en balbutiant et en devenant plus pâle que de coutume:
     
       «Certainement Albert chérit tendrement son père, et il ne voudrait pas lui
       causer un chagrin mortel....»
     
       Albert leva la tête, et regarda sa tante avec des yeux si clairs et si
       pénétrants, qu'elle fut toute décontenancée, et n'en put dire davantage.
       Le vieux comte parut ne pas avoir entendu cette réflexion bizarre, et,
       dans le silence qui suivit, la pauvre Wenceslawa resta tremblante sous
       le regard de son neveu, comme la perdrix sous l'arrêt du chien qui la
       fascine et l'enchaîne.
     
       Mais le comte Christian, sortant de sa rêverie au bout de quelques
       instants, répondit à sa soeur comme si elle eût continué de parler, ou
       comme s'il eût pu lire dans son esprit les révélations qu'elle voulait lui
       faire.
     
       «Chère soeur, dit-il, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas
       vous tourmenter de choses auxquelles vous n'entendez rien. Vous n'avez su
       de votre vie ce que c'était qu'une inclination de coeur, et l'austérité
       d'une chanoinesse n'est pas la règle qui convient à un jeune homme.
     
       --Dieu vivant! murmura la chanoinesse bouleversée, ou mon frère ne
       veut pas me comprendre, ou sa raison et sa piété l'abandonnent.
       Serait-il possible qu'il voulût encourager par sa faiblesse ou traiter
       légèrement....
     
       --Quoi? ma tante, dit Albert d'un ton ferme et avec une physionomie
       sévère. Parlez, puisque vous êtes condamnée à le faire. Formulez
       clairement votre pensée. Il faut que cette contrainte finisse, et que
       nous nous connaissions les uns les autres.
     
       --Non, ma soeur, ne parlez pas, répondit le comte Christian; vous n'avez
       rien de neuf à me dire. Il y a longtemps que je vous entends à merveille
       sans en avoir l'air. Le moment n'est pas venu de s'expliquer sur ce sujet.
       Quand il en sera temps, je sais ce que j'aurai à faire.»
     
       Il affecta aussitôt de parler d'autre chose, et laissa la chanoinesse
       consternée, Albert incertain et troublé.
     
       Quand le chapelain sut de quelle manière le chef de la famille avait reçu
       l'avis indirect qu'il lui avait fait donner, il fut saisi de crainte.
       Le comte Christian, sous un air d'indolence et d'irrésolution, n'avait
       Jamais été un homme faible. Parfois on l'avait vu sortir d'une sorte de
       Somnolence par des actes de sagesse et d'énergie. Le prêtre eut peur
       d'avoir été trop loin et d'être réprimandé. Il s'attacha donc à détruire
       son ouvrage au plus vite, et à persuader à la chanoinesse de ne plus se
       mêler de rien. Quinze jours s'écoulèrent de la manière la plus paisible,
       sans que rien pût faire pressentir à Consuelo qu'elle était un sujet de
       trouble dans la famille. Albert continua ses soins assidus auprès d'elle,
       et lui annonça le départ d'Amélie comme une absence passagère dont il ne
       lui fit pas soupçonner le motif. Elle commença à sortir de sa chambre; et
       la première fois qu'elle se promena dans le jardin, le vieux Christian
       soutint de son bras faible et tremblant les pas chancelants de la
       convalescente.
     
     
     
     
       LI.
     
     
       Ce fut un bien beau jour pour Albert que celui où il vit sa Consuelo
       reprendre à la vie, appuyée sur le bras de son vieux père, et lui tendre
       la main en présence de sa famille, en disant avec un sourire ineffable:
     
       «Voici celui qui m'a sauvée, et qui m'a soignée comme si j'étais sa
       soeur.»
     
       Mais ce jour, qui fut l'apogée de son bonheur, changea tout à coup, et
       plus qu'il ne l'avait voulu prévoir, ses relations avec Consuelo.
       Désormais associée aux occupations et rendue aux habitudes de la famille,
       elle ne se trouva plus que rarement seule avec lui. Le vieux comte, qui
       paraissait avoir pris pour elle une prédilection plus vive qu'avant sa
       maladie, l'entourait de ses soins avec une sorte de galanterie paternelle
       dont elle se sentait profondément touchée. La chanoinesse, qui ne disait
       plus rien, ne s'en faisait pas moins un devoir de veiller sur tous ses
       pas, et de venir se mettre en tiers dans tous ses entretiens avec Albert.
       Enfin, comme celui-ci ne donnait plus aucun signe d'aliénation mentale,
       On se livra au plaisir de recevoir et même d'attirer les parents et les
       voisins, longtemps négligés. On mit une sorte d'ostentation naïve et
       tendre à leur montrer combien le jeune comte de Rudolstadt était redevenu
       sociable et gracieux; et Consuelo paraissant exiger de lui, par ses
       regards et son exemple, qu'il remplit le voeu de ses parents, il lui
       fallut bien reprendre les manières d'un homme du monde et d'un châtelain
       hospitalier.
     
       Cette rapide transformation lui coûta extrêmement. Il s'y résigna pour
       obéir à celle qu'il aimait. Mais il eût voulu en être récompensé par des
       entretiens plus longs et des épanchements plus complets. Il supportait
       patiemment des journées de contrainte et d'ennui, pour obtenir d'elle le
       soir un mot d'approbation et de remerciement. Mais, quand la chanoinesse
       venait, comme un spectre importun, se placer entre eux, et lui arracher
       cette pure jouissance, il sentait son âme s'aigrir et sa force
       l'abandonner. Il passait des nuits cruelles, et souvent il approchait
       de la citerne, qui n'avait pas cessé d'être pleine et limpide depuis le
       jour où il l'avait remontée portant Consuelo dans ses bras. Plongé dans
       une morne rêverie, il maudissait presque le serment qu'il avait fait de
       ne plus retourner à son ermitage. Il s'effrayait de se sentir malheureux,
       et de ne pouvoir ensevelir le secret de sa douleur dans les entrailles
       de la terre.
     
       L'altération de ses traits, après ces insomnies, le retour passager, mais
       de plus en plus fréquent, de son air sombre et distrait, ne pouvaient
       manquer de frapper ses parents et son amie. Mais celle-ci avait trouvé le
       moyen de dissiper ces nuages, et de reprendre son empire chaque fois
       qu'elle était menacée de le perdre. Elle se mettait à chanter; et aussitôt
       le jeune comte, charmé ou subjugué, se soulageait par des pleurs, ou
       s'animait d'un nouvel enthousiasme. Ce remède était infaillible, et, quand
       il pouvait lui dire quelques mots à la dérobée:
     
       «Consuelo, s'écriait-il, tu connais le chemin de mon âme. Tu possèdes la
       puissance refusée au vulgaire, et tu la possèdes plus qu'aucun être vivant
       en ce monde. Tu parles le langage divin, tu sais exprimer les sentiments
       les plus sublimes, et communiquer les émotions puissantes de ton âme
       inspirée. Chante donc toujours quand tu me vois succomber. Les paroles que
       tu prononces dans tes chants ont peu de sens pour moi; elles ne sont qu'un
       thème abrégé, une indication incomplète, sur lesquels la pensée musicale
       s'exerce et se développe. Je les écoute à peine; ce que j'entends, ce qui
       pénètre au fond de mon coeur, c'est ta voix, c'est ton accent, c'est ton
       inspiration. La musique dit tout ce que l'âme rêve et pressent de plus
       mystérieux et de plus élevé. C'est la manifestation d'un ordre d'idées et
       de sentiments supérieurs à ce que la parole humaine pourrait exprimer.
       C'est la révélation de l'infini; et, quand tu chantes, je n'appartiens
       plus à l'humanité que par ce que l'humanité a puisé de divin et d'éternel
       dans le sein du Créateur. Tout ce que ta bouche me refuse de consolation
       et d'encouragement dans le cours ordinaire de la vie, tout ce que la
       tyrannie sociale défend à ton coeur de me révéler, tes chants me le
       rendent au centuple. Tu me communiques alors tout ton être, et mon âme te
       possède dans la joie et dans la douleur, dans la foi et dans la crainte;
       dans le transport de l'enthousiasme et dans les langueurs de la rêverie.»
     
       Quelquefois Albert disait ces choses à Consuelo en espagnol, en présence
       de sa famille. Mais la contrariété évidente que donnaient à la chanoinesse
       ces sortes d'_a parte_, et le sentiment de la convenance, empêchaient la
       jeune fille d'y répondre. Un jour enfin elle se trouva seule avec lui au
       jardin, et comme il lui parlait encore du bonheur qu'il éprouvait à
       l'entendre chanter:
     
       «Puisque la musique est un langage plus complet et plus persuasif que la
       parole, lui dit-elle, pourquoi ne le parlez-vous jamais avec moi, vous qui
       le connaissez peut-être encore mieux?
     
       --Que voulez-vous dire, Consuelo? s'écria le jeune comte frappé de
       surprise. Je ne suis musicien qu'en vous écoutant.
     
       --Ne cherchez pas à me tromper, reprit-elle: je n'ai jamais entendu tirer
       d'un violon une voix divinement humaine qu'une seule fois dans ma vie, et
       c'était par vous, Albert; c'était dans la grotte du Schreckenstein. Je
       vous ai entendu ce jour-là, avant que vous m'ayez vue. J'ai surpris votre
       secret; il faut que vous me le pardonniez, et que vous me fassiez entendre
       encore cet admirable chant, dont j'ai retenu quelques phrases, et qui m'a
       révélé des beautés inconnues dans la musique.»
     
       Consuelo essaya à demi-voix ces phrases, dont elle se souvenait
       confusément et qu'Albert reconnut aussitôt.
     
       «C'est un cantique populaire sur des paroles hussitiques, lui dit-il.
       Les vers sont de mon ancêtre Hyncko Podiebrad, le fils du roi Georges,
       et l'un des poètes de la patrie. Nous avons une foule de poésies
       admirables de Streye, de Simon Lomnicky, et de plusieurs autres, qui ont
       été mis à l'index par la police impériale. Ces chants religieux et
       nationaux, mis en musique par les génies inconnus de la Bohême, ne se sont
       pas tous conservés dans la mémoire des Bohémiens. Le peuple en a retenu
       quelques-uns, et Zdenko, qui est doué d'une mémoire et d'un sentiment
       musical extraordinaires, en sait par tradition un assez grand nombre que
       j'ai recueillis et notés. Ils sont bien beaux, et vous aurez du plaisir à
       les connaître. Mais je ne pourrai vous les faire entendre que dans mon
       ermitage. C'est là qu'est mon violon et toute ma musique. J'ai des
       recueils manuscrits fort précieux des vieux auteurs catholiques et
       protestants. Je gage que vous ne connaissez ni Josquin, dont Luther nous
       a transmis plusieurs thèmes dans ses chorals, ni Claude le jeune, ni
       Arcadelt, ni George Rhaw, ni Benoît Ducis, ni Jean de Weiss. Cette
       curieuse exploration ne vous engagera-t-elle pas, chère Consuelo, à venir
       revoir ma grotte, dont je suis exilé depuis si longtemps, et visiter
       mon église, que vous ne connaissez pas encore non plus?»
     
       Cette proposition, tout en piquant la curiosité de la jeune artiste, fut
       écoutée en tremblant. Cette affreuse grotte lui rappelait des souvenirs
       qu'elle ne pouvait se retracer sans frissonner, et l'idée d'y retourner
       seule avec Albert, malgré toute la confiance qu'elle avait prise en lui,
       lui causa une émotion pénible dont il s'aperçut bien vite.
     
       «Vous avez de la répugnance pour ce pèlerinage, que vous m'aviez pourtant
       promis de renouveler; n'en parlons plus, dit-il. Fidèle à mon serment, je
       ne le ferai pas sans vous.
     
       --Vous me rappelez le mien, Albert, reprit-elle; je le tiendrai dès que
       vous l'exigerez. Mais, mon cher docteur, vous devez songer que je n'ai pas
       encore la force nécessaire. Ne voudrez-vous donc pas auparavant me faire
       voir cette musique curieuse, et entendre cet admirable artiste qui joue du
       violon beaucoup mieux que je ne chante?
     
       --Je ne sais pas si vous raillez, chère soeur; mais je sais bien que vous
       ne m'entendrez pas ailleurs que dans ma grotte. C'est là que j'ai essayé
       de faire parler selon mon coeur cet instrument dont j'ignorais le sens,
       après avoir eu pendant plusieurs années un professeur brillant et frivole,
       chèrement payé par mon père. C'est là que j'ai compris ce que c'est que la
       musique, et quelle sacrilège dérision une grande partie des hommes y a
       substituée. Quant à moi, j'avoue qu'il me serait impossible de tirer un
       son de mon violon, si je n'étais prosterné en esprit devant la Divinité.
       Même si je vous voyais froide à mes côtés, attentive seulement à la forme
       des morceaux que je joue, et curieuse d'examiner le plus ou moins de
       talent que je puis avoir, je jouerais si mal que je doute que vous pussiez
       m'écouter. Je n'ai jamais, depuis que je sais un peu m'en servir, touché
       cet instrument, consacré pour moi à la louange du Seigneur ou au cri de
       ma prière ardente, sans me sentir transporté dans le monde idéal, et sans
       obéir au souffle d'une sorte d'inspiration mystérieuse que je ne puis
       appeler à mon gré, et qui me quitte sans que j'aie aucun moyen de la
       soumettre et de la fixer. Demandez-moi la plus simple phrase quand je suis
       de sang-froid, et, malgré le désir que j'aurai de vous complaire, ma
       mémoire me trahira, mes doigts deviendront aussi incertains que ceux d'un
       enfant qui essaie ses premières notes.
     
       --Je ne suis pas indigne, répondit Consuelo attentive et pénétrée, de
       comprendre votre manière d'envisager la musique. J'espère bien pouvoir
       m'associer à votre prière avec une âme assez recueillie et assez fervente
       pour que ma présence ne refroidisse pas votre inspiration. Ah! pourquoi
       mon maître Porpora ne peut-il entendre ce que vous dites sur l'art sacré,
       mon cher Albert! il serait à vos genoux. Et pourtant ce grand artiste
       lui-même ne pousse pas la rigidité aussi loin que vous, et il croit que le
       chanteur et le virtuose doivent puiser le souffle qui les anime dans la
       sympathie et l'admiration de l'auditoire qui les écoute.
     
       --C'est peut-être que le Porpora, quoi qu'il en dise, confond en musique
       le sentiment religieux avec la pensée humaine; c'est peut-être aussi qu'il
       entend la musique sacrée en catholique; et si j'étais à son point de vue,
       je raisonnerais comme lui. Si j'étais en communion de foi et de sympathie
       avec un peuple professant un culte qui serait le mien, je chercherais,
       dans le contact de ces âmes animées du même sentiment religieux que moi,
       une inspiration que jusqu'ici j'ai été forcé de chercher dans la solitude,
       et que par conséquent j'ai imparfaitement rencontrée. Si j'ai jamais le
       bonheur d'unir, dans une prière selon mon coeur, ta voix divine, Consuelo,
       aux accents de mon violon, sans aucun doute je m'élèverai plus haut que
       je n'ai jamais fait, et ma prière sera plus digne de la Divinité. Mais
       n'oublie pas, chère enfant, que jusqu'ici mes croyances ont été
       abominables à tous les êtres qui m'environnent; ceux qu'elles n'auraient
       pas scandalisés en auraient fait un sujet de moquerie. Voilà pourquoi j'ai
       caché, comme un secret entre Dieu, le pauvre Zdenko, et moi, le faible don
       que je possède. Mon père aime la musique, et voudrait que cet instrument,
       aussi sacré pour moi que les cistres des mystères d'Eleusis, servît à son
       amusement. Que deviendrais-je, grand Dieu! s'il me fallait accompagner une
       cavatine à Amélie, et que deviendrait mon père si je lui jouais un de ces
       vieux airs hussitiques qui ont mené tant de Bohémiens aux mines ou au
       supplice, ou un cantique plus moderne de nos pères luthériens, dont il
       rougit de descendre? Hélas! Consuelo, je ne sais guère de choses plus
       nouvelles. Il en existe sans doute; et d'admirables. Ce que vous
       m'apprenez de Haendel et des autres grands maîtres dont vous êtes nourrie
       me paraît supérieur, à beaucoup d'égards, à ce que j'ai à vous enseigner
       à mon tour. Mais, pour connaître et apprendre cette musique, il eût fallu
       me mettre en relation avec un nouveau monde musical; et c'est avec vous
       seule que je pourrai me résoudre à y entrer, pour y chercher les trésors
       longtemps ignorés ou dédaignés que vous allez verser sur moi à pleines
       mains.
     
       --Et moi, dit Consuelo en souriant, je crois que je ne me chargerai point
       de cette éducation. Ce que j'ai entendu dans la grotte est si beau, si
       grand, si unique en son genre, que je craindrais de mettre du gravier
       dans une source de cristal et de diamant. O Albert! Je vois bien que vous
       en savez plus que moi-même en musique. Mais maintenant, ne me direz-vous
       rien de cette musique profane dont je suis forcée de faire profession?
       Je crains de découvrir que, dans celle-là comme dans l'autre, j'ai été
       jusqu'à ce jour au-dessous de ma mission, en y portant la même ignorance
       ou la même légèreté.
     
       --Bien loin de le croire, Consuelo, je regarde votre rôle comme sacré; et
       comme votre profession est la plus sublime qu'une femme puisse embrasser,
       votre âme est la plus digne d'en remplir le sacerdoce.
     
       --Attendez, attendez, cher comte, reprit Consuelo en souriant. De ce que
       je vous ai parlé souvent du couvent où j'ai appris la musique, et de
       l'église où j'ai chanté les louanges du Seigneur, vous en concluez que je
       m'étais destinée au service des autels, ou aux modestes enseignements du
       cloître. Mais si je vous apprenais que la Zingarella, fidèle à son
       origine, était vouée au hasard dès son enfance, et que toute son éducation
       a été un mélange de travaux religieux et profanes auxquels sa volonté
       portait une égale ardeur, insouciante d'aboutir au monastère ou au
       théâtre....
     
       --Certain que Dieu a mis son sceau sur ton front, et qu'il t'a vouée à la
       sainteté dès le ventre de ta mère, je m'inquiéterais fort peu pour toi du
       hasard des choses humaines, et je garderais la conviction que tu dois être
       sainte sur le théâtre aussi bien que dans le cloître.
     
       --Eh quoi! l'austérité de vos pensées ne s'effraierait pas du contact
       d'une comédienne!
     
       --A l'aurore des religions, reprit-il, le théâtre et le temple sont un
       même sanctuaire. Dans la pureté des idées premières, les cérémonies du
       culte sont le spectacle des peuples; les arts prennent naissance au pied
       des autels; la danse elle-même, cet art aujourd'hui consacré à des idées
       d'impure volupté, est la musique des sens dans les fêtes des dieux. La
       musique et la poésie sont les plus hautes expressions de la foi, et la
       femme douée de génie et de beauté est prêtresse, sibylle et initiatrice.
       A ces formes sévères et grandes du passé ont succédé d'absurdes et
       coupables distinctions: la religion romaine a proscrit la beauté de ses
       fêtes, et la femme de ses solennités; au lieu de diriger et d'ennoblir
       l'amour, elle l'a banni et condamné. La beauté, la femme et l'amour, ne
       pouvaient perdre leur empire. Les hommes leur ont élevé d'autres temples
       qu'ils ont appelés théâtres et où nul autre dieu n'est venu présider.
       Est-ce votre faute, Consuelo, si ces gymnases sont devenus des antres de
       corruption? La nature, qui poursuit ses prodiges sans s'inquiéter de
       l'accueil que recevront ses chefs-d'oeuvre parmi les hommes, vous avait
       formée pour briller entre toutes les femmes, et pour répandre sur le monde
       les trésors de la puissance et du génie. Le cloître et le tombeau sont
       synonymes. Vous ne pouviez, sans commettre un suicide, ensevelir les dons
       de la Providence. Vous avez dû chercher votre essor dans un air plus
       libre. La manifestation est la condition de certaines existences, le voeu
       de la nature les y pousse irrésistiblement; et la volonté de Dieu à cet
       égard est si positive, qu'il leur retire les facultés dont il les avait
       douées, dès qu'elles en méconnaissent l'usage. L'artiste dépérit et
       s'éteint dans l'obscurité, comme le penseur s'égare et s'exaspère dans la
       solitude absolue, comme tout esprit humain se détériore et se détruit dans
       l'isolement et la claustration. Allez donc au théâtre, Consuelo, si vous
       voulez, et subissez-en l'apparente flétrissure avec la résignation d'une
       âme pieuse, destinée à souffrir, à chercher vainement sa patrie en ce
       monde d'aujourd'hui, mais forcée de fuir les ténèbres qui ne sont pas
       l'élément de sa vie, et hors desquelles le souffle de l'Esprit Saint la
       rejette impérieusement.
     
       Albert parla longtemps ainsi avec animation, entraînant Consuelo à pas
       rapides sous les ombrages de la garenne. Il n'eut pas de peine à lui
       communiquer l'enthousiasme qu'il portait dans le sentiment de l'art, et à
       lui faire oublier la répugnance qu'elle avait eue d'abord à retourner à
       la grotte. En voyant qu'il le désirait vivement, elle se mit à désirer
       elle-même de se retrouver seule assez longtemps avec lui pour entendre
       les idées que cet homme ardent et timide n'osait émettre que devant
       elle. C'étaient des idées bien nouvelles pour Consuelo, et peut-être
       l'étaient-elles tout à fait dans la bouche d'un patricien de ce temps et
       de ce pays. Elles ne frappaient cependant la jeune artiste que comme une
       formule franche et hardie des sentiments qui fermentaient en elle. Dévote
       et comédienne, elle entendait chaque jour la chanoinesse et le chapelain
       damner sans rémission les histrions et les baladins ses confrères. En se
       voyant réhabilitée, comme elle croyait avoir droit de l'être, par un homme
       sérieux et pénétré, elle sentit sa poitrine s'élargir et son coeur y
       battre plus à l'aise, comme s'il l'eût fait entrer dans la véritable
       région de sa vie. Ses yeux s'humectaient de larmes, et ses joues
       brillaient d'une vive et sainte rougeur, lorsqu'elle aperçut au fond
       d'une allée la chanoinesse qui la cherchait.
     
       «Ah! ma prêtresse! lui dit Albert en serrant contre sa poitrine ce bras
       enlacé au sien, vous viendrez prier dans mon église!
     
       --Oui, lui répondit-elle, j'irai certainement.
     
       --Et quand donc?
     
       --Quand vous voudrez. Jugez-vous que je sois de force à entreprendre ce
       nouvel exploit?
     
       --Oui; car nous irons au Schreckenstein en plein jour et par une route
       moins dangereuse que la citerne. Vous sentez-vous le courage d'être levée
       demain avec l'aube et de franchir les portes aussitôt qu'elles seront
       ouvertes? Je serai dans ces buissons, que vous voyez d'ici au flanc de la
       colline, là où vous apercevez une croix de pierre, et je vous servirai de
       guide.
     
       --Eh bien, je vous le promets, répondit Consuelo non sans un dernier
       battement de coeur.
     
       --Il fait bien frais ce soir pour une aussi longue promenade, dit la
       chanoinesse en les abordant.»
     
       Albert ne répondit rien; il ne savait pas feindre. Consuelo, qui ne se
       sentait pas troublée par le genre d'émotion qu'elle éprouvait, passa
       hardiment son autre bras sous celui de la chanoinesse, et lui donna un
       gros baiser sur l'épaule. Wenceslawa eût bien voulu lui battre froid;
       mais elle subissait malgré elle l'ascendant de cette âme droite et
       affectueuse. Elle soupira, et, en rentrant, elle alla dire une prière
       pour sa conversion.
     
     
     
     
       LII.
     
     
       Plusieurs jours s'écoulèrent pourtant sans que le voeu d'Albert put être
       exaucé. Consuelo fut surveillée de si près par la chanoinesse, qu'elle eut
       beau se lever avec l'aurore et franchir le pont-levis la première, elle
       trouva toujours la tante ou le chapelain errant sous la charmille de
       l'esplanade, et de là, observant tout le terrain découvert qu'il fallait
       traverser pour gagner les buissons de la colline. Elle prit le parti de
       se promener seule à portée de leurs regards, et de renoncer à rejoindre
       Albert, qui, de sa retraite ombragée, distingua les vedettes ennemies, fit
       un grand détour dans le fourré, et rentra au château sans être aperçu.
     
       «Vous avez été vous promener de grand matin, signora Porporina, dit à
       déjeuner la chanoinesse; ne craignez-vous pas que l'humidité de la rosée
       vous soit contraire?
     
       --C'est moi, ma tante, reprit le jeune comte, qui ai conseillé à la
       signora de respirer la fraîcheur du matin, et je ne doute pas que ces
       promenades ne lui soient très-favorables.
     
       --J'aurais cru qu'une personne qui se consacre à la musique vocale, reprit
       la chanoinesse avec un peu d'affectation, ne devait pas s'exposer à nos
       matinées brumeuses; mais si c'est d'après votre ordonnance....
     
       --Ayez donc confiance dans les décisions d'Albert, dit le comte Christian;
       il a assez prouvé qu'il était aussi bon médecin que bon fils et bon ami.»
     
       La dissimulation à laquelle Consuelo fut forcée de se prêter en
       rougissant, lui parut très-pénible. Elle s'en plaignit doucement à Albert,
       quand elle put lui adresser quelques paroles à la dérobée, et le pria de
       renoncer à son projet, du moins jusqu'à ce que la vigilance de sa tante
       fût assoupie. Albert lui obéit, mais en la suppliant de continuer à se
       promener le matin dans les environs du parc, de manière à ce qu'il put la
       rejoindre lorsqu'un moment favorable se présenterait.
     
       Consuelo eût bien voulu s'en dispenser. Quoiqu'elle aimât la promenade, et
       qu'elle éprouvât le besoin de marcher un peu tous les jours, hors de cette
       enceinte de murailles et de fossés où sa pensée était comme étouffée sous
       le sentiment de la captivité, elle souffrait de tromper des gens qu'elle
       respectait et dont elle recevait l'hospitalité. Un peu d'amour lève
       bien des scrupules; mais l'amitié réfléchit, et Consuelo réfléchissait
       beaucoup. On était aux derniers beaux jours de l'été; car plusieurs mois
       s'étaient écoulés déjà depuis qu'elle habitait le château des Géants.
       Quel été pour Consuelo! le plus pâle automne de l'Italie avait plus de
       lumière et de chaleur. Mais cet air tiède, ce ciel souvent voilé par de
       légers nuages blancs et floconneux, avaient aussi leur charme et leur
       genre de beautés. Elle trouvait dans ses courses solitaires un attrait
       qu'augmentait peut-être aussi le peu d'empressement qu'elle avait à revoir
       le souterrain. Malgré la résolution qu'elle avait prise, elle sentait
       qu'Albert eût levé un poids de sa poitrine en lui rendant sa promesse; et
       lorsqu'elle n'était plus sous l'empire de son regard suppliant et de ses
       paroles enthousiastes, elle se prenait à bénir secrètement la tante de
       la soustraire à cet engagement par les obstacles que chaque jour elle y
       apportait.
     
       Un matin, elle vit, des bords du torrent qu'elle côtoyait, Albert penché
       sur la balustrade de son parterre, bien loin au-dessus d'elle. Malgré la
       distance qui les séparait, elle se sentait presque toujours sous l'oeil
       inquiet et passionné de cet homme, par qui elle s'était laissé en
       quelque sorte dominer. «Ma situation est fort étrange, se disait-elle;
       tandis que cet ami persévérant m'observe pour voir si je suis fidèle au
       dévouement que je lui ai juré, sans doute, de quelque autre point du
       château, je suis surveillée, pour que je n'aie point avec lui des rapports
       que leurs usages et leurs convenances proscrivent. Je ne sais ce qui se
       passe dans l'esprit des uns et des autres. La baronne Amélie ne revient
       pas. La chanoinesse semble se méfier de moi, et se refroidir à mon égard.
       Le comte Christian redouble d'amitié, et prétend redouter le retour du
       Porpora, qui sera probablement le signal de mon départ. Albert paraît
       avoir oublié que je lui ai défendu d'espérer mon amour. Comme s'il devait
       tout attendre de moi, il ne me demande rien pour l'avenir, et n'abjure
       point cette passion qui a l'air de le rendre heureux en dépit de mon
       impuissance à la partager. Cependant me voici comme une amante déclarée,
       l'attendant chaque matin à son rendez-vous, auquel je désire qu'il ne
       puisse venir, m'exposant au blâme, que sais-je! au mépris d'une famille
       qui ne peut comprendre ni mon dévouement, ni mes rapports avec lui,
       puisque je ne les comprends pas moi-même et n'en prévois point l'issue.
       Bizarre destinée que la mienne! serais-je donc condamnée à me dévouer
       toujours sans être aimée de ce que j'aime, ou sans aimer ce que j'estime?»
     
       Au milieu de ces réflexions, une profonde mélancolie s'empara de son âme.
       Elle éprouvait le besoin de s'appartenir à elle-même, ce besoin souverain
       et légitime, véritable condition du progrès et du développement chez
       l'artiste supérieur. La sollicitude qu'elle avait vouée au comte Albert
       lui pesait comme une chaîne. Cet amer souvenir, qu'elle avait conservé
       d'Anzoleto et de Venise, s'attachait à elle dans l'inaction et dans la
       solitude d'une vie trop monotone et trop régulière pour son organisation
       puissante.
     
       Elle s'arrêta auprès du rocher qu'Albert lui avait souvent montré comme
       étant celui où, par une étrange fatalité, il l'avait vue enfant une
       première fois, attachée avec des courroies sur le dos de sa mère, comme
       la balle d'un colporteur, et courant par monts et par vaux en chantant
       comme la cigale de la fable, sans souci du lendemain, sans appréhension
       de la vieillesse menaçante et de la misère inexorable. O ma pauvre mère!
       pensa la jeune Zingarella; me voici ramenée, par d'incompréhensibles
       destinées, aux lieux que tu traversas pour n'en garder qu'un vague
       souvenir et le gage d'une touchante hospitalité. Tu fus jeune et belle,
       et, sans doute tu rencontras bien des gîtes où l'amour t'eût reçue, où
       la société eût pu t'absoudre et te transformer, où enfin la vie dure et
       vagabonde eût pu se fixer et s'abjurer dans le sein du bien-être et du
       repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-être c'était la
       contrainte, et ce repos, l'ennui, mortel aux âmes d'artiste. Tu avais
       raison, je le sens bien; car me voici dans ce château où tu n'as voulu
       passer qu'une nuit comme dans tous les autres; m'y voici à l'abri du
       besoin et de la fatigue, bien traitée, bien choyée, avec un riche seigneur
       à mes pieds.... Et pourtant la contrainte m'y étouffe, et l'ennui m'y
       consume.
     
       Consuelo, saisie d'un accablement extraordinaire, s'était assise sur le
       rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eût cru y
       retrouver la trace des pieds nus de sa mère. Les brebis, en passant,
       avaient laissé aux épines quelques brins de leur toison. Cette laine d'un
       brun roux rappelait précisément à Consuelo la couleur naturelle du drap
       grossier dont était fait le manteau de sa mère, ce manteau qui l'avait si
       longtemps protégée contre le froid et le soleil, contre la poussière et la
       pluie. Elle l'avait vu tomber de leurs épaules pièce par pièce. «Et nous
       aussi, se disait-elle, nous étions de pauvres brebis errantes, et nous
       laissions les lambeaux de notre dépouille aux ronces des chemins; mais
       nous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notre
       chère liberté!»
     
       En rêvant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier
       de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui,
       s'élargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en traçant une
       grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyères.
       Qu'y a-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait-elle; c'est le symbole et
       l'image d'une vie active et variée. Que d'idées riantes s'attachent pour
       moi aux capricieux détours de celui-ci! Je ne me souviens pas des lieux
       qu'il traverse, et que pourtant j'ai traversés jadis. Mais qu'ils doivent
       être beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort là éternellement
       sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pâles nuances d'or mat
       qui le rayent mollement, et ces genêts d'or brûlant qui le coupent de
       leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides
       charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'à regarder les grandes
       lignes sèches d'un jardin, la lassitude me prend: pourquoi mes pieds
       chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent tout
       d'abord? au lieu que le libre chemin qui s'enfuit et se cache à demi dans
       les bois m'invite et m'appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses
       mystères. Et puis ce chemin, c'est le passage de l'humanité, c'est la
       route de l'univers. Il n'appartient pas à un maître qui puisse le fermer
       ou l'ouvrir à son gré. Ce n'est pas seulement le puissant et le riche qui
       ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages
       parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches, tout vagabond
       peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade
       ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas devant lui; et tant que la
       vue peut s'étendre, le chemin est une terre de liberté. A droite, à
       gauche, les champs, les bois appartiennent à des maîtres; le chemin
       appartient à celui qui ne possède pas autre chose; aussi comme il l'aime!
       Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu'on lui
       bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des
       prisons; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera toujours le grand
       chemin! O ma mère! ma mère! tu le savais bien; tu me l'avais bien dit!
       Que ne puis-je ranimer ta cendre, qui dort si loin de moi sous l'algue
       des lagunes! Que ne peux-tu me reprendre sur tes fortes épaules et me
       porter là-bas, là-bas où vole l'hirondelle vers les collines bleues, où
       le souvenir du passé et le regret du bonheur perdu ne peuvent suivre
       l'artiste aux pieds légers qui voyage plus vite qu'eux, et met chaque
       jour un nouvel horizon, un nouveau monde entre lui et les ennemis de sa
       liberté! Pauvre mère! que ne peux-tu encore me chérir et m'opprimer,
       m'accabler tour à tour de baisers et de coups, comme le vent qui tantôt
       caresse et tantôt renverse les jeunes blés sur la plaine, pour les relever
       et les coucher encore à sa fantaisie! Tu étais une âme mieux trempée que
       la mienne, et tu m'aurais arrachée, de gré ou de force, aux liens où je me
       laisse prendre à chaque pas!
     
       Au milieu de sa rêverie enivrante et douloureuse, Consuelo fut frappée par
       le son d'une voix qui la fit tressaillir comme si un fer rouge se fût
       posé sur son coeur. C'était une voix d'homme, qui partait du ravin
       assez loin au-dessous d'elle, et fredonnait en dialecte vénitien le chant
       de l'_Echo_, l'une des plus originales compositions du Chiozzetto.[1]
       La personne qui chantait ne donnait pas toute sa voix, et sa respiration
       semblait entrecoupée par la marche. Elle lançait une phrase, au hasard,
       comme si elle eût voulu se distraire de l'ennui du chemin, et
       s'interrompait pour parler avec une autre personne; puis elle reprenait
       sa chanson, répétant plusieurs fois la même modulation comme pour
       s'exercer, et recommençait à parler, en se rapprochant toujours du lieu
       où Consuelo, immobile et palpitante, se sentait défaillir. Elle ne pouvait
       entendre les discours du voyageur à son compagnon, il était encore trop
       loin d'elle. Elle ne pouvait le voir, un rocher en saillie l'empêchait de
       plonger dans la partie du ravin où il était engagé. Mais pouvait-elle
       méconnaître un instant cette voix, cet accent qu'elle connaissait si bien,
       et les fragments de ce morceau qu'elle-même avait enseigné et fait répéter
       tant de fois à son ingrat élève!
     
       [Note 1: Jean Croce, de Chioggia, seizième siècle.]
     
       Enfin les deux voyageurs invisibles s'étant rapprochés, elle entendit l'un
       des deux, dont la voix lui était inconnue, dire à l'autre en mauvais
       italien et avec l'accent du pays:
     
       «Eh! eh! signor, ne montez pas par ici, les chevaux ne pourraient pas
       vous y suivre, et vous me perdriez de vue; suivez-moi le long du torrent.
       Voyez! la route est devant nous, et l'endroit que vous prenez est un
       Sentier pour les piétons.»
     
       La voix que Consuelo connaissait si bien parut s'éloigner et redescendre,
       et bientôt elle l'entendit demander, quel était ce beau château qu'on
       voyait sur l'autre rive.
     
       «C'est _Riesenburg_, comme qui dirait _il castello dei giganti_» répondit
       le guide; car c'en était un de profession.
     
       Et Consuelo commençait à le voir au bas de la colline, à pied et
       conduisant par la bride deux chevaux couverts de sueur. Le mauvais état
       du chemin, dévasté récemment par le torrent, avait forcé les cavaliers
       de mettre pied à terre. Le voyageur suivait à quelque distance, et enfin
       Consuelo put l'apercevoir en se penchant sur le rocher qui la protégeait.
       Il lui tournait le dos, et portait un costume de voyage qui changeait sa
       tournure et jusqu'à sa démarche. Si elle n'eût entendu sa voix, elle eût
       que ce n'était pas lui. Mais il s'arrêta pour regarder le château, et,
       ôtant son large chapeau, il s'essuya le visage avec son mouchoir.
       Quoiqu'elle ne le vît qu'en plongeant d'en haut sur sa tête, elle reconnut
       cette abondante chevelure dorée et bouclée, et le mouvement qu'il avait
       coutume de faire avec la main pour en soulever le poids sur son front et
       sur sa nuque lorsqu'il avait chaud.
     
       «Ce château a l'air très-respectable, dit-il; et si j'en avais le temps,
       j'aurais envie d'aller demander à déjeuner aux géants qui l'habitent.
     
       --Oh! n'y essayez pas, répondit le guide en secouant la tête. Les
       Rudolstadt ne reçoivent que les mendiants ou les parents.
     
       --Pas plus hospitaliers que cela? Le diable les emporte!
     
       --Écoutez donc! c'est qu'ils ont quelque chose à cacher.
     
       --Un trésor, ou un crime?
     
       --Oh! rien; c'est leur fils qui est fou.
     
       --Le diable l'emporte aussi, en ce cas! Il leur rendra service.»
     
       Le guide se mit à rire. Anzoleto se remit à chanter.
     
       «Allons, dit le guide en s'arrêtant, voici le mauvais chemin passé; si
       vous voulez remonter à cheval, nous allons faire un temps de galop
       jusqu'à Tusta. La route est magnifique jusque là; rien que du sable.
       Vous trouverez là la grande route de Prague et de bons chevaux de poste.
     
       --Alors, dit Anzoleto en rajustant ses étriers, je pourrai dire: Le diable
       t'emporte aussi! car tes haridelles, tes chemins de montagne et toi,
       commencez à m'ennuyer singulièrement.»
     
       En parlant ainsi, il enfourcha lestement sa monture, lui enfonça ses deux
       éperons dans le ventre, et, sans s'inquiéter de son guide qui le suivait
       à grand'peine, il partit comme un trait dans la direction du nord,
       soulevant des tourbillons de poussière sur ce chemin que Consuelo venait
       de contempler si longtemps, et où elle s'attendait si peu à voir passer
       comme une vision fatale l'ennemi de sa vie, l'éternel souci de son coeur.
     
       Elle le suivit des yeux dans un état de stupeur impossible à exprimer.
       Glacée par le dégoût et la crainte, tant qu'il avait été à portée de sa
       voix, elle s'était tenue cachée et tremblante. Mais quand elle le vit
       s'éloigner, quand elle songea qu'elle allait le perdre de vue et peut-être
       pour toujours, elle ne sentit plus qu'un horrible désespoir. Elle s'élança
       sur le rocher, pour le voir plus longtemps; et l'indestructible amour
       qu'elle lui portait se réveillant avec délire, elle voulut crier vers lui
       pour l'appeler. Mais sa voix expira sur ses lèvres; il lui sembla que la
       main de la mort serrait sa gorge et déchirait sa poitrine: ses yeux se
       voilèrent; un bruit sourd comme celui de la mer gronda dans ses oreilles;
       et, en retombant épuisée au bas du rocher, elle se trouva dans les bras
       d'Albert, qui s'était approché sans qu'elle prît garde à lui, et qui
       l'emporta mourante dans un endroit plus sombre et plus caché de la montagne.
     
     
     
     
       LIII.
     
     
       La crainte de trahir par son émotion un secret qu'elle avait jusque là
       Si bien caché au fond de son âme rendit à Consuelo la force de se
       contraindre, et de laisser croire à Albert que la situation où il l'avait
       surprise n'avait rien d'extraordinaire. Au moment où le jeune comte
       l'avait reçue dans ses bras, pâle et prête à défaillir, Anzoleto et son
       guide venaient de disparaître au loin dans les sapins, et Albert put
       s'attribuer à lui-même le danger qu'elle avait couru de tomber dans
       le précipice. L'idée de ce danger, qu'il avait causé sans doute en
       l'effrayant par son approche, venait de le troubler lui-même à tel point
       qu'il ne s'aperçut guère du désordre de ses réponses dans les premiers
       instants. Consuelo, à qui il inspirait encore parfois un certain effroi
       superstitieux, craignit d'abord qu'il ne devinât, par la force de ses
       pressentiments, une partie de ce mystère. Mais Albert, depuis que l'amour
       le faisait vivre de la vie des autres hommes, semblait avoir perdu les
       facultés en quelque sorte surnaturelles qu'il avait possédées auparavant.
       Elle put maîtriser bientôt son agitation, et la proposition qu'il lui fit
       de la conduire à son ermitage ne lui causa pas en ce moment le déplaisir
       qu'elle en eût ressenti quelques heures auparavant. Il lui sembla que
       l'âme austère et l'habitation lugubre de cet homme si sérieusement dévoué
       à son sort s'ouvraient devant elle comme un refuge où elle trouverait le
       calme et la force nécessaires pour lutter contre les souvenirs de sa
       passion. «C'est la Providence qui m'envoie cet ami au sein des épreuves,
       pensa-t-elle, et ce sombre sanctuaire où il veut m'entraîner est là comme
       un emblème de la tombe où je dois m'engloutir, plutôt que de suivre la
       trace du mauvais génie que je viens de voir passer. Oh! oui, mon Dieu!
       Plutôt que de m'attacher à ses pas, faites que la terre s'entr'ouvre
       sous les miens, et ne me rende jamais au monde des vivants!».
     
       «Chère Consolation, lui dit Albert, je venais vous dire que ma tante,
       ayant ce matin à recevoir et à examiner les comptes de ses fermiers, ne
       songeait point à nous, et que nous avions enfin la liberté d'accomplir
       notre pèlerinage. Pourtant, si vous éprouvez encore quelque répugnance à
       revoir des lieux qui vous rappellent tant de souffrances et de terreurs...
     
       --Non, mon ami, non, répondit Consuelo; je sens, au contraire, que jamais
       je n'ai été mieux disposée à prier dans votre église, et à joindre mon âme
       à la vôtre sur les ailes de ce chant sacré que vous avez promis de me
       faire entendre.»
     
       Ils prirent ensemble, le chemin du Schreckenstein; et, en s'enfonçant
       Sous les bois dans la direction opposée à celle qu'Anzoleto avait prise,
       Consuelo se sentit soulagée, comme si chaque pas qu'elle faisait pour
       s'éloigner de lui eût détruit de plus en plus le charme funeste dont elle
       venait de ressentir les atteintes. Elle marchait si vite et si résolument,
       quoique grave et recueillie, que le comte Albert eût pu attribuer cet
       empressement naïf au seul désir de lui complaire, s'il n'eût conservé
       cette défiance de lui-même et de sa propre destinée qui faisait le fond de
       son caractère.
     
       Il la conduisit au pied du Schreckenstein, à l'entrée d'une grotte remplie
       d'eau dormante et toute obstruée par une abondante végétation.
     
       «Cette grotte, où vous pouvez remarquer quelques traces de construction
       voûtée, lui dit-il, s'appelle dans le pays la Cave du Moine. Les uns
       pensent que c'était le cellier d'une maison de religieux, lorsque, à la
       place de ces décombres, il y avait un bourg fortifié; d'autres racontent
       que ce fut postérieurement la retraite d'un criminel repentant qui s'était
       fait ermite par esprit de pénitence. Quoi qu'il en soit, personne n'ose y
       pénétrer, et chacun prétend que l'eau dont elle s'est remplie est profonde
       et mortellement vénéneuse, à cause des veines de cuivre par lesquelles
       elle s'est frayé un passage. Mais cette eau n'est effectivement ni
       profonde ni dangereuse: elle dort sur un lit de rochers, et nous allons la
       traverser aisément si vous voulez encore une fois, Consuelo, vous confier
       à la force de mes bras et à la sainteté de mon amour pour vous.»
     
       En parlant ainsi après s'être assuré que personne ne les avait suivis et
       ne pouvait les observer, il la prit dans ses bras pour qu'elle n'eût point
       à mouiller sa chaussure, et, entrant dans l'eau jusqu'à mi-jambes, il se
       fraya un passage à travers les arbrisseaux et les guirlandes de lierre qui
       cachaient le fond de la grotte. Au bout d'un très-court trajet, il la
       déposa sur un sable sec et fin, dans un endroit complètement sombre, où
       aussitôt il alluma la lanterne dont il s'était muni; et après quelques
       détours dans des galeries souterraines assez semblables à celles que
       Consuelo avait déjà parcourues avec lui, ils se trouvèrent à une porte de
       la cellule opposée à celle qu'elle avait franchie la première fois.
     
       «Cette construction souterraine, lui dit Albert, a été destinée dans le
       principe à servir de refuge, en temps de guerre, soit aux principaux
       habitants du bourg qui couvrait la colline, soit aux seigneurs du château
       des Géants dont ce bourg était un fief, et qui pouvaient s'y rendre
       secrètement par les passages que vous connaissez. Si un ermite a occupé
       depuis, comme on l'assure, la Cave du Moine, il est probable qu'il a eu
       connaissance de cette retraite; car la galerie que nous venons de
       parcourir m'a semblé déblayée assez nouvellement, tandis que j'ai trouvé
       celles qui conduisent au château encombrées, en beaucoup d'endroits, de
       terres et de gravois dont j'ai eu bien de la peine à les dégager. En
       outre, les vestiges que j'ai retrouvés ici, les débris de natte, la
       cruche, le crucifix, la lampe, et enfin les ossements d'un homme couché
       sur le dos, les mains encore croisées sur la poitrine, dans l'attitude
       d'une dernière prière à l'heure du dernier sommeil, m'ont prouvé qu'un
       solitaire y avait achevé pieusement et paisiblement son existence
       mystérieuse. Nos paysans croient que l'âme de l'ermite habite encore
       les entrailles de la montagne. Ils disent qu'ils l'ont vue souvent errer
       alentour, ou voltiger sur la cime au clair de la lune; qu'ils l'ont
       entendue prier, soupirer, gémir, et même qu'une musique étrange et
       incompréhensible est venue parfois, comme un souffle à peine saisissable,
       expirer autour d'eux sur les ailes de la nuit. Moi-même, Consuelo, lorsque
       l'exaltation du désespoir peuplait la nature autour de moi de fantômes et
       de prodiges, j'ai cru voir le sombre pénitent prosterné sous le _Hussite_;
       je me suis figuré entendre sa voix plaintive et ses soupirs déchirants
       monter des profondeurs de l'abîme. Mais depuis que j'ai découvert et
       habité cette cellule, je ne me souviens pas d'y avoir trouvé d'autre
       solitaire que moi, rencontré d'autre spectre que ma propre figure, ni
       entendu d'autres gémissements que ceux qui s'échappaient de ma poitrine.»
     
       Consuelo, depuis sa première entrevue avec Albert dans ce souterrain, ne
       lui avait plus jamais entendu tenir de discours insensés. Elle n'avait
       donc jamais osé lui rappeler les étranges paroles qu'il lui avait dites
       cette nuit-là, ni les hallucinations au milieu desquelles elle l'avait
       surpris. Elle s'étonna de voir en cet instant qu'il en avait absolument
       perdu le souvenir; et, n'osant les lui rappeler, elle se contenta de lui
       demander si la tranquillité d'une telle solitude l'avait effectivement
       délivré des agitations dont il parlait.
     
       «Je ne saurais vous le dire bien précisément, lui répondit-il; et, à moins
       que vous ne l'exigiez, je ne veux point forcer ma mémoire à ce travail.
       Je crois bien avoir été en proie auparavant a une véritable démence.
       Les efforts que je faisais pour la cacher la trahissaient davantage en
       l'exaspérant. Lorsque, grâce à Zdenko, qui possédait par tradition le
       secret de ces constructions souterraines, j'eus enfin trouvé un moyen de
       me soustraire à la sollicitude de mes parents et de cacher mes accès de
       désespoir, mon existence changea. Je repris une sorte d'empire sur
       moi-même; et, certain de pouvoir me dérober aux témoins importuns,
       lorsque je serais trop fortement envahi par mon mal, je vins à bout de
       jouer dans ma famille le rôle d'un homme tranquille et résigné à tout.
     
       Consuelo vit bien que le pauvre Albert se faisait illusion sur quelques
       points; mais elle sentit que ce n'était pas le moment de le dissuader;
       et, s'applaudissant de le voir parler de son passé avec tant de sang-froid
       et de détachement, elle se mit à examiner la cellule avec plus d'attention
       qu'elle n'avait pu le faire la première fois. Elle vit alors que l'espèce
       de soin et de propreté qu'elle y avait remarquée n'y régnait plus du tout,
       et que l'humidité des murs, le froid de l'atmosphère, et la moisissure
       des livres, constataient au contraire un abandon complet.
     
       «Vous voyez que je vous ai tenu parole, lui dit Albert, qui, à
       grand'peine, venait de rallumer le poêle; je n'ai pas mis les pieds ici
       depuis que vous m'en avez arraché par l'effet de la toute-puissance que
       vous avez sur moi.» Consuelo eut sur les lèvres une question qu'elle
       s'empressa de retenir. Elle était sur le point de demander si l'ami
       Zdenko, le serviteur fidèle, le gardien jaloux, avait négligé et abandonné
       aussi l'ermitage. Mais elle se souvint de la tristesse profonde qu'elle
       avait réveillée chez Albert toutes les fois qu'elle s'était hasardée à lui
       demander ce qu'il était devenu, et pourquoi elle ne l'avait jamais revu
       depuis sa terrible rencontre avec lui dans le souterrain. Albert avait
       toujours éludé ces questions, soit en feignant de ne pas les entendre,
       soit en la priant d'être tranquille, et de ne plus rien craindre de la
       part de l'_innocent_. Elle s'était donc persuadé d'abord que Zdenko avait
       reçu et exécuté fidèlement l'ordre de ne jamais se présenter devant ses
       yeux. Mais lorsqu'elle avait repris ses promenades solitaires, Albert,
       pour la rassurer complètement, lui avait juré, avec une mortelle pâleur
       sur le front, qu'elle ne rencontrerait pas Zdenko, parce qu'il était parti
       pour un long voyage. En effet, personne ne l'avait revu depuis cette
       époque, et on pensait qu'il était mort dans quelque coin, ou qu'il avait
       quitté le pays.
     
       Consuelo n'avait cru ni à cette mort, ni à ce départ. Elle connaissait
       trop l'attachement passionné de Zdenko pour regarder comme possible une
       séparation absolue entre lui et Albert. Quant à sa mort, elle n'y songeait
       point sans une profonde terreur qu'elle n'osait s'avouer à elle-même,
       lorsqu'elle se souvenait du serment terrible que, dans son exaltation,
       Albert avait fait de sacrifier la vie de ce malheureux au repos de celle
       qu'il aimait, si cela devenait nécessaire. Mais elle chassait cet affreux
       soupçon, en se rappelant la douceur et l'humanité dont toute la vie
       d'Albert rendait témoignage. En outre, il avait joui d'une tranquillité
       parfaite depuis plusieurs mois, et aucune démonstration apparente de
       la part de Zdenko n'avait rallumé la fureur que le jeune comte avait
       manifestée un instant. D'ailleurs il l'avait oublié, cet instant
       douloureux que Consuelo s'efforçait d'oublier aussi. Il n'avait conservé
       des événements du souterrain que le souvenir de ceux où il avait été en
       possession de sa raison. Consuelo s'était donc arrêtée à l'idée qu'il
       avait interdit à Zdenko l'entrée et l'approche du château, et que par
       dépit ou par douleur le pauvre homme s'était condamné à une captivité
       volontaire dans l'ermitage. Elle présumait qu'il en sortait peut-être
       seulement la nuit pour prendre l'air ou pour converser sur le
       Schreckenstein avec Albert, qui sans doute veillait au moins à sa
       subsistance, comme Zdenko avait si longtemps veillé à la sienne. En voyant
       l'état de la cellule, Consuelo fut réduite à croire qu'il boudait son
       maître en ne soignant plus sa retraite délaissée; et comme Albert lui
       avait encore affirmé, en entrant dans la grotte, qu'elle n'y trouverait
       aucun sujet de crainte, elle prit le moment où elle le vit occupé à ouvrir
       péniblement la porte rouillée de ce qu'il appelait son église, pour aller
       de son côté essayer d'ouvrir celle qui conduisait à la cellule de Zdenko,
       où sans doute elle trouverait des traces récentes de sa présence. La porte
       céda dès qu'elle eut tourné la clef; mais l'obscurité qui régnait dans
       cette cave l'empêcha de rien distinguer. Elle attendit qu'Albert fût passé
       dans l'oratoire mystérieux qu'il voulait lui montrer et qu'il allait
       préparer pour la recevoir; alors elle prit un flambeau, et revint avec
       précaution vers la chambre de Zdenko, non sans trembler un peu à l'idée de
       l'y trouver en personne. Mais elle n'y trouva pas même un souvenir de son
       existence. Le lit de feuilles et de peaux de mouton avait été enlevé. Le
       siège grossier, les outils de travail, les sandales de feutre, tout avait
       disparu; et on eût dit, à voir l'humidité qui faisait briller les parois
       éclairées par la torche, que cette voûte n'avait jamais abrité le sommeil
       d'un vivant.
     
       Un sentiment de tristesse et d'épouvante s'empara d'elle à cette
       découverte. Un sombre mystère enveloppait la destinée de ce malheureux,
       et Consuelo se disait avec terreur qu'elle était peut-être la cause d'un
       événement déplorable. Il y avait deux hommes dans Albert: l'un sage, et
       l'autre fou; l'un débonnaire, charitable et tendre; l'autre bizarre,
       farouche, peut-être violent et impitoyable dans ses décisions. Cette sorte
       d'identification étrange qu'il avait autrefois rêvée entre lui et le
       fanatique sanguinaire Jean Ziska, cet amour pour les souvenirs de la
       Bohême hussite, cette passion muette et patiente, mais absolue et
       profonde, qu'il nourrissait pour Consuelo, tout ce qui vint en cet instant
       à l'esprit de la jeune fille lui sembla devoir confirmer les plus pénibles
       soupçons. Immobile et glacée d'horreur, elle osait à peine regarder le sol
       nu et froid de la grotte, comme si elle eût craint d'y trouver des traces
       de sang.
     
       Elle était encore plongée dans ces réflexions sinistres, lorsqu'elle
       entendit Albert accorder son violon; et bientôt le son admirable de
       l'instrument lui chanta le psaume ancien qu'elle avait tant désiré
       d'écouter une seconde fois. La musique en était originale, et Albert
       l'exprimait avec un sentiment si pur et si large, qu'elle oublia toutes
       ses angoisses pour approcher doucement du lieu où il se trouvait, attirée
       et comme charmée par une puissance magnétique.
     
     
     
     
       LIV.
     
     
       La porte de _l'église_ était restée ouverte; Consuelo s'arrêta sur le
       seuil pour examiner et le virtuose inspiré et l'étrange sanctuaire. Cette
       prétendue église n'était qu'une grotte immense, taillée, ou, pour mieux
       dire, brisée dans le roc, irrégulièrement, par les mains de la nature, et
       creusée en grande partie par le travail souterrain des eaux. Quelques
       torches éparses plantées sur des blocs gigantesques éclairaient de reflets
       fantastiques les flancs verdâtres du rocher, et tremblotaient devant
       de sombres profondeurs, où nageaient les formes vagues des longues
       stalactites, semblables à des spectres qui cherchent et fuient tour à tour
       la lumière. Les énormes sédiments que l'eau avait déposés autrefois sur
       les flancs de la caverne offraient mille capricieux aspects. Tantôt ils
       se roulaient comme de monstrueux serpents qui s'enlacent et se dévorent
       les uns les autres, tantôt ils partaient du sol et descendaient de la
       voûte en aiguilles formidables, dont la rencontre les faisait ressembler
       à des dents colossales hérissées à l'entrée des gueules béantes que
       formaient les noirs enfoncements du rocher. Ailleurs on eût dit d'informes
       statues, géantes représentations des dieux barbares de l'antiquité. Une
       végétation rocailleuse, de grands lichens rudes comme des écailles de
       dragon, des festons de scolopendre aux feuilles larges et pesantes,
       des massifs de jeunes cyprès plantés récemment dans le milieu de
       l'enceinte sur des éminences de terres rapportées qui ressemblaient à des
       tombeaux, tout donnait à ce lieu un caractère sombre, grandiose, et
       terrible, qui frappa vivement la jeune artiste. Au premier sentiment
       d'effroi succéda bientôt l'admiration. Elle approcha, et vit Albert
       debout, au bord de la source qui surgissait au centre de la caverne. Cette
       eau, quoique abondante en jaillissement, était encaissée dans un bassin si
       profond, qu'aucun bouillonnement n'était sensible à la surface. Elle était
       unie et immobile comme un bloc de sombre saphir, et les belles plantes
       aquatiques dont Albert et Zdenko avaient entouré ses marges n'étaient pas
       agitées du moindre tressaillement. La source était chaude à son point de
       départ, et les tièdes exhalaisons qu'elle répandait dans la caverne y
       entretenaient une atmosphère douce et moite qui favorisait la végétation.
       Elle sortait de son bassin par plusieurs ramifications, dont les unes
       se perdaient sous les rochers avec un bruit sourd, et dont les autres se
       promenaient silencieusement en ruisseaux limpides dans l'intérieur de la
       grotte, pour disparaître dans les enfoncements obscurs qui en reculaient
       indéfiniment les limites.
     
       Lorsque le comte Albert, qui jusque-là n'avait fait qu'essayer les cordes
       de son violon, vit Consuelo s'avancer vers lui, il vint à sa rencontre, et
       l'aida à franchir les méandres que formait la source, et sur lesquels il
       avait jeté quelques troncs d'arbres aux endroits profonds.
     
       En d'autres endroits, des rochers épars à fleur d'eau offraient un passage
       facile à des pas exercés. Il lui tendit la main pour l'aider, et la
       souleva quelquefois dans ses bras. Mais cette fois Consuelo eut peur, non
       du torrent qui fuyait silencieux et sombre sous ses pieds, mais de ce
       guide mystérieux vers lequel une sympathie irrésistible la portait, tandis
       qu'une répulsion indéfinissable l'en éloignait en même temps. Arrivée au
       bord de la source, elle vit, sur une large pierre qui la surplombait de
       quelques pieds, un objet peu propre à la rassurer. C'était une sorte
       de monument quadrangulaire, formé d'ossements et de crânes humains,
       artistement agencés comme on en voit dans les catacombes.
     
       «N'en soyez point émue, lui dit Albert, qui la sentit tressaillir. Ces
       nobles restes sont ceux des martyrs de ma religion, et ils forment l'autel
       devant lequel j'aime à méditer et à prier.
     
       --Quelle est donc votre religion, Albert? dit Consuelo avec une naïveté
       mélancolique. Sont-ce là les ossements des Hussites ou des Catholiques?
       Les uns et les autres ne furent-ils pas victimes d'une fureur impie, et
       martyrs d'une foi également vive? Est-il vrai que vous ayez choisi la
       croyance hussite, préférablement à celle de vos parents, et que les
       réformes postérieures à celles de Jean Huss ne vous paraissent pas assez
       austères ni assez énergiques? Parlez, Albert; que dois-je croire de ce
       qu'on m'a dit de vous?
     
       --Si l'on vous a dit que je préférais la réforme des Hussites à celle des
       Luthériens, et le grand Procope au vindicatif Calvin, autant que je
       préfère les exploits des Taborites à ceux des soldats de Wallenstein, on
       vous a dit la vérité, Consuelo. Mais que vous importe ma croyance, à vous
       qui, par intuition, pressentez la vérité, et connaissez la Divinité mieux
       que moi? A Dieu ne plaise que je vous aie attirée dans ce lieu pour
       surcharger votre âme pure et troubler votre paisible conscience des
       méditations et des tourments de ma rêverie! Restez comme vous êtes,
       Consuelo! Vous êtes née pieuse et sainte; de plus, vous êtes née pauvre
       et obscure, et rien n'a tenté d'altérer en vous la droiture de la raison
       et la lumière de l'équité. Nous pouvons prier ensemble sans discuter,
       vous qui savez tout sans avoir rien appris, et moi qui sais fort peu après
       avoir beaucoup cherché. Dans quelque temple que vous ayez à élever la
       voix, la notion du vrai Dieu sera dans votre coeur, et le sentiment de la
       vraie foi embrasera votre âme. Ce n'est donc pas pour vous instruire,
       mais pour que la révélation passe de vous en moi, que j'ai désiré l'union
       de nos voix et de nos esprits devant cet autel, construit avec les
       ossements de mes pères.
     
       --Je ne me trompais donc pas en pensant que ces nobles restes, comme vous
       les appelez, sont ceux des Hussites précipités par la fureur sanguinaire
       des guerres civiles dans la citerne du Schreckenstein, à l'époque de
       votre ancêtre Jean Ziska, qui en fit, dit-on, d'horribles représailles. On
       m'a raconté aussi qu'après avoir brûlé le village, il avait fait combler
       le puits. Il me semble que je vois, dans l'obscurité de cette voûte,
       au-dessus de ma tête, un cercle de pierres taillées qui annonce que nous
       sommes précisément au-dessous de l'endroit où plusieurs fois je suis venue
       m'asseoir, après m'être fatiguée à vous chercher en vain. Dites, comte
       Albert, est-ce en effet le lieu que vous avez, m'a-t-on dit, baptisé la
       Pierre d'Expiation?
     
       --Oui, c'est ici, répondit Albert, que des supplices et des violences
       atroces ont consacré l'asile de ma prière et le sanctuaire de ma douleur.
       Vous voyez d'énormes blocs suspendus au-dessus de nos têtes, et d'autres
       parsemés sur les bords de la source. La forte main des Taborites les y
       lança, par l'ordre de celui qu'on appelait _le redoutable aveugle_; mais
       ils ne servirent qu'à repousser les eaux vers les lits souterrains
       qu'elles tendaient à se frayer. La construction du puits fut rompue, et
       j'en ai fait disparaître les ruines sous les cyprès que j'y ai plantés; il
       eût fallu pouvoir engloutir ici toute une montagne pour combler cette
       caverne. Les blocs qui s'entassèrent dans le col de la citerne y furent
       arrêtés par un escalier tournant, semblable à celui que vous avez eu le
       courage de descendre dans le puits de mon parterre, au château des Géants.
       Depuis, le travail d'affaissement de la montagne les a serrés et contenus
       chaque jour davantage. S'il s'en échappe parfois quelque parcelle, c'est
       seulement dans les fortes gelées des nuits d'hiver: vous n'avez donc rien
       à craindre maintenant de la chute de ces pierres.
     
       --Ce n'est pas là ce qui me préoccupe, Albert, reprit Consuelo en
       reportant ses regards sur l'autel lugubre où il avait posé son
       stradivarius. Je me demande pourquoi vous rendez un culte exclusif à la
       mémoire et à la dépouille de ces victimes, comme s'il n'y avait pas eu des
       martyrs dans l'autre parti, et comme si les crimes des uns étaient plus
       pardonnables que ceux des autres.»
     
       Consuelo parlait ainsi d'un ton sévère et en regardant Albert avec
       méfiance. Le souvenir de Zdenko lui revenait à l'esprit, et toutes ses
       questions avaient trait dans sa pensée à une sorte d'interrogatoire de
       haute justice criminelle qu'elle lui eût fait subir, si elle l'eût osé.
     
       L'émotion douloureuse qui s'empara tout à coup du comte lui sembla être
       l'aveu d'un remords. Il passa ses mains sur son front, puis les pressa
       contre sa poitrine, comme s'il l'eût sentie se déchirer. Son visage
       changea d'une manière effrayante, et Consuelo craignit qu'il ne l'eût
       trop bien comprise.
     
       «Vous ne savez pas le mal que vous me faites! s'écria-t-il enfin en
       s'appuyant sur l'ossuaire, et en courbant sa tête vers ces crânes
       desséchés qui semblaient le regarder du fond de leurs creux orbites. Non,
       vous ne pouvez pas le savoir, Consuelo! et vos froides réflexions
       réveillent en moi la mémoire des jours funestes que j'ai traversés.
       Vous ne savez pas que vous parlez à un homme qui a vécu des siècles de
       douleur, et qui, après avoir été dans la main de Dieu, l'instrument
       aveugle de l'inflexible justice, a reçu sa récompense et subi son
       châtiment. J'ai tant souffert, tant pleuré, tant expié ma destinée
       farouche, tant réparé les horreurs où la fatalité m'avait entraîné, que je
       me flattais enfin de les pouvoir oublier. Oublier! c'était le besoin qui
       dévorait ma poitrine ardente! c'était ma prière et mon voeu de tous les
       instants! c'était le signe de mon alliance avec les hommes et de ma
       réconciliation avec Dieu, que j'implorais ici depuis des années, prosterné
       sur ces cadavres! Et lorsque je vous vis pour la première fois, Consuelo,
       je commençai à espérer. Et lorsque vous avez eu pitié de moi, j'ai
       commencé à croire que j'étais sauvé. Tenez, voyez cette couronne de fleurs
       flétries et déjà prêtes à tomber en poussière, dont j'ai entouré le crâne
       qui surmonte l'autel. Vous ne les reconnaissez pas; mais moi, je les ai
       arrosées de bien des larmes amères et délicieuses: c'est vous qui les
       aviez cueillies, c'est vous qui les aviez remises pour moi au compagnon de
       ma misère, à l'hôte fidèle de ma sépulture. Eh bien, en les couvrant de
       pleurs et de baisers, je me demandais avec anxiété si vous pourriez
       jamais avoir une affection véritable et profonde pour un criminel tel que
       moi, pour un fanatique sans pitié, pour un tyran sans entrailles...
     
       --Mais quels sont donc ces crimes que vous avez commis? dit Consuelo avec
       force, partagée entre mille sentiments divers, et enhardie par le profond
       abattement d'Albert. Si vous avez une confession à faire, faites-la ici,
       faites-la maintenant, devant moi, afin que je sache si je puis vous
       absoudre et vous aimer.
     
       --M'absoudre, oui! vous le pouvez; car celui que vous connaissez, Albert
       de Rudolstadt, a eu une vie aussi pure que celle d'un petit enfant. Mais
       celui que vous ne connaissez pas, Jean Ziska du Calice, a été entraîné
       par la colère du ciel dans une carrière d'iniquités!»
     
       Consuelo vit quelle imprudence elle avait commise en réveillant le feu qui
       couvait sous la cendre, et en ramenant par ses questions le triste Albert
       aux préoccupations de sa monomanie. Ce n'était plus le moment de les
       combattre par le raisonnement: elle s'efforça de le calmer par les moyens
       mêmes que sa démence lui indiquait.
     
       «Il suffit, Albert, lui dit-elle. Si toute votre existence actuelle a été
       consacrée à la prière et au repentir, vous n'avez plus rien à expier, et
       Dieu pardonne à Jean Ziska.
     
       --Dieu ne se révèle pas directement aux humbles créatures qui le servent,
       répondit le comte en secouant la tête. Il les abaisse ou les encourage en
       se servant des unes pour le salut ou pour le châtiment des autres. Nous
       sommes tous les interprètes de sa volonté, quand nous cherchons à
       réprimander ou à consoler nos semblables dans un esprit de charité. Vous
       n'avez pas le droit, jeune fille, de prononcer sur moi les paroles de
       l'absolution. Le prêtre lui-même n'a pas cette haute mission que l'orgueil
       ecclésiastique lui attribue. Mais vous pouvez me communiquer la grâce
       divine en m'aimant. Votre amour peut me réconcilier avec le ciel, et me
       donner l'oubli des jours qu'on appelle l'histoire des siècles passés...
       Vous me feriez de la part du Tout-Puissant les plus sublimes promesses,
       que je ne pourrais vous croire; je ne verrais en cela qu'un noble et
       généreux fanatisme. Mettez la main sur votre coeur, demandez-lui si ma
       pensée l'habite, si mon amour le remplit, et s'il vous répond __oui_, ce
       _oui_ sera la formule sacramentelle de mon absolution, le pacte de ma
       réhabilitation, le charme qui fera descendre en moi le repos, le bonheur,
       l'_oubli!_ C'est ainsi seulement que vous pourrez être la prêtresse de
       mon culte, et que mon âme sera déliée dans le ciel, comme celle du
       catholique croit l'être par la bouche de son confesseur. Dites que vous
       m'aimez, s'écria-t-il en se tournant vers elle avec passion comme pour
       l'entourer de ses bras.» Mais elle recula, effrayée du serment qu'il lui
       demandait; et il retomba sur les ossements en exhalant un gémissement
       profond, et en s'écriant: «Je savais bien qu'elle ne pourrait pas m'aimer,
       que je ne serais jamais pardonné, que je n'_oublierais_ jamais les jours
       où je ne l'ai pas connue!
     
       --Albert, cher Albert, dit Consuelo profondément émue de la douleur qui
       le déchirait, écoutez-moi avec un peu de courage. Vous me reprochez de
       vouloir vous leurrer par l'idée d'un miracle, et cependant vous m'en
       demandez un plus grand encore. Dieu, qui voit tout, et qui apprécie nos
       mérites, peut tout pardonner. Mais une créature faible et bornée, comme
       moi surtout, peut-elle comprendre et accepter, par le seul effort de sa
       pensée et de son dévouement, un amour aussi étrange que le vôtre? Il me
       semble que c'est à vous de m'inspirer cette affection exclusive que vous
       demandez, et qu'il ne dépend pas de moi de vous donner, surtout lorsque je
       vous connais encore si peu. Puisque nous parlons ici cette langue mystique
       de la dévotion qui m'a été un peu enseignée dans mon enfance, je vous
       dirai qu'il faut être en état de grâce pour être relevé de ses fautes.
       Eh bien, l'espèce d'absolution que vous demandez à mon amour, la
       méritez-vous? Vous réclamez le sentiment le plus pur, le plus tendre, le
       plus doux; et il me semble que votre âme n'est disposée ni à la douceur,
       ni à la tendresse. Vous y nourrissez les plus sombres pensées, et comme
       d'éternels ressentiments.
     
       --Que voulez-vous dire, Consuelo? Je ne vous entends pas.
     
       --Je veux dire que vous êtes toujours en proie à des rêves funestes, à des
       idées de meurtre, à des visions sanguinaires. Vous pleurez sur des crimes
       que vous croyez avoir commis il y a plusieurs siècles, et dont vous
       chérissez en même temps le souvenir; car vous les appelez glorieux et
       sublimes, vous les attribuez à la volonté du ciel, à la juste colère de
       Dieu. Enfin, vous êtes effrayé et orgueilleux à la fois de jouer dans
       votre imagination le rôle d'une espèce d'ange exterminateur. En supposant
       que vous ayez été vraiment, dans le passé, un homme de vengeance et de
       destruction, on dirait que vous avez gardé l'instinct, la tentation,
       et presque le goût de cette destinée affreuse, puisque vous regardez
       toujours au delà de votre vie présente, et que vous pleurez sur vous comme
       sur un criminel condamné à l'être encore.
     
       --Non, grâce au Père tout-puissant des âmes, qui les reprend et les
       retrempe dans l'amour de son sein pour les rendre à l'activité de la vie!
       s'écria Rudolstadt en levant ses bras vers le ciel; non, je n'ai conservé
       aucun instinct de violence et de férocité. C'est bien assez de savoir que
       j'ai été condamné à traverser, le glaive et la torche à la main, ces temps
       barbares que nous appelions, dans notre langage fanatique et hardi,
       _le temps du zèle et de la fureur_. Mais vous ne savez point l'histoire,
       sublime enfant; vous ne comprenez pas le passé; et les destinées des
       nations, où vous avez toujours eu sans doute une mission de paix, un rôle
       d'ange consolateur, sont devant vos yeux comme des énigmes. Il faut que
       vous sachiez pourtant quelque chose de ces effrayantes vérités, et que
       vous ayez une idée de ce que la justice de Dieu commande parfois aux
       hommes infortunés.
     
       --Parlez donc, Albert; expliquez-moi ce que de vaines disputes sur les
       cérémonies de la communion ont pu avoir de si important et de si sacré de
       part ou d'autre, pour que les nations se soient égorgées au nom de la
       divine Eucharistie.
     
       --Vous avez raison de l'appeler divine, répondit Albert en s'asseyant
       auprès de Consuelo sur le bord de la source. Ce simulacre de l'égalité,
       cette cérémonie instituée par un être divin entre tous les hommes, pour
       éterniser le principe de la fraternité, ne mérite pas moins de votre
       bouche, ô vous qui êtes l'égale des plus grandes puissances et des plus
       nobles créatures dont puisse s'enorgueillir la race humaine! Et cependant
       il est encore des êtres vaniteux et insensés qui vous regarderont comme
       d'une race inférieure à la leur, et qui croiront votre sang moins précieux
       que celui des rois et des princes de la terre. Que penseriez-vous de moi,
       Consuelo, si, parce que je suis issu de ces rois et de ces princes, je
       m'élevais dans ma pensée au-dessus de vous?
     
       --Je vous pardonnerais un préjugé que toute votre caste regarde comme
       sacré, et contre lequel je n'ai jamais songé à me révolter, heureuse que
       je suis d'être née libre et pareille aux petits, que j'aime plus que les
       grands.
     
       --Vous me le pardonneriez, Consuelo; mais vous ne m'estimeriez guère; et
       vous ne seriez point ici, seule avec moi, tranquille auprès d'un homme qui
       vous adore, et certaine qu'il vous respectera autant que si vous étiez
       proclamée, par droit de naissance, impératrice de la Germanie. Oh!
       laissez-moi croire que, sans cette connaissance de mon caractère et de mes
       principes, vous n'auriez pas eu pour moi cette céleste pitié qui vous a
       amenée ici la première fois. Eh bien, ma soeur chérie, reconnaissez donc
       dans votre coeur, auquel je m'adresse (sans vouloir fatiguer votre esprit
       de raisonnements philosophiques), que l'égalité est sainte, que c'est la
       volonté du père des hommes, et que le devoir des hommes est de chercher à
       l'établir entre eux. Lorsque les peuples étaient fortement attachés aux
       cérémonies de leur culte, la communion représentait pour eux toute
       l'égalité dont les lois sociales leur permettaient de jouir. Les pauvres
       et les faibles y trouvaient une consolation et une promesse religieuse,
       qui leur faisait supporter leurs mauvais jours, et espérer, dans l'avenir
       du monde, des jours meilleurs pour leurs descendants. La nation bohème
       avait toujours voulu observer les mêmes rites eucharistiques que les
       apôtres avaient enseignés et pratiqués. C'était bien la communion antique
       et fraternelle, le banquet de l'égalité, la représentation du règne de
       Dieu, c'est-à-dire de la vie de communauté, qui devait se réaliser sur la
       face de la terre. Un jour, l'église romaine qui avait rangé les peuples et
       les rois sous sa loi despotique et ambitieuse, voulut séparer le chrétien
       du prêtre, la nation du sacerdoce, le peuple du clergé. Elle mit le calice
       dans les mains de ses ministres, afin qu'ils pussent cacher la Divinité
       dans des tabernacles mystérieux; et, par des interprétations absurdes, ces
       prêtres érigèrent l'Eucharistie en un culte idolâtrique, auquel les
       citoyens n'eurent droit de participer que selon leur bon plaisir. Ils
       prirent les clefs des consciences dans le secret de la confession; et
       la coupe sainte, la coupe glorieuse où l'indigent allait désaltérer et
       retremper son âme, fut enfermée dans des coffres de cèdre et d'or, d'où
       elle ne sortait plus que pour approcher des lèvres du prêtre. Lui seul
       était digne de boire le sang et les larmes du Christ. L'humble croyant
       devait s'agenouiller devant lui, et lécher sa main pour manger le pain des
       anges! Comprenez-vous maintenant pourquoi le peuple s'écria tout d'une
       voix: _La coupe! rendez-nous la coupe!_ La coupe aux petits, la coupe
       aux enfants, aux femmes, aux pécheurs et aux aliénés! la coupe à tous les
       pauvres, à tous les infirmes de corps et d'esprit; tel fut le cri de
       révolte et de ralliement de toute la Bohême. Vous savez le reste,
       Consuelo; vous savez qu'à cette idée première, qui résumait dans un
       symbole religieux toute la joie, tous les nobles besoins d'un peuple fier
       et généreux, vinrent se rattacher, par suite de la persécution, et au
       sein d'une lutte terrible contre les nations environnantes, toutes les
       idées de liberté patriotique et d'honneur national. La conquête de la
       coupe entraîna les plus nobles conquêtes, et créa une société nouvelle.
       Et maintenant si l'histoire, interprétée par des juges ignorants ou
       sceptiques, vous dit que la fureur du sang et la soif de l'or allumèrent
       seules ces guerres funestes, soyez sûre que c'est un mensonge fait à
       Dieu et aux hommes. Il est bien vrai que les haines et les ambitions
       Particulières vinrent souiller les exploits de nos pères; mais c'était le
       vieil esprit de domination et d'avidité qui rongeait toujours les riches
       et les nobles. Eux seuls compromirent et trahirent dix fois la cause
       sainte. Le peuple, barbare mais sincère, fanatique mais inspiré, s'incarna
       dans des sectes dont les noms poétiques vous sont connus. Les Taborites,
       les Orébites, les Orphelins, les Frères de l'union, c'était là le peuple
       martyr de sa croyance, réfugié sur les montagnes, observant dans sa
       rigueur la loi de partage et d'égalité absolue, ayant foi à la vie
       éternelle de l'âme dans les habitants du monde terrestre, attendant la
       venue et le festin de Jésus-Christ, la résurrection de Jean Huss, de Jean
       Ziska, de Procope Rase, et de tous ces chefs invincibles qui avaient
       prêché et servi la liberté. Cette croyance n'est point une fiction, selon
       moi, Consuelo. Notre rôle sur la terre n'est pas si court qu'on le suppose
       communément, et nos devoirs s'étendent au delà de la tombe. Quant à
       l'attachement étroit et puéril qu'il plaît au chapelain, et peut-être
       à mes bons et faibles parents, de m'attribuer pour les pratiques et
       les formules du culte hussitique, s'il est vrai que, dans mes jours
       d'agitation et de fièvre, j'aie paru confondre le symbole avec le
       principe, la figure avec l'idée, ne me méprisez pas trop, Consuelo. Au
       fond de ma pensée je n'ai jamais voulu faire revivre en moi ces rites
       oubliés, qui n'auraient plus de sens aujourd'hui. Ce sont d'autres
       figures et d'autres symboles qui conviendraient aujourd'hui à des hommes
       plus éclairés, s'ils consentaient à ouvrir les yeux, et si le joug de
       l'esclavage permettait aux peuples de chercher la religion de la liberté.
       On a durement et faussement interprété mes sympathies, mes goûts et mes
       habitudes. Las de voir la stérilité et la vanité de l'intelligence des
       hommes de ce siècle, j'ai eu besoin de retremper mon coeur compatissant
       dans le commerce des esprits simples ou malheureux. Ces fous, ces
       vagabonds, tous ces enfants déshérités des biens de la terre et de
       l'affection de leurs semblables, j'ai pris plaisir à converser avec eux;
       à retrouver, dans les innocentes divagations de ceux qu'on appelle
       insensés, les lueurs fugitives, mais souvent éclatantes, de la logique
       divine; dans les aveux de ceux qu'on appelle coupables et réprouvés, les
       traces profondes, quoique souillées, de la justice et de l'innocence,
       sous la forme de remords et de regrets. En me voyant agir ainsi,
       m'asseoir à la table de l'ignorant et au chevet du bandit, on en a conclu
       charitablement que je me livrais à des pratiques d'hérésie, et même de
       sorcellerie. Que puis-je répondre à de telles accusations? Et quand mon
       esprit, frappé de lectures et de méditations sur l'histoire de mon pays,
       s'est trahi par des paroles qui ressemblaient au délire, et qui en étaient
       peut-être, on a eu peur de moi, comme d'un frénétique, inspiré par le
       diable ... Le diable! savez-vous ce que c'est, Consuelo, et dois-je vous
       expliquer cette mystérieuse allégorie, créée par les prêtres de toutes les
       religions?
     
       --Oui, mon ami, dit Consuelo, qui, rassurée et presque persuadée, avait
       oublié sa main dans celles d'Albert. Expliquez-moi ce que c'est que Satan.
       A vous dire vrai, quoique j'aie toujours cru en Dieu, et que je ne me sois
       jamais révoltée ouvertement contre ce qu'on m'en a appris, je n'ai jamais
       pu croire au diable. S'il existait, Dieu l'enchaînerait si loin de lui et
       de nous, que nous ne pourrions pas le savoir.
     
       --S'il existait, il ne pourrait être qu'une création monstrueuse de ce
       Dieu, que les sophistes les plus impies ont mieux aimé nier que de ne pas
       le reconnaître pour le type et l'idéal de toute perfection, de toute
       science, et de tout amour. Comment la perfection aurait-elle pu enfanter
       le mal; la science, le mensonge; l'amour, la haine et la perversité? C'est
       une fable qu'il faut renvoyer à l'enfance du genre humain, alors que les
       fléaux et les tourmentes du monde physique faisaient penser aux craintifs
       enfants de la terre qu'il y avait deux dieux, deux esprits créateurs et
       souverains, l'un source de tous les biens, l'autre de tous les maux; deux
       principes presque égaux, puisque le règne d'Éblis devait durer des siècles
       innombrables, et ne céder qu'après de formidables combats dans les sphères
       de l'empyrée. Mais pourquoi, après la prédication de Jésus et la lumière
       pure de l'Évangile, les prêtres osèrent-ils ressusciter et sanctionner
       dans l'esprit des peuples cette croyance grossière de leurs antiques
       aïeux? C'est que, soit insuffisance, soit mauvaise interprétation de la
       doctrine apostolique, la notion du bien et du mal était restée obscure
       et inachevée dans l'esprit des hommes. On avait admis et consacré le
       principe de division absolue dans les droits et dans les destinées de
       l'esprit et de la chair, dans les attributions du spirituel et du
       temporel. L'ascétisme chrétien exaltait l'âme, et flétrissait le corps.
       Peu à peu, le fanatisme ayant poussé à l'excès cette réprobation de la vie
       matérielle, et la société ayant gardé, malgré la doctrine de Jésus, le
       régime antique des castes, une petite portion des hommes continua de vivre
       et de régner par l'intelligence, tandis que le grand nombre végéta dans
       les ténèbres de la superstition. Il arriva alors en réalité que les castes
       éclairées et puissantes, le clergé surtout, furent l'âme de la société,
       et que le peuple n'en fut que le corps. Quel était donc, dans ce sens, le
       vrai patron des êtres intelligents? Dieu; et celui des ignorants? Le
       diable; car Dieu donnait la vie de l'âme, et proscrivait la vie des sens,
       vers laquelle Satan attirait toujours les hommes faibles et grossiers.
       Une secte mystérieuse et singulière rêva, entre beaucoup d'autres, de
       réhabiliter la vie de la chair, et de réunir dans un seul principe divin
       ces deux principes arbitrairement divisés. Elle voulut sanctionner
       l'amour, l'égalité, la communauté de tous, les éléments de bonheur.
       C'était une idée juste et sainte. Quels en furent les abus et les excès,
       il n'importe. Elle chercha donc à relever de son abjection le prétendu
       principe du mal, et à le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien.
       Satan fut absous et réintégré par ces philosophes dans le choeur des
       esprits célestes; et par de poétiques interprétations, ils affectèrent de
       regarder Michel et les archanges de sa milice comme des oppresseurs et des
       usurpateurs de gloire et de puissance. C'était bien vraiment la figure
       des pontifes et des princes de l'Église, de ceux qui avaient refoulé dans
       les fictions de l'enfer la religion de l'égalité et le principe du bonheur
       pour la famille humaine. Le sombre et triste Lucifer sortit donc des
       abîmes où il rugissait enchaîné, comme le divin Prométhée, depuis tant de
       siècles. Ses libérateurs n'osèrent l'invoquer hautement; mais dans des
       formules mystérieuses et profondes, ils exprimèrent l'idée de son
       apothéose et de son règne futur sur l'humanité, trop longtemps détrônée,
       avilie et calomniée comme lui. Mais sans doute je vous fatigue avec ces
       explications. Pardonnez-les-moi, chère Consuelo. On m'a représenté à vous
       comme l'antechrist et l'adorateur du démon; je voulais me justifier, et me
       montrer à vous un peu moins superstitieux que ceux qui m'accusent.
     
       --Vous ne fatiguez nullement mon attention, dit Consuelo avec un doux
       sourire, et je suis fort satisfaite d'apprendre que je n'ai point fait un
       pacte avec l'ennemi du genre humain en me servant, une certaine nuit, de
       la formule des Lollards.
     
       --Je vous trouve bien savante sur ce point, reprit Albert.»
     
       Et il continua de lui expliquer le sens élevé de ces grandes vérités dites
       hérétiques, que les sophistes du catholicisme ont ensevelies sous les
       accusations et les arrêts de leur mauvaise foi. Il s'anima peu à peu en
       révélant les études, les contemplations et les rêveries austères qui
       l'avaient lui-même conduit à l'ascétisme et à la superstition, dans
       des temps qu'il croyait plus éloignés qu'ils ne l'étaient en effet. En
       s'efforçant de rendre cette confession claire et naïve, il arriva à
       une lucidité d'esprit extraordinaire, parla de lui-même avec autant de
       sincérité et de jugement que s'il se fût agi d'un autre, et condamna les
       misères et les défaillances de sa propre raison comme s'il eût été depuis
       longtemps guéri de ces dangereuses atteintes. Il parlait avec tant de
       sagesse, qu'à part la notion du temps, qui semblait inappréciable pour
       lui dans le détail de sa vie présente (puisqu'il en vint à se blâmer de
       s'être cru autrefois Jean Ziska, Wratislaw, Podiebrad, et plusieurs autres
       personnages du passé, sans se rappeler qu'une demi-heure auparavant il
       était retombé dans cette aberration), il était impossible à Consuelo de ne
       pas reconnaître en lui un homme supérieur, éclairé de connaissances
       plus étendues et d'idées plus généreuses, et plus justes par conséquent,
       qu'aucun de ceux qu'elle avait rencontrés.
     
       --Peu à peu l'attention et l'intérêt avec lesquels elle l'écoutait, la
       vive intelligence qui brillait dans les grands yeux de cette jeune fille,
       prompte à comprendre, patiente à suivre toute étude, et puissante pour
       s'assimiler tout élément de connaissance élevée, animèrent Rudolstadt
       d'une conviction toujours plus profonde, et son éloquence devint
       saisissante. Consuelo, après quelques questions et quelques objections
       auxquelles il sut répondre heureusement, ne songea plus tant à satisfaire
       sa curiosité naturelle pour les idées, qu'à jouir de l'espèce d'enivrement
       d'admiration que lui causait Albert. Elle oublia tout ce qui l'avait émue
       dans la journée, et Anzoleto, et Zdenko, et les ossements qu'elle avait
       devant les yeux. Une sorte de fascination s'empara d'elle; et le lieu
       pittoresque où elle se trouvait, avec ses cyprès, ses rochers terribles,
       et son autel lugubre, lui parut, à la lueur mouvante des torches, une
       sorte d'Elysée magique où se promenaient d'augustes et solennelles
       apparitions. Elle tomba, quoique bien éveillée, dans une espèce de
       somnolence de ces facultés d'examen qu'elle avait tenues un peu trop
       tendues pour son organisation poétique. N'entendant plus ce que lui disait
       Albert, mais plongée dans une extase délicieuse, elle s'attendrit à l'idée
       de ce Satan qu'il lui avait montré comme une grande idée méconnue, et que
       son imagination d'artiste reconstruisait comme une belle figure pâle et
       douloureuse, soeur de celle du Christ, et doucement penchée vers elle la
       fille du peuple et l'enfant proscrit de la famille universelle. Tout à
       coup elle s'aperçut qu'Albert ne lui parlait plus, qu'il ne tenait plus sa
       main, qu'il n'était plus assis à ses côtés, mais qu'il était debout à deux
       pas d'elle, auprès de l'ossuaire, et qu'il jouait sur son violon l'étrange
       musique dont elle avait été déjà surprise et charmée.
     
     
     
     
       LV.
     
     
       Albert fit chanter d'abord à son instrument plusieurs de ces cantiques
       anciens dont les auteurs sont ou inconnus chez nous, ou peut-être oubliés
       désormais en Bohème, mais dont Zdenko avait gardé la précieuse tradition,
       et dont le comte avait retrouvé la lettre à force d'études et de
       méditation. Il s'était tellement nourri l'esprit de ces compositions,
       barbares au premier abord, mais profondément touchantes et vraiment belles
       pour un goût sérieux et éclairé, qu'il se les était assimilées au point de
       pouvoir improviser longtemps sur l'idée de ces motifs, y mêler ses propres
       idées, reprendre et développer le sentiment primitif de la composition,
       et s'abandonner à son inspiration personnelle, sans que le caractère
       original, austère et frappant, de ces chants antiques fût altéré par son
       interprétation ingénieuse et savante. Consuelo s'était promis d'écouter et
       de retenir ces précieux échantillons de l'ardent génie populaire de la
       vieille Bohème. Mais tout esprit d'examen lui devint bientôt impossible,
       tant à cause de la disposition rêveuse où elle se trouvait, qu'à cause du
       vague répandu dans cette musique étrangère à son oreille.
     
       Il y a une musique qu'on pourrait appeler naturelle, parce qu'elle n'est
       point le produit de la science et de la réflexion, mais celui d'une
       inspiration qui échappe à la rigueur des règles et des conventions. C'est
       la musique populaire: c'est celle des paysans particulièrement. Que de
       belles poésies naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eu
       les honneurs d'une notation correcte, et sans avoir daigné se renfermer
       dans la version absolue d'un thème arrêté! L'artiste inconnu qui improvise
       sa rustique ballade en gardant ses troupeaux, ou en poussant le soc de sa
       charrue (et il en est encore, même dans les contrées qui paraissent les
       moins poétiques), s'astreindra difficilement à retenir et à fixer ses
       fugitives idées. Il communique cette ballade aux autres musiciens,
       enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau en
       hameau, de chaumière en chaumière, chacun la modifiant au gré de son génie
       individuel. C'est pour cela que ces chansons et ces romances pastorales,
       si piquantes de naïveté ou si profondes de sentiment, se perdent pour la
       plupart, et n'ont guère jamais plus d'un siècle d'existence dans la
       mémoire des paysans. Les musiciens formés aux règles de l'art ne
       s'occupent point assez de les recueillir. La plupart les dédaignent, faute
       d'une intelligence assez pure et d'un sentiment assez élevé pour les
       comprendre; d'autres se rebutent de la difficulté qu'ils rencontrent
       aussitôt qu'ils veulent trouver cette véritable et primitive version, qui
       n'existe déjà peut-être plus pour l'auteur lui-même; et qui certainement
       n'a jamais été reconnue comme un type déterminé et invariable par ses
       nombreux interprètes. Les uns l'ont altérée par ignorance; les autres
       l'ont développée, ornée, ou embellie par l'effet de leur supériorité,
       parce que l'enseignement de l'art ne leur a point appris à en refouler les
       instincts. Ils ne savent point eux-mêmes qu'ils ont transformé l'oeuvre
       primitive, et leurs naïfs auditeurs ne s'en aperçoivent pas davantage.
       Le paysan n'examine ni ne compare. Quand le ciel l'a fait musicien, il
       chante à la manière des oiseaux, du rossignol surtout dont l'improvisation
       est continuelle, quoique les éléments de son chant varié à l'infini soient
       toujours les mêmes. D'ailleurs le génie du peuple est d'une fécondité sans
       limite[1]. Il n'a pas besoin d'enregistrer ses productions; il produit
       sans se reposer, comme la terre qu'il cultive; il crée à toute heure,
       comme la nature qui l'inspire.
     
       [Note 1: Si vous écoutez attentivement les joueurs de cornemuse qui font
       le métier de ménétriers dans nos campagnes du centre de la France, vous
       verrez qu'ils ne savent pas moins de deux on trois cents compositions
       du même genre et du même caractère, mais qui ne sont jamais empruntées
       les unes aux autres; et vous vous assurerez qu'en moins de trois ans, ce
       répertoire immense est entièrement renouvelé. J'ai eu dernièrement avec un
       de ces ménestrels ambulants la conversation suivante:
     
       «Vous avez appris un peu de musique?--Certainement j'ai appris à jouer de
       la cornemuse à gros bourdon, et de la musette à clefs.---Où avez-vous pris
       des leçons?--En Bourbonnais, dans les bois.--Quel était votre maître?---Un
       homme des bois.--Vous connaissez donc les notes?--Je crois bien!--En quel
       ton jouez-vous là?--En quel ton? Qu'est-ce que cela veut dire?--N'est-ce
       pas en _ré_ que vous jouez?--Je ne connais pas le _ré_.--Comment donc
       s'appellent vos notes?--Elles s'appellent des notes; elles n'ont pas de
       noms particuliers.--Comment retenez-vous tant d'airs différents?--On
       écoute!--Qui est-ce qui compose tous ces airs?--Beaucoup de personnes, des
       fameux musiciens dans les bois.--Ils en font donc beaucoup?--Ils en font
       toujours; ils ne s'arrêtent jamais.--Ils ne font rien autre chose?--Ils
       coupent le bois.--Ils sont bûcherons?--Presque tous bûcherons. On dit chez
       nous que la musique pousse dans les bois. C'est toujours là qu'on la
       trouve.--Et c'est là que vous allez la chercher?--Tous les ans. Les
       petits musiciens n'y vont pas. Ils écoutent ce qui vient par les chemins,
       et ils le redisent comme ils peuvent. Mais pour prendre l'_accent_
       véritable, il faut aller écouter les bûcherons du Bourbonnais.--Et comment
       cela leur vient-il?--En se promenant dans les bois, en rentrant le soir à
       la maison, en se reposant le dimanche.--Et vous, composez-vous?--Un peu,
       mais guère, et ça ne vaut pas grand'chose. Il faut être né dans les bois,
       et je suis de la plaine. Il n'y a personne qui me vaille pour l'_accent_;
       mais pour inventer, nous n'y entendons rien, et nous faisons mieux de ne
       pas nous en mêler.
     
       Je voulus lui faire dire ce qu'il entendait par l'_accent_. Il n'en put
       venir à bout, peut-être parce qu'il le comprenait trop bien et me jugeait
       indigne de le comprendre. Il était jeune, sérieux, noir comme un pifferaro
       de la Calabre, allait de fête en fête, jouant tout le jour, et ne dormant
       pas depuis trois nuits, parce qu'il lui fallait faire six ou huit lieues
       avant le lever du soleil pour se transporter d'un village à l'autre. Il ne
       s'en portait que mieux, buvait des brocs de vin à étourdir un boeuf, et ne
       se plaignait pas, comme le sonneur de trompe de Walter Scott, d'avoir
       _perdu son vent_. Plus il buvait, plus il était grave et fier. Il jouait
       fort bien, et avait grandement raison d'être vain de son accent. Nous
       observâmes que son jeu était une modification perpétuelle de chaque thème.
       Il fut impossible d'écrire un seul de ces thèmes sans prendre note pour
       chacun d'une cinquantaine de versions différentes. C'était là son mérite
       probablement et son art. Ses réponses à mes questions m'ont fait
       retrouver, je crois, l'étymologie du nom de _bourrée_ qu'on donne aux
       danses de ce pays. _bourrée_ est le synonyme de fagot, et les bûcherons du
       Bourbonnais ont donné ce nom à leurs compositions musicales, comme maître
       Adam donna celui de _chevilles_ à ses poésies.]
     
       Consuelo avait dans le coeur tout ce qu'il faut y avoir de candeur, de
       poésie et de sensibilité, pour comprendre la musique populaire et pour
       l'aimer passionnément. En cela elle était grande artiste, et les théories
       savantes qu'elle avait approfondies n'avaient rien ôté à son génie de
       cette fraîcheur et de cette suavité qui est le trésor de l'inspiration et
       la jeunesse de l'âme. Elle avait dit quelquefois à Anzoleto, en cachette
       du Porpora, qu'elle aimait mieux certaines barcarolles des pêcheurs de
       l'Adriatique que toute la science de _Padre Martini_ et de _maestro
       Durante_. Les boléros et les cantiques de sa mère étaient pour elle une
       source de vie poétique, où elle ne se lassait pas de puiser tout au fond
       de ses souvenirs chéris. Quelle impression devait donc produire sur elle
       le génie musical de la Bohème, l'inspiration de ce peuple pasteur,
       guerrier, fanatique, grave et doux au milieu des plus puissants éléments
       de force et d'activité! C'étaient là des caractères frappants et tout à
       fait neufs pour elle. Albert disait cette musique avec une rare
       intelligence de l'esprit national et du sentiment énergique et pieux qui
       l'avait fait naître. Il y joignait, en improvisant, la profonde mélancolie
       et le regret déchirant que l'esclavage, avait imprimé à son caractère
       personnel et à celui de son peuple; et ce mélange de tristesse et de
       bravoure, d'exaltation et d'abattement, ces hymnes de reconnaissance unis
       à des cris de détresse, étaient l'expression la plus complète et la plus
       profonde, et de la pauvre Bohème, et du pauvre Albert.
     
       On a dit avec raison que le but de la musique, c'était l'émotion. Aucun
       autre art ne réveillera d'une manière aussi sublime le sentiment humain
       dans les entrailles de l'homme; aucun autre art ne peindra aux yeux de
       l'âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation,
       et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les
       langueurs de leurs souffrances. Le regret, l'espoir, la terreur, le
       recueillement, la consternation, l'enthousiasme, la foi, le doute, la
       gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne et
       nous le reprend, au gré de son génie et selon toute la portée du nôtre.
       Elle crée même l'aspect des choses, et, sans tomber dans les puérilités
       des effets de sonorité, ni dans l'étroite imitation des bruits réels, elle
       nous fait voir, à travers un voile vaporeux qui les agrandit et les
       divinise, les objets extérieurs où elle transporte notre imagination.
       Certains cantiques feront apparaître devant nous les fantômes gigantesques
       des antiques cathédrales, en même temps qu'ils nous feront pénétrer dans
       la pensée des peuples qui les ont bâties et qui s'y sont prosternés pour
       chanter leurs hymnes religieux. Pour qui saurait exprimer puissamment et
       naïvement la musique des peuples divers, et pour qui saurait l'écouter
       comme il convient, il ne serait pas nécessaire de faire le tour du monde,
       de voir les différentes nations, d'entrer dans leurs monuments, de lire
       leurs livres, et de parcourir leurs steppes, leurs montagnes, leurs
       jardins, ou leurs déserts. Un chant juif bien rendu nous fait pénétrer
       dans la synagogue; toute l'Ecosse est dans un véritable air écossais,
       comme toute l'Espagne est dans un véritable air espagnol. J'ai été souvent
       ainsi en Pologne, en Allemagne, à Naples, en Irlande, dans l'Inde, et je
       connais mieux ces hommes et ces contrées que si je les avais examinés
       durant des années! Il ne fallait qu'un instant pour m'y transporter et m'y
       faire vivre de toute la vie qui les anime. C'était l'essence de cette
       vie que je m'assimilais sous le prestige de la musique.
     
       Peu à peu Consuelo cessa d'écouter et même d'entendre le violon d'Albert.
       Toute son âme était attentive; et ses sens, fermés aux perceptions
       directes, s'éveillaient dans un autre monde, pour guider son esprit à
       travers des espaces inconnus habités par de nouveaux êtres. Elle voyait,
       dans un chaos étrange, à la fois horrible et magnifique, s'agiter les
       spectres des vieux héros de la Bohème; elle entendait le glas funèbre de
       la cloche des couvents, tandis que les redoutables Taborites descendaient
       du sommet de leurs monts fortifiés, maigres, demi-nus, sanglants et
       farouches. Puis elle voyait les anges de la mort se rassembler sur les
       nuages, le calice et le glaive à la main. Suspendus en troupe serrée sur
       la tête des pontifes prévaricateurs, elle les voyait verser sur la terre
       maudite la coupe de la colère divine. Elle croyait entendre le choc de
       leurs ailes pesantes, et le sang du Christ tomber en larges gouttes
       derrière eux pour éteindre l'embrasement allumé par leur fureur. Tantôt
       c'était une nuit d'épouvante et de ténèbres, où elle entendait gémir et
       râler les cadavres abandonnés sur les champs de bataille. Tantôt c'était
       un jour ardent dont elle osait soutenir l'éclat, et où elle voyait passer
       comme la foudre le redoutable aveugle sur son char, avec son casque rond,
       sa cuirasse rouillée, et le bandeau ensanglanté qui lui couvrait les yeux.
       Les temples s'ouvraient d'eux-mêmes à son approche; les moines fuyaient
       dans le sein de la terre, emportant et cachant leurs reliques et leurs
       trésors dans les pans de leurs robes. Alors les vainqueurs apportaient des
       vieillards exténués, mendiants, couverts de plaies comme Lazare; des fous
       accouraient en chantant et en riant comme Zdenko; les bourreaux souillés
       d'un sang livide, les petits enfants aux mains pures, aux fronts
       angéliques, les femmes guerrières portant des faisceaux de piques et des
       torches de résine, tous s'asseyaient autour d'une table; et un ange,
       radieux et beau comme ceux qu'Albert Durer a placés dans ses compositions
       apocalyptiques, venait offrir à leurs lèvres avides la coupe de bois, le
       calice du pardon, de la réhabilitation, et de la sainte égalité.
     
       Cet ange reparaissait dans toutes les visions qui passèrent en cet instant
       devant les yeux de Consuelo. En le regardant bien, elle reconnut Satan, le
       plus beau des immortels après Dieu, le plus triste après Jésus, le plus
       fier parmi les plus fiers. Il traînait après lui les chaînes qu'il avait
       brisées; et ses ailes fauves, dépouillées et pendantes, portaient les
       traces de la violence et de la captivité. Il souriait douloureusement aux
       hommes souillés de crimes, et pressait les petits enfants sur son sein.
     
       Tout à coup il sembla à Consuelo que le violon d'Albert parlait, et qu'il
       disait par la bouche de Satan: «Non, le Christ mon frère ne vous a pas
       aimés plus que je ne vous aime. Il est temps que vous me connaissiez, et
       qu'au lieu de m'appeler l'ennemi du genre humain, vous retrouviez en moi
       l'ami qui vous a soutenus dans la lutte. Je ne suis pas le démon, je suis
       l'archange de la révolte légitime et le patron des grandes luttes. Comme
       le Christ, je suis le Dieu du pauvre, du faible et de l'opprimé. Quand il
       vous promettait le règne de Dieu sur la terre, quand il vous annonçait son
       retour parmi vous, il voulait dire qu'après avoir subi la persécution,
       vous seriez récompensés, en conquérant avec lui et avec moi la liberté et
       le bonheur. C'est ensemble que nous devions revenir, et c'est ensemble que
       nous revenons, tellement unis l'un à l'autre que nous ne faisons plus
       qu'un. C'est lui, le divin principe, le Dieu de l'esprit, qui est descendu
       dans les ténèbres où l'ignorance m'avait jeté, et où je subissais, dans
       les flammes du désir et de l'indignation, les mêmes tourments que lui ont
       fait endurer sur sa croix les scribes et les pharisiens de tous les temps.
       Me voici pour jamais avec vos enfants; car il a rompu mes chaînes, il a
       éteint mon bûcher, il m'a réconcilié avec Dieu et avec vous. Et désormais
       la ruse et la peur ne seront plus la loi et le partage du faible, mais la
       fierté et la volonté. C'est lui, Jésus, qui est le miséricordieux, le
       doux, le tendre, et le juste: moi, je suis le juste aussi; mais je suis
       le fort, le belliqueux, le sévère, et le persévérant. O peuple! ne
       reconnais-tu pas celui qui t'a parlé dans le secret de ton coeur, depuis
       que tu existes, et qui, dans toutes tes détresses, t'a soulagé en te
       disant: Cherche le bonheur, n'y renonce pas! Le bonheur t'est dû,
       exige-le, et tu l'auras! Ne vois-tu pas sur mon front toutes tes
       souffrances, et sur mes membres meurtris la cicatrice des fers que tu as
       portés? Bois le calice que je t'apporte, tu y trouveras mes larmes mêlées
       à celles du Christ et aux tiennes; tu les sentiras aussi brûlantes, et tu
       les boiras aussi salutaires!»
     
       Cette hallucination remplit de douleur et de pitié le coeur de Consuelo.
       Elle croyait voir et entendre l'ange déchu pleurer et gémir auprès d'elle.
       Elle le voyait grand, pâle, et beau, avec ses longs cheveux en désordre
       sur son front foudroyé, mais toujours fier et levé vers le ciel. Elle
       l'admirait en frissonnant encore par habitude de le craindre, et pourtant
       elle l'aimait de cet amour fraternel et pieux qu'inspire la vue des
       puissantes infortunes. Il lui semblait qu'au milieu de la communion des
       frères bohèmes, c'était à elle qu'il s'adressait; qu'il lui reprochait
       doucement sa méfiance et sa peur, et qu'il l'attirait vers lui par un
       regard magnétique auquel il lui était impossible de résister. Fascinée,
       hors d'elle-même, elle se leva, et s'élança vers lui les bras ouverts, en
       fléchissant les genoux. Albert laissa échapper son violon, qui rendit un
       son plaintif en tombant, et reçut la jeune fille dans ses bras en poussant
       un cri de surprise et de transport. C'était lui que Consuelo écoutait
       et regardait, en rêvant à l'ange rebelle; c'était sa figure, en tout
       semblable à l'image qu'elle s'en était formée, qui l'avait attirée et
       subjuguée; c'était contre son coeur qu'elle venait appuyer le sien, en
       disant d'une voix étouffée: «A toi! à toi! ange de douleur; à toi et à
       Dieu pour toujours!»
     
       Mais à peine les lèvres tremblantes d'Albert eurent-elles effleuré les
       siennes, qu'elle sentit un froid mortel et de cuisantes douleurs glacer et
       embraser tour à tour sa poitrine et son cerveau. Enlevée brusquement à son
       illusion, elle éprouva un choc si violent dans tout son être qu'elle se
       crut près de mourir; et, s'arrachant des bras du comte, elle alla tomber
       contre les ossements de l'autel, dont une partie s'écroula sur elle avec
       un bruit affreux. En se voyant couverte de ces débris humains, et en
       regardant Albert qu'elle venait de presser dans ses bras et de rendre
       en quelque sorte maître de son âme et de sa liberté dans un moment
       d'exaltation insensée, elle éprouva une terreur et une angoisse si
       horribles, qu'elle cacha son visage dans ses cheveux épars en criant avec
       des sanglots: «Hors d'ici! loin d'ici! Au nom du ciel, de l'air, du jour!
       O mon Dieu! tirez-moi de ce sépulcre, et rendez-moi à la lumière du
       soleil!»
     
       Albert, la voyant pâlir et délirer, s'élança vers elle, et voulut la
       prendre dans ses bras pour la porter hors du souterrain. Mais, dans son
       épouvante, elle ne le comprit pas; et, se relevant avec force, elle se mit
       à fuir vers le fond de la caverne, au hasard et sans tenir compte des
       obstacles, des bras sinueux de la source qui se croisaient devant elle, et
       qui, en plusieurs endroits, offraient de grands dangers.
     
       «Au nom de Dieu! criait Albert, pas par ici! arrêtez-vous! La mort est
       sous vos pieds! attendez-moi!»
     
       Mais ses cris augmentaient la peur de Consuelo. Elle franchit deux fois le
       ruisseau en sautant avec la légèreté d'une biche, et sans savoir pourtant
       ce qu'elle faisait. Enfin elle heurta, dans un endroit sombre et planté de
       cyprès, contre une éminence du terrain, et tomba, les mains en avant, sur
       une terre fine et fraîchement remuée.
     
       Cette secousse changea la disposition de ses nerfs. Une sorte de stupeur
       succéda à son épouvante. Suffoquée, haletante, et ne comprenant plus rien
       à ce qu'elle venait d'éprouver, elle laissa le comte la rejoindre et
       s'approcher d'elle. Il s'était élancé sur ses traces, et avait eu la
       présence d'esprit de prendre à la hâte, en passant, une des torches
       plantées sur les rochers, afin de pouvoir au moins l'éclairer au milieu
       des détours du ruisseau, s'il ne parvenait pas à l'atteindre avant un
       endroit qu'il savait profond, et vers lequel elle paraissait se diriger.
       Atterré, brisé par des émotions si soudaines et si contraires, le pauvre
       jeune homme n'osait ni lui parler, ni la relever. Elle s'était assise sur
       le monceau de terre qui l'avait fait trébucher, et n'osait pas non plus
       lui adresser la parole. Confuse et les yeux baissés, elle regardait
       machinalement le sol où elle se trouvait. Tout à coup elle s'aperçut que
       cette éminence avait la forme et la dimension d'une tombe, et qu'elle
       était effectivement assise sur une fosse récemment recouverte, que
       jonchaient quelques branches de cyprès à peine flétries et des fleurs
       desséchées. Elle se leva précipitamment, et, dans un nouvel accès d'effroi
       qu'elle ne put maîtriser, elle s'écria:
     
       «O Albert! qui donc avez-vous enterré ici?
     
       --J'y ai enterré ce que j'avais de plus cher au monde avant de vous
       connaître, répondit Albert en laissant voir la plus douloureuse émotion.
       Si c'est un sacrilège, comme je l'ai commis dans un jour de délire et avec
       l'intention de remplir un devoir sacré, Dieu me le pardonnera. Je vous
       dirai plus tard quelle âme habita le corps qui repose ici. Maintenant vous
       êtes trop émue, et vous avez besoin de vous retrouver au grand air. Venez,
       Consuelo, sortons de ce lieu où vous m'avez fait dans un instant le plus
       heureux et le plus malheureux des hommes.
     
       --Oh! oui, s'écria-t-elle, sortons d'ici! Je ne sais quelles vapeurs
       s'exhalent du sein de la terre; mais je me sens mourir, et ma raison
       m'abandonne.»
     
       Ils sortirent ensemble, sans se dire un mot de plus. Albert marchait
       devant, en s'arrêtant et en baissant sa torche à chaque pierre, pour que
       sa compagne pût la voir et l'éviter. Lorsqu'il voulut ouvrir la porte de
       la cellule, un souvenir en apparence éloigné de la disposition d'esprit où
       elle se trouvait, mais qui s'y rattachait par une préoccupation d'artiste,
       se réveilla chez Consuelo.
     
       «Albert, dit-elle, vous avez oublié votre violon auprès de la source. Cet
       admirable instrument qui m'a causé des émotions inconnues jusqu'à ce jour,
       je ne saurais consentir à le savoir abandonné à une destruction certaine
       dans cet endroit humide.»
     
       Albert fit un mouvement qui signifiait le peu de prix qu'il attachait
       désormais à tout ce qui n'était pas Consuelo. Mais elle insista:
     
       «II m'a fait bien du mal, lui dit-elle, et pourtant....
     
       --S'il ne vous a fait que du mal, laissez-le se détruire, répondit-il avec
       amertume; je n'y veux plus toucher de ma vie. Ah! il me tarde qu'il soit
       anéanti.
     
       --Je mentirais si je disais cela, reprit Consuelo, rendue à un sentiment
       de respect pour le génie musical du comte. L'émotion a dépassé mes forces,
       voilà tout; et le ravissement s'est changé en agonie. Allez le chercher,
       mon ami; je veux moi-même le remettre avec soin dans sa boîte, en
       attendant que j'aie le courage de l'en tirer pour le replacer dans vos
       mains, et l'écouter encore.»
     
       Consuelo fut attendrie par le regard de remerciement que lui adressa le
       comte en recevant cette espérance. Il rentra dans la grotte pour lui
       obéir; et, restée seule quelques instants, elle se reprocha sa folle
       terreur et ses soupçons affreux. Elle se rappelait, en tremblant et en
       rougissant, ce mouvement de fièvre qui l'avait jetée dans ses bras; mais
       elle ne pouvait se défendre d'admirer le respect modeste et la chaste
       timidité de cet homme qui l'adorait, et qui n'osait pas profiter d'une
       telle circonstance pour lui dire même un mot de son amour. La tristesse
       qu'elle voyait dans ses traits, et la langueur de sa démarche brisée,
       annonçaient assez qu'il n'avait conçu aucune espérance audacieuse, ni pour
       le présent, ni pour l'avenir. Elle lui sut gré d'une si grande délicatesse
       de coeur, et se promit d'adoucir par de plus douces paroles l'espèce
       d'adieux qu'ils allaient se faire en quittant le souterrain.
     
       Mais le souvenir de Zdenko, comme une ombre vengeresse, devait la suivre
       jusqu'au bout, et accuser Albert en dépit d'elle-même. En s'approchant de
       la porte, ses yeux tombèrent sur une inscription en bohémien, dont,
       excepté un seul elle comprit aisément tous les mots, puisqu'elle les
       savait par coeur. Une main, qui ne pouvait être que celle de Zdenko, avait
       tracé à la craie sur la porte noire et profonde: _Que celui à qui on a
       fait tort te ..._ Le dernier mot était inintelligible pour Consuelo; et
       cette circonstance lui causa une vive inquiétude. Albert revint, serra son
       violon, sans qu'elle eût le courage ni même la pensée de l'aider, comme
       elle le lui avait promis. Elle retrouvait toute l'impatience qu'elle avait
       éprouvée de sortir du souterrain. Lorsqu'il tourna la clef avec effort
       dans la serrure rouillée, elle ne put s'empêcher de mettre le doigt sur le
       mot mystérieux, en regardant son hôte d'un air d'interrogation.
     
       «Cela signifie, répondit Albert avec une sorte de calme, que l'ange
       méconnu, l'ami du malheureux, celui dont nous parlions tout à l'heure,
       Consuelo....
     
       --Oui, Satan; je sais cela; et le reste?
     
       --Que Satan, dis-je, te pardonne!
     
       --Et quoi pardonner? reprit-elle en pâlissant.
     
       --Si la douleur doit se faire pardonner, répondit le comte avec une
       sérénité mélancolique, j'ai une longue prière à faire.»
     
       Ils entrèrent dans la galerie, et ne rompirent plus le silence jusqu'à la
       Cave du Moine. Mais lorsque la clarté du jour extérieur vint, à travers le
       feuillage, tomber en reflets bleuâtres sur le visage du comte, Consuelo
       vit que deux ruisseaux de larmes silencieuses coulaient lentement sur ses
       joues. Elle en fut affectée; et cependant, lorsqu'il s'approcha d'un air
       craintif pour la transporter jusqu'à la sortie, elle préféra mouiller ses
       pieds dans cette eau saumâtre que de lui permettre de la soulever dans ses
       bras. Elle prit pour prétexte l'état de fatigue et d'abattement où elle le
       voyait, et hasardait déjà sa chaussure délicate dans la vase, lorsque
       Albert lui dit en éteignant son flambeau:
     
       «Adieu donc, Consuelo! je vois à votre aversion pour moi que je dois
       rentrer dans la nuit éternelle, et, comme un spectre évoqué par vous un
       instant, retourner à ma tombe après n'avoir réussi qu'à vous faire peur.
     
       --Non! votre vie m'appartient! s'écria Consuelo en se retournant et en
       l'arrêtant; vous m'avez fait le serment de ne plus rentrer sans moi dans
       cette caverne, et vous n'avez pas le droit de le reprendre.
     
       --Et pourquoi voulez-vous imposer le fardeau de la vie humaine au fantôme
       d'un homme? Le solitaire n'est que l'ombre d'un mortel, et celui qui n'est
       point aimé est seul partout et avec tous.
     
       --Albert, Albert! vous me déchirez le coeur. Venez, portez-moi dehors.
       Il me semble qu'à la pleine lumière du jour, je verrai enfin clair dans ma
       propre destinée.»
     
     
     
     
       LVI.
     
     
       Albert obéit; et quand ils commencèrent à descendre de la base du
       Schreckenstein vers les vallons inférieurs, Consuelo sentit, en effet,
       ses agitations se calmer.
     
       «Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, lui dit-elle en s'appuyant
       doucement sur son bras pour marcher; il est bien certain pour moi
       maintenant que j'ai eu tout à l'heure un accès de folie dans la grotte.
     
       --Pourquoi vous le rappeler, Consuelo? Je ne vous en aurais jamais parlé,
       moi; je sais bien que vous voudriez l'effacer de votre souvenir.
       Il faudra aussi que je parvienne à l'oublier!
     
       --Mon ami, je ne veux pas l'oublier, mais vous en demander pardon. Si
       je vous racontais la vision étrange que j'ai eue en écoutant vos airs
       bohémiens, vous verriez que j'étais hors de sens quand je vous ai causé
       une telle surprise et une telle frayeur. Vous ne pouvez pas croire que
       j'aie voulu me jouer de votre raison et de votre repos.... Mon Dieu! Le
       ciel m'est témoin que je donnerais encore maintenant ma vie pour vous.
     
       --Je sais que vous ne tenez point à la vie, Consuelo! Et moi je sens que
       j'y tiendrais avec tant d'âpreté, si....
     
       --Achevez donc!
     
       --Si j'étais aimé comme j'aime!
     
       --Albert, je vous aime autant qu'il m'est permis de le faire. Je vous
       aimerais sans doute comme vous méritez de l'être, si ...
     
       --Achevez à votre tour!
     
       --Si des obstacles insurmontables ne m'en faisaient pas un crime.
     
       --Et quels sont donc ces obstacles? Je les cherche en vain autour de vous;
       je ne les trouve qu'au fond de votre coeur, que dans vos souvenirs sans
       doute!
     
       --Ne parlons pas de mes souvenirs; ils sont odieux, et j'aimerais mieux
       mourir tout de suite que de recommencer le passé. Mais votre rang dans le
       monde, votre fortune, l'opposition et l'indignation de vos parents, où
       voudriez-vous que je prisse le courage d'accepter tout cela? Je ne possède
       rien au monde que ma fierté et mon désintéressement; que me resterait-il
       si j'en faisais le sacrifice?
     
       --Il te resterait mon amour et le tien, si tu m'aimais; Je sens que
       cela n'est point, et je ne te demanderai qu'un peu de pitié. Comment
       pourrais-tu être humiliée de me faire l'aumône de quelque bonheur? Lequel
       de nous serait donc prosterné devant l'autre? En quoi ma fortune te
       dégraderait-elle? Ne pourrions-nous pas la jeter bien vite aux pauvres,
       si elle te pesait autant qu'à moi? Crois-tu que je n'aie pas pris dès
       longtemps la ferme résolution de l'employer comme il convient à mes
       croyances et à mes goûts, c'est-à-dire de m'en débarrasser, quand la perte
       de mon père viendra ajouter la douleur de l'héritage à la douleur de la
       séparation! Eh bien, as-tu peur d'être riche? j'ai fait voeu de pauvreté.
       Crains-tu d'être illustrée par mon nom? c'est un faux nom, et le véritable
       est un nom proscrit. Je ne le reprendrai pas, ce serait faire injure à la
       mémoire de mon père; mais, dans l'obscurité où je me plongerai, nul n'en
       sera ébloui, je te jure, et tu ne pourras pas me le reprocher. Enfin,
       quant à l'opposition de mes parents ... Oh! s'il n'y avait que cet
       obstacle! dis-moi donc qu'il n'y en a pas d'autre, et tu verras!
     
       --C'est le plus grand de tous, le seul que tout mon dévouement, toute ma
       reconnaissance pour vous ne saurait lever.
     
       --Tu mens, Consuelo! Ose jurer que tu ne mens pas! Ce n'est pas là le seul
       obstacle.»
     
       Consuelo hésita. Elle n'avait jamais menti, et cependant elle eût voulu
       réparer le mal qu'elle avait fait à son ami, à celui qui lui avait sauvé
       la vie, et qui veillait sur elle depuis plusieurs mois avec la sollicitude
       d'une mère tendre et intelligente. Elle s'était flattée d'adoucir ses
       refus en invoquant des obstacles qu'elle jugeait, en effet,
       insurmontables. Mais les questions réitérées d'Albert la troublaient,
       et son propre coeur était un dédale où elle se perdait; car elle ne
       pouvait pas dire avec certitude si elle aimait ou si elle haïssait cet
       homme étrange, vers lequel une sympathie mystérieuse et puissante l'avait
       poussée, tandis qu'une crainte invincible, et quelque chose qui
       ressemblait à l'aversion, la faisaient trembler à la seule idée d'un
       engagement.
     
       Il lui sembla, en cet instant, qu'elle haïssait Anzoleto. Pouvait-il en
       être autrement, lorsqu'elle le comparait, avec son brutal égoïsme, son
       ambition abjecte, ses lâchetés, ses perfidies, à cet Albert si généreux,
       si humain, si pur, et si grand de toutes les vertus les plus sublimes et
       les plus romanesques? Le seul nuage qui pût obscurcir la conclusion du
       parallèle, c'était cet attentat sur la vie de Zdenko, qu'elle ne pouvait
       se défendre de présumer. Mais ce soupçon n'était-il pas une maladie de son
       imagination, un cauchemar qu'un instant d'explication pouvait dissiper?
       Elle résolut de l'essayer; et, feignant d'être distraite et de n'avoir pas
       entendu la dernière question d'Albert:
     
       «Mon Dieu! dit-elle en s'arrêtant pour regarder un paysan qui passait à
       quelque distance, j'ai cru voir Zdenko.»
     
       Albert tressaillit, laissa tomber le bras de Consuelo qu'il tenait sous le
       sien, et fit quelques pas en avant. Puis il s'arrêta, et revint vers elle
       en disant:
     
       «Quelle erreur est la vôtre, Consuelo! cet homme-ci n'a pas le moindre
       trait de ... »
     
       Il ne put se résoudre à prononcer le nom de Zdenko; sa physionomie était
       bouleversée.
     
       «Vous l'avez cru cependant vous-même un instant, dit Consuelo, qui
       l'examinait avec attention.
     
       --J'ai la vue fort basse, et j'aurais dû me rappeler que cette rencontre
       était impossible.
     
       --Impossible! Zdenko est donc bien loin d'ici?
     
       --Assez loin pour que vous n'ayez plus rien à redouter de sa folie.
     
       --Ne sauriez-vous me dire d'où lui était venue cette haine subite contre
       moi, après les témoignages de sympathie qu'il m'avait donnés?
     
       --Je vous l'ai dit, d'un rêve qu'il fit la veille de votre descente
       dans le souterrain. Il vous vit en songe me suivre à l'autel, où vous
       consentiez à me donner votre foi; et là vous vous mîtes à chanter nos
       vieux hymnes bohémiens d'une voix éclatante qui fit trembler toute
       l'église. Et pendant que vous chantiez, il me voyait pâlir et m'enfoncer
       dans le pavé de l'église, jusqu'à ce que je me trouvasse enseveli et
       couché mort dans le sépulcre de mes aïeux. Alors il vous vit jeter à la
       hâte votre couronne de mariée, pousser du pied une dalle qui me couvrit
       à l'instant, et danser sur cette pierre funèbre en chantant des choses
       incompréhensibles dans une langue inconnue, et avec tous les signes de la
       joie la plus effrénée et la plus cruelle. Plein de fureur, il se jeta sur
       vous; mais vous vous étiez déjà envolée en fumée, et il s'éveilla baigné
       de sueur et transporté de colère. Il m'éveilla moi-même car ses cris et
       ses imprécations faisaient retentir la voûte de sa cellule. J'eus beaucoup
       de peine à lui faire raconter son rêve, et j'en eus plus encore à
       l'empêcher d'y voir un sens réel de ma destinée future. Je ne pouvais le
       convaincre aisément; car j'étais moi-même sous l'empire d'une exaltation
       d'esprit tout à fait maladive, et je n'avais jamais tenté jusqu'alors de
       le dissuader lorsque je le voyais ajouter foi à ses visions et à ses
       songes. Cependant j'eus lieu de croire, dans le jour qui suivit cette
       nuit agitée, qu'il ne s'en souvenait pas, ou qu'il n'y attachait aucune
       importance; car il n'en dit plus un mot, et lorsque je le priai d'aller
       vous parler de moi, il ne fit aucune résistance ouverte. Il ne pensait
       pas que vous eussiez jamais la pensée ni la possibilité de venir me
       chercher où j'étais, et son délire ne se réveilla que lorsqu'il vous vit
       l'entreprendre. Toutefois il ne me montra sa haine contre vous qu'au
       moment où nous le rencontrâmes à notre retour par les galeries
       souterraines. C'est alors qu'il me dit laconiquement en bohémien que
       son intention et sa résolution étaient de me délivrer de vous (c'était
       son expression), et de vous _détruire_ la première fois qu'il vous
       rencontrerait seule, parce que vous étiez le fléau de ma vie, et que vous
       aviez ma mort écrite dans les yeux. Pardonnez-moi de vous répéter les
       paroles de sa démence, et comprenez maintenant pourquoi j'ai dû l'éloigner
       de vous et de moi. N'en parlons pas davantage, je vous en supplie; ce
       sujet de conversation m'est fort pénible. J'ai aimé Zdenko comme un autre
       moi-même. Sa folie s'était assimilée et identifiée à la mienne, au point
       que nous avions spontanément les mêmes pensées, les mêmes visions, et
       jusqu'aux mêmes souffrances physiques. Il était plus naïf, et partant plus
       poëte que moi; son humeur était plus égale, et les fantômes que je
       voyais affreux et menaçants, il les voyait doux et tristes à travers
       son organisation plus tendre et plus sereine que la mienne. La grande
       différence qui existait entre nous deux, c'était l'irrégularité de mes
       accès et la continuité de son enthousiasme. Tandis que j'étais tour à tour
       en proie au délire ou spectateur froid et consterné de ma misère, il
       vivait constamment dans une sorte de rêve où tous les objets extérieurs
       venaient prendre des formes symboliques; et cette divagation était
       toujours si douce et si affectueuse, que dans mes moments lucides (les
       plus douloureux pour moi à coup sûr!) j'avais besoin de la démence
       paisible et ingénieuse de Zdenko pour me ranimer et me réconcilier avec
       la vie.
     
       --O mon ami, dit Consuelo, vous devriez me haïr, et je me hais moi-même,
       pour vous avoir privé de cet ami si précieux et si dévoué. Mais son exil
       n'a-t-il pas duré assez longtemps? A cette heure, il est guéri sans doute
       d'un accès passager de violence....
     
       --Il en est guéri ... _probablement!_ dit Albert avec un sourire étrange
       et plein d'amertume.
     
       --Eh bien, reprit Consuelo qui cherchait à repousser l'idée de la mort de
       Zdenko, que ne le rappelez-vous? Je le reverrais sans crainte, je vous
       assure; et à nous deux, nous lui ferions oublier ses préventions contre
       moi.
     
       --Ne parlez pas ainsi, Consuelo, dit Albert avec abattement; ce retour est
       impossible désormais. J'ai sacrifié mon meilleur ami, celui qui était mon
       compagnon, mon serviteur, mon appui, ma mère prévoyante et laborieuse,
       mon enfant naïf, ignorant et soumis; celui qui pourvoyait à tous mes
       besoins, à tous mes innocents et tristes plaisirs; celui qui me défendait
       contre moi-même dans mes accès de désespoir, et qui employait la force
       et la ruse pour m'empêcher de quitter ma cellule, lorsqu'il me voyait
       incapable de préserver ma propre dignité et ma propre vie dans le monde
       des vivants et dans la société des autres hommes. J'ai fait ce sacrifice
       sans regarder derrière moi et sans avoir de remords, parce que je le
       devais; parce qu'en affrontant les dangers du souterrain, en me rendant la
       raison et le sentiment de mes devoirs, vous étiez plus précieuse, plus
       sacrée pour moi que Zdenko lui-même.
     
       --Ceci est un erreur, un blasphème peut-être, Albert! Un instant de
       courage ne saurait être comparé à toute une vie de dévouement.
     
       --Ne croyez pas qu'un amour égoïste et sauvage m'ait donné le conseil
       d'agir comme je l'ai fait. J'aurais su étouffer un tel amour dans mon
       sein, et m'enfermer dans ma caverne avec Zdenko, plutôt que de briser le
       coeur et la vie du meilleur des hommes. Mais la voix de Dieu avait parlé
       clairement. J'avais résisté à l'entraînement qui me maîtrisait; je vous
       avais fuie, je voulais cesser de vous voir, tant que les rêves et les
       pressentiments qui me faisaient espérer en vous l'ange de mon salut ne se
       seraient pas réalisés. Jusqu'au désordre apporté par un songe menteur dans
       l'organisation pieuse et douce de Zdenko, il partageait mon aspiration
       vers vous, mes craintes, mes espérances, et mes religieux désirs.
       L'infortuné, il vous méconnut le jour même où vous vous révéliez! La
       lumière céleste qui avait toujours éclairé les régions mystérieuses de
       son esprit s'éteignit tout à coup, et Dieu le condamna en lui envoyant
       l'esprit de vertige et de fureur. Je devais l'abandonner aussi; car vous
       m'apparaissiez enveloppée d'un rayon de la gloire, vous descendiez vers
       moi sur les ailes du prodige, et vous trouviez, pour me dessiller les
       yeux, des paroles que votre intelligence calme et votre éducation
       d'artiste ne vous avaient pas permis d'étudier et de préparer. La pitié,
       la charité, vous inspiraient, et, sous leur influence miraculeuse, vous
       me disiez ce que je devais entendre pour connaître et concevoir la vie
       humaine.
     
       --Que vous ai-je donc dit de si sage et de si fort? Vraiment, Albert,
       je n'en sais rien.
     
       --Ni moi non plus; mais Dieu même était dans le son de votre voix et dans
       la sérénité de votre regard. Auprès de vous je compris en un instant ce
       que dans toute ma vie je n'eusse pas trouvé seul. Je savais auparavant que
       ma vie était une expiation, un martyre; et je cherchais l'accomplissement
       de ma destinée dans les ténèbres, dans la solitude, dans les larmes, dans
       l'indignation, dans l'étude, dans l'ascétisme et les macérations. Vous me
       fîtes pressentir une autre vie, un autre martyre, tout de patience, de
       douceur, de tolérance et de dévouement. Les devoirs que vous me traciez
       naïvement et simplement, en commençant par ceux de la famille, je les
       avais oubliés; et ma famille, par excès de bonté, me laissait ignorer mes
       crimes. Je les ai réparés, grâce à vous; et dès le premier jour j'ai
       connu, au calme qui se faisait en moi, que c'était là tout ce que Dieu
       exigeait de moi pour le présent. Je sais bien que ce n'est pas tout, et
       j'attends que Dieu se révèle sur la suite de mon existence. Mais j'ai
       confiance maintenant, parce que j'ai trouvé l'oracle que je pourrai
       interroger. C'est vous, Consuelo! La Providence vous a donné pouvoir sur
       moi, et je ne me révolterai pas contre ses décrets, en cherchant à m'y
       soustraire. Je ne devais donc pas hésiter un instant entre la puissance
       supérieure investie du don de me régénérer, et la pauvre créature passive
       qui jusqu'alors n'avait fait que partager mes détresses et subir mes
       orages.
     
       --Vous parlez de Zdenko? Mais que savez-vous si Dieu ne m'avait pas
       destinée à le guérir, lui aussi? Vous voyez bien que j'avais déjà quelque
       pouvoir sur lui, puisque j'avais réussi à le convaincre d'un mot, lorsque
       sa main était levée sur moi pour me tuer.
     
       --O mon Dieu, il est vrai, j'ai manqué de foi, j'ai eu peur.
       Je connaissais les serments de Zdenko. Il m'avait fait malgré moi celui
       de ne vivre que pour moi, et il l'avait tenu depuis que j'existe, en mon
       absence comme avant et depuis mon retour. Lorsqu'il jurait de vous
       _détruire_, je ne pensais même pas qu'il fût possible d'arrêter l'effet de
       sa résolution, et je pris le parti de l'offenser, de le bannir, de le
       briser, de le _détruire_ lui-même.
     
       --De le _détruire_, mon Dieu! Que signifie ce mot dans votre bouche,
       Albert? Où est Zdenko?
     
       --Vous me demandez comme Dieu à Caïn: Qu'as-tu fait de ton frère?
     
       --O ciel, ciel! Vous ne l'avez pas tué, Albert!»
     
       Consuelo, en laissant échapper cette parole terrible, s'était attachée
       avec énergie au bras d'Albert, et le regardait avec un effroi mêlé d'une
       douloureuse pitié. Elle recula terrifiée de l'expression fière et froide
       que prit ce visage pâle, où la douleur semblait parfois s'être pétrifiée.
     
       «Je ne l'ai pas _tué_, répondit-il, et pourtant je lui ai ôté la vie, à
       coup sûr. Oseriez-vous donc m'en faire un crime, vous pour qui je tuerais
       peut-être mon propre père de la même manière; vous pour qui je braverais
       tous les remords, et briserais tous les liens les plus chers, les
       existences les plus sacrées? Si j'ai préféré, à la crainte de vous voir
       assassiner par un fou, le regret et le repentir qui me rongent, avez-vous
       assez peu de pitié dans le coeur pour remettre toujours cette douleur sous
       mes yeux, et pour me reprocher le plus grand sacrifice qu'il ait été en
       mon pouvoir de vous faire? Ah! Vous aussi, vous avez donc des moments de
       cruauté! La cruauté ne saurait s'éteindre dans les entrailles de quiconque
       appartient à la race humaine!»
     
       Il y avait tant de solennité dans ce reproche, le premier qu'Albert eût
       osé faire à Consuelo, qu'elle en fut pénétrée de crainte, et sentit, plus
       qu'il ne lui était encore arrivé de le faire, la terreur qu'il lui
       inspirait. Une sorte d'humiliation, puérile peut-être, mais inhérente au
       coeur de la femme, succédait au doux orgueil dont elle n'avait pu se
       défendre en écoutant Albert lui peindre sa vénération passionnée. Elle
       se sentit abaissée, méconnue sans doute; car elle n'avait cherché à
       surprendre son secret qu'avec l'intention, ou du moins avec le désir de
       répondre à son amour s'il venait à se justifier. En même temps, elle
       voyait que dans la pensée de son amant elle était coupable; car s'il avait
       tué Zdenko, la seule personne au monde qui n'eût pas eu le droit de le
       condamner irrévocablement, c'était celle dont la vie avait exigé le
       sacrifice d'une autre vie infiniment précieuse d'ailleurs au malheureux
       Albert.
     
       Consuelo ne put rien répondre: elle voulut parler d'autre chose, et ses
       larmes lui coupèrent la parole. En les voyant couler, Albert, repentant,
       voulut s'humilier à son tour; mais elle le pria de ne plus jamais revenir
       sur un sujet si redoutable pour son esprit, et lui promit, avec une sorte
       de consternation arrière, de ne jamais prononcer un nom qui réveillait en
       elle comme en lui les émotions les plus affreuses. Le reste de leur trajet
       fut rempli de contrainte et d'angoisses. Ils essayèrent vainement un
       autre entretien. Consuelo ne savait ni ce qu'elle disait, ni ce qu'elle
       entendait. Albert pourtant paraissait calme, comme Abraham ou comme Brutus
       après l'accomplissement du sacrifice ordonné par les destins farouches.
       Cette tranquillité triste, mais profonde, avec un pareil poids sur
       La poitrine, ressemblait à un reste de folie; et Consuelo ne pouvait
       justifier son ami qu'en se rappelant qu'il était fou. Si, dans un combat
       à force ouverte contre quelque bandit, il eût tué son adversaire pour la
       sauver, elle n'eût trouvé là qu'un motif de plus de reconnaissance, et
       peut-être d'admiration pour sa vigueur et son courage. Mais ce meurtre
       mystérieux, accompli sans doute dans les ténèbres du souterrain; cette
       tombe creusée dans le lieu de la prière, et ce farouche silence après une
       pareille crise; ce fanatisme stoïque avec lequel il avait osé la conduire
       dans la grotte, et s'y livrer lui-même aux charmes de la musique, tout
       cela était horrible, et Consuelo sentait que l'amour de cet homme refusait
       d'entrer dans son coeur. «Quand donc a-t-il pu commettre ce meurtre? Se
       demandait-elle. Je n'ai pas vu sur son front, depuis trois mois, un pli
       assez profond pour me faire présumer un remords! N'a-t-il pas eu quelques
       gouttes de sang sur les mains, un jour que je lui aurai tendu la mienne.
       Horreur! Il faut qu'il soit de pierre ou de glace, ou qu'il m'aime jusqu'à
       La férocité. Et moi, qui avais tant désiré d'inspirer un amour sans
       bornes! moi, qui regrettais si amèrement d'avoir été faiblement aimée!
       Voilà donc l'amour que le ciel me réservait pour compensation!»
     
       Puis elle recommençait à chercher dans quel moment Albert avait pu
       accomplir son horrible sacrifice. Elle pensait que ce devait être pendant
       cette grave maladie qui l'avait rendue indifférente à toutes les choses
       extérieures; et lorsqu'elle se rappelait les soins tendres et délicats
       qu'Albert lui avait prodigués, elle ne pouvait concilier les deux faces
       d'un être si dissemblable à lui-même et à tous les autres hommes.
     
       Perdue dans ces rêveries sinistres, elle recevait d'une main tremblante et
       d'un air préoccupé les fleurs qu'Albert avait l'habitude de cueillir en
       chemin pour les lui donner; car il savait qu'elle les aimait beaucoup.
       Elle ne pensa même pas à le quitter, pour rentrer seule au château et
       dissimuler le long tête-à-tête qu'ils avaient eu ensemble. Soit qu'Albert
       n'y songeât pas non plus, soit qu'il ne crût pas devoir feindre davantage
       avec sa famille, il ne l'en fit pas ressouvenir; et ils se trouvèrent à
       l'entrée du château face à face avec la chanoinesse. Consuelo (et sans
       doute Albert aussi) vit pour la première fois la colère et le dédain
       enflammer les traits de cette femme, que la bonté de son coeur empêchait
       d'être laide ordinairement, malgré sa maigreur et sa difformité.
     
       «Il est bien temps que vous rentriez, Mademoiselle, dit-elle à la
       Porporina d'une voix tremblante et saccadée par l'indignation. Nous étions
       fort en peine du comte Albert. Son père, qui n'a pas voulu déjeuner sans
       lui, désirait avoir avec lui ce matin un entretien que vous avez jugé à
       propos de lui faire oublier; et quant à vous, il y a dans le salon un
       petit jeune homme qui se dit votre frère, et qui vous attend avec une
       impatience peu polie.»
     
       Après avoir dit ces paroles étranges, la pauvre Wenceslawa, effrayée de
       son courage, tourna le dos brusquement, et courut à sa chambre, où elle
       toussa et pleura pendant plus d'une heure.
     
     
     
     
       LVII.
     
     
       «Ma tante est dans une singulière disposition d'esprit, dit Albert à
       Consuelo en remontant avec elle l'escalier du perron. Je vous demande
       pardon pour elle, mon amie; soyez sûre qu'aujourd'hui même elle changera
       de manières et de langage.
     
       --Mon frère? dit Consuelo stupéfaite de la nouvelle qu'on venait de lui
       annoncer, et sans entendre ce que lui disait le jeune comte.
     
       --Je ne savais pas que vous eussiez un frère, reprit Albert, qui avait
       été plus frappé de l'aigreur de sa tante que de cet incident. Sans doute,
       c'est un bonheur pour vous de le revoir, chère Consuelo, et je me
       réjouis....
     
       --Ne vous réjouissez pas, monsieur le comte, reprit Consuelo qu'un triste
       pressentiment envahissait rapidement; c'est peut-être un grand chagrin
       pour moi qui se prépare, et....»
     
       Elle s'arrêta tremblante; car elle était sur le point de lui demander
       conseil et protection. Mais elle craignit de se lier trop envers lui, et,
       n'osant ni accueillir ni éviter celui qui s'introduisait auprès d'elle à
       la faveur d'un mensonge, elle sentit ses genoux plier, et s'appuya en
       pâlissant contre la rampe, à la dernière marche du perron.
     
       «Craignez-vous quelque fâcheuse nouvelle de votre famille? lui dit Albert,
       dont l'inquiétude commençait à s'éveiller.
     
       --Je n'ai pas de famille,» répondit Consuelo en s'efforçant de reprendre
       sa marche.
     
       Elle faillit dire qu'elle n'avait pas de frère; une crainte vague l'en
       empêcha. Mais en traversant la salle à manger, elle entendit crier sur le
       parquet du salon les bottes du voyageur, qui s'y promenait de long en
       large avec impatience. Par un mouvement involontaire, elle se rapprocha du
       jeune comte, et lui pressa le bras en y enlaçant le sien, comme pour se
       réfugier dans son amour, à l'approche des souffrances qu'elle prévoyait.
     
       Albert, frappé de ce mouvement, sentit s'éveiller en lui des appréhensions
       mortelles.
     
       «N'entrez pas sans moi, lui dit-il à voix basse; je devine, à mes
       pressentiments qui ne m'ont jamais trompé, que ce frère est votre ennemi
       et le mien. J'ai froid, j'ai peur, comme si j'allais être forcé de haïr
       quelqu'un!»
     
       Consuelo dégagea son bras qu'Albert serrait étroitement contre sa
       poitrine. Elle trembla en pensant qu'il allait peut-être concevoir une de
       ces idées singulières, une de ces implacables résolutions dont la mort
       présumée de Zdenko était un déplorable exemple pour elle.
     
       «Quittons-nous ici, lui dit-elle en allemand (car de la pièce voisine on
       pouvait déjà l'entendre). Je n'ai rien à craindre du moment présent; mais
       si l'avenir me menace, comptez, Albert, que j'aurai recours à vous.»
     
       Albert céda avec une mortelle répugnance. Craignant de manquer à la
       délicatesse, il n'osait lui désobéir; mais il ne pouvait se résoudre à
       s'éloigner de la salle. Consuelo, qui comprit son hésitation, referma les
       deux portes du salon en y entrant, afin qu'il ne pût ni voir ni entendre
       ce qui allait se passer.
     
       Anzoleto (car c'était lui; elle ne l'avait que trop bien deviné à son
       audace, et que trop bien reconnu au bruit de ses pas) s'était préparé à
       l'aborder effrontément par une embrassade fraternelle en présence des
       témoins. Lorsqu'il la vit entrer seule, pâle, mais froide et sévère, il
       perdit tout son courage, et vint se jeter à ses pieds en balbutiant.
       Il n'eut pas besoin de feindre la joie et la tendresse. Il éprouvait
       violemment et réellement ces deux sentiments, en retrouvant celle qu'il
       n'avait jamais cessé d'aimer malgré sa trahison. Il fondit en pleurs; et,
       comme elle ne voulut point lui laisser prendre ses mains, il couvrit de
       baisers et de larmes le bord de son vêtement. Consuelo ne s'était pas
       attendue à le retrouver ainsi. Depuis quatre mois, elle le rêvait tel
       qu'il s'était montré la nuit de leur rupture, amer, ironique, méprisable
       et haïssable entre tous les hommes. Ce matin même, elle l'avait vu passer
       avec une démarche insolente et un air d'insouciance presque cynique. Et
       voilà qu'il était à genoux, humilié, repentant, baigné de larmes, comme
       dans les jours orageux de leurs réconciliations passionnées; plus beau que
       jamais, car son costume de voyage un peu commun, mais bien porté, lui
       seyait à merveille, et le hâle des chemins avait donné un caractère plus
       mâle à ses traits admirables.
     
       Palpitante comme la colombe que le vautour vient de saisir, elle fut
       forcée de s'asseoir et de cacher son visage dans ses mains, pour se
       dérober à la fascination de son regard. Ce mouvement, qu'Anzoleto prit
       pour de la honte, l'encouragea; et le retour des mauvaises pensées vint
       bien vite gâter l'élan naïf de son premier transport. Anzoleto, en fuyant
       Venise et les dégoûts qu'il y avait éprouvés en punition de ses fautes,
       n'avait pas eu d'autre pensée que celle de chercher fortune; mais en même
       temps il avait toujours nourri le désir et l'espérance de retrouver sa
       chère Consuelo. Un talent aussi éblouissant ne pouvait, selon lui, rester
       caché bien longtemps, et nulle part il n'avait négligé de prendre des
       informations, en faisant causer ses hôteliers, ses guides, ou les
       voyageurs dont il faisait la rencontre. A Vienne, il avait retrouvé des
       personnes de distinction de sa nation, auxquelles il avait confessé son
       coup de tête et sa fuite. Elles lui avaient conseillé d'aller attendre
       plus loin de Venise que le comte Zustiniani eût oublié ou pardonné son
       escapade; et en lui promettant de s'y employer, elles lui avaient donné
       des lettres de recommandation pour Prague, Dresde et Berlin. En passant
       devant le château des Géants, Anzoleto n'avait pas songé à questionner son
       guide; mais, au bout d'une heure de marche rapide, s'étant ralenti pour
       laisser souffler les chevaux, il avait repris la conversation en lui
       demandant des détails sur le pays et ses habitants. Naturellement le guide
       lui avait parlé des seigneurs de Rudolstadt, de leur manière de vivre, des
       bizarreries du comte Albert, dont la folie n'était plus un secret pour
       personne, surtout depuis l'aversion que le docteur Wetzélius lui avait
       vouée très-cordialement. Ce guide n'avait pas manqué d'ajouter, pour
       compléter la chronique scandaleuse de la province, que le comte Albert
       venait de couronner toutes ses extravagances en refusant d'épouser sa
       noble cousine la belle baronne Amélie de Rudolstadt, pour se coiffer d'une
       aventurière, médiocrement belle, dont tout le monde devenait amoureux
       cependant lorsqu'elle chantait, parce qu'elle avait une voix
       extraordinaire.
     
       Ces deux circonstances étaient trop applicables à Consuelo pour que notre
       voyageur ne demandât pas le nom de l'aventurière; et en apprenant qu'elle
       s'appelait Porporina, il ne douta plus de la vérité. Il rebroussa chemin
       à l'instant même; et, après avoir rapidement improvisé le prétexte et le
       titre sous lesquels il pouvait s'introduire dans ce château si bien gardé,
       il avait encore arraché quelques médisances à son guide. Le bavardage de
       cet homme lui avait fait regarder comme certain que Consuelo était la
       maîtresse du jeune comte, en attendant qu'elle fût sa femme; car elle
       avait ensorcelé, disait-on, toute la famille, et, au lieu de la chasser
       comme elle le méritait, on avait pour elle dans la maison des égards et
       des soins qu'on n'avait jamais eus pour la baronne Amélie.
     
       Ces détails stimulèrent Anzoleto tout autant et peut-être plus encore que
       son véritable attachement pour Consuelo. Il avait bien soupiré après le
       retour de cette vie si douce qu'elle lui avait faite; il avait bien senti
       qu'en perdant ses conseils et sa direction, il avait perdu ou compromis
       pour longtemps son avenir musical; enfin il était bien entraîné vers elle
       par un amour à la fois égoïste, profond, et invincible. Mais à tout cela
       vint se joindre la vaniteuse tentation de disputer Consuelo à un amant
       riche et noble, de l'arracher à un mariage brillant, et de faire dire,
       dans le pays et dans le monde, que cette fille si bien pourvue avait mieux
       aimé courir les aventures avec lui que de devenir comtesse et châtelaine.
       Il s'amusait donc à faire répéter à son guide que la Porporina régnait en
       souveraine à Riesenburg, et il se complaisait dans l'espérance puérile de
       faire dire par ce même homme à tous les voyageurs qui passeraient après
       lui, qu'un beau garçon étranger était entré au galop dans le manoir
       inhospitalier des Géants, qu'il n'avait fait que VENIR, VOIR et VAINCRE,
       et que, peu d'heures ou peu de jours après, il en était ressorti, enlevant
       la perle des cantatrices à très-haut, très-puissant seigneur le comte de
       Rudolstadt.
     
       A cette idée, il enfonçait l'éperon dans le ventre de son cheval, et riait
       de manière à faire croire à son guide que le plus fou des deux n'était pas
       le comte Albert.
     
       La chanoinesse le reçut avec méfiance, mais n'osa point l'éconduire, dans
       l'espoir qu'il allait peut-être emmener sa prétendue soeur. Il apprit
       d'elle que Consuelo était à la promenade, et eut de l'humeur. On lui fit
       servir à déjeuner, et il interrogea les domestiques. Un seul comprenait
       quelque peu l'italien, et n'entendit pas malice à dire qu'il avait vu la
       signora sur la montagne avec le jeune comte. Anzoleto craignit de trouver
       Consuelo hautaine et froide dans les premiers instants. Il se dit que si
       elle n'était encore que l'honnête fiancée du fils de la maison, elle
       aurait l'attitude superbe d'une personne fière de sa position; mais que
       si elle était déjà sa maîtresse, elle devait être moins sûre de son fait,
       et trembler devant un ancien ami qui pouvait venir gâter ses affaires.
       Innocente, sa conquête était difficile, partant plus glorieuse; corrompue,
       c'était le contraire; et dans l'un ou l'autre cas, il y avait lieu
       d'entreprendre ou d'espérer.
     
       Anzoleto était trop fin pour ne pas s'apercevoir de l'humeur et de
       l'inquiétude que cette longue promenade de la Porporina avec son neveu
       inspirait à la chanoinesse. Comme il ne vit pas le comte Christian, il
       put croire que le guide avait été mal informé; que la famille voyait avec
       crainte et déplaisir l'amour du jeune comte pour l'aventurière, et que
       celle-ci baisserait la tête devant son premier amant.
     
       Après quatre mortelles heures d'attente, Anzoleto, qui avait eu le temps
       de faire bien des réflexions, et dont les moeurs n'étaient pas assez
       pures pour augurer le bien en pareille circonstance, regarda comme certain
       qu'un aussi long tête-à-tête entre Consuelo et son rival attestait une
       intimité sans réserve. Il en fut plus hardi, plus déterminé à l'attendre
       sans se rebuter; et après l'attendrissement irrésistible que lui causa son
       premier aspect, il se crut certain, dès qu'il la vit se troubler et
       tomber suffoquée sur une chaise, de pouvoir tout oser. Sa langue se délia
       donc bien vite. Il s'accusa de tout le passé, s'humilia hypocritement,
       pleura tant qu'il voulut, raconta ses remords et ses tourments, en les
       peignant plus poétiques que de dégoûtantes distractions ne lui avaient
       permis de les ressentir; enfin, il implora son pardon avec toute
       l'éloquence d'un Vénitien et d'un comédien consommé.
     
       D'abord émue au son de sa voix, et plus effrayée de sa propre faiblesse
       que de la puissance de la séduction, Consuelo, qui depuis quatre mois
       avait fait, elle aussi, des réflexions, retrouva beaucoup de lucidité pour
       reconnaître, dans ces protestations et dans cette éloquence passionnée,
       tout ce qu'elle avait entendu maintes fois à Venise dans les derniers
       temps de leur malheureuse union. Elle fut blessée de voir qu'il avait
       répété les mêmes serments et les mêmes prières, comme s'il ne se fût rien
       passé depuis ces querelles où elle était si loin encore de pressentir
       l'odieuse conduite d'Anzoleto. Indignée de tant d'audace, et de si beaux
       discours là où il n'eût fallu que le silence de la honte et les larmes du
       repentir, elle coupa court à la déclamation en se levant et en répondant
       avec froideur:
     
       «C'est assez, Anzoleto; je vous ai pardonné depuis longtemps, et je ne
       vous en veux plus. L'indignation a fait place à la pitié, et l'oubli de
       vos torts est venu avec l'oubli de mes souffrances. Nous n'avons plus
       rien à nous dire. Je vous remercie du bon mouvement qui vous a fait
       interrompre votre voyage pour vous réconcilier avec moi. Votre pardon
       vous était accordé d'avance, vous le voyez. Adieu donc, et reprenez votre
       chemin.
     
       --Moi, partir! te quitter, te perdre encore! s'écria Anzoleto
       véritablement effrayé. Non, j'aime mieux que tu m'ordonnes tout de suite
       de me tuer. Non, jamais je ne me résoudrai à vivre sans toi. Je ne le peux
       pas, Consuelo. Je l'ai essayé, et je sais que c'est inutile. Là où tu n'es
       pas, il n'y a rien pour moi. Ma détestable ambition, ma misérable vanité,
       auxquelles j'ai voulu en vain sacrifier mon amour, font mon supplice,
       et ne me donnent pas un instant de plaisir. Ton image me suit partout;
       le souvenir de notre bonheur si pur, si chaste, si délicieux (et où
       pourrais-tu en retrouver un semblable toi même?) est toujours devant mes
       yeux; toutes les chimères dont je veux m'entourer me causent le plus
       profond dégoût. O Consuelo! souviens-toi de nos belles nuits de Venise,
       de notre bateau, de nos étoiles, de nos chants interminables, de tes
       bonnes leçons et de nos longs baisers! Et de ton petit lit, où j'ai dormi
       seul, toi disant ton rosaire sur la terrasse! Est-ce que je ne t'aimais
       pas alors? Est-ce que l'homme qui t'a toujours respectée, même durant ton
       sommeil, enfermé tête à tête avec toi, n'est pas capable d'aimer? Si j'ai
       été infâme avec les autres, est-ce que je n'ai pas été un ange auprès de
       toi? Et Dieu sait s'il m'en coûtait! Oh! n'oublie donc pas tout cela!
       Tu disais m'aimer tant, et tu l'as oublié! Et moi, qui suis un ingrat, un
       monstre, un lâche, je n'ai pas pu l'oublier un seul instant! et je n'y
       veux pas renoncer, quoique tu y renonces sans regret et sans effort! Mais
       tu ne m'as jamais aimé, quoique tu fusses une sainte; et moi je t'adore,
       quoique je sois un démon.
     
       --Il est possible, répondit Consuelo, frappée de l'accent de vérité qui
       avait accompagné ces paroles, que vous ayez un regret sincère de ce
       bonheur perdu et souillé par vous. C'est une punition que vous devez
       accepter, et que je ne dois pas vous empêcher de subir. Le bonheur vous a
       corrompu, Anzoleto. Il faut qu'un peu de souffrance vous purifie. Allez,
       et souvenez-vous de moi, si cette amertume vous est salutaire. Sinon,
       oubliez-moi, comme je vous oublie, moi qui n'ai rien à expier ni à
       réparer.
     
       --Ah! tu as un coeur de fer! s'écria Anzoleto, surpris et offensé de
       tant de calme. Mais ne pense pas que tu puisses me chasser ainsi. Il est
       possible que mon arrivée te gêne, et que ma présence te pèse. Je sais fort
       bien que tu veux sacrifier le souvenir de notre amour à l'ambition du rang
       et de la fortune. Mais il n'en sera pas ainsi. Je m'attache à toi; et si
       je te perds, ce ne sera pas sans avoir lutté. Je te rappellerai le passé,
       et je le ferai devant tous tes nouveaux amis, si tu m'y contrains.
       Je te redirai les serments que tu m'as faits au chevet du lit de ta mère
       expirante, et que tu m'as renouvelés cent fois sur sa tombe et dans les
       églises, quand nous allions nous agenouiller dans la foule tout près l'un
       de l'autre, pour écouter la belle musique et nous parler tout bas. Je
       rappellerai humblement à toi seule, prosterné devant toi, des choses que
       tu ne refuseras pas d'entendre; et si tu le fais, malheur à nous deux! Je
       dirai devant ton nouvel amant des choses qu'il ne sait pas! Car ils ne
       savent rien de toi; ils ne savent même pas que tu as été comédienne. Eh
       bien, et je le leur apprendrai, et nous verrons si le noble comte Albert
       retrouvera la raison pour te disputer à un comédien, ton ami, ton égal,
       ton fiancé, ton amant. Ah! ne me pousse pas au désespoir, Consuelo!
       ou bien ....
     
       --Des menaces! Enfin, je vous retrouve et vous reconnais, Anzoleto, dit
       la jeune fille indignée. Eh bien, je vous aime mieux ainsi, et je vous
       remercie d'avoir levé le masque. Oui, grâces au ciel, je n'aurai plus ni
       regret ni pitié de vous. Je vois ce qu'il y a de fiel dans votre coeur,
       de bassesse dans votre caractère, et de haine dans votre amour. Allez,
       satisfaites votre dépit. Vous me rendrez service; mais, à moins que vous
       ne soyez aussi aguerri à la calomnie que vous l'êtes à l'insulte, vous ne
       pourrez rien dire de moi dont j'aie à rougir.»
     
       En parlant ainsi, elle se dirigea vers la porte, l'ouvrit, et allait
       sortir, lorsqu'elle se trouva en face du comte Christian. A l'aspect de ce
       vénérable vieillard, qui s'avançait d'un air affable et majestueux, après
       avoir baisé la main de Consuelo, Anzoleto, qui s'était élancé pour retenir
       cette dernière de gré ou de force, recula intimidé, et perdit l'audace de
       son maintien.
     
     
     
     
       LVIII.
     
     
       «Chère signora, dit le vieux comte, pardonnez-moi de n'avoir pas fait
       un meilleur accueil à monsieur votre frère. J'avais défendu qu'on
       m'interrompît, parce que j'avais, ce matin, des occupations inusitées;
       et on m'a trop bien obéi en me laissant ignorer l'arrivée d'un hôte qui
       est pour moi, comme pour toute ma famille, le bienvenu dans cette maison.
       Soyez certain, Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant à Anzoleto, que je
       vois avec plaisir chez moi un aussi proche parent de notre bien-aimée
       Porporina. Je vous prie donc de rester ici et d'y passer tout le temps qui
       vous sera agréable. Je présume qu'après une longue séparation vous avez
       bien des choses à vous dire, et bien de la joie à vous trouver ensemble.
       J'espère que vous ne craindrez pas d'être indiscret, en goûtant à loisir
       un bonheur que je partage.»
     
       Contre sa coutume, le vieux Christian parlait avec aisance à un inconnu.
       Depuis longtemps sa timidité s'était évanouie auprès de la douce Consuelo;
       et, ce jour-là, son visage semblait éclairé d'un rayon de vie plus
       brillant qu'à l'ordinaire, comme ceux que le soleil épanche sur l'horizon
       à l'heure de son déclin. Anzoleto fut interdit devant cette sorte de
       majesté que la droiture et la sérénité de l'âme reflètent sur le front
       d'un vieillard respectable. Il savait courber le dos bien bas devant les
       grands seigneurs; mais il les haïssait et les raillait intérieurement.
       Il n'avait eu que trop de sujets de les mépriser, dans le beau monde où
       il avait vécu depuis quelque temps. Jamais il n'avait vu encore une
       dignité si bien portée et une politesse aussi cordiale que celles du
       vieux châtelain de Riesenburg. Il se troubla en le remerciant, et se
       repentit presque d'avoir escroqué par une imposture l'accueil paternel
       qu'il en recevait. Il craignit surtout que Consuelo ne le dévoilât, en
       déclarant au comte qu'il n'était pas son frère. Il sentait que dans cet
       instant il n'eût pas été en son pouvoir de payer d'effronterie et de
       chercher à se venger.
     
       «Je suis bien touchée de la bonté de monsieur le comte, répondit Consuelo
       après un instant de réflexion; mais mon frère, qui en sent tout le prix,
       n'aura pas le bonheur d'en profiter. Des affaires pressantes l'appellent
       à Prague, et dans ce moment il vient de prendre congé de moi....
     
       --Cela est impossible! vous vous êtes à peine vus un instant, dit le
       comte.
     
       --Il a perdu plusieurs heures à m'attendre, reprit-elle, et maintenant
       ses moments sont comptés. Il sait bien, ajouta-t-elle en regardant son
       prétendu frère d'un air significatif, qu'il ne peut pas rester une minute
       de plus ici.»
     
       Cette froide insistance rendit à Anzoleto toute la hardiesse de son
       caractère et tout l'aplomb de son rôle.
     
       «Qu'il en arrive ce qu'il plaira au diable ... je veux dire à Dieu!
       dit-il en se reprenant; mais je ne saurais quitter ma chère soeur aussi
       précipitamment que sa raison et sa prudence l'exigent. Je ne sais aucune
       affaire d'intérêt qui vaille un instant de bonheur; et puisque monseigneur
       le comte me le permet si généreusement, j'accepte avec reconnaissance. Je
       reste! Mes engagements avec Prague seront remplis un peu plus tard, voilà
       tout.
     
       --C'est parler en jeune homme léger, repartit Consuelo offensée. Il y a
       des affaires où l'honneur parle plus haut que l'intérêt....
     
       --C'est parler en frère, répliqua Anzoleto; et toi tu parles toujours en
       reine, ma bonne petite soeur.
     
       --C'est parler en bon jeune homme! ajouta le vieux comte en tendant la
       main à Anzoleto. Je ne connais pas d'affaires qui ne puissent se remettre
       au lendemain. Il est vrai que l'on m'a toujours reproché mon indolence;
       mais moi j'ai toujours reconnu qu'on se trouvait plus mal de la
       précipitation que de la réflexion. Par exemple, ma chère Porporina,
       il y a bien des jours, je pourrais dire bien des semaines, que j'ai une
       prière à vous faire, et j'ai tardé jusqu'à présent. Je crois que j'ai bien
       fait et que le moment est venu. Pouvez-vous m'accorder aujourd'hui l'heure
       d'entretien que je venais vous demander lorsque j'ai appris l'arrivée de
       monsieur votre frère? Il me semble que cette heureuse circonstance est
       venue tout à point, et peut-être ne sera-t-il pas de trop dans la
       conférence que je vous propose.
     
       --Je suis toujours et à toute heure aux ordres de votre seigneurie,
       répondit Consuelo. Quant à mon frère, c'est un enfant que je n'associe pas
       sans examen à mes affaires personnelles....
     
       --Je le sais bien, reprit effrontément Anzoleto; mais puisque monseigneur
       le comte m'y autorise, je n'ai pas besoin d'autre permission que la sienne
       pour entrer dans la confidence.
     
       --Vous voudrez bien me laisser juge de ce qui convient à vous et à moi,
       répondit Consuelo avec hauteur. Monsieur le comte, je suis prête à vous
       suivre dans votre appartement, et à vous écouter avec respect.
     
       --Vous êtes bien sévère avec ce bon jeune homme, qui a l'air si franc et
       si enjoué,» dit le comte en souriant; puis, se tournant vers Anzoleto:
       «Ne vous impatientez pas, mon enfant, lui dit-il; votre tour viendra. Ce
       que j'ai à dire à votre soeur ne peut pas vous être caché: et bientôt,
       j'espère, elle me permettra de vous mettre, comme vous dites, dans la
       confidence.»
     
       Anzoleto eut l'impertinence de répondre à la gaieté expansive du vieillard
       en retenant sa main dans les siennes, comme s'il eût voulu s'attacher à
       lui, et surprendre le secret dont l'excluait Consuelo. Il n'eut pas le
       bon goût de comprendre qu'il devait au moins sortir du salon, pour
       épargner au comte la peine d'en sortir lui-même. Quand il s'y trouva seul,
       il frappa du pied avec colère, craignant que cette jeune fille, devenue
       si maîtresse d'elle-même, ne déconcertât tous ses plans et ne le fit
       éconduire en dépit de son habileté. Il eut envie de se glisser dans la
       maison, et d'aller écouter à toutes les portes. Il sortit du salon dans ce
       dessein; erra dans les jardins quelques moments, puis se hasarda dans les
       galeries, feignant, lorsqu'il rencontrait quelque serviteur, d'admirer la
       belle architecture du château. Mais, à trois reprises différentes, il vit
       passer à quelque distance un personnage vêtu de noir, et singulièrement
       grave, dont il ne se soucia pas beaucoup d'attirer l'attention: c'était
       Albert, qui paraissait ne pas le remarquer, et qui, cependant, ne le
       perdait pas de vue. Anzoleto, en le voyant plus grand que lui de toute la
       tête, et en observant la beauté sérieuse de ses traits, comprit que, de
       toutes façons, il n'avait pas un rival aussi méprisable qu'il l'avait
       d'abord pensé, dans la personne du fou de Riesenburg. Il prit donc le
       parti de rentrer dans le salon, et d'essayer sa belle voix dans ce vaste
       local, en promenant avec distraction ses doigts sur le clavecin.
     
       «Ma fille, dit le comte Christian à Consuelo, après l'avoir conduite dans
       son cabinet et lui avoir avancé un grand fauteuil de velours rouge à
       crépines d'or, tandis qu'il s'assit sur un pliant à côté d'elle, j'ai à
       vous demander une grâce, et je ne sais pas encore de quel droit je vais
       le faire avant que vous ayez compris mes intentions. Puis-je me flatter
       que mes cheveux blancs, ma tendre estime pour vous, et l'amitié du noble
       Porpora, votre père adoptif, vous donneront assez de confiance en moi
       pour que vous consentiez à m'ouvrir votre coeur sans réserve?»
     
       Attendrie et cependant un peu effrayée de ce début, Consuelo porta à ses
       lèvres la main du vieillard, et lui répondit avec effusion:
     
       «Oui, monsieur le comte, je vous respecte et vous aime comme si
       j'avais l'honneur de vous avoir pour mon père, et je puis répondre sans
       crainte et sans détour à toutes vos questions, en ce qui me concerne
       personnellement.»
     
       --Je ne vous demanderai rien autre chose, ma chère fille, et je vous
       remercie de cette promesse. Croyez-moi incapable d'en abuser, comme je
       vous crois incapable d'y manquer.
     
       --Je le crois, monsieur le comte. Daignez parler.
     
       --Eh bien, mon enfant, dit le vieillard avec une curiosité naïve et
       encourageante, comment vous nommez-vous?
     
       --Je n'ai pas de nom, répondit Consuelo sans hésiter; ma mère n'en portait
       pas d'autre que celui de Rosmunda. Au baptême, je fus appelée Marie de
       Consolation: je n'ai jamais connu mon père.
     
       --Mais vous savez son nom?
     
       --Nullement, monseigneur; je n'ai jamais entendu parler de lui.
     
       --Maître Porpora vous a-t-il adoptée? Vous a-t-il donné son nom par un
       acte légal?
     
       --Non, monseigneur. Entre artistes, ces choses-là ne se font pas, et ne
       sont pas nécessaires. Mon généreux maître ne possède rien, et n'a rien à
       léguer. Quant à son nom, il est fort inutile à ma position dans le monde
       que je le porte en vertu d'un usage ou d'un contrat. Si je le justifie par
       quelque talent, il me sera bien acquis; sinon, j'aurai reçu un honneur
       dont j'étais indigne.»
     
       Le comte garda le silence pendant quelques instants; puis, reprenant la
       main de Consuelo:
     
       «La noble franchise avec laquelle vous me répondez me donne encore une
       plus haute idée de vous, lui dit-il. Ne pensez pas que je vous aie demandé
       ces détails pour vous estimer plus ou moins, selon votre naissance et
       votre condition. Je voulais savoir si vous aviez quelque répugnance à dire
       la vérité, et je vois que vous n'en avez aucune. Je vous en sais un gré
       infini, et vous trouve plus noble par votre caractère que nous ne le
       sommes, nous autres, par nos titres.»
     
       Consuelo sourit de la bonne foi avec laquelle le vieux patricien admirait
       qu'elle fit, sans rougir, un aveu si facile. Il y avait dans cette
       surprise un reste de préjugé d'autant plus tenace que Christian s'en
       défendait plus noblement. Il était évident qu'il combattait ce préjugé
       en lui-même, et qu'il voulait le vaincre.
     
       «Maintenant, reprit-il, je vais vous faire une question plus délicate
       encore, ma chère enfant, et j'ai besoin de toute votre indulgence pour
       excuser ma témérité.
     
       --Ne craignez rien, monseigneur, dit-elle; je répondrai à tout avec aussi
       peu d'embarras.
     
       --Eh bien, mon enfant ... vous n'êtes pas mariée?
     
       --Non, monseigneur, que je sache.
     
       --Et ... vous n'êtes pas veuve? Vous n'avez pas d'enfants?
     
       --Je ne suis pas veuve, et je n'ai pas d'enfants, répondit Consuelo qui
       eut fort envie de rire, ne sachant où le comte voulait en venir.
     
       --Enfin, reprit-il, vous n'avez engagé votre foi à personne, vous êtes
       parfaitement libre?
     
       --Pardon, monseigneur; j'avais engagé ma foi, avec le consentement et même
       d'après l'ordre de ma mère mourante, à un jeune garçon que j'aimais depuis
       l'enfance, et dont j'ai été la fiancée jusqu'au moment où j'ai quitté
       Venise.
     
       --Ainsi donc, vous êtes engagée? dit le comte avec un singulier mélange de
       chagrin et de satisfaction.
     
       --Non; monseigneur, je suis parfaitement libre, répondit Consuelo. Celui
       que j'aimais a indignement trahi sa foi, et je l'ai quitté pour toujours.
     
       --Ainsi, vous l'avez aimé? dit le comte après une pause.
     
       --De toute mon âme, il est vrai.
     
       --Et ... peut-être que vous l'aimez encore?...
     
       --Non, monseigneur, cela est impossible.
     
       --Vous n'auriez aucun plaisir à le revoir?
     
       --Sa vue ferait mon supplice.
     
       --Et vous n'avez jamais permis ... il n'aurait pas osé ... Mais vous direz
       que je deviens offensant et que j'en veux trop savoir!
     
       --Je vous comprends, monseigneur; et, puisque je suis appelée à me
       confesser, comme je ne veux point surprendre votre estime, je vous mettrai
       à même de savoir, à un iota près, si je la mérite ou non. Il s'est permis
       bien des choses, mais il n'a osé que ce que j'ai permis. Ainsi, nous avons
       souvent bu dans la même tasse, et reposé sur le même banc. Il a dormi dans
       ma chambre pendant que je disais mon chapelet. Il m'a veillée pendant que
       j'étais malade. Je ne me gardais pas avec crainte. Nous étions toujours
       seuls, nous nous aimions, nous devions nous marier, nous nous respections
       l'un l'autre. J'avais juré à ma mère d'être ce qu'on appelle une fille
       sage. J'ai tenu parole, si c'est être sage que de croire à un homme qui
       doit nous tromper, et de donner sa confiance, son affection, son estime, à
       qui ne mérite rien de tout cela. C'est lorsqu'il a voulu cesser d'être mon
       frère, sans devenir mon mari, que j'ai commencé à me défendre. C'est
       lorsqu'il m'a été infidèle que je me suis applaudie de m'être bien
       défendue. Il ne tient qu'à cet homme sans honneur de se vanter du
       contraire; cela n'est pas d'une grande importance pour une pauvre fille
       comme moi. Pourvu que je chante juste, on ne m'en demandera pas davantage.
       Pourvu que je puisse baiser sans remords le crucifix sur lequel j'ai juré
       à ma mère d'être chaste, je ne me tourmenterai pas beaucoup de ce qu'on
       pensera de moi. Je n'ai pas de famille à faire rougir, pas de frères, pas
       de cousins à faire battre pour moi....
     
       --Pas de frères? Vous en avez un!»
     
       Consuelo se sentit prête à confier au vieux comte toute la vérité sous
       le sceau du secret. Mais elle craignit d'être lâche en cherchant hors
       d'elle-même un refuge contre celui qui l'avait menacée lâchement. Elle
       pensa qu'elle seule devait avoir la fermeté de se défendre et de se
       délivrer d'Anzoleto. Et d'ailleurs la générosité de son coeur recula
       devant l'idée de faire chasser par son hôte l'homme qu'elle avait si
       religieusement aimé. Quelque politesse que le comte Christian dût savoir
       mettre à éconduire Anzoleto, quelque coupable que fut ce dernier, elle ne
       se sentit pas le courage de le soumettre à une si grande humiliation. Elle
       répondit donc à la question du vieillard, qu'elle regardait son frère
       comme un écervelé, et n'avait pas l'habitude de le traiter autrement que
       comme un enfant.
     
       «Mais ce n'est pas un mauvais sujet? dit le comte.
     
       --C'est peut-être un mauvais sujet, répondit-elle. J'ai avec lui le moins
       de rapports possible; nos caractères et notre manière de voir sont
       très-différents. Votre Seigneurie a pu remarquer que je n'étais pas fort
       pressée de le retenir ici.
     
       --Il en sera ce que vous voudrez, mon enfant; je vous crois pleine de
       jugement. Maintenant que vous m'avez tout confié avec un si noble
       abandon....
     
       --Pardon, monseigneur, dit Consuelo; je ne vous ai pas dit tout ce qui
       me concerne, car vous ne me l'avez pas demandé. J'ignore le motif de
       l'intérêt que vous daignez prendre aujourd'hui à mon existence. Je présume
       que quelqu'un a parlé de moi ici d'une manière plus ou moins défavorable,
       et que vous voulez savoir si ma présence ne déshonore pas votre maison.
       Jusqu'ici, comme vous ne m'aviez interrogée que sur des choses
       très-superficielles, j'aurais cru manquer à la modestie qui convient
       à mon rôle en vous entretenant de moi sans votre permission; mais
       puisque vous paraissez vouloir me connaître à fond, je dois vous dire
       une circonstance qui me fera peut-être du tort dans votre esprit.
       Non-seulement il serait possible, comme vous l'avez souvent présumé (et
       quoique je n'en aie nulle envie maintenant), que je vinsse à embrasser
       la carrière du théâtre; mais encore il est avéré que j'ai débuté à Venise,
       à la saison dernière, sous le nom de Consuelo ... On m'avait surnommée la
       Zingarella, et tout Venise connaît ma figure et ma voix.
     
       --Attendez donc! s'écria le comte, tout étourdi de cette nouvelle
       révélation. Vous seriez cette merveille dont on a fait tant de bruit à
       Venise l'an dernier, et dont les gazettes italiennes ont fait mention
       Plusieurs fois avec de si pompeux éloges? La plus belle voix, le plus beau
       talent qui, de mémoire d'homme, se soit révélé....
     
       --Sur le théâtre de San-Samuel, monseigneur. Ces éloges sont sans doute
       bien exagérés; mais il est un fait incontestable, c'est que je suis cette
       même Consuelo, que j'ai chanté dans plusieurs opéras, que je suis actrice,
       en un mot, ou, comme on dit plus poliment, cantatrice. Voyez maintenant si
       je mérite de conserver votre bienveillance.
     
       Voilà des choses bien extraordinaires et un destin bizarre! dit le comte
       absorbé dans ses réflexions. Avez-vous dit tout cela ici à ... à quelque
       autre que moi, mon enfant?
     
       --J'ai à peu près tout dit au comte votre fils, monseigneur, quoique je ne
       sois pas entrée dans les détails que vous venez d'entendre.
     
       --Ainsi, Albert connaît votre extraction, votre ancien amour, votre
       profession?
     
       --Oui, monseigneur.
     
       --C'est bien, ma chère signora. Je ne puis trop vous remercier de
       l'admirable loyauté de votre conduite à notre égard, et je vous promets
       que vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Maintenant, Consuelo...
       (oui, je me souviens que c'est le nom qu'Albert vous a donné dès le
       commencement, lorsqu'il vous parlait espagnol), permettez-moi de me
       recueillir un peu. Je me sens fort ému. Nous avons encore bien des choses
       à nous dire, mon enfant, et il faut que vous me pardonniez un peu de
       trouble à l'approche d'une décision aussi grave. Faites-moi la grâce de
       m'attendre ici un instant.»
     
       Il sortit, et Consuelo, le suivant des yeux, le vit, à travers les portes
       dorées garnies de glaces, entrer dans son oratoire et s'y agenouiller avec
       ferveur.
     
       En proie à une vive agitation, elle se perdait en conjectures sur la suite
       d'un entretien qui s'annonçait avec tant de solennité. D'abord, elle avait
       pensé qu'en l'attendant, Anzoleto, dans son dépit, avait déjà fait ce dont
       il l'avait menacée; qu'il avait causé avec le chapelain ou avec Hanz, et
       que la manière dont il avait parlé d'elle avait élevé de graves scrupules
       dans l'esprit de ses hôtes. Mais le comte Christian ne savait pas feindre,
       et jusque-là son maintien et ses discours annonçaient un redoublement
       d'affection plutôt que l'invasion de la défiance. D'ailleurs, la franchise
       de ses réponses l'avait frappé comme auraient pu faire des révélations
       inattendues; la dernière surtout avait été un coup de foudre. Et
       maintenant il priait, il demandait à Dieu de l'éclairer ou de le soutenir
       dans l'accomplissement d'une grande résolution. «Va-t-il me prier de
       partir avec mon frère? va-t-il m'offrir de l'argent? se demandait-elle.
       Ah! que Dieu me préserve de cet outrage! Mais non! cet homme est trop
       délicat, trop bon pour songer à m'humilier. Que voulait-il donc me dire
       d'abord, et que va-t-il me dire maintenant? Sans doute ma longue promenade
       avec son fils lui donne des craintes, et il va me gronder. Je l'ai mérité
       peut-être, et j'accepterai le sermon, ne pouvant répondre avec sincérité
       aux questions qui me seraient faites sur le compte d'Albert. Voici une
       rude journée; et si j'en passe beaucoup de pareilles, je ne pourrai plus
       disputer la palme du chant aux jalouses maîtresses d'Anzoleto. Je me sens
       la poitrine en feu et la gorge desséchée.»
     
       Le comte Christian revint bientôt vers elle. Il était calme, et sa pâle
       figure portait le témoignage d'une victoire remportée en vue d'une noble
       intention.
     
       «Ma fille, dit-il à Consuelo en se rasseyant auprès d'elle, après l'avoir
       forcée de garder le fauteuil somptueux qu'elle voulait lui céder, et sur
       lequel elle trônait malgré elle d'un air craintif: il est temps que je
       réponde par ma franchise à celle que vous m'avez témoignée. Consuelo, mon
       fils vous aime.»
     
       Consuelo rougit et pâlit tour à tour. Elle essaya de répondre. Christian
       l'interrompit.
     
       «Ce n'est pas une question que je vous fais, dit-il; je n'en aurais pas le
       droit, et vous n'auriez peut-être pas celui d'y répondre; car je sais que
       vous n'avez encouragé en aucune façon les espérances d'Albert. Il m'a tout
       dit; et je crois en lui, parce qu'il n'a jamais menti, ni moi non plus.
     
       --Ni moi non plus, dit Consuelo en levant les yeux au ciel avec
       l'expression de la plus candide fierté. Le comte Albert a dû vous dire,
       monseigneur....
     
       --Que vous aviez repoussé toute idée d'union avec lui.
     
       --Je le devais. Je savais les usages et les idées du monde; je savais que
       je n'étais pas faite pour être la femme du comte Albert, par la seule
       raison que je ne m'estime l'inférieure de personne devant Dieu, et que je
       ne voudrais recevoir de grâce et de faveur de qui que ce soit devant les
       hommes.
     
       --Je connais votre juste orgueil, Consuelo. Je le trouverais exagéré, si
       Albert n'eût dépendu que de lui-même; mais dans la croyance où vous étiez
       que je n'approuverais jamais une telle union, vous avez dû répondre comme
       vous l'avez fait.
     
       --Maintenant, monseigneur, dit Consuelo en se levant, je comprends le
       reste, et je vous supplie de m'épargner l'humiliation que je redoutais.
       Je vais quitter votre maison, comme je l'aurais déjà quittée si j'avais
       cru pouvoir le faire sans compromettre la raison et la vie du comte
       Albert, sur lesquelles j'ai eu plus d'influence que je ne l'aurais
       souhaité. Puisque vous savez ce qu'il ne m'était pas permis de vous
       révéler, vous pourrez veiller sur lui, empêcher les conséquences de cette
       séparation, et reprendre un soin qui vous appartient plus qu'à moi. Si je
       me le suis arrogé indiscrètement, c'est une faute que Dieu me pardonnera;
       car il sait quelle pureté de sentiments m'a guidée en tout ceci.
     
       --Je le sais, reprit le comte, et Dieu a parlé à ma conscience comme
       Albert avait parlé à mes entrailles. Restez donc assise, Consuelo, et ne
       vous hâtez pas de condamner mes intentions. Ce n'est point pour vous
       ordonner de quitter ma maison, mais pour vous supplier à mains jointes d'y
       rester toute votre vie, que je vous ai demandé de m'écouter.
     
       --Toute ma vie! répéta Consuelo en retombant sur son siège, partagée entre
       le bien que lui faisait cette réparation à sa dignité et l'effroi que lui
       causait une pareille offre. Toute ma vie! Votre seigneurie ne songe pas à
       ce qu'elle me fait l'honneur de me dire.
     
       --J'y ai beaucoup songé ma fille, répondit le comte avec un sourire
       mélancolique, et je sens que je ne dois pas m'en repentir. Mon fils vous
       aime éperdument, vous avez tout pouvoir sur son âme. C'est vous qui me
       l'avez rendu, vous qui avez été le chercher dans un endroit mystérieux
       qu'il ne veut pas me faire connaître, mais où nulle autre qu'une mère ou
       une sainte, m'a-t-il dit, n'eût osé pénétrer. C'est vous qui avez risqué
       votre vie pour le sauver de l'isolement et du délire où il se consumait.
       C'est grâce à vous qu'il a cessé de nous causer, par ses absences,
       d'affreuses inquiétudes. C'est vous qui lui avez rendu le calme, la santé,
       la raison, en un mot. Car il ne faut pas se le dissimuler, mon pauvre
       enfant était fou, et il est certain qu'il ne l'est plus. Nous avons passé
       presque toute la nuit à causer ensemble, et il m'a montré une sagesse
       supérieure à la mienne. Je savais que vous deviez sortir avec lui ce
       matin. Je l'avais donc autorisé à vous demander ce que vous n'avez pas
       voulu écouter.... Vous aviez peur de moi, chère Consuelo! Vous pensiez que
       le vieux Rudolstadt, encroûté dans ses préjugés nobiliaires, aurait honte
       de vous devoir son fils. Eh bien, vous vous trompiez. Le vieux Rudolstadt
       a eu de l'orgueil et des préjugés sans doute; il en a peut-être encore, il
       ne veut pas se farder devant vous; mais il les abjure, et, dans l'élan
       d'une reconnaissance sans bornes, il vous remercie de lui avoir rendu son
       dernier, son seul enfant!»
     
       En parlant ainsi, le comte Christian prit les deux mains de Consuelo dans
       les siennes, et les couvrit de baisers en les arrosant de larmes.
     
     
     
     
       LIX.
     
     
       Consuelo fut vivement attendrie d'une démonstration qui la réhabilitait à
       ses propres yeux et tranquillisait sa conscience. Jusqu'à ce moment, elle
       avait eu souvent la crainte de s'être imprudemment livrée à sa générosité
       et à son courage; maintenant elle en recevait la sanction et la
       récompense. Ses larmes de joie se mêlèrent à celles du vieillard, et
       ils restèrent longtemps trop émus l'un et l'autre pour continuer la
       conversation.
     
       Cependant Consuelo ne comprenait pas encore la proposition qui lui était
       faite, et le comte, croyant s'être assez expliqué, regardait son silence
       et ses pleurs comme des signes d'adhésion et de reconnaissance.
     
       «Je vais, lui dit-il enfin, amener mon fils à vos pieds, afin qu'il joigne
       ses bénédictions aux miennes en apprenant l'étendue de son bonheur.
     
       --Arrêtez, monseigneur! dit Consuelo tout interdite de cette
       précipitation. Je ne comprends pas ce que vous exigez de moi. Vous
       approuvez l'affection que le comte Albert m'a témoignée et le dévouement
       que j'ai eu pour lui. Vous m'accordez votre confiance, vous savez que je
       ne la trahirai pas; mais comment puis-je m'engager à consacrer toute ma
       vie à une amitié d'une nature si délicate? Je vois bien que vous comptez
       sur le temps et sur ma raison pour maintenir la santé morale de votre
       noble fils, et pour calmer la vivacité de son attachement pour moi. Mais
       j'ignore si j'aurai longtemps cette puissance; et d'ailleurs, quand même
       ce ne serait pas une intimité dangereuse pour un homme aussi exalté, je ne
       suis pas libre de consacrer mes jours à cette tâche glorieuse. Je ne
       m'appartiens pas!
     
       --O ciel! que dites-vous, Consuelo? Vous ne m'avez donc pas compris? Ou
       vous m'avez trompé en me disant que vous étiez libre, que vous n'aviez ni
       attachement de coeur, ni engagement, ni famille?
     
       --Mais, monseigneur, reprit Consuelo stupéfaite, j'ai un but, une
       vocation, un état. J'appartiens à l'art auquel je me suis consacrée dès
       mon enfance.
     
       --Que dites-vous, grand Dieu! Vous voulez retourner au théâtre?
     
       --Cela, je l'ignore, et j'ai dit la vérité en affirmant que mon désir ne
       m'y portait pas. Je n'ai encore éprouvé que d'horribles souffrances dans
       cette carrière orageuse; mais je sens pourtant que je serais téméraire si
       je m'engageais à y renoncer. Ç'a été ma destinée, et peut-être ne peut-on
       pas se soustraire à l'avenir qu'on s'est tracé. Que je remonte sur les
       planches, ou que je donne des leçons et des concerts, je suis, je dois
       être cantatrice. A quoi serais-je bonne, d'ailleurs? où trouverais-je de
       l'indépendance? à quoi occuperais-je mon esprit rompu au travail, et avide
       de ce genre d'émotion?
     
       --O Consuelo, Consuelo! s'écria le comte Christian avec douleur, tout ce
       que vous dites là est vrai! Mais je pensais que vous aimiez mon fils, et
       je vois maintenant que vous ne l'aimez pas!
     
       --Et si je venais à l'aimer avec la passion qu'il faudrait avoir pour
       renoncer à moi-même, que diriez-vous, monseigneur? s'écria à son tour
       Consuelo impatientée. Vous jugez donc qu'il est absolument impossible à
       Une femme de prendre de l'amour pour le comte Albert, puisque vous me
       demandez de rester toujours avec lui?
     
       --Eh quoi! me suis-je si mal expliqué, ou me jugez-vous insensé, chère
       Consuelo? Ne vous ai-je pas demandé votre coeur et votre main pour mon
       fils? N'ai-je pas mis à vos pieds une alliance légitime et certainement
       honorable? Si vous aimiez Albert, vous trouveriez sans doute dans le
       bonheur de partager sa vie un dédommagement à la perte de votre gloire et
       de vos triomphes! Mais vous ne l'aimez pas, puisque vous regardez comme
       impossible de renoncer à ce que vous appelez votre destinée!»
     
       Cette explication avait été tardive, à l'insu même du bon Christian. Ce
       n'était pas sans un mélange de terreur et de mortelle répugnance que le
       vieux seigneur avait sacrifié au bonheur de son fils toutes les idées de
       sa vie, tous les principes de sa caste; et lorsque, après une longue et
       pénible lutte avec Albert et avec lui-même, il avait consommé le
       sacrifice, la ratification absolue d'un acte si terrible n'avait pu
       arriver sans effort de son coeur à ses lèvres.
     
       Consuelo le pressentit ou le devina; car au moment où Christian parut
       renoncer à la faire consentir à ce mariage, il y eut certainement sur le
       visage du vieillard une expression de joie involontaire, mêlée à celle
       d'une étrange consternation.
     
       En un instant Consuelo comprit sa situation, et une fierté peut-être un
       peu trop personnelle lui inspira de l'éloignement pour le parti qu'on lui
       proposait.
     
       «Vous voulez que je devienne la femme du comte Albert! dit-elle encore
       étourdie d'une offre si étrange. Vous consentiriez à m'appeler votre
       fille, à me faire porter votre nom, à me présenter à vos parents, à vos
       amis?... Ah! monseigneur! combien vous aimez votre fils, et combien votre
       fils doit vous aimer!
     
       --Si vous trouvez en cela une générosité si grande, Consuelo, c'est que
       votre coeur ne peut en concevoir une pareille, ou que l'objet ne vous
       paraît pas digne!
     
       --Monseigneur, dit Consuelo après s'être recueillie en cachant son visage
       dans ses mains, je crois rêver. Mon orgueil se réveille malgré moi à
       l'idée des humiliations dont ma vie serait abreuvée si j'osais accepter le
       sacrifice que votre amour paternel vous suggère.
     
       --Et qui oserait vous humilier, Consuelo, quand le père et le fils vous
       couvriraient de l'égide du mariage et de la famille?
     
       --Et la tante, monseigneur? la tante, qui est ici une mère véritable,
       verrait-elle cela sans rougir?
     
       --Elle-même viendra joindre ses prières aux nôtres, si vous promettez de
       vous laisser fléchir. Ne demandez pas plus que la faiblesse de l'humaine
       nature ne comporte. Un amant, un père, peuvent subir l'humiliation et la
       douleur d'un refus. Ma soeur ne l'oserait pas. Mais, avec la certitude du
       succès, nous l'amènerons dans vos bras, ma fille.
     
       -Monseigneur, dit Consuelo tremblante, le comte Albert vous avait donc dit
       que je l'aimais?
     
       --Non! répondit le comte, frappé d'une réminiscence subite. Albert m'avait
       dit que l'obstacle serait dans votre coeur. Il me l'a répété cent fois;
       mais moi, je n'ai pu le croire. Votre réserve me paraissait assez fondée
       sur votre droiture et votre délicatesse. Mais je pensais qu'en vous
       délivrant de vos scrupules, j'obtiendrais de vous l'aveu que vous lui
       aviez refusé.
     
       --Et que vous a-t-il dit de notre promenade d'aujourd'hui?
     
       --Un seul mot: «Essayez, mon père; c'est le seul moyen de savoir si c'est
       la fierté ou l'éloignement qui me ferment son coeur.»
     
       --Hélas, monseigneur, que penserez-vous de moi, si je vous dis que je
       l'ignore moi-même?
     
       --Je penserai que c'est l'éloignement, ma chère Consuelo. Ah! mon fils,
       mon pauvre fils! Quelle affreuse destinée est la sienne! Ne pouvoir être
       aimé de la seule femme qu'il ait pu, qu'il pourra peut-être jamais aimer!
       Ce dernier malheur nous manquait.
     
       --O mon Dieu! vous devez me haïr, monseigneur! Vous ne comprenez pas que
       ma fierté résiste quand vous immolez la vôtre. La fierté d'une fille comme
       moi vous paraît bien moins fondée; et pourtant croyez que dans mon coeur
       il y a un combat aussi violent à cette heure que celui dont vous avez
       triomphé vous-même.
     
       --Je le comprends. Ne croyez pas, signora, que je respecte assez peu la
       pudeur, la droiture et le désintéressement, pour ne pas apprécier la
       fierté fondée sur de tels trésors. Mais ce que l'amour paternel a su
       vaincre (vous voyez que je vous parle avec un entier abandon), je pense
       que l'amour d'une femme le fera aussi. Eh bien, quand toute la vie
       d'Albert, la vôtre et la mienne seraient, je le suppose, un combat contre
       les préjugés du monde, quand nous devrions en souffrir longtemps et
       beaucoup tous les trois, et ma soeur avec nous, n'y aurait-il pas dans
       notre mutuelle tendresse, dans le témoignage de notre conscience, et dans
       les fruits de notre dévouement, de quoi nous rendre plus forts que tout ce
       monde ensemble? Un grand amour fait paraître légers ces maux qui vous
       semblent trop lourds pour vous-même et pour nous. Mais ce grand amour,
       vous le cherchez, éperdue et craintive, au fond de votre âme; et vous ne
       l'y trouvez pas, Consuelo, parce qu'il n'y est pas.
     
       --Eh bien, oui, la question est là, là tout entière, dit Consuelo en posant
       fortement ses mains contre son coeur; tout le reste n'est rien. Moi aussi
       j'avais des préjugés; votre exemple me prouve que c'est un devoir pour
       moi de les fouler aux pieds, et d'être aussi grande, aussi héroïque que
       vous! Ne parlons donc plus de mes répugnances, de ma fausse honte. Ne
       parlons même plus de mon avenir, de mon art! ajouta-t-elle en poussant un
       profond soupir. Cela même je saurai l'abjurer si ... si j'aime Albert! Car
       voilà ce qu'il faut que je sache. Ecoutez-moi, monseigneur. Je me le suis
       cent fois demandé à moi-même, mais jamais avec la sécurité que pouvait
       seule me donner votre adhésion. Comment aurais-je pu m'interroger
       sérieusement, lorsque cette question même était à mes yeux une folie et un
       crime? A présent, il me semble que je pourrai me connaître et me décider.
       Je vous demande quelques jours pour me recueillir, et pour savoir si ce
       dévouement immense que j'ai pour lui, ce respect, cette estime sans bornes
       que m'inspirent ses vertus, cette sympathie puissante, cette domination
       étrange qu'il exerce sur moi par sa parole, viennent de l'amour ou de
       l'admiration. Car j'éprouve tout cela, monseigneur, et tout cela est
       combattu en moi par une terreur indéfinissable, par une tristesse
       profonde, et, je vous dirai tout, ô mon noble ami! par le souvenir
       d'un amour moins enthousiaste, mais plus doux et plus tendre, qui ne
       ressemblait en rien à celui-ci.
     
       --Étrange et noble fille! répondit Christian avec attendrissement; que
       de sagesse et de bizarreries dans vos paroles et dans vos idées! Vous
       ressemblez sous bien des rapports à mon pauvre Albert, et l'incertitude
       agitée de vos sentiments me rappelle ma femme, ma noble, et belle, et
       triste Wanda!... O Consuelo! vous réveillez en moi un souvenir bien tendre
       et bien amer. J'allais vous dire: Surmontez ces irrésolutions, triomphez
       de ces répugnances; aimez, par vertu, par grandeur d'âme, par compassion;
       par l'effort d'une charité pieuse et ardente, ce pauvre homme qui vous
       adore, et qui, en vous rendant malheureuse peut-être, vous devra son
       salut, et vous fera mériter les récompenses célestes! Mais vous m'avez
       rappelé sa mère, sa mère qui s'était donnée à moi par devoir et par
       amitié! Elle ne pouvait avoir pour moi, homme simple, débonnaire et
       timide, l'enthousiasme qui brûlait son imagination. Elle fut fidèle et
       généreuse jusqu'au bout cependant; mais comme elle a souffert! Hélas! son
       affection faisait ma joie et mon supplice; sa constance, mon orgueil et
       mon remords. Elle est morte à la peine, et mon coeur s'est brisé pour
       jamais. Et maintenant, si je suis un être nul, effacé, mort avant d'être
       enseveli, ne vous en étonnez pas trop Consuelo: j'ai souffert ce que nul
       n'a compris, ce que je n'ai dit à personne, et ce que je vous confesse en
       tremblant. Ah! plutôt que de vous engager à faire un pareil sacrifice, et
       plutôt que de pousser Albert à l'accepter, que mes yeux se ferment dans la
       douleur, et que mon fils succombe tout de suite à sa destinée! Je sais
       trop ce qu'il en coûte pour vouloir forcer la nature et combattre
       l'insatiable besoin des âmes! Prenez donc du temps pour réfléchir, ma
       fille, ajouta le vieux comte en pressant Consuelo contre sa poitrine
       gonflée de sanglots, et en baisant son noble front avec un amour de père.
       Tout sera mieux ainsi. Si vous devez refuser, Albert, préparé par
       l'inquiétude, ne sera pas foudroyé, comme il l'eût été aujourd'hui par
       cette affreuse nouvelle.»
     
       Ils se séparèrent après cette convention; et Consuelo, se glissant dans
       les galeries avec la crainte d'y rencontrer Anzoleto, alla s'enfermer dans
       sa chambre, épuisée d'émotions et de lassitude.
     
       Elle essaya d'abord d'arriver au calme nécessaire, en tâchant de prendre
       un peu de repos. Elle se sentait brisée; et, se jetant sur son lit, elle
       tomba bientôt dans une sorte d'accablement plus pénible que réparateur.
       Elle eût voulu s'endormir avec la pensée d'Albert, afin de la mûrir en
       elle durant ces mystérieuses manifestations du sommeil, où nous croyons
       trouver quelquefois le sens prophétique des choses qui nous préoccupent.
       Mais les rêves entrecoupés qu'elle fit pendant plusieurs heures ramenèrent
       sans cesse Anzoleto, au lieu d'Albert, devant ses yeux. C'était toujours
       Venise, c'était toujours la Corte-Minelli; c'était toujours son premier
       amour, calme, riant et poétique. Et chaque fois qu'elle s'éveillait, le
       souvenir d'Albert venait se lier à celui de la grotte sinistre où le son
       du violon, décuplé par les échos de la solitude, évoquait les morts, et
       pleurait sur la tombe à peine fermée de Zdenko. A cette idée, la peur et
       la tristesse fermaient son coeur aux élans de l'affection. L'avenir qu'on
       lui proposait ne lui apparaissait qu'au milieu des froides ténèbres et des
       visions sanglantes, tandis que le passé, radieux et fécond, élargissait sa
       poitrine, et faisait palpiter son sein. Il lui semblait qu'en rêvant ce
       passé, elle entendait sa propre voix retentir dans l'espace, remplir la
       nature, et planer immense en montant vers les cieux; au lieu que cette
       voix devenait creuse, sourde, et se perdait comme un râle de mort dans les
       abîmes de la terre, lorsque les sons fantastiques du violon de la caverne
       revenaient à sa mémoire.
     
       Ces rêveries vagues la fatiguèrent tellement qu'elle se leva pour les
       chasser; et le premier coup de la cloche l'avertissant qu'on servirait le
       dîner dans une demi-heure, elle se mit à sa toilette, tout en continuant à
       se préoccuper des mêmes idées. Mais, chose étrange! Pour la première fois
       de sa vie, elle fut plus attentive à son miroir, et plus occupée de sa
       coiffure, et de son ajustement, que des affaires sérieuses dont elle
       cherchait la solution. Malgré elle, elle se faisait belle et désirait de
       l'être. Et ce n'était pas pour éveiller les désirs et la jalousie de deux
       amants rivaux, qu'elle sentait cet irrésistible mouvement de coquetterie;
       elle ne pensait, elle ne pouvait penser qu'à un seul. Albert ne lui avait
       jamais dit un mot sur sa figure. Dans l'enthousiasme de sa passion, il la
       croyait plus belle peut-être qu'elle n'était réellement; mais ses pensées
       étaient si élevées et son amour si grand, qu'il eût craint de la profaner
       en la regardant avec les yeux enivrés d'un amant ou la satisfaction
       scrutatrice d'un artiste. Elle était toujours pour lui enveloppée d'un
       nuage que son regard n'osait percer, et que sa pensée entourait encore
       d'une auréole éblouissante. Qu'elle fût plus ou moins bien, il la voyait
       toujours la même. Il l'avait vue livide, décharnée, flétrie, se débattant
       contre la mort, et plus semblable à un spectre qu'à une femme. Il avait
       alors cherché dans ses traits, avec attention et anxiété, les symptômes
       plus ou moins effrayants de la maladie; mais il n'avait pas vu si elle
       avait eu des moments de laideur, si elle avait pu être un objet d'effroi
       et de dégoût. Et lorsqu'elle avait repris l'éclat de la jeunesse et
       l'expression de la vie, il ne s'était pas aperçu qu'elle eût perdu ou
       gagné en beauté. Elle était pour lui, dans la vie comme dans la mort,
       l'idéal de toute jeunesse, de toute expression sublime, de toute beauté
       unique et incomparable. Aussi Consuelo n'avait-elle jamais pensé à lui, en
       s'arrangeant devant son miroir.
     
       Mais quelle différence de la part d'Anzoleto! Avec quel soin minutieux il
       l'avait regardée, jugée et détaillée dans son imagination, le jour où il
       s'était demandé si elle n'était pas laide! Comme il lui avait tenu compte
       des moindres grâces de sa personne, des moindres efforts qu'elle avait
       faits pour plaire! Comme il connaissait ses cheveux, son bras, son pied,
       sa démarche, les couleurs qui embellissaient son teint, les moindres plis
       que formait son vêtement! Et avec quelle vivacité ardente il l'avait
       louée! avec quelle voluptueuse langueur il l'avait contemplée! La chaste
       fille n'avait pas compris alors les tressaillements de son propre coeur.
       Elle ne voulait pas les comprendre encore, et cependant, elle les
       ressentait presque aussi violents, à l'idée de reparaître devant ses yeux.
       Elle s'impatientait contre elle-même, rougissait de honte et de dépit,
       s'efforçait de s'embellir pour Albert seul; et pourtant elle cherchait la
       coiffure, le ruban, et jusqu'au regard qui plaisaient à Anzoleto. Hélas!
       hélas! se dit-elle en s'arrachant de son miroir lorsque sa toilette fut
       finie, il est donc vrai que je ne puis penser qu'à lui, et que le bonheur
       passé exerce sur moi un pouvoir plus entraînant que le mépris présent et
       les promesses d'un autre amour! J'ai beau regarder l'avenir, sans lui il
       ne m'offre que terreur et désespoir. Mais que serait-ce donc avec lui?
       Ne sais-je pas bien que les beaux jours de Venise ne peuvent revenir,
       Que l'innocence n'habiterait plus avec nous, que l'âme d'Anzoleto est à
       Jamais corrompue, que ses caresses m'aviliraient, et que ma vie serait
       empoisonnée à toute heure par la honte, la jalousie, la crainte et le
       regret?
     
       En s'interrogeant à cet égard avec sévérité, Consuelo reconnut qu'elle ne
       se faisait aucune illusion, et qu'elle n'avait pas la plus secrète émotion
       de désir pour Anzoleto. Elle ne l'aimait plus dans le présent, elle le
       redoutait et le haïssait presque dans un avenir où sa perversité ne
       pouvait qu'augmenter; mais dans le passé elle le chérissait à un tel point
       que son âme et sa vie ne pouvaient s'en détacher. Il était désormais
       devant elle comme un portrait qui lui rappelait un être adoré et des jours
       de délices, et, comme une veuve qui se cache de son nouvel époux pour
       regarder l'image du premier, elle sentait que le mort était plus vivant
       que l'autre dans son coeur.
     
     
     
     
       LX.
     
     
       Consuelo avait trop de jugement et d'élévation dans l'esprit pour ne pas
       savoir que des deux amours qu'elle inspirait, le plus vrai, le plus noble
       et le plus précieux, était sans aucune comparaison possible celui
       d'Albert. Aussi, lorsqu'elle se retrouva entre eux, elle crut d'abord
       avoir triomphé de son ennemi. Le profond regard d'Albert, qui semblait
       pénétrer jusqu'au fond de son âme, la pression lente et forte de sa main
       loyale, lui firent comprendre qu'il savait le résultat de son entretien
       avec Christian, et qu'il attendait son arrêt avec soumission et
       reconnaissance. En effet, Albert avait obtenu plus qu'il n'espérait,
       et cette irrésolution lui était douce auprès de ce qu'il avait craint,
       tant il était éloigné de l'outrecuidante fatuité d'Anzoleto. Ce dernier,
       au contraire, s'était armé de toute sa résolution. Devinant à peu près ce
       qui se passait autour de lui, il s'était déterminé à combattre pied à
       pied, dût-on le pousser par les épaules hors de la maison. Son attitude
       dégagée, son regard ironique et hardi, causèrent à Consuelo le plus
       profond dégoût; et lorsqu'il s'approcha effrontément pour lui offrir la
       main, elle détourna la tête, et prit celle que lui tendait Albert pour se
       placer à table.
     
       Comme à l'ordinaire, le jeune comte alla s'asseoir en face de Consuelo,
       Et le vieux Christian la fit mettre à sa gauche, à la place qu'occupait
       autrefois Amélie, et qu'elle avait toujours occupée depuis. Mais, au lieu
       du chapelain qui était en possession de la gauche de Consuelo, la
       chanoinesse invita le prétendu frère à se mettre entre eux; de sorte que
       les épigrammes amères d'Anzoleto purent arriver à voix basse à l'oreille
       de la jeune fille, et que ses irrévérentes saillies purent scandaliser
       comme il le souhaitait le vieux prêtre, qu'il avait déjà entrepris.
     
       Le plan d'Anzoleto était bien simple. Il voulait se rendre odieux et
       insupportable à ceux de la famille qu'il pressentait hostiles au mariage
       projeté, afin de leur donner par son mauvais ton, son air familier, et ses
       paroles déplacées, la plus mauvaise idée de l'entourage et de la parenté
       de Consuelo. «Nous verrons, se disait-il, s'ils avaleront _le frère_ que
       je vais leur servir.»
     
       Anzoleto, chanteur incomplet et tragédien médiocre, avait les instincts
       d'un bon comique. Il avait déjà bien assez vu le monde pour savoir prendre
       par imitation les manières élégantes et le langage agréable de la bonne
       compagnie; mais ce rôle n'eût servi qu'à réconcilier la chanoinesse avec
       la basse extraction de la fiancée, et il prit le genre opposé avec
       d'autant plus de facilité qu'il lui était plus naturel. S'étant bien
       assuré que Wenceslawa, en dépit de son obstination à ne parler que
       l'allemand, la langue de la cour et des sujets bien pensants, ne perdait
       pas un mot de ce qu'il disait en italien, il se mit à babiller à tort et
       à travers, à fêter le bon vin de Hongrie, dont il ne craignait pas les
       effets, aguerri qu'il était de longue main contre les boissons les plus
       capiteuses, mais dont il feignit de ressentir les chaleureuses influences
       pour se donner l'air d'un ivrogne invétéré.
     
       Son projet réussit à merveille. Le comte Christian, après avoir ri d'abord
       avec indulgence de ses bouffonnes saillies, ne sourit bientôt plus qu'avec
       effort, et eut besoin de toute son urbanité seigneuriale, de toute son
       affection paternelle, pour ne pas remettre à sa place le déplaisant futur
       beau-frère de son noble fils. Le chapelain, indigné, bondit plusieurs fois
       sur sa chaise, et murmura en allemand des exclamations qui ressemblaient à
       des exorcismes. Sa réfection en fut horriblement troublée, et de sa vie il
       ne digéra plus tristement. La chanoinesse écouta toutes les impertinences
       de son hôte avec un mépris contenu et une assez maligne satisfaction. A
       chaque nouvelle sottise, elle levait les yeux vers son frère, comme pour
       le prendre à témoin; et le bon Christian baissait la tête, en s'efforçant
       de distraire, par une réflexion assez maladroite, l'attention des
       auditeurs. Alors la chanoinesse regardait Albert; mais Albert était
       impassible. Il ne paraissait ni voir ni entendre son incommode et joyeux
       convive.
     
       La plus cruellement oppressée de toutes ces personnes était sans contredit
       la pauvre Consuelo. D'abord elle crut qu'Anzoleto avait contracté, dans
       une vie de débauche, ces manières échevelées, et ce tour d'esprit cynique
       qu'elle ne lui connaissait pas; car il n'avait jamais été ainsi devant
       elle. Elle en fut si révoltée et si consternée qu'elle faillit quitter la
       table. Mais lorsqu'elle s'aperçut que c'était une ruse de guerre, elle
       retrouva le sang-froid qui convenait à son innocence et à sa dignité. Elle
       ne s'était pas immiscée dans les secrets et dans les affections de cette
       famille, pour conquérir par l'intrigue le rang qu'on lui offrait. Ce rang
       n'avait pas flatté un instant son ambition, et elle se sentait bien forte
       de sa conscience contre les secrètes inculpations de la chanoinesse. Elle
       savait, elle voyait bien que l'amour d'Albert et la confiance de son père
       étaient au-dessus d'une si misérable épreuve. Le mépris que lui inspirait
       Anzoleto, lâche et méchant dans sa vengeance, la rendait plus forte
       encore. Ses yeux rencontrèrent une seule fois ceux d'Albert, et ils se
       comprirent. Consuelo disait: _Oui_, et Albert répondait: _Malgré tout!_
     
       «Ce n'est pas fait! dit tout bas à Consuelo Anzoleto, qui avait surpris et
       commenté ce regard.
     
       --Vous me faites beaucoup de bien, lui répondit Consuelo, et je vous
       remercie.»
     
       Ils parlaient entre leurs dents ce dialecte rapide de Venise qui ne semble
       composé que de voyelles, et où l'ellipse est si fréquente que les Italiens
       de Rome et de Florence ont eux-mêmes quelque peine à le comprendre à la
       première audition.
     
       «Je conçois que tu me détestes dans ce moment-ci, reprit Anzoleto, et que
       tu te crois sûre de me haïr toujours. Mais tu ne m'échapperas pas pour
       cela.
     
       --Vous vous êtes dévoilé trop tôt, dit Consuelo.
     
       --Mais non trop tard, reprit Anzoleto.--Allons, _padre mio benedetto_,
       dit-il en s'adressant au chapelain, et en lui poussant le coude de manière
       à lui faire verser sur son rabat la moitié du vin qu'il portait à ses
       lèvres, buvez donc plus courageusement ce bon vin qui fait autant de bien
       au corps et à l'âme que celui de la sainte messe!--Seigneur comte, dit-il
       au vieux Christian en lui tendant son verre, vous tenez là en réserve,
       du côté de votre coeur, un flacon de cristal jaune qui reluit comme le
       soleil. Je suis sûr que si j'avalais seulement une goutte du nectar qu'il
       contient, je serais changé en demi-dieu.
     
       --Prenez garde, mon enfant, dit enfin le comte en posant sa main maigre
       chargée de bagues sur le col tailladé du flacon: le vin des vieillards
       ferme quelquefois la bouche aux jeunes gens.
     
       --Tu enrages à en être jolie comme un lutin, dit Anzoleto en bon et clair
       italien à Consuelo, de manière à être entendu de tout le monde. Tu me
       rappelles la _Diavolessa_ de Galuppi, que tu as si bien jouée à Venise
       l'an dernier.--Ah ça, seigneur comte, prétendez-vous garder bien longtemps
       ici ma soeur dans votre cage dorée, doublée de soie? C'est un oiseau
       chanteur, je vous en avertis, et l'oiseau qu'on prive de sa voix perd
       bientôt ses plumes. Elle est fort heureuse ici; je le conçois; mais ce bon
       public qu'elle a frappé de vertige la redemande à grands cris là-bas. Et
       quant à moi, vous me donneriez votre nom, votre château; tout le vin de
       votre cave; et votre respectable chapelain par-dessus le marché, que je ne
       voudrais pas renoncer à mes quinquets, à mon cothurne, et à mes roulades.
     
       --Vous êtes donc comédien aussi, vous? dit la chanoinesse avec un dédain
       sec et froid.
     
       --Comédien, baladin pour vous servir, _illustrissima_, répondit Anzoleto
       sans se déconcerter.
     
       --A-t-il du talent? demanda le vieux Christian à Consuelo avec une
       tranquillité pleine de douceur et de bienveillance.
     
       --Aucun, répondit Consuelo en regardant son adversaire d'un air de pitié.
     
       --Si cela est, tu t'accuses toi-même, dit Anzoleto; car je suis ton élève.
       J'espère pourtant, continua-t-il en vénitien, que j'en aurai assez pour
       brouiller tes cartes.
     
       --C'est à vous seul que vous ferez du mal, reprit Consuelo dans le même
       dialecte. Les mauvaises intentions souillent le coeur, et le vôtre perdra
       plus à tout cela que vous ne pouvez me faire perdre dans celui des autres.
     
       --Je suis bien aise de voir que tu acceptes le défi. A l'oeuvre donc, ma
       belle guerrière! Vous avez beau baisser la visière de votre casque, je
       vois le dépit et la crainte briller dans vos yeux.
     
       --Hélas! vous n'y pouvez lire qu'un profond chagrin à cause de vous. Je
       croyais pouvoir oublier que je vous dois du mépris, et vous prenez à tâche
       de me le rappeler.
     
       --Le mépris et l'amour vont souvent fort bien ensemble.
     
       --Dans les âmes viles.
     
       --Dans les âmes les plus fières; cela s'est vu et se verra toujours.»
     
       Tout le dîner alla ainsi. Quand on passa au salon, la chanoinesse, qui
       paraissait déterminée à se divertir de l'insolence d'Anzoleto, pria
       celui-ci de lui chanter quelque chose. Il ne se fit pas prier; et, après
       avoir promené vigoureusement ses doigts nerveux sur le vieux clavecin
       gémissant, il entonna une des chansons énergiques dont il réchauffait les
       petits soupers de Zustiniani. Les paroles étaient lestes. La chanoinesse
       ne les entendit pas, et s'amusa de la verve avec laquelle il les débitait.
       Le comte Christian ne put s'empêcher d'être frappé de la belle voix et
       De la prodigieuse facilité du chanteur. Il s'abandonna avec naïveté au
       plaisir de l'entendre; et quand le premier air fut fini, il lui en demanda
       un second. Albert, assis auprès de Consuelo, paraissait absolument sourd,
       et ne disait mot. Anzoleto s'imagina qu'il avait du dépit, et qu'il se
       sentait enfin primé en quelque chose. Il oublia que son dessein était
       de faire fuir les auditeurs avec ses gravelures musicales; et, voyant
       d'ailleurs que, soit innocence de ses hôtes, soit ignorance du dialecte,
       c'était peine perdue, il se livra du besoin d'être admiré, en chantant
       pour le plaisir de chanter; et puis il voulut faire voir à Consuelo qu'il
       avait fait des progrès. Il avait gagné effectivement dans l'ordre de
       puissance qui lui était assigné. Sa voix avait perdu déjà peut-être sa
       première fraîcheur, l'orgie en avait effacé le velouté de la jeunesse;
       mais il était devenu plus maître de ses effets, et plus habile dans l'art
       de vaincre les difficultés vers lesquelles son goût et son instinct le
       portaient toujours. Il chanta bien, et reçut beaucoup d'éloges du comte
       Christian, de la chanoinesse, et même du chapelain, qui aimait beaucoup
       les _traits_, et qui croyait la manière de Consuelo trop simple et trop
       naturelle pour être savante.
     
       «Vous disiez qu'il n'avait pas de talent, dit le comte à cette dernière;
       vous êtes trop sévère ou trop modeste pour votre élève. Il en a beaucoup,
       et je reconnais enfin en lui quelque chose de vous.»
     
       Le bon Christian voulait effacer par ce petit triomphe d'Anzoleto
       l'humiliation que sa manière d'être avait causée à sa prétendue soeur.
       Il insista donc beaucoup sur le mérite du chanteur, et celui-ci, qui
       aimait trop à briller pour ne pas être déjà fatigué de son vilain rôle,
       se remit au clavecin après avoir remarqué que le comte Albert devenait de
       plus en plus pensif. La chanoinesse, qui s'endormait un peu aux longs
       morceaux de musique, demanda une autre chanson vénitienne; et cette fois
       Anzoleto en choisit une qui était d'un meilleur goût. Il savait que les
       airs populaires étaient ce qu'il chantait le mieux. Consuelo n'avait pas
       elle-même l'accentuation piquante du dialecte aussi naturelle et aussi
       caractérisée que lui, enfant des lagunes, et chanteur mime par excellence.
     
       Il contrefaisait avec tant de grâce et de charme, tantôt la manière rude
       et franche des pêcheurs de l'Istrie, tantôt le laisser-aller spirituel
       et nonchalant des gondoliers de Venise, qu'il était impossible de ne
       pas le regarder et l'écouter avec un vif intérêt. Sa belle figure, mobile
       et pénétrante, prenait tantôt l'expression grave et fière, tantôt
       l'enjouement caressant et moqueur des uns et des autres. Le mauvais goût
       coquet de sa toilette, qui sentait son vénitien d'une lieue, ajoutait
       encore à l'illusion, et servait à ses avantages personnels, au lieu de
       leur nuire en cette occasion. Consuelo, d'abord froide, fut bientôt forcée
       de jouer l'indifférence et la préoccupation. L'émotion la gagnait de plus
       en plus. Elle revoyait tout Venise dans Anzoleto, et dans cette Venise
       tout l'Anzoleto des anciens jours, avec sa gaieté, son innocent amour, et
       sa fierté enfantine. Ses yeux se remplissaient de larmes, et les traits
       enjoués qui faisaient rire les autres pénétraient son coeur d'un
       attendrissement profond.
     
       Après les chansons, le comte Christian demanda des cantiques.
     
       «Oh! pour cela, dit Anzoleto, je sais tous ceux qu'on chante à Venise;
       mais ils sont à deux voix, et si ma soeur, qui les sait aussi, ne veut
       pas les chanter avec moi, je ne pourrai satisfaire vos seigneuries.»
     
       On pria aussitôt Consuelo de chanter. Elle s'en défendit longtemps,
       quoiqu'elle en éprouvât une vive tentation. Enfin, cédant aux instances
       de ce bon Christian, qui s'évertuait à la réconcilier avec son frère en
       se montrant tout réconcilié lui-même, elle s'assit auprès d'Anzoleto, et
       commença en tremblant un de ces longs cantiques à deux parties, divisés
       en strophes de trois vers, que l'on entend à Venise, dans les temps de
       dévotion, durant des nuits entières, autour de toutes les madones des
       carrefours. Leur rhythme est plutôt animé que triste; mais, dans la
       monotonie de leur refrain et dans la poésie de leurs paroles, empreintes
       d'une piété un peu païenne, il y a une mélancolie suave qui vous gagne
       peu à peu et finit par vous envahir.
     
       Consuelo les chanta d'une voix douce et voilée, à l'imitation des femmes
       de Venise, et Anzoleto avec l'accent un peu rauque et guttural des jeunes
       gens du pays. Il improvisa en même temps sur le clavecin un accompagnement
       faible, continu, et frais, qui rappela à sa compagne le murmure de l'eau
       sur les dalles, et le souffle du vent dans les pampres. Elle se crut à
       Venise, au milieu d'une belle nuit d'été, seule au pied d'une de ces
       Chapelles en plein air qu'ombragent des berceaux de vignes, et qu'éclaire
       une lampe vacillante reflétée dans les eaux légèrement ridées du canal:
       Oh! quelle différence entre l'émotion sinistre et déchirante qu'elle avait
       éprouvée le matin en écoutant le violon d'Albert, au bord d'une autre onde
       immobile, noire, muette, et pleine de fantômes, et cette vision de Venise
       au beau ciel, aux douces mélodies, aux flots d'azur sillonnés de rapides
       flambeaux ou d'étoiles resplendissantes! Anzoleto lui rendait ce
       magnifique spectacle, où se concentrait pour elle l'idée de la vie et de
       la liberté; tandis que la caverne, les chants bizarres et farouches de
       l'antique Bohème, les ossements éclairés de torches lugubres et reflétés
       dans une onde pleine peut-être des mêmes reliques effrayantes; et au
       milieu de tout cela, la figure pâle et ardente de l'ascétique Albert,
       la pensée d'un monde inconnu, l'apparition d'une scène symbolique, et
       l'émotion douloureuse d'une fascination incompréhensible, c'en était trop
       pour l'âme paisible et simple de Consuelo. Pour entrer dans cette région
       des idées abstraites, il lui fallait faire un effort dont son imagination
       vive était capable, mais où son être se brisait, torturé par de
       mystérieuses souffrances et de fatigants prestiges. Son organisation
       méridionale, plus encore que son éducation, se refusait à cette initiation
       austère d'un amour mystique. Albert était pour elle le génie du Nord,
       profond, puissant, sublime parfois, mais toujours triste, comme le vent
       des nuits glacées et la voix souterraine des torrents d'hiver. C'était
       l'âme rêveuse et investigatrice qui interroge et symbolise toutes choses,
       les nuits d'orage, la course des météores, les harmonies sauvages de la
       forêt, et l'inscription effacée des antiques tombeaux. Anzoleto, c'était
       au contraire la vie méridionale, la matière embrasée et fécondée par
       le grand soleil, par la pleine lumière, ne tirant sa poésie que de
       l'intensité de sa végétation, et son orgueil que de la richesse de son
       principe organique. C'était la vie du sentiment avec l'âpreté aux
       jouissances, le sans-souci et le sans-lendemain intellectuel des artistes,
       une sorte d'ignorance ou d'indifférence de la notion du bien et du mal,
       le bonheur facile, le mépris ou l'impuissance de la réflexion; en un mot,
       l'ennemi et le contraire de l'idée.
     
       Entre ces deux hommes, dont chacun était lié à un milieu antipathique à
       celui de l'autre, Consuelo était aussi peu vivante, aussi peu capable
       d'action et d'énergie qu'une âme séparée de son corps. Elle aimait le
       beau, elle avait soif d'un idéal. Albert le lui enseignait, et le lui
       offrait. Mais Albert, arrêté dans le développement de son génie par un
       principe maladif, avait trop donné à la vie de l'intelligence. Il
       connaissait si peu la nécessité de la vie réelle, qu'il avait souvent
       perdu la faculté de sentir sa propre existence. Il n'imaginait pas que
       les idées et les objets sinistres avec lesquels il s'était familiarisé
       pussent, sous l'influence de l'amour et de la vertu, inspirer d'autres
       sentiments à sa fiancée que l'enthousiasme de la foi et l'attendrissement
       du bonheur. Il n'avait pas prévu, il n'avait pas compris qu'il
       l'entraînait dans une atmosphère où elle mourrait, comme une plante
       des tropiques dans le crépuscule polaire. Enfin il ne comprenait pas
       l'espèce de violence qu'elle eût été forcée de faire subir à son être
       pour s'identifier au sien.
     
       Anzoleto, tout au contraire, blessant l'âme et révoltant l'intelligence de
       Consuelo par tous les points, portait du moins dans sa vaste poitrine,
       épanouie au souffle des vents généreux du midi, tout l'air vital dont la
       _Fleur des Espagnes_, comme il l'appelait jadis, avait besoin pour se
       ranimer. Elle retrouvait en lui toute une vie de contemplation animale,
       ignorante et délicieuse; tout un monde de mélodies naturelles, claires et
       faciles; tout un passé de calme, d'insouciance, de mouvement physique,
       d'innocence sans travail, d'honnêteté sans efforts, de piété sans
       réflexion. C'était presque une existence d'oiseau. Mais n'y a-t-il pas
       beaucoup de l'oiseau dans l'artiste, et ne faut-il pas aussi que l'homme
       boive un peu à cette coupe de la vie commune à tous les êtres pour être
       complet et mener à bien le trésor de son intelligence?
     
       Consuelo chantait d'une voix toujours plus douce et plus touchante, en
       s'abandonnant par de vagues instincts aux distinctions que je viens de
       faire à sa place, trop longuement sans doute. Qu'on me le pardonne! Sans
       cela comprendrait-on par quelle fatale mobilité de sentiment cette jeune
       fille si sage et si sincère, qui haïssait avec raison le perfide Anzoleto
       un quart d'heure auparavant, s'oublia au point d'écouter sa voix,
       d'effleurer sa chevelure, et de respirer son souffle avec une sorte de
       délice? Le salon était trop vaste pour être jamais fort éclairé, on le
       sait déjà; le jour baissait d'ailleurs. Le pupitre du clavecin, sur lequel
       Anzoleto avait laissé un grand cahier ouvert, cachait leurs têtes aux
       Personnes assises à quelque distance; et leurs têtes se rapprochaient
       l'une de l'autre de plus en plus. Anzoleto, n'accompagnant plus que d'une
       main, avait passé son autre bras autour du corps flexible de son amie, et
       l'attirait insensiblement contre le sien. Six mois d'indignation et de
       douleur s'étaient effacés comme un rêve de l'esprit de la jeune fille.
       Elle se croyait à Venise; elle priait la Madone de bénir son amour pour le
       beau fiancé que lui avait donné sa mère, et qui priait avec elle, main
       contre main, coeur contre coeur. Albert était sorti sans qu'elle s'en
       aperçût, et l'air était plus léger, le crépuscule plus doux autour d'elle.
       Tout à coup elle sentit à la fin d'une strophe les lèvres ardentes de son
       Premier fiancé sur les siennes. Elle retint un cri; et, se penchant sur le
       clavier, elle fondit en larmes.
     
       En ce moment le comte Albert rentra, entendit ses sanglots, et vit la
       Joie insultante d'Anzoleto. Le chant interrompu par l'émotion de la jeune
       artiste n'étonna pas autant les autres témoins de cette scène rapide.
       Personne n'avait vu le baiser; et chacun concevait que le souvenir de son
       enfance et l'amour de son art lui eussent arraché des pleurs. Le comte
       Christian s'affligeait un peu de cette sensibilité, qui annonçait tant
       d'attachement et de regrets pour des choses dont il demandait le
       sacrifice. La chanoinesse et le chapelain s'en réjouissaient, espérant
       que ce sacrifice ne pourrait s'accomplir. Albert ne s'était pas encore
       demandé si la comtesse de Rudolstadt pouvait redevenir artiste ou cesser
       de l'être. Il eût tout accepté, tout permis, tout exigé même, pour qu'elle
       fût heureuse et libre dans la retraite, dans le monde ou au théâtre, à son
       choix. Son absence de préjugés et d'égoïsme allait jusqu'à l'imprévoyance
       des cas les plus simples. Il ne lui vint donc pas à l'esprit que Consuelo
       pût songer à s'imposer des sacrifices pour lui qui n'en voulait aucun.
       Mais en ne voyant pas ce premier fait, il vit au delà, comme il voyait
       toujours; il pénétra au coeur de l'arbre, et mit la main sur le ver
       rongeur. Le véritable titre d'Anzoleto auprès de Consuelo, le véritable
       but qu'il poursuivait, et le véritable sentiment qu'il inspirait, lui
       furent révélés en un instant. Il regarda attentivement cet homme qui lui
       était antipathique, et sur lequel jusque là il n'avait pas voulu jeter
       les yeux parce qu'il ne voulait pas haïr le frère de Consuelo. Il vit en
       lui un amant audacieux, acharné, et dangereux. Le noble Albert ne songea
       pas à lui-même; ni le soupçon ni la jalousie n'entrèrent dans son coeur.
       Le danger était tout pour Consuelo; car, d'un coup d'oeil profond et
       lucide, cet homme, dont le regard vague et la vue délicate ne supportaient
       pas le soleil et ne discernaient ni les couleurs ni les formes, lisait
       au fond de l'âme et pénétrait, par la puissance mystérieuse de la
       divination, dans les plus secrètes pensées des méchants et des fourbes. Je
       n'expliquerai pas d'une manière naturelle ce don étrange qu'il possédait
       parfois. Certaines facultés (non approfondies et non définies par la
       science) restèrent chez lui incompréhensibles pour ses proches, comme
       elles le sont pour l'historien qui vous les raconte, et qui, à l'égard de
       ces sortes de choses, n'est pas plus avancé, après cent ans écoulés, que
       ne le sont les grands esprits de son siècle, Albert, en voyant à nu l'âme
       égoïste et vaine de son rival, ne se dit pas: Voilà mon ennemi; mais il se
       dit: Voilà l'ennemi de Consuelo. Et, sans rien faire paraître de sa
       découverte, il se promit de veiller sur elle, et de la préserver.
     
     
     
     
       LXI.
     
     
       Aussitôt que Consuelo vit un instant favorable, elle sortit du salon, et
       alla dans le jardin. Le soleil était couché, et les premières étoiles
       brillaient sereines et blanches dans un ciel encore rose vers l'occident,
       déjà noir à l'est. La jeune artiste cherchait à respirer le calme dans
       cet air pur et frais des premières soirées d'automne. Son sein était
       oppressé d'une langueur voluptueuse; et cependant elle en éprouvait des
       remords, et appelait au secours de sa volonté toutes les forces de son
       âme. Elle eût pu se dire: «_Ne puis-je donc savoir si j'aime ou si je
       hais?_» Elle tremblait, comme si elle eût senti son courage l'abandonner
       dans la crise la plus dangereuse de sa vie; et, pour la première fois,
       elle ne retrouvait pas en elle cette droiture de premier mouvement, cette
       sainte confiance dans ses intentions, qui l'avaient toujours soutenue
       dans ses épreuves. Elle avait quitté le salon pour se dérober à la
       fascination qu'Anzoleto exerçait sur elle, et elle avait éprouvé en
       même temps comme un vague désir d'être suivie par lui. Les feuilles
       commençaient à tomber. Lorsque le bord de son vêtement les faisait crier
       derrière elle, elle s'imaginait entendre des pas sur les siens, et, prête
       à fuir, n'osant se retourner, elle restait enchaînée à sa place par une
       puissance magique.
     
       Quelqu'un la suivait, en effet, mais sans oser et sans vouloir se montrer:
       c'était Albert. Étranger à toutes ces petites dissimulations qu'on appelle
       les convenances, et se sentant par la grandeur de son amour au-dessus de
       toute mauvaise honte, il était sorti un instant après elle, résolu de la
       protéger à son insu, et d'empêcher son séducteur de la rejoindre. Anzoleto
       avait remarqué cet empressement naïf, sans en être fort alarmé. Il avait
       trop bien vu le trouble de Consuelo, pour ne pas regarder sa victoire
       comme assurée; et, grâce à la fatuité que de faciles succès avaient
       développée en lui, il était résolu à ne plus brusquer les choses, à ne
       plus irriter son amante, et à ne plus effaroucher la famille. «Il n'est
       plus nécessaire de tant me presser, se disait-il. La colère pourrait lui
       donner des forces. Un air de douleur et d'abattement lui fera perdre le
       reste de courroux qu'elle a contre moi. Son esprit est fier, attaquons ses
       sens. Elle est sans doute moins austère qu'à Venise; elle s'est civilisée
       ici. Qu'importe que mon rival soit heureux un jour de plus? Demain elle
       est à moi; cette nuit peut-être! Nous verrons bien. Ne la poussons pas par
       la peur à quelque résolution désespérée. Elle ne m'a pas trahi auprès
       d'eux. Soit pitié, soit crainte, elle ne dément pas mon rôle de frère; et
       les grands parents, malgré toutes mes sottises, paraissent résolus à me
       supporter pour l'amour d'elle. Changeons donc de tactique. J'ai été plus
       vite que je n'espérais. Je puis bien faire halte.»
     
       Le comte Christian, la chanoinesse et le chapelain furent donc fort
       surpris de lui voir prendre tout d'un coup de très-bonnes manières, un ton
       modeste, et un maintien doux et prévenant. Il eut l'adresse de se plaindre
       tout bas au chapelain d'un grand mal de tête, et d'ajouter qu'étant fort
       sobre d'habitude, le vin de Hongrie, dont il ne s'était pas méfié au
       dîner, lui avait porté au cerveau. Au bout d'un instant, cet aveu fut
       communiqué en allemand à la chanoinesse et au comte, qui accepta cette
       espèce de justification avec un charitable empressement. Wenceslawa fut
       d'abord moins indulgente; mais les soins que le comédien se donna pour lui
       plaire, l'éloge respectueux qu'il sut faire, à propos, des avantages
       de la noblesse, l'admiration qu'il montra pour l'ordre établi dans le
       château, désarmèrent promptement cette âme bienveillante et incapable de
       rancune. Elle l'écouta d'abord par désoeuvrement, et finit par causer avec
       lui avec intérêt, et par convenir avec son frère que c'était un excellent
       et charmant jeune homme. Lorsque Consuelo revint de sa promenade, une
       heure s'était écoulée, pendant laquelle Anzoleto n'avait pas perdu son
       temps. Il avait si bien regagné les bonnes grâces de la famille, qu'il
       était sûr de pouvoir rester autant de jours au château qu'il lui en
       faudrait pour arriver à ses fins. Il ne comprit pas ce que le vieux comte
       disait à Consuelo en allemand; mais il devina, aux regards tournés vers
       lui, et à l'air de surprise et d'embarras de la jeune fille, que Christian
       venait de faire de lui le plus complet éloge, en la grondant un peu de ne
       pas marquer plus d'intérêt à un frère aussi aimable.
     
       «Allons, signora, dit la chanoinesse, qui, malgré son dépit contre la
       Porporina, ne pouvait s'empêcher de lui vouloir du bien, et qui, de plus,
       croyait accomplir un acte de religion; vous avez boudé votre frère à
       dîner, et il est vrai de dire qu'il le méritait bien dans ce moment-là.
       Mais il est meilleur qu'il ne nous avait paru d'abord. Il vous aime
       tendrement, et vient de nous parler de vous à plusieurs reprises avec
       toute sorte d'affection, même de respect. Ne soyez pas plus sévère que
       nous. Je suis sûre que s'il se souvient de s'être grisé à dîner, il en est
       tout chagrin, surtout à cause de vous. Parlez-lui donc, et ne battez pas
       froid à celui qui vous tient de si près par le sang. Pour mon compte,
       quoique mon frère le baron d'Albert, qui était fort taquin dans sa
       jeunesse, m'ait fâchée bien souvent, je n'ai jamais pu rester une heure
       brouillée avec lui.»
     
       Consuelo, n'osant confirmer ni détruire l'erreur de la bonne dame, resta
       comme atterrée à cette nouvelle attaque d'Anzoleto, dont elle comprenait
       bien la puissance et l'habileté.
     
       «Vous n'entendez pas ce que dit ma soeur? dit Christian au jeune homme; je
       vais vous le traduire en deux mots. Elle reproche à Consuelo de faire trop
       la petite maman avec vous; et je suis sûr que Consuelo meurt d'envie de
       faire la paix. Embrassez-vous donc, mes enfants. Allons, vous, jeune
       homme, faites le premier pas; et si vous avez eu autrefois envers elle
       quelques torts dont vous vous repentiez, dites-le-lui afin qu'elle vous le
       pardonne.»
     
       Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois; et, saisissant la main
       tremblante de Consuelo, qui n'osait la lui retirer:
     
       «Oui, dit-il, j'ai eu de grands torts envers elle, et je m'en repens si
       amèrement, que tous mes efforts pour m'étourdir à ce sujet ne servent qu'à
       briser mon coeur de plus en plus. Elle le sait bien; et si elle n'avait pas
       une âme de fer, orgueilleuse comme la force, et impitoyable comme la
       vertu, elle aurait compris que mes remords m'ont bien assez puni. Ma
       soeur, pardonne-moi donc, et rends-moi ton amour; ou bien je vais partir
       aussitôt, et promener mon désespoir, mon isolement et mon ennui par toute
       la terre. Étranger partout, sans appui, sans conseil, sans affection, je
       ne pourrai plus croire à Dieu, et mon égarement retombera sur ta tête.»
     
       Cette homélie attendrit vivement le comte, et arracha des larmes à la
       bonne chanoinesse.
     
       «Vous l'entendez, Porporina, s'écria-t-elle; ce qu'il vous dit est
       très-beau et très-vrai. Monsieur le chapelain, vous devez, au nom de la
       religion, ordonner à la signora de se réconcilier avec son frère.»
     
       Le chapelain allait s'en mêler. Anzoleto n'attendit pas le sermon, et,
       saisissant Consuelo dans ses bras, malgré sa résistance et son effroi,
       il l'embrassa passionnément à la barbe du chapelain et à la grande
       édification de l'assistance. Consuelo, épouvantée d'une tromperie si
       impudente, ne put s'y associer plus longtemps.
     
       «Arrêtez! dit-elle, monsieur le comte, écoutez-moi!...»
     
       Elle allait tout révéler, lorsque Albert parut. Aussitôt l'idée de
       Zdenko revint glacer de crainte l'âme prête à s'épancher. L'implacable
       Protecteur de Consuelo pouvait vouloir la débarrasser, sans bruit et sans
       délibération, de l'ennemi contre lequel elle allait l'invoquer. Elle
       pâlit, regarda Anzoleto d'un air de reproche douloureux, et la parole
       expira sur ses lèvres.
     
       A sept heures sonnantes, on se remit à table pour souper. Si l'idée de ces
       fréquents repas est faite pour ôter l'appétit à mes délicates lectrices,
       je leur dirai que la mode de ne point manger n'était pas en vigueur dans
       ce temps-là et dans ce pays-là. Je crois l'avoir déjà dit: on mangeait
       lentement, copieusement, et souvent, à Riesenburg. La moitié de la journée
       se passait presque à table; et j'avoue que Consuelo, habituée dès son
       enfance, et pour cause, à vivre tout un jour avec quelques cuillerées de
       riz cuit à l'eau, trouvait ces homériques repas mortellement longs. Pour
       la première fois, elle ne sut point si celui-ci dura une heure, un instant
       ou un siècle. Elle ne vivait pas plus qu'Albert lorsqu'il était seul au
       fond de sa grotte. Il lui semblait qu'elle était ivre, tant la honte
       d'elle-même, l'amour et la terreur, agitaient tout son être. Elle ne
       mangea point, n'entendit et ne vit rien autour d'elle. Consternée comme
       quelqu'un qui se sent rouler dans un précipice, et qui voit se briser une
       à une les faibles branches qu'il voulait saisir pour arrêter sa chute,
       elle regardait le fond de l'abîme, et le vertige bourdonnait dans son
       cerveau. Anzoleto était près d'elle; il effleurait son vêtement, il
       pressait avec des mouvements convulsifs son coude contre son coude, son
       pied contre son pied. Dans son empressement à la servir, il rencontrait
       ses mains, et les retenait dans les siennes pendant une seconde; mais
       cette rapide et brûlante pression résumait tout un siècle de volupté. Il
       lui disait à la dérobée de ces mots qui étouffent, il lui lançait de ces
       regards qui dévorent. Il profitait d'un instant fugitif comme l'éclair
       pour échanger son verre avec le sien, et pour toucher de ses lèvres le
       cristal que ses lèvres avaient touché. Et il savait être tout de feu
       pour elle, tout de marbre aux yeux des autres. Il se tenait à merveille,
       parlait convenablement, était plein d'égards attentifs pour la
       chanoinesse, traitait le chapelain avec respect, lui offrait les meilleurs
       morceaux des viandes qu'il se chargeait de découper avec la dextérité et
       la grâce d'un convive habitué à la bonne chère. Il avait remarqué que le
       saint homme était gourmand, que sa timidité lui imposait à cet égard de
       fréquentes privations; et celui-ci se trouva si bien de ses préférences,
       qu'il souhaita voir le nouvel écuyer-tranchant passer le reste de ses
       jours au château des Géants.
     
       On remarqua qu'Anzoleto ne buvait que de l'eau; et lorsque le chapelain,
       par échange de bons procédés, lui offrit du vin, il répondit assez haut
       pour être entendu:
     
       «Mille grâces! on ne m'y prendra plus. Votre beau vin est un perfide avec
       lequel je cherchais à m'étourdir tantôt. Maintenant, je n'ai plus de
       chagrins, et je reviens à l'eau, ma boisson habituelle et ma loyale amie.»
     
       On prolongea la veillée un peu plus que de coutume. Anzoleto chanta
       encore; et cette fois il chanta pour Consuelo. Il choisit les airs favoris
       de ses vieux auteurs, qu'elle lui avait appris elle-même; et il les dit
       avec tout le soin, avec toute la pureté de goût et de délicatesse
       d'intention qu'elle avait coutume d'exiger de lui. C'était lui rappeler
       encore les plus chers et les plus purs souvenirs de son amour et de son art.
     
       Au moment où l'on allait se séparer, il prit un instant favorable pour lui
       dire tout bas:
     
       «Je sais où est ta chambre; on m'en a donné une dans la même galerie.
       A minuit, je serai à genoux à ta porte, j'y resterai prosterné jusqu'au
       jour. Ne refuse pas de m'entendre un instant. Je ne veux pas reconquérir
       ton amour, je ne le mérite pas. Je sais que tu ne peux plus m'aimer, qu'un
       autre est heureux, et qu'il faut que je parte. Je partirai la mort dans
       l'âme, et le reste de ma vie est dévoué aux furies! Mais ne me chasse pas
       sans m'avoir dit un mot de pitié, un mot d'adieu. Si tu n'y consens pas,
       je partirai dès la pointe du jour, et ce sera fait de moi pour jamais!
     
       --Ne dites pas cela, Anzoleto. Nous devons nous quitter ici, nous dire un
       éternel adieu. Je vous pardonne, et je vous souhaite....
     
       --Un bon voyage! reprit-il avec ironie; puis, reprenant aussitôt son ton
       hypocrite: Tu es impitoyable, Consuelo. Tu veux que je sois perdu, qu'il
       ne reste pas en moi un bon sentiment, un bon souvenir. Que crains-tu?
       Ne t'ai-je pas prouvé mille fois mon respect et la pureté de mon amour?
       Quand on aime éperdument, n'est-on pas esclave, et ne sais-tu pas qu'un
       mot de toi me dompte et m'enchaîne? Au nom du ciel, si tu n'es pas la
       maîtresse de cet homme que tu vas épouser, s'il n'est pas le maître de ton
       appartement et le compagnon inévitable de toutes tes nuits...
     
       --Il ne l'est pas, il ne le fut jamais,» dit Consuelo avec l'accent de la
       fière innocence.
     
       Elle eût mieux fait de réprimer ce mouvement d'un orgueil bien fondé, mais
       trop sincère en cette occasion. Anzoleto n'était pas poltron; mais il
       aimait la vie, et s'il eût cru trouver dans la chambre de Consuelo un
       gardien déterminé, il fût resté fort paisiblement dans la sienne. L'accent
       de vérité qui accompagna la réponse de la jeune fille l'enhardit tout à
       fait.
     
       «En ce cas, dit-il, je ne compromets pas ton avenir. Je serai si prudent,
       si adroit, je marcherai si légèrement, je te parlerai si bas, que ta
       réputation ne sera pas ternie. D'ailleurs, ne suis-je pas ton frère?
       Devant partir à l'aube du jour, qu'y aurait-il d'extraordinaire à ce que
       j'aille te dire adieu?
     
       --Non! non! ne venez pas! dit Consuelo épouvantée. L'appartement du
       comte Albert n'est pas éloigné; peut-être a-t-il tout deviné... Anzoleto,
       si vous vous exposez... je ne réponds pas de votre vie. Je vous parle
       sérieusement, et mon sang se glace dans mes veines!»
     
       Anzoleto sentit en effet sa main, qu'il avait prise dans la sienne,
       devenir plus froide que le marbre.
     
       «Si tu discutes, si tu parlementes à ta porte, tu exposes mes jours,
       dit-il en souriant; mais si ta porte est ouverte, si nos baisers sont
       muets, nous ne risquons rien. Rappelle-toi que nous avons passé des nuits
       ensemble sans éveiller un seul des nombreux voisins de la Corte-Minelli.
       Quant à moi, s'il n'y a pas d'autre obstacle que la jalousie du comte, et
       pas d'autre danger que la mort....»
     
       Consuelo vit en cet instant le regard du comte Albert, ordinairement si
       vague, redevenir clair et profond en s'attachant sur Anzoleto. Il ne
       pouvait entendre; mais il semblait qu'il entendit avec les yeux. Elle
       retira sa main de celle d'Anzoleto, en lui disant d'une voix étouffée:
     
       «Ah! si tu m'aimes, ne brave pas cet homme terrible!
     
       --Est-ce pour toi que tu crains dit Anzoleto rapidement.
     
       --Non, mais pour tout ce qui m'approche et me menace.
     
       --Et pour tout ce qui t'adore, sans doute? Eh bien, soit. Mourir à tes
       yeux, mourir à tes pieds; oh! je ne demande que cela. J'y serai à minuit;
       résiste, et tu ne feras que hâter ma perte.
     
       --Vous partez demain, et vous ne prenez congé de personne? dit Consuelo en
       voyant qu'il saluait le comte et la chanoinesse sans leur parler de son
       départ.
     
       --Non, dit-il; ils me retiendraient, et, malgré moi, voyant tout conspirer
       pour prolonger mon agonie, je céderais. Tu leur feras mes excuses et mes
       adieux. Les ordres sont donnés à mon guide pour que mes chevaux soient
       prêts à quatre heures du matin.»
     
       Cette dernière assertion était plus que vraie. Les regards singuliers
       d'Albert depuis quelques heures n'avaient pas échappé à Anzoleto. Il
       était résolu à tout oser; mais il se tenait prêt pour la fuite en cas
       d'événement. Ses chevaux étaient déjà sellés dans l'écurie, et son guide
       avait reçu l'ordre de ne pas se coucher.
     
       Rentrée dans sa chambre, Consuelo fut saisie d'une véritable épouvante.
       Elle ne voulait point recevoir Anzoleto, et en même temps elle craignait
       qu'il fût empêché de venir la trouver. Toujours ce sentiment double, faux,
       insurmontable, tourmentait sa pensée, et mettait son coeur aux prises avec
       sa conscience. Jamais elle ne s'était sentie si malheureuse, si exposée,
       si seule sur la terre. «O mon maître Porpora, où êtes-vous? s'écriait-elle.
       Vous seul pourriez me sauver; vous seul connaissez mon mal et les périls
       auxquels je suis livrée. Vous seul êtes rude, sévère, et méfiant, comme
       devrait l'être un ami et un père, pour me retirer de cet abîme où je
       tombe!... Mais n'ai-je pas des amis autour de moi? N'ai-je pas un père dans
       le comte Christian? La chanoinesse ne serait-elle pas une mère pour moi, si
       j'avais le courage de braver ses préjugés et de lui ouvrir mon coeur? Et
       Albert n'est-il pas mon soutien, mon frère, mon époux, si je consens à dire
       un mot! Oh! oui, c'est lui qui doit être mon sauveur; et je le crains!
       et je le repousse!... Il faut que j'aille les trouver tous les trois,
       ajoutait-elle en se levant et en marchant avec agitation dans sa chambre.
       Il faut que je m'engage avec eux, que je m'enchaîne à leurs bras
       protecteurs, que je m'abrite sous les ailes de ces anges gardiens. Le
       repos, la dignité, l'honneur, résident avec eux; l'abjection et le
       désespoir m'attendent auprès d'Anzoleto. Oh! oui! il faut que j'aille leur
       faire la confession de cette affreuse journée, que je leur dise ce qui se
       passe en moi, afin qu'ils me préservent et me défendent de moi-même. Il
       faut que je me lie à eux par un serment, que je dise ce _oui_ terrible qui
       mettra une invincible barrière entre moi et mon fléau! J'y vais!...»
     
       Et, au lieu d'y aller, elle retombait épuisée sur sa chaise, et pleurait
       avec déchirement son repos perdu, sa force brisée.
     
       «Mais quoi! disait-elle, j'irai leur faire un nouveau mensonge! j'irai leur
       offrir une fille égarée, une épouse adultère! car je le suis par le coeur,
       et la bouche qui jurerait une immuable fidélité au plus sincère des hommes
       est encore toute brûlante du baiser d'un autre; et mon coeur tressaille
       d'un plaisir impur rien que d'y songer! Ah! mon amour même pour l'indigne
       Anzoleto est changé comme lui. Ce n'est plus cette affection tranquille
       et sainte avec laquelle je dormais heureuse sous les ailes que ma mère
       étendait sur moi du haut des cieux. C'est un entraînement lâche et
       impétueux comme l'être qui l'inspire. Il n'y a plus rien de grand ni de
       vrai dans mon âme. Je me mens à moi-même depuis ce matin, comme je mens aux
       autres. Comment ne leur mentirais-je pas désormais à toutes les heures de
       ma vie? Présent ou absent, Anzoleto sera toujours devant mes yeux; la seule
       pensée de le quitter demain me remplit de douleur, et dans le sein d'un
       autre je ne rêverais que de lui. Que faire, que devenir?»
     
       L'heure s'avançait avec une affreuse rapidité, avec une affreuse lenteur.
       «Je le verrai, se disait-elle. Je lui dirai que je le hais, que je le
       méprise, que je ne veux jamais le revoir. Mais non, je mens encore; car je
       ne le lui dirai pas; ou bien, si j'ai ce courage, je me rétracterai un
       instant après. Je ne puis plus même être sûre de ma chasteté; il n'y croit
       plus, il ne me respectera pas. Et moi, je ne crois plus à moi-même, je ne
       crois plus à rien. Je succomberai par peur encore plus que par faiblesse.
       Oh! plutôt mourir que de descendre ainsi dans ma propre estime, et de
       donner ce triomphe à la ruse et au libertinage d'autrui, sur les instincts
       sacrés et les nobles desseins que Dieu avait mis en moi!»
     
       Elle se mit à sa fenêtre, et eut véritablement l'idée de se précipiter,
       pour échapper par la mort à l'infamie dont elle se croyait déjà souillée.
       En luttant contre cette sombre tentation, elle songea aux moyens de salut
       qui lui restaient. Matériellement parlant, elle n'en manquait pas, mais
       tous lui semblaient entraîner d'autres dangers. Elle avait commencé par
       verrouiller la porte par laquelle Anzoleto pouvait venir. Mais elle ne
       connaissait encore qu'à demi cet homme froid et personnel, et, ayant vu des
       preuves de son courage physique, elle ne savait pas qu'il était tout à fait
       dépourvu du courage moral qui fait affronter la mort pour satisfaire la
       passion. Elle pensait qu'il oserait venir jusque là, qu'il insisterait pour
       être écouté, qu'il ferait quelque bruit; et elle savait qu'il ne fallait
       qu'un souffle pour attirer Albert. Il y avait auprès de sa chambre un
       cabinet avec un escalier dérobé, comme dans presque tous les appartements
       du château; mais cet escalier donnait à l'étage inférieur, tout auprès de
       la chanoinesse. C'était le seul refuge qu'elle pût chercher contre l'audace
       imprudente d'Anzoleto; et, pour se faire ouvrir, il fallait tout confesser,
       même d'avance, afin de ne pas donner lieu à un scandale, que la bonne
       Wenceslawa, dans sa frayeur, pourrait bien prolonger. Il y avait encore le
       jardin; mais si Anzoleto, qui paraissait avoir exploré tout le château avec
       soin, s'y rendait de son côté, c'était courir à sa perte.
     
       En rêvant ainsi, elle vit de la fenêtre de son cabinet, qui donnait sur une
       cour de derrière, de la lumière auprès des écuries. Elle examina un homme
       qui rentrait et sortait de ces écuries sans éveiller les autres serviteurs,
       et qui paraissait faire des apprêts de départ. Elle reconnut à son costume
       le guide d'Anzoleto, qui arrangeait ses chevaux conformément à ses
       instructions. Elle vit aussi de la lumière chez le gardien du pont-levis,
       et pensa avec raison qu'il avait été averti par le guide d'un départ dont
       l'heure n'était pas encore fixée. En observant ces détails, et en se
       livrant à mille conjectures, à mille projets, Consuelo conçut un dessein
       assez étrange et fort téméraire. Mais comme il lui offrait un terme moyen
       entre les deux extrêmes qu'elle redoutait, et lui ouvrait en même temps
       une nouvelle perspective sur les événements de sa vie, il lui parut une
       véritable inspiration du ciel. Elle n'avait pas de temps à employer pour en
       examiner les moyens et les suites. Les uns lui parurent se présenter par
       l'effet d'un hasard providentiel; les autres lui semblèrent pouvoir être
       détournés. Elle se mit à écrire ce qui suit, fort à la hâte, comme on peut
       croire, car l'horloge, du château venait de sonner onze heures:
     
       «Albert, je suis forcée de partir. Je vous chéris de toute mon âme, vous le
       savez. Mais il y a dans mon. être des contradictions, des souffrances, et
       des révoltes que je ne puis expliquer ni à vous ni à moi-même. Si je vous
       voyais en ce moment, je vous dirais que je me fie à vous, que je vous
       abandonne le soin de mon avenir, que je consens à être votre femme. Je vous
       dirais peut-être que je le veux. Et pourtant je vous tromperais, ou je
       ferais un serment téméraire; car mon coeur n'est pas assez purifié de
       l'ancien amour, pour vous appartenir dès à présent, sans effroi, et pour
       mériter le vôtre sans remords. Je fuis; je vais à Vienne, rejoindre ou
       attendre le Porpora, qui doit y être ou y arriver dans peu de jours, comme
       sa lettre à votre père vous l'a annoncé dernièrement. Je vous jure que je
       vais chercher auprès de lui l'oubli et la haine du passé, et l'espoir d'un
       avenir dont vous êtes pour moi la pierre angulaire. Ne me suivez pas; je
       vous le défends, au nom de cet avenir que votre impatience compromettrait
       et détruirait peut-être. Attendez-moi, et tenez-moi le serment que vous
       m'avez fait de ne pas retourner sans moi à... Vous me comprenez! Comptez
       sur moi, je vous l'ordonne; car je m'en vais avec la sainte espérance de
       revenir ou de vous appeler bientôt. Dans ce moment je fais un rêve affreux.
       Il me semble que quand je serai seule avec moi-même, je me réveillerai
       digne de vous. Je ne veux point que mon frère me suive. Je vais le tromper,
       lui faire prendre une route opposée à celle que je prends moi-même. Sur
       tout ce que vous avez de plus cher au monde, ne contrariez en rien mon
       projet, et croyez-moi sincère. C'est à cela que je verrai si vous m'aimez
       véritablement, et si je puis sacrifier sans rougir ma pauvreté à votre
       richesse, mon obscurité à votre rang, mon ignorance à la science de votre
       esprit. Adieu! mais non: au revoir, Albert. Pour vous prouver que je ne
       m'en vais pas irrévocablement, je vous charge de rendre votre digne et
       chère tante favorable à notre union, et de me conserver les bontés de votre
       père, le meilleur, le plus respectable des hommes! Dites-lui la vérité sur
       tout ceci. Je vous écrirai de Vienne.»
     
       L'espérance de convaincre et de calmer par une telle lettre un homme
       aussi épris qu'Albert était téméraire sans doute, mais non déraisonnable.
       Consuelo sentait revenir, pendant qu'elle lui écrivait, l'énergie de sa
       volonté et la loyauté de son caractère. Tout ce qu'elle lui écrivait, elle
       le pensait. Tout ce qu'elle annonçait, elle allait le faire. Elle croyait à
       la pénétration puissante et presque à la seconde vue d'Albert; elle n'eût
       pas espéré de le tromper; elle était sûre qu'il croirait en elle, et que,
       son caractère donné, il lui obéirait ponctuellement. En ce moment, elle
       jugea les choses, et Albert lui-même, d'aussi haut que lui.
     
       Après avoir plié sa lettre sans la cacheter, elle jeta sur ses épaules son
       manteau de voyage, enveloppa sa tête dans un voile noir très-épais, mit
       de fortes chaussures, prit sur elle le peu d'argent qu'elle possédait, fit
       un mince paquet de linge, et, descendant sur la pointe du pied avec
       d'incroyables précautions, elle traversa les étages inférieurs, parvint à
       l'appartement du comte Christian, se glissa jusqu'à son oratoire, où elle
       savait qu'il entrait régulièrement à six heures du matin. Elle déposa la
       lettre sur le coussin où il mettait son livre avant de s'agenouiller par
       terre. Puis, descendant jusqu'à la cour, sans éveiller personne, elle
       marcha droit aux écuries.
     
       Le guide, qui n'était pas trop rassuré de se voir seul en pleine nuit dans
       un grand château où tout le monde dormait comme les pierres, eut d'abord
       peur de cette femme noire qui s'avançait sur lui comme un fantôme. Il
       recula jusqu'au fond de son écurie, n'osant ni crier ni l'interroger: c'est
       ce que voulait Consuelo. Dès qu'elle se vit hors de la portée des regards
       et de la voix (elle savait d'ailleurs que ni des fenêtres d'Albert ni de
       celles d'Anzoleto on n'avait vue sur cette cour), elle dit au guide:
     
       «Je suis la soeur du jeune homme que tu as amené ici ce matin. Il m'enlève.
       C'est convenu avec lui depuis un instant, mets vite une selle de femme sur
       son cheval: il y en a ici plusieurs. Suis-moi à Tusta sans dire un seul
       mot, sans faire un seul pas qui puisse apprendre aux gens du château que
       je me sauve. Tu seras payé double. Tu as l'air étonné? Allons, dépêche!
       A peine serons-nous rendus à la ville, qu'il faudra que tu reviennes ici
       avec les mêmes chevaux pour chercher mon frère.»
     
       Le guide secoua la tête.
     
       «Tu seras payé triple.»
     
       Le guide fit un signe de consentement.
     
       «Et tu le ramèneras bride abattue à Tusta, où je vous attendrai.»
     
       Le guide hocha encore la tête.
     
       «Tu auras quatre fois autant à la dernière course qu'à la première.»
     
       Le guide obéit. En un instant le cheval que devait monter Consuelo fut
       préparé en selle de femme.
     
       «Ce n'est pas tout, dit Consuelo en sautant dessus avant même qu'il fût
       bridé entièrement; donne-moi ton chapeau, et jette ton manteau par-dessus
       le mien. C'est pour un instant.
     
       --J'entends, dit l'autre, c'est pour tromper le portier; c'est facile! Oh!
       ce n'est pas la première fois que j'enlève une demoiselle! Votre amoureux
       paiera bien, je pense, quoique vous soyez sa soeur, ajouta-t-il d'un air
       narquois.
     
       --Tu seras bien payé par moi la première. Tais-toi. Es-tu prêt?
     
       --Je suis à cheval.
     
       --Passe le premier, et fais baisser le pont.»
     
       Ils le franchirent au pas, firent un détour pour ne point passer sous les
       murs du château, et au bout d'un quart d'heure gagnèrent la grande route
       sablée. Consuelo n'avait jamais monté à cheval de sa vie. Heureusement,
       celui-là, quoique vigoureux, était d'un bon caractère. Son maître l'animait
       en faisant claquer sa langue, et il prit un galop ferme et soutenu, qui, à
       travers bois et bruyères, conduisit l'amazone à son but au bout de deux
       heures.
     
       Consuelo lui retint la bride et sauta à terse à l'entrée de la ville.
     
       «Je ne veux pas qu'on me voie ici, dit-elle au guide en lui mettant dans la
       main le prix convenu pour elle et pour Anzoleto. Je vais traverser la ville
       à pied, et j'y prendrai chez des gens que je connais une voiture qui me
       conduira sur la route de Prague. J'irai vite, pour m'éloigner le plus
       possible, avant le jour, du pays où ma figure est connue; au jour, je
       m'arrêterai, et j'attendrai mon frère.
     
       --Mais en quel endroit?
     
       --Je ne puis le savoir. Mais dis-lui que ce sera à un relais de poste.
       Qu'il ne fasse pas de questions avant dix lieues d'ici. Alors il demandera
       partout madame Wolf; c'est le premier nom venu; ne l'oublie pas pourtant.
       Il n'y a qu'une route pour Prague?
     
       --Qu'une seule jusqu'à ...
     
       --C'est bon. Arrête-toi dans le faubourg pour faire rafraîchir tes chevaux.
       Tâche qu'on ne voie pas la selle de femme; jette ton manteau dessus; ne
       réponds à aucune question, et repars. Attends! encore un mot: dis à mon
       frère de ne pas hésiter, de ne pas tarder, de s'esquiver sans être vu.
       Il y a danger de mort pour lui au château.
     
       --Dieu soit avec vous, la jolie fille! répondit le guide, qui avait eu le
       temps de rouler entre ses doigts l'argent qu'il venait de recevoir. Quand
       mes pauvres chevaux devraient en crever, je suis content de vous avoir
       rendu service.--Je suis pourtant fâché, se dit-il quand elle eut disparu
       dans l'obscurité, de ne pas avoir aperçu le bout de son nez; je voudrais
       savoir si elle est assez jolie pour se faire enlever. Elle m'a fait peur
       d'abord avec son voile noir et son pas résolu; aussi ils m'avaient fait
       tant de contes à l'office, que je ne savais plus où j'en étais. Sont-ils
       superstitieux et simples, ces gens-là, avec leurs revenants et leur homme
       noir du chêne de Schreckenstein! Bah! j'y ai passé plus de cent fois, et
       je ne l'ai jamais vu! J'avais bien soin de baisser la tête, et de regarder
       du côté du ravin quand je passais au pied de la montagne.»
     
       En faisant ces réflexions naïves, le guide, après avoir donné l'avoine à
       ses chevaux, et s'être administré à lui-même, dans un cabaret voisin, une
       large pinte d'hydromel pour se réveiller, reprit le chemin de Riesenburg,
       sans trop se presser, ainsi que Consuelo l'avait bien espéré et prévu tout
       en lui recommandant de faire diligence. Le brave garçon, à mesure qu'il
       s'éloignait d'elle, se perdait en conjectures sur l'aventure romanesque
       dont il venait d'être l'entremetteur. Peu à peu les vapeurs de la nuit, et
       peut-être aussi celles de la boisson fermentée, lui firent paraître cette
       aventure plus merveilleuse encore. «Il serait plaisant, pensait-il, que
       cette femme noire fût un homme, et cet homme le revenant du château, le
       fantôme noir du Schreckenstein? On dit qu'il joue toutes sortes de mauvais
       tours aux voyageurs de nuit, et le vieux Hanz m'a juré l'avoir vu plus de
       dix fois dans son écurie lorsqu'il allait donner l'avoine aux chevaux du
       vieux baron d'Albert avant le jour. Diable! ce ne serait pas si plaisant!
       la rencontre et la société de ces êtres-là est toujours suivie de quelque
       malheur. Si mon pauvre grison a porté Satan cette nuit, il en mourra pour
       sûr. Il me semble qu'il jette déjà du feu par les naseaux; pourvu qu'il ne
       prenne pas le mors aux dents! Pardieu! je suis curieux d'arriver au
       château, pour voir si, au lieu de l'argent que cette diablesse m'a donné,
       je ne vais pas trouver des feuilles sèches dans ma poche. Et si l'on venait
       me dire que la signora Porporina dort bien tranquillement dans son lit au
       lieu de courir sur la route de Prague, qui serait pris, du diable ou de
       moi? Le fait est qu'elle galopait comme le vent, et qu'elle a disparu en me
       quittant, comme si elle se fût enfoncée sous terre.»
     
     
     
     
       LXII.
     
     
       Anzoleto n'avait pas manqué de se lever à minuit, de prendre son stylet, de
       se parfumer, et d'éteindre son flambeau. Mais au moment où il crut pouvoir
       ouvrir sa porte sans bruit (il avait déjà remarqué que la serrure était
       douce et fonctionnait très discrètement), il fut fort étonné de ne pouvoir
       imprimer à la clef le plus léger mouvement. Il s'y brisa les doigts, et
       s'y épuisa de fatigue, au risque d'éveiller quelqu'un en secouant trop
       fortement la porte. Tout fut inutile. Son appartement n'avait pas d'autre
       issue; la fenêtre donnait sur les jardins à une élévation de cinquante
       pieds, parfaitement nue et impossible à franchir; la seule pensée en
       donnait le vertige.
     
       «Ceci n'est pas l'ouvrage du hasard, se dit Anzoleto après avoir encore
       inutilement essayé d'ébranler sa porte. Que ce soit Consuelo (et ce serait
       bon signe; sa peur me répondrait de sa faiblesse) ou que ce soit le comte
       Albert, tous deux me le paieront à la fois!»
     
       II prit le parti de se rendormir. Le dépit l'en empêcha; et peut-être
       Aussi un certain malaise voisin de la crainte. Si Albert était l'auteur
       de cette précaution, lui seul n'était pas dupe, dans la maison, de ses
       rapports fraternels avec Consuelo. Cette dernière avait paru véritablement
       épouvantée en l'avertissant de prendre garde à _cet homme terrible_.
       Anzoleto avait beau se dire qu'étant fou, le jeune comte ne mettrait
       peut-être pas de suite dans ses idées, ou qu'étant d'une illustre
       naissance, il ne voudrait pas, suivant le préjugé du temps, se commettre
       dans une partie d'honneur avec un comédien; ces suppositions ne le
       rassuraient point. Albert lui avait paru un fou bien tranquille et bien
       maître de lui-même; et quant à ses préjugés, il fallait qu'ils ne fussent
       pas fort enracinés pour lui permettre de vouloir épouser une comédienne.
       Anzoleto commença donc à craindre sérieusement d'avoir maille à partir avec
       lui, avant d'en venir à ses fins, et de se faire quelque mauvaise affaire
       en pure perte. Ce dénouement lui paraissait plus honteux que funeste. Il
       avait appris à manier l'épée, et se flattait de tenir tête à quelque homme
       de qualité que ce fût. Néanmoins il ne se sentit pas tranquille, et ne
       dormit pas.
     
       Vers cinq heures du matin, il crut entendre des pas dans le corridor, et
       peu après sa porte s'ouvrit sans bruit et sans difficulté. Il ne faisait
       pas encore bien jour; et en voyant un homme entrer dans sa chambre avec
       aussi peu de cérémonie, Anzoleto crut que le moment décisif était venu.
       Il sauta sur son stylet en bondissant comme un taureau. Mais il reconnut
       aussitôt, à la lueur du crépuscule, son guide qui lui faisait signe de
       parler bas et de ne pas faire de bruit.
     
       «Que veux-tu dire avec tes simagrées, et que me veux-tu, imbécile? Dit
       Anzoleto avec humeur. Comment as-tu fait pour entrer ici?
     
       --Eh! par où, si ce n'est pas la porte, mon bon seigneur?
     
       --La porte était fermée à clef.
     
       --Mais vous aviez laissé la clef en dehors.
     
       --Impossible! la voilà sur ma table.
     
       --Belle merveille! il y en a une autre.
     
       --Et qui donc m'a joué le tour de m'enfermer ainsi? Il n'y avait qu'une
       clef hier soir: serait-ce toi, en venant chercher ma valise?
     
       --Je jure que ce n'est pas moi, et que je n'ai pas vu de clef.
     
       --Ce sera donc le diable! Mais que me veux-tu avec ton air affairé et
       mystérieux? Je ne t'ai pas fait appeler.
     
       --Vous ne me laissez pas le temps de parler! Vous me voyez, d'ailleurs, et
       vous savez bien sans doute ce que je vous veux. La signora est arrivée sans
       encombre à Tusta, et, suivant ses ordres, me voici avec mes chevaux pour
       vous y conduire.»
     
       Il fallut bien quelques instants pour qu'Anzoleto comprit de quoi il
       s'agissait; mais il s'accommoda assez vite de la vérité pour empêcher que
       son guide, dont les craintes superstitieuses s'effaçaient d'ailleurs avec
       les ombres de la nuit, ne retombât dans ses perplexités à l'égard d'une
       malice du diable. Le drôle avait commencé par examiner et par faire sonner
       sur les pavés de l'écurie l'argent de Consuelo, et il se tenait pour
       content de son marché avec l'enfer. Anzoleto comprit à demi-mot, et pensa
       que la fugitive avait été de son côté surveillée de manière à ne pouvoir
       l'avertir de sa résolution; que, menacée, poussée à bout peut-être par son
       jaloux, elle avait saisi un moment propice pour déjouer tous ses efforts,
       s'évader et prendre la clef des champs.
     
       «Quoi qu'il en soit, dit-il, il n'y a ni à douter ni à balancer. Les avis
       qu'elle me fait donner par cet homme, qui l'a conduite sur la route de
       Prague, sont clairs et précis. Victoire! si je puis toutefois sortir d'ici
       pour la rejoindre sans être forcé de croiser l'épée!»
     
       Il s'arma jusqu'aux dents: et, tandis qu'il s'apprêtait à la hâte, il
       envoya son guide en éclaireur pour voir si les chemins étaient libres.
       Sur sa réponse que tout le monde paraissait encore livré au sommeil,
       excepté le gardien du pont qui venait de lui ouvrir, Anzoleto descendit
       sans bruit, remonta à cheval, et ne rencontra dans les cours qu'un
       palefrenier, qu'il appela pour lui donner quelque argent, afin de ne pas
       laisser à son départ l'apparence d'une fuite.
     
       «Par saint Wenceslas! dit ce serviteur au guide, voilà une étrange chose,
       les chevaux sont couverts de sueur en sortant de l'écurie comme s'ils
       avaient couru toute la nuit.
     
       --C'est votre diable noir qui sera venu les panser, répondit l'autre.
     
       --C'est donc cela, reprit le palefrenier, que j'ai entendu un bruit
       épouvantable toute la nuit de ce côté-là! Je n'ai pas osé venir voir; mais
       j'ai entendu la herse crier, et le pont-levis s'abattre, tout comme je vous
       vois dans ce moment-ci: si bien que j'ai cru que c'était vous qui partiez,
       et que je ne m'attendais guère à vous revoir ce matin.»
     
       Au pont-levis, ce fut une autre observation du gardien.
     
       «Votre seigneurie est donc double? demanda cet homme en se frottant les
       yeux. Je l'ai vue partir vers minuit, et je la vois encore une fois.
     
       --Vous avez rêvé, mon brave homme, dit Anzoleto en lui faisant aussi une
       gratification. Je ne serais pas parti sans vous prier de boire à ma santé.
     
       --Votre seigneurie me fait trop d'honneur, dit le portier, qui écorchait un
       peu l'italien.
     
       --C'est égal, dit-il au guide dans sa langue, j'en ai vu deux cette nuit!
     
       --Et prends garde d'en voir quatre la nuit prochaine, répondit le guide en
       suivant Anzoleto au galop sur le pont: Le diable noir fait de ces tours-là
       aux dormeurs de ton espèce.»
     
       Anzoleto, bien averti et bien renseigné par son guide, gagna Tusta ou
       Tauss; car c'est, je crois, la même ville. Il la traversa après avoir
       congédié son homme et prit des chevaux de poste, s'abstint de faire aucune
       question durant dix lieues, et, au terme, désigné, s'arrêta pour déjeuner
       (car il n'en pouvait plus), et pour demander une madame Wolf qui devait
       être par là avec une voiture.
     
       Personne ne put lui en donner des nouvelles, et pour cause.
     
       Il y avait bien une madame Wolf dans le village; mais elle était établie
       depuis cinquante ans dans la ville, et tenait une boutique de mercerie.
       Anzoleto, brisé, exténué, pensa que Consuelo n'avait pas jugé à propos de
       s'arrêter en cet endroit. Il demanda une voiture à louer, il n'y en avait
       pas. Force lui fut de remonter à cheval, et de faire une nouvelle course
       à franc étrier. Il regardait comme impossible de ne pas rencontrer à
       chaque instant la bienheureuse voiture, où il pourrait s'élancer et se
       dédommager de ses anxiétés et de ses fatigues. Mais il rencontra fort peu
       de voyageurs, et dans aucune voiture il ne vit Consuelo. Enfin, vaincu par
       l'excès de la lassitude, et ne trouvant de voiture de louage nulle part,
       il prit le parti de s'arrêter, mortellement vexé, et d'attendre dans une
       bourgade, au bord de la route, que Consuelo vînt le rejoindre; car il
       pensait l'avoir dépassée. Il eut le loisir de maudire, tout le reste du
       jour et toute la nuit suivante, les femmes, les auberges, les jaloux et
       les chemins. Le lendemain, il trouva une voiture publique de passage, et
       continua de courir vers Prague, sans être plus heureux. Nous le laisserons
       cheminer vers le nord, en proie à une véritable rage et à une mortelle
       impatience mêlée d'espoir, pour revenir un instant nous-mêmes au château,
       et voir l'effet du départ de Consuelo sur les habitants de cette demeure.
     
       On peut penser que le comte Albert n'avait pas plus dormi que les deux
       autres personnages de cette brusque aventure. Après s'être muni d'une
       double clef de la chambre d'Anzoleto, il l'avait enfermé de dehors, et ne
       s'était plus inquiété de ses tentatives, sachant bien qu'à moins que
       Consuelo elle-même ne s'en mêlât, nul n'irait le délivrer. A l'égard de
       cette première possibilité dont l'idée le faisait frémir, Albert eut
       l'excessive délicatesse de ne pas vouloir faire d'imprudente découverte.
     
       «Si elle l'aime à ce point, pensa-t-il, je n'ai plus à lutter; que mon sort
       s'accomplisse! Je le saurai assez tôt, car elle est sincère; et demain elle
       refusera ouvertement les offres que je lui ai faites aujourd'hui. Si elle
       est seulement persécutée et menacée par cet homme dangereux, la voilà du
       moins pour une nuit à l'abri de ses poursuites. Maintenant, quelque bruit
       furtif que j'entende autour de moi, je ne bougerai pas, et je ne me rendrai
       point odieux; je n'infligerai pas à cette infortunée le supplice de la
       honte, en me montrant devant elle sans être appelé. Non! je ne jouerai
       point le rôle d'un espion lâche, d'un jaloux soupçonneux, lorsque jusqu'ici
       ses refus, ses irrésolutions, ne m'ont donné aucun droit sur elle. Je ne
       sais qu'une chose, rassurante pour mon honneur, effrayante pour mon amour;
       c'est que je ne serai pas trompé. Ame de celle que j'aime, toi qui résides
       à la fois dans le sein de la plus parfaite des femmes et dans les
       entrailles du Dieu universel, si, à travers les mystères et les ombres de
       la pensée humaine, tu peux lire en moi à cette heure, ton sentiment
       intérieur doit te dire que j'aime trop pour ne pas croire à ta parole!»
     
       Le courageux Albert tint religieusement l'engagement qu'il venait de
       prendre avec lui-même; et bien qu'il crût entendre les pas de Consuelo à
       l'étage inférieur au moment de sa fuite, et quelque autre bruit moins
       explicable du côté de la herse, il souffrit, pria, et contint de ses mains
       jointes son coeur bondissant dans sa poitrine.
     
       Lorsque le jour parut, il entendit marcher et ouvrir les portes du côté
       d'Anzoleto.
     
       «L'infâme, se dit-il, la quitte sans pudeur et sans précaution! Il semble
       qu'il veuille afficher sa victoire! Ah! le mal qu'il me fait ne serait
       rien, si une autre âme, plus précieuse et plus chère que la mienne, ne
       devait pas être souillée par son amour.»
     
       A l'heure où le comte Christian avait coutume de se lever, Albert se rendit
       auprès de lui, avec l'intention, non de l'avertir de ce qui se passait,
       mais de l'engager à provoquer une nouvelle explication avec Consuelo. Il
       était sûr qu'elle ne mentirait pas. Il pensait qu'elle devait désirer cette
       explication, et s'apprêtait à la soulager de son trouble, à la consoler
       même de sa honte, et à feindre une résignation qui pût adoucir l'amertume
       de leurs adieux. Albert ne se demandait pas ce qu'il deviendrait après. Il
       sentait que ou sa raison, ou sa vie, ne supporterait pas un pareil coup, et
       il ne craignait pas d'éprouver une douleur au-dessus de ses forces.
     
       Il trouva son père au moment où il entrait dans son oratoire. La lettre
       posée sur le coussin frappa leurs yeux en même temps. Ils la saisirent et
       la lurent ensemble. Le vieillard en fut atterré, croyant que son fils ne
       supporterait pas l'événement; mais Albert, qui s'était préparé à un plus
       grand malheur, fut calme, résigné et ferme dans sa confiance.
     
       «Elle est pure, dit-il; elle veut m'aimer. Elle sent que mon amour est
       vrai et ma foi inébranlable. Dieu la sauvera du danger. Acceptons cette
       promesse, mon père, et restons tranquilles. Ne craignez pas pour moi; je
       serai plus fort que ma douleur, et je commanderai aux inquiétudes si elles
       s'emparent de moi.
     
       --Mon fils, dit le vieillard attendri, nous voici devant l'image du Dieu
       de tes pères. Tu as accepté d'autres croyances, et je ne te les ai jamais
       reprochées avec amertume, tu le sais, quoique mon coeur en ait bien
       souffert. Je vais me prosterner devant l'effigie de ce Dieu sur laquelle
       je t'ai promis, dans la nuit qui a précédé celle-ci, de faire tout ce qui
       dépendrait de moi pour que ton amour fût écouté et sanctifié par un noeud
       respectable. J'ai tenu ma promesse, et je te la renouvelle. Je vais
       encore prier pour que le Tout-Puissant exauce tes voeux, et les miens
       ne contrediront pas ma demande. Ne te joindras-tu pas à moi dans cette
       heure solennelle qui décidera peut-être dans les cieux des destinées de ton
       amour sur la terre? O toi, mon noble enfant, à qui l'Éternel a conservé
       toutes les vertus, malgré les épreuves qu'il a laissé subir à ta foi
       première! toi que j'ai vu, dans ton enfance, agenouillé à mes côtés sur la
       tombe de ta mère, et priant comme un jeune ange ce maître souverain dont tu
       ne doutais pas alors! refuseras-tu aujourd'hui d'élever ta voix vers lui,
       pour que la mienne ne soit pas inutile?
     
       --Mon père, répondit Albert en pressant le vieillard dans ses bras, si
       notre foi diffère quant à la forme et aux dogmes, nos âmes restent toujours
       d'accord sur un principe éternel et divin. Vous servez un Dieu de sagesse
       et de bonté, un idéal de perfection, de science, et de justice, que je n'ai
       jamais cessé d'adorer.--O divin crucifié, dit-il en s'agenouillant auprès
       de son père devant l'image de Jésus; toi que les hommes adorent comme le
       Verbe, et que je révère comme la plus noble et la plus pure manifestation
       de l'amour universel parmi nous! entends ma prière, toi dont la pensée
       vit éternellement en Dieu et en nous! Bénis les instincts justes et les
       intentions droites! Plains la perversité qui triomphe, et soutiens
       l'innocence qui combat! Qu'il en soit de mon bonheur ce que Dieu voudra!
       Mais, ô Dieu humain! que ton influence dirige et anime les coeurs qui n'ont
       d'autre force et d'autre consolation que ton passage et ton exemple sur la
       terre!»
     
     
     
     
       LXIII.
     
     
       Anzoleto poursuivait sa route vers Prague en pure perte; car aussitôt
       après avoir donné à son guide les instructions trompeuses qu'elle jugeait
       nécessaires au succès de son entreprise, Consuelo avait pris, sur la
       gauche, un chemin qu'elle connaissait, pour avoir accompagné deux fois en
       voiture la baronne Amélie à un château voisin de la petite ville de Tauss.
       Ce château était le but le plus éloigné des rares courses qu'elle avait eu
       occasion de faire durant son séjour à Riesenburg. Aussi l'aspect de ces
       parages et la direction des routes qui les traversaient, s'étaient-ils
       présentés naturellement à sa mémoire, lorsqu'elle avait conçu et réalisé
       à la hâte le téméraire projet de sa fuite. Elle se rappelait qu'en la
       promenant sur la terrasse de ce château, la dame qui l'habitait lui
       avait dit, tout en lui faisant admirer la vaste étendue des terres qu'on
       découvrait au loin: Ce beau chemin planté que vous voyez là-bas, et qui se
       perd à l'horizon, va rejoindre la route du Midi, et c'est par là que nous
       nous rendons à Vienne. Consuelo, avec cette indication et ce souvenir
       précis, était donc certaine de ne pas s'égarer, et de regagner à une
       certaine distance la route par laquelle elle était venue en Bohême. Elle
       atteignit le château de Biola, longea les cours du parc, retrouva sans
       peine, malgré l'obscurité, le chemin planté; et avant le jour elle avait
       réussi à mettre entre elle et le point dont elle voulait s'éloigner une
       distance de trois lieues environ à vol d'oiseau. Jeune, forte, et habituée
       dès l'enfance à de longues marches, soutenue d'ailleurs par une volonté
       audacieuse, elle vit poindre le jour sans éprouver beaucoup de fatigue.
       Le ciel était serein, les chemins secs, et couverts d'un sable assez doux
       aux pieds. Le galop du cheval, auquel elle n'était point habituée, l'avait
       un peu brisée; mais on sait que la marche, en pareil cas, est meilleure
       que le repos, et que, pour les tempéraments énergiques, une fatigue délasse
       d'une autre.
     
       Cependant, à mesure que les étoiles pâlissaient, et que le crépuscule
       achevait de s'éclaircir, elle commençait à s'effrayer de son isolement.
       Elle s'était sentie bien tranquille dans les ténèbres. Toujours aux aguets,
       elle s'était crue sûre, en cas de poursuite, de pouvoir se cacher avant
       d'être aperçue; mais au jour, forcée de traverser de vastes espaces
       découverts, elle n'osait plus suivre la route battue; d'autant plus qu'elle
       vit bientôt des groupes se montrer au loin, et se répandre comme des points
       noirs sur la raie blanche que dessinait le chemin au milieu des terres
       encore assombries. Si peu loin de Riesenburg, elle pouvait être reconnue
       par le premier passant; et elle prit le parti de se jeter dans un sentier
       qui lui sembla devoir abréger son chemin, en allant couper à angle droit le
       détour que la route faisait autour d'une colline. Elle marcha encore ainsi
       près d'une heure sans rencontrer personne, et entra dans un endroit boisé,
       où elle put espérer de se dérober facilement aux regards.
     
       «Si je pouvais ainsi gagner, pensait-elle, une avance de huit à dix lieues
       sans être découverte, je marcherais ensuite tranquillement sur la grande
       route; et, à la première occasion favorable, je louerais une voiture et des
       chevaux.»
     
       Cette pensée lui fit porter la main à sa poche pour y prendre sa bourse,
       Et calculer ce qu'après son généreux paiement au guide qui l'avait fait
       Sortir de Riesenburg, il lui restait d'argent pour entreprendre ce long et
       Difficile voyage. Elle ne s'était pas encore donné le temps d'y réfléchir;
       et si elle eût fait toutes les réflexions que suggérait la prudence,
       eût-elle résolu cette fuite aventureuse? Mais quelles furent sa surprise
       et sa consternation, lorsqu'elle trouva sa bourse beaucoup plus légère
       qu'elle ne l'avait supposé! Dans son empressement, elle n'avait emporté
       tout au plus que la moitié de la petite somme qu'elle possédait; ou bien
       elle avait donné au guide, dans l'obscurité, des pièces d'or pour de
       l'argent; ou bien encore, en ouvrant sa bourse pour le payer, elle avait
       laissé tomber dans la poussière de la route une partie de sa fortune.
       Tant il y a qu'après avoir bien compté et recompté sans pouvoir se faire
       illusion sur ses faibles ressources, elle reconnut qu'il fallait faire à
       pied toute la route de Vienne.
     
       Cette découverte lui causa un peu de découragement, non pas à cause de la
       fatigue, qu'elle ne redoutait point, mais à cause des dangers, inséparables
       pour une jeune femme, d'une aussi longue route pédestre. La peur que
       jusque là elle avait surmontée, en se persuadant que bientôt elle pourrait
       se mettre dans une voiture à l'abri des aventures de grand chemin, commença
       à parler plus haut qu'elle ne l'avait prévu dans l'effervescence de ses
       idées; et, comme vaincue pour la première fois de sa vie par l'effroi de sa
       misère et de sa faiblesse, elle se mit à marcher précipitamment, cherchant
       les taillis les plus sombres pour se réfugier en cas d'attaque.
     
       Pour comble d'inquiétude, elle s'aperçut bientôt qu'elle ne suivait plus
       aucun sentier battu, et qu'elle marchait au hasard dans un bois de plus en
       plus profond et désert. Si cette morne solitude la rassurait à certains
       égards, l'incertitude de sa direction lui faisait appréhender de revenir
       sur ses pas et de se rapprocher à son insu du château des Géants. Anzoleto
       y était peut-être encore: un soupçon, un accident, une idée de vengeance
       contre Albert pouvaient l'y avoir retenu. D'ailleurs Albert lui-même
       n'était-il pas à craindre dans ce premier moment de trouble et de
       désespoir? Consuelo savait bien qu'il se soumettrait à son arrêt; mais
       si elle allait se montrer aux environs du château, et qu'on vînt dire au
       jeune comte qu'elle était encore là, à portée d'être atteinte et ramenée,
       n'accourrait-il pas pour la vaincre par ses supplications et ses larmes?
       Fallait-il exposer ce noble jeune homme, et sa famille, et sa propre
       fierté, au scandale et au ridicule d'une entreprise avortée aussitôt que
       conçue? Le retour d'Anzoleto viendrait peut-être d'ailleurs ramener au bout
       de quelques jours les embarras inextricables et les dangers d'une situation
       qu'elle venait de trancher par un coup de tête hardi et généreux. Il
       fallait donc tout souffrir et s'exposer à tout plutôt que de revenir à
       Riesenburg.
     
       Résolue de chercher attentivement la direction de Vienne, et de la suivre
       à tout prix, elle s'arrêta dans un endroit couvert et mystérieux, où une
       petite source jaillissait entre des rochers ombragés de vieux arbres.
       Les alentours semblaient un peu battus par de petits pieds d'animaux.
       Étaient-ce les troupeaux du voisinage ou les bêtes de la forêt qui
       Venaient boire parfois à cette fontaine cachée? Consuelo s'en approcha,
       et, s'agenouillant sur les pierres humectées, trompa la faim, qui
       commençait à se faire sentir, en buvant de cette eau froide et limpide.
       Puis, restant pliée sur ses genoux, elle médita un peu sur sa situation.
     
       «Je suis bien folle et bien vaine, se dit-elle, si je ne puis réaliser ce
       que j'ai conçu. Eh quoi! sera-t-il dit que la fille de ma mère se soit
       efféminée dans les douceurs de la vie, au point de ne pouvoir plus braver
       le soleil, la faim, la fatigue, et les périls? J'ai fait de si beaux rêves
       d'indigence et de liberté au sein de ce bien-être qui m'oppressait, et dont
       j'aspirais toujours à sortir! Et voilà que je m'épouvante dès les premiers
       pas? N'est-ce pas là le métier pour lequel je suis née, «courir, pâtir, et
       oser?» Qu'y a-t-il de changé en moi depuis le temps où je marchais avant le
       jour avec ma pauvre mère, souvent à jeun! et où nous buvions aux petites
       fontaines des chemins pour nous donner des forces? Voilà vraiment une belle
       Zingara, qui n'est bonne qu'à chanter sur les théâtres, à dormir sur le
       duvet, et à voyager en carrosse! Quels dangers redoutais-je avec ma mère?
       Ne me disait-elle pas, quand nous rencontrions des gens de mauvaise mine:
       «Ne crains rien; ceux qui ne possèdent rien n'ont rien qui les menace, et
       les misérables ne se font pas la guerre entre eux?» Elle était encore jeune
       et belle dans ce temps là! est-ce que je l'ai jamais vue insultée par les
       passants? Les plus méchants hommes respectent les êtres sans défense. Et
       comment font tant de pauvres filles mendiantes qui courent les chemins, et
       qui n'ont que la protection de Dieu? Serais-je comme ces demoiselles qui
       n'osent faire un pas dehors sans croire que tout l'univers, enivré de leurs
       charmes, va se mettre à les poursuivre! Est-ce à dire que parce qu'on est
       seule, et les pieds sur la terre commune, on doit être avilie, et renoncer
       à l'honneur quand on n'a pas le moyen de s'entourer de gardiens? D'ailleurs
       ma mère était forte comme un homme; elle se serait défendue comme un lion.
       Ne puis-je pas être courageuse et forte, moi qui n'ai dans les veines que
       du bon sang plébéien? Est-ce qu'on ne peut pas toujours se tuer quand on
       est menacée de perdre plus que la vie? Et puis, je suis encore dans un pays
       tranquille, dont les habitants sont doux et charitables; et quand je serai
       sur des terres inconnues, j'aurai bien du malheur si je ne rencontre pas, à
       l'heure du danger, quelqu'un de ces êtres droit et généreux, comme Dieu en
       place partout pour servir de providence aux faibles et aux opprimés.
       Allons! Du courage. Pour aujourd'hui je n'ai à lutter que contre la faim.
       Je ne veux entrer dans une cabane, pour acheter du pain, qu'à la fin de
       cette journée, quand il fera sombre et que je serai bien loin, bien loin.
       Je connais la faim, et je sais y résister, malgré les éternels festins
       auxquels on voulait m'habituer à Riesenburg. Une journée est bientôt
       passée. Quand la chaleur sera venue, et mes jambes épuisées, je me
       rappellerai l'axiome philosophique que j'ai si souvent entendu dans mon
       enfance: «Qui dort dîne.» Je me cacherai dans quelque trou de rocher, et
       je te ferai bien voir, ô ma pauvre mère qui veilles sur moi et voyages
       invisible à mes côtés, à cette heure, que je sais encore faire la sieste
       sans sofa et sans coussins!»
     
       Tout en devisant ainsi avec elle-même, la pauvre enfant oubliait un peu ses
       peines de coeur. Le sentiment d'une grande victoire remportée sur elle-même
       lui faisait déjà paraître Anzoleto moins redoutable. Il lui semblait même
       qu'à partir du moment où elle avait déjoué ses séductions, elle sentait son
       âme allégée de ce funeste attachement; et, dans les travaux de son projet
       romanesque, elle trouvait une sorte de gaieté mélancolique, qui lui faisait
       répéter tout bas à chaque instant: «Mon corps souffre, mais il sauve mon
       âme. L'oiseau qui ne peut se défendre a des ailes pour se sauver, et, quand
       il est dans les plaines de l'air, il se rit des pièges et des embûches.»
     
       Le souvenir d'Albert, l'idée de son effroi et de sa douleur, se
       présentaient différemment à l'esprit de Consuelo; mais elle combattait de
       toute sa force l'attendrissement qui la gagnait à cette pensée. Elle avait
       formé la résolution de repousser son image, tant qu'elle ne se serait pas
       mise à l'abri d'un repentir trop prompt et d'une tendresse imprudente.
     
       «Cher Albert, ami sublime, disait-elle, je ne puis m'empêcher de soupirer
       profondément quand je me représente ta souffrance! Mais c'est à Vienne
       seulement que je m'arrêterai à la partager et à la plaindre. C'est à
       Vienne que je permettrai à mon coeur de me dire combien il te vénère et te
       regrette!»
     
       «Allons, en marche!» se dit Consuelo en essayant de se lever. Mais deux ou
       trois fois elle tenta en vain d'abandonner cette fontaine si sauvage et si
       jolie, dont le doux bruissement semblait l'inviter à prolonger les instants
       de son repos. Le sommeil, qu'elle avait voulu remettre à l'heure de midi,
       appesantissait ses paupières; et la faim, qu'elle n'était plus habituée à
       supporter aussi bien qu'elle s'en flattait, la jetait dans une irrésistible
       défaillance. Elle voulait en vain se faire illusion à cet égard. Elle
       n'avait presque rien mangé la veille; trop d'agitations et d'anxiétés ne
       lui avaient pas permis d'y songer. Un voile s'étendait sur ses yeux; une
       sueur froide et pénible alanguissait tout son corps. Elle céda à la
       fatigue sans en avoir conscience; et tout en formant une dernière
       résolution de se relever et de reprendre sa marche, ses membres
       s'affaissèrent sur l'herbe, sa tête retomba sur son petit paquet de voyage,
       et elle s'endormit profondément. Le soleil, rouge et chaud, comme il est
       parfois dans ces courts étés de Bohème, montait gaiement dans le ciel; la
       fontaine bouillonnait sur les cailloux, comme si elle eût voulu bercer de
       sa chanson monotone le sommeil de la voyageuse, et les oiseaux voltigeaient
       en chantant aussi leurs refrains babillards au-dessus de sa tête.
     
     
     
     
       LXIV.
     
     
       Il y avait presque trois heures que l'oublieuse fille reposait ainsi,
       lorsqu'un autre bruit que celui de la fontaine et des oiseaux jaseurs la
       tira de sa léthargie. Elle entr'ouvrit les yeux sans avoir la force de se
       relever, sans comprendre encore où elle était, et vit à deux pas d'elle un
       homme courbé sur les rochers, occupé à boire à la source comme elle avait
       fait elle-même, sans plus de cérémonie et de recherche que de placer sa
       bouche au courant de l'eau. Le premier sentiment de Consuelo fut la
       frayeur; mais le second coup d'oeil jeté sur l'hôte de sa retraite lui
       rendit la confiance. Car, soit qu'il eût déjà regardé à loisir les traits
       de la voyageuse durant son sommeil, soit qu'il ne prît pas grand intérêt à
       cette rencontre, il ne paraissait pas faire beaucoup d'attention à elle.
       D'ailleurs, c'était moins un homme qu'un enfant; il paraissait âgé de
       quinze ou seize ans tout au plus, était fort petit, maigre, extrêmement
       jaune et hâlé, et sa figure, qui n'était ni belle ni laide, n'annonçait
       rien dans cet instant qu'une tranquille insouciance.
     
       Par un mouvement instinctif, Consuelo ramena son voile sur sa figure, et ne
       changea pas d'attitude, pensant que si le voyageur ne s'occupait pas d'elle
       plus qu'il ne semblait disposé à le faire, il valait mieux feindre de
       dormir que de s'attirer des questions embarrassantes. A travers son voile,
       elle ne perdait cependant pas un des mouvements de l'inconnu, attendant
       qu'il reprit son bissac et son bâton déposés sur l'herbe, et qu'il
       continuât son chemin.
     
       Mais elle vit bientôt qu'il était résolu à se reposer aussi, et même à
       déjeuner, car il ouvrit son petit sac de pèlerin, et en tira un gros
       morceau de pain bis, qu'il se mit à couper avec gravité et à ronger à
       belles dents, tout en jetant de temps en temps sur la dormeuse un regard
       assez timide, et en prenant le soin de ne pas faire de bruit en ouvrant et
       en fermant son couteau à ressort, comme s'il eût craint de la réveiller en
       sursaut. Cette marque de déférence rendit une pleine confiance à Consuelo,
       et la vue de ce pain que son compagnon mangeait de si bon coeur, réveilla
       en elle les angoisses de la faim. Après s'être bien assurée, à la toilette
       délabrée de l'enfant et à sa chaussure poudreuse, que c'était un pauvre
       voyageur étranger au pays, elle jugea que la Providence lui envoyait un
       secours inespéré, dont elle devait profiter. Le morceau de pain était
       énorme, et l'enfant pouvait, sans rabattre beaucoup de son appétit, lui en
       céder une petite portion. Elle se releva donc, affecta de se frotter les
       yeux comme si elle s'éveillait à l'instant même, et regarda le jeune gars
       d'un air assuré, afin de lui imposer, au cas où il perdrait le respect dont
       jusque là il avait fait preuve.
     
       Cette précaution n'était pas nécessaire. Dès qu'il vit la dormeuse debout,
       l'enfant se troubla un peu, baissa les yeux, les releva avec effort à
       plusieurs reprises, et enfin, enhardi par la physionomie de Consuelo qui
       demeurait irrésistiblement bonne et sympathique, en dépit, du soin qu'elle
       prenait de la composer, il lui adressa la parole d'un son de voix si doux
       et si harmonieux, que la jeune musicienne fut subitement impressionnée en
       sa faveur.
     
       «Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il en souriant, vous voilà donc enfin
       réveillée? Vous dormiez là de si bon coeur, que si ce n'eût été la crainte
       d'être impoli, j'en aurais fait autant de mon côté.
     
       --Si vous êtes aussi obligeant que poli, lui répondit Consuelo en prenant
       un ton maternel, vous allez me rendre un petit service.
     
       --Tout ce que vous voudrez, reprit le jeune voyageur, à qui le son de voix
       de Consuelo parut également agréable et pénétrant.
     
       --Vous allez me vendre un petit morceau de votre déjeuner, repartit
       Consuelo, si vous le pouvez sans vous priver.
     
       --Vous le vendre! s'écria l'enfant tout surpris et en rougissant: oh! Si
       j'avais un déjeuner, je ne vous le vendrais pas! je ne suis pas aubergiste;
       mais je voudrais vous l'offrir et vous le donner.
     
       --Vous me le donnerez donc, à condition que je vous donnerai en échange de
       quoi acheter un meilleur déjeuner.
     
       --Non pas, non pas, reprit-il. Vous moquez-vous? Êtes-vous trop fière pour
       accepter de moi un pauvre morceau de pain? Hélas! vous voyez, je n'ai que
       cela à vous offrir.
     
       --Eh bien, je l'accepte, dit Consuelo en tendant la main; votre bon coeur
       me ferait rougir d'y mettre de la fierté.
     
       --Tenez, tenez! ma belle demoiselle, s'écria le jeune homme tout joyeux.
       Prenez le pain et le couteau, et taillez vous-même. Mais n'y mettez pas de
       façons, au moins! Je ne suis pas gros mangeur, et j'en avais là pour toute
       ma journée.
     
       --Mais aurez-vous la facilité d'en acheter d'autre pour votre journée?
     
       --Est-ce qu'on ne trouve pas du pain partout? Allons, mangez donc, si vous
       voulez me faire plaisir!»
     
       Consuelo ne se fit pas prier davantage; et, sentant bien que ce serait mal
       reconnaître l'élan fraternel de son amphitryon que de ne pas manger en sa
       compagnie, elle se rassit non loin de lui, et se mit à dévorer ce pain, au
       prix duquel les mets les plus succulents qu'elle eût jamais goûtés à la
       table des riches lui parurent fades et grossiers.
     
       «Quel bon appétit vous avez! dit l'enfant; cela fait plaisir à voir. Eh
       bien, j'ai du bonheur de vous avoir rencontrée; cela me rend tout content.
       Tenez, croyez-moi, mangeons-le tout; nous retrouverons bien une maison sur
       la route aujourd'hui, quoique ce pays semble un désert.
     
       --Vous ne le connaissez donc pas? dit Consuelo d'un air d'indifférence.
     
       --C'est la première fois que j'y passe, quoique je connaisse la route de
       Vienne à Pilsen, que je viens de faire, et que je reprends maintenant pour
       retourner là-bas.
     
       --Où, là-bas? à Vienne?
     
       --Oui, à Vienne; est-ce que vous y allez aussi?»
     
       Consuelo, incertaine si elle accepterait ce compagnon de voyage, ou si elle
       l'éviterait, feignit d'être distraite pour ne pas répondre tout de suite.
     
       «Bah! qu'est-ce que je dis? reprit le jeune homme. Une belle demoiselle
       comme vous n'irait pas comme cela toute seule à Vienne. Cependant vous êtes
       en voyage; car vous avez un paquet comme moi, et vous êtes à pied comme
       moi!»
     
       Consuelo, décidée à éluder ses questions jusqu'à ce qu'elle vît à quel
       point elle pouvait se fier à lui, prit le parti de répondre à une
       interrogation par une autre.
     
       «Est-ce que vous êtes de Pilsen? lui demanda-t-elle.
     
       --Non, répondit l'enfant qui n'avait aucun instinct ni aucun motif de
       méfiance; je suis de Rohrau en Hongrie; mon père y est charron de son
       métier.
     
       --Et comment voyagez-vous si loin de chez vous? Vous ne suivez donc pas
       l'état de votre père?
     
       --Oui et non. Mon père est charron, et je ne le suis pas; mais il est en
       même temps musicien, et j'aspire à l'être.
     
       --Musicien? Bravo! c'est un bel état!
     
       --C'est peut-être le vôtre aussi?
     
       --Vous n'alliez pourtant pas étudier la musique à Pilsen, qu'on dit être
       une triste ville de guerre?
     
       --Oh, non! J'ai été chargé d'une commission pour cet endroit-là, et je m'en
       retourne à Vienne pour tâcher d'y gagner ma vie, tout en continuant mes
       études musicales.
     
       --Quelle partie avez-vous embrassée? la musique vocale ou instrumentale?
     
       --L'une et l'autre jusqu'à présent. J'ai une assez bonne voix; et tenez,
       j'ai là un pauvre petit violon sur lequel je me fais comprendre. Mais mon
       ambition est grande, et je voudrais aller plus loin que tout cela.
     
       --Composer, peut-être?
     
       --Vous l'avez dit. Je n'ai dans la tête que cette maudite composition. Je
       vais vous montrer que j'ai encore dans mon sac un bon compagnon de voyage;
       c'est un gros livre que j'ai coupé par morceaux, afin de pouvoir en
       emporter quelques fragments en courant le pays; et quand je suis fatigué de
       marcher, je m'assieds dans un coin et j'étudie un peu; cela me repose.
     
       --C'est fort bien vu. Je parie que c'est le _Gradus ad Parnassum_ de Fuchs?
     
       --Précisément. Ah! je vois bien que vous vous y connaissez, et je suis sûr
       à présent que vous êtes musicienne, vous aussi. Tout à l'heure, pendant
       que vous dormiez, je vous regardais, et je me disais: Voilà une figure qui
       n'est pas allemande; c'est une figure méridionale, italienne peut-être; et
       qui plus est, c'est une figure d'artiste! Aussi vous m'avez fait bien
       plaisir en me demandant de mon pain; et je vois maintenant que vous avez
       l'accent étranger, quoique vous parliez l'allemand on ne peut mieux.
     
       --Vous pourriez vous y tromper. Vous n'avez pas non plus la figure
       allemande, vous avez le teint d'un Italien, et cependant....
     
       --Oh! vous êtes bien honnête, mademoiselle. J'ai le teint d'un Africain, et
       mes camarades de choeur de Saint-Etienne avaient coutume de m'appeler le
       Maure. Mais pour en revenir à ce que je disais, quand je vous ai trouvée là
       dormant toute seule au milieu du bois, j'ai été un peu étonné. Et puis je
       me suis fait mille idées sur vous: c'est peut-être, pensais-je, ma bonne
       étoile qui m'a conduit ici pour y rencontrer une bonne âme qui peut m'être
       secourable. Enfin ... vous dirai-je tout?
     
       --Dites sans rien craindre.
     
       --Vous voyant trop bien habillée et trop blanche de visage pour une pauvre
       coureuse de chemins, voyant cependant que vous aviez un paquet, je me suis
       imaginé que vous deviez être quelque personne attachée à une autre personne
       étrangère ... et artiste! Oh! une grande artiste, celle-là, que je cherche
       à voir, et dont la protection serait mon salut et ma joie. Voyons,
       mademoiselle, avouez-moi la vérité! Vous êtes de quelque château voisin,
       et vous alliez ou vous veniez de faire quelque commission aux environs? Et
       vous connaissez certainement, oh, oui! vous devez connaître le château des
       Géants.
     
       --Riesenburg? Vous allez à Riesenburg?
     
       --Je cherche à y aller, du moins; car je me suis si bien égaré dans ce
       maudit bois, malgré les indications qu'on m'avait données à Klatau, que je
       ne sais si j'en sortirai. Heureusement vous connaissez Riesenburg, et vous
       aurez la bonté de me dire si j'en suis encore bien loin.
     
       --Mais que voulez-vous aller faire, à Riesenburg?
     
       --Je veux aller voir la Porporina.
     
       --En vérité!»
     
       Et Consuelo, craignant de se trahir devant un voyageur qui pourrait parler
       d'elle au château des Géants, se reprit pour demander d'un air indifférent:
     
       «Et qu'est-ce que cette Porporina, s'il vous plaît?
     
       --Vous ne le savez pas? Hélas! je vois bien que vous êtes tout à fait
       étrangère en ce pays. Mais, puisque vous êtes musicienne et que vous
       connaissez le nom de Fuchs, vous connaissez bien sans doute celui du
       Porpora?
     
       --Et vous, vous connaissez le Porpora?
     
       --Pas encore, et c'est parce que je voudrais le connaître que je cherche à
       obtenir la protection de son élève fameuse et chérie, la signora Porporina.
     
       --Contez-moi donc comment cette idée vous est venue. Je pourrai peut-être
       chercher avec vous à approcher de ce château et de cette Porporina.
     
       --Je vais vous conter toute mon histoire. Je suis, comme je vous l'ai dit,
       fils d'un brave charron, et natif d'un petit bourg aux confins de
       l'Autriche et de la Hongrie. Mon père est sacristain et organiste de son
       village; ma mère, qui a été cuisinière chez le seigneur de notre endroit, a
       une belle voix; et mon père, pour se reposer de son travail, l'accompagnait
       le soir sur la harpe. Le goût de la musique m'est venu ainsi tout
       naturellement, et je me rappelle que mon plus grand plaisir, quand j'étais
       tout petit enfant, c'était de faire ma partie dans nos concerts de famille
       sur un morceau de bois que je raclais avec un bout de latte, me figurant
       que je tenais un violon et un archet dans mes mains et que j'en tirais
       des sons magnifiques. Oh, oui! il me semble encore que mes chères bûches
       n'étaient pas muettes, et qu'une voix divine, que les autres n'entendaient
       pas, s'exhalait autour de moi et m'enivrait des plus célestes mélodies.
     
       «Notre cousin Franck, maître d'école à Haimburg, vint nous voir, un jour
       que je jouais ainsi de mon violon imaginaire, et s'amusa de l'espèce
       d'extase où j'étais plongé. Il prétendit que c'était le présage d'un talent
       prodigieux, et il m'emmena à Haimburg, où, pendant trois ans, il me donna
       une bien rude éducation musicale, je vous assure! Quels beaux points
       d'orgue, avec traits et fioritures, il exécutait avec son bâton à marquer
       la mesure, sur mes doigts et sur mes oreilles! Cependant je ne me rebutais
       pas. J'apprenais à lire, à écrire; j'avais un violon véritable, dont
       j'apprenais aussi l'usage élémentaire, ainsi que les premiers principes du
       chant, et ceux de la langue latine. Je faisais d'aussi rapides progrès
       qu'il m'était possible avec un maître aussi peu endurant que mon cousin
       Franck.
     
       «J'avais environ huit ans, lorsque le hasard, ou plutôt la Providence, à
       laquelle j'ai toujours cru en bon chrétien, amena chez mon cousin
       M. Reuter, le maître de chapelle de la cathédrale de Vienne. On me présenta
       à lui comme une petite merveille, et lorsque j'eus déchiffré facilement un
       morceau à première vue, il me prit en amitié, m'emmena à Vienne, et me fit
       entrer à Saint-Etienne comme enfant de choeur.
     
       «Nous n'avions là que deux heures de travail par jour; et, le reste du
       temps, abandonnés à nous-mêmes, nous pouvions vagabonder en liberté. Mais
       la passion de la musique étouffait en moi les goûts dissipés et la paresse
       de l'enfance. Occupé à jouer sur la place avec mes camarades, à peine
       entendais-je les sons de l'orgue, que je quittais tout pour rentrer dans
       l'église, et me délecter à écouter les chants et l'harmonie. Je m'oubliais
       le soir dans la rue, sous les fenêtres d'où partaient les bruits
       entrecoupés d'un concert, ou seulement les sons d'une voix agréable;
       j'étais curieux, j'étais avide de connaître et de comprendre tout ce qui
       frappait mon oreille. Je voulais surtout composer. A treize ans, sans
       connaître aucune des règles, j'osai bien écrire une messe dont je montrai
       la partition à notre maître Reuter. Il se moqua de moi, et me conseilla
       d'apprendre avant de créer. Cela lui était bien facile à dire. Je n'avais
       pas le moyen de payer un maître, et mes parents étaient trop pauvres pour
       m'envoyer l'argent nécessaire à la fois à mon entretien et à mon éducation.
       Enfin, je reçus d'eux un jour six florins, avec lesquels j'achetai le livre
       que vous voyez, et celui de Mattheson; je me mis à les étudier avec ardeur,
       et j'y pris un plaisir extrême. Ma voix progressait et passait pour la plus
       belle du choeur. Au milieu des doutes et des incertitudes de l'ignorance
       que je m'efforçais de dissiper, je sentais bien mon cerveau se développer,
       et des idées éclore en moi; mais j'approchais avec effroi de l'âge où il
       faudrait, conformément aux règlements de la chapelle, sortir de la
       maîtrise, et me voyant sans ressources, sans protection, et sans maîtres,
       je me demandais si ces huit années de travail à la cathédrale n'allaient
       pas être mes dernières études, et s'il ne faudrait pas retourner chez mes
       parents pour y apprendre l'état de charron. Pour comble de chagrin,
       je voyais bien que maître Reuter, au lieu de s'intéresser à moi, ne me
       traitait plus qu'avec dureté, et ne songeait qu'à hâter le moment fatal de
       mon renvoi. J'ignore les causes de cette antipathie, que je n'ai méritée en
       rien. Quelques-uns de mes camarades avaient la légèreté de me dire qu'il
       était jaloux de moi, parce qu'il trouvait dans mes essais de composition
       une sorte de révélation du génie musical, et qu'il avait coutume de haïr et
       de décourager les jeunes gens chez lesquels il découvrait un élan supérieur
       au sien propre. Je suis loin d'accepter cette vaniteuse interprétation
       de ma disgrâce; mais je crois bien que j'avais commis une faute en lui
       montrant mes essais. Il me prit pour un ambitieux sans cervelle et un
       présomptueux impertinent.
     
       --Et puis, dit Consuelo en interrompant le narrateur, les vieux précepteurs
       n'aiment pas les élèves qui ont l'air de comprendre plus vite qu'ils
       n'enseignent. Mais dites-moi votre nom, mon enfant.
     
       --Je m'appelle Joseph.
     
       --Joseph qui?
     
       --Joseph Haydn.
     
       --Je veux me rappeler ce nom, afin de savoir un jour, si vous devenez
       quelque chose, à quoi m'en tenir sur l'aversion de votre maître, et sur
       l'intérêt que m'inspire votre histoire. Continuez-la, je vous prie.»
     
       Le jeune Haydn reprit en ces termes, tandis que Consuelo, frappée
       Du rapport de leurs destinées de pauvres et d'artistes, regardait
       attentivement la physionomie de l'enfant de choeur. Cette figure chétive
       et bilieuse prenait, dans l'épanchement du récit, une singulière animation.
       Ses yeux bleus pétillaient d'une finesse à la fois maligne et
       bienveillante, et rien dans sa manière d'être et de dire n'annonçait un
       esprit ordinaire.
     
     
     
     
       LXV.
     
     
       «Quoi qu'il en soit des causes de l'antipathie de maître Reuter, il me la
       témoigna bien durement, et pour une faute bien légère. J'avais des ciseaux
       neufs, et, comme un véritable écolier, je les essayais sur tout ce qui me
       tombait sous la main. Un de mes camarades ayant le dos tourné, et sa longue
       queue, dont il était très-vain, venant toujours à balayer les caractères
       que je traçais avec de la craie sur mon ardoise, j'eus une idée rapide,
       fatale! ce fut l'affaire d'un instant. Crac! voilà mes ciseaux ouverts,
       voilà la queue par terre. Le maître suivait tous mes mouvements de son oeil
       de vautour. Avant que mon pauvre camarade se fût aperçu de la perte
       douloureuse qu'il venait de faire, j'étais déjà réprimandé, noté d'infamie,
       et renvoyé sans autre forme de procès.
     
       «Je sortis de maîtrise au mois de novembre de l'année dernière, à sept
       heures du soir, et me trouvai sur la place, sans argent et sans autre
       vêtement que les méchants habits que j'avais sur le corps. J'eus un moment
       de désespoir. Je m'imaginai, en me voyant grondé et chassé avec tant de
       colère et de scandale, que j'avais commis une faute énorme. Je me mis à
       pleurer de toute mon âme cette mèche de cheveux et ce bout de ruban tombés
       sous mes fatals ciseaux. Mon camarade, dont j'avais ainsi déshonoré le
       chef, passa auprès de moi en pleurant aussi. Jamais on n'a répandu tant de
       larmes, jamais on n'a éprouvé tant de regrets et de remords pour une queue
       à la prussienne. J'eus envie d'aller me jeter dans ses bras, à ses pieds!
       Je ne l'osai pas, et je cachai ma honte dans l'ombre. Peut-être le pauvre
       Garçon pleurait-il ma disgrâce encore plus que sa chevelure.
     
       «Je passai la nuit sur le pavé; et, comme je soupirais, le lendemain matin,
       en songeant à la nécessité et à l'impossibilité de déjeuner, je fus abordé
       par Keller, le perruquier de la maîtrise de Saint-Etienne. Il venait de
       coiffer maître Reuter, et celui-ci, toujours furieux contre moi, ne lui
       avait parlé que de la terrible aventure de la queue coupée. Aussi le
       facétieux Keller, en apercevant ma piteuse figure, partit d'un grand éclat
       de rire, et m'accabla de ses sarcasmes.--«Oui-da! me cria-t-il d'aussi loin
       qu'il me vit, voilà donc le fléau des perruquiers, l'ennemi général et
       particulier de tous ceux qui, comme moi, font profession d'entretenir
       la beauté de la chevelure! Hé! mon petit bourreau des queues, mon bon
       saccageur de toupets! venez ici un peu que je coupe tous vos beaux cheveux
       noirs, pour remplacer toutes les queues qui tomberont sous vos coups!»
       J'étais désespéré, furieux. Je cachai mon visage dans mes mains, et, me
       croyant l'objet de la vindicte publique, j'allais m'enfuir, lorsque le bon
       Keller m'arrêtant: «Où allez-vous ainsi, petit malheureux? me dit-il d'une
       voix adoucie; Qu'allez-vous devenir sans pain, sans amis, sans vêtements,
       et avec un pareil crime sur la conscience? Allons, j'ai pitié de vous,
       surtout à cause de votre belle voix, que j'ai pris si souvent plaisir à
       entendre à la cathédrale: venez chez moi. Je n'ai pour moi, ma femme et mes
       enfants, qu'une chambre au cinquième étage. C'est encore plus qu'il ne nous
       en faut, car la mansarde que je loue au sixième n'est pas occupée. Vous
       vous en accommoderez, et vous mangerez avec nous jusqu'à ce que vous ayez
       trouvé de l'ouvrage; à condition toutefois que vous respecterez les cheveux
       de mes clients, et que vous n'essaierez pas vos grands ciseaux sur mes
       perruques.»
     
       «Je suivis mon généreux Keller, mon sauveur, mon père! Outre le logement et
       la table, il eut la bonté, tout pauvre artisan qu'il était lui-même, de
       m'avancer quelque argent afin que je pusse continuer mes études. Je louai
       un mauvais clavecin tout rongé des vers; et, réfugié dans mon galetas avec
       mon Fuchs et mon Mattheson, je me livrai sans contrainte à mon ardeur pour
       la composition. C'est de ce moment que je puis me considérer comme le
       protégé de la Providence. Les six premières sonates d'Emmanuel Bach ont
       fait mes délices pendant tout cet hiver, et je crois les avoir bien
       comprises. En même temps, le ciel, récompensant mon zèle et ma
       persévérance, a permis que je trouvasse un peu d'occupation pour vivre et
       m'acquitter envers mon cher hôte. J'ai joué de l'orgue tous les dimanches à
       la chapelle du comte de Haugwitz, après avoir fait le matin ma partie de
       premier violon à l'église des Pères de la Miséricorde. En outre, j'ai
       trouvé deux protecteurs. L'un est un abbé qui fait beaucoup de vers
       italiens, très-beaux à ce qu'on assure, et qui est fort bien vu de sa
       majesté et l'impératrice-reine. On l'appelle M. de Métastasio; et comme il
       demeure dans la même maison que Keller et moi, je donne des leçons à
       une jeune personne qu'on dit être sa nièce. Mon autre protecteur est
       monseigneur l'ambassadeur de Venise.
     
       --Il signor Corner? demanda Consuelo vivement.
     
       --Ah! vous le connaissez? reprit Haydn; c'est M. l'abbé de Métastasio qui
       m'a introduit dans cette maison. Mes petits talents y ont plu, et son
       excellence m'a promis de me faire avoir des leçons de maître Porpora, qui
       est en ce moment aux bains de Manensdorf avec madame Wilhelmine, la femme
       ou la maîtresse de son excellence. Cette promesse m'avait comblé de joie;
       devenir l'élève d'un aussi grand professeur, du premier maître de chant de
       l'univers! Apprendre la composition, les principes purs et corrects de
       l'art italien! Je me regardais comme sauvé, je bénissais mon étoile, je
       me croyais déjà un grand maître moi-même. Mais, hélas! Malgré les bonnes
       intentions de son excellence, sa promesse n'a pas été aussi facile à
       réaliser que je m'en flattais; et si je ne trouve une recommandation
       plus puissante auprès du Porpora, je crains bien de ne jamais approcher
       seulement de sa personne. On dit que cet illustre maître est d'un caractère
       bizarre; et qu'autant il se montre attentif, généreux et dévoué à certains
       élèves, autant il est capricieux et cruel pour certains autres. Il paraît
       que maître Reuter n'est rien au prix du Porpora, et je tremble à la seule
       idée de le voir. Cependant, quoiqu'il ait commencé par refuser net les
       propositions de l'ambassadeur à mon sujet, et qu'il ait signifié ne vouloir
       plus faire d'élèves, comme je sais que monseigneur Corner insistera,
       j'espère encore, et je suis déterminé à subir patiemment les plus cruelles
       mortifications, pourvu qu'il m'enseigne quelque chose en me grondant.
     
       --Vous avez formé là, dit Consuelo, une salutaire résolution. On ne vous a
       pas exagéré les manières brusques et l'aspect terrible de ce grand maître.
       Mais vous avez raison d'espérer; car si vous avez de la patience, une
       soumission aveugle, et les véritables dispositions musicales que je
       pressens en vous, si vous ne perdez pas la tête au milieu des premières
       bourrasques, et que vous réussissiez à lui montrer de l'intelligence et de
       la rapidité de jugement, au bout de trois ou quatre leçons, je vous promets
       qu'il sera pour vous le plus doux et le plus consciencieux des maîtres.
       Peut-être même, si votre coeur répond, comme je le crois, à votre
       esprit, Porpora deviendra pour vous un ami solide, un père équitable et
       bienfaisant.
     
       --Oh! vous me comblez de joie. Je vois bien que vous le connaissez,
       et vous devez aussi connaître sa fameuse élève, la nouvelle comtesse
       de Rudolstadt ... la Porporina....
     
       --Mais où avez-vous donc entendu parler de cette Porporina, et
       qu'attendez-vous d'elle?
     
       --J'attends d'elle une lettre pour le Porpora, et sa protection active
       auprès de lui, quand elle viendra à Vienne; car elle va y venir sans doute
       après son mariage avec le riche seigneur de Riesenburg.
     
       --D'où savez-vous ce mariage?
     
       --Par le plus grand hasard du monde. Il faut vous dire que, le mois
       dernier, mon ami Keller apprit qu'un parent qu'il avait à Pilsen venait de
       mourir, lui laissant un peu de bien. Keller n'avait ni le temps ni le moyen
       de faire le voyage, et n'osait s'y déterminer, dans la crainte que la
       succession ne valût pas les frais de son déplacement et la perte de son
       temps. Je venais de recevoir quelque argent de mon travail. Je lui ai
       offert de faire le voyage, et de prendre en main ses intérêts. J'ai
       donc été à Pilsen; et, dans une semaine que j'y ai passée, j'ai eu la
       satisfaction de voir réaliser l'héritage de Keller. C'est peu de chose sans
       doute, mais ce peu n'est pas à dédaigner pour lui; et je lui rapporte les
       titres d'une petite propriété qu'il pourra faire vendre ou exploiter selon
       qu'il le jugera à propos. En revenant de Pilsen, je me suis trouvé hier
       soir dans un endroit qu'on appelle Klatau, et où j'ai passé la nuit. Il y
       avait eu un marché dans la journée, et l'auberge était pleine de monde.
       J'étais assis auprès d'une table où mangeait un gros homme, qu'on traitait
       de docteur Wetzelius, et qui est bien le plus grand gourmand et le plus
       grand bavard que j'aie jamais rencontré. «Savez-vous la nouvelle? disait-il
       à ses voisins: le comte Albert de Rudolstadt, celui qui est fou, archi-fou,
       et quasi enragé, épouse la maîtresse de musique de sa cousine, une
       aventurière, une mendiante, qui a été, dit-on, comédienne en Italie, et qui
       s'est fait enlever par le vieux musicien Porpora, lequel s'en est dégoûté
       et l'a envoyée faire ses couches à Riesenburg. On a tenu l'événement fort
       secret; et d'abord, comme on ne comprenait rien à la maladie et aux
       convulsions de la demoiselle que l'on croyait très-vertueuse, on m'a fait
       appeler comme pour une fièvre putride et maligne. Mais à peine avais-je
       tâté le pouls de la malade, que le comte Albert, qui savait sans doute à
       quoi s'en tenir sur cette vertu-là, m'a repoussé en se jetant sur moi comme
       un furieux, et n'a pas souffert que je rentrasse dans l'appartement. Tout
       s'est passé fort secrètement. Je crois que la vieille chanoinesse a fait
       l'office de sage-femme; la pauvre dame ne s'était jamais vue à pareille
       fête. L'enfant a disparu. Mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que le jeune
       comte, qui, vous le savez tous, ne connaît pas la mesure du temps, et prend
       les mois pour des années, s'est imaginé être le père de cet enfant-là, et a
       parlé si énergiquement à sa famille, que, plutôt que de le voir retomber
       dans ses accès de fureur, on a consenti à ce beau mariage.»
     
       --Oh! c'est horrible, C'est infâme! s'écria Consuelo hors d'elle-même;
       c'est un tissu d'abominables calomnies et d'absurdités révoltantes!
     
       --Ne croyez pas que j'y aie ajouté foi un instant, repartit Joseph Haydn;
       la figure de ce vieux docteur était aussi sotte que méchante, et, avant
       qu'on l'eût démenti, j'étais déjà sûr qu'il ne débitait que des faussetés
       et des folies. Mais à peine avait-il achevé son conte, que cinq ou six
       jeunes gens qui l'entouraient ont pris le parti de la jeune personne; et
       c'est ainsi que j'ai appris la vérité. C'était à qui louerait la beauté, la
       grâce, la pudeur, l'esprit et l'incomparable talent de la Porporina. Tous
       approuvaient la passion du comte Albert pour elle, enviaient son bonheur,
       et admiraient le vieux comte d'avoir consenti à cette union. Le docteur
       Wetzelius a été traité de radoteur et d'insensé; et comme on parlait de la
       grande estime de maître Porpora pour une élève à laquelle il a voulu donner
       son nom, je me suis mis dans la tête d'aller à Riesenburg, de me jeter aux
       pieds de la future ou peut-être de la nouvelle comtesse (car on dit que le
       mariage a été déjà célébré, mais qu'on le tient encore secret pour ne pas
       indisposer la cour), et de lui raconter mon histoire, pour obtenir d'elle
       la faveur de devenir l'élève de son illustre maître.»
     
       Consuelo resta quelques instants pensive; les dernières paroles de Joseph à
       propos de la cour l'avaient frappée. Mais revenant bientôt à lui:
     
       «Mon enfant, lui dit-elle, n'allez point à Riesenburg, vous n'y trouveriez
       pas la Porporina. Elle n'est point mariée avec le comte de Rudolstadt, et
       rien n'est moins assuré que ce mariage-là. Il en a été question, il est
       vrai, et je crois que les fiancés étaient dignes l'un de l'autre; mais la
       Porporina, quoiqu'elle eût pour le comte Albert une amitié solide, une
       estime profonde et un respect sans bornes, n'a pas crû devoir se décider
       légèrement à une chose aussi sérieuse. Elle a pesé, d'une part, le tort
       qu'elle ferait à cette illustre famille, en lui faisant perdre les bonnes
       grâces et peut-être la protection de l'impératrice, en même temps que
       l'estime des autres seigneurs et la considération de tout le pays; de
       l'autre, le mal qu'elle se ferait à elle-même, en renonçant à exercer l'art
       divin qu'elle avait étudié avec passion et embrassé avec courage. Elle
       s'est dit que le sacrifice était grand de part et d'autre, et qu'avant de
       s'y jeter tête baissée, elle devait consulter le Porpora, et donner au
       jeune comte le temps de savoir si sa passion résisterait à l'absence; de
       sorte qu'elle est partie pour Vienne à l'improviste, à pied, sans guide et
       presque sans argent, mais avec l'espérance de rendre le repos et la raison
       à celui qui l'aime, et n'emportant, de toutes les richesses qui lui étaient
       offertes, que le témoignage de sa conscience et la fierté de sa condition
       d'artiste.
     
       --Oh! c'est une véritable artiste, en effet! c'est une forte tête et une
       âme noble, si elle a agi ainsi! s'écria Joseph en fixant ses yeux brillants
       sur Consuelo; et si je ne me trompe pas, c'est à elle que je parle, c'est
       devant elle que je me prosterne.
     
       --C'est elle qui vous tend la main et qui vous offre son amitié, ses
       conseils et son appui auprès du Porpora; car nous allons faire route
       ensemble, à ce que je vois; et si Dieu nous protège, comme il nous a
       protégés jusqu'ici l'un et l'autre, comme il protège tous ceux qui ne se
       reposent qu'en lui, nous serons bientôt à Vienne, et nous prendrons les
       leçons du même maître.
     
       --Dieu soit loué! s'écria Haydn en pleurant de joie, et en levant les bras
       au ciel avec enthousiasme; je devinais bien, en vous regardant dormir,
       qu'il y avait en vous quelque chose de surnaturel, et que ma vie, mon
       avenir, étaient entre vos mains.»
     
     
     
     
       LXVI.
     
     
       Quand les deux jeunes gens eurent fait une plus ample connaissance, en
       revenant de part et d'autre sur les détails de leur situation dans un
       entretien amical, ils songèrent aux précautions et aux arrangements à
       prendre pour retourner à Vienne. La première chose qu'ils firent fut de
       tirer leurs bourses et de compter leur argent. Consuelo était encore la
       plus riche des deux; mais leurs fonds réunis pouvaient fournir de quoi
       faire agréablement la route à pied, sans souffrir de la faim et sans
       coucher à la belle étoile. Il ne fallait pas songer à autre chose, et
       Consuelo en avait déjà pris son parti. Cependant, malgré la gaieté
       philosophique qu'elle montrait à cet égard, Joseph était soucieux et
       pensif.
     
       «Qu'avez-vous? lui dit-elle; vous craignez peut-être l'embarras de ma
       compagnie. Je gage pourtant que je marche mieux que vous.
     
       --Vous devez tout faire mieux que moi, répondit-il; ce n'est pas là ce qui
       m'inquiète. Mais je m'attriste et je m'épouvante quand je songe que vous
       êtes jeune et belle, et que tous les regards vont s'attacher sur vous avec
       convoitise, tandis que je suis si petit et si chétif que, bien résolu à me
       faire tuer pour vous, je n'aurai peut-être pas la force de vous préserver.
     
       --A quoi allez-vous songer, mon pauvre enfant? Si j'étais assez belle pour
       fixer les regards des passants, je pense qu'une femme qui se respecte sait
       imposer toujours par sa contenance....
     
       --Que vous soyez laide ou belle, jeune ou sur le retour, effrontée ou
       modeste, vous n'êtes pas en sûreté sur ces routes couvertes de soldats et
       de vauriens de toute espèce. Depuis que la paix est faite, le pays est
       inondé de militaires qui retournent dans leurs garnisons, et surtout de ces
       volontaires aventuriers qui, se voyant licenciés, et ne sachant plus où
       trouver fortune, se mettent à piller les passants, à rançonner les
       campagnes, et à traiter les provinces en pays conquis. Notre pauvreté nous
       met à l'abri de leur talent de ce côté-là; mais il suffit que vous soyez
       femme pour éveiller leur brutalité. Je pense sérieusement à changer de
       route; et, au lieu de nous en aller par Piseck et Budweiss, qui sont des
       places de guerre offrant un continuel prétexte au passage des troupes
       licenciées et autres qui ne valent guère mieux, nous ferons bien de
       descendre le cours de la Moldaw, en suivant les gorges de montagnes à peu
       près désertes, où la cupidité et les brigandages de ces messieurs ne
       trouvent rien qui puisse les amorcer. Nous côtoierons la rivière jusque
       vers Reichenau, et nous entrerons tout de suite en Autriche par Freistadt.
       Une fois sur les terres de l'Empire, nous serons protégés par une police
       Moins impuissante que celle de la Bohême.
     
       --Vous connaissez donc cette route-là?
     
       --Je ne sais pas même s'il y en a une; mais j'ai une petite carte dans ma
       poche, et j'avais projeté, en quittant Pilsen, d'essayer de m'en revenir
       par les montagnes, afin de changer et de voir du pays.
     
       --Eh bien soit! votre idée me paraît bonne, dit Consuelo en regardant la
       carte que Joseph venait d'ouvrir. Il y a partout des sentiers pour les
       piétons et des chaumières pour recueillir les gens sobres et courts
       d'argent. Je vois là, en effet, une chaîne de montagnes qui nous conduit
       jusqu'à la source de la Moldaw, et qui continue le long du fleuve.
     
       --C'est le plus grand Boehmer-Wald, dont les cimes les plus élevées se
       trouvent là et servent de frontière entre la Bavière et la Bohême. Nous le
       rejoindrons facilement en nous tenant toujours sur ces hauteurs; elles nous
       indiquent qu'à droite et à gauche sont les vallées qui descendent vers
       les deux provinces. Puisque, Dieu merci, je n'ai plus affaire à cet
       introuvable château des Géants, je suis sûr de vous bien diriger, et de ne
       pas vous faire faire plus de chemin qu'il ne faut.
     
       --En route donc! dit Consuelo; je me sens tout à fait reposée. Le sommeil
       et votre bon pain m'ont rendu mes forces, et je peux encore faire au
       moins deux milles aujourd'hui. D'ailleurs j'ai hâte de m'éloigner de
       ces environs, où je crains toujours de rencontrer quelque visage de
       connaissance.
     
       --Attendez, dit Joseph; j'ai une idée singulière qui me trotte par la
       cervelle.
     
       --Voyons-la.
     
       --Si vous n'aviez pas de répugnance à vous habiller en homme, votre
       incognito serait assuré, et vous échapperiez à toutes les mauvaises
       suppositions qu'on pourra faire dans nos gîtes sur le compte d'une jeune
       fille voyageant seule avec un jeune garçon.
     
       --L'idée n'est pas mauvaise, mais vous oubliez que nous ne sommes pas assez
       riches pour faire des emplettes. Où trouverais-je d'ailleurs des habits à
       ma taille?
     
       --Écoutez, je n'aurais pas eu cette idée si je ne m'étais senti pourvu de
       ce qu'il fallait pour la mettre à exécution. Nous sommes absolument de la
       même taille, ce qui fait plus d'honneur à vous qu'à moi; et j'ai dans
       mon sac un habillement complet, absolument neuf, qui vous déguisera
       parfaitement. Voici l'histoire de cet habillement: c'est un envoi de ma
       brave femme de mère, qui, croyant me faire un cadeau très-utile, et voulant
       me savoir équipé convenablement pour me présenter à l'ambassade, et donner
       des leçons aux demoiselles, s'est avisée de me faire faire dans son village
       un costume des plus élégants, à la mode de chez nous. Certes, le costume
       est pittoresque, et les étoffes bien choisies; vous allez voir! Mais
       imaginez-vous l'effet que j'aurais produit à l'ambassade, et le fou rire
       qui se serait emparé de la nièce de M. de Métastasio, si je m'étais montré
       avec cette rustique casaque et ce large pantalon bouffant! J'ai remercié ma
       pauvre mère de ses bonnes intentions, et je me suis promis de vendre le
       costume à quelque paysan au dépourvu, ou à quelque comédien en voyage.
       Voilà pourquoi je l'ai emporté avec moi; mais par bonheur je n'ai pu
       trouver l'occasion de m'en défaire. Les gens de ce pays-ci prétendent que
       la mode de cet habit est antique, et ils demandent si cela est polonais ou
       turc.
     
       --Eh bien, l'occasion est trouvée, s'écria Consuelo en riant; votre idée
       était excellente, et la comédienne en voyage s'accommode de votre habit à
       la turque, qui ressemble assez à un jupon. Je vous achète ceci à crédit
       toutefois, ou pour mieux dire à condition que vous allez être le caissier
       de notre _chatouille_, comme dit le roi de Prusse de son trésor, et que
       vous m'avancerez la dépense de mon voyage jusqu'à Vienne.
     
       --Nous verrons cela, dit Joseph en mettant la bourse dans sa poche, et en
       se promettant bien de ne pas se laisser payer. Maintenant reste à savoir si
       l'habit vous est commode. Je vais m'enfoncer dans ce bois, tandis que vous
       entrerez dans ces rochers. Ils vous offriront plus d'un cabinet de toilette
       sûr et spacieux.
     
       --Allez, et paraissez sur la scène, répondit Consuelo en lui montrant la
       forêt: moi, je rentre dans la coulisse.
     
       Et, se retirant dans les rochers, tandis que son respectueux compagnon
       s'éloignait consciencieusement, elle procéda sur-le-champ à sa
       transformation. La fontaine lui servit de miroir lorsqu'elle sortit de sa
       retraite, et ce ne fut pas sans un certain plaisir qu'elle y vit apparaître
       le plus joli petit paysan que la race slave eût jamais produit. Sa taille
       fine et souple comme un jonc jouait dans une large ceinture de laine rouge;
       et sa jambe, déliée comme celle d'une biche, sortait modestement un peu
       au-dessus de la cheville des larges plis du pantalon. Ses cheveux noirs,
       qu'elle avait persévéré à ne pas poudrer, avaient été coupés dans sa
       maladie, et bouclaient naturellement autour de son visage. Elle y passa ses
       doigts pour leur donner tout à fait la négligence rustique qui convient à
       un jeune pâtre; et, portant son costume avec l'aisance du théâtre, sachant
       même, grâce à son talent mimique, donner tout à coup une expression de
       simplicité sauvage à sa physionomie, elle se trouva si bien déguisée que le
       courage et la sécurité lui vinrent en un instant. Ainsi qu'il arrive aux
       acteurs dès qu'ils ont revêtu leur costume, elle se sentit dans son rôle,
       et s'identifia même avec le personnage qu'elle allait jouer, au point
       d'éprouver en elle-même comme l'insouciance, le plaisir d'un vagabondage
       innocent, la gaîté, la vigueur et la légèreté de corps d'un garçon faisant
       l'école buissonnière.
     
       Elle eut à siffler trois fois avant que Haydn, qui s'était éloigné dans le
       bois plus qu'il n'était nécessaire, soit pour témoigner son respect, soit
       pour échapper à la tentation de tourner ses yeux vers les fentes du rocher,
       revînt auprès d'elle. Il fit un cri de surprise et d'admiration en la
       voyant ainsi; et même, quoiqu'il s'attendit à la retrouver bien déguisée,
       il eut peine à en croire ses yeux dans le premier moment. Cette
       transformation embellissait prodigieusement Consuelo: et en même temps
       elle lui donnait un aspect tout différent pour l'imagination du jeune
       musicien.
     
       L'espèce de plaisir que la beauté de la femme produit sur un adolescent est
       toujours mêlé de frayeur; et le vêtement qui en fait, même aux yeux du
       moins chaste, un être si voilé et si mystérieux, est pour beaucoup dans
       cette impression de trouble et d'angoisse. Joseph était une âme pure,
       et, quoi qu'en aient dit quelques biographes, un jeune homme chaste et
       craintif. Il avait été ébloui en voyant Consuelo, animée par les rayons du
       soleil qui l'inondaient, dormir au bord de la source, immobile comme une
       belle statue. En lui parlant, en l'écoutant, son coeur s'était senti agité
       de mouvements inconnus, qu'il n'avait attribués qu'à l'enthousiasme et à la
       joie d'une si heureuse rencontre. Mais dans le quart d'heure qu'il avait
       passé loin d'elle dans le bois, pendant cette mystérieuse toilette, il
       avait éprouvé de violentes palpitations. La première émotion était revenue;
       et il s'approchait, résolu à faire de grands efforts pour cacher encore
       sous un air d'insouciance et d'enjouement le trouble mortel qui s'élevait
       dans son âme.
     
       Le changement de costume, si bien _réussi_ qu'il semblait être un véritable
       changement de sexe, changea subitement aussi la disposition d'esprit du
       jeune homme. Il ne sentit plus en apparence que l'élan fraternel d'une
       vive amitié improvisée entre lui et son agréable compagnon de voyage. La
       même ardeur de courir et de voir du pays, la même sécurité quant aux
       dangers de la route, la même gaieté sympathique, qui animaient Consuelo
       dans cet instant, s'emparèrent de lui; et ils se mirent en marche à travers
       bois et prairies, aussi légers que deux oiseaux de passage.
     
       Cependant, après quelques pas, il oublia qu'elle était garçon, en lui
       voyant porter sur l'épaule, au bout d'un bâton, son petit paquet de hardes,
       grossi des habillements de femme dont elle venait de se dépouiller. Une
       contestation s'éleva entre eux à ce sujet. Consuelo prétendait qu'avec son
       sac, son violon, et son cahier du _gradus ad Parnassum_, Joseph était bien
       assez chargé. Joseph, de son côté, jurait qu'il mettrait tout le paquet
       de Consuelo dans son sac, et qu'elle ne porterait rien. Il fallut qu'elle
       cédât; mais, pour la vraisemblance de son personnage, et afin qu'il y eût
       apparence d'égalité entre eux, il consentit à lui laisser porter le violon
       en bandoulière.
     
       «Savez-vous, lui disait Consuelo pour le décider à cette concession, qu'il
       faut que j'aie l'air de votre serviteur, ou tout au moins de votre guide?
       car je suis un paysan, il n'y a pas à dire; et vous, vous êtes un citadin.
     
       --Quel citadin! répondait Haydn en riant. Je n'ai pas mal la tournure du
       garçon perruquier de Keller!»
     
       Et en disant ceci, le bon jeune homme se sentait un peu mortifié de ne
       pouvoir se montrer à Consuelo sous un accoutrement plus coquet que ses
       habits fanés par le soleil et un peu délabrés par le voyage.
     
       «Non! vous avez l'air, dit Consuelo pour lui ôter ce petit chagrin, d'un
       fils de famille ruiné reprenant le chemin de la maison paternelle avec son
       garçon jardinier, compagnon de ses escapades.
     
       --Je crois bien que nous ferons mieux de jouer des rôles appropriés à notre
       situation, reprit Joseph. Nous ne pouvons passer que pour ce que nous
       sommes (vous du moins pour le moment), de pauvres artistes ambulants; et,
       comme c'est la coutume du métier de s'habiller comme on peut, avec ce
       que l'on trouve, et selon l'argent qu'on a; comme on voit souvent les
       troubadours de notre espèce traîner par les champs la défroque d'un
       marquis ou celle d'un soldat, nous pouvons bien avoir, moi, l'habit noir
       râpé d'un petit professeur, et vous la toilette, inusitée dans ce pays-ci,
       d'un villageois de la Hongrie. Nous ferons même bien de dire si l'on nous
       interroge, que nous avons été dernièrement faire une tournée de ce côté-là.
       Je pourrai parler _ex professo_ du célèbre village de Rohran que personne
       ne connaît, et de la superbe ville de Haimburg dont personne ne se soucie.
       Quant à vous, comme votre petit accent si joli vous trahira toujours, vous
       ferez bien de ne pas nier que vous êtes Italien et chanteur de profession.
     
       --A propos, il faut que nous ayons des noms de guerre, c'est l'usage: le
       vôtre est tout trouvé pour moi. Je dois, conformément à mes manières
       italiennes, vous appeler Beppo, c'est l'abréviation de Joseph.
     
       --Appelez-moi comme vous voudrez. J'ai l'avantage d'être aussi inconnu
       sous un nom que sous un autre. Vous, c'est différent. II vous faut un nom
       absolument: lequel choisissez-vous?
     
       --La première abréviation vénitienne venue, Nello, Maso, Renzo, Zoto....
       Oh! non pas celui-là, s'écria-t-elle après avoir laissé échapper par
       habitude la contraction enfantine du nom d'Anzoleto.
     
       --Pourquoi pas celui-là? reprit Joseph qui remarqua l'énergie de son
       exclamation.
     
       --Il me porterait malheur. On dit qu'il y a des noms comme cela.
     
       --Eh bien donc, comment vous baptiserons-nous?
     
       --Bertoni. Ce sera un nom italien quelconque, et une espèce de diminutif du
       nom d'Albert.
     
       --Il signor Bertoni! cela fait bien! dit Joseph en s'efforçant de sourire.»
     
       Mais ce souvenir de Consuelo pour son noble fiancé lui enfonça un poignard
       dans le coeur. Il la regarda marcher devant lui, leste et dégagée:
     
       «A propos, se dit-il pour se consoler, j'oubliais que c'est un garçon!»
     
     
     
     
       LXVII.
     
     
       Ils trouvèrent bientôt la lisière du bois, et se dirigèrent vers le
       sud-est. Consuelo marchait la tête nue, et Joseph, voyant le soleil
       enflammer son teint blanc et uni, n'osait en exprimer son chagrin. Le
       chapeau qu'il portait lui-même n'était pas neuf, il ne pouvait pas le lui
       offrir; et, sentant sa sollicitude inutile, il ne voulait pas l'exprimer;
       mais il mit son chapeau sous son bras avec un mouvement brusque qui fut
       remarqué de sa compagne.
     
       «Voilà une singulière idée, lui dit-elle. Il paraît que vous trouvez le
       temps couvert et la plaine ombragée? Cela me fait penser que je n'ai rien
       sur la tête; mais comme je n'ai pas toujours eu toutes mes aises, je sais
       bien des manières de me les procurer à peu de frais.»
     
       En parlant ainsi, elle arracha à un buisson un rameau de pampre sauvage,
       et, le roulant sur lui-même, elle s'en fit un chapeau de verdure.
     
       «Voilà qu'elle a l'air d'une Muse, pensa Joseph, et le garçon disparaît
       encore!» Ils traversèrent un village, où, apercevant une de ces boutiques
       où l'on vend de tout, il y entra précipitamment sans qu'elle pût prévoir
       son dessein, et en sortit bientôt avec un petit chapeau de paille à larges
       bords retroussés sur les oreilles comme les portent les paysans des vallées
       danubiennes.
     
       «Si vous commencez par nous jeter dans le luxe, lui dit-elle en essayant
       cette nouvelle coiffure, songez que le pain pourra bien manquer vers la fin
       du voyage.
     
       --Le pain vous manquer! s'écria Joseph vivement; j'aimerais mieux tendre
       la main aux voyageurs, faire des cabrioles sur les places publiques pour
       recevoir des gros sous! que sais-je? Oh! non, vous ne manquerez de rien
       avec moi.» Et voyant que son enthousiasme étonnait un peu Consuelo, il
       ajouta en tâchant de rabaisser ses bons sentiments: «Songez, signor
       Bertoni, que mon avenir dépend de vous, que ma fortune est dans vos mains,
       et qu'il est de mes intérêts de vous ramener saine et sauve à maître
       Porpora.»
     
       L'idée que son compagnon pouvait bien tomber subitement amoureux d'elle
       Ne vint pas à Consuelo. Les femmes chastes et simples ont rarement ces
       prévisions, que les coquettes ont, au contraire, en toute rencontre,
       peut-être à cause de la préoccupation où elles sont d'en faire naître la
       cause. En outre, il est rare qu'une femme très-jeune ne regarde pas comme
       un enfant un homme de son âge. Consuelo avait deux ans de plus qu'Haydn,
       et ce dernier était si petit et si malingre qu'on lui en eût donné à peine
       quinze. Elle savait bien qu'il en avait davantage; mais elle ne pouvait
       s'aviser de penser que son imagination et ses sens fussent déjà éveillés
       par l'amour. Elle s'aperçut cependant d'une émotion extraordinaire lorsque,
       s'étant arrêtée pour reprendre haleine dans un autre endroit, d'où elle
       admirait un des beaux sites qui s'offrent à chaque pas dans ces régions
       élevées, elle surprit les regards de Joseph attachés sur les siens avec une
       sorte d'extase.
     
       «Qu'avez-vous, ami Beppo? lui dit-elle naïvement. Il me semble que vous
       êtes soucieux, et je ne puis m'ôter de l'idée que ma compagnie vous
       embarrasse.
     
       --Ne dites pas cela! s'écria-t-il avec douleur; c'est manquer d'estime pour
       moi, c'est me refuser votre confiance et votre amitié que je voudrais payer
       de ma vie.
     
       --En ce cas, ne soyez pas triste, à moins que vous n'ayez quelque autre
       sujet de chagrin que vous ne m'avez pas confié.»
     
       Joseph tomba dans un morne silence, et ils marchèrent longtemps sans qu'il
       pût trouver la force de le rompre. Plus ce silence se prolongeait, plus le
       jeune homme en ressentait d'embarras; il craignait de se laisser deviner.
       Mais il ne trouvait rien de convenable à dire pour renouer la conversation.
       Enfin, faisant un grand effort sur lui-même:
     
       «Savez-vous, lui dit-il, à quoi je songe très-sérieusement?
     
       --Non, je ne le devine pas, répondit Consuelo, qui, pendant tout ce temps,
       s'était perdue dans ses propres préoccupations, et qui n'avait rien trouvé
       d'étrange à son silence.
     
       --Je pensais, chemin faisant, que, si cela ne vous ennuyait pas, vous
       devriez m'enseigner l'italien. Je l'ai commencé avec des livres cet hiver;
       mais, n'ayant personne pour me guider dans la prononciation, je n'ose pas
       articuler un seul mot devant vous. Cependant je comprends ce que je lis, et
       si, pendant notre voyage, vous étiez assez bonne pour me forcer à secouer
       ma mauvaise honte, et pour me reprendre à chaque syllabe, il me semble que
       j'aurais l'oreille assez musicale pour que votre peine ne fût pas perdue.
     
       --Oh! de tout mon coeur, répondit Consuelo. J'aime qu'on ne perde pas
       un seul des précieux instants de la vie pour s'instruire; et comme on
       s'instruit soi-même en enseignant, il ne peut être que très-bon pour nous
       deux de nous exercer à bien prononcer la langue musicale par excellence.
       Vous me croyez Italienne, et je ne le suis pas, quoique j'aie très-peu
       d'accent dans cette langue. Mais je ne la prononce vraiment bien qu'en
       chantant; et quand je voudrai vous faire saisir l'harmonie des sons
       italiens, je chanterai les mots qui vous présenteront des difficultés.
       Je suis persuadée qu'on ne prononce mal que parce qu'on entend mal. Si
       votre oreille perçoit complètement les nuances, ce ne sera plus pour vous
       qu'une affaire de mémoire de les bien répéter.
     
       --Ce sera donc à la fois une leçon d'italien et une leçon de chant! s'écria
       Joseph.--Et une leçon qui durera cinquante lieues! pensa-t-il dans son
       ravissement. Ah! ma foi, vive l'art! le moins dangereux, le moins ingrat
       de tous les amours!»
     
       La leçon commença sur l'heure, et Consuelo, qui eut d'abord de la peine
       A ne pas éclater de rire à chaque mot que Joseph disait en italien,
       s'émerveilla bientôt de la facilité et de la justesse avec lesquelles il
       se corrigeait. Cependant le jeune musicien, qui souhaitait avec ardeur
       d'entendre la voix de la cantatrice, et qui n'en voyait pas venir
       l'occasion assez vite, la fit naître par une petite ruse. Il feignit
       d'être embarrassé de donner à l'_à_ italien la franchise et la netteté
       convenables, et il chanta une phrase de Leo où le mot _felicità_ se
       trouvait répété plusieurs fois. Aussitôt Consuelo, sans s'arrêter, et sans
       être plus essoufflée que si elle eût été assise à son piano, lui chanta
       la phrase à plusieurs reprises. A cet accent si généreux et si pénétrant
       qu'aucun autre ne pouvait, à cette époque, lui être comparé dans le monde,
       Joseph sentit un frisson passer dans tout son corps, et froissa ses mains
       l'une contre l'autre avec un mouvement convulsif et une exclamation
       passionnée.
     
       «A votre tour, essayez donc,» dit Consuelo sans s'apercevoir de ses
       transports.
     
       Haydn essaya la phrase et la dit si bien que son jeune professeur battit
       des mains.
     
       «C'est à merveille, lui dit-elle avec un accent de franchise et de bonté.
       Vous apprenez vite, et vous avez une voix magnifique.
     
       --Vous pouvez me dire là-dessus tout ce qu'il vous plaira, répondit Joseph;
       mais moi je sens que je ne pourrai jamais vous rien dire de vous-même.
     
       --Et pourquoi donc?» dit Consuelo.
     
       Mais, en se retournant vers lui, elle vit qu'il avait les yeux gros
       de larmes, et qu'il serrait encore ses mains, en faisant craquer les
       phalanges, comme un enfant folâtre et comme un homme enthousiaste.
     
       «Ne chantons plus, lui dit-elle. Voici des cavaliers qui viennent à notre
       rencontre.
     
       --Ah! mon Dieu, oui, taisez-vous! s'écria Joseph tout hors de lui. Qu'ils
       ne vous entendent pas! car ils mettraient pied à terre, et vous salueraient
       à genoux.
     
       --Je ne crains pas ces mélomanes; ce sont des garçons bouchers qui portent
       des veaux en croupe.
     
       --Ah! baissez votre chapeau, détournez la tête! dit Joseph en se
       rapprochant d'elle avec un sentiment de jalousie exaltée. Qu'ils ne vous
       voient pas! qu'ils ne vous entendent pas! que personne autre que moi ne
       vous voie et ne vous entende!»
     
       Le reste de la journée s'écoula dans une alternative d'études sérieuses et
       de causeries enfantines. Au milieu de ses agitations, Joseph éprouvait une
       joie enivrante, et ne savait s'il était le plus tremblant des adorateurs
       de la beauté, ou le plus rayonnant des amis de l'art. Tour à tour idole
       resplendissante et camarade délicieux, Consuelo remplissait toute sa vie et
       transportait tout son être. Vers le soir il s'aperçut qu'elle se traînait
       avec peine, et que la fatigue avait vaincu son enjouement. Il est vrai que,
       depuis plusieurs heures, malgré les fréquentes haltes qu'ils faisaient
       sous les ombrages du chemin, elle se sentait brisée de lassitude; mais
       elle voulait qu'il en fût ainsi; et n'eût-il pas été démontré qu'elle
       devait s'éloigner de ce pays au plus vite, elle eût encore cherché, dans
       le mouvement et dans l'étourdissement d'une gaîté un peu forcée, une
       distraction contre le déchirement de son coeur. Les premières ombres du
       soir, en répandant de la mélancolie sur la campagne, ramenèrent les
       sentiments douloureux qu'elle combattait avec un si grand courage. Elle se
       représenta la morne soirée qui commençait au château des Géants, et la
       nuit, peut-être terrible, qu'Albert allait passer. Vaincue par cette idée,
       elle s'arrêta involontairement au pied d'une grande croix de bois, qui
       marquait, au sommet d'une colline nue, le théâtre de quelque miracle ou de
       quelque crime traditionnels.
     
       «Hélas! vous êtes plus fatiguée que vous ne voulez en convenir, lui dit
       Joseph; mais notre étape touche à sa fin, car je vois briller au fond de
       cette gorge les lumières d'un hameau. Vous croyez peut-être que je n'aurais
       pas la force de vous porter, et cependant, si vous vouliez....
     
       --Mon enfant, lui répondit-elle en souriant, vous êtes bien fier de votre
       sexe. Je vous prie de ne pas tant mépriser le mien, et de croire que j'ai
       plus de force qu'il ne vous en reste pour vous porter vous-même. Je suis
       essoufflée d'avoir grimpé ce sentier, voilà tout; et si je me repose, c'est
       que j'ai envie de chanter.
     
       --Dieu soit loué! s'écria Joseph: chantez donc là, au pied de la croix.
       Je vais me mettre à genoux.... Et cependant, si cela allait vous fatiguer
       davantage!
     
       --Ce ne sera pas long, dit Consuelo; mais c'est une fantaisie que j'ai de
       dire ici un verset de cantique que ma mère me faisait chanter avec elle,
       soir et matin, dans la campagne, quand nous rencontrions une chapelle ou
       une croix plantée comme celle-ci à la jonction de quatre sentiers.»
     
       L'idée de Consuelo était encore plus romanesque qu'elle ne voulait le
       dire. En songeant à Albert, elle s'était représenté cette faculté quasi
       surnaturelle qu'il avait souvent de voir et d'entendre à distance. Elle
       s'imagina fortement qu'à cette heure même il pensait à elle, et la voyait
       peut-être; et, croyant trouver un allégement à sa peine en lui parlant par
       un chant sympathique à travers la nuit et l'espace, elle monta sur les
       pierres qui assujettissaient le pied de la croix. Alors, se tournant du
       côté de l'horizon derrière lequel devait être Riesenburg, elle donna sa
       voix dans toute son étendue pour chanter le verset du cantique espagnol:
     
       O Consuelo de mi alma, etc.
     
       «Mon Dieu, mon Dieu! disait Haydn en se parlant à lui-même lorsqu'elle eut
       fini, je n'avais jamais entendu chanter; je ne savais pas ce que c'est que
       le chant! Y a-t-il donc d'autres voix humaines semblables à celle-ci?
       Pourrai-je jamais entendre quelque chose do comparable à ce qui m'est
       révélé aujourd'hui? O musique! Sainte musique! ô génie de l'art! que tu
       m'embrases, et que tu m'épouvantes!»
     
       Consuelo redescendit de la pierre, où comme une madone elle avait dessiné
       sa silhouette élégante dans le bleu transparent de la nuit. A son tour,
       inspirée à la manière d'Albert, elle s'imagina qu'elle le voyait, à
       travers les bois, les montagnes et les vallées, assis sur la pierre du
       Schreckenstein, calme, résigné, et rempli d'une sainte espérance. «Il m'a
       entendue, pensait-elle, il a reconnu ma voix et le chant qu'il aime. Il m'a
       comprise, et maintenant il va rentrer au château, embrasser son père, et
       peut-être s'endormir paisiblement.»
     
       «Tout va bien,» dit-elle à Joseph sans prendre garde à son délire
       d'admiration.
     
       Puis, retournant sur ses pas, elle déposa un baiser sur le bois grossier de
       la croix. Peut-être en cet instant, par un rapprochement bizarre, Albert
       éprouva-t-il comme une commotion électrique qui détendit les ressorts de sa
       volonté sombre, et fit passer jusqu'aux profondeurs les plus mystérieuses
       de son âme les délices d'un calme divin. Peut-être fut-ce le moment précis
       du profond et bienfaisant sommeil où il tomba, et où son père, inquiet et
       matinal, eut la satisfaction de le retrouver plongé le lendemain au retour
       de l'aurore.
     
       Le hameau dont ils avaient aperçu les feux dans l'ombre n'était qu'une
       vaste ferme où ils furent reçus avec hospitalité. Une famille de bons
       laboureurs mangeait en plein air devant la porte, sur une table de
       bois brut, à laquelle on leur fit place, sans difficulté comme sans
       empressement. On ne leur adressa point de questions, on les regarda à
       peine. Ces braves gens, fatigués d'une longue et chaude journée de travail,
       prenaient leur repas en silence, livrés à la béate jouissance d'une
       alimentation simple et copieuse. Consuelo trouva le souper délicieux.
       Joseph oublia de manger, occupé qu'il était à regarder cette pâle et noble
       figure de Consuelo au milieu de ces larges faces hâlées de paysans, douces
       et stupides comme celles de leurs boeufs qui paissaient l'herbe autour
       d'eux, et ne faisaient guère un plus grand bruit de mâchoires en ruminant
       avec lenteur.
     
       Chacun des convives se retira silencieusement en faisant un signe de croix,
       aussitôt qu'il se sentit repu, et alla se livrer au sommeil, laissant
       les plus robustes prolonger les douceurs de la table autant qu'ils le
       jugeraient à propos. Les femmes qui les servaient s'assirent à leurs
       places, dès qu'ils se furent tous levés, et se mirent à souper avec les
       enfants. Plus animées et plus curieuses, elles retinrent et questionnèrent
       les jeunes voyageurs. Joseph se chargea des contes qu'il tenait tout prêts
       pour les satisfaire, et ne s'écarta guère de la vérité, quant au fond, en
       leur disant que lui et son camarade étaient de pauvres musiciens ambulants.
     
       «Quel dommage que nous ne soyons pas au dimanche, répondit une des plus
       jeunes, vous nous auriez fait danser!»
     
       Elles examinèrent beaucoup Consuelo, qui leur parut un fort joli garçon, et
       qui affectait, pour bien remplir son rôle, de les regarder avec des yeux
       hardis et bien éveillés. Elle avait soupiré un instant en se représentant
       la douceur de ces moeurs patriarcales dont sa profession active et
       vagabonde l'éloignait si fort. Mais en observant ces pauvres femmes se
       tenir debout derrière leurs maris, les servir avec respect, et manger
       ensuite leurs restes avec gaîté, les unes allaitant un petit, les autres
       esclaves déjà, par instinct, de leurs jeunes garçons, s'occupant d'eux
       avant de songer à leurs filles et à elles-mêmes, elle ne vit plus dans tous
       ces bons cultivateurs que des sujets de la faim et de la nécessité; les
       mâles enchaînés à la terre, valets de charrue et de bestiaux; les femelles
       enchaînées au maître, c'est-à-dire à l'homme, cloîtrées à la maison,
       servantes à perpétuité, et condamnées à un travail sans relâche au milieu
       des souffrances et des embarras de la maternité. D'un côté le possesseur
       de la terre, pressant ou rançonnant le travailleur jusqu'à lui ôter le
       nécessaire dans les profits de son aride labeur; de l'autre l'avarice et la
       peur qui se communiquent du maître au tenancier, et condamnent celui-ci à
       gouverner despotiquement et parcimonieusement sa propre famille et sa
       propre vie. Alors cette sérénité apparente ne sembla plus à Consuelo que
       l'abrutissement du malheur ou l'engourdissement de la fatigue; et elle se
       dit qu'il valait mieux être artiste ou bohémien, que seigneur ou paysan,
       puisqu'à la possession d'une terre comme à celle d'une gerbe de blé
       s'attachaient ou la tyrannie injuste, ou le morne assujettissement de la
       cupidité. _Viva la libertà!_ dit-elle à Joseph, à qui elle exprimait ses
       pensées en italien, tandis que les femmes lavaient et rangeaient la
       vaisselle à grand bruit, et qu'une vieille impotente tournait son rouet
       avec la régularité d'une machine.
     
       Joseph était surpris de voir quelques-unes de ces paysannes parler allemand
       tant bien que mal. Il apprit d'elles que le chef de la famille, qu'il avait
       vu habillé en paysan, était d'origine noble, et avait eu un peu de fortune
       et d'éducation dans sa jeunesse; mais que, ruiné entièrement dans la guerre
       de la Succession, il n'avait plus eu d'autres ressources pour élever sa
       nombreuse famille que de s'attacher comme fermier à une abbaye voisine.
       Cette abbaye le rançonnait horriblement, et il venait de payer le droit de
       mitre, c'est-à-dire l'impôt levé par le fisc impérial sur les communautés
       religieuses à chaque mutation d'abbé. Cet impôt n'était jamais payé en
       réalité que par les vassaux et tenanciers des biens ecclésiastiques, en
       surplus de leurs redevances et menus suffrages. Les serviteurs de la ferme
       étaient serfs, et ne s'estimaient pas plus malheureux que le chef qui les
       employait. Le fermier du fisc était juif; et, renvoyé, de l'abbaye qu'il
       tourmentait, aux cultivateurs qu'il tourmentait plus encore, il était
       venu dans la matinée réclamer et toucher une somme qui était l'épargne
       de plusieurs années. Entre les prêtres catholiques et les exacteurs
       israélites, le pauvre agriculteur ne savait lesquels haïr et redouter le
       plus.
     
       «Voyez, Joseph, dit Consuelo à son compagnon; ne vous disais-je pas bien
       que nous étions seuls riches en ce monde, nous qui ne payons pas d'impôt
       sur nos voix, et qui ne travaillons que quand il nous plaît?»
     
       L'heure du coucher étant venue, Consuelo éprouvait tant de fatigue qu'elle
       s'endormit sur un banc à la porte de la maison. Joseph profita de ce moment
       pour demander des lits à la fermière.
     
       «Des lits, mon enfant? répondit-elle en souriant; si nous pouvions vous en
       donner un, ce serait beaucoup, et vous sauriez bien vous en contenter pour
       deux.»
     
       Cette réponse fit monter le sang au visage du pauvre Joseph. Il regarda
       Consuelo; et, voyant qu'elle n'entendait rien de ce dialogue, il surmonta
       son émotion.
     
       «Mon camarade est très-fatigué, dit-il, et si vous pouvez lui céder un
       petit lit, nous le paierons ce que vous voudrez. Pour moi, un coin dans la
       grange ou dans l'étable me suffira.
     
       --Eh bien, si cet enfant est malade, par humanité nous lui donnerons un lit
       dans la chambre commune. Nos trois filles coucheront ensemble. Mais dites à
       votre camarade de se tenir tranquille, au moins, et de se comporter
       décemment; car mon mari et mon gendre, qui dorment dans la même pièce, le
       mettraient à la raison.
     
       --Je vous réponds de la douceur et de l'honnêteté de mon camarade; reste
       à savoir s'il ne préférera pas encore dormir dans le foin que dans une
       chambre où vous êtes tant de monde.»
     
       II fallut bien que le bon Joseph réveillât le signor Bertoni pour lui
       proposer cet arrangement. Consuelo n'en fut pas effarouchée comme il
       s'y attendait. Elle trouva que puisque les jeunes filles de la maison
       reposaient dans la même pièce que le père et le gendre, elle y serait plus
       en sûreté que partout ailleurs; et ayant souhaité le bonsoir à Joseph, elle
       se glissa derrière les quatre rideaux de laine brune qui enfermaient le lit
       désigné, où, prenant à peine le temps de se déshabiller, elle s'endormit
       profondément.
     
     
     
     
       LXVIII.
     
     
       Cependant, après les premières heures de ce sommeil accablant, elle fut
       réveillée par le bruit continuel qui se faisait autour d'elle. D'un côté,
       la vieille grand'mère, dont le lit touchait presque au sien, toussait et
       râlait sur le ton le plus aigu et le plus déchirant; de l'autre, une
       jeune femme allaitait son petit enfant et chantait pour le rendormir;
       les ronflements des hommes ressemblaient à des rugissements; un autre
       enfant, quatrième dans un lit, pleurait en se querellant avec ses frères;
       les femmes se relevaient pour les mettre d'accord, et faisaient plus
       de bruit encore par leurs réprimandes et leurs menaces. Ce mouvement
       perpétuel, ces cris d'enfants, la malpropreté, la mauvaise odeur et la
       chaleur de l'atmosphère chargée de miasmes épais, devinrent si désagréables
       à Consuelo, qu'elle n'y put tenir longtemps. Elle se rhabilla sans bruit,
       et, profitant d'un moment où tout le monde était endormi, elle sortit de la
       maison, et chercha un coin pour dormir jusqu'au jour.
     
       Elle se flattait de dormir mieux en plein air. Ayant passé la nuit
       précédente à marcher, elle ne s'était pas aperçue du froid; mais, outre
       qu'elle était dans une disposition d'accablement bien différente de
       l'excitation de son départ, le climat de cette région élevée se manifestait
       déjà plus âpre qu'aux environs de Riesenburg. Elle sentit le frisson la
       saisir, et un horrible malaise lui fît craindre de ne pouvoir supporter
       une suite de journées de marche et de nuits sans repos, dont le début
       s'annonçait si désagréablement. C'est en vain qu'elle se reprocha d'être
       devenue princesse dans les douceurs de la vie de château: elle eût donné
       le reste de ses jours en cet instant pour une heure de bon sommeil.
     
       Cependant, n'osant rentrer dans la maison de peur d'éveiller et
       d'indisposer ses hôtes, elle chercha la porte des granges; et, trouvant
       l'étable ouverte à demi, elle y pénétra à tâtons. Un profond silence y
       régnait. Jugeant cet endroit désert, elle s'étendit sur une crèche remplie
       de paille dont la chaleur et l'odeur saine lui parurent délicieuses.
     
       Elle commençait à s'endormir, lorsqu'elle sentit sur son front une haleine
       chaude et humide, qui se retira avec un souffle violent et une sorte
       d'imprécation étouffée. La première frayeur passée, elle aperçut, dans le
       crépuscule qui commençait à poindre, une longue figure et deux formidables
       cornes au-dessus de sa tête: c'était une belle vache qui avait passé le cou
       au râtelier, et qui, après l'avoir flairée avec étonnement, se retirait
       avec épouvante. Consuelo se tapit dans le coin, de manière à ne pas la
       contrarier, et dormit fort tranquillement. Son oreille fut bientôt habituée
       à tous les bruits de l'étable, au cri des chaînes dans leurs anneaux, au
       mugissement des génisses et au frottement des cornes contre les barres de
       la crèche. Elle ne s'éveilla même pas lorsque les laitières entrèrent pour
       faire sortir leurs bêtes et les traire en plein air. L'étable se trouva
       vide; l'endroit sombre où Consuelo s'était retirée avait empêché qu'on ne
       la découvrit; et le soleil était levé lorsqu'elle ouvrit de nouveau les
       yeux. Enfoncée dans la paille, elle goûta encore quelques instants le
       bien-être de sa situation, et se réjouit de se sentir rafraîchie et
       reposée, prête à reprendre sa marche sans effort et sans inquiétude.
     
       Lorsqu'elle sauta à bas de la crèche pour chercher Joseph, le premier objet
       qu'elle rencontra fut Joseph lui-même, assis vis-à-vis d'elle sur la crèche
       d'en face.
     
       «Vous m'avez donné bien de l'inquiétude, cher signor Bertoni, lui dit-il.
       Lorsque les jeunes filles m'ont appris que vous n'étiez plus dans la
       chambre, et qu'elles ne savaient ce que vous étiez devenue, je vous ai
       cherchée partout, et ce n'est qu'en désespoir de cause que je suis revenu
       ici où j'avais passé la nuit, et où je vous ai trouvée, à ma grande
       surprise. J'en étais sorti dans l'obscurité du matin, et ne m'étais pas
       avisé de vous découvrir, là vis-à-vis de moi, blottie dans cette paille et
       sous le nez de ces animaux qui eussent pu vous blesser. Vraiment, signora,
       vous êtes téméraire, et vous ne songez pas aux périls de toute espèce que
       vous affrontez.
     
       --Quels périls, mon cher Beppo? dit Consuelo en souriant et en lui tendant
       la main. Ces bonnes vaches ne sont pas des animaux bien féroces, et je leur
       ai fait plus de peur qu'elles ne pouvaient me faire de mal.
     
       --Mais, signora, reprit Joseph en baissant la voix, vous venez au milieu
       de la nuit vous réfugier dans le premier endroit qui se présente.
       D'autres hommes que moi pouvaient se trouver dans cette étable, quelque
       Vagabond moins respectueux que votre fidèle et dévoué Beppo, quelque serf
       grossier!... Si, au lieu de la crèche où vous avez dormi, vous aviez choisi
       l'autre, et qu'au lieu de moi vous y eussiez éveillé en sursaut quelque
       soldat ou quelque rustre!»
     
       Consuelo rougit en songeant qu'elle avait dormi si près de Joseph et toute
       seule avec lui dans les ténèbres; mais cette honte ne fit qu'augmenter sa
       confiance et son amitié pour le bon jeune homme.
     
       «Joseph, lui dit-elle, vous voyez que, dans mes imprudences, le ciel ne
       m'abandonne pas, puisqu'il m'avait conduite auprès de vous. C'est lui qui
       m'a fait vous rencontrer hier matin au bord de la fontaine où vous m'avez
       donné votre pain, votre confiance et votre amitié; c'est lui encore qui a
       placé, cette nuit, mon sommeil insouciant sous votre sauvegarde
       fraternelle.»
     
       Elle lui raconta en riant la mauvaise nuit qu'elle avait passée dans la
       chambre commune avec la bruyante famille de la ferme, et combien elle
       s'était sentie heureuse et tranquille au milieu des vaches.
     
       «II est donc vrai, dit Joseph, que les animaux ont une habitation plus
       agréable et des moeurs plus élégantes que l'homme qui les soigne!
     
       --C'est à quoi je songeais tout en m'endormant sur cette crèche. Ces bêtes
       ne me causaient ni frayeur ni dégoût, et je me reprochais d'avoir contracté
       des habitudes tellement aristocratiques, que la société de mes semblables
       et le contact de leur indigence me fussent devenus insupportables. D'où
       vient cela, Joseph? Celui qui est né dans la misère devrait, lorsqu'il y
       retombe, ne pas éprouver cette répugnance dédaigneuse à laquelle j'ai cédé.
       Et quand le coeur ne s'est pas vicié dans l'atmosphère de la richesse,
       pourquoi reste-t-on délicat d'habitudes, comme je l'ai été cette nuit en
       fuyant la chaleur nauséabonde et la confusion bruyante de cette pauvre
       couvée humaine?
     
       --C'est que la propreté, l'air pur et le bon ordre domestique sont sans
       doute des besoins légitimes et impérieux pour toutes les organisations
       choisies, répondit Joseph. Quiconque est né artiste a le sentiment du beau
       et du bien, l'antipathie du grossier et du laid. Et la misère est laide!
       Je suis paysan, moi aussi, et mes parents m'ont donné le jour sous le
       chaume; mais ils étaient artistes: notre maison, quoique pauvre et petite,
       était propre et bien rangée. Il est vrai que notre pauvreté était voisine
       de l'aisance, tandis que l'excessive privation ôte peut-être jusqu'au
       sentiment du mieux.
     
       --Pauvres gens! dit Consuelo. Si j'étais riche, je voudrais tout de suite
       leur faire bâtir une maison; et si j'étais reine, je leur ôterais ces
       impôts, ces moines et ces juifs qui les dévorent.
     
       --Si vous étiez riche, vous n'y penseriez pas; et si vous étiez née reine,
       vous ne le voudriez pas. Ainsi va le monde!
     
       --Le monde va donc bien mal!
     
       --Hélas oui! et sans la musique qui transporte l'âme dans un monde idéal,
       il faudrait se tuer, quand on a le sentiment de ce qui se passe dans
       celui-ci.
     
       --Se tuer est fort commode, mais ne fait de bien qu'à soi. Joseph, il
       faudrait devenir, riche et rester humain.
     
       --Et comme cela ne paraît guère possible, il faudrait, du moins, que tous
       les pauvres fussent artistes.
     
       --Vous n'avez pas là une mauvaise idée, Joseph. Si les malheureux avaient
       tous le sentiment et l'amour de l'art pour poétiser la souffrance et
       embellir la misère, il n'y aurait plus ni malpropreté, ni découragement,
       ni oubli de soi-même, et alors les riches ne se permettraient plus de
       tant fouler et mépriser les misérables. On respecte toujours un peu les
       artistes.
     
       --Eh! vous m'y faites songer pour la première fois, reprit Haydn. L'art
       peut donc avoir un but bien sérieux, bien utile pour les hommes?...
     
       --Aviez-vous donc pensé jusqu'ici que ce n'était qu'un amusement?
     
       --Non, mais une maladie, une passion, un orage qui gronde dans le coeur,
       une fièvre qui s'allume en nous et que nous communiquons aux autres... Si
       vous savez ce que c'est, dites-le-moi.
     
       --Je vous le dirai quand je le comprendrai bien moi-même; mais c'est
       quelque chose de grand, n'en doutez pas, Joseph. Allons, partons et
       n'oublions pas le violon, votre unique propriété, ami Beppo, la source de
       votre future opulence.»
     
       Ils commencèrent par faire leurs petites provisions pour le déjeuner qu'ils
       méditaient de manger sur l'herbe dans quelque lieu romantique. Mais quand
       Joseph tira la bourse et voulut payer, la fermière sourit, et refusa sans
       affectation, quoique avec fermeté. Quelles que fussent les instances de
       Consuelo, elle ne voulut jamais rien accepter, et même elle surveilla ses
       jeunes hôtes de manière à ce qu'ils ne pussent pas glisser le plus léger
       don aux enfants.
     
       «Rappelez-vous, dit-elle enfin avec un peu de hauteur à Joseph qui
       insistait, que mon mari est noble de naissance, et croyez bien que le
       malheur ne l'a pas avili au point de lui faire vendre l'hospitalité.
     
       --Cette fierté-là me semble un peu outrée, dit Joseph à sa compagne
       lorsqu'ils furent sur le chemin. Il y a plus d'orgueil que de charité
       dans le sentiment qui les anime.
     
       --Je n'y veux voir que de la charité, répondit Consuelo, et j'ai le
       coeur gros de honte et de repentir en songeant que je n'ai pu supporter
       l'incommodité de cette maison qui n'a pas craint d'être souillée et
       surchargée par la présence du vagabond que je représente. Ah! maudite
       recherche! sotte délicatesse des enfants gâtés de ce monde! tu es une
       maladie, puisque tu n'es la santé pour les uns qu'au détriment des autres!
     
       --Pour une grande artiste comme vous l'êtes, je vous trouve trop sensible
       aux choses d'ici-bas, lui dit Joseph. Il me semble qu'il faut à l'artiste
       un peu plus d'indifférence et d'oubli de tout ce qui ne tient pas à sa
       profession. On disait dans l'auberge de Klatau, où j'ai entendu parler de
       vous et du château des Géants, que le comte Albert de Rudolstadt était un
       grand philosophe dans sa bizarrerie. Vous avez senti, signora, qu'on ne
       pouvait être artiste et philosophe en même temps; c'est pourquoi vous avez
       pris la fuite. Ne vous affectez donc plus du malheur des humains, et
       reprenons notre leçon d'hier.
     
       --Je le veux bien, Beppo; mais sachez auparavant que le comte Albert est un
       plus grand artiste que nous, tout philosophe qu'il est.
     
       --En vérité! Il ne lui manque donc rien pour être aimé? reprit Joseph avec
       un soupir.
     
       --Rien à mes yeux que d'être pauvre et sans naissance, répondit Consuelo.»
     
       Et doucement gagnée par l'attention que Joseph lui prêtait, stimulée par
       d'autres questions naïves qu'il lui adressa en tremblant, elle se laissa
       entraîner au plaisir de lui parler assez longuement de son fiancé. Chaque
       réponse amenait une explication, et, de détails en détails, elle en vint à
       lui raconter minutieusement toutes les particularités de l'affection
       qu'Albert lui avait inspirée. Peut-être cette confiance absolue en un jeune
       homme qu'elle ne connaissait que depuis la veille eût-elle été inconvenante
       en toute autre situation. Il est vrai que cette situation bizarre était
       seule capable de la faire naître. Quoi qu'il en soit, Consuelo céda à un
       besoin irrésistible de se rappeler à elle-même et de confier à un coeur ami
       les vertus de son fiancé; et, tout en parlant ainsi, elle sentit, avec la
       même satisfaction qu'on éprouve à faire l'essai de ses forces après une
       maladie grave, qu'elle aimait Albert plus qu'elle ne s'en était flattée en
       lui promettant de travailler à n'aimer que lui. Son imagination s'exaltait
       sans inquiétude, à mesure qu'elle s'éloignait de lui; et tout ce qu'il y
       avait de beau, de grand et de respectable dans son caractère, lui apparut
       sous un jour plus brillant, lorsqu'elle ne sentit plus en elle la crainte
       de prendre trop précipitamment une résolution absolue. Sa fierté ne
       souffrait plus de l'idée qu'on pouvait l'accuser d'ambition, car elle
       fuyait, elle renonçait en quelque sorte aux avantages matériels attachés à
       cette union; elle pouvait donc, sans contrainte et sans honte, se livrer à
       l'affection dominante de son âme. Le nom d'Anzoleto ne vint pas une seule
       fois sur ses lèvres, et elle s'aperçut encore avec plaisir qu'elle n'avait
       pas même songé à faire mention de lui dans le récit de son séjour en
       Bohême.
     
       Ces épanchements, tout déplacés et téméraires qu'ils pussent être,
       amenèrent les meilleurs résultats. Ils firent comprendre à Joseph combien
       l'âme de Consuelo était sérieusement occupée; et les espérances vagues
       qu'il pouvait avoir involontairement conçues s'évanouirent comme des
       songes, dont il s'efforça même de dissiper le souvenir. Après une ou deux
       heures de silence qui succédèrent à cet entretien animé, il prit la ferme
       résolution de ne plus voir en elle ni une belle sirène, ni un dangereux et
       problématique camarade, mais une grande artiste et une noble femme, dont
       les conseils et l'amitié étendraient sur toute sa vie une heureuse
       influence.
     
       Autant pour répondre à sa confiance que pour mettre à ses propres désirs
       une double barrière, il lui ouvrit son âme, et lui raconta comme quoi, lui
       aussi, était engagé, et pour ainsi dire fiancé. Son roman de coeur était
       moins poétique que celui de Consuelo; mais pour qui sait l'issue de ce
       roman dans la vie de Haydn, il n'était pas moins pur et moins noble. Il
       avait témoigné de l'amitié à la fille de son généreux hôte, le perruquier
       Keller, et celui-ci, voyant cette innocente liaison, lui avait dit:
     
       «Joseph, je me fie à toi. Tu parais aimer ma fille, et je vois que
       tu ne lui es pas indifférent. Si tu es aussi loyal que laborieux et
       reconnaissant, quand tu auras assuré ton existence, tu seras mon gendre.»
     
       Dans un mouvement de gratitude exaltée, Joseph avait promis, juré!... et
       quoique sa fiancée ne lui inspirât pas la moindre passion, il se regardait
       comme enchaîné pour jamais.
     
       Il raconta ceci avec une mélancolie qu'il ne put vaincre en songeant à la
       différence de sa position réelle et des rêves enivrants auxquels il lui
       fallait renoncer. Consuelo regarda cette tristesse comme l'indice d'un
       amour profond et invincible pour la fille de Keller. Il n'osa la détromper;
       et son estime, son abandon complet dans la loyauté et la pureté de Beppo en
       augmentèrent d'autant.
     
       Leur voyage ne fut donc troublé par aucune de ces crises et de ces
       explosions que l'on eût pu présager en voyant partir ensemble pour un
       tête-à-tête de quinze jours, et au milieu de toutes les circonstances qui
       pouvaient garantir l'impunité, deux jeunes gens aimables, intelligents, et
       remplis de sympathie l'un pour l'autre. Quoique Joseph n'aimât pas la fille
       de Keller, il consentit à laisser prendre sa fidélité de conscience pour
       une fidélité de coeur; et quoiqu'il sentît encore parfois l'orage gronder
       dans son sein, il sut si bien l'y maîtriser, que sa chaste compagne,
       dormant au fond des bois sur la bruyère, gardée par lui comme par un chien
       fidèle, traversant à ses côtés des solitudes profondes, loin de tout regard
       humain, passant maintes fois la nuit avec lui dans la même grange ou dans
       la même grotte, ne se douta pas une seule fois de ses combats et des
       mérites de sa victoire. Dans sa vieillesse, lorsque Haydn lut les premiers
       livres des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, il sourit avec des yeux
       baignés de larmes en se rappelant sa traversée du Boehmer-Wald avec
       Consuelo, l'amour tremblant et la pieuse innocence pour compagnons de
       voyage.
     
       Une fois, pourtant, la vertu du jeune musicien se trouva à une rude
       épreuve. Lorsque le temps était beau, les chemins faciles, et la lune
       brillante, ils adoptaient la vraie et bonne manière de voyager pédestrement
       sans courir les risques des mauvais gîtes. Ils s'établissaient dans quelque
       lieu tranquille et abrité pour y passer la journée à causer, à dîner, à
       faire de la musique et à dormir. Aussitôt que la soirée devenait froide,
       ils achevaient de souper, pliaient bagage, et reprenaient leur course
       jusqu'au jour. Ils échappaient ainsi à la fatigue d'une marche au soleil,
       aux dangers d'être examinés curieusement, à la malpropreté et à la dépense
       des auberges. Mais lorsque la pluie, qui devint assez fréquente dans la
       partie élevée du Boehmer-Wald où la Moldaw prend sa source, les forçait de
       chercher un abri, ils se retiraient où ils pouvaient, tantôt dans la cabane
       de quelque serf, tantôt dans les hangars de quelque châtellenie. Ils
       fuyaient avec soin les cabarets, où ils eussent pu trouver plus facilement
       à se loger, dans la crainte des mauvaises rencontres, des propos grossiers,
       et des scènes bruyantes.
     
       Un soir donc, pressés par l'orage, ils entrèrent dans la hutte d'un
       chevrier, qui, pour toute démonstration d'hospitalité, leur dit en bâillant
       et en étendant les bras du côté de sa bergerie:
     
       «Allez au foin.»
     
       Consuelo se glissa dans un coin bien sombre, comme elle avait coutume
       de faire, et Joseph allait s'installer à distance dans un autre coin,
       lorsqu'il heurta les jambes d'un homme endormi qui l'apostropha rudement.
       D'autres jurements répondirent à l'imprécation du dormeur, et Joseph,
       effrayé de cette compagnie, se rapprocha de Consuelo et lui saisit le bras
       pour être sûr que personne ne se mettrait entre eux. D'abord leur pensée
       fut de sortir; mais la pluie ruisselait à grand bruit sur le toit de
       planches de la hutte, et tout le monde était rendormi.
     
       «Restons, dit Joseph à voix basse, jusqu'à ce que la pluie ait cessé. Vous
       pouvez dormir sans crainte, je ne fermerai pas l'oeil, je resterai près de
       vous. Personne ne peut se douter qu'il y ait une femme ici. Aussitôt que le
       temps redeviendra supportable, je vous éveillerai, et nous nous glisserons
       dehors.»
     
       Consuelo n'était pas fort rassurée; mais il y avait plus de danger à sortir
       tout de suite qu'à rester. Le chevrier et ses hôtes remarqueraient cette
       crainte de demeurer avec eux; ils en prendraient des soupçons, ou sur leur
       sexe, ou sur l'argent qu'on pourrait leur supposer; et si ces hommes
       étaient capables de mauvaises intentions, ils les suivraient dans la
       campagne pour les attaquer. Consuelo, ayant fait toutes ces réflexions,
       se tint tranquille; mais elle enlaça son bras à celui de Joseph, par un
       sentiment de frayeur bien naturelle et de confiance bien fondée en sa
       sollicitude.
     
       Quand la pluie cessa, comme ils n'avaient dormi ni l'un ni l'autre, ils
       Se disposaient à partir, lorsqu'ils entendirent remuer leurs compagnons
       inconnus, qui se levèrent et s'entretinrent à voix basse dans un argot
       incompréhensible. Après avoir soulevé de lourds paquets qu'ils chargèrent
       sur leurs dos, ils se retirèrent en échangeant avec le chevrier quelques
       mots allemands qui firent juger à Joseph qu'ils faisaient la contrebande,
       et que leur hôte était dans la confidence. Il n'était guère que minuit,
       la lune se levait, et, à la lueur d'un rayon qui tombait obliquement
       sur la porte entr'ouverte, Consuelo vit briller leurs armes, tandis qu'ils
       s'occupaient à les cacher sous leurs manteaux. En même temps, elle s'assura
       qu'il n'y avait plus personne dans la hutte, et le chevrier lui-même l'y
       laissa seule avec Haydn; car il suivit les contrebandiers, pour les guider
       dans les sentiers de la montagne, et leur enseigner un passage à la
       frontière, connu, disait-il, de lui seul.
     
       «Si tu nous trompes, au premier soupçon je te fais sauter la cervelle,»
       lui dit un de ces hommes à figure énergique et grave.
     
       Ce fut la dernière parole que Consuelo entendit. Leurs pas mesurés firent
       craquer le gravier pendant quelques instants. Le bruit d'un ruisseau
       voisin, grossi par la pluie, couvrit celui de leur marche, qui se perdait
       dans l'éloignement.
     
       «Nous avions tort de les craindre, dit Joseph sans quitter cependant le
       bras de Consuelo qu'il pressait toujours contre sa poitrine. Ce sont des
       gens qui évitent les regards encore plus que nous.
     
       --Et à cause de cela, je crois que nous avons couru quelque danger,
       répondit Consuelo. Quand vous les avez heurtés dans l'obscurité, vous avez
       bien fait de ne rien répondre à leurs jurements; ils vous ont pris pour
       un des leurs. Autrement, ils nous auraient peut-être craints comme des
       espions, et nous auraient fait un mauvais parti. Grâce à Dieu, il n'y a
       plus rien à craindre, et nous voilà enfin seuls.
     
       --Reposez-vous donc, dit Joseph en sentant à regret le bras de Consuelo se
       détacher du sien. Je veillerai encore, et au jour nous partirons.»
     
       Consuelo avait été plus fatiguée par la peur que par la marche; elle était
       si habituée à dormir sous la garde de son ami, qu'elle céda au sommeil.
       Mais Joseph, qui avait pris, lui aussi, après bien des agitations,
       l'habitude de dormir auprès d'elle, ne put cette fois goûter aucun repos.
       Cette main de Consuelo, qu'il avait tenue toute tremblante dans la sienne
       pendant deux heures, ces émotions de terreur et de jalousie qui avaient
       réveillé toute l'intensité de son amour, et jusqu'à cette dernière parole
       que Consuelo lui disait en s'endormant: «Nous voilà enfin seuls!»
       allumaient en lui une fièvre brûlante. Au lieu de se retirer au fond de la
       hutte pour lui témoigner son respect, comme il avait accoutumé de faire,
       voyant qu'elle-même ne songeait pas à s'éloigner de lui, il resta assis à
       ses côtés; et les palpitations de son coeur devinrent si violentes, que
       Consuelo eût pu les entendre, si elle n'eût pas été endormie. Tout
       l'agitait, le bruit mélancolique du ruisseau, les plaintes du vent dans les
       sapins, et les rayons de la lune qui se glissaient par une fente de la
       toiture, et venaient éclairer faiblement le visage pâle de Consuelo encadré
       dans ses cheveux noirs; enfin, ce je ne sais quoi de terrible et de
       farouche qui passe de la nature extérieure dans le coeur de l'homme
       quand la vie est sauvage autour de lui. Il commençait à se calmer et à
       s'assoupir, lorsqu'il crut sentir des mains sur sa poitrine. Il bondit
       sur la fougère, et saisit dans ses bras un petit chevreau qui était venu
       s'agenouiller et se réchauffer sur son sein. Il le caressa, et, sans savoir
       pourquoi, il le couvrit de larmes et de baisers. Enfin le jour parut; et en
       voyant plus distinctement le noble front et les traits graves et purs de
       Consuelo, il eut honte de ses tourments. Il sortit pour aller tremper son
       visage et ses cheveux dans l'eau glacée du torrent. Il semblait vouloir se
       purifier des pensées coupables qui avaient embrasé son cerveau.
     
       Consuelo vint bientôt l'y joindre, et faire la même ablution pour dissiper
       l'appesantissement du sommeil et se familiariser courageusement avec
       l'atmosphère du matin, comme elle faisait gaiement tous les jours. Elle
       s'étonna de voir Haydn si défait et si triste.
     
       «Oh! pour le coup, frère Beppo, lui dit-elle, vous ne supportez pas aussi
       bien que moi les fatigues et les émotions; vous voilà aussi pâle que ces
       petites fleurs qui ont l'air de pleurer sur la face de l'eau.
     
       --Et vous, vous êtes aussi fraîche que ces belles roses sauvages qui ont
       l'air de rire sur ses bords, répondit Joseph. Je crois bien que je sais
       braver la fatigue, malgré ma figure terne; mais l'émotion, il est vrai,
       signora, que je ne sais guère la supporter.»
     
       Il fut triste pendant toute la matinée; et lorsqu'ils s'arrêtèrent pour
       manger du pain et des noisettes dans une belle prairie en pente rapide,
       sous un berceau de vigne sauvage, elle le tourmenta de questions si
       ingénues pour lui faire avouer la cause de son humeur sombre, qu'il ne put
       s'empêcher de lui faire une réponse où entrait un grand dépit contre
       lui-même et contre sa propre destinée.
     
       «Eh bien, puisque vous voulez le savoir, dit-il, je songe que je suis bien
       malheureux; car j'approche tous les jours un peu plus de Vienne, où ma
       destinée est engagée, bien que mon coeur ne le soit pas. Je n'aime pas ma
       fiancée; je sens que je ne l'aimerai jamais, et pourtant j'ai promis, et je
       tiendrai parole.
     
       --Serait-il possible? s'écria Consuelo, frappée de surprise. En ce cas, mon
       pauvre Beppo, nos destinées, que je croyais conformes en bien des points,
       sont donc entièrement opposées; car vous courez vers une fiancée que vous
       n'aimez pas, et moi, je fuis un fiancé que j'aime. Étrange fortune! qui
       donne aux uns ce qu'ils redoutent, pour arracher aux autres ce qu'ils
       chérissent.»
     
       Elle lui serra affectueusement la main en parlant ainsi, et Joseph vit bien
       que cette réponse ne lui était pas dictée par le soupçon de sa témérité et
       le désir de lui donner une leçon. Mais la leçon n'en fut que plus efficace.
     
       Elle le plaignait de son malheur et s'en affligeait avec lui, tout en lui
       montrant, par un cri du coeur, sincère et profond, qu'elle en aimait un
       autre sans distraction et sans défaillance.
     
       Ce fut la dernière folie de Joseph envers elle. Il prit son violon, et, le
       raclant avec force, il oublia cette nuit orageuse. Quand ils se remirent en
       route, il avait complètement abjuré un amour impossible, et les événements
       qui suivirent ne lui firent plus sentir que la force du dévouement et de
       l'amitié. Lorsque Consuelo voyait passer un nuage sur son front, et qu'elle
       tâchait de l'écarter par de douces paroles:
     
       «Ne vous inquiétez pas de moi, lui répondait-il. Si je suis condamné à
       n'avoir pas d'amour pour ma femme, du moins j'aurai de l'amitié pour elle,
       et l'amitié peut consoler de l'amour, je le sens mieux que vous ne croyez!»
     
     
     
     
       LXIX.
     
     
       Haydn n'eut jamais lieu de regretter ce voyage et les souffrances qu'il
       avait combattues; car il y prit les meilleures leçons d'italien, et même
       les meilleures notions de musique qu'il eût encore eues dans sa vie. Durant
       les longues haltes qu'ils firent dans les beaux jours, sous les solitaires
       ombrages du Boehmer-Wald, nos jeunes artistes se révélèrent l'un à l'autre
       tout ce qu'ils possédaient d'intelligence et de génie. Quoique Joseph Haydn
       eût une belle voix et sût en tirer grand parti comme choriste, quoiqu'il
       jouât agréablement du violon et de plusieurs instruments, il comprit
       bientôt, en écoutant chanter Consuelo, qu'elle lui était infiniment
       supérieure comme virtuose, et qu'elle eût pu faire de lui un chanteur
       habile sans l'aide du Porpora. Mais l'ambition et les facultés de Haydn ne
       se bornaient pas à cette branche de l'art; et Consuelo, en le voyant si peu
       avancé dans la pratique, tandis qu'en théorie il exprimait des idées si
       élevées et si saines, lui dit un jour en souriant:
     
       «Je ne sais pas si je fais bien de vous rattacher à l'étude du chant; car
       si vous venez à vous passionner pour la profession de chanteur, vous
       sacrifierez peut-être de plus hautes facultés qui sont en vous. Voyons
       donc un peu vos compositions! Malgré mes longues et sévères études de
       contre-point avec un aussi grand maître que le Porpora, ce que j'ai appris
       ne me sert qu'à bien comprendre les créations du génie, et je n'aurai plus
       le temps, quand même j'en aurais l'audace, de créer moi-même des oeuvres de
       longue haleine; au lieu que si vous avez le génie créateur, vous devez
       suivre cette route, et ne considérer le chant et l'étude des instruments
       que comme vos moyens matériels.»
     
       Depuis que Haydn avait rencontré Consuelo, il est bien vrai qu'il ne
       songeait plus qu'à se faire chanteur. La suivre ou vivre auprès d'elle,
       la retrouver partout dans sa vie nomade, tel était son rêve ardent
       depuis quelques jours. Il fit donc difficulté de lui montrer son dernier
       manuscrit, quoiqu'il l'eût avec lui, et qu'il eût achevé de l'écrire en
       allant à Pilsen. Il craignait également et de lui sembler médiocre en ce
       genre, et de lui montrer un talent qui la porterait à combattre son envie
       de chanter. Il céda enfin, et, moitié de gré, moitié de force, se laissa
       arracher le cahier mystérieux. C'était une petite sonate pour piano, qu'il
       destinait à ses jeunes élèves. Consuelo commença par la lire des yeux, et
       Joseph s'émerveilla de la lui voir saisir aussi parfaitement par une simple
       lecture que si elle l'eût entendu exécuter. Ensuite elle lui fit essayer
       divers passages sur le violon, et chanta elle-même ceux qui étaient
       possibles pour la voix. J'ignore si Consuelo devina, d'après cette bluette,
       le futur auteur de _la Création_ et de tant d'autres productions éminentes;
       mais il est certain qu'elle pressentit un bon maître, et elle lui dit, en
       lui rendant son manuscrit:
     
       «Courage, Beppo! tu es un artiste distingué, et tu peux être un grand
       compositeur, si tu travailles. Tu as des idées, cela est certain. Avec des
       idées et de la science, on peut beaucoup. Acquiers donc de la science, et
       triomphons de la mauvaise humeur du Porpora; c'est le maître qu'il te faut.
       Mais ne songe plus aux coulisses; ta place est ailleurs, et ton bâton de
       commandement est ta plume. Tu ne dois pas obéir, mais imposer. Quand on
       peut être l'âme de l'oeuvre, comment songe-t-on à se ranger parmi les
       machines? Allons! maestro en herbe, n'étudiez plus le trille et la cadence
       avec votre gosier. Sachez où il faut les placer, et non comment il faut les
       faire. Ceci regarde votre très-humble servante et subordonnée, qui vous
       retient le premier rôle de femme que vous voudrez bien écrire pour un
       mezzo-soprano.
     
       --O Consuelo _de mi alma!_ s'écria Joseph, transporté de joie et
       d'espérance; écrire pour vous, être compris et exprimé par vous! Quelle
       gloire, quelles ambitions vous me suggérez! Mais non, c'est un rêve,
       une folie. Enseignez-moi à chanter. J'aime mieux m'exercer à rendre, selon
       votre coeur et votre intelligence, les idées d'autrui, que de mettre sur
       vos lèvres divines des accents indignes de vous!
     
       --Voyons, voyons, dit Consuelo, trêve de cérémonie. Essayez-vous à
       improviser, tantôt sur le violon, tantôt avec la voix. C'est ainsi que
       l'âme vient sur les lèvres et au bout des doigts. Je saurai si vous avez
       le souffle divin, où si vous n'êtes qu'un écolier adroit, farci de
       réminiscences.»
     
       Haydn lui obéit. Elle remarqua avec plaisir qu'il n'était pas savant, et
       qu'il y avait de la jeunesse, de la fraîcheur et de la simplicité dans ses
       idées premières. Elle l'encouragea de plus en plus, et ne voulut désormais
       lui enseigner le chant que pour lui indiquer, comme elle le disait, la
       manière de s'en servir.
     
       Ils s'amusèrent ensuite à dire ensemble des petits duos italiens qu'elle
       lui fit connaître, et qu'il apprit par coeur.
     
       «Si nous venons à manquer d'argent avant la fin du voyage, lui dit-elle, il
       nous faudra bien chanter par les rues. D'ailleurs, la police peut vouloir
       mettre nos talents à l'épreuve, si elle nous prend pour des vagabonds
       coupeurs de bourses, comme il y en a tant qui déshonorent la profession,
       les malheureux! Soyons donc prêts à tout événement. Ma voix, en la prenant
       tout à fait en contralto, peut passer pour celle d'un jeune garçon avant la
       mue. Il faut que vous appreniez aussi sur le violon quelques chansonnettes
       que vous m'accompagnerez. Vous allez voir que ce n'est pas une mauvaise
       étude. Ces facéties populaires sont pleines de verve et de sentiment
       original; et quant à mes vieux chants espagnols, c'est du génie tout pur,
       du diamant brut. Maestro, faites-en votre profit: les idées engendrent les
       idées.»
     
       Ces études furent délicieuses pour Haydn. C'est là peut-être qu'il conçut
       le génie de ces compositions enfantines et mignonnes qu'il fit plus tard
       pour les marionnettes des petits princes Esterhazy. Consuelo mettait à
       ces leçons tant de gaieté, de grâce, d'animation et d'esprit, que le bon
       jeune homme, ramené à la pétulance et au bonheur insouciant de l'enfance,
       oubliait ses pensées d'amour, ses privations, ses inquiétudes, et
       souhaitait que cette éducation ambulante ne finît jamais.
     
       Nous ne prétendons pas faire l'itinéraire du voyage de Consuelo et d'Haydn.
       Peu familiarisé avec les sentiers du Boehmer-Wald, nous donnerions
       peut-être des indications inexactes, si nous en suivions la trace dans
       les souvenirs confus qui nous les ont transmis. Il nous suffira de dire que
       la première moitié de ce voyage fut, en somme, plus agréable que pénible,
       jusqu'au moment d'une aventure que nous ne pouvons nous dispenser de
       rapporter.
     
       Ils avaient suivi, dès la source, la rive septentrionale de la Moldaw,
       parce qu'elle leur avait semblé la moins fréquentée et la plus pittoresque.
       Ils descendirent donc, pendant tout un jour, la gorge encaissée qui
       se prolonge en s'abaissant dans la même direction que le Danube; mais
       quand ils furent à la hauteur de Schenau, voyant la chaîne de montagnes
       s'abaisser vers la plaine, ils regrettèrent de n'avoir pas suivi l'autre
       rive du fleuve, et par conséquent l'autre bras de la chaîne qui s'éloignait
       en s'élevant du côté de la Bavière. Ces montagnes boisées leur offraient
       plus d'abris naturels et de sites poétiques que les vallées de la Bohême.
       Dans les stations qu'ils faisaient de jour dans les forêts, ils s'amusaient
       à chasser les petits oiseaux à la glu et au lacet; et quand, après leur
       sieste, ils trouvaient leurs pièges approvisionnés de ce menu gibier, ils
       faisaient avec du bois mort une cuisine en plein vent qui leur paraissait
       somptueuse. On n'accordait la vie qu'aux rossignols, sous prétexte que ces
       oiseaux musiciens étaient des confrères.
     
       Nos pauvres enfants allaient donc cherchant un gué, et ne le trouvaient
       pas; la rivière était rapide, encaissée, profonde, et grossie par les
       pluies des jours précédents. Ils rencontrèrent enfin un abordage auquel
       était amarrée une petite barque gardée par un enfant. Ils hésitèrent un
       peu à s'en approcher, en voyant plusieurs personnes s'en approcher avant
       eux et marchander le passage. Ces hommes se divisèrent après s'être dit
       adieu. Trois se préparèrent à suivre la rive septentrionale de la Moldaw,
       tandis que les deux autres entrèrent dans le bateau. Cette circonstance
       détermina Consuelo.
     
       «Rencontre à droite, rencontre à gauche, dit-elle à Joseph; autant vaut
       traverser, puisque c'était notre intention.»
     
       Haydn hésitait encore et prétendait que ces gens avaient mauvaise mine, le
       parler haut et des manières brutales, lorsqu'un d'entre eux, qui semblait
       vouloir démentir cette opinion défavorable, fit arrêter le batelier, et,
       s'adressant à Consuelo:
     
       «Hé! mon enfant! approchez donc, lui cria-t-il en allemand et en lui
       faisant signe d'un air de bienveillance enjouée; le bateau n'est pas bien
       chargé, et vous pouvez passer avec nous, si vous en avez envie.
     
       --Bien obligé, Monsieur, répondit Haydn; nous profiterons de votre
       permission.
     
       --Allons, mes enfants, reprit celui qui avait déjà parlé, et que son
       compagnon appelait M. Mayer; allons, sautez!»
     
       Joseph, à peine assis dans la barque, remarqua que les deux inconnus
       regardaient alternativement Consuelo et lui avec beaucoup d'attention et
       de curiosité. Cependant la figure de ce M. Mayer n'annonçait que douceur
       et gaieté; sa voix était agréable, ses manières polies, et Consuelo prenait
       confiance dans ses cheveux grisonnants et dans son air paternel.
     
       «Vous êtes musicien, mon garçon? dit-il bientôt à cette dernière.
     
       --Pour vous servir, mon bon Monsieur, répondit Joseph.
     
       --Vous aussi? dit M. Mayer à Joseph; et, lui montrant Consuelo:--C'est
       votre frère, sans doute? ajouta-t-il.
     
       --Non, Monsieur, c'est mon ami, dit Joseph; nous ne sommes pas de même
       nation, et il entend peu l'allemand.
     
       --De quel pays est-il donc? continua M. Mayer en regardant toujours
       Consuelo.
     
       --De l'Italie, Monsieur, répondit encore Haydn.
     
       --Vénitien, Génois, Romain, Napolitain ou Calabrais? dit M. Mayer en
       articulant chacune de ces dénominations dans le dialecte qui s'y rapporte,
       avec une admirable facilité.
     
       --Oh! Monsieur, je vois bien que vous pouvez parler avec toutes sortes
       d'Italiens, répondit enfin Consuelo, qui craignait de se faire remarquer
       par un silence prolongé; moi je suis de Venise.
     
       --Ah! c'est un beau pays! reprit M. Mayer en se servant tout de suite du
       dialecte familier à Consuelo. Est-ce qu'il y a longtemps que vous l'avez
       quitté?
     
       --Six mois seulement.
     
       --Et vous courez le pays en jouant du violon?
     
       --Non; c'est lui qui accompagne, répondit Consuelo en montrant Joseph; moi
       je chante.
     
       --Et vous ne jouez d'aucun instrument? ni hautbois, ni flûte, ni tambourin?
     
       --Non; cela m'est inutile.
     
       --Mais si vous êtes bon musicien, vous apprendriez facilement, n'est-ce
       pas?
     
       --Oh! certainement, s'il le fallait!
     
       --Mais vous ne vous en souciez pas?
     
       --Non, j'aime mieux chanter.
     
       --Et vous avez raison; cependant vous serez forcé d'en venir là, ou de
       changer de profession, du moins pendant un certain temps.
     
       --Pourquoi cela, Monsieur?
     
       --Parce que votre voix va bientôt muer, si elle n'a commencé déjà. Quel âge
       avez-vous? quatorze ans, quinze ans, tout au plus?
     
       --Quelque chose comme cela.
     
       --Eh bien, avant qu'il soit un an, vous chanterez comme une petite
       grenouille, et il n'est pas sûr que vous redeveniez un rossignol. C'est
       une épreuve douteuse pour un garçon que de passer de l'enfance à la
       jeunesse. Quelquefois on perd la voix en prenant de la barbe. A votre
       place, j'apprendrais à jouer du fifre; avec cela on trouve toujours à
       gagner sa vie.
     
       --Je verrai, quand j'en serai là.
     
       --Et vous, mon brave? dit M. Mayer en s'adressant à Joseph en allemand, ne
       jouez-vous que du violon?
     
       --Pardon, Monsieur, répondit Joseph qui prenait confiance à son tour en
       voyant que le bon Mayer ne causait aucun embarras à Consuelo; je joue un
       peu de plusieurs instruments.
     
       --Lesquels, par exemple?
     
       --Le piano, la harpe, la flûte; un peu de tout quand je trouve l'occasion
       d'apprendre.
     
       --Avec tant de talents, vous avez grand tort de courir les chemins comme
       vous faites; c'est un rude métier. Je vois que votre compagnon, qui est
       encore plus jeune et plus délicat que vous, n'en peut déjà plus, car il
       boite.
     
       --Vous avez remarqué cela? dit Joseph qui ne l'avait que trop remarqué
       aussi, quoique sa compagne n'eût pas voulu avouer l'enflure et la
       souffrance de ses pieds.
     
       --Je l'ai très-bien vu se traîner avec peine jusqu'au bateau, reprit Mayer.
     
       --An! que voulez-vous, Monsieur! dit Haydn en dissimulant son chagrin sous
       un air d'indifférence philosophique: on n'est pas né pour avoir toutes ses
       aises, et quand il faut souffrir, on souffre!
     
       --Mais quand on pourrait vivre plus heureux et plus honnête en se fixant!
       Je n'aime pas à voir des enfants intelligents et doux, comme vous me
       paraissez l'être, faire le métier de vagabonds. Croyez-en un bon homme qui
       a des enfants, lui aussi, et qui vraisemblablement ne vous reverra jamais,
       mes petits amis. On se tue et on se corrompt à courir les aventures.
       Souvenez-vous de ce que je vous dis là.
     
       --Merci de votre bon conseil, Monsieur, reprit Consuelo avec un sourire
       affectueux; nous en profiterons peut-être.
     
       --Dieu vous entende, mon petit gondolier! dit M. Mayer à Consuelo, qui
       avait pris une rame, et, machinalement, par une habitude toute populaire et
       vénitienne, s'était mise à naviguer.»
     
       La barque touchait au rivage, après avoir fait un biais assez considérable
       à cause du courant de l'eau qui était un peu rude. M. Mayer adressa un
       adieu amical aux jeunes artistes en leur souhaitant un bon voyage, et son
       compagnon silencieux les empêcha de payer leur part au batelier. Après les
       remerciements convenables, Consuelo et Joseph entrèrent dans un sentier qui
       conduisait vers les montagnes, tandis que les deux étrangers suivaient
       la rive aplanie du fleuve dans la même direction.
     
       «Ce M. Mayer me paraît un brave homme, dit Consuelo en se retournant une
       dernière fois sur la hauteur au moment de le perdre de vue. Je suis sûre
       que c'est un bon père de famille.
     
       --Il est curieux et bavard, dit Joseph, et je suis bien aise de vous voir
       débarrassée de ses questions.
     
       --Il aime à causer comme toutes les personnes qui ont beaucoup voyagé.
       C'est un cosmopolite, à en juger par sa facilité à prononcer les divers
       dialectes. De quel pays peut-il être?
     
       --Il a l'accent saxon, quoiqu'il parle bien le bas autrichien. Je le crois
       du nord de l'Allemagne, Prussien peut-être!
     
       --Tant pis; je n'aime guère les Prussiens, et le roi Frédéric encore moins
       que toute sa nation, d'après tout ce que j'ai entendu raconter de lui au
       château des Géants.
     
       --En ce cas, vous vous plairez à Vienne; ce roi batailleur et philosophe
       n'a de partisans ni à la cour, ni à la ville.»
     
       En devisant ainsi, ils gagnèrent l'épaisseur des bois, et suivirent des
       sentiers qui tantôt se perdaient sous les sapins, et tantôt côtoyaient
       un amphithéâtre de montagnes accidentées. Consuelo trouvait ces monts
       hyrcinio-carpathiens plus agréables que sublimes; après avoir traversé
       maintes fois les Alpes, elle n'éprouvait pas les mêmes transports que
       Joseph, qui n'avait jamais vu de cimes aussi majestueuses. Les impressions
       de celui-ci le portaient donc à l'enthousiasme, tandis que sa compagne se
       sentait plus disposée à la rêverie. D'ailleurs Consuelo était très-fatiguée
       ce jour-là, et faisait de grands efforts pour le dissimuler, afin de ne
       point affliger Joseph, qui ne s'en affligeait déjà que trop.
     
       Ils prirent du sommeil pendant quelques heures, et après le repas et la
       musique, ils repartirent, au coucher du soleil. Mais bientôt Consuelo,
       quoiqu'elle eût baigné longtemps ses pieds délicats dans le cristal des
       fontaines, à la manière des héroïnes de l'idylle, sentit ses talons se
       déchirer sur les cailloux, et fut contrainte d'avouer qu'elle ne pouvait
       faire son étape de nuit. Malheureusement le pays était tout à fait désert
       de ce côté-là: pas une cabane, pas un moutier, pas un chalet sur le versant
       de la Moldaw. Joseph était désespéré. La nuit était trop froide pour
       permettre le repos en plein air. A une ouverture entre deux collines, ils
       aperçurent enfin des lumières au bas du versant opposé. Cette vallée, où
       ils descendirent, c'était la Bavière; mais la ville qu'ils apercevaient
       était plus éloignée qu'ils ne l'avaient pensé: il semblait au désolé Joseph
       qu'elle reculait à mesure qu'ils marchaient. Pour comble de malheur, le
       temps se couvrait de tous côtés, et bientôt une pluie fine et froide se mit
       à tomber. En peu d'instants elle obscurcit tellement l'atmosphère, que les
       lumières disparurent, et que nos voyageurs, arrivés, non sans péril et sans
       peine, au bas de la montagne, ne surent plus de quel côté se diriger.
       Ils étaient cependant sur une route assez unie, et ils continuaient à s'y
       traîner en la descendant toujours, lorsqu'ils entendirent le bruit d'une
       voiture qui venait à leur rencontre. Joseph n'hésita pas à l'aborder pour
       demander des indications sur le pays et sur la possibilité d'y trouver un
       gîte.
     
       «Qui va là? lui répondit une voix forte; et il entendit en même temps
       claquer la batterie d'un pistolet: Éloignez-vous, ou je vous fais sauter
       la tête!
     
       --Nous ne sommes pas bien redoutables, répondit Joseph sans se déconcerter.
       Voyez! nous sommes deux enfants, et nous ne demandons rien qu'un
       renseignement.
     
       --Eh mais! s'écria une autre voix, que Consuelo reconnut aussitôt pour
       celle de l'honnête M. Mayer, ce sont mes petits drôles de ce matin; je
       reconnais l'accent de l'aîné. Êtes-vous là aussi, le gondolier? ajouta-t-il
       en vénitien et en appelant Consuelo.
     
       --C'est moi, répondit-elle dans le même dialecte. Nous nous sommes égarés,
       et nous vous demandons, mon bon Monsieur, où nous pourrons trouver un
       palais ou une écurie pour nous retirer. Dites-le-nous, si vous le savez.
     
       --Eh! mes pauvres enfants! reprit M. Mayer, vous êtes à deux grands milles
       au moins de toute espèce d'habitation. Vous ne trouverez pas seulement un
       chenil le long de ces montagnes. Mais j'ai pitié de vous: montez dans ma
       voiture; je puis vous y donner deux places sans me gêner. Allons, point de
       façons, montez!
     
       --Monsieur, vous êtes mille fois trop bon, dit Consuelo, attendrie de
       l'hospitalité de ce brave homme mais vous allez vers le nord, et nous vers
       l'Autriche.
     
       --Non, je vais à l'ouest. Dans une heure au plus je vous déposerai à
       Biberek. Vous y passerez la nuit, et demain vous pourrez gagner l'Autriche.
       Cela même abrégera votre route. Allons, décidez-vous, si vous ne trouvez
       pas de plaisir à recevoir la pluie, et à nous retarder.
     
       --Eh bien, courage et confiance!» dit Consuelo tout bas à Joseph; et ils
       montèrent dans la voiture.
     
       Ils remarquèrent qu'il y avait trois personnes, deux sur le devant, dont
       l'une conduisait, l'autre, qui était M. Mayer, occupait la banquette de
       derrière. Consuelo prit un coin, et Joseph le milieu. La voiture était une
       chaise à six places, spacieuse et solide. Le cheval, grand et fort, fouetté
       par une main vigoureuse, reprit le trot et fit sonner les grelots de son
       collier, en secouant la tête avec impatience.
     
     
     
     
       LXX.
     
     
       «Quand je vous le disais! s'écria M. Mayer, reprenant son propos où il
       l'avait laissé le matin: y a-t-il un métier plus rude et plus fâcheux que
       celui que vous faites? Quand le soleil luit, tout semble beau; mais le
       soleil ne luit pas toujours, et votre destinée est aussi variable que
       l'atmosphère.
     
       --Quelle destinée n'est pas variable et incertaine? Dit Consuelo. Quand le
       ciel est inclément, la Providence met des coeurs secourables sur notre
       route: ce n'est donc pas en ce moment que nous sommes tentés de l'accuser.
     
       --Vous avez de l'esprit, mon petit ami, répondit Mayer; vous êtes de ce
       beau pays où tout le monde en a. Mais, croyez-moi, ni votre esprit ni
       votre belle voix ne vous empêcheront de mourir de faim dans ces tristes
       provinces autrichiennes. A votre place, j'irais chercher fortune dans un
       pays riche et civilisé, sous la protection d'un grand prince.
     
       --Et lequel, dit Consuelo, surprise de cette insinuation.
     
       --Ah! ma foi, je ne sais; il y en a plusieurs.
     
       --Mais la reine de Hongrie n'est-elle pas une grande princesse, dit Haydn?
       n'est-on pas aussi bien protégé dans ses États?...
     
       --Eh! sans doute, répondit Mayer; mais vous ne savez pas que Sa Majesté
       Marie-Thérèse déteste la musique, les vagabonds encore plus, et que vous
       Serez chassés de Vienne, si vous y paraissez dans les rues en troubadours,
       comme vous voilà.»
     
       En ce moment, Consuelo revit, à peu de distance, dans une profondeur
       De terrains sombres, au-dessous du chemin, les lumières qu'elle avait
       aperçues, et fit part de son observation à Joseph, qui sur-le-champ
       manifesta à M. Mayer le désir de descendre, pour gagner ce gîte plus
       rapproché que la ville de Biberek.»
     
       «Cela? répondit M. Mayer; vous prenez cela pour des lumières? Ce sont des
       lumières, en effet; mais elles n'éclairent d'autres gîtes que des marais
       dangereux où bien des voyageurs se sont perdus et engloutis. Avez-vous
       jamais vu des feux follets?
     
       --Beaucoup sur les lagunes de Venise, dit Consuelo, et souvent sur les
       petits lacs de la Bohême.
     
       --Eh bien, mes enfants, ces lumières que vous voyez ne sont pas autre
       chose.
     
       M. Mayer reparla longtemps encore à nos jeunes gens de la nécessité de se
       fixer, et du peu de ressources qu'ils trouveraient à Vienne, sans toutefois
       déterminer le lieu où il les engageait à se rendre. D'abord Joseph fut
       frappé de son obstination, et craignit qu'il n'eût découvert le sexe de sa
       compagne; mais la bonne foi avec laquelle il lui parlait comme à un garçon
       (allant jusqu'à lui dire qu'elle ferait mieux d'embrasser l'état militaire,
       quand elle serait en âge, que de traîner la semelle à travers champs) le
       rassura sur ce point, et il se persuada que le bon Mayer était un de ces
       cerveaux faibles, à idées fixes, qui répètent un jour entier le premier
       propos qui leur est venu à l'esprit en s'éveillant. Consuelo, de son côté,
       le prit pour un maître d'école, ou pour un ministre protestant qui n'avait
       en tête qu'éducations, bonnes moeurs et prosélytisme.
     
       Au bout d'une heure, ils arrivèrent à Biberek, par une nuit si obscure
       qu'ils ne distinguaient absolument rien. La chaise s'arrêta dans une cour
       d'auberge, et aussitôt M. Mayer fut abordé par deux hommes qui le tirèrent
       à part pour lui parler. Lorsqu'ils entrèrent dans la cuisine, où Consuelo
       et Joseph étaient occupés à se sécher et à se réchauffer auprès du feu,
       Joseph reconnut dans ces deux personnages, les mêmes qui s'étaient séparés
       de M. Mayer au passage de la Moldaw, lorsque celui-ci l'avait traversée,
       les laissant sur la rive gauche. L'un des deux était borgne, et l'autre,
       quoiqu'il eût ses deux yeux, n'avait pas une figure plus agréable. Celui
       qui avait passé l'eau avec M. Mayer, et que nos jeunes voyageurs avaient
       retrouvé dans la voiture, vint les rejoindre: le quatrième ne parut pas.
       Ils parlèrent tous ensemble un langage inintelligible pour Consuelo
       elle-même qui entendait tant de langues. M. Mayer paraissait exercer sur
       eux une sorte d'autorité et influencer tout au moins leurs décisions; car,
       après un entretien assez animé à voix basse, sur les dernières paroles
       qu'il leur dit, ils se retirèrent, à l'exception de celui que Consuelo, en
       le désignant à Joseph, appelait _le silencieux_: c'était celui qui n'avait
       point quitté M. Mayer.
     
       Haydn s'apprêtait à faire servir le souper frugal de sa compagne et le
       sien, sur un bout de la table de cuisine, lorsque M. Mayer, revenant vers
       eux, les invita à partager son repas, et insista avec tant de bonhomie
       qu'ils n'osèrent le refuser. Il les emmena dans la salle à manger, où ils
       trouvèrent un véritable festin, du moins c'en était un pour deux pauvres
       enfants privés de toutes les douceurs de ce genre depuis cinq jours d'une
       marche assez pénible. Cependant Consuelo n'y prit part qu'avec retenue;
       la bonne chère que faisait M. Mayer, l'empressement avec lequel les
       domestiques paraissaient le servir, et la quantité de vin qu'il absorbait,
       ainsi que son muet compagnon, la forçaient à rabattre un peu de la haute
       opinion qu'elle avait prise des vertus presbytériennes de l'amphitryon.
       Elle était choquée surtout du désir qu'il montrait de faire boire Joseph
       et elle-même au delà de leur soif, et de l'enjouement très-vulgaire avec
       lequel il les empêchait de mettre de l'eau dans leur vin. Elle voyait avec
       plus d'inquiétude encore que, soit distraction, soit besoin réel de
       réparer ses forces, Joseph se laissait aller, et commençait à devenir
       plus communicatif et plus animé qu'elle ne l'eût souhaité. Enfin elle prit
       un peu d'humeur lorsqu'elle trouva son compagnon insensible aux coups de
       coude qu'elle lui donnait pour arrêter ses fréquentes libations; et lui
       retirant son verre au moment où M. Mayer allait le remplir de nouveau:
     
       «Non, Monsieur, lui dit-elle, non; permettez-nous de ne pas vous imiter;
       cela ne nous convient pas.
     
       --Vous êtes de drôles de musiciens! s'écria Mayer en riant, avec son air
       de franchise et d'insouciance; des musiciens qui ne boivent pas! Vous êtes
       les premiers de ce caractère que je rencontre!
     
       --Et vous, Monsieur, êtes-vous musicien? dit Joseph. Je gage que vous
       l'êtes! Le diable m'emporte si vous n'êtes pas maître de chapelle de
       quelque principauté saxonne!
     
       --Peut-être, répondit Mayer en souriant; et voilà pourquoi vous m'inspirez
       de la sympathie, mes enfants.
     
       --Si Monsieur est un maître, reprit Consuelo, il y a trop de distance
       entre son talent et celui des pauvres chanteurs des rues comme nous pour
       l'intéresser bien vivement.
     
       --Il y a de pauvres chanteurs de rues qui ont plus de talent qu'on ne
       pense, dit Mayer; et il y a de très-grands maîtres, voire des maîtres de
       chapelle des premiers souverains du monde, qui ont commencé par chanter
       dans les rues. Si je vous disais que, ce matin, entre neuf et dix heures,
       j'ai entendu partir d'un coin de la montagne, sur la rive gauche de la
       Moldaw, deux voix charmantes qui disaient un joli duo italien, avec
       accompagnement de ritournelles agréables, et même savantes sur le violon!
       Eh bien, cela m'est arrivé, tandis que je déjeunais sur un coteau avec mes
       amis. Et cependant quand j'ai vu descendre de la colline les musiciens
       qui venaient de me charmer, j'ai été fort surpris de trouver en eux deux
       pauvres enfants, l'un vêtu en petit paysan, l'autre ... bien gentil, bien
       simple, mais peu fortuné en apparence.... Ne soyez donc ni honteux ni
       surpris de l'amitié que je vous témoigne, mes petits amis, et faites-moi
       celle de boire aux muses, nos communes et divines patronnes.
     
       --Monsieur, maestro! s'écria Joseph tout joyeux et tout à fait gagné, je
       veux boire à la vôtre. Oh! Vous êtes un véritable musicien, j'en suis
       certain, puisque vous avez été enthousiasmé du talent de ... du signor
       Bertoni, mon camarade.
     
       --Non, vous ne boirez pas davantage, dit Consuelo impatientée en lui
       arrachant son verre; ni moi non plus, ajouta-t-elle en retournant le sien.
       Nous n'avons que nos voix pour vivre, monsieur le professeur, et le vin
       gâte la voix; vous devez donc nous encourager à rester sobres, au lieu de
       chercher à nous débaucher.
     
       --Eh bien, vous parlez raisonnablement, dit Mayer en replaçant au milieu de
       la table la carafe qu'il avait mise derrière lui. Oui, ménageons la voix,
       c'est bien dit. Vous avez plus de sagesse que votre âge ne comporte, ami
       Bertoni, et je suis bien aise d'avoir fait cette épreuve de vos bonnes
       moeurs. Vous irez loin, je le vois à votre prudence autant qu'à votre
       talent. Vous irez loin, et je veux avoir l'honneur et le mérite d'y
       contribuer.»
     
       Alors le prétendu professeur, se mettant à l'aise, et parlant avec un air
       de bonté et de loyauté extrême, leur offrit de les emmener avec lui à
       Dresde, où il leur procurerait les leçons du célèbre Hasse et la protection
       Spéciale de la reine de Pologne, princesse électorale de Saxe.
     
       Cette princesse, femme d'Auguste III, roi de Pologne, était précisément
       élève du Porpora. C'était une rivalité de faveur entre ce maître et le
       _Sassone_[1], auprès de la souveraine dilettante, qui avait été la première
       cause de leur profonde inimitié. Lors même que Consuelo eût été disposée à
       chercher fortune dans le nord de l'Allemagne, elle n'eût pas choisi pour
       son début cette cour, où elle se serait trouvée en lutte avec l'école et la
       coterie qui avaient triomphé de son maître. Elle en avait assez entendu
       parler à ce dernier dans ses heures d'amertume et de ressentiment, pour
       être, en tout état de choses, fort peu tentée de suivre le conseil du
       professeur Mayer.
     
       [Note 1: Surnom que les Italiens donnaient à Jean-Adolphe Hasse, qui était
       Saxon.]
     
       Quant à Joseph, sa situation était fort différente. La tête montée par
       Le souper, il se figurait avoir rencontré un puissant protecteur et le
       promoteur de sa fortune future. La pensée ne lui venait pas d'abandonner
       Consuelo pour suivre ce nouvel ami; mais, un peu gris comme il l'était,
       Il se livrait à l'espérance de le retrouver un jour. Il se fiait à sa
       bienveillance, et l'en remerciait avec chaleur. Dans cet enivrement de
       joie, il prit son violon, et en joua tout de travers. M. Mayer ne l'en
       applaudit que davantage, soit qu'il ne voulût pas le chagriner en lui
       faisant remarquer ses fausses notes, soit, comme le pensa Consuelo,
       qu'il fût lui-même un très-médiocre musicien. L'erreur où il était
       très-réellement sur le sexe de cette dernière, quoiqu'il l'eût entendue
       chanter, achevait de lui démontrer qu'il ne pouvait pas être un professeur
       bien exercé d'oreille, puisqu'il s'en laissait imposer comme eût pu le
       faire un serpent de village ou un professeur de trompette.
     
       Cependant M. Mayer insistait toujours pour qu'ils se laissassent emmener à
       Dresde. Tout en refusant, Joseph écoutait ses offres d'un air ébloui,
       et faisait de telles promesses de s'y rendre le plus tôt possible, que
       Consuelo se vit forcée de détromper M. Mayer sur la possibilité de cet
       arrangement.
     
       «Il n'y faut pas songer quant à présent, dit-elle d'un ton très-ferme;
       Joseph, vous savez bien que cela ne se peut pas, et que vous-même avez
       d'autres projets. Mayer renouvela ses offres séduisantes, et fut surpris de
       la trouver inébranlable, ainsi que Joseph, à qui la raison revenait lorsque
       le signor Bertoni reprenait la parole.»
     
       Sur ces entrefaites, le voyageur silencieux, qui n'avait fait qu'une courte
       apparition au souper, vint appeler M. Mayer, qui sortit avec lui. Consuelo
       profita de ce moment pour gronder Joseph de sa facilité à écouter les
       belles paroles du premier venu et les inspirations du bon vin.
     
       «Ai-je donc dit quelque chose de trop? dit Joseph effrayé.
     
       --Non, reprit-elle; mais c'est déjà une imprudence que de faire société
       aussi longtemps avec des inconnus. A force de me regarder, on peut
       s'apercevoir ou tout au moins se douter que je ne suis pas un garçon.
       J'ai eu beau frotter mes mains avec mon crayon pour les noircir, et les
       tenir le plus possible sous la table, il eût été impossible qu'on ne
       remarquât point leur faiblesse, si heureusement ces deux messieurs
       n'avaient été absorbés, l'un par la bouteille, et l'autre par son propre
       babil. Maintenant le plus prudent serait de nous éclipser, et d'aller
       dormir dans une autre auberge; car je ne suis pas tranquille avec ces
       nouvelles connaissances qui semblent vouloir s'attacher à nos pas.
     
       --Eh quoi! dit Joseph, nous en aller honteusement comme des ingrats, sans
       saluer et sans remercier cet honnête homme, cet illustre professeur,
       peut-être? Qui sait si ce n'est pas le grand Hasse lui-même que nous
       venons d'entretenir.
     
       --Je vous réponds que non; et si vous aviez eu votre tête, vous auriez
       remarqué une foule de lieux communs misérables qu'il a dits sur la musique.
       Un maître ne parle point ainsi. C'est quelque musicien des derniers rangs
       de l'orchestre, bonhomme, grand parleur et passablement ivrogne. Je ne sais
       pourquoi je crois voir, à sa figure, qu'il n'a jamais soufflé que dans du
       cuivre; et, à son regard de travers, on dirait qu'il a toujours un oeil
       sur son chef d'orchestre.
     
       --_Corno_, ou _clarino secondo_, s'écria Joseph en éclatant de rire, ce
       n'en est pas moins un convive agréable.
     
       --Et vous, vous ne l'êtes guère, répliqua Consuelo avec un peu d'humeur;
       allons, dégrisez-vous, et faisons nos adieux; mais partons.
     
       --La pluie tombe à torrents; écoutez comme elle bat les vitres!
     
       --J'espère que vous n'allez pas vous endormir sur cette table? dit Consuelo
       en le secouant pour l'éveiller.»
     
       M, Mayer rentra en cet instant.
     
       «En voici bien d'une autre! s'écria-t-il gaiement. Je croyais pouvoir
       coucher ici et repartir demain pour Chamb; mais voilà mes amis qui me font
       rebrousser chemin, et qui prétendent que je leur suis nécessaire pour une
       affaire d'intérêt qu'ils ont à Passaw. Il faut que je cède! Ma foi, mes
       enfants, si j'ai un conseil à vous donner, puisqu'il me faut renoncer au
       plaisir de vous emmener à Dresde, c'est de profiter de l'occasion. J'ai
       toujours deux places à vous donner dans ma chaise, ces messieurs ayant la
       leur. Nous serons demain matin à Passaw, qui n'est qu'à six milles d'ici.
       Là, je vous souhaiterai un bon voyage. Vous serez près de la frontière
       d'Autriche, et vous pourrez même descendre le Danube en bateau jusqu'à
       Vienne, à peu de frais et sans fatigue.»
     
       Joseph trouva la proposition admirable pour reposer les pauvres pieds de
       Consuelo. L'occasion semblait bonne, en effet, et la navigation sur le
       Danube était une ressource à laquelle ils n'avaient point encore pensé.
       Consuelo accepta donc, voyant d'ailleurs que Joseph n'entendrait rien aux
       précautions à prendre pour la sécurité de leur gîte ce soir-là. Dans
       l'obscurité, retranchée au fond de la voiture, elle n'avait rien à craindre
       des observations de ses compagnons de voyage, et M. Mayer disait qu'on
       arriverait à Passaw avant le jour. Joseph fut enchanté de sa détermination.
       Cependant Consuelo éprouvait je ne sais quelle répugnance, et la tournure
       des amis de M. Mayer lui déplaisait de plus en plus. Elle lui demanda si
       eux aussi étaient musiciens.
     
       «Tous plus ou moins, lui répondit-il laconiquement.»
     
       Ils trouvèrent les voitures attelées, les conducteurs sur leur banquette,
       et les valets d'auberge, fort satisfaits des libéralités de M. Mayer,
       s'empressant autour de lui pour le servir jusqu'au dernier moment. Dans un
       intervalle de silence, au milieu de cette agitation, Consuelo entendit un
       gémissement qui semblait partir du milieu de la cour. Elle se retourna vers
       Joseph, qui n'avait rien remarqué; et ce gémissement s'étant répété une
       seconde fois, elle sentit un frisson courir dans ses veines. Cependant
       personne ne parut s'apercevoir de rien, et elle put attribuer cette plainte
       à quelque chien ennuyé de sa chaîne. Mais quoi qu'elle fit pour s'en
       distraire, elle en reçut une impression sinistre. Ce cri étouffé au milieu
       des ténèbres, du vent, et de la pluie, parti d'un groupe de personnes
       animées ou indifférentes, sans qu'elle pût savoir précisément si c'était
       une voix humaine ou un bruit imaginaire, la frappa de terreur et de
       tristesse. Elle pensa tout de suite à Albert; et comme si elle eût cru
       pouvoir participer à ces révélations mystérieuses dont il semblait doué,
       elle s'effraya de quelque danger suspendu sur la tête de son fiancé ou sur
       la sienne propre.
     
       Cependant la voiture roulait déjà. Un nouveau cheval plus robuste encore
       que le premier la traînait avec vitesse. L'autre voiture, également rapide,
       marchait tantôt devant, tantôt derrière. Joseph babillait sur nouveaux
       frais avec M. Mayer, et Consuelo essayait de s'endormir, faisant semblant
       de dormir déjà pour autoriser son silence.
     
       La fatigue surmonta enfin la tristesse et l'inquiétude, et elle tomba
       dans un profond sommeil. Lorsqu'elle s'éveilla, Joseph dormait aussi, et
       M. Mayer était enfin silencieux. La pluie avait cessé, le ciel était pur,
       et le jour commençait à poindre. Le pays avait un aspect tout à fait
       inconnu pour Consuelo. Seulement elle voyait de temps en temps paraître
       à l'horizon les cimes d'une chaîne de montagnes qui ressemblait au
       Boehmer-Wald.
     
       A mesure que la torpeur du sommeil se dissipait, Consuelo remarquait avec
       surprise la position de ces montagnes, qui eussent dû se trouver à sa
       gauche, et qui se trouvaient à sa droite. Les étoiles avaient disparu,
       et le soleil, qu'elle s'attendait à voir lever devant elle, ne se montrait
       pas encore. Elle pensa que ce qu'elle voyait était une autre chaîne que
       celle du Boehmer-Wald. M. Mayer ronflait, et elle n'osait adresser la
       parole au conducteur de la voiture, seul personnage éveillé qui s'y trouvât
       en ce moment.
     
       Le cheval prit le pas pour monter une côte assez rapide, et le bruit
       des roues s'amortit dans le sable humide des ornières. Ce fut alors que
       Consuelo entendit très-distinctement, le même sanglot sourd et douloureux
       qu'elle avait entendu dans la cour de l'auberge à Biberek. Cette voix
       semblait partir de derrière elle. Elle se retourna machinalement, et ne vit
       que le dossier de cuir contre lequel elle était appuyée. Elle crut être
       en proie à une hallucination; et, ses pensées se reportant toujours sur
       Albert, elle se persuada avec angoisse qu'en cet instant même il était à
       l'agonie, et qu'elle recueillait, grâce à la puissance incompréhensible de
       l'amour que ressentait cet homme bizarre, le bruit lugubre et déchirant
       de ses derniers soupirs. Cette fantaisie s'empara tellement de son cerveau,
       qu'elle se sentit défaillir; et, craignant de suffoquer tout à fait, elle
       demanda au conducteur, qui s'arrêtait pour faire souffler son cheval à
       mi-côte, la permission de monter le reste à pied. Il y consentit, et
       mettant pied à terre lui-même, il marcha auprès du cheval en sifflant.
     
       Cet homme était trop bien habillé pour être un voiturier de profession.
       Dans un mouvement qu'il fit, Consuelo crut voir qu'il avait des pistolets
       à sa ceinture. Cette précaution dans un pays aussi désert que celui où
       ils se trouvaient, n'avait rien que de naturel; et d'ailleurs la forme de
       la voiture, que Consuelo examina en marchant à côté de la roue, annonçait
       qu'elle portait des marchandises. Elle était trop profonde pour qu'il n'y
       eût pas, derrière la banquette du fond, une double caisse, comme celles où
       l'on met les valeurs et les dépêches. Cependant elle ne paraissait pas
       très-chargée, un seul cheval la traînait sans peine. Une observation qui
       frappa Consuelo bien davantage fut de voir son ombre s'allonger devant
       elle; et, en se retournant, elle trouva le soleil tout à fait sorti de
       l'horizon au point opposé où elle eût dû le voir, si la voiture eût marché
       dans la direction de Passaw.
     
       «De quel côté allons-nous donc? demanda-t-elle au conducteur en se
       rapprochant de lui avec empressement: nous tournons le dos à l'Autriche.
     
       --Oui, pour une demi-heure, répondit-il avec beaucoup de tranquillité; nous
       revenons sur nos pas, parce que le pont de la rivière que nous avons à
       traverser est rompu, et qu'il nous faut faire un détour d'un demi-mille
       pour en retrouver un autre.»
     
       Consuelo, un peu tranquillisée, remonta dans la voiture, échangea quelques
       paroles indifférentes avec M. Mayer, qui s'était éveillé, et qui se
       rendormit bientôt (Joseph ne s'était pas dérangé un moment de son somme),
       et l'on arriva au sommet de la côte. Consuelo vit se dérouler devant elle
       un long chemin escarpé et sinueux, et la rivière dont lui avait parlé le
       conducteur se montra au fond d'une gorge; mais aussi loin que l'oeil
       pouvait s'étendre, on n'apercevait aucun pont, et l'on marchait toujours
       vers le nord. Consuelo inquiète et surprise ne put se rendormir.
     
       Une nouvelle montée se présenta bientôt, le cheval semblait très-fatigué.
       Les voyageurs descendirent tous, excepté Consuelo, qui souffrait toujours
       des pieds. C'est alors que le gémissement frappa de nouveau ses oreilles,
       mais si nettement et à tant de reprises différentes, qu'elle ne put
       l'attribuer davantage à une illusion de ses sens; le bruit partait sans
       aucun doute du double fond de la voiture. Elle l'examina avec soin, et
       découvrit, dans le coin où s'était toujours tenu M. Mayer, une petite
       lucarne de cuir en forme de guichet, qui communiquait avec ce double fond.
       Elle essaya de la pousser, mais elle n'y réussit pas. Il y avait une
       serrure, dont la clef était probablement dans la poche du prétendu
       professeur.
     
       Consuelo, ardente et courageuse dans ces sortes d'aventures, tira de
       Son gousset un couteau à lame forte et bien coupante, dont elle s'était
       munie en partant, peut-être par une inspiration de la pudeur, et avec
       l'appréhension vague de dangers auxquels le suicide peut toujours
       soustraire une femme énergique. Elle profita d'un moment où tous les
       voyageurs étaient en avant sur le chemin, même le conducteur, qui n'avait
       plus rien à craindre de l'ardeur de son cheval; et élargissant, d'une main
       prompte et assurée, la fente étroite que présentait la lucarne à son point
       de jonction avec le dossier, elle parvint à l'écarter assez pour y coller
       son oeil et voir dans l'intérieur de cette case, mystérieuse. Quels furent
       sa surprise et son effroi, lorsqu'elle distingua, dans cette logette
       étroite et sombre, qui ne recevait d'air et de jour que par une fente
       pratiquée en haut, un homme d'une taille athlétique, bâillonné, couvert de
       sang, les mains et les pieds étroitement liés et garrottés, et le corps
       replié sur lui-même, dans un état de gêne et de souffrances horribles!
       Ce qu'on pouvait distinguer de son visage était d'une pâleur livide, et il
       paraissait en proie aux convulsions de l'agonie.
     
     
     
     
       LXXI.
     
     
       Glacée d'horreur, Consuelo sauta à terre; et, allant rejoindre Joseph, elle
       lui pressa le bras à la dérobée, pour qu'il s'éloignât du groupe avec elle.
       Lorsqu'ils eurent une avance de quelques pas:
     
       «Nous sommes perdus si nous ne prenons la fuite à l'instant même, lui
       dit-elle à voix basse; ces gens-ci sont des voleurs et des assassins. Je
       viens d'en avoir la preuve. Doublons le pas, et jetons-nous à travers
       champs; car ils ont leurs raisons pour nous tromper comme ils le font.»
     
       Joseph crut qu'un mauvais rêve avait troublé l'imagination de sa compagne.
       Il comprenait à peine ce qu'elle lui disait. Lui-même se sentait appesanti
       par une langueur inusitée; et les tiraillements d'estomac qu'il éprouvait
       lui faisaient croire que le vin qu'il avait bu la veille était frelaté par
       l'aubergiste et mêlé de méchantes drogues capiteuses. Il est certain qu'il
       n'avait pas fait une assez notable infraction à sa sobriété habituelle pour
       se sentir assoupi et abattu comme il l'était.
     
       «Chère signora, répondit-il, vous avez le cauchemar, et je crois l'avoir en
       vous écoutant. Quand même ces braves gens seraient des bandits, comme il
       vous plaît de l'imaginer, quelle riche capture pourraient-ils espérer en
       s'emparant de nous?
     
       --Je l'ignore, mais j'ai peur; et si vous aviez vu comme moi un homme
       assassiné dans cette même voiture où nous voyageons....»
     
       Joseph ne put s'empêcher de rire; car cette affirmation de Consuelo avait
       en effet l'air d'une vision.
     
       «Eh! ne voyez-vous donc pas tout au moins qu'ils nous égarent? reprit-elle
       avec feu; qu'ils nous conduisent vers le nord, tandis que Passaw et le
       Danube sont derrière nous? Regardez où est le soleil, et voyez dans quel
       désert nous marchons, au lieu d'approcher d'une grande ville!»
     
       La justesse de ces observations frappa enfin Joseph, et commença à dissiper
       la sécurité, pour ainsi dire léthargique, où il était plongé.
     
       «Eh bien, dit-il, avançons; et s'ils ont l'air de vouloir nous retenir
       malgré nous, nous verrons bien leurs intentions.
     
       --Et si nous ne pouvons leur échapper tout de suite, du sang-froid, Joseph,
       entendez-vous? Il faudra jouer au plus fin, et leur échapper dans un autre
       moment.»
     
       Alors elle le tira par le bras, feignant de boiter plus encore que la
       souffrance ne l'y forçait, et gagnant du terrain néanmoins. Mais ils ne
       purent faire dix pas de la sorte sans être rappelés par M. Mayer, d'abord
       d'un ton amical, bientôt avec un accent plus sévère, et enfin comme ils
       n'en tenaient pas compte, par les jurements énergiques des autres. Joseph
       tourna la tête, et vit avec terreur un pistolet braqué sur eux par le
       conducteur qui accourait à leur poursuite.
     
       «Ils vont nous tuer, dit-il à Consuelo en ralentissant sa marche.
     
       --Sommes-nous hors de portée? lui dit-elle avec sang-froid, en l'entraînant
       toujours et en commençant à courir.
     
       --Je ne sais, répondit Joseph en tâchant de l'arrêter; croyez-moi, le
       moment n'est pas venu. Ils vont tirer sur vous.
     
       --Arrêtez-vous, ou vous êtes morts, cria le conducteur qui courait plus
       vite qu'eux, et les tenait à portée du pistolet, le bras étendu.
     
       --C'est le moment de payer d'assurance, dit Consuelo en s'arrêtant;
       Joseph, faites et dites comme moi. Ah! Ma foi, dit-elle à haute voix en se
       retournant, et en riant avec l'aplomb d'une bonne comédienne, si je n'avais
       pas trop de mal aux pieds pour courir davantage, je vous ferais bien voir
       que la plaisanterie ne prend pas.»
     
       Et, regardant Joseph qui était pâle comme la mort, elle affecta de rire
       Aux éclats, en montrant cette figure bouleversée aux autres voyageurs qui
       s'étaient rapprochés d'eux.
     
       «Il l'a cru! s'écria-t-elle avec une gaieté parfaitement jouée. Il l'a cru,
       mon pauvre camarade! Ah! Beppo, je ne te croyais pas si poltron. Eh!
       monsieur le professeur, voyez donc Beppo, qui s'est imaginé tout de bon que
       monsieur voulait lui envoyer une balle!»
     
       Consuelo affectait de parler vénitien, tenant ainsi en respect par sa
       gaieté l'homme au pistolet, qui n'y entendait rien. M. Mayer affecta de
       rire aussi.
     
       Puis, se tournant vers le conducteur:
     
       «Quelle est donc cette mauvaise plaisanterie? lui dit-il non sans un
       clignement d'oeil que Consuelo observa très-bien. Pourquoi effrayer ainsi
       ces pauvres enfants?
     
       Je voulais savoir s'ils avaient du coeur, répondit l'autre en remettant ses
       pistolets dans son ceinturon.
     
       --Hélas! dit malignement Consuelo, monsieur aura maintenant une triste
       opinion de toi, mon ami Joseph. Quant à moi, je n'ai pas eu peur,
       rendez-moi justice! monsieur Pistolet.
     
       --Vous êtes un brave, répondit M. Mayer; vous feriez un joli tambour, et
       vous battriez la charge à la tête d'un régiment, sans sourciller au milieu
       de la mitraille.
     
       --Ah! cela, je n'en sais rien, répliqua-t-elle; peut-être aurais-je eu
       peur, si j'avais cru que monsieur voulût nous tuer tout de bon. Mais nous
       autres Vénitiens, nous connaissons tous les jeux, et on ne nous attrape pas
       comme cela.
     
       --C'est égal, la mystification est de mauvais goût, reprit M. Mayer.»
     
       Et, adressant la parole au conducteur, il parut le gronder un peu; mais
       Consuelo n'en fut pas dupe, et vit bien aux intonations de leur dialogue
       qu'il s'agissait d'une explication dont le résultat était qu'on croyait
       s'être mépris sur son intention de fuir.
     
       Consuelo étant remontée dans la voiture avec les autres:
     
       «Convenez, dit-elle en riant à M. Mayer, que votre conducteur à pistolets
       est un drôle de corps! Je vais l'appeler à présent _signor Pistola_.
       Eh bien, pourtant, monsieur le professeur, convenez que ce n'était pas bien
       neuf, ce jeu-là!
     
       --C'est une gentillesse allemande, dit monsieur Mayer; on a plus d'esprit
       que cela à Venise, n'est-ce pas?
     
       --Oh! savez-vous ce que des Italiens eussent fait à votre place pour nous
       jouer un bon tour? Ils auraient fait entrer la voiture dans le premier
       buisson venu de la route, et ils se seraient tous cachés. Alors, quand nous
       nous serions retournés, ne voyant plus rien, et croyant que le diable avait
       tout emporté, qui eût été bien attrapé? moi, surtout qui ne peux plus me
       traîner; et Joseph aussi, qui est poltron comme une vache du Boehmer-Wald,
       et qui se serait cru abandonné dans ce désert.»
     
       M. Mayer riait de ses facéties enfantines qu'il traduisait à mesure au
       _signor Pistola_, non moins égayé que lui de la simplicité du _gondolier_.
       Oh! vous êtes par trop madré! répondait Mayer; on ne se frottera plus à
       vous faire des niches! Et Consuelo, qui voyait l'ironie profonde de ce faux
       bonhomme percer enfin sous son air jovial et paternel, continuait de son
       côté à jouer ce rôle du niais qui se croit malin, accessoire connu de tout
       mélodrame.
     
       Il est certain que leur aventure en était un assez sérieux; et, tout en
       faisant sa partie avec habileté, Consuelo sentait qu'elle avait la fièvre.
       Heureusement c'est dans la fièvre qu'on agit, et dans la stupeur qu'on
       succombe.
     
       Elle se montra dès lors aussi gaie qu'elle avait été réservée jusque-là; et
       Joseph, qui avait repris toutes ses facultés, la seconda fort bien. Tout en
       paraissant ne pas douter qu'ils approchassent de Passaw, ils feignirent
       d'ouvrir l'oreille aux propositions d'aller à Dresde, sur lesquelles
       M. Mayer ne manqua pas de revenir. Par ce moyen, ils gagnèrent toute sa
       confiance, et le mirent à même de trouver quelque expédient pour leur
       avouer honnêtement qu'il les y menait sans leur permission. L'expédient fut
       bientôt trouvé. M. Mayer n'était pas novice dans ces sortes d'enlèvements.
       Il y eut un dialogue animé en langue étrangère entre ces trois individus,
       M. Mayer, le signor Pistola, et le silencieux. Et puis tout à coup ils se
       mirent à parler allemand, et comme s'ils continuaient le même sujet:
     
       «Je vous le disais bien; s'écria M. Mayer, nous avons fait fausse route; à
       preuve que leur voiture ne reparaît pas. Il y a plus de deux heures que
       nous les avons laissés derrière nous, et j'ai eu beau regarder à la montée,
       je n'ai rien aperçu.
     
       --Je ne la vois pas du tout! dit le conducteur en sortant la tête de la
       voiture, et en la rentrant d'un air découragé.»
     
       Consuelo avait fort bien remarqué, dès la première montée, la disparition
       de cette autre voiture avec laquelle on était parti de Bibereck.
     
       «J'étais bien sûr que nous étions égarés, observa Joseph; mais je ne
       voulais pas le dire.
     
       --Eh! pourquoi diable ne le disiez-vous pas? reprit le silencieux,
       affectant un grand déplaisir de cette découverte.
     
       --C'est que cela m'amusait! dit Joseph, inspiré par l'innocent
       machiavélisme de Consuelo; c'est drôle de se perdre en voiture! je croyais
       que cela n'arrivait qu'aux piétons.
     
       --Ah bien! voilà qui m'amuse aussi, dit Consuelo. Je voudrais à présent que
       nous fussions sur la route de Dresde!
     
       --Si je savais où nous sommes, repartit M. Mayer, je me réjouirais avec
       vous, mes enfants; car je vous avoue que j'étais assez mécontent d'aller à
       Passaw pour le bon plaisir de messieurs mes amis, et je voudrais que nous
       nous fussions assez détournés pour avoir un prétexte de borner là notre
       complaisance envers eux.
     
       --Ma foi, monsieur le professeur, dit Joseph, il en sera ce qu'il vous
       plaira; ce sont vos affaires. Si nous ne vous gênons pas, et si vous voulez
       toujours de nous pour aller à Dresde, nous voilà tout prêts à vous suivre,
       fut-ce au bout du monde. Et toi, Bertoni, qu'en dis-tu?
     
       --J'en dis autant, répondit Consuelo. Vogue la galère!
     
       --Vous êtes de braves enfants! répondit Mayer en cachant sa joie sous son
       air de préoccupation; mais je voudrais bien savoir pourtant où nous sommes.
     
       --Où que nous soyons, il faut nous arrêter, dit le conducteur; le cheval
       n'en peut plus. Il n'a rien mangé depuis hier soir, et il a marché toute la
       nuit. Nous ne serons fâchés, ni les uns ni les autres, de nous restaurer
       aussi. Voici un petit bois. Nous avons encore quelques provisions; halte!»
     
       On entra dans le bois, le cheval fut dételé. Joseph et Consuelo offrirent
       leurs services avec empressement; on les accepta sans méfiance. On pencha
       la chaise sur ses brancards; et, dans ce mouvement, la position du
       prisonnier invisible devenant sans doute plus douloureuse, Consuelo
       l'entendit encore gémir; Mayer l'entendit aussi, et regarda fixement
       Consuelo pour voir si elle s'en était aperçue. Mais, malgré la pitié qui
       déchirait son coeur, elle sut paraître sourde et impassible. Mayer fit
       le tour de la voiture, Consuelo, qui s'était éloignée, le vit ouvrir à
       l'extérieur une petite porte de derrière, jeter un coup d'oeil dans
       l'intérieur de la double caisse, la refermer, et remettre la clef dans sa
       poche.
     
       «_La marchandise est-elle avariée?_ cria le silencieux à M. Mayer.
     
       --Tout est bien, répondit-il avec une indifférence brutale, et il fit tout
       disposer pour le déjeuner.
     
       --Maintenant, dit Consuelo rapidement à Joseph en passant auprès de lui,
       fais comme moi et suis tous mes pas.»
     
       Elle aida à étendre les provisions sur l'herbe, et à déboucher les
       bouteilles. Joseph l'imita en affectant beaucoup de gaieté; M. Mayer vit
       avec plaisir ces serviteurs volontaires se dévouer à son bien-être. Il
       aimait ses aises, et se mit à boire et à manger ainsi que ses compagnons
       avec des manières plus gloutonnes et plus grossières qu'il n'en avait
       montré la veille. Il tendait à chaque instant son verre à ses deux nouveaux
       pages, qui, à chaque instant, se levaient, se rasseyaient, et repartaient
       pour courir, de côté et d'autre, épiant le moment de courir une fois
       pour toutes, mais attendant que le vin et la digestion rendissent moins
       clairvoyants ces gardiens dangereux. Enfin, M. Mayer, se laissant aller sur
       l'herbe et déboutonnant sa veste, offrit au soleil sa grosse poitrine ornée
       de pistolets; le conducteur alla voir si le cheval mangeait bien, et le
       silencieux se mit à chercher dans quel endroit du ruisseau vaseux au bord
       duquel on s'était arrêté, cet animal pourrait boire. Ce fut le signal de la
       délivrance. Consuelo feignit de chercher aussi. Joseph s'engagea avec elle
       dans les buissons; et, dès qu'ils se virent cachés dans l'épaisseur du
       feuillage, ils prirent leur course comme deux lièvres à travers bois. Ils
       n'avaient plus guère à craindre les balles dans ce taillis épais; et quand
       ils s'entendirent rappeler, ils jugèrent qu'ils avaient pris assez d'avance
       pour continuer sans danger.
     
       «II vaut pourtant mieux répondre, dit Consuelo en s'arrêtant; cela
       détournera les soupçons, et nous donnera le temps d'un nouveau trait de
       course.»
     
       Joseph, répondit donc:
     
       «Par ici, par ici! il y a de l'eau!
     
       --Une source, une source!» cria Consuelo.
     
       Et courant aussitôt à angle droit, afin de dérouter l'ennemi, ils
       repartirent légèrement. Consuelo ne pensait plus à ses pieds malades et
       enflés, Joseph avait triomphé du narcotique que M. Mayer lui avait versé
       la veille. La peur leur donnait des ailes.
     
       Ils couraient ainsi depuis dix minutes, dans la direction opposée à celle
       qu'ils avaient prise d'abord, et ne se donnant pas le temps d'écouter
       les voix qui les appelaient de deux côtés différents, lorsqu'ils trouvèrent
       la lisière du bois, et devant eux un coteau rapide bien gazonné qui
       s'abaissait jusqu'à une route battue, et des bruyères semées de massifs
       d'arbres.
     
       «Ne sortons pas du bois, dit Joseph. Ils vont venir ici, et de cet endroit
       élevé ils nous verront dans quelque sens que nous marchions.
     
       Consuelo hésita un instant, explora le pays d'un coup d'oeil rapide, et lui
       dit:
     
       «Le bois est trop petit pour nous cacher longtemps. Devant nous il y a une
       route, et l'espérance d'y rencontrer quelqu'un.
     
       --Eh! s'écria Joseph, c'est la même route que nous suivions tout à l'heure.
       Voyez! elle fait le tour de la colline et remonte sur la droite vers le
       lieu d'où nous sommes partis. Que l'un des trois monte à cheval, et il nous
       rattrapera avant que nous ayons gagné le bas du terrain.
     
       --C'est ce qu'il faut voir, dit Consuelo. On court vite en descendant. Je
       vois quelque chose là-bas sur le chemin, quelque chose qui monte de ce
       côté. Il ne s'agit que de l'atteindre avant d'être atteints nous-mêmes.
       Allons!»
     
       Il n'y avait pas de temps à perdre en délibérations. Joseph se fia aux
       inspirations de Consuelo: la colline fut descendue par eux en un instant,
       et ils avaient gagné les premiers massifs, lorsqu'ils entendirent les voix
       de leurs ennemis à la lisière du bois. Cette fois, ils se gardèrent de
       répondre, et coururent encore, à la faveur des arbres et des buissons,
       jusqu'à ce qu'ils rencontrèrent un ruisseau encaissé, que ces mêmes arbres
       leur avaient caché. Une longue planche servait de pont; ils traversèrent,
       et jetèrent ensuite la planche au fond de l'eau.
     
       Arrivés à l'autre rive, ils la descendirent, toujours protégés par une
       épaisse végétation; et, ne s'entendant plus appeler, ils jugèrent qu'on
       avait perdu leurs traces, ou bien qu'on ne se méprenait plus sur leurs
       intentions, et qu'on cherchait à les atteindre par surprise. Mais bientôt
       la végétation du rivage fut interrompue, et ils s'arrêtèrent, craignant
       d'être vus. Joseph avança la tête avec précaution parmi les dernières
       broussailles, et vit un des brigands en observation à la sortie du bois, et
       l'autre (vraisemblablement le signor Pistola, dont ils avaient déjà éprouvé
       la supériorité à la course), au bas de la colline, non loin de la rivière.
       Tandis que Joseph s'assurait de la position de l'ennemi, Consuelo s'était
       dirigée du côté de la route; et tout à coup elle revint vers Joseph:
     
       «C'est une voiture qui vient, lui dit-elle, nous sommes sauvés! Il faut la
       joindre avant que celui qui nous poursuit se soit avisé de passer l'eau.»
     
       Ils coururent dans la direction de la route en droite ligne, malgré la
       nudité du terrain; la voiture venait à eux au galop.
     
       «Oh! mon Dieu! dit Joseph, si c'était l'autre voiture, celle des complices?
     
       --Non, répondit Consuelo, c'est une berline à six chevaux, deux postillons,
       et deux courriers; nous sommes sauvés, te dis-je, encore un peu de
       courage.»
     
       Il était bien temps d'arriver au chemin; le Pistola avait retrouvé
       l'empreinte de leurs pieds sur le sable au bord du ruisseau. Il avait la
       force et la rapidité d'un sanglier. Il vit bientôt dans quel endroit la
       trace disparaissait, et les pieux qui avaient assujetti la planche. Il
       devina la ruse, franchit l'eau à la nage, retrouva la marque des pas sur la
       rive, et, les suivant toujours, il venait de sortir des buissons; il voyait
       les deux fugitifs traverser la bruyère ... mais il vit aussi la voiture; il
       comprit leur dessein, et, ne pouvant plus s'y opposer, il rentra dans les
       broussailles et s'y tint sur ses gardes.
     
       Aux cris des deux jeunes gens, qui d'abord furent pris pour des mendiants,
       la berline ne s'arrêta pas. Les voyageurs jetèrent quelques pièces de
       monnaie; et leurs courriers d'escorte, voyant que nos fugitifs, au lieu de
       les ramasser, continuaient à courir en criant à la portière, marchèrent sur
       eux au galop pour débarrasser leurs maîtres de cette importunité. Consuelo,
       essoufflée et perdant ses forces comme il arrive presque toujours au moment
       du succès, ne pouvait faire sortir un son de son gosier, et joignait les
       mains d'un air suppliant, en poursuivant les cavaliers, tandis que Joseph,
       cramponné à la portière, au risque de manquer prise et de se faire écraser,
       criait d'une voix haletante:
     
       «Au secours! au secours! nous sommes poursuivis; au voleur! à l'assassin!»
     
       Un des deux voyageurs qui occupaient la berline parvint enfin à comprendre
       ces paroles entrecoupées, et fit signe à un des courriers qui arrêta les
       postillons. Consuelo, lâchant alors la bride de l'autre courrier à laquelle
       elle s'était suspendue, quoique le cheval se cabrât et que le cavalier la
       menaçât de son fouet, vint se joindre à Joseph; et sa figure animée par la
       course frappa les voyageurs, qui entrèrent en pourparler.
     
       «Qu'est-ce que cela signifie, dit l'un des deux: est-ce une nouvelle
       manière de demander l'aumône! On vous a donné, que voulez-vous encore?
       ne pouvez-vous répondre?»
     
       Consuelo était comme prête à expirer. Joseph, hors d'haleine, ne pouvait
       que dire:
     
       «Sauvez-nous, sauvez-nous! et il montrait le bois et la colline sans
       réussir à retrouver la parole.
     
       --Ils ont l'air de deux renards forcés à la chasse, dit l'autre voyageur;
       attendons que la voix leur revienne.» Et les deux seigneurs, magnifiquement
       équipés, les regardèrent en souriant d'un air de sang-froid qui contrastait
       avec l'agitation des pauvres fugitifs.
     
       Enfin, Joseph réussit à articuler encore les mots de voleurs et
       d'assassins; aussitôt les nobles voyageurs se firent ouvrir la voiture, et,
       s'avançant sur le marche-pied, regardèrent de tous côtés, étonnés de ne
       rien voir qui pût motiver une pareille alerte. Les brigands s'étaient
       cachés, et la campagne était déserte et silencieuse. Enfin, Consuelo,
       revenant à elle, leur parla ainsi, en s'arrêtant à chaque phrase pour
       respirer:
     
       «Nous sommes deux pauvres musiciens ambulants; nous avons été enlevés par
       des hommes que nous ne connaissons pas, et qui, sous prétexte de nous
       rendre service, nous ont fait monter dans leur voiture et voyager toute
       la nuit. Au point du jour, nous nous sommes aperçus qu'on nous trompait, et
       qu'on nous menait vers le nord, au lieu de suivre la route de Vienne. Nous
       avons voulu fuir; ils nous ont menacés, le pistolet à la main. Enfin, ils
       se sont arrêtés dans les bois que voici, nous nous sommes échappés, et nous
       avons couru vers votre voiture. Si vous nous abandonnez ici, nous sommes
       perdus; ils sont à deux pas de la route, l'un dans les buissons, les autres
       dans le bois.
     
       --Combien sont-ils donc? demanda un des courriers.
     
       --Mon ami, dit en français un des voyageurs auquel Consuelo s'était
       adressée parce qu'il était plus près d'elle, sur le marchepied, apprenez
       que cela ne vous regarde pas. Combien sont-ils? voilà une belle question!
       Votre devoir est de vous battre si je vous l'ordonne, et je ne vous charge
       point de compter les ennemis.
     
       --Vraiment, voulez-vous vous amuser à pourfendre? reprit en français
       l'autre seigneur; songez, baron, que cela prend du temps.
     
       --Ce ne sera pas long, et cela nous dégourdira. Voulez-vous être de la
       partie, comte?
     
       --Soit! si cela vous amuse. Et le comte prit avec une majestueuse indolence
       son épée dans une main, et dans l'autre deux pistolets dont la crosse était
       ornée de pierreries.
     
       --Oh! vous faites bien, Messieurs,» s'écria Consuelo, à qui l'impétuosité
       de son coeur fit oublier un instant son humble rôle, et qui pressa de ses
       deux mains le bras du comte.
     
       Le comte, surpris d'une telle familiarité de la part d'un petit drôle de
       cette espèce, regarda sa manche d'un air de dégoût railleur, la secoua,
       et releva ses yeux avec une lenteur méprisante sur Consuelo qui ne put
       s'empêcher de sourire, en se rappelant avec quelle ardeur le comte
       Zustiniani et tant d'autres illustrissimes Vénitiens lui avaient demandé,
       en d'autres temps, la faveur de baiser une de ces mains dont l'insolence
       paraissait maintenant si choquante. Soit qu'il y eût en elle, en cet
       instant, un rayonnement de fierté calme et douce qui démentait les
       apparences de sa misère, soit que sa facilité à parler la langue du bon ton
       en Allemagne fit penser qu'elle était un jeune gentilhomme travesti, soit
       enfin que le charme de son sexe se fit instinctivement sentir, le comte
       changea de physionomie tout à coup, et, au lieu d'un sourire de mépris, lui
       adressa un sourire de bienveillance. Le comte était encore jeune et beau;
       on eût pu être ébloui des avantages de sa personne, si le baron ne l'eût
       surpassé en jeunesse, en régularité de traits, et en luxe de stature.
       C'étaient les deux plus beaux hommes de leur temps, comme on le disait
       d'eux, et probablement de beaucoup d'autres.
     
       Consuelo, voyant les regards expressifs du jeune baron s'attacher aussi sur
       elle avec une expression d'incertitude, de surprise et d'intérêt, détourna
       leur attention de sa personne en leur disant:
     
       «Allez, Messieurs, ou plutôt venez; nous vous servirons de guides. Ces
       bandits ont dans leur voiture un malheureux caché dans un compartiment de
       la caisse, enfermé comme dans un cachot. Il est là pieds et poings liés,
       mourant, ensanglanté, et un bâillon dans la bouche. Allez le délivrer;
       cela convient à de nobles coeurs comme les vôtres!
     
       --Vive Dieu, cet enfant est fort gentil! s'écria le baron, et je vois,
       cher comte, que nous n'avons pas perdu notre temps à l'écouter. C'est
       peut-être un brave gentilhomme que nous allons tirer des mains de ces
       bandits.
     
       --Vous dites qu'ils sont là? reprit le comte en montrant le bois.
     
       --Oui, dit Joseph; mais ils sont dispersés, et si vos seigneuries veulent
       bien écouter mon humble avis, elles diviseront l'attaque. Elles monteront
       la côte dans leur voiture, aussi vite que possible, et, après avoir tourné
       la colline, elles trouveront à la hauteur du bois que voici, et tout à
       l'entrée, sur la lisière opposée, la voiture où est le prisonnier, tandis
       que je conduirai messieurs les cavaliers directement par la traverse. Les
       bandits ne sont que trois; ils sont bien armés; mais, se voyant pris des
       deux côtés à la fois, ils ne feront pas de résistance.
     
       --L'avis est bon, dit le baron. Comte, restez dans la voiture, et
       faites-vous accompagner de votre domestique. Je prends son cheval. Un de
       ces enfants vous servira de guide pour savoir en quel lieu il faut vous
       arrêter. Moi, j'emmène celui-ci avec mon chasseur. Hâtons-nous; car si nos
       brigands ont l'éveil, comme il est probable, ils prendront les devants.
     
       --La voiture ne peut vous échapper, observa Consuelo; leur cheval est sur
       les dents.»
     
       Le baron sauta sur celui du domestique du comte, et ce domestique monta
       derrière la voiture.
     
       «Passez, dit le comte à Consuelo, en la faisant entrer la première, sans
       se rendre compte à lui-même de ce mouvement de déférence. Il s'assit
       pourtant dans le fond, et elle resta sur le devant. Penché à la portière
       pendant que les postillons prenaient le grand galop, il suivait de l'oeil
       son compagnon qui traversait le ruisseau à cheval, suivi de son homme
       d'escorte, lequel avait pris Joseph en croupe pour passer l'eau. Consuelo
       n'était pas sans inquiétude pour son pauvre camarade, exposé au premier
       feu; mais elle le voyait avec estime et approbation courir avec ardeur à ce
       poste périlleux. Elle le vit remonter la colline, suivi des cavaliers qui
       éperonnaient vigoureusement leurs montures, puis disparaître sous le bois.
       Deux coups de feu se firent entendre, puis un troisième.... La berline
       tournait le monticule. Consuelo, ne pouvant rien savoir, éleva son âme
       à Dieu; et le comte, agité d'une sollicitude analogue pour son noble
       compagnon, cria en jurant aux postillons:
     
       «Mais forcez donc le galop, canailles! ventre à terre!...»
     
     
     
     
       LXXII.
     
     
       Le _signor Pistola_, auquel nous ne pouvons donner d'autre nom que celui
       dont Consuelo l'avait gratifié, car nous ne l'avons pas trouvé assez
       intéressant de sa personne pour faire des recherches à cet égard, avait vu,
       du lieu où il était caché, la berline s'arrêter aux cris des fugitifs.
       L'autre anonyme, que nous appelons aussi, comme Consuelo, le _Silencieux_,
       avait fait, du haut de la colline, la même observation et la même
       réflexion; il avait couru rejoindre Mayer, et tous deux songeaient aux
       moyens de se sauver. Avant que le baron eût traversé le ruisseau, Pistola
       avait gagné du chemin, et s'était déjà tapi dans le bois. Il les laissa
       passer, et leur tira par derrière deux coups de pistolet, dont l'un perça
       le chapeau du baron, et l'autre blessa le cheval du domestique assez
       légèrement. Le baron tourna bride, l'aperçut, et, courant sur lui,
       l'étendit par terre d'un coup de pistolet. Puis il le laissa se rouler dans
       les épines en jurant, et suivit Joseph qui arriva à la voiture de M. Mayer
       presque en même temps que celle du comte. Ce dernier avait déjà sauté à
       terre. Mayer et le Silencieux avaient disparu avec le cheval sans perdre le
       temps à cacher la chaise. Le premier soin des vainqueurs fut de forcer la
       serrure de la caisse où était renfermé le prisonnier. Consuelo aida avec
       transport à couper les cordes et le bâillon de ce malheureux, qui ne se
       vit pas plus tôt délivré qu'il se jeta à terre prosterné devant ses
       libérateurs, et remerciant Dieu. Mais, dès qu'il eut regardé le baron,
       il se crut retombé de Charybde en Scylla.
     
       Ah! monsieur le baron de Trenk! s'écria-t-il, ne me perdez pas, ne me
       livrez pas. Grâce, grâce pour un pauvre déserteur, père de famille!
       Je ne suis pas plus Prussien que vous, monsieur le baron; je suis sujet
       autrichien comme vous, et je vous supplie de ne pas me faire arrêter. Oh!
       faites-moi grâce!
     
       --Faites-lui grâce, monsieur le baron de Trenk! s'écria Consuelo sans
       savoir à qui elle parlait, ni de quoi il s'agissait.
     
       --Je te fais grâce, répondit le baron; mais à condition que tu vas
       t'engager par les plus épouvantables serments à ne jamais dire de qui
       tu tiens la vie et la liberté.»
     
       Et en parlant ainsi, le baron, tirant un mouchoir de sa poche, s'enveloppa
       soigneusement la figure, dont il ne laissa passer qu'un oeil.
     
       «Êtes-vous blessé? dit le comte.
     
       --Non, répondit-il en rabattant son chapeau sur son visage; mais si nous
       rencontrons ces prétendus brigands, je ne me soucie pas d'être reconnu.
       Je ne suis déjà pas très-bien dans les papiers de mon gracieux souverain:
       il ne me manquerait plus que cela!
     
       --Je comprends ce dont il s'agit, reprit le comte; mais soyez sans crainte,
       je prends tout sur moi.
     
       --Cela peut sauver ce déserteur des verges et de la potence, mais non pas
       moi d'une disgrâce. N'importe! on ne sait pas ce qui peut arriver; il faut
       obliger ses semblables à tout risque. Voyons, malheureux! peux-tu tenir sur
       tes jambes! Pas trop, à ce que je vois. Tu es blessé?
     
       --J'ai reçu beaucoup de coups, il est vrai, mais je ne les sens plus.
     
       --Enfin, peux-tu déguerpir?
     
       --Oh! oui, monsieur l'aide de camp.
     
       --Ne m'appelle pas ainsi, drôle, tais-toi; va-t'en! Et nous, cher comte,
       faisons de même: il me tarde d'avoir quitté ce bois. J'ai abattu un des
       recruteurs; si le roi le savait, mon affaire serait bonne!... quoique après
       tout, je m'en moque! ajouta-t-il en levant les épaules.
     
       --Hélas, dit Consuelo, tandis que Joseph passait sa gourde au déserteur, si
       on l'abandonne ici, il sera bientôt repris. Il a les pieds enflés par les
       cordes, et peut à peine se servir de ses mains. Voyez, comme il est pâle
       et défait!
     
       --Nous ne l'abandonnerons pas, dit le comte qui avait les yeux attachés
       sur Consuelo. Franz, descendez de cheval, dit-il à son domestique; et,
       s'adressant au déserteur:--Monte sur cette bête, je te la donne, et ceci
       encore, ajouta-t-il en lui jetant sa bourse. As-tu la force de gagner
       l'Autriche?
     
       --Oui, oui, Monseigneur!
     
       --Veux-tu aller à Vienne?
     
       --Oui, Monseigneur.
     
       --Veux-tu reprendre du service?
     
       --Oui, Monseigneur, pourvu que ce ne soit pas en Prusse.
     
       --Va-t'en trouver Sa Majesté l'impératrice-reine: elle reçoit tout le monde
       un jour par semaine. Dis-lui que c'est le comte Hoditz qui lui fait présent
       d'un très-beau grenadier, parfaitement dressé à la prussienne.
     
       --J'y cours, Monseigneur.
     
       --Et n'aie jamais le malheur de nommer M. le baron, ou je te fais prendre
       par mes gens, et je te renvoie en Prusse.
     
       --J'aimerais mieux mourir tout de suite. Oh! si les misérables m'avaient
       laissé l'usage des mains, je me serais tué quand ils m'ont repris.
     
       --Décampe!
     
       Oui, Monseigneur.»
     
       Il acheva d'avaler le contenu de la gourde, la rendit à Joseph, l'embrassa,
       sans savoir qu'il lui devait un service bien plus important, se prosterna
       devant le comte et le baron, et, sur un geste d'impatience de celui-ci qui
       lui coupa la parole, il fit un grand signe de croix, baisa la terre, et
       monta à cheval avec l'aide des domestiques, car il ne pouvait remuer les
       pieds; mais à peine fut-il en selle, que, reprenant courage et vigueur, il
       piqua des deux et se mit à courir bride abattue sur la route du midi.
     
       «Voilà qui achèvera de me perdre, si on découvre jamais que je vous ai
       laissé faire, dit le baron au comte. C'est égal, ajouta-t-il avec un grand
       éclat de rire; l'idée de faire cadeau à Marie-Thérèse d'un grenadier de
       Frédéric est la plus charmante du monde. Ce drôle, qui a envoyé des balles
       aux houlans de l'impératrice, va en envoyer aux cadets du roi de Prusse!
       Voilà des sujets bien fidèles, et des troupes bien choisies!
     
       --Les souverains n'en sont pas plus mal servis. Ah ça, qu'allons-nous faire
       de ces enfants?
     
       --Nous pouvons dire comme le grenadier, répondit Consuelo, que, si vous
       nous abandonnez ici, nous sommes perdus.
     
       --Je ne crois pas, répondit le comte, qui mettait dans toutes ses paroles
       une sorte d'ostentation chevaleresque, que nous vous ayons donné lieu
       jusqu'ici de mettre en doute nos sentiments d'humanité. Nous allons vous
       emmener jusqu'à ce que vous soyez assez loin d'ici pour ne plus rien
       craindre. Mon domestique, que j'ai mis à pied, montera sur le siège de la
       voiture, dit-il en s'adressant au baron; et il ajouta d'un ton plus bas:
       --Ne préférez-vous pas la société de ces enfants à celle d'un valet qu'il
       nous faudrait admettre dans la voiture, et devant lequel nous serions
       obligés de nous contraindre davantage?
     
       --Eh! sans doute, répondit le baron; des artistes, quelque pauvres qu'ils
       soient, ne sont déplacés nulle part. Qui sait si celui qui vient de
       retrouver son violon dans ces broussailles, et qui le remporte avec tant de
       joie, n'est pas un Tartini en herbe? Allons, troubadour! dit-il à Joseph
       qui venait effectivement de ressaisir son sac, son instrument et ses
       manuscrits sur le champ de bataille, venez avec nous, et, à notre premier
       gîte, vous nous chanterez ce glorieux combat où nous n'avons trouvé
       personne à qui parler.
     
       --Vous pouvez vous moquer de moi à votre aise, dit le comte lorsqu'ils
       furent installés dans le fond de la voiture, et les jeunes gens vis-à-vis
       d'eux (la berline roulait déjà rapidement vers l'Autriche), vous qui avez
       abattu une pièce de ce gibier de potence.
     
       --J'ai bien peur de ne l'avoir pas tué sur le coup, et de le retrouver
       quelque jour à la porte du cabinet de Frédéric: je vous céderais donc cet
       exploit de grand coeur.
     
       --Moi qui n'ai même pas vu l'ennemi, reprit le comte, je vous l'envie
       sincèrement, votre exploit; je prenais goût à l'aventure, et j'aurais eu
       du plaisir à châtier ces drôles comme ils le méritent. Venir saisir des
       déserteurs et lever des recrues jusque sur le territoire de la Bavière,
       aujourd'hui l'alliée fidèle de Marie-Thérèse! c'est d'une insolence qui
       n'a pas de nom!
     
       --Ce serait un prétexte de guerre tout trouvé, si on n'était las de se
       battre, et si le temps n'était à la paix pour le moment. Vous m'obligerez
       donc, monsieur le comte, en n'ébruitant pas cette aventure, non-seulement
       à cause de mon souverain, qui me saurait fort mauvais gré du rôle que j'y
       ai joué, mais encore à cause de la mission dont je suis chargé auprès de
       votre impératrice. Je la trouverais fort mal disposée à me recevoir, si je
       l'abordais sous le coup d'une pareille impertinence de la part de mon
       gouvernement.
     
       --Ne craignez rien de moi, répondit le comte; vous savez que je ne suis pas
       un sujet zélé, parce que je ne suis pas un courtisan ambitieux....
     
       --Et quelle ambition pourriez-vous avoir encore, cher comte? L'amour et
       la fortune ont couronné vos voeux; au lieu que moi.... Ah! combien nos
       destinées sont dissemblables jusqu'à présent, malgré l'analogie qu'elles
       présentent au premier abord!»
     
       En parlant ainsi, le baron tira de son sein un portrait entouré de
       diamants, et se mit à le contempler avec des yeux attendris, et en poussant
       de profonds soupirs, qui donnèrent un peu envie de rire à Consuelo. Elle
       trouva qu'une passion si peu discrète n'était pas de bon goût, et railla
       intérieurement cette manière de grand seigneur.
     
       «Cher baron, reprit le comte en baissant la voix (Consuelo feignait de
       ne pas entendre, et y faisait même son possible), je vous supplie de
       n'accorder à personne la confiance dont vous m'avez honoré, et surtout de
       ne montrer ce portrait à nul autre qu'à moi. Remettez-le dans sa boîte, et
       songez que cet enfant entend le français aussi bien que vous et moi.
     
       --A propos! s'écria le baron en refermant le portrait sur lequel Consuelo
       s'était bien gardée de jeter les yeux, que diable voulaient-ils faire de
       ces deux petits garçons, nos racoleurs? Dites, que vous proposaient-ils
       pour vous engager à les suivre?
     
       --En effet, dit le comte, je n'y songeais pas, et maintenant je ne
       m'explique pas leur fantaisie; eux qui ne cherchent à enrôler que des
       hommes dans la force de l'âge, et d'une stature démesurée, que
       pouvaient-ils faire de deux petits enfants?»
     
       Joseph raconta que le prétendu Mayer s'était donné pour musicien, et leur
       avait continuellement parlé de Dresde et d'un engagement à la chapelle de
       l'électeur.
     
       «Ah! m'y voilà! reprit le baron, et ce Mayer, je gage que je le connais!
       Ce doit être un nommé N..., ex-chef de musique militaire, aujourd'hui
       recruteur pour la musique des régiments prussiens. Nos indigènes ont la
       tête si dure, qu'ils ne réussiraient pas à jouer juste et en mesure, si Sa
       Majesté, qui a l'oreille plus délicate que feu le roi son père, ne tirait
       de la Bohême et de la Hongrie ses clairons, ses fifres, et ses trompettes.
       Le bon professeur de tintamarre a cru faire un joli cadeau, à son maître
       En lui amenant, outre le déserteur repêché sur vos terres, deux petits
       musiciens à mine intelligente; et le faux-fuyant de leur promettre Dresde
       et les délices de la cour n'était pas mal trouvé, pour commencer. Mais vous
       n'eussiez pas seulement aperçu Dresde, mes enfants, et, bon gré, mal
       gré, vous eussiez été incorporés dans la musique de quelque régiment
       d'infanterie seulement pour le reste de vos jours.
     
       --Je sais à quoi m'en tenir maintenant sur le sort qui nous attendait,
       répondit Consuelo; j'ai entendu parler des abominations de ce régime
       militaire, de la mauvaise foi et de la cruauté des enlèvements de recrues.
       Je vois, à la manière dont le pauvre grenadier était traité par ces
       misérables, qu'on ne m'avait rien exagéré. Oh! le grand Frédéric!...
     
       --Sachez, jeune homme, dit le baron avec une emphase un peu ironique, que
       Sa Majesté ignore les moyens, et ne connaît que les résultats.
     
       --Dont elle profite, sans se soucier du reste, reprit Consuelo animée par
       une indignation irrésistible. Oh! Je le sais, monsieur le baron, les rois
       n'ont jamais tort, et sont innocents de tout le mal qu'on fait pour leur
       plaire.
     
       --Le drôle a de l'esprit! s'écria le comte en riant; mais soyez prudent,
       mon joli petit tambour, et n'oubliez pas que vous parlez devant un officier
       supérieur du régiment où vous deviez peut-être entrer.
     
       --Sachant me taire, monsieur le comte, je ne révoque jamais en doute la
       discrétion d'autrui.
     
       --Vous l'entendez, baron! il vous promet le silence que vous n'aviez pas
       songé à lui demander! Allons, c'est un charmant enfant.
     
       --Et je me fie à lui de tout mon coeur, repartit le baron. Comte, vous
       devriez l'enrôler, vous, et l'offrir comme page à Son Altesse.
     
       --C'est fait, s'il y consent, dit le comte en riant. Voulez-vous accepter
       cet engagement, beaucoup plus doux que celui du service prussien? Ah! mon
       enfant! il ne s'agira ni de souffler dans des chaudrons, ni de battre le
       rappel avant le jour, ni de recevoir la schlague et de manger du pain
       de briques pilées, mais de porter la queue et l'éventail d'une dame
       admirablement belle et gracieuse, d'habiter un palais de fées, de présider
       aux jeux et aux ris, et de faire votre partie dans des concerts qui valent
       bien ceux du grand Frédéric! Êtes-vous tenté? Ne me prenez-vous pas pour un
       Mayer?
     
       --Et quelle est donc cette altesse si gracieuse et si magnifique? demanda
       Consuelo en souriant.
     
       --C'est la margrave douairière de Bareith, princesse de Culmbach, mon
       illustre épouse, répondit le comte Hoditz; c'est maintenant la châtelaine
       de Roswald en Moravie.»
     
       Consuelo avait cent fois entendu raconter à la chanoinesse Wenceslawa de
       Rudolstadt la généalogie, les alliances et l'histoire anecdotique de toutes
       les principautés et aristocraties grandes et petites de l'Allemagne et des
       pays circonvoisins; plusieurs de ces biographies l'avaient frappée, et
       entre autres celle du comte Hoditz-Roswald, seigneur morave très-riche,
       chassé et abandonné par un père irrité de ses déportements, aventurier
       très-répandu dans toutes les cours de l'Europe; enfin, grand-écuyer et
       amant de la margrave douairière de Bareith, qu'il avait épousée en secret,
       enlevée et conduite à Vienne, de là en Moravie, où, ayant hérité de son
       père, il l'avait mise récemment à la tête d'une brillante fortune. La
       chanoinesse était revenue souvent sur cette histoire, qu'elle trouvait fort
       scandaleuse parce que la margrave était princesse suzeraine, et le comte
       simple gentilhomme; et c'était pour elle un sujet de se déchaîner contre
       les mésalliances et les mariages d'amour. De son côté, Consuelo, qui
       cherchait à comprendre et à bien connaître les préjugés de la caste
       nobiliaire, faisait son profit de ces révélations et ne les oubliait pas.
       La première fois que le comte Hoditz s'était nommé devant elle, elle avait
       été frappée d'une vague réminiscence, et maintenant elle avait présentes
       toutes les circonstances de la vie et du mariage romanesque de cet
       aventurier célèbre. Quant au baron de Trenk, qui n'était alors qu'au
       début de sa mémorable disgrâce, et qui ne présageait guère son épouvantable
       avenir, elle n'en avait jamais entendu parler. Elle écouta donc le comte
       étaler avec un peu de vanité le tableau de sa nouvelle opulence. Raillé
       et méprisé dans les petites cours orgueilleuses de l'Allemagne, Hoditz
       avait longtemps rougi d'être regardé comme un pauvre diable enrichi par
       sa femme. Héritier de biens immenses, il se croyait désormais réhabilité
       en étalant le faste d'un roi dans son comté morave, et produisait avec
       complaisance ses nouveaux titres à la considération ou à l'envie de minces
       souverains beaucoup moins riches que lui. Rempli de bons procédés et
       d'attentions délicates pour sa margrave, il ne se piquait pourtant pas
       d'une scrupuleuse fidélité envers une femme beaucoup plus âgée que lui; et
       soit que cette princesse eût, pour fermer les yeux, les bons principes et
       le bon goût du temps, soit qu'elle crût que l'époux illustré par elle ne
       pouvait jamais ouvrir les yeux sur le déclin de sa beauté, elle ne le
       gênait point dans ses fantaisies.
     
       Au bout de quelques lieues, on trouva un relais préparé exprès à l'avance
       pour les nobles voyageurs. Consuelo et Joseph voulurent descendre et
       prendre congé d'eux; mais ils s'y opposèrent, prétextant la possibilité
       de nouvelles entreprises de la part des recruteurs répandus dans le pays.
     
       «Vous ne savez pas, leur dit Trenk (et il n'exagérait rien), combien cette
       race est habile et redoutable. En quelque lieu de l'Europe civilisée que
       vous mettiez le pied, si vous êtes pauvre et sans défense, si vous avez
       quelque vigueur ou quelque talent, vous êtes exposé à la fourberie ou à la
       violence de ces gens-là. Ils connaissent tous les passages de frontières,
       tous les sentiers de montagnes, toutes les routes de traverse, tous les
       gîtes équivoques, tous les coquins dont ils peuvent espérer assistance et
       main-forte au besoin. Ils parlent toutes les langues, tous les patois, car
       ils ont vu toutes les nations et fait tous les métiers. Ils excellent à
       manier un cheval, à courir, nager, sauter par-dessus les précipices
       comme de vrais bandits. Ils sont presque tous braves, durs à la fatigue,
       menteurs, adroits et impudents, vindicatifs, souples et cruels. C'est le
       rebut de l'espèce humaine, dont l'organisation militaire du feu roi de
       Prusse, _Gros-Guillaume_, a fait les pourvoyeurs les plus utiles de sa
       puissance, et les soutiens les plus importants de sa discipline. Ils
       rattraperaient un déserteur au fond de la Sibérie, et iraient le chercher
       au milieu des balles de l'armée ennemie, pour le seul plaisir de le ramener
       en Prusse et de l'y faire pendre pour l'exemple. Ils ont arraché de l'autel
       un prêtre qui disait sa messe, parce qu'il avait cinq pieds dix pouces; ils
       ont volé un médecin à la princesse électorale; ils ont mis en fureur dix
       fois le vieux margrave de Bareith, en lui enlevant son armée composée de
       vingt ou trente hommes, sans qu'il ait osé en demander raison ouvertement;
       ils ont fait soldat à perpétuité un gentilhomme français qui allait voir sa
       femme et ses enfants aux environs de Strasbourg; ils ont pris des Russes à
       la czarine Élisabeth, des houlans au maréchal de Saxe, des pandours à
       Marie-Thérèse, des magnats de Hongrie, des seigneurs polonais, des
       chanteurs italiens, et des femmes de toutes les nations, nouvelles
       Sabines mariées de force à des soldats. Tout leur est bon; outre leurs
       appointements et leurs frais de voyages qui sont largement rétribués, ils
       ont une prime de tant par tête, que dis-je! de tant par pouce et par ligne
       de stature....
     
       --Oui! dit Consuelo, ils fournissent de la chair humaine à tant par once!
       Ah! votre grand roi est un ogre!... Mais soyez tranquille, monsieur le
       baron, dites toujours; vous avez fait une belle action en rendant la
       liberté à notre pauvre déserteur. J'aimerais mieux subir les supplices
       qui lui étaient destinés, que de dire une parole qui pût vous nuire.»
     
       Trenk, dont le fougueux caractère ne comportait pas la prudence, et qui
       était déjà aigri par les rigueurs et les injustices incompréhensibles de
       Frédéric à son égard, trouvait un amer plaisir à dévoiler devant le comte
       Hoditz les forfaits de ce régime dont il avait été témoin et complice,
       dans un temps de prospérité, où ses réflexions n'avaient pas toujours
       été aussi équitables et aussi sévères. Maintenant persécuté secrètement,
       quoique en apparence il dût à la confiance du roi de remplir une mission
       diplomatique importante auprès de Marie-Thérèse, il commençait à détester
       son maître, et à laisser paraître ses sentiments avec trop d'abandon. Il
       rapporta au comte les souffrances, l'esclavage et le désespoir de cette
       nombreuse milice prussienne, précieuse à la guerre, mais si dangereuse
       durant la paix, qu'on en était venu, pour la réduire, à un système de
       terreur et de barbarie sans exemple. Il raconta l'épidémie de suicide qui
       s'était répandue dans l'armée, et les crimes que commettaient des soldats,
       honnêtes et dévots d'ailleurs, dans le seul but de se faire condamner à
       mort pour échapper à l'horreur de la vie qu'on leur avait faite.
     
       «Croiriez-vous, dit-il, que les rangs _surveillés_ sont ceux qu'on
       recherche avec le plus d'ardeur? Il faut que vous sachiez que ces rangs
       surveillés sont composés de recrues étrangères, d'hommes enlevés, ou de
       jeunes gens de la nation prussienne, lesquels, au début d'une carrière
       militaire qui ne doit finir qu'avec la vie, sont généralement en proie,
       durant les premières années, au plus horrible découragement. On les divise
       par rangs, et on les fait marcher, soit en paix, soit en guerre, devant une
       rangée d'hommes plus soumis ou plus déterminés, qui ont la consigne de
       tirer chacun sur celui qui marche devant lui, si ce dernier montre la
       plus légère intention de fuir ou de résister. Si le rang chargé de cette
       exécution la néglige, le rang placé derrière, qui est encore choisi parmi
       de plus insensibles et de plus farouches ( car il y en a parmi les vieux
       soldats endurcis et les volontaires, qui sont presque tous des scélérats),
       ce troisième rang, dis-je, est chargé de tirer sur les deux premiers;
       et ainsi de suite, si le troisième rang faiblit dans l'exécution. Ainsi,
       chaque rang de l'armée a, dans la bataille l'ennemi en face et l'ennemi
       sur ses talons, nulle part des semblables, des compagnons, ou des frères
       d'armes. Partout la violence, la mort et l'épouvante! C'est avec cela, dit
       le grand Frédéric, qu'on forme des soldats invincibles. Eh bien, une place
       dans ces premiers rangs est enviée et recherchée par le jeune militaire
       prussien; et sitôt qu'il y est placé, sans concevoir la moindre espérance
       de salut, il se débande et jette ses armes, afin d'attirer sur lui les
       balles de ses camarades. Ce mouvement de désespoir en sauve plusieurs, qui,
       risquant le tout pour le tout, et bravant les plus insurmontables dangers,
       parviennent à s'échapper, et souvent passent à l'ennemi. Le roi ne s'abuse
       pas sur l'horreur que son joug de fer inspire à l'armée, et vous savez
       peut-être son mot au duc de Brunswick, son neveu, qui assistait à une de
       ses grandes revues, et ne se lassait pas d'admirer la belle tenue et les
       superbes manoeuvres de ses troupes. «--La réunion et l'ensemble de tant de
       beaux hommes vous surprend? lui dit Frédéric; et moi, il y a quelque chose
       qui m'étonne bien davantage!--Quoi donc? dit le jeune duc.--C'est que nous
       soyons en sûreté, vous et moi, au milieu d'eux, répondit le roi.»
     
       «Baron, cher baron, reprit le comte Hoditz, ceci est le revers de la
       médaille. Rien ne se fait miraculeusement chez les hommes. Comment Frédéric
       serait-il le plus grand capitaine de son temps s'il avait la douceur des
       colombes? Tenez! n'en parlez pas davantage. Vous m'obligeriez à prendre son
       parti, moi son ennemi naturel, contre vous, son aide de camp et son favori.
     
       --A la manière dont il traite ses favoris dans un jour de caprice, on peut
       juger, répondit Trenk, de sa façon d'agir avec ses esclaves! Ne parlons
       plus de lui, vous avez raison; car, en y songeant, il me prend une envie
       diabolique de retourner dans le bois, et d'étrangler de mes mains ses zélés
       pourvoyeurs de chair humaine, à qui j'ai fait grâce par une sotte et lâche
       prudence.»
     
       L'emportement généreux du baron plaisait à Consuelo; elle écoutait avec
       intérêt ses peintures animées de la vie militaire en Prusse; et, ne sachant
       pas qu'il entrait dans cette courageuse indignation un peu de dépit
       personnel, elle y voyait l'indice d'un grand caractère. Il y avait de la
       grandeur réelle néanmoins dans l'âme de Trenk. Ce beau et fier jeune homme
       n'était pas né pour ramper. Il y avait bien de la différence, à cet égard,
       entre lui et son ami improvisé en voyage, le riche et superbe Hoditz. Ce
       dernier, ayant fait dans son enfance la terreur et le désespoir de ses
       précepteurs, avait été enfin abandonné à lui-même; et quoiqu'il eût passé
       l'âge des bruyantes incartades, il conservait dans ses manières et dans ses
       propos quelque chose de puéril qui contrastait avec sa stature herculéenne
       et son beau visage un peu flétri par quarante années pleines de fatigues et
       de débauches. Il n'avait puisé l'instruction superficielle qu'il étalait
       de temps en temps, que dans les romans, la philosophie à la mode, et la
       fréquentation du théâtre. Il se piquait d'être artiste, et manquait de
       discernement et de profondeur en cela comme en tout. Pourtant son grand
       air, son affabilité exquise, ses idées fines et riantes, agirent bientôt
       sur l'imagination du jeune Haydn, qui le préféra au baron, peut-être aussi
       à cause de l'attention plus prononcée que Consuelo accordait à ce dernier.
     
       Le baron, au contraire, avait fait de bonnes études; et si le prestige des
       cours et l'effervescence de la jeunesse l'avaient souvent étourdi sur la
       réalité et la valeur des grandeurs humaines, il avait conservé au fond de
       l'âme cette indépendance de sentiments et cette équité de principes que
       donnent les lectures sérieuses et les nobles instincts développés par
       l'éducation. Son caractère altier avait pu s'engourdir sous les caresses et
       les flatteries de la puissance; mais il n'avait pu plier assez pour qu'à la
       moindre atteinte de l'injustice, il ne se relevât fougueux et brûlant. Le
       beau page de Frédéric avait trempé ses lèvres à la coupe empoisonnée; mais
       l'amour, un amour absolu, téméraire, exalté, était venu ranimer son audace
       et sa persévérance. Frappé dans l'endroit le plus sensible de son coeur, il
       avait relevé la tête, et bravait en face le tyran qui voulait le mettre à
       genoux.
     
       A l'époque de notre récit, il paraissait âgé d'une vingtaine d'années
       tout au plus. Une forêt de cheveux bruns, dont il ne voulait pas faire le
       sacrifice à la discipline puérile de Frédéric, ombrageait son large front.
       Sa taille était superbe, ses yeux étincelants, sa moustache noire comme
       l'ébène, sa main blanche comme l'albâtre, quoique forte comme celle d'un
       athlète, et sa voix fraîche et mâle comme son visage, ses idées, et les
       espérances de son amour. Consuelo songeait à cet amour mystérieux qu'il
       avait à chaque instant sur les lèvres, et qu'elle ne trouvait plus ridicule
       à mesure qu'elle observait, dans ses élans et ses réticences, le mélange
       d'impétuosité naturelle et de méfiance trop fondée qui le mettait en guerre
       continuelle avec lui-même et avec sa destinée. Elle éprouvait, en dépit
       d'elle-même, une vive curiosité de connaître la dame des pensées d'un
       si beau jeune homme, et se surprenait à faire des voeux sincères et
       romanesques pour le triomphe de ces deux amants. Elle ne trouva point la
       journée longue, comme elle s'y était attendue dans un gênant face à face
       avec deux inconnus d'un rang si différent du sien. Elle avait pris à
       Venise la notion, et à Riesenburg l'habitude de la politesse, des manières
       Douces et des propos choisis qui sont le beau côté de ce qu'on appelait
       exclusivement dans ce temps-là la bonne compagnie. Tout en se tenant sur la
       réserve, et ne parlant pas, à moins d'être interpellée, elle se sentit donc
       fort à l'aise, et fit ses réflexions intérieurement sur tout ce qu'elle
       entendit. Ni le baron ni le comte ne parurent s'apercevoir de son
       déguisement. Le premier ne faisait guère attention ni à elle ni à Joseph.
       S'il leur adressait quelques mots, il continuait son propos en se
       retournant vers le comte; et bientôt, tout en parlant avec entraînement, il
       ne pensait plus même à celui-ci, et semblait converser avec ses propres
       pensées, comme un esprit qui se nourrit de son propre feu. Quant au comte,
       il était tour à tour grave comme un monarque, et sémillant comme une
       marquise française. Il tirait des tablettes de sa poche, et prenait des
       notes avec le sérieux d'un penseur ou d'un diplomate; puis il les relisait
       en chantonnant, et Consuelo voyait que c'étaient de petits versiculets dans
       un français galant et doucereux. Il les récitait parfois au baron, qui les
       déclarait admirables sans les avoir écoutés. Quelquefois il consultait
       Consuelo d'un air débonnaire, et lui demandait avec une fausse modestie:
     
       «Comment trouvez-vous cela, mon petit ami? Vous comprenez le français,
       n'est-ce pas?»
     
       Consuelo, impatientée de cette feinte condescendance qui paraissait
       chercher à l'éblouir, ne put résister à l'envie de relever deux ou trois
       fautes qui se trouvaient dans un quatrain _à la beauté_. Sa mère lui avait
       appris à bien phraser et à bien énoncer les langues qu'elle-même chantait
       facilement et avec une certaine élégance. Consuelo, studieuse, et cherchant
       dans tout l'harmonie, la mesure et la netteté que lui suggérait son
       organisation musicale, avait trouvé dans les livres la clef et la règle de
       ces langues diverses. Elle avait surtout examiné avec soin la prosodie,
       en s'exerçant à traduire des poésies lyriques, et en ajustant des paroles
       étrangères sur des airs nationaux, pour se rendre compte du rhythme et de
       l'accent. Elle était ainsi parvenue à bien connaître les règles de la
       versification dans plusieurs langues, et il ne lui fut pas difficile de
       relever les erreurs du poëte morave.
     
       Émerveillé de son savoir, mais ne pouvant se résoudre à douter du sien
       propre, Hoditz consulta le baron, qui se porta compétent pour donner
       gain de cause au petit musicien. De ce moment, le comte s'occupa d'elle
       exclusivement, mais sans paraître se douter de son âge véritable ni de son
       sexe. Il lui demanda seulement où _il_ avait été élevé, pour savoir si bien
       les lois du Parnasse.
     
       «A l'école gratuite des maîtrises de chant de Venise, répondit-elle
       laconiquement.
     
       --Il paraît que les études de ce pays-là sont plus fortes que celles de
       l'Allemagne; et votre camarade, où a-t-il étudié?
     
       --A la cathédrale de Vienne, répondit Joseph.
     
       --Mes enfants, reprit le comte, je crois que vous avez tous deux beaucoup
       d'intelligence et d'aptitude. A notre premier gîte, je veux vous examiner
       sur la musique; et si vous tenez ce que vos figures et vos manières
       promettent, je vous engage pour mon orchestre ou mon théâtre de Roswald.
       Je veux tout de bon vous présenter à la princesse mon épouse; qu'en
       diriez-vous? hein! Ce serait une fortune pour des enfants comme vous.»
     
       Consuelo avait été prise d'une forte envie de rire en entendant le comte se
       proposer d'examiner Haydn et elle-même sur la musique. Elle ne put que
       s'incliner respectueusement avec de grands efforts pour garder son
       sérieux. Joseph, sentant davantage les conséquences avantageuses pour lui
       d'une nouvelle protection, remercia et ne refusa pas. Le comte reprit
       ses tablettes, et lut à Consuelo la moitié d'un petit opéra italien
       singulièrement détestable, et plein de barbarismes, qu'il se promettait
       de mettre lui-même en musique et de faire représenter pour la fête de sa
       femme par ses acteurs, sur son théâtre, dans son château, ou, pour mieux
       dire, dans sa résidence; car, se croyant prince par le fait de sa margrave,
       il ne parlait pas autrement.
     
       Consuelo poussait de temps en temps le coude de Joseph pour lui faire
       remarquer les bévues du comte, et, succombant sous l'ennui, se disait en
       elle-même que, pour s'être laissé séduire par de tels madrigaux, la fameuse
       beauté du margraviat héréditaire de Bareith, apanage de Culmbach, devait
       être une personne bien éventée, malgré ses titres, ses galanteries et ses
       années.
     
       Tout en lisant et en déclamant, le comte croquait des bonbons pour
       s'humecter le gosier et en offrait sans cesse aux jeunes voyageurs, qui,
       n'ayant rien mangé depuis la veille, et mourant de faim, acceptaient, faute
       de mieux, cet aliment plus propre à la tromper qu'à la satisfaire, tout en
       se disant que les dragées et les rimes du comte étaient une bien fade
       nourriture.
     
       Enfin, vers le soir, on vit paraître à l'horizon les forts et les flèches
       de cette ville de Passaw où Consuelo avait pensé le matin ne pouvoir jamais
       arriver. Cet aspect, après tant de dangers et de terreurs, lui fut presque
       aussi doux que l'eût été en d'autres temps celui de Venise; et lorsqu'elle
       traversa le Danube, elle ne put se retenir de donner une poignée de main à
       Joseph.
     
       «Est-il votre frère? lui demanda le comte, qui n'avait pas encore songé à
       lui faire cette question.
     
       --Oui, Monseigneur, répondit au hasard Consuelo, pour se débarrasser de sa
       curiosité.
     
       --Vous ne vous ressemblez pourtant pas, dit le comte.
     
       --Il y a tant d'enfants qui ne ressemblent pas à leur père! répondit
       gaiement Joseph.
     
       --Vous n'avez pas été élevés ensemble?
     
       Non, monseigneur. Dans notre condition errante, on est élevé où l'on peut
       et comme l'on peut.
     
       --Je ne sais pourquoi je m'imagine pourtant, dit le comte à Consuelo, en
       baissant la voix, que vous êtes _bien né_. Tout dans votre personne et
       votre langage annonce une distinction naturelle.
     
       --Je ne sais pas du tout comment je suis né, monseigneur, répondit-elle en
       riant. Je dois être né musicien de père en fils; car je n'aime au monde que
       la musique.
     
       --Pourquoi êtes-vous habillé en paysan de Moravie?
     
       --Parce que, mes habits s'étant usés en voyage, j'ai acheté dans une foire
       de ce pays-là ceux que vous voyez.
     
       --Vous avez donc été en Moravie? à Roswald, peut-être?
     
       -Aux environs, oui, monseigneur, répondit Consuelo avec malice, j'ai aperçu
       de loin, et sans oser m'en approcher, votre superbe domaine, vos statues,
       vos cascades, vos jardins, vos montagnes, que sais-je? des merveilles, un
       palais de fées!
     
       --Vous avez vu tout cela! s'écria le comte émerveillé de ne l'avoir pas su
       plus tôt, et ne s'apercevant pas que Consuelo, lui ayant entendu décrire
       pendant deux heures les délices de sa résidence, pouvait bien en faire la
       description après lui, en sûreté de conscience. Oh! cela doit vous donner
       envie d'y revenir! dit-il.
     
       --J'en grille d'envie à présent que j'ai le bonheur de vous connaître,
       répondit Consuelo, qui avait besoin de se venger de la lecture de son opéra
       en se moquant de lui.»
     
       Elle sauta légèrement de la barque sur laquelle on avait traversé le
       fleuve, en s'écriant avec un accent germanique renforcé:
     
       «O Passaw! je te salue!»
     
       La berline les conduisit à la demeure d'un riche seigneur, ami du comte,
       absent pour le moment, mais dont la maison leur était destinée pour
       pied-à-terre. On les attendait, les serviteurs étaient en mouvement pour le
       souper, qui leur fut servi promptement. Le comte, qui prenait un plaisir
       extrême à la conversation de son petit musicien (c'est ainsi qu'il appelait
       Consuelo), eût souhaité l'emmener à sa table; mais la crainte de faire une
       inconvenance qui déplût au baron l'en empêcha. Consuelo et Joseph se
       trouvèrent fort contents de manger à l'office, et ne firent nulle
       difficulté de s'asseoir avec les valets. Haydn n'avait encore jamais été
       traité plus honorablement chez les grands seigneurs qui l'avaient admis
       à leurs fêtes; et, quoique le sentiment de l'art lui eût assez élevé le
       coeur pour qu'il comprît l'outrage attaché à cette manière d'agir, il se
       rappelait sans fausse honte que sa mère avait été cuisinière du comte
       Harrach, seigneur de son village. Plus tard, et parvenu au développement
       de son génie, Haydn ne devait pas être mieux apprécié comme homme par ses
       protecteurs, quoiqu'il le fût de toute l'Europe comme artiste. Il a passé
       vingt-cinq ans au service du prince Esterhazy; et quand nous disons au
       service, nous ne voulons pas dire que ce fût comme musicien seulement.
       Paër l'a vu, une serviette au bras et l'épée au côté, se tenir derrière
       La chaise de son maître, et remplir les fonctions de maître d'hôtel,
       c'est-à-dire de premier valet, selon l'usage du temps et du pays.
     
       Consuelo n'avait point mangé avec les domestiques depuis les voyages de son
       enfance avec sa mère la Zingara. Elle s'amusa beaucoup des grands airs de
       ces laquais de bonne maison, qui se trouvaient humiliés de la compagnie de
       deux petits bateleurs, et qui, tout en les plaçant à part à une extrémité
       de la table, leur servirent les plus mauvais morceaux. L'appétit et leur
       sobriété naturelle les leur firent trouver excellents; et leur air enjoué
       ayant désarmé ces âmes hautaines, on les pria de faire de la musique pour
       égayer le dessert de messieurs les laquais. Joseph se vengea de leurs
       dédains en leur jouant du violon avec beaucoup d'obligeance; et Consuelo
       elle-même, ne se ressentant presque plus de l'agitation et des souffrances
       de la matinée, commençait à chanter, lorsqu'on vint leur dire que le comte
       et le baron réclamaient la musique pour leur propre divertissement.
     
       Il n'y avait pas moyen de refuser. Après le secours que ces deux seigneurs
       leur avaient donné, Consuelo eût regardé toute défaite comme une
       ingratitude; et d'ailleurs s'excuser sur la fatigue et l'enrouement eût été
       un méchant prétexte, puisque ses accents, montant de l'office au salon,
       venaient de frapper les oreilles des maîtres.
     
       Elle suivit Joseph, qui était, aussi bien qu'elle, en train de prendre en
       bonne part toutes les conséquences de leur pèlerinage; et quand ils furent
       entrés dans une belle salle, où, à la lueur de vingt bougies, les deux
       seigneurs achevaient, les coudes sur la table, leur dernier flacon de
       vin de Hongrie, ils se tinrent debout près de la porte, à la manière des
       musiciens de bas étage, et se mirent à chanter les petits duos italiens
       qu'ils avaient étudiés ensemble sur les montagnes.
     
       «Attention! dit malicieusement Consuelo à Joseph avant de commencer; songe
       que M. le comte va nous examiner sur la musique. Tâchons de nous en bien
       tirer!»
     
       Le comte fut très flatté de cette réflexion; le baron avait placé sur son
       assiette retournée le portrait de sa dulcinée mystérieuse, et ne semblait
       pas disposé à écouter.
     
       Consuelo n'eut garde de donner sa voix et ses moyens. Son prétendu sexe ne
       comportait pas des accents si veloutés, et l'âge qu'elle paraissait avoir
       sous son déguisement ne permettait pas de croire qu'elle eût pu parvenir à
       un talent consommé. Elle se fit une voix d'enfant un peu rauque, et comme
       usée prématurément par l'abus du métier en plein vent. Ce fut pour elle
       un amusement que de contrefaire aussi les maladresses naïves et les
       témérités d'ornement écourté qu'elle avait entendu faire tant de fois aux
       enfants des rues de Venise. Mais quoiqu'elle jouât merveilleusement cette
       parodie musicale, il y eut tant de goût naturel dans ses facéties, le duo
       fut chanté avec tant de nerf et d'ensemble, et ce chant populaire était si
       frais et si original, que le baron, excellent musicien, et admirablement
       organisé pour les arts, remit son portrait dans son sein, releva la tête,
       s'agita sur son siége, et finit par battre des mains avec vivacité,
       s'écriant que c'était la musique la plus vraie et la mieux sentie qu'il eût
       jamais entendue. Quant au comte Hoditz, qui était plein de Fuchs, de Rameau
       et de ses auteurs classiques, il goûta moins ce genre de composition et
       cette manière de les rendre. Il trouva que le baron était un barbare du
       Nord, et ses deux protégés des écoliers assez intelligents, mais qu'il
       serait forcé de tirer, par ses leçons, de la crasse de l'ignorance. Sa
       manie était de former lui-même ses artistes, et il dit d'un ton sentencieux
       en secouant la tête:
     
       «II y a du bon; mais il y aura beaucoup à reprendre. Allons! allons! Nous
       corrigerons tout cela!»
     
       Il se figurait que Joseph et Consuelo lui appartenaient déjà, et faisaient
       partie de sa chapelle. Il pria ensuite Haydn de jouer du violon; et comme
       celui-ci n'avait aucun sujet de cacher son talent, il dit à merveille
       un air de sa composition qui était remarquablement bien écrit pour
       l'instrument. Le comte fut, cette fois, très-satisfait.
     
       «Toi, dit-il, ta place est trouvée. Tu seras mon premier violon, tu feras
       parfaitement mon affaire. Mais tu t'exerceras aussi sur la viole d'amour.
       J'aime par-dessus tout la viole d'amour. Je t'enseignerai comment on en
       tire parti.
     
       --Monsieur le baron est-il content aussi de mon camarade? dit Consuelo à
       Trenk, qui était redevenu pensif.
     
       --Si content, répondit-il, que si je fais quelque séjour à Vienne, je ne
       veux pas d'autre maître que lui.
     
       --Je vous enseignerai la viole d'amour, reprit le comte, et je vous demande
       la préférence.
     
       --J'aime mieux le violon et ce professeur-là,» repartit le baron, qui, dans
       ses préoccupations, avait une franchise incomparable.
     
       Il prit le violon, et joua de mémoire avec beaucoup de pureté et
       d'expression quelques passages du morceau que Joseph venait de dire; puis
       le lui rendant:
     
       «Je voulais vous faire voir, lui dit-il avec une modestie très-réelle, que
       je ne suis bon qu'à devenir votre écolier mais que je puis apprendre avec
       attention et docilité.»
     
       Consuelo le pria de jouer autre chose, et il le fit sans affectation.
       Il avait du talent, du goût et de l'intelligence. Hoditz donna des éloges
       exagérés à la composition du morceau.
     
       «Elle n'est pas très-bonne, répondit Trenk, car elle est de moi; je l'aime
       pourtant, parce qu'elle a plu à _ma princesse_.»
     
       Le comte fît une grimace terrible pour l'avertir de peser ses paroles.
       Trenk n'y prit pas seulement garde, et, perdu dans ses pensées, il fit
       courir l'archet sur les cordes pendant quelques instants; puis jetant le
       violon sur la table, il se leva, et marcha à grands pas en passant sa main
       sur son front. Enfin il revint vers le comte, et lui dit:
     
       «Je vous souhaite le bonsoir, mon cher comte. Je suis forcé de partir
       avant le jour, car la voiture que j'ai fait demander doit me prendre ici
       à trois heures du matin. Puisque vous y passez toute la matinée, je ne vous
       reverrai probablement qu'à Vienne. Je serai heureux de vous y retrouver, et
       de vous remercier encore de l'agréable bout de chemin que vous m'avez fait
       faire en votre compagnie. C'est de coeur que je vous suis dévoué pour la
       vie.»
     
       Ils se serrèrent la main à plusieurs reprises, et, au moment de quitter
       l'appartement, le baron, s'approchant de Joseph, lui remit quelques pièces
       d'or en lui disant:
     
       «C'est un à-compte sur les leçons que je vous demanderai à Vienne; vous me
       trouverez à l'ambassade de Prusse.»
     
       Il fit un petit signe de tête à Consuelo, en lui disant:
     
       «Toi, si jamais je te retrouve tambour ou trompette dans mon régiment,
       nous déserterons ensemble, entends-tu?»
     
       Et il sortit, après avoir encore salué le comte.
     
       FIN DU TOME DEUXIÈME.
     
     
       CONSUELO
     
       PAR
     
       GEORGE SAND
     
     
     
     
       MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS, RUE VIVIENNE 2 BIS, PARIS
       Tous droits réservés
     
     
       1861
     
     
       TOME TROISIÈME
     
     
     
     
       [Note: l'orthographe originale de George Sand a été conservée tout au long
       de ce document: ex.: poëte, rhythme, très-bien, etc.]
     
     
       LXXIII.
     
     
       Dès que le comte Hoditz se trouva seul avec ses musiciens, il se sentit
       plus à l'aise et devint tout à fait communicatif. Sa manie favorite était
       de trancher du maître de chapelle, et de jouer le rôle d'_impressario_.
       Il voulut donc sur-le-champ commencer l'éducation de Consuelo.
     
       «Viens ici, lui dit-il, et assieds-toi. Nous sommes entre nous, et l'on
       n'écoute pas avec attention quand on est à une lieue les uns des autres.
       Asseyez-vous aussi, dit-il à Joseph, et faites votre profit de la leçon.
       Tu ne sais pas faire le moindre trille, reprit-il en s'adressant de nouveau
       à la grande cantatrice. Écoutez bien; voici comment cela se fait.»
     
       Et il chanta une phrase banale où il introduisit d'une manière fort
       vulgaire plusieurs de ces ornements. Consuelo s'amusa à redire la phrase
       en faisant le trille en sens inverse.
     
       «Ce n'est pas cela! cria le comte d'une voix de Stentor en frappant sur la
       table. Vous n'avez pas écouté.»
     
       Il recommença, et Consuelo tronqua l'ornement d'une façon plus baroque et
       plus désespérante que la première fois, en gardant son sérieux et affectant
       un grand effort d'attention et de volonté. Joseph étouffait, et feignait de
       tousser pour cacher un rire convulsif.
     
       «La, la, la, trala, tra la! chanta le comte en contrefaisant son écolier
       maladroit et en bondissant sur sa chaise, avec tous les symptômes d'une
       indignation terrible qu'il n'éprouvait pas le moins du monde, mais qu'il
       croyait nécessaire à la puissance et à l'entrain magistral de son
       caractère.»
     
       Consuelo se moqua de lui pendant un bon quart d'heure, et, quand elle en
       eut assez, elle chanta le trille avec toute la netteté dont elle était
       capable.
     
       «Bravo! bravissimo! s'écria le comte en se renversant sur sa chaise. Enfin!
       c'est parfait! Je savais bien que je vous le ferais faire! qu'on me donne
       le premier paysan venu, je suis sûr de le former et de lui apprendre en un
       jour ce que d'autres ne lui apprendraient pas dans un an! Encore cette
       phrase, et marque bien toutes les notes. Avec légèreté, sans avoir l'air
       d'y toucher ... C'est encore mieux, on ne peut mieux! Nous ferons quelque
       chose de toi!»
     
       Et le comte s'essuya le front quoiqu'il n'y eût pas une goutte de sueur.
     
       «Maintenant, reprit-il, la cadence avec _chute et tour de gosier!_ Il lui
       donna l'exemple avec cette facilité routinière que prennent les moindres
       choristes à force d'entendre les premiers sujets, n'admirant dans leur
       manière que les jeux du gosier, et se croyant aussi habiles qu'eux parce
       qu'ils parviennent à les contrefaire. Consuelo se divertit encore à mettre
       le comte dans une de ces grandes colères de sang-froid qu'il aimait à faire
       éclater lorsqu'il galopait sur son dada, et finit par lui faire entendre
       une cadence si parfaite et si prolongée qu'il fut forcé de lui crier:
     
       «Assez, assez! C'est fait; vous y êtes maintenant. J'étais bien sûr que
       je vous en donnerais la clef! Passons donc à la roulade, vous apprenez
       avec une facilité admirable, et je voudrais avoir toujours des élèves
       comme vous.»
     
       Consuelo, qui commençait à sentir le sommeil et la fatigue la gagner,
       abrégea de beaucoup la leçon de roulade. Elle fit toutes celles que lui
       prescrivit l'opulent pédagogue, avec docilité, de quelque mauvais goût
       qu'elles fussent, et laissa même résonner naturellement sa belle voix, ne
       craignant plus de se trahir, puisque le comte était résolu à s'attribuer
       jusqu'à l'éclat subit et à la pureté céleste que prenait son organe de
       moment en moment.
     
       «Comme cela s'éclaircit, à mesure que je lui montre comment il faut ouvrir
       la bouche et porter la voix! disait-il à Joseph en se retournant vers
       lui d'un air de triomphe. La clarté de l'enseignement, la persévérance,
       l'exemple, voilà les trois choses avec lesquelles on forme des chanteurs et
       des déclamateurs en peu de temps. Nous reprendrons demain une leçon; car
       nous avons dix leçons à prendre, au bout desquelles vous saurez chanter.
       Nous avons _le coulé, le flatté, le port de voix tenu et le port de voix
       achevé, la chute, l'inflexion tendre, le martèlement gai, le cadencé
       feinte_, etc., etc. Allez prendre du repos; je vous ai fait préparer des
       chambres, dans ce palais. Je m'arrête ici pour mes affaires jusqu'à midi.
       Vous déjeunerez, et vous me suivrez jusqu'à Vienne. Considérez-vous dès à
       présent comme étant à mon service. Pour commencer, Joseph, allez dire à mon
       valet de chambre de venir m'éclairer jusqu'à mon appartement. Toi, dit-il
       à Consuelo, reste, et recommence-moi la dernière roulade que je t'ai
       enseignée. Je n'en suis pas parfaitement content.»
     
       A peine Joseph fut-il sorti, que le comte, prenant les deux mains de
       Consuelo avec des regards fort expressifs, essaya de l'attirer près de lui.
       Interrompue dans sa roulade, Consuelo le regardait aussi avec beaucoup
       d'étonnement, croyant qu'il voulait lui faire battre la mesure; mais elle
       lui retira brusquement ses mains et se recula au bout de la table, en
       voyant ses yeux enflammés et son sourire libertin.
     
       «Allons! vous voulez faire la prude? dit le comte en reprenant son air
       indolent et superbe. Eh bien, ma mignonne, nous avons un petit amant? Il
       est fort laid, le pauvre hère, et j'espère qu'à partir d'aujourd'hui vous
       y renoncerez. Votre fortune est faite, si vous n'hésitez pas; car je n'aime
       pas les lenteurs. Vous êtes une charmante fille, pleine d'intelligence
       et de douceur; vous me plaisez beaucoup, et, dès le premier coup d'oeil
       que j'ai jeté sur vous, j'ai vu que vous n'étiez pas faite pour courir
       la pretentaine avec ce petit drôle. J'aurai soin de lui pourtant; je
       l'enverrai à Roswald, et je me charge de son sort. Quant à vous, vous
       resterez à Vienne. Je vous y logerai convenablement, et même, si vous êtes
       prudente et modeste, je vous produirai dans le monde. Quand vous saurez la
       musique, vous serez la prima-donna de mon théâtre, et vous reverrez votre
       petit ami de rencontre, quand je vous mènerai à ma résidence. Est-ce
       entendu?
     
       --Oui, monsieur le comte, répondit Consuelo avec beaucoup de gravité et en
       faisant un grand salut; c'est parfaitement entendu.»
     
       Joseph rentra en cet instant avec le valet de chambre, qui portait deux
       flambeaux, et le comte sortit en donnant un petit coup sur la joue de
       Joseph et en adressant à Consuelo un sourire d'intelligence.
     
       «Il est d'un ridicule achevé, dit Joseph à sa compagne dès qu'il fut seul
       avec elle.
     
       --Plus achevé encore que tu ne penses, lui répondit-elle d'un air pensif.
     
       --C'est égal, c'est le meilleur homme du monde, et il me sera fort utile à
       Vienne.
     
       --Oui, à Vienne, tant que tu voudras, Beppo; mais à Passaw, il ne le sera
       pas le moins du monde, je t'en avertis. Où sont nos effets, Joseph?
     
       --Dans la cuisine. Je vais les prendre pour les monter dans nos chambres,
       qui sont charmantes, à ce qu'on m'a dit. Vous allez donc enfin vous
       reposer!
     
       --Bon Joseph, dit Consuelo en haussant les épaules. Allons, reprit-elle,
       va vite chercher ton paquet, et renonce à ta jolie chambre et au bon lit
       où tu prétendais si bien dormir. Nous quittons cette maison à l'instant
       même; m'entends-tu? Dépêche-toi, car on va sûrement fermer les portes.»
     
       Haydn crut rêver.
     
       «Par exemple! s'écria-t-il: ces grands seigneurs seraient-ils aussi des
       racoleurs?
     
       --Je crains encore plus le Hoditz que le Mayer, répondit Consuelo avec
       impatience. Allons, cours, n'hésite pas, ou je te laisse et je pars seule.»
     
       Il y avait tant de résolution et d'énergie dans le ton et la physionomie de
       Consuelo, que Haydn, éperdu et bouleversé, lui obéit à la hâte. Il revint
       au bout de trois minutes avec le sac qui contenait les cahiers et les
       hardes; et, trois minutes après, sans avoir été remarqués de personne, ils
       étaient sortis du palais, et gagnaient le faubourg à l'extrémité de la
       ville.
     
       Ils entrèrent dans une chétive auberge, et louèrent deux petites chambres
       qu'ils payèrent d'avance, afin de pouvoir partir d'aussi bonne heure qu'ils
       voudraient sans éprouver de retard.
     
       «Ne me direz-vous pas au moins le motif de cette nouvelle alerte? Demanda
       Haydn à Consuelo en lui souhaitant le bonsoir sur le seuil de sa chambre.
     
       --Dors tranquille, lui répondit-elle, et apprends en deux mots que nous
       n'avons pas grand'chose à craindre maintenant. M. le comte a deviné avec
       son coup d'oeil d'aigle que je ne suis point de son sexe, et il m'a fait
       l'honneur d'une déclaration qui a singulièrement flatté mon amour-propre.
       Bonsoir, ami Beppo; nous décampons avant le jour. Je secouerai ta porte
       pour te réveiller.»
     
       Le lendemain, le soleil levant éclaira nos jeunes voyageurs voguant sur le
       Danube et descendant son cours rapide avec une satisfaction aussi pure et
       des coeurs aussi légers que les ondes de ce beau fleuve. Ils avaient payé
       leur passage sur la barque d'un vieux batelier qui portait des marchandises
       à Lintz. C'était un brave homme, dont ils furent contents, et qui ne gêna
       pas leur entretien. Il n'entendait pas un mot d'italien, et, son bateau
       étant suffisamment chargé, il ne prit pas d'autres voyageurs, ce qui leur
       donna enfin la sécurité et le repos de corps et d'esprit dont ils avaient
       besoin pour jouir complètement du beau spectacle que présentait leur
       navigation à chaque instant. Le temps était magnifique. Il y avait dans
       le bateau une petite cale fort propre, où Consuelo pouvait descendre
       pour reposer ses yeux de l'éclat des eaux; mais elle s'était si bien
       habituée les jours précédents au grand air et au grand soleil, qu'elle
       préféra passer presque tout le temps couchée sur les ballots, occupée
       délicieusement à voir courir les rochers et les arbres du rivage, qui
       semblaient fuir derrière elle. Elle put faire de la musique à loisir avec
       Haydn, et le souvenir comique du mélomane Hoditz, que Joseph appelait
       Le _maestromane_, mêla beaucoup de gaieté à leurs ramages. Joseph le
       contrefaisait à merveille, et ressentait une joie maligne à l'idée de son
       désappointement. Leurs rires et leurs chansons égayaient et charmaient le
       vieux nautonier, qui était passionné pour la musique comme tout prolétaire
       allemand. Il leur chanta aussi des airs auxquels ils trouvèrent une
       physionomie aquatique, et que Consuelo apprit de lui, ainsi que les
       paroles. Ils achevèrent de gagner son coeur en le régalant de leur mieux au
       premier abordage où ils firent leurs provisions de bouche pour la journée,
       et cette journée fut la plus paisible et la plus agréable qu'ils eussent
       encore passée depuis le commencement de leur voyage.
     
       «Excellent baron de Trenk! disait Joseph en échangeant contre de la monnaie
       une des brillantes pièces d'or que ce seigneur lui avait données: c'est à
       lui que je dois de pouvoir soustraire enfin la divine Porporina à la
       fatigue, à la famine, aux dangers, à tous les maux que la misère traîne à
       sa suite. Je ne l'aimais pourtant pas d'abord, ce noble et bienveillant
       baron!
     
       --Oui, dit Consuelo, vous lui préfériez le comte. Je suis heureuse
       maintenant que celui-ci se soit borné à des promesses, et qu'il n'ait pas
       souillé nos mains de ses bienfaits.
     
       --Après tout, nous ne lui devons rien, reprenait Joseph. Qui a eu le
       premier la pensée et la résolution de combattre les recruteurs? c'est le
       baron; le comte ne s'en souciait pas, et n'y allait que par complaisance et
       par ton. Qui a couru des risques et reçu une balle dans son chapeau, bien
       près du crâne? encore le baron! Qui a blessé, et peut-être tué l'infâme
       Pistola? le baron! Qui a sauvé le déserteur, à ses dépens peut-être, et en
       s'exposant à la colère d'un maître terrible? Enfin, qui vous a respectée,
       et n'a pas fait semblant de reconnaître votre sexe? qui a compris la beauté
       de vos airs italiens, et le goût de votre manière?
     
       --Et le génie de maître Joseph Haydn? ajouta Consuelo en souriant; le
       baron, toujours le baron!
     
       --Sans doute, reprit Haydn pour lui rendre sa maligne insinuation; et il
       est bien heureux peut-être, pour un noble et cher absent dont j'ai entendu
       parler, que la déclaration d'amour à la divine Porporina soit venue du
       comte ridicule, au lieu d'être faite par le brave et séduisant baron.
     
       --Beppo! répondit Consuelo avec un sourire mélancolique, les absents n'ont
       tort que dans les coeurs ingrats et lâches. Voilà pourquoi le baron, qui
       est généreux et sincère, et qui est amoureux d'une mystérieuse beauté, ne
       pouvait pas songer à me faire la cour. Je vous le demande à vous-même:
       sacrifieriez-vous aussi facilement l'amour de votre fiancée et la fidélité
       de votre coeur au premier caprice venu?»
     
       Beppo soupira profondément.
     
       «Vous ne pouvez être pour personne le _premier caprice venu_, dit-il,
       et... le baron pourrait être fort excusable d'avoir oublié toutes ses
       amours passées et présentes en vous voyant.
     
       --Vous devenez galant et doucereux, Beppo! je vois que vous avez profité
       dans la société de M. le comte; mais puissiez-vous ne jamais épouser une
       margrave, et ne pas apprendre comment on traite l'amour quand on a fait un
       mariage d'argent!»
     
       Arrivés le soir à Lintz, ils y dormirent enfin sans terreur et sans souci
       du lendemain. Dès que Joseph fut éveillé, il courut acheter des chaussures,
       du linge, plusieurs petites recherches de toilette masculine pour lui, et
       surtout pour Consuelo, qui put se faire brave et _beau_, comme elle le
       disait en plaisantant, pour courir la ville et les environs. Le vieux
       batelier leur avait dit que s'il pouvait trouver une commission pour Moelk,
       il les reprendrait à _son bord_ le jour suivant, et leur ferait faire
       encore une vingtaine de lieues sur le Danube. Ils passèrent donc cette
       journée à Lintz, s'amusèrent à gravir la colline, à examiner le château
       fort d'en bas et celui d'en haut, d'où ils purent contempler les majestueux
       méandres du fleuve au sein des plaines fertiles de l'Autriche. De là aussi
       ils virent un spectacle qui les réjouit fort: ce fut la berline du comte
       Hoditz, qui entrait triomphalement dans la ville. Ils reconnurent la
       voiture et la livrée, et s'amusèrent à lui faire, de trop loin pour être
       aperçus de lui, de grands saluts jusqu'à terre. Enfin, le soir, s'étant
       rendus au rivage, ils y retrouvèrent leur bateau chargé de marchandises de
       transport pour Moelk, et ils firent avec joie un nouveau marché avec leur
       vieux pilote. Ils s'embarquèrent avant l'aube, et virent briller les
       étoiles sereines sur leurs têtes, tandis que le reflet de ces astres
       courait en longs filets d'argent sur la surface mouvante du fleuve. Cette
       journée ne fut pas moins agréable que la précédente. Joseph n'eut qu'un
       chagrin, ce fut de penser qu'il se rapprochait de Vienne, et que ce voyage,
       dont il oubliait les souffrances et les périls pour ne se rappeler que ses
       délicieux instants, allait bientôt toucher à son terme.
     
       A Moelk, il fallut se séparer du brave pilote, et ce ne fut pas sans
       regret. Ils ne trouvaient pas dans les embarcations qui s'offrirent pour
       les mener plus loin les mêmes conditions d'isolement et de sécurité.
       Consuelo se sentait reposée, rafraîchie, aguerrie contre tous les
       accidents. Elle proposa à Joseph de reprendre leur route à pied jusqu'à
       nouvelle occurrence. Ils avaient encore vingt lieues à faire, et cette
       manière d'aller n'était pas fort abréviative. C'est que Consuelo, tout en
       se persuadant qu'elle était impatiente de reprendre les habits de son sexe
       et les convenances de sa position, était au fond du coeur, il faut bien
       l'avouer, aussi peu désireuse que Joseph de voir la fin de son expédition,
       Elle était trop artiste par toutes les fibres de son organisation, pour ne
       pas aimer la liberté, les hasards, les actes de courage et d'adresse, le
       spectacle continuel et varié de cette nature que le piéton seul possède
       entièrement, enfin toute l'activité romanesque de la vie errante et isolée.
     
       Je l'appelle isolée, lecteur, pour exprimer une impression secrète et
       mystérieuse qu'il est plus facile à vous de comprendre qu'à moi de définir.
       C'est, je crois, un état de l'âme qui n'a pas été nommé dans notre langue,
       mais que vous devez vous rappeler, si vous avez voyagé à pied, au loin,
       et tout seul, ou avec un autre vous-même, ou enfin, comme Consuelo, avec
       un compagnon facile, enjoué, complaisant, et monté à l'unisson de votre
       cerveau. Dans ces moments-là, si vous étiez dégagé de toute sollicitude
       immédiate, de tout motif inquiétant, vous avez, je n'en doute pas, ressenti
       une sorte de joie étrange, peut-être égoïste tant soit peu, en vous disant:
       A l'heure qu'il est, personne ne s'embarrasse de moi, et personne ne
       m'embarrasse. Nul ne sait où je suis. Ceux qui dominent ma vie me
       chercheraient en vain; ils ne peuvent me découvrir dans ce milieu inconnu
       de tous, nouveau pour moi-même, où je me suis réfugié. Ceux que ma vie
       impressionne et agite se reposent de moi, comme moi de mon action sur eux.
       Je m'appartiens entièrement, et comme maître et comme esclave. Car il n'est
       pas un seul de nous, ô lecteur! qui ne soit à la fois, à l'égard d'un
       certain groupe d'individus, tour à tour et simultanément, un peu esclave,
       un peu maître, bon gré, mal gré, sans se l'avouer et sans y prétendre.
     
       Nul ne sait où je suis! Certes c'est une pensée d'isolement qui a son
       charme, un charme inexprimable, féroce en apparence, légitime et doux dans
       le fond. Nous sommes faits pour vivre de la vie de réciprocité. La route du
       devoir est longue, rigide, et n'a d'horizon que la mort, qui est peut-être
       à peine le repos d'une nuit. Marchons donc, et sans ménager nos pieds! Mais
       si, dans des circonstances rares et bienfaisantes, où le repos peut être
       inoffensif, et l'isolement sans remords, un vert sentier s'offre sous nos
       pas, mettons à profit quelques heures de solitude et de contemplation. Ces
       heures nonchalantes sont bien nécessaires à l'homme actif et courageux
       pour retremper ses forces; et je dis que, plus votre coeur est dévoré du
       zèle de la maison de Dieu (qui n'est autre que l'humanité), plus vous êtes
       propre à apprécier quelques instants d'isolement pour rentrer en possession
       de vous-même. L'égoïste est seul toujours et partout. Son âme n'est jamais
       fatiguée d'aimer, de souffrir et de persévérer; elle est inerte et froide,
       et n'a pas plus besoin de sommeil et de silence qu'un cadavre. Celui qui
       aime est rarement seul, et, quand il l'est, il s'en trouve bien. Son âme
       peut goûter une suspension d'activité qui est comme le profond sommeil d'un
       corps vigoureux. Ce sommeil est le bon témoignage des fatigues passées, et
       le précurseur des épreuves nouvelles auxquelles il se prépare. Je ne crois
       guère à la véritable douleur de ceux qui ne cherchent pas à se distraire,
       ni à l'absolu dévouement de ceux qui n'ont jamais besoin de se reposer.
       Ou leur douleur est un accablement qui révèle qu'ils sont brisés, éteints,
       Et qu'ils n'auraient plus la force d'aimer ce qu'ils ont perdu; ou leur
       dévouement sans relâche et sans défaillance d'activité cache quelque
       honteuse convoitise, quelque dédommagement égoïste et coupable, dont je me
       méfie.
     
       Ces réflexions, un peu trop longues, ne sont pas hors de place dans le
       récit de la vie de Consuelo, âme active et dévouée s'il en fut, qu'eussent
       pu cependant accuser parfois d'égoïsme et de légèreté ceux qui ne savaient
       pas la comprendre.
     
     
     
     
       LXXIV.
     
     
       Le premier jour de ce nouveau trajet, comme nos voyageurs traversaient une
       petite rivière sur un pont de bois, ils virent une pauvre mendiante qui
       tenait une petite fille dans ses bras, et qui était accroupie le long du
       parapet pour tendre la main aux passants. L'enfant était pâle et souffrant,
       la femme hâve et grelottant de la fièvre. Consuelo fut saisie d'un profond
       sentiment de sympathie et de pitié pour ces malheureux, qui lui rappelaient
       sa mère et sa propre enfance.
     
       «Voilà comme nous étions quelquefois, dit-elle à Joseph, qui la comprit
       à demi-mot, et qui s'arrêta avec elle à considérer et à questionner la
       mendiante.
     
       --Hélas! leur dit celle-ci, j'étais fort heureuse encore il y a peu de
       jours. Je suis une paysanne des environs de Harmanitz en Bohême. J'avais
       épousé, il y a cinq ans, un beau et grand cousin à moi, qui était le plus
       laborieux des ouvriers et le meilleur des maris. Au bout d'un an de
       mariage, mon pauvre Karl, étant allé faire du bois dans les montagnes,
       disparut tout à coup et sans que personne pût savoir ce qu'il était devenu.
       Je tombai dans la misère et dans le chagrin. Je croyais que mon mari avait
       péri dans quelque précipice, ou que les loups l'avaient dévoré. Quoique
       je trouvasse à me remarier, l'incertitude de son sort et l'amitié que
       je lui conservais ne me permirent pas d'y songer. Oh! que j'en fus bien
       récompensée, mes enfants! L'année dernière, on frappe un soir à ma porte;
       j'ouvre, et je tombe à genoux en voyant mon mari devant moi. Mais dans quel
       état, bon Dieu! Il avait l'air d'un fantôme. Il était desséché, jaune,
       l'oeil hagard, les cheveux hérissés par les glaçons, les pieds en sang,
       ses pauvres pieds tout nus qui venaient de faire je ne sais combien de
       cinquantaines de milles par les chemins les plus affreux et l'hiver le plus
       cruel! Mais il était si heureux de retrouver sa femme et sa pauvre petite
       fille, que bientôt il reprit le courage, la santé, son travail et sa bonne
       mine. Il me raconta qu'il avait été enlevé par des brigands qui l'avaient
       mené bien loin, jusque auprès de la mer, et qui l'avaient vendu au roi de
       Prusse pour en faire un soldat. Il avait vécu trois ans dans le plus triste
       de tous les pays, faisant un métier bien rude, et recevant des coups du
       matin au soir. Enfin, il avait réussi à s'échapper, à déserter, mes bons
       enfants! En se battant comme un désespéré contre ceux qui le poursuivaient,
       il en avait tué un, il avait crevé un oeil à l'autre d'un coup de pierre;
       enfin, il avait marché jour et nuit, se cachant dans les marais, dans les
       bois, comme une bête sauvage; il avait traversé la Saxe et la Bohême, et
       il était sauvé, il m'était rendu! Ah! Que nous fûmes heureux pendant tout
       l'hiver, malgré notre pauvreté et la rigueur de la saison! Nous n'avions
       qu'une inquiétude; c'était de voir reparaître dans nos environs ces oiseaux
       de proie qui avaient été la cause de tous nos maux. Nous faisions le projet
       d'aller à Vienne, de nous présenter à l'impératrice, de lui raconter nos
       malheurs, afin d'obtenir sa protection, du service militaire pour mon mari,
       et quelque subsistance pour moi et mon enfant; mais je tombai malade par
       suite de la révolution que j'avais éprouvée en revoyant mon pauvre Karl, et
       nous fûmes forcés de passer tout l'hiver et tout l'été dans nos montagnes,
       attendant toujours le moment où je pourrais entreprendre le voyage, nous
       tenant toujours sur nos gardes, et ne dormant jamais que d'un oeil. Enfin,
       ce bienheureux moment était venu; je me sentais assez forte pour marcher,
       et ma petite fille, qui était souffrante aussi, devait faire le voyage dans
       les bras de son père. Mais notre mauvais destin nous attendait à la sortie
       des montagnes. Nous marchions tranquillement et lentement au bord d'un
       chemin peu fréquenté, sans faire attention à une voiture qui, depuis un
       quart d'heure, montait lentement le même chemin que nous. Tout à coup la
       voiture s'arrête, et trois hommes en descendent. «Est-ce bien lui? s'écrie
       l'un.--Oui! répond l'autre qui était borgne; c'est bien lui! sus! sus!»
       Mon mari se retourne à ces paroles, et me dit: «Ah! ce sont les Prussiens!
       voilà le borgne que j'ai fait! Je le reconnais!--Cours! cours! lui dis-je,
       sauve-toi.» Il commençait à s'enfuir, lorsqu'un de ces hommes abominables
       s'élance sur moi, me renverse, place un pistolet sur ma tête et sur celle
       de mon enfant. Sans cette idée diabolique, mon mari était sauvé; car il
       courait mieux que ces bandits, et il avait de l'avance sur eux. Mais au
       cri qui m'échappa en voyant ma fille sous la gueule du pistolet, Karl se
       retourne, fait de grands cris pour arrêter le coup, et revient sur ses pas.
       Quand le scélérat qui tenait son pied sur mon corps vit Karl à portée:
       «Rends-toi! lui cria-t-il, ou je les tue! Fais un pas de plus pour te
       sauver, et c'est fait!--Je me rends, je me rends; me voilà!» répond mon
       pauvre homme; et il se mit à courir vers eux plus vite qu'il ne s'était
       enfui, malgré les prières et les signes que je lui faisais pour qu'il
       nous laissât mourir. Quand ces tigres le tinrent entre leurs mains, ils
       l'accablèrent de coups et le mirent tout en sang. Je voulais le défendre;
       ils me maltraitèrent aussi. En le voyant garrotter sous mes yeux, je
       sanglotais, je remplissais l'air de mes gémissements. Ils me dirent qu'ils
       allaient tuer ma petite si je ne gardais le silence, et ils l'avaient
       déjà arrachée de mes bras, lorsque Karl me dit: «Tais-toi, femme, je te
       l'ordonne; songe à notre enfant!» J'obéis; mais la violence que je me fis
       en voyant frapper, lier et bâillonner mon mari, tandis que ces monstres
       me disaient: «Oui, oui, pleure! Tu ne le reverras plus, nous le menons
       pendre,» fut si violente, que je tombai comme morte sur le chemin. J'y
       restai je ne sais combien d'heures, étendue dans la poussière. Quand,
       j'ouvris les yeux, il faisait nuit; ma pauvre enfant, couchée sur moi,
       se tordait en sanglotant d'une façon à fendre le coeur, il n'y avait plus
       sur le chemin que le sang de mon mari, et la trace des roues de la voiture
       qui l'avait emporté. Je restai encore là une heure ou deux, essayant de
       consoler et de réchauffer Maria, qui était transie et moitié morte de peur.
       Enfin, quand les idées me revinrent, je songeai que ce que j'avais de mieux
       à faire ce n'était pas de courir après les ravisseurs, que je ne pourrais
       atteindre, mais d'aller faire ma déclaration aux officiers de Wiesenbach,
       qui était la ville la plus prochaine. C'est ce que je fis, et ensuite je
       résolus de continuer mon voyage jusqu'à Vienne, et d'aller me jeter aux
       pieds de l'impératrice, afin qu'elle empêchât du moins que le roi de Prusse
       ne fît exécuter la sentence de mort contre mon mari. Sa majesté pouvait le
       réclamer comme son sujet, dans le cas où l'on ne pourrait atteindre les
       recruteurs. J'ai donc usé de quelques aumônes qu'on m'avait faites sur les
       terres de l'évêque de Passaw, où j'avais raconté mon désastre, pour gagner
       le Danube dans une charrette, et de là j'ai descendu en bateau jusqu'à la
       ville de Moelk. Mais à présent mes ressources sont épuisées. Les personnes
       auxquelles je dis mon aventure ne veulent guère me croire, et, dans le
       doute si je ne suis pas une intrigante, me donnent si peu, qu'il faut que
       je continue ma route à pied. Heureuse si j'arrive dans cinq ou six jours
       sans mourir de lassitude! car la maladie et le désespoir m'ont épuisée.
       Maintenant, mes chers enfants, si vous avez le moyen de me faire quelque
       petite aumône, donnez-la-moi tout de suite, car je ne puis me reposer
       davantage; il faut que je marche encore, et encore, comme le Juif errant,
       jusqu'à ce que j'aie obtenu justice.
     
       --Oh! ma bonne femme, ma pauvre femme! s'écria Consuelo en serrant la
       pauvresse dans ses bras, et en pleurant de joie et de compassion; courage,
       courage! Espérez, tranquillisez-vous, votre mari est délivré. Il galope
       vers Vienne sur un bon cheval, avec une bourse bien garnie dans sa poche.
     
       --Qu'est-ce que vous dites? s'écria la femme du déserteur dont les yeux
       devinrent rouges comme du sang, et les lèvres tremblantes d'un mouvement
       convulsif. Vous le savez, vous l'avez vu! O mon Dieu! grand Dieu! Dieu
       de bonté!
     
       --Hélas! que faites-vous? dit Joseph à Consuelo. Si vous alliez lui donner
       une fausse joie; si le déserteur que nous avons contribué à sauver était un
       autre que son mari!
     
       --C'est lui-même, Joseph! Je te dis que c'est lui: rappelle-toi, le borgne,
       rappelle-toi la manière de procéder du _Pistola_. Souviens-toi que le
       déserteur a dit qu'il était père de famille, et sujet autrichien.
       D'ailleurs il est bien facile de s'en convaincre. Comment est-il, votre
       mari?
     
       --Roux, les yeux verts, la figure large, cinq pieds huit pouces de haut;
       le nez un peu écrasé, le front bas; un homme superbe.
     
       --C'est bien cela, dit Consuelo en souriant: et quel habit?
     
       --Une méchante casaque verte, un haut-de-chausses brun, des bas gris.
     
       --C'est encore cela; et les recruteurs, avez-vous fait attention à eux?
     
       --Oh! si j'y ai fait attention, sainte Vierge! Leurs horribles figures ne
       s'effaceront jamais de devant mes yeux.»
     
       La pauvre femme fit alors avec beaucoup de fidélité le signalement de
       Pistola, du borgne et du silencieux.
     
       «Il y en avait, dit-elle, un quatrième qui restait auprès du cheval et
       qui ne se mêlait de rien. Il avait une grosse figure indifférente qui
       me paraissait encore plus cruelle que les autres; car, pendant que je
       pleurais et qu'on battait mon mari, en l'attachant avec des cordes comme
       un assassin, ce gros-là chantait, et faisait la trompette avec sa bouche
       comme s'il eût sonné une fanfare: broum, broum, broum, broum. Ah! Quel
       coeur de fer!
     
       --Eh bien, c'est Mayer, dit Consuelo à Joseph. En doutes-tu encore?
       n'a-t-il pas ce tic de chanter et de faire la trompette à tout moment?
     
       --C'est vrai, dit Joseph. C'est donc Karl que nous avons vu délivrer?
       Grâces soient rendues à Dieu!
     
       --Ah! oui, grâces au bon Dieu avant tout! dit la pauvre femme en se jetant
       à genoux. Et toi, Maria, dit-elle à sa petite fille, baise la terre avec
       moi pour remercier les anges gardiens et la sainte Vierge. Ton papa est
       retrouvé, et nous allons bientôt le revoir.
     
       --Dites-moi, chère femme, observa Consuelo, Karl a-t-il aussi l'habitude
       de baiser la terre quand il est bien content?
     
       --Oui, mon enfant; il n'y manque pas. Quand il est revenu après avoir
       déserté, il n'a pas voulu passer la porte de notre maison sans en avoir
       baisé le seuil.
     
       --Est-ce une coutume de votre pays?
     
       --Non; c'est une manière à lui, qu'il nous a enseignée, et qui nous a
       toujours réussi.
     
       --C'est donc bien lui que nous avons vu, reprit Consuelo; car nous lui
       avons vu baiser la terre pour remercier ceux qui l'avaient délivré.
       Tu l'as remarqué, Beppo?
     
       --Parfaitement! C'est lui; il n'y a plus de doute possible.
     
       --Venez donc que je vous presse contre mon coeur, s'écria la femme de Karl,
       ô vous deux, anges du paradis, qui m'apportez une pareille nouvelle. Mais
       contez-moi donc cela!»
     
       Joseph raconta tout ce qui était arrivé; et quand la pauvre femme eut
       exhalé tous ses transports de joie et de reconnaissance envers le ciel
       et envers Joseph et Consuelo qu'elle considérait avec raison comme les
       premiers libérateurs de son mari, elle leur demanda ce qu'il fallait
       faire pour le retrouver.
     
       «Je crois, lui dit Consuelo, que vous ferez bien de continuer votre voyage.
       C'est à Vienne que vous le trouverez, si vous ne le rencontrez pas en
       chemin. Son premier soin sera d'aller faire sa déclaration à sa souveraine,
       et de demander dans les bureaux de l'administration qu'on vous signale
       en quelque lieu que vous soyez. Il n'aura pas manqué de faire les mêmes
       déclarations dans chaque ville importante où il aura passé, et de prendre
       des renseignements sur la route que vous avez tenue. Si vous arrivez à
       Vienne avant lui, ne manquez pas de faire savoir à l'administration où vous
       demeurez, afin que Karl en soit informé aussitôt qu'il s'y présentera.
     
       --Mais quels bureaux, quelle administration? Je ne connais rien à tous ces
       usages-là. Une si grande ville! Je m'y perdrai, moi, pauvre paysanne!
     
       --Tenez, dit Joseph, nous n'avons jamais eu d'affaire qui nous ait mis
       au courant de tout cela non plus; mais demandez au premier venu de vous
       conduire à l'ambassade de Prusse. Demandez-y M. le baron de...
     
       --Prends garde à ce que tu vas dire, Beppo! dit Consuelo tout bas à Joseph
       pour lui rappeler qu'il ne fallait pas compromettre le baron dans cette
       aventure.
     
       --Eh bien, le comte de Hoditz? reprit Joseph.
     
       --Oui, le comte! il fera par vanité ce que l'autre eût fait par dévouement.
       Demandez la demeure de la margrave, princesse de Bareith, et présentez à
       son mari le billet que je vais vous remettre.»
     
       Consuelo arracha un feuillet blanc du calepin de Joseph, et traça ces mots
       au crayon:
     
       «Consuelo Porporina, prima donna du théâtre de San Samuel, à Venise;
       ex-signor Bertoni, chanteur ambulant à Passaw, recommande au noble coeur
       du comte Hoditz-Roswald la femme de Karl, le déserteur que sa seigneurie
       a tiré des mains des recruteurs et comblé de ses bienfaits. La Porporina
       se promet de remercier monsieur le comte de sa protection, en présence de
       madame la margrave, si monsieur le comte veut bien l'admettre à l'honneur
       de chanter dans les petits appartements de son altesse.»
     
       Consuelo mit la suscription avec soin, et regarda Joseph: il la comprit,
       et tira sa bourse. Sans se consulter autrement, et d'un mouvement spontané,
       ils donnèrent à la pauvre femme les deux pièces d'or qui leur restaient du
       présent de Trenk, afin qu'elle pût faire la route en voiture, et ils la
       conduisirent jusqu'au village voisin où ils l'aidèrent à faire son marché
       pour un modeste voiturin. Après qu'ils l'eurent fait manger et qu'ils lui
       eurent procuré quelques effets, dépense prise sur le reste de leur petite
       fortune, ils embarquèrent l'heureuse créature qu'ils venaient de rendre
       à la vie. Alors Consuelo demanda en riant ce qui restait au fond de la
       bourse. Joseph prit son violon, le secoua auprès de son oreille, et
       répondit:
     
       «Rien que du son!»
     
       Consuelo essaya sa voix en pleine campagne, par une brillante roulade, et
       s'écria:
     
       «Il reste beaucoup de son!»
     
       Puis elle tendit joyeusement la main à son confrère, et la serra avec
       effusion, en lui disant:
     
       «Tu es un brave garçon, Beppo!
     
       --Et toi aussi!» répondit Joseph en essuyant une larme et en faisant un
       grand éclat de rire.
     
     
     
     
       LXXV.
     
     
       Il n'est pas fort inquiétant de se trouver sans argent quand on touche au
       terme d'un voyage; mais eussent-ils été encore bien loin de leur but, nos
       jeunes artistes ne se seraient pas sentis moins gais qu'ils ne le furent
       lorsqu'ils se virent tout à fait à sec. Il faut s'être trouvé ainsi sans
       ressources en pays inconnu (Joseph était presque aussi étranger que
       Consuelo à cette distance de Vienne) pour savoir quelle sécurité
       merveilleuse, quel génie inventif et entreprenant se révèlent comme
       par magie à l'artiste qui vient de dépenser son dernier sou. Jusque-là,
       c'est une sorte d'agonie, une crainte continuelle de manquer, une
       noire appréhension de souffrances, d'embarras et d'humiliations qui
       s'évanouissent dès que la dernière pièce de monnaie a sonné. Alors, pour
       les âmes poétiques, il y a un monde nouveau qui commence, une sainte
       confiance en la charité d'autrui, beaucoup d'illusions charmantes; mais
       aussi une aptitude au travail et une disposition à l'aménité qui font
       aisément triompher des premiers obstacles. Consuelo, qui portait dans
       ce retour à l'indigence de ses premiers ans un sentiment de plaisir
       romanesque, et qui se sentait heureuse d'avoir fait le bien en se
       dépouillant, trouva tout de suite un expédient pour assurer le repas et
       le gîte du soir.
     
       «C'est aujourd'hui dimanche, dit-elle à Joseph; tu vas jouer des airs de
       danse en traversant la première ville que nous rencontrerons. Nous ne
       ferons pas deux rues sans trouver des gens qui auront envie de danser, et
       nous ferons les ménétriers. Est-ce que tu ne sais pas faire un pipeau?
       J'aurais bientôt appris à m'en servir, et pourvu que j'en tire quelques
       sons, ce sera assez pour t'accompagner.
     
       --Si je sais faire un pipeau! s'écria Joseph; vous allez voir!»
     
       On eut bientôt trouvé au bord de la rivière une belle tige de roseau,
       qui fut percée industrieusement, et qui résonna à merveille. L'accord
       parfait fut obtenu, la répétition suivit, et nos gens s'en allèrent bien
       tranquilles jusqu'à un petit hameau à trois milles de distance où ils
       firent leur entrée au son de leurs instruments, et en criant devant chaque
       porte: «Qui veut danser? Qui veut sauter? Voilà la musique, voilà le bal
       qui commence!»
     
       Ils arrivèrent sur une petite place plantée de beaux arbres: ils étaient
       escortés d'une quarantaine d'enfants qui les suivaient au pas de marche, en
       criant et en battant des mains. Bientôt de joyeux couples vinrent enlever
       la première poussière en ouvrant la danse; et avant que le sol fût battu,
       toute la population se rassembla, et fit cercle autour d'un bal champêtre
       improvisé sans hésitation et sans conditions. Après les premières valses,
       Joseph mit son violon sous son bras, et Consuelo, montant sur sa chaise,
       fit un discours aux assistants pour leur prouver que des artistes à jeun
       avaient les doigts mous et l'haleine courte. Cinq minutes après, ils
       avaient à discrétion pain, laitage, bière et gâteaux. Quant au salaire,
       on fut bientôt d'accord: on devait faire une collecte où chacun donnerait
       ce qu'il voudrait.
     
       Après avoir mangé, ils remontèrent donc sur un tonneau qu'on roula
       triomphalement au milieu de la place, et les danses recommencèrent; mais
       au bout de deux heures, elles furent interrompues par une nouvelle qui
       mit tout le monde en émoi, et arriva, de bouche en bouche, jusqu'aux
       ménétriers; le cordonnier de l'endroit, en achevant à la hâte une paire
       de souliers pour une pratique exigeante, venait de se planter son alène
       dans le pouce.
     
       «C'est un événement grave, un grand malheur! Leur dit un vieillard appuyé
       contre le tonneau qui leur servait de piédestal. C'est Gottlieb, le
       cordonnier, qui est l'organiste de notre village; et c'est justement demain
       notre fête patronale. Oh! la grande fête, la belle fête! Il ne s'en fait
       pas de pareille à dix lieues à la ronde. Notre messe surtout est une
       merveille, et l'on vient de bien loin pour l'entendre. Gottlieb est un vrai
       maître de chapelle: il tient l'orgue, il fait chanter les enfants, il
       chante lui-même; que ne fait-il pas, surtout ce jour-là? Il se met en
       quatre; sans lui, tout est perdu. Et que dira M. le chanoine, M. le
       chanoine de Saint-Etienne! qui vient lui-même officier à la grand'messe,
       et qui est toujours si content de notre musique? Car il est fou de musique,
       ce bon chanoine, et c'est un grand honneur pour nous que de le voir à notre
       autel, lui qui ne sort guère de son bénéfice et qui ne se dérange pas pour
       peu.
     
       --Eh bien, dit Consuelo, il y a moyen d'arranger tout cela: mon camarade ou
       moi, nous nous chargeons de l'orgue, de la maîtrise, de la messe en un mot;
       et si M. le chanoine n'est pas content, on ne nous donnera rien pour notre
       peine.
     
       --Eh! eh! dit le vieillard, vous en parlez bien à votre aise, jeune homme:
       notre messe ne se dit pas avec un violon et une flûte. Oui-da! c'est une
       affaire grave, et vous n'êtes pas au courant de nos partitions.
     
       --Nous nous y mettrons dès ce soir, dit Joseph en affectant un air de
       supériorité dédaigneuse qui imposa aux auditeurs groupés autour de lui.
     
       --Voyons, dit Consuelo, conduisez-nous à l'église; que quelqu'un souffle
       l'orgue, et si vous n'êtes pas content de notre manière d'en jouer, vous
       serez libres de refuser notre assistance.
     
       --Mais la partition, le chef-d'oeuvre d'arrangement de Gottlieb!
     
       --Nous irons trouver Gottlieb, et s'il ne se déclare pas content de nous,
       nous renonçons à nos prétentions. D'ailleurs, une blessure au doigt
       n'empêchera pas Gottlieb de faire marcher ses choeurs et de chanter sa
       partie.»
     
       Les anciens du village, qui s'étaient rassemblés autour d'eux, tinrent
       conseil, et résolurent de tenter l'épreuve. Le bal fut abandonné: la messe
       du chanoine était un bien autre amusement, une bien autre affaire que la
       danse!
     
       Haydn et Consuelo, après s'être essayés alternativement sur l'orgue, et
       après avoir chanté ensemble et séparément, furent jugés des musiciens fort
       passables, à défaut de mieux. Quelques artisans osèrent même avancer que
       leur jeu était préférable à celui de Gottlieb, et que les fragments de
       Scarlatti, de Pergolèse et de Bach, qu'on venait de leur faire entendre,
       étaient pour le moins aussi beaux que la musique de Holzbaüer, dont
       Gottlieb ne voulait pas sortir. Le curé, qui était accouru pour écouter,
       alla jusqu'à déclarer que le chanoine préférerait beaucoup ces chants à
       ceux dont on le régalait ordinairement. Le sacristain, qui ne goûtait
       pas cet avis, hocha tristement la tête; et pour ne pas mécontenter ses
       paroissiens, le curé consentit à ce que les deux virtuoses envoyés par
       la Providence s'entendissent, s'il était possible, avec Gottlieb, pour
       accompagner la messe.
     
       On se rendit en foule à la maison du cordonnier: il fallut qu'il montrât
       sa main enflée à tout le monde pour qu'on le tînt quitte de remplir ses
       fonctions d'organiste. L'impossibilité n'était que trop réelle à son gré.
       Gottlieb était doué d'une certaine intelligence musicale, et jouait de
       l'orgue passablement; mais gâté par les louanges de ses concitoyens et
       l'approbation un peu railleuse du chanoine, il mettait un amour-propre
       épouvantable à sa direction et à son exécution. Il prit de l'humeur quand
       on lui proposa de le faire remplacer par deux artistes de passage: il
       aimait mieux que la fête fût manquée, et la messe patronale privée de
       musique, que de partager les honneurs du triomphe. Cependant, il fallut
       céder: il feignit longtemps de chercher la partition, et ne consentit à
       la retrouver que lorsque le curé le menaça d'abandonner aux deux jeunes
       artistes le choix et le soin de toute la musique. Il fallut que Consuelo
       et Joseph fissent preuve de savoir, en lisant à livre ouvert les passages
       réputés les plus difficiles de celle des vingt-six messes de Holzbaüer
       qu'on devait exécuter le lendemain. Cette musique, sans génie et sans
       originalité, était du moins bien écrite, et facile à saisir, surtout pour
       Consuelo, qui avait surmonté tant d'autres épreuves plus importantes. Les
       auditeurs furent émerveillés, et Gottlieb qui devenait de plus en plus
       soucieux et morose, déclara qu'il avait la fièvre, et qu'il allait se
       mettre au lit, enchanté que tout le monde fût content.
     
       Aussitôt les voix et les instruments se rassemblèrent dans l'église, et
       nos deux petits maîtres de chapelle improvisés dirigèrent la répétition.
       Tout alla au mieux. C'était le brasseur, le tisserand, le maître d'école
       et le boulanger du village qui tenaient les quatre violons. Les enfants
       faisaient les choeurs avec leurs parents, tous bons paysans ou artisans,
       pleins de flegme, d'attention et de bonne volonté. Joseph avait entendu
       déjà de la musique de Holzbaüer à Vienne, où elle était en faveur à
       cette époque. Il n'eut pas de peine à s'y mettre, et Consuelo, faisant
       alternativement sa partie dans toutes les reprises du chant, mena les
       choeurs si bien qu'ils se surpassèrent eux-mêmes. Il y avait deux solos
       que devaient dire le fils et la nièce de Gottlieb, ses élèves favoris, et
       les premiers chanteurs de la paroisse; mais ces deux coryphées ne parurent
       point, sous prétexte qu'ils étaient sûrs de leur affaire.
     
       Joseph et Consuelo allèrent souper au presbytère, où un appartement leur
       avait été préparé. Le bon curé était dans la joie de son âme, et l'on
       voyait qu'il tenait extrêmement à la beauté de sa messe, pour plaire à
       M. le chanoine.
     
       Le lendemain, tout était en rumeur dans le village dès avant le jour.
       Les cloches sonnaient à grande volée; les chemins se couvraient de fidèles
       arrivés du fond des campagnes environnantes, pour assister à la solennité.
       Le carrosse du chanoine approchait avec une majestueuse lenteur. L'église
       était revêtue de ses plus beaux ornements. Consuelo s'amusait beaucoup
       de l'importance que chacun s'attribuait. Il y avait là presque autant
       d'amour propre et de rivalités en jeu que dans les coulisses d'un théâtre.
       Seulement les choses se passaient plus naïvement, et il y avait plus à rire
       qu'à s'indigner.
     
       Une demi-heure avant la messe, le sacristain tout effaré vint leur révéler
       un grand complot tramé par le jaloux et perfide Gottlieb. Ayant appris que
       la répétition avait été excellente, et que tout le personnel musical de
       la paroisse était engoué des nouveaux venus, il se faisait très-malade
       et défendait à sa nièce et à son fils, les deux coryphées principaux, de
       quitter le chevet de son lit, si bien qu'on n'aurait ni la présence de
       Gottlieb, que tout le monde jugeait indispensable pour se mettre en train,
       ni les solos, qui étaient le plus bel endroit de la messe. Les concertants
       étaient découragés, et c'était avec bien de la peine que lui, sacristain
       précieux et affairé, les avait réunis dans l'église pour tenir conseil.
     
       Consuelo et Joseph coururent les trouver, firent répéter les endroits
       périlleux, soutinrent les parties défaillantes, et rendirent à tous
       confiance et courage. Quant au remplacement des solos, ils s'entendirent
       bien vite ensemble pour s'en charger. Consuelo chercha et trouva dans sa
       mémoire un chant religieux du Porpora qui s'adaptait au ton et aux paroles
       du solo exigé. Elle l'écrivit sur son genou, et le répéta à la hâte avec
       Haydn, qui se mit ainsi en mesure de l'accompagner. Elle lui trouva aussi
       un fragment de Sébastien Bach qu'il connaissait, et qu'ils arrangèrent
       tant bien que mal, à eux deux, pour la circonstance.
     
       La messe sonna, qu'ils répétaient encore et s'entendaient en dépit du
       vacarme de la grosse cloche. Quand M. le chanoine, revêtu de ses ornements,
       parut à l'autel, les choeurs étaient déjà partis et galopaient le style
       fugué du germanique compositeur, avec un aplomb de bon augure. Consuelo
       prenait plaisir à voir et à entendre ces bons prolétaires allemands avec
       leurs figures sérieuses, leurs voix justes, leur ensemble méthodique et
       leur verve toujours soutenue, parce qu'elle est toujours contenue dans de
       certaines limites.
     
       «Voilà, dit-elle à Joseph dans un intervalle, les exécutants qui
       conviennent à cette musique-là: s'ils avaient le feu qui a manqué au
       maître, tout irait de travers; mais ils ne l'ont pas, et les pensées
       forgées à la mécanique sont rendues par des pièces de mécanique. Pourquoi
       l'illustre maestro Hoditz-Roswald n'est-il pas ici pour faire fonctionner
       ces machines? Il se donnerait beaucoup de mal, ne servirait à rien, et
       serait le plus content du monde.
     
       Le solo de voix d'homme inquiétait bien des gens, Joseph s'en tira à
       merveille: mais quand vint celui de Consuelo, cette manière italienne
       les étonna d'abord, les scandalisa un peu, et finit par les enthousiasmer.
       La cantatrice se donna la peine de chanter de son mieux, et l'expression
       de son chant large et sublime transporta Joseph jusqu'aux cieux.
     
       «Je ne peux croire, lui dit-il, que vous ayez jamais pu mieux chanter que
       vous venez de le faire pour cette pauvre messe de village.
     
       --Jamais, du moins, je n'ai chanté avec plus d'entrain et de plaisir, lui
       répondit-elle. Ce public m'est plus sympathique que celui d'un théâtre.
       Maintenant laisse-moi regarder de la tribune si M. le chanoine est content.
       Oui, il a tout à fait l'air béat, ce respectable chanoine; et à la manière
       dont tout le monde cherche sur sa physionomie la récompense de ses efforts,
       je vois bien que le bon Dieu est le seul ici dont personne ne songe à
       s'occuper.
     
       --Excepté vous, Consuelo! la foi et l'amour divin peuvent seuls inspirer
       des accents comme les vôtres.»
     
       Quand les deux virtuoses sortirent de l'église après la messe, il s'en
       fallut de peu que la population ne les portât en triomphe jusqu'au
       presbytère, où un bon déjeuner les attendait. Le curé les présenta à
       M. le chanoine, qui les combla d'éloges et voulut entendre encore
       _après-boire_ le solo du Porpora. Mais Consuelo, qui s'étonnait avec
       raison que personne n'eût reconnu sa voix de femme, et qui craignait
       l'oeil du chanoine, s'en défendit, sous prétexte que les répétitions et
       sa coopération active à toutes les parties du choeur l'avaient beaucoup
       fatiguée.
     
       L'excuse ne fut pas admise, et il fallut comparaître au déjeuner du
       chanoine.
     
       M. le chanoine était un homme de cinquante ans, d'une belle et bonne
       figure, fort bien fait de sa personne, quoique un peu chargé d'embonpoint.
       Ses manières étaient distinguées, nobles même; il disait à tout le monde
       en confidence qu'il avait du sang royal dans les veines, étant un des
       quatre cents bâtards d'Auguste II, électeur de Saxe et roi de Pologne.
     
       Il se montra gracieux et affable autant qu'homme du monde et personnage
       ecclésiastique doit l'être. Joseph remarqua à ses côtés un séculier, qu'il
       paraissait traiter à la fois avec distinction et familiarité. Il sembla à
       Joseph avoir vu ce dernier à Vienne; mais il ne put mettre, comme on dit,
       son nom sur sa figure.
     
       «Hé bien! mes chers enfants, dit le chanoine, vous me refusez une seconde
       audition du thème de Porpora? Voici pourtant un de mes amis, encore plus
       musicien, et cent fois meilleur juge que moi, qui a été bien frappé de
       votre manière de dire ce morceau. Puisque vous êtes fatigué, ajouta-t-il
       en s'adressant à Joseph, je ne vous tourmenterai pas davantage; mais il
       faut que vous ayez l'obligeance de nous dire comment on vous appelle et où
       vous avez appris la musique.»
     
       Joseph vit qu'on lui attribuait l'exécution du solo que Consuelo avait
       chanté, et un regard expressif de celle-ci lui fit comprendre qu'il devait
       confirmer le chanoine dans cette méprise.
     
       «Je m'appelle Joseph, répondit-il brièvement, et j'ai étudié à la maîtrise
       de Saint-Etienne.
     
       --Et moi aussi, reprit le personnage inconnu, j'ai étudié à la maîtrise,
       sous Reuter le père. Vous, sans doute, sous Reuter le fils?
     
       --Oui, Monsieur.
     
       --Mais vous avez eu ensuite d'autres leçons? Vous avez étudié en Italie?
     
       --Non, Monsieur.
     
       --C'est vous qui avez tenu l'orgue?
     
       --Tantôt moi, tantôt mon camarade.
     
       --Et qui a chanté?
     
       --Nous deux.
     
       --Fort bien! Mais le thème du Porpora, ce n'est pas vous, dit l'inconnu,
       tout en regardant Consuelo de côté.
     
       --Bah! ce n'est pas cet enfant-là! dit le chanoine en regardant aussi
       Consuelo, il est trop jeune pour savoir aussi bien chanter.
     
       --Aussi ce n'est pas moi, c'est lui, répondit-elle brusquement en désignant
       Joseph.»
     
       Elle était pressée de se délivrer de ces questions, et regardait la porte
       avec impatience.
     
       «Pourquoi dites-vous un mensonge, mon enfant? dit naïvement le curé.
       Je vous ai déjà entendu et vu chanter hier et j'ai bien reconnu l'organe
       de votre camarade Joseph dans le solo de Bach.
     
       --Allons! vous vous serez trompé, monsieur le curé, reprit l'inconnu, avec
       un sourire fin, ou bien ce jeune homme est d'une excessive modestie. Quoi
       qu'il en soit, nous donnons des éloges à l'un et à l'autre.»
     
       Puis, tirant le curé à l'écart:
     
       «Vous avez l'oreille juste, lui dit-il, mais vous n'avez pas l'oeil
       clairvoyant; cela fait honneur à la pureté de vos pensées. Cependant,
       il faut vous détromper: ce petit paysan hongrois est une cantatrice
       italienne fort habile.
     
       --Une femme déguisée!» s'écria le cure stupéfait.
     
       Il regarda Consuelo attentivement tandis qu'elle était occupée à répondre
       aux questions bienveillantes du chanoine; et soit plaisir soit indignation,
       le bon curé rougit depuis son rabat jusqu'à sa calotte.
     
       «C'est comme je vous le dis, reprit l'inconnu. Je cherche en vain qui elle
       peut être, je ne la connais pas, et quant à son travestissement et à la
       condition précaire où elle se trouve, je ne puis les attribuer qu'à un coup
       de tête... Affaire d'amour, monsieur le curé! ceci ne nous regarde pas.
     
       --Affaire d'amour! comme vous dites fort bien, reprit le curé fort animé:
       un enlèvement, une intrigue criminelle avec ce petit jeune homme! Mais tout
       cela est fort vilain! Et moi qui ai donné dans le panneau! moi qui les ai
       logés dans mon presbytère! Heureusement, je leur avais donné des chambres
       séparées, et j'espère qu'il n'y aura point eu de scandale dans ma maison.
       Ah! Quelle aventure! et comme les esprits forts de ma paroisse (car il y en
       a, Monsieur, j'en connais plusieurs) riraient à mes dépens s'ils savaient
       cela!
     
       --Si vos paroissiens n'ont pas reconnu la voix d'une femme, il est probable
       qu'ils n'en ont reconnu ni les traits ni la démarche. Voyez pourtant
       quelles jolies mains, quelle chevelure soyeuse, quel petit pied, malgré
       les grosses chaussures!
     
       --Je ne veux rien voir de tout cela! s'écria le curé hors de lui; c'est une
       abomination que de s'habiller en homme. Il y a dans les saintes Écritures
       un verset qui condamne à mort tout homme ou femme coupable d'avoir quitté
       les vêtements de son sexe. _A mort!_ entendez-vous, Monsieur? C'est
       indiquer assez l'énormité du péché! Avec cela elle a osé pénétrer dans
       l'église, et chanter effrontément les louanges du Seigneur, le corps et
       l'âme souillés d'un crime pareil!
     
       --Et elle les a chantées divinement, les larmes m'en sont venues aux yeux,
       je n'ai jamais entendu rien de pareil. Étrange mystère! quelle peut être
       cette femme? Toutes celles que je pourrais supposer sont plus âgées, de
       beaucoup que celle-ci.
     
       --C'est une enfant; une toute jeune fille! reprit le curé, qui ne pouvait
       s'empêcher de regarder Consuelo avec un intérêt combattu dans son coeur
       par l'austérité de ses principes. Oh! le petit serpent! Voyez donc de quel
       air doux et modeste elle répond à monsieur le chanoine! Ah! je suis un
       homme perdu, si quelqu'un ici a découvert la fraude. Il me faudra quitter
       le pays!
     
       --Comment, ni vous, ni aucun de vos paroissiens n'avez-vous pas reconnu le
       timbre d'une voix de femme? Vous êtes des auditeurs bien simples.
     
       --Que voulez-vous? nous trouvions bien quelque chose d'extraordinaire dans
       cette voix; mais Gottlieb disait que c'était une voix italienne, qu'il
       en avait entendu déjà d'autres comme cela, que c'était une voix de la
       chapelle Sixtine! Je ne sais ce qu'il entendait par là, je ne m'entends
       pas à la musique qui sort de mon rituel, et j'étais à cent lieues de me
       douter... Que faire, Monsieur, que faire?
     
       --Si personne n'a de soupçons, je vous conseille de ne vous vanter de rien.
       Éconduisez ces enfants au plus vite; je me charge, si vous voulez, de vous
       en débarrasser.
     
       --Oh! oui, vous me rendrez service! Tenez, tenez; je vais vous donner
       l'argent... combien faut-il leur donner?
     
       --Ceci ne me regarde pas; nous autres, nous payons largement les
       artistes... Mais votre paroisse n'est pas riche, et l'église n'est pas
       forcée d'agir comme le théâtre.
     
       --Je ferai largement les choses, je leur donnerai six florins! je vais
       tout de suite... Mais que va dire monsieur le chanoine? il semble
       ne s'apercevoir de rien. Le voilà qui parle avec _elle_ tout
       paternellement... le saint homme!
     
       --Franchement, croyez-vous qu'il serait bien scandalisé?
     
       --Comment ne le serait-il pas? D'ailleurs, ce que je crains, ce ne sont
       pas tant ses réprimandes que ses railleries. Vous savez comme il aime à
       plaisanter; il a tant d'esprit! Oh! comme il va se moquer de ma simplicité!
     
       --Mais s'il partage votre erreur, comme jusqu'ici il en a l'air... il
       n'aura pas le droit de vous persifler. Allons, ne faites semblant de rien;
       approchons-nous, et saisissez un moment favorable pour faire éclipser vos
       musiciens.»
     
       Ils quittèrent l'embrasure de croisée où ils s'étaient entretenus de la
       sorte, et le curé, se glissant près de Joseph, qui paraissait occuper
       le chanoine beaucoup moins que le signor Bertoni, il lui mit dans la main
       les six florins. Dès qu'il tint cette modeste somme, Joseph fit signe
       à Consuelo de se dégager du chanoine et de le suivre dehors; mais le
       chanoine rappelant Joseph, et persistant à croire, d'après ses réponses
       affirmatives, que c'était lui qui avait la voix de femme:
     
       «Dites-moi donc, lui demanda-t-il, pourquoi vous avez choisi ce morceau de
       Porpora, au lieu de chanter le solo de M. Holzbaüer?
     
       --Nous ne l'avions pas, nous ne le connaissions pas, répondit Joseph.
       J'ai chanté la seule chose de mes études qui fût complète dans ma mémoire.»
     
       Le curé s'empressa de raconter la petite malice de Gottlieb, et cette
       jalousie d'artiste fit beaucoup rire le chanoine.
     
       «Eh bien, dit l'inconnu, votre bon cordonnier nous a rendu un très-grand
       service. Au lieu d'un mauvais solo, nous avons eu un chef-d'oeuvre
       d'un très-grand maître. Vous avez fait preuve de goût, ajouta-t-il en
       s'adressant à Consuelo.
     
       --Je ne pense pas, répondit Joseph, que le solo de Holzbaüer pût être
       mauvais; ce que nous avons chanté de lui n'était pas sans mérite.
     
       --Le mérite n'est pas le génie, répliqua l'inconnu en soupirant;» et
       s'acharnant à Consuelo, il ajouta: «Qu'en pensez-vous, mon petit ami?
       Croyez-vous que ce soit la même chose?
     
       --Non, Monsieur; je ne le crois pas, répondit-elle laconiquement et
       froidement; car le regard de cet homme l'embarrassait et l'importunait
       de plus en plus.
     
       --Mais vous avez eu pourtant du plaisir à chanter cette messe de Holzbaüer?
       reprit le chanoine; c'est beau, n'est-ce pas?
     
       --Je n'en ai eu plaisir ni déplaisir, repartit Consuelo, à qui l'impatience
       donnait des mouvements de franchise irrésistibles.
     
       --C'est dire qu'elle n'est ni bonne, ni mauvaise, s'écria l'inconnu en
       riant. Eh bien, mon enfant, vous avez fort bien répondu, et mon avis est
       conforme au vôtre.»
     
       Le chanoine se mit à rire aux éclats, le curé parut fort embarrassé, et
       Consuelo, suivant Joseph, s'éclipsa sans s'inquiéter de ce différend
       musical.
     
       «Eh bien, monsieur le chanoine, dit malignement l'inconnu dès que les
       musiciens furent sortis, comment trouvez-vous ces enfants?...
     
       --Charmants! admirables! Je vous demande bien pardon de dire cela après le
       paquet que le petit vient de vous donner.
     
       --Moi? je le trouve adorable, cet enfant-là! Quel talent pour un âge si
       tendre! c'est merveilleux! Quelles puissantes et précoces natures que ces
       natures italiennes!
     
       --Je ne puis rien vous dire du talent de celui-là! reprit le chanoine d'un
       air fort naturel, je ne l'ai pas trop distingué; c'est son compagnon qui
       est un merveilleux sujet, et celui-là est de notre nation, n'en déplaise à
       votre _italianomanie_.
     
       --Ah çà, dit l'inconnu en clignotant de l'oeil pour avertir le curé,
       c'est donc décidément l'aîné qui nous a chanté du Porpora?
     
       --Je le présume, répondit le curé, tout troublé du mensonge auquel on le
       provoquait.
     
       --J'en suis sûr, moi, reprit le chanoine, il me l'a dit lui-même.
     
       --Et l'autre solo, reprit l'inconnu, c'est donc quelqu'un de votre paroisse
       qui l'a dit?
     
       --Probablement,» répondit le curé en faisant un effort pour soutenir
       l'imposture.
     
       Tous deux regardèrent le chanoine pour voir s'il était leur dupe ou s'il se
       moquait d'eux. Il ne paraissait pas y songer: Sa tranquillité rassura le
       curé. On parla d'autre chose; mais au bout d'un quart d'heure le chanoine
       revint sur le chapitre de la musique, et voulut revoir Joseph et Consuelo,
       afin, disait-il, de les emmener à sa campagne et de les entendre à loisir.
       Le curé, épouvanté, balbutia des objections inintelligibles. Le chanoine
       Lui demanda en riant s'il avait fait mettre ses petits musiciens dans la
       marmite pour compléter le déjeuner, qui lui semblait bien assez splendide
       sans cela. Le curé était au supplice; l'inconnu vint à son secours:
     
       «Je vais vous les chercher,» dit-il au chanoine.
     
       Et il sortit en faisant signe au bon curé de compter sur quelque expédient
       de sa part. Mais il n'eut pas la peine d'en imaginer un. Il apprit de la
       servante que les jeunes artistes étaient déjà partis à travers champs,
       après lui avoir généreusement donné un des six florins qu'ils venaient
       de recevoir.
     
       «Comment, partis! s'écria le chanoine avec beaucoup de chagrin; il faut
       courir après eux; je veux les revoir, je veux les entendre, je le veux
       absolument!»
     
       On fit semblant d'obéir; mais on n'eut garde de courir sur leurs traces.
       Ils avaient d'ailleurs pris leur route à vol d'oiseau, pressés de se
       soustraire à la curiosité qui les menaçait. Le chanoine en éprouva beaucoup
       de regret, et même un peu d'humeur.
     
       «Dieu merci! il ne se doute de rien, dit le curé à l'inconnu.
     
       --Curé, répondit celui-ci, rappelez-vous l'histoire de l'évêque qui,
       faisant gras, par inadvertance, un vendredi, en fut averti par son grand
       vicaire.--Le malheureux! s'écria l'évêque, ne pouvait-il se taire jusqu'à
       la fin du dîner!--Nous aurions peut-être dû laisser monsieur le chanoine
       se tromper à son aise.»
     
     
     
     
       LXXVI.
     
     
       Le temps était calme et serein, la pleine lune brillait dans l'éther
       céleste, et neuf heures du soir sonnaient d'un timbre clair et grave à
       l'horloge d'un antique prieuré, lorsque Joseph et Consuelo, ayant cherché
       en vain une sonnette à la grille de l'enclos, firent le tour de cette
       habitation silencieuse dans l'espoir de s'y faire entendre de quelque hôte
       hospitalier. Mais ce fut en vain: toutes les portes étaient fermées, pas un
       chien n'aboyait, on n'apercevait pas la moindre lumière aux fenêtres du
       morne édifice.
     
       «C'est ici le palais du Silence, dit Haydn en riant, et si cette horloge
       n'eût répété deux fois avec sa voix lente et solennelle les quatre quarts
       en _ut_ et en _si_ et les neuf coups de l'heure en _sol_ au-dessous, je
       croirais ce lieu abandonné aux chouettes ou aux revenants.»
     
       Le pays aux environs était fort désert, Consuelo se sentait fatiguée, et
       d'ailleurs ce prieuré mystérieux avait un attrait pour son imagination
       poétique.
     
       «Quand nous devrions dormir dans quelque chapelle, dit-elle à Beppo,
       je veux passer la nuit ici. Essayons à tout prix d'y pénétrer, fût-ce
       par-dessus le mur, qui n'est pas bien difficile à escalader.
     
       --Allons! dit Joseph, je vais vous faire la courte échelle, et quand
       vous serez en haut, je passerai vite de l'autre côté pour vous servir
       de marchepied en descendant.»
     
       Aussitôt fait que dit. Le mur était très-bas. Deux minutes après, nos
       jeunes profanes se promenaient avec une tranquillité audacieuse dans
       l'enceinte sacrée. C'était un beau jardin potager entretenu avec un soin
       minutieux. Les arbres fruitiers, disposés en éventails, ouvraient à tout
       venant leurs longs bras chargés de pommes vermeilles et de poires dorées.
       Les berceaux de vigne arrondis coquettement en arceaux, portaient, comme
       Autant de girandoles, d'énormes grappes de raisin succulent. Les vastes
       carrés de légumes avaient aussi leur beauté. Des asperges à la tige
       élégante et à la chevelure soyeuse, toute brillante de la rosée du soir,
       ressemblaient à des forêts de sapins lilliputiens, couverts d'une gaze
       d'argent; les pois s'élançaient en guirlandes légères sur leurs rames
       et formaient de longs berceaux, étroites et mystérieuses ruelles où
       babillaient à voix basse de petites fauvettes encore mal endormies. Les
       giraumons, orgueilleux léviathans de cette mer verdoyante, étalaient
       pesamment leurs gros ventres orangés sur leurs larges et sombres
       feuillages. Les jeunes artichauts, comme autant de petites têtes
       couronnées, se dressaient autour du principal individu, centre de la
       tige royale; les melons se tenaient sous leurs cloches, comme de lourds
       mandarins chinois sous leurs palanquins, et de chacun de ces dômes de
       cristal le reflet de la lune faisait jaillir un gros diamant bleu, contre
       lequel les phalènes étourdies allaient se frapper la tête en bourdonnant.
     
       Une haie de rosiers formait la ligne de démarcation entre ce potager et
       Le parterre, qui touchait aux bâtiments et les entourait d'une ceinture de
       fleurs. Ce jardin réservé était comme une sorte d'élysée. De magnifiques
       arbustes d'agrément y ombrageaient les plantes rares à la senteur exquise.
       Le sable y était aussi doux aux pieds qu'un tapis; on eût dit que les
       gazons étaient peignés brin à brin, tant ils étaient lisses et unis. Les
       fleurs étaient si serrées qu'on ne voyait pas la terre, et que chaque
       plate-bande arrondie ressemblait à une immense corbeille.
     
       Singulière influence des objets extérieurs sur la disposition de l'esprit
       et du corps! Consuelo n'eut pas plus tôt respiré cet air suave et regardé
       ce sanctuaire d'un bien-être nonchalant, qu'elle se sentit reposée comme si
       elle eût déjà dormi du sommeil des moines.
     
       «Voilà qui est merveilleux! dit-elle à Beppo; je vois ce jardin, et il
       ne me souvient déjà plus des pierres du chemin et de mes pieds malades.
       Il me semble que je me délasse par les yeux. J'ai toujours eu horreur des
       jardins bien tenus, bien gardés, et de tous les endroits clos de murailles;
       et pourtant celui-ci, après tant de journées de poussière, après tant de
       pas sur la terre sèche et meurtrie, m'apparaît comme un paradis. Je mourais
       de soif tout à l'heure, et maintenant, rien que de voir ces plantes
       heureuses qui s'ouvrent à la rosée du soir, il me semble que je bois avec
       elles, et que je suis désaltérée déjà. Regarde, Joseph; y a-t-il quelque
       chose de plus charmant que des fleurs épanouies au clair de la lune?
       Regarde, te dis-je, et ne ris pas, ce paquet de grosses étoiles blanches,
       là, au beau milieu du gazon. Je ne sais comment on les appelle; des belles
       de nuit, je crois? Oh! elles sont bien nommées! Elles sont belles et pures
       comme les étoiles du ciel. Elles se penchent et se relèvent toutes ensemble
       au souffle de la brise légère, et elles ont l'air de rire et de folâtrer
       comme une troupe de petites filles vêtues de blanc. Elles me rappellent
       mes compagnes, de la _scuola_, lorsque le dimanche, elles couraient toutes
       habillées en novices le long des grands murs de l'église. Et puis les
       voilà qui s'arrêtent dans l'air immobile, et qui regardent toutes du côté
       de la lune. On dirait maintenant qu'elles la contemplent et qu'elles
       l'admirent. La lune aussi semble les regarder, les couver et planer sur
       elles comme un grand oiseau de nuit. Crois-tu donc, Beppo, que ces êtres-là
       soient insensibles? Moi, je m'imagine qu'une belle fleur ne végète pas
       stupidement, sans éprouver des sensations délicieuses. Passe pour ces
       pauvres petits chardons que nous voyons le long des fossés, et qui se
       traînent là poudreux, malades, broutés par tous les troupeaux qui passent!
       Ils ont l'air de pauvres mendiants soupirant après une goutte d'eau qui
       ne leur arrive pas; la terre gercée et altérée la boit avidement sans en
       faire part à leurs racines. Mais ces fleurs de jardin dont on prend si
       grand soin, elles sont heureuses et fières comme des reines. Elles passent
       leur temps à se balancer coquettement sur leurs tiges, et quand vient
       la lune, leur bonne amie, elles sont là toutes béantes, plongées dans un
       demi-sommeil, et visitées par de doux rêves. Elles se demandent peut-être
       s'il y a des fleurs dans la lune, comme, nous autres nous nous demandons
       s'il s'y trouve des êtres humains. Allons Joseph, tu te moques de moi, et
       pourtant le bien-être que j'éprouve en regardant ces étoiles blanches n'est
       point une illusion. Il y a dans l'air épuré et rafraîchi par elles quelque
       chose de souverain, et je sens une espèce de rapport entre ma vie et celle
       de tout ce qui vit autour de moi.
     
       --Comment pourrais-je me moquer! répondit Joseph en soupirant. Je sens à
       l'instant même vos impressions passer en moi, et vos moindres paroles
       résonner dans mon âme comme le son sur les cordes d'un instrument. Mais
       voyez cette habitation, Consuelo, et expliquez-moi la tristesse douce,
       mais profonde, qu'elle m'inspire.»
     
       Consuelo regarda le prieuré: c'était un petit édifice du douzième siècle,
       jadis fortifié de créneaux que remplaçaient désormais des toits aigus en
       ardoise grisâtre. Les tourelles, couronnées de leurs machicoulis serrés,
       qu'on avait laissés subsister comme ornement, ressemblaient à de grosses
       corbeilles. De grandes masses de lierres coupaient gracieusement la
       monotonie des murailles, et sur les parties nues de la façade éclairée par
       la lune, le souffle de la nuit faisait trembler l'ombre grêle et incertaine
       des jeunes peupliers. De grands festons de vignes et de jasmin encadraient
       les portes, et allaient s'accrocher à toutes les fenêtres.
     
       «Cette demeure est calme et mélancolique, répondit Consuelo; mais elle ne
       m'inspire pas autant de sympathie que le jardin. Les plantes sont faites
       pour végéter sur place, et les hommes pour se mouvoir et se fréquenter.
       Si j'étais fleur, je voudrais pousser dans ce parterre, on y est bien;
       mais étant femme, je ne voudrais pas vivre dans une cellule, et m'enfermer
       dans une masse de pierres. Voudrais-tu donc être moine, Beppo?
     
       --Non pas, Dieu m'en garde! mais j'aimerais à travailler sans souci de mon
       logis et de ma table. Je voudrais mener une vie paisible, retirée, un peu
       aisée, n'avoir pas les préoccupations de la misère; enfin j'aimerais à
       végéter dans un état de régularité passive, dans une sorte de dépendance
       même, pourvu que mon intelligence fût libre, et que je n'eusse d'autre
       soin, d'autre devoir, d'autre souci que de faire de la musique.
     
       --Eh bien, mon camarade, tu ferais de la musique tranquille, à force de la
       faire tranquillement.
     
       --Eh! pourquoi serait-elle mauvaise? Quoi de plus beau que le calme! Les
       cieux sont calmes, la lune est calme, ces fleurs, dont vous chérissez
       l'attitude paisible...
     
       --Leur immobilité ne me touche que parce qu'elle succède aux ondulations
       que la brise vient de leur imprimer. La pureté du ciel ne nous frappe que
       parce que nous l'avons vu maintes fois sillonné par l'orage. Enfin, la lune
       n'est jamais plus sublime que lorsqu'elle brille au milieu des sombres
       nuées qui se pressent autour d'elle. Est-ce que le repos sans la fatigue
       peut avoir de véritables douceurs? Ce n'est même plus le repos qu'un état
       d'immobilité permanente. C'est le néant, c'est la mort. Ah! si tu avais
       habité comme moi le château des Géants durant des mois entiers, tu saurais
       que la tranquillité n'est pas la vie!
     
       --Mais qu'appelez-vous de la musique tranquille?
     
       --De la musique trop correcte et trop froide. Prends garde d'en faire, si
       tu fuis la fatigue et les peines de ce monde.»
     
       En parlant ainsi, ils s'étaient avancés jusqu'au pied des murs du prieuré.
       Une eau cristalline jaillissait d'un globe de marbre surmonté d'une croix
       dorée, et retombait, de cuvette en cuvette, jusque dans une grande conque
       de granit où frétillait une quantité de ces jolis petits poissons rouges
       dont s'amusent les enfants. Consuelo et Beppo, fort enfants eux-mêmes, se
       plaisaient sérieusement à leur jeter des grains de sable pour tromper leur
       gloutonnerie, et à suivre de l'oeil leurs mouvements rapides, lorsqu'ils
       virent venir droit à eux une grande figure blanche qui portait une cruche,
       et qui, en s'approchant de la fontaine, ne ressemblait pas mal à une de
       ces _laveuses de nuit_, personnages fantastiques dont la tradition est
       répandue dans presque tous les pays superstitieux. La préoccupation ou
       l'indifférence qu'elle mit à remplir sa cruche, sans leur témoigner ni
       surprise ni frayeur, eut vraiment d'abord quelque chose de solennel et
       d'étrange. Mais bientôt, un grand cri qu'elle fît en laissant tomber
       son amphore au fond du bassin, leur prouva qu'il n'y avait rien de
       surnaturel dans sa personne. La bonne dame avait tout simplement la vue
       un peu troublée par les années, et, dès qu'elle les eut aperçus, elle fut
       prise d'une peur effroyable, et s'enfuit vers la maison en invoquant la
       vierge Marie et tous les saints.
     
       «Qu'y a-t-il donc, dame Brigide? cria de l'intérieur une voix d'homme;
       auriez-vous rencontré quelque malin esprit?
     
       --Deux diables, ou plutôt deux voleurs sont là debout tout auprès de la
       fontaine, répondit dame Brigide en rejoignant son interlocuteur, qui parut
       au seuil de la porte, et y resta incertain et incrédule pendant quelques
       instants.
     
       --Ce sera encore une de vos paniques! Est-ce que des voleurs viendraient
       nous attaquer à cette heure-ci?
     
       --Je vous jure par mon salut éternel qu'il y a là deux figures noires,
       immobiles comme des statues; ne les voyez-vous pas d'ici? Tenez! elles y
       sont encore, et ne bougent pas. Sainte Vierge! je vais me cacher dans la
       cave.
     
       --Je vois en effet quelque chose, reprit l'homme en affectant de grossir
       sa voix. Je vais sonner le jardinier, et, avec ses deux garçons, nous
       aurons facilement raison de ces coquins-là, qui n'ont pu pénétrer que
       par-dessus les murs; car j'ai fermé moi-même toutes les portes.
     
       --En attendant, tirons celle-ci sur nous, repartit la vieille dame, et
       nous sonnerons après la cloche d'alarme.»
     
       La porte se referma, et nos deux enfants restèrent peu fixés sur le parti
       qu'ils avaient à prendre. Fuir, c'était confirmer l'opinion qu'on avait
       d'eux; rester, c'était s'exposer à une attaque un peu brusque. Comme ils
       se consultaient, ils virent un rayon de lumière percer le volet d'une
       fenêtre au premier étage. Le rayon s'agrandit, et un rideau de damas
       cramoisi, derrière lequel brillait doucement la clarté d'une lampe, fut
       soulevé lentement; une main, que la pleine lumière de la lune fit paraître
       blanche et potelée, se montra au bord du rideau, dont elle soutenait
       avec précaution les franges, tandis qu'un oeil invisible interrogeait
       probablement les objets extérieurs.
     
       «Chanter, dit Consuelo à son compagnon, voilà ce que nous avons à faire.
       Suis-moi, laisse-moi dire. Mais non, prends ton violon, et fais-moi une
       ritournelle quelconque, dans le premier ton venu.»
     
       Joseph ayant obéi, Consuelo se mit à chanter à pleine voix, en improvisant
       musique et prose, une espèce de discours en allemand, rhythmé et coupé en
       récitatif:
     
       «Nous sommes deux pauvres enfants de quinze ans, tout petits, et pas plus
       forts, pas plus méchants que les rossignols dont nous imitons les doux
       refrains.»
     
       --Allons, Joseph, dit-elle tout bas, un accord pour soutenir le récitatif.»
       Puis elle reprit:
     
       «Accablés de fatigue, et contristés par la morne solitude de la nuit, nous
       avons vu cette maison, qui de loin semblait déserte, et nous avons passé
       une jambe, et puis l'autre, par-dessus le mur.»
     
       --Un accord en _la_ mineur, Joseph.
     
       «Nous nous sommes trouvés dans un jardin enchanté, au milieu de fruits
       dignes de la terre promise: nous mourions de soif; nous mourions de faim.
       Cependant s'il manque une pomme d'api aux espaliers, si nous avons détaché
       un grain de raisin de la treille, qu'on nous chasse et qu'on nous humilie
       comme des malfaiteurs.»
     
       --Une modulation pour revenir en _ut_ majeur, Joseph.»
     
       «Et cependant, on nous soupçonne, on nous menace; et nous ne voulons
       pas nous sauver; nous ne cherchons pas à nous cacher, parce que nous
       n'avons fait aucun mal... si ce n'est d'entrer dans la maison du bon Dieu
       par-dessus les murs; mais quand il s'agit d'escalader le paradis, tous les
       chemins sont bons, et les plus courts sont les meilleurs.»
     
       Consuelo termina son récitatif par un de ces jolis cantiques en latin
       vulgaire, que l'on nomme à Venise _latino di frate_, et que le peuple
       chante le soir devant les madones. Quand elle eut fini, les deux mains
       blanches, s'étant peu à peu montrées, l'applaudirent avec transport,
       et une voix qui ne lui semblait pas tout à fait étrangère à son oreille,
       cria de la fenêtre:
     
       «Disciples des muses, soyez les bien venus! Entrez, entrez: l'hospitalité
       vous invite et vous attend.»
     
       Les deux enfants s'approchèrent, et, un instant après, un domestique en
       livrée rouge et violet vint leur ouvrir courtoisement la porte.
     
       «Je vous avais pris pour des filous, je vous en demande bien pardon, mes
       petits amis, leur dit-il en riant: c'est votre faute; que ne chantiez-vous
       plus tôt? Avec un passeport comme votre voix et votre violon, vous ne
       pouviez manquer d'être bien accueillis par mon maître. Venez donc; il
       paraît qu'il vous connaît déjà.»
     
       En parlant ainsi, l'affable serviteur avait monté devant eux les douze
       marches d'un escalier fort doux, couvert d'un beau tapis de Turquie. Avant
       que Joseph eût eu le temps de lui demander le nom de son maître, il avait
       ouvert une porte battante qui retomba derrière eux sans faire aucun bruit;
       et après avoir traversé une antichambre confortable, il les introduisit
       dans la salle à manger, où le patron gracieux de cette heureuse demeure,
       assis en face d'un faisan rôti, entre deux flacons de vieux vin doré,
       commençait à digérer son premier service, tout en attaquant le second d'un
       air paterne et majestueux. Au retour de sa promenade du matin, il s'était
       fait accommoder par son valet de chambre pour se reposer le teint. Il était
       poudré et rasé de frais. Les boucles grisonnantes de son chef respectable
       s'arrondissaient moelleusement sous _un oeil_ de poudre d'iris d'une odeur
       exquise; ses belles mains étaient posées sur ses genoux couverts d'une
       culotte de satin noir à boucles d'argent. Sa jambe bien faite et dont il
       était un peu vain, chaussée d'un bas violet bien tiré et bien transparent,
       reposait sur un coussin de velours, et sa noble corpulence enveloppée
       d'une excellente douillette de soie puce, ouatée et piquée, s'affaissait
       délicieusement dans un grand fauteuil de tapisserie où nulle part le coude
       ne risquait de rencontrer un angle, tant il était bien rembourré et arrondi
       de tous côtés. Assise auprès de la cheminée qui flambait et pétillait
       derrière le fauteuil du maître, dame Brigide, la gouvernante préparait le
       café avec un recueillement religieux; et un second valet, non moins propre
       dans sa tenue, et non moins bénin dans ses allures que le premier, debout
       auprès de la table, détachait délicatement l'aile de volaille que le saint
       homme attendait sans impatience comme sans inquiétude. Joseph et Consuelo
       firent de grandes révérences en reconnaissant dans leur hôte bienveillant
       M. le chanoine majeur et jubilaire du chapitre cathédrant de Saint-Etienne,
       celui devant lequel ils avaient chanté la messe le matin même.
     
     
     
     
       LXXVII.
     
     
       M. le chanoine était l'homme le plus commodément établi qu'il y eût au
       monde. Dès l'âge de sept ans, grâce aux protections royales qui ne lui
       avaient pas manqué, il avait été déclaré en âge de raison, conformément aux
       canons de l'Église, lesquels admettaient que si l'on n'a pas beaucoup de
       raison à cet âge, on est du moins capable d'en avoir virtuellement assez
       pour recueillir et consommer les fruits d'un bénéfice. En conséquence
       de cette décision le jeune tonsuré avait été investi du canonicat, bien
       qu'il fût bâtard d'un roi; toujours en vertu des canons de l'Église,
       qui acceptaient par présomption la légitimité d'un enfant présenté aux
       bénéfices et patronné par des souverains, bien que d'autre part les mêmes
       arrêts canoniques exigeassent que tout prétendant aux biens ecclésiastiques
       fût issu de bon et légitime mariage, à défaut de quoi on pouvait le
       déclarer _incapable_, voire _indigne_ et _infâme_ au besoin. Mais il est
       avec le ciel tant d'accommodements, que, dans de certaines circonstances,
       le droit canonique établissait qu'un enfant trouvé peut être regardé comme
       légitime, par la raison, d'ailleurs fort chrétienne, que dans les cas de
       parenté mystérieuse on doit supposer le bien plutôt que le mal. Le petit
       chanoine était donc entré en possession d'une superbe prébende, à titre de
       chanoine majeur; et arrivé vers sa cinquantième année, à une quarantaine
       d'années de services prétendus effectifs dans le chapitre, il était
       désormais reconnu chanoine jubilaire, c'est-à-dire chanoine en retraite,
       libre de résider où bon lui semblait, et de ne plus remplir aucune fonction
       capitulaire, tout en jouissant pleinement des avantages, revenus et
       priviléges de son canonicat. Il est vrai que le digne chanoine avait rendu
       de bien grands services au chapitre dès ses jeunes années. Il s'était fait
       déclarer _absent_, ce qui, aux termes du droit canonique, signifie une
       permission de résider loin du chapitre, en vertu de divers prétextes
       plus ou moins spécieux, sans perdre les fruits du bénéfice attaché à
       l'exercice effectif. Le cas de peste dans une résidence est un cas
       d'_absence_ admissible. Il y a aussi des raisons de santé délicate ou
       délabrée qui motivent l'_absence_. Mais le plus honorable et le plus assuré
       des droits d'absence était celui qui avait pour motif le cas d'études.
       On entreprenait et on annonçait un gros ouvrage sur les cas de conscience,
       sur les Pères de l'Église, sur les sacrements, ou, mieux encore, sur la
       constitution du chapitre auquel on appartenait, sur les principes de sa
       fondation, sur les avantages honorifiques et manuels qui s'y rattachaient,
       sur les prétentions qu'on pouvait faire valoir à l'encontre d'autres
       chapitres, sur un procès qu'on avait ou qu'on voulait avoir contre une
       communauté rivale à propos d'une terre, d'un droit de patronage, ou d'une
       maison bénéficiale; et ces sortes de subtilités chicanière et financières,
       étant beaucoup plus intéressantes pour les corps ecclésiastiques que les
       commentaires sur la doctrine et les éclaircissements sur le dogme, pour peu
       qu'un membre distingué du chapitre proposât de faire des recherches, de
       compulser des parchemins, de griffonner des mémoires de procédure, des
       réclamations, voire des libelles contre de riches adversaires, on lui
       accordait le lucratif et agréable droit de rentrer dans la vie privée et de
       manger son revenu soit en voyages, soit dans sa maison bénéficiale, au coin
       de son feu. Ainsi faisait notre chanoine.
     
       Homme d'esprit, beau diseur, écrivain élégant, il avait promis, il se
       promettait, et il devait promettre toute sa vie de faire un livre sur les
       droits, immunités et privilèges de son chapitre. Entouré d'_in-quarto_
       poudreux qu'il n'avait jamais ouverts, il n'avait pas fait le sien, il ne
       le faisait pas, il ne devait jamais le faire. Les deux secrétaires qu'il
       avait engagés aux frais du chapitre, étaient occupés à parfumer sa
       personne et à préparer son repas. On parlait beaucoup du fameux livre;
       on l'attendait, on bâtissait sur la puissance de ses arguments mille rêves
       de gloire, de vengeance et d'argent. Ce livre, qui n'existait pas, avait
       déjà fait à son auteur une réputation de persévérance, d'érudition et
       d'éloquence, dont il n'était pas pressé de fournir la preuve; non qu'il
       fût incapable de justifier l'opinion favorable de ses confrères, mais
       parce que la vie est courte, les repas longs; la toilette indispensable,
       et le _far niente_ délicieux. Et puis notre chanoine avait deux passions
       innocentes mais insatiables: il aimait l'horticulture et la musique.
       Avec tant d'affaires et d'occupations, où eût-il trouvé le temps de faire
       son livre? Enfin, il est si doux de parler d'un livre qu'on ne fait pas,
       et si désagréable au contraire d'entendre parler de celui qu'on a fait!
     
       Le bénéfice de ce saint personnage consistait en une terre d'un bon
       rapport, annexée au prieuré sécularisé où il vivait huit à neuf mois
       de l'année, adonné à la culture de ses fleurs et à celle de son estomac.
       L'habitation était spacieuse et romantique. Il l'avait rendue confortable
       et même luxueuse. Abandonnant à une lente destruction le corps de logis
       qu'avaient habité les anciens moines, il entretenait avec soin et ornait
       avec goût la partie la plus favorable à ses habitudes de bien-être.
       De nouvelles distributions avaient fait de l'antique monastère un vrai
       petit château où il menait une vie de gentilhomme. C'était un excellent
       naturel d'homme d'église: tolérant, bel esprit au besoin, orthodoxe et
       disert avec ceux de son état, enjoué, anecdotique et facile avec ceux du
       monde, affable, cordial et généreux avec les artistes. Ses domestiques,
       participant à la bonne vie qu'il savait se faire, l'aidaient de tout leur
       pouvoir. Sa gouvernante était un peu tracassière, mais elle lui faisait de
       si bonnes confitures, et s'entendait si bien à conserver ses fruits, qu'il
       supportait sa méchante humeur, et soutenait l'orage avec calme, se disant
       qu'un homme doit savoir supporter les défauts d'autrui, mais qu'il ne peut
       se passer de beau dessert et de bon café.
     
       Nos jeunes artistes furent accueillis par lui avec la plus gracieuse
       bonhomie.
     
       «Vous êtes des enfants pleins d'esprit et d'invention, leur dit-il, et je
       vous aime de tout mon coeur. De plus, vous avez infiniment de talent; et
       il y a un de vous deux, je ne sais plus lequel, qui possède la voix la plus
       douce, la plus sympathique, la plus émouvante que j'aie entendue de ma vie.
       Cette voix-là est un prodige, un trésor; et j'étais tout triste, ce soir,
       de vous avoir vus partir si brusquement de chez le curé, en songeant que
       je ne vous retrouverais peut-être jamais, que je ne vous entendrais plus.
       Vrai! je ne n'avais pas d'appétit, j'étais sombre, préoccupé... Cette belle
       voix et cette belle musique ne me sortaient pas de l'âme et de l'oreille.
       Mais la Providence, qui me veut bien du bien, vous ramène vers moi, et
       peut-être aussi votre bon coeur, mes enfants; car vous aurez deviné que
       j'avais su vous comprendre et vous apprécier...
     
       --Nous sommes forcés d'avouer, monsieur le chanoine, répondit Joseph, que
       le hasard seul nous a conduits ici, et que nous étions loin de compter sur
       cette bonne fortune.
     
       --La bonne fortune est pour moi, reprit l'aimable chanoine; et vous allez
       me chanter... Mais non, ce serait trop d'égoïsme de ma part; vous êtes
       fatigués, à jeun peut-être... Vous allez souper d'abord, puis passer une
       bonne nuit dans ma maison, et demain nous ferons de la musique; oh! de
       la musique toute la journée! André, vous allez mener ces jeunes gens à
       l'office, et vous en aurez le plus grand soin... Mais non, qu'ils restent;
       mettez-leur deux couverts au bout de ma table, et qu'ils soupent avec moi.»
     
       André obéit avec empressement, et même avec une sorte de satisfaction
       bienveillante. Mais dame Brigide montra des dispositions tout opposées;
       elle hocha la tête, haussa les épaules, et grommela entre ses dents:
     
       «Voilà des gens bien propres pour manger sur votre nappe, et une singulière
       société pour un homme de votre rang!»
     
       «Taisez-vous, Brigide, répondit le chanoine avec calme. Vous n'êtes jamais
       contente de rien ni de personne; et dès que voyez les autres prendre un
       petit plaisir, vous entrez en fureur.
     
       --Vous ne savez quoi imaginer pour passer le temps, reprit-elle sans tenir
       compte des reproches qui lui étaient adressés. Avec des flatteries, des
       sornettes, des flonflons, on vous mènerait comme un petit enfant!
     
       --Taisez-vous donc, dit le chanoine en élevant un peu le ton, mais sans
       perdre son sourire enjoué; vous avez la voix aigre comme une crécelle, et
       si vous continuez à gronder, vous allez perdre la tête et manquer mon café.
     
       --Beau plaisir! et grand honneur, en vérité, dit la vieille, que de
       préparer le café à de pareils hôtes!
     
       --Oh! il vous faut de hauts personnages à vous! Vous aimez la grandeur;
       vous voudriez ne traiter que des évêques, des princes et des chanoinesses
       à seize quartiers! Tout cela ne vaut pas pour moi un couplet de chanson
       bien dit.»
     
       Consuelo écoutait avec étonnement ce personnage d'une apparence si noble
       se disputer avec sa bonne avec une sorte de plaisir enfantin; et, pendant
       tout le souper, elle s'émerveilla de la puérilité de ses préoccupations.
       A propos de tout, il disait une foule de riens pour passer le temps et pour
       se tenir en belle humeur. Il interpellait ses domestiques à chaque instant,
       tantôt discutant sérieusement la sauce d'un poisson, tantôt s'inquiétant de
       la confection d'un meuble, donnant des ordres contradictoires, interrogeant
       son monde sur les détails les plus oiseux de son ménage, réfléchissant
       sur ces misères avec une solennité digne de sujets sérieux, écoutant l'un,
       reprenant l'autre, tenant tête à dame Brigide qui le contredisait sur
       toutes choses, et ne manquant jamais de mettre quelque mot plaisant dans
       ses questions et dans ses réponses. On eût dit que, réduit par l'isolement
       et la nonchalance de sa vie à la société de ses domestiques, il cherchait
       à tenir son esprit en haleine, et à faciliter l'oeuvre de sa digestion par
       un exercice hygiénique de la pensée point trop grave et point trop léger.
     
       Le souper fut exquis et d'une abondance inouïe. A l'entremets, le cuisinier
       fut appelé devant M. le chanoine, et affectueusement loué par lui pour la
       confection de certains plats, doucement réprimandé et doctement enseigné à
       propos de certains autres qui n'avaient pas atteint le dernier degré de
       perfection. Les deux voyageurs tombaient des nues, et se regardaient
       l'un l'autre, croyant faire un rêve facétieux, tant ces raffinements
       leur semblaient incompréhensibles.
     
       «Allons! allons! ce n'est pas mal, dit le bon chanoine en congédiant
       l'artiste culinaire; je ferai quelque chose de toi, si tu as de la bonne
       volonté, et si tu continues à aimer ton devoir.»
     
       Ne semblerait-il pas, pensa Consuelo, qu'il s'agit d'un enseignement
       paternel, ou d'une exhortation religieuse?
     
       Au dessert, après que le chanoine eut donné aussi à la gouvernante sa part
       d'éloges et d'avertissements, il oublia enfin ces graves questions pour
       parler musique, et il se montra sous un meilleur jour à ses jeunes hôtes.
       Il avait une bonne instruction musicale, un fonds d'études solides, des
       idées justes et un goût éclairé. Il était assez bon organiste; et, s'étant
       mis au clavecin après le dîner, il leur fit entendre des fragments de
       plusieurs vieux maîtres allemands, qu'il jouait avec beaucoup de pureté
       et selon les bonnes traditions du temps passé. Cette audition ne fut pas
       sans intérêt pour Consuelo; et bientôt, ayant trouvé sur le clavecin un
       gros livre de cette ancienne musique, elle se mit à le feuilleter et à
       oublier la fatigue et l'heure qui s'avançait, pour demander au chanoine
       de lui jouer, avec sa bonne manière nette et large, plusieurs morceaux
       qui avaient frappé son esprit et ses yeux. Le chanoine trouva un plaisir
       extrême à être ainsi écouté. La musique qu'il connaissait n'étant plus
       guère de mode, il ne trouvait pas souvent d'amateurs selon son coeur. Il
       se prit donc d'une affection extraordinaire pour Consuelo particulièrement,
       Joseph, accablé de lassitude, s'étant assoupi sur un grand fauteuil
       perfidement délicieux.
     
       «Vraiment! s'écria le chanoine dans un moment d'enthousiasme, tu es
       un enfant heureusement doué, et ton jugement précoce annonce un avenir
       extraordinaire. Voici la première fois de ma vie que je regrette le célibat
       que m'impose ma profession.»
     
       Ce compliment fit rougir et trembler Consuelo, qui se crut reconnue
       Pour une femme; mais elle se remit bien vite, lorsque le chanoine ajouta
       naïvement:
     
       «Oui, je regrette de n'avoir pas d'enfants, car le ciel m'eût peut-être
       donné un fils tel que toi, et c'eût été le bonheur de ma vie... quand
       même Brigide eût été la mère. Mais dis-moi, mon ami, que penses-tu de ce
       Sébastien Bach dont les compositions fanatisent les savants d'aujourd'hui?
       Crois-tu aussi que ce soit un génie prodigieux? J'ai là un gros livre
       De ses oeuvres que j'ai rassemblé et fait relier, parce qu'il faut avoir
       de tout... Et puis, c'est peut-être beau en effet... Mais c'est d'une
       difficulté extrême à lire, et je t'avoue que le premier essai m'ayant
       rebuté, j'ai eu la paresse de ne pas m'y remettre... D'ailleurs, j'ai si
       peu de temps à moi! Je ne fais de musique que dans de rares instants,
       dérobés à des soins plus sérieux... De ce que tu m'as vu très-occupé
       de la gouverne de mon petit ménage, il ne faut pas conclure que je sois
       un homme libre et heureux. Je suis esclave, au contraire, d'un travail
       énorme, effrayant, que je me suis imposé. Je fais un livre auquel je
       travaille depuis trente ans, et qu'un autre n'eût pas fait en soixante;
       un livre qui demande des études incroyables, des veilles, une patience
       à toute épreuve et les plus profondes réflexions. Aussi je pense que ce
       livre-là fera quelque bruit!
     
       --Mais il est bientôt fini? demanda Consuelo.
     
       --Pas encore, pas encore! répondit le chanoine désireux de se dissimuler
       à lui-même qu'il ne l'avait pas commencé. Nous disions donc que la musique
       de ce Bach est terriblement difficile, et que, quant à moi, elle me semble
       bizarre.
     
       --Je pense cependant que si vous surmontiez votre répugnance, vous en
       viendriez à penser que c'est un génie qui embrasse, résume et vivifie
       toute la science du passé et du présent.
     
       --Eh bien, reprit le chanoine, s'il en est ainsi, nous essaierons demain
       à nous trois d'en déchiffrer quelque chose. Voici l'heure pour vous de
       prendre du repos, et pour moi de me livrer à l'étude. Mais demain vous
       passerez la journée chez moi, c'est entendu, n'est-ce pas?
     
       --La journée, c'est beaucoup dire, Monsieur; nous devons nous presser
       d'arriver à Vienne; mais dans la matinée nous serons à vos ordres.»
     
       Le chanoine se récria, insista, et Consuelo feignit de céder, se promettant
       de presser un peu les adagios du grand Bach, et de quitter le prieuré
       vers onze heures ou midi. Quand il fut question d'aller dormir, une vive
       discussion s'engagea sur l'escalier entre dame Brigide et le premier valet
       de chambre. Le zélé Joseph, empressé de complaire à son maître, avait
       préparé pour les jeunes musiciens deux jolies cellules situées dans le
       bâtiment fraîchement restauré qu'occupaient le chanoine et sa suite.
       Brigide, au contraire, s'obstinait à les envoyer coucher dans les cellules
       abandonnées du vieux prieuré, parce que ce corps de logis était séparé du
       nouveau par de bonnes portes et de solides verrous.
     
       «Quoi! disait-elle en élevant sa vois aigre dans l'escalier sonore, vous
       prétendez loger ces vagabonds porte à porte avec nous! Et ne voyez-vous pas
       à leur mine, à leur tenue et à leur profession, que ce sont des bohémiens,
       des coureurs d'aventures, de méchants petits bandits qui se sauveront d'ici
       avant le jour en nous emportant notre vaisselle plate! Qui sait s'ils ne
       nous assassineront pas!
     
       --Nous assassiner! ces enfants-là! reprenait Joseph en riant: vous êtes
       folle, Brigide; toute vieille et cassée que vous voilà, vous les mettriez
       encore en fuite, rien qu'en leur montrant les dents.
     
       --Vieux et cassé vous-même, entendez-vous! criait la vieille avec fureur.
       Je vous dis qu'ils ne coucheront pas ici, je ne le veux pas. Oui-da! je ne
       fermerais pas l'oeil de toute la nuit!
     
       --Vous auriez grand tort; je suis bien sûr que ces enfants n'ont pas plus
       envie que moi de troubler votre respectable sommeil. Allons, finissons!
       monsieur le chanoine m'a ordonné de bien traiter ses hôtes, et je n'irai
       pas les fourrer dans cette masure pleine de rats et ouverte à tous les
       vents. Voudriez-vous les faire coucher sur le carreau?
     
       --Je leur y ai fait dresser par le jardinier deux bons lits de sangle;
       croyez-vous que ces va-nu-pieds soient habitués à des lits de duvet?
     
       --Ils en auront pourtant cette nuit, parce que monsieur le veut ainsi;
       je ne connais que les ordres de monsieur, dame Brigide! Laissez-moi faire
       mon devoir, et songez que le vôtre comme le mien est d'obéir et non de
       commander.
     
       --Bien parlé, Joseph! dit le chanoine, qui, de la porte entr'ouverte de
       l'antichambre, avait écouté en riant toute la dispute. Allez me préparer
       mes pantoufles, Brigide, et ne nous rompez plus la tête. Au revoir, mes
       petits amis! Suivez Joseph, et dormez bien. Vive la musique, vive la belle
       journée de demain.»
     
       --Après que nos voyageurs eurent pris possession de leurs jolies cellules,
       ils entendirent encore longtemps gronder au loin la gouvernante, comme la
       bise d'hiver sifflant dans les corridors. Quand le mouvement qui annonçait
       le coucher solennel du chanoine eut cessé entièrement, dame Brigide vint
       sur la pointe du pied à la porte de ses jeunes hôtes, et donna lestement
       un tour de clef à chaque serrure pour les enfermer. Joseph, plongé dans le
       meilleur lit qu'il eût rencontré de sa vie, dormait déjà profondément,
       et Consuelo en fit autant de son côté, après avoir ri de bon coeur en
       elle-même des terreurs de Brigide. Elle qui avait tremblé presque toutes
       les nuits durant son voyage, elle faisait trembler à son tour. Elle eût pu
       s'appliquer la fable du lièvre et des grenouilles; mais il me serait
       impossible de vous affirmer que Consuelo connût les fables de La Fontaine.
       Leur mérite était contesté à cette époque par les plus beaux esprits de
       l'univers: Voltaire s'en moquait, et le grand Frédéric, pour singer son
       philosophe les méprisait profondément.
     
     
     
     
       LXXVIII.
     
     
       Au jour naissant, Consuelo, voyant le soleil briller, et se sentant invitée
       à la promenade par les joyeux gazouillements de mille oiseaux qui faisaient
       déjà chère lie dans le jardin essaya de sortir de sa chambre; mais la
       consigne n'était pas encore levée, et dame Brigide tenait toujours ses
       prisonniers sous clef. Consuelo pensa que c'était peut-être une idée
       ingénieuse du chanoine, qui, voulant assurer les jouissances musicales
       de sa journée, avait jugé bon de s'assurer avant tout de la personne des
       musiciens. La jeune fille, rendue hardie et agile par ses habits d'homme,
       examina la fenêtre, vit l'escalade facilitée par une grande vigne soutenue
       d'un solide treillis qui garnissait tout le mur; et, descendant avec
       lenteur et précaution, pour ne point endommager les beaux raisins du
       prieuré, elle atteignit le sol, et s'enfonça dans le jardin, riant en
       elle-même de la surprise et du désappointement de Brigide, lorsqu'elle
       verrait ses précautions déjouées.
     
       Consuelo revit sous un autre aspect les superbes fleurs et les fruits
       somptueux qu'elle avait admirés au clair de la lune. L'haleine du matin
       et la coloration oblique du soleil rose et riant donnaient une poésie
       nouvelle à ces belles productions de la terre. Une robe de satin velouté
       enveloppait les fruits, la rosée se suspendait en perles de cristal à
       toutes les branches, et les gazons glacés d'argent exhalaient cette
       légère vapeur qui semble le souffle aspirateur de la terre s'efforçant
       de rejoindre le ciel et de s'unir à lui dans une subtile effusion d'amour.
       Mais rien n'égalait la fraîcheur et la beauté des fleurs encore toutes
       chargées de l'humidité de la nuit, à cette heure mystérieuse de l'aube où
       elles s'entr'ouvrent comme pour découvrir des trésors de pureté et répandre
       des recherches de parfums que le plus matinal et le plus pur des rayons du
       soleil est seul digne d'entrevoir et de posséder un instant. Le parterre du
       chanoine était un lieu de délices pour un amateur d'horticulture. Aux yeux
       de Consuelo il était trop symétrique et trop soigné. Mais les cinquante
       espèces de roses, les rares et charmants hibiscus, les sauges purpurines,
       les géraniums variés à l'infini, les daturas embaumés, profondes coupes
       d'opales imprégnées de l'ambroisie des dieux; les élégantes asclépiades,
       poisons subtils où l'insecte trouve la mort dans la volupté; les splendides
       cactées, étalant leurs éclatantes rosaces sur des tiges rugueuses
       bizarrement agencées; mille plantes curieuses et superbes que Consuelo
       n'avait jamais vues, et dont elle ne savait ni les noms ni la patrie,
       occupèrent son attention pendant longtemps.
     
       En examinant leurs diverses attitudes et l'expression du sentiment que
       chacune de leurs physionomies semblait traduire, elle cherchait dans son
       esprit le rapport de la musique avec les fleurs, et voulait se rendre
       compte de l'association de ces deux instincts dans l'organisation de
       son hôte. Il y avait longtemps que l'harmonie des sons lui avait semblé
       répondre d'une certaine manière à l'harmonie des couleurs; mais l'harmonie
       de ces harmonies, il lui sembla que c'était le parfum. En cet instant,
       plongée dans une vague et douce rêverie, elle s'imaginait entendre une voix
       sortir de chacune de ces corolles charmantes, et lui raconter les mystères
       de la poésie dans une langue jusqu'alors inconnue pour elle. La rose lui
       disait ses ardentes amours, le lis sa chasteté céleste; le magnolia superbe
       l'entretenait des pures jouissances d'une sainte fierté; et la mignonne
       hépathique lui racontait tout bas les délices de la vie simple et cachée.
       Certaines fleurs avaient de fortes voix qui disaient d'un accent large
       et puissant: «Je suis belle et je règne.» D'autres qui murmuraient avec
       des sons à peine saisissables, mais d'une douceur infinie et d'un charme
       pénétrant: «Je suis petite et je suis aimée,» disaient-elles; et toutes
       ensemble se balançaient en mesure au vent du matin, unissant leurs voix
       dans un choeur aérien qui se perdait peu à peu dans les herbes émues, et
       sous les feuillages avides d'en recueillir le sens mystérieux.
     
       Tout à coup, au milieu de ces harmonies idéales et de cette contemplation
       délicieuse, Consuelo entendit des cris aigus, horribles et bien
       douloureusement humains, partir de derrière les massifs d'arbres qui lui
       cachaient le mur d'enceinte. A ces cris, qui se perdirent dans le silence
       de la campagne, succéda le roulement d'une voiture, puis la voiture parut
       s'arrêter, et l'on frappa à grands coups sur la grille de fer qui fermait
       le jardin de ce côté-là. Mais, soit que tout le monde fût encore endormi
       dans la maison, soit que personne ne voulût répondre, on frappa vainement
       à plusieurs reprises, et les cris perçants d'une voix de femme, entrecoupés
       par les jurements énergiques d'une voix d'homme qui appelait au secours,
       frappèrent les murs du prieuré et n'éveillèrent pas plus d'échos sur ces
       pierres insensibles que dans le coeur de ceux qui les habitaient. Toutes
       les fenêtres de cette façade étaient si bien calfeutrées pour protéger
       le sommeil du chanoine, qu'aucun bruit extérieur ne pouvait percer les
       volets de plein chêne garnis de cuir et rembourrés de crin. Les valets,
       occupés dans le préau situé derrière ce bâtiment, n'entendaient pas les
       cris; il n'y avait pas de chiens dans le prieuré. Le chanoine n'aimait pas
       ces gardiens importuns qui, sous prétexte d'écarter les voleurs, troublent
       le repos de leurs maîtres. Consuelo essaya de pénétrer dans l'habitation
       pour signaler l'approche de voyageurs en détresse; mais tout était si bien
       fermé qu'elle y renonça, et, suivant son impulsion, elle courut à la grille
       d'où partait le bruit.
     
       Une voiture de voyage, tout encombrée de paquets, et toute blanchie par la
       poussière d'une longue route, était arrêtée devant l'allée principale du
       jardin. Les postillons étaient descendus de cheval et tâchaient d'ébranler
       cette porte inhospitalière tandis que des gémissements et des plaintes
       sortaient de la voiture.
     
       «Ouvrez, cria-t-on à Consuelo, si vous êtes des chrétiens! Il y a là une
       dame qui se meurt.
     
       --Ouvrez! s'écria en se penchant à la portière une femme dont les traits
       étaient inconnus à Consuelo, mais dont l'accent vénitien la frappa
       vivement. Madame va mourir, si on ne lui donne l'hospitalité au plus vite.
       Ouvrez donc, si vous êtes des hommes!»
     
       Consuelo, sans songer aux résultats de son premier mouvement, s'efforça
       d'ouvrir la grille; mais elle était fermée d'un énorme cadenas dont la clef
       était vraisemblablement dans la poche de dame Brigide. La sonnette était
       également arrêtée par un ressort à secret. Dans ce pays tranquille et
       honnête, de telles précautions n'avaient pas été prises contre les
       malfaiteurs, mais bien contre le bruit et le dérangement des visites trop
       tardives ou trop matinales. Il fut impossible à Consuelo de satisfaire
       au voeu de son coeur, et elle supporta douloureusement les injures de la
       femme de chambre qui, en parlant vénitien à sa maîtresse, s'écriait avec
       impatience:
     
       «L'imbécile! le petit maladroit, qui ne sait pas ouvrir une porte!»
     
       Les postillons allemands, plus patients et plus calmes, s'efforçaient
       d'aider Consuelo, mais sans plus de succès, lorsque la dame malade,
       s'avançant à son tour à la portière, cria d'une voix forte en mauvais
       allemand:
     
       Hé, par le sang du diable! allez donc chercher quelqu'un pour ouvrir,
       misérable petit animal que vous êtes!
     
       Cette apostrophe énergique rassura Consuelo sur le trépas imminent de la
       dame. «Si elle est près de mourir, pensa-t-elle, c'est au moins de mort
       violente,» et, adressant la parole en vénitien à cette voyageuse dont
       l'accent n'était pas plus problématique que celui de sa suivante;
     
       «Je n'appartiens pas à cette maison, lui dit-elle, j'y ai reçu
       l'hospitalité cette nuit; je vais tâcher d'éveiller les maîtres, ce qui ne
       sera ni prompt, ni facile. Êtes-vous dans un tel danger, Madame, que vous
       ne puissiez attendre un peu ici sans vous désespérer?
     
       --J'accouche, imbécile! cria la voyageuse; je n'ai pas le temps d'attendre:
       cours, crie, casse tout, amène du monde, et fais-moi entrer ici, tu seras
       bien payé de ta peine...»
     
       Elle se remit à jeter les hauts cris, et Consuelo sentit trembler ses
       genoux; cette figure, cette voix ne lui étaient pas inconnues...
     
       «Le nom de votre maîtresse! cria-t-elle à la femme de chambre.
     
       --Eh! qu'est-ce que cela te fait? Cours donc, malheureux! dit la soubrette
       toute bouleversée. Ah! si tu perds du temps, tu n'auras rien de nous!
     
       --Eh! je ne veux rien de vous non plus, répondit Consuelo avec feu; mais
       je veux savoir qui vous êtes. Si votre maîtresse est musicienne, vous serez
       reçus ici d'emblée, et, si je ne me trompe pas, elle est une chanteuse
       célèbre.
     
       --Va, mon petit, dit la dame en mal d'enfant, qui, dans l'intervalle entre
       chaque douleur aiguë, retrouvait beaucoup de sang-froid et d'énergie,
       tu ne te trompes pas; va dire aux habitants de cette maison que la fameuse
       Corilla est près de mourir, si quelque âme de chrétien ou d'artiste ne
       prend pitié de sa position. Je paierai... dis que je paierai largement.
       Hélas! Sofia, dit-elle à sa suivante, fais-moi mettre par terre, je
       souffrirai moins étendue sur le chemin que dans cette infernale voiture!»
     
       Consuelo courait déjà vers le prieuré, résolue de faire un bruit
       épouvantable et de parvenir à tout prix jusqu'au chanoine. Elle ne songeait
       déjà plus à s'étonner et à s'émouvoir de l'étrange hasard qui amenait en
       ce lieu sa rivale, la cause de tous ses malheurs; elle n'était occupée que
       du désir de lui porter secours. Elle n'eut pas la peine de frapper, elle
       trouva Brigide qui, attirée enfin par les cris, sortait de la maison,
       escortée du jardinier et du valet de chambre.
     
       «Belle histoire! répondit-elle avec dureté, lorsque Consuelo lui eut exposé
       le fait. N'y allez pas, André, ne bougez d'ici, maître jardinier! Ne
       voyez-vous pas que c'est un coup monté par ces bandits pour nous dévaliser
       et nous assassiner? Je m'attendais à cela! une alerte, une feinte! une
       bande de scélérats rôdant autour de la maison, tandis que ceux à qui nous
       avons donné asile tâcheraient de les faire entrer sous un honnête prétexte.
       Aller chercher vos fusils, Messieurs, et soyez prêts à assommer cette
       prétendue dame en mal d'enfant qui porte des moustaches et des pantalons.
       Ah bien, oui! une femme en couche! Quand cela serait, prend-elle notre
       maison pour un hôpital? Nous n'avons pas de sage-femme ici, je n'entends
       rien à un pareil office, et monsieur le chanoine n'aime pas les
       vagissements. Comment une dame se serait-elle mise en route étant sur son
       terme? Et si elle l'a fait, à qui la faute? pouvons-nous l'empêcher de
       souffrir? qu'elle accouche dans sa voiture, elle y sera tout aussi bien
       que chez nous, où nous n'avons rien de disposé pour une pareille aubaine.»
     
       Ce discours, commencé pour Consuelo, et grommelé tout le long de l'allée,
       fut achevé à la grille pour la femme de chambre de Corilla. Tandis que les
       voyageuses, après avoir parlementé en vain, échangeaient des reproches,
       des invectives, et même des injures avec l'intraitable gouvernante,
       Consuelo, espérant dans la bonté et dans le dilettantisme du chanoine,
       avait pénétré dans la maison. Elle chercha en vain la chambre du maître;
       elle ne fit que s'égarer dans cette vaste habitation dont elle ne
       connaissait pas les détours. Enfin elle rencontra Haydn qui la cherchait,
       et qui lui dit avoir vu le chanoine entrer dans son orangerie. Ils s'y
       rendirent ensemble, et virent le digne personnage venir à leur rencontre,
       sous un berceau de jasmin, avec un visage frais et riant comme la belle
       matinée d'automne qu'il faisait ce jour-là. En regardant cet homme affable
       marcher dans sa bonne douillette ouatée, sur des sentiers où son pied
       délicat ne risquait pas de trouver un caillou dans le sable fin et
       fraîchement passé au râteau, Consuelo ne douta pas qu'un être si heureux,
       si serein dans sa conscience et si satisfait dans tous ses voeux, ne fût
       charmé de faire une bonne action. Elle commençait à lui exposer la requête
       de la pauvre Corilla, lorsque Brigide, apparaissant tout à coup lui coupa
       la parole et parla en ces termes:
     
       «Il y a là-bas à votre porte une vagabonde, une chanteuse de théâtre, qui
       se dit fameuse, et qui a l'air et le ton d'une dévergondée. Elle se dit
       en mal d'enfant, crie et jure comme trente démons; elle prétend accoucher
       chez vous; voyez si cela vous convient!»
     
       Le chanoine fit un geste de dégoût et de refus.
     
       «Monsieur le chanoine, dit Consuelo, quelle que soit cette femme,
       elle souffre, sa vie est peut-être en danger ainsi que celle d'une
       innocente créature que Dieu appelle en ce monde, et que la religion vous
       commande peut-être d'y recevoir chrétiennement et paternellement. Vous
       n'abandonnerez pas cette malheureuse, vous ne la laisserez pas gémir et
       agoniser à votre porte.
     
       --Est-elle mariée? demanda froidement le chanoine après un instant de
       réflexion.
     
       --Je l'ignore; il est possible qu'elle le soit. Mais qu'importe? Dieu lui
       accorde le bonheur d'être mère: lui seul a le droit de la juger...
     
       --Elle a dit son nom, monsieur le chanoine, reprit la Brigide avec force;
       et vous la connaissez, vous qui fréquentez tous les histrions de Vienne.
       Elle s'appelle Corilla.
     
       --Corilla! s'écria le chanoine. Elle est déjà venue à Vienne, j'en ai
       beaucoup entendu parler. C'était une belle voix, dit-on.
     
       --En faveur de sa belle voix, faites-lui ouvrir la porte; elle est par
       terre sur le sable du chemin, dit Consuelo.
     
       --Mais c'est une femme de mauvaise vie, reprit le chanoine. Elle a fait du
       scandale à Vienne, il y a deux ans.
     
       --Et il y a beaucoup de gens jaloux de votre bénéfice, monsieur le
       chanoine! vous m'entendez? Une femme perdue qui accoucherait dans votre
       maison... cela ne serait point présenté comme un hasard, encore moins
       comme une oeuvre de miséricorde. Vous savez que le chanoine Herbert a
       des prétentions au jubilariat, et qu'il a déjà fait déposséder un jeune
       confrère, sous prétexte qu'il négligeait les offices pour une dame qui
       se confessait toujours à lui à ces heures-là. Monsieur le chanoine, un
       bénéfice comme le vôtre est plus facile à perdre qu'à gagner!»
     
       Ces paroles firent sur le chanoine une impression soudaine et décisive.
       Il les recueillit dans le sanctuaire de sa prudence, quoiqu'il feignît de
       les avoir à peine écoutées.
     
       «Il y a, dit-il, une auberge à deux cents pas d'ici: que cette dame s'y
       fasse conduire. Elle y trouvera tout ce qu'il lui faut, et y sera plus
       commodément et plus convenablement que chez un garçon. Allez lui dire cela,
       Brigide, avec politesse, avec beaucoup de politesse, je vous en prie.
       Indiquez l'auberge aux postillons. Vous, mes enfants, dit-il à Consuelo
       et à Joseph, venez essayer avec moi une fugue de Bach pendant qu'on nous
       servira le déjeuner.
     
       --Monsieur le chanoine, dit Consuelo émue, abandonnerez-vous...
     
       --Ah! dit le chanoine en s'arrêtant d'un air consterné, voilà mon plus beau
       volkameria desséché. J'avais bien dit au jardinier qu'il ne l'arrosait pas
       assez souvent! La plus rare et la plus admirable plante de mon jardin!
       c'est une fatalité, Brigide! voyez donc! Appelez-moi le jardinier,
       que je le gronde.
     
       --Je vais d'abord chasser la fameuse Corilla de votre porte, répondit
       Brigide en s'éloignant.
     
       --Et vous y consentez, vous l'ordonnez monsieur le chanoine? s'écria
       Consuelo indignée.
     
       --Il m'est impossible de faire autrement, répondit-il d'une voix douce,
       mais avec un ton dont le calme annonçait une résolution inébranlable.
       Je désire qu'on ne m'en parle pas davantage. Venez donc, je vous attends
       pour faire de la musique.
     
       --Il n'est plus de musique pour nous ici, reprit Consuelo avec énergie.
       Vous ne seriez pas capable de comprendre Bach, vous qui n'avez pas
       d'entrailles humaines. Ah! périssent vos fleurs et vos fruits! puisse la
       gelée dessécher vos jasmins et fendre vos plus beaux arbres! Cette terre
       féconde, qui vous donne tout à profusion, devrait ne produire pour vous que
       des ronces; car vous n'avez pas de coeur, et vous volez les dons du ciel,
       que vous ne savez pas faire servir à l'hospitalité!»
     
       En parlant ainsi, Consuelo laissa le chanoine ébahi regarder autour de lui,
       comme s'il eût craint de voir la malédiction céleste invoquée par cette âme
       brûlante tomber sur ses volkamerias précieux et sur ses anémones chéries.
       Elle courut à la grille qui était restée fermée, et elle l'escalada pour
       sortir, afin de suivre la voiture de Corilla qui se dirigeait au pas
       vers le misérable cabaret, gratuitement décoré du titre d'auberge par le
       chanoine.
     
     
     
     
       LXXIX.
     
     
       Joseph Haydn, habitué désormais à se laisser emporter par les subites
       résolutions de son amie, mais doué d'un caractère plus prévoyant et plus
       calme, la rejoignit après avoir été reprendre le sac de voyage, la musique
       et le violon surtout, le gagne-pain, le consolateur et le joyeux compagnon
       du voyage. Corilla fut déposée sur un de ces mauvais lits des auberges
       allemandes, où il faut choisir, tant ils sont exigus, de faire dépasser
       la tête ou les pieds. Par malheur, il n'y avait pas de femme dans cette
       bicoque; la maîtresse était allée en pèlerinage à six lieues de là, et la
       servante avait été conduire la vache au pâturage. Un vieillard et un enfant
       gardaient la maison; et, plus effrayés que satisfaits d'héberger une si
       riche voyageuse, ils laissaient mettre leurs pénates au pillage, sans
       songer au dédommagement qu'ils pourraient en retirer. Le vieux était sourd,
       et l'enfant se mit en campagne pour aller chercher la sage-femme du village
       voisin, qui n'était pas à moins d'une lieue de distance. Les postillons
       s'inquiétaient beaucoup plus de leurs chevaux, qui n'avaient rien à manger,
       que de leur voyageuse; et celle-ci, abandonnée aux soins de sa femme de
       chambre, qui avait perdu la tête et criait presque aussi haut qu'elle,
       remplissait l'air de ses gémissements, qui ressemblaient à ceux d'une
       lionne plus qu'à ceux d'une femme.
     
       Consuelo, saisie d'effroi et de pitié, résolut de ne pas abandonner cette
       malheureuse créature.
     
       «Joseph, dit-elle à son camarade, retourne au prieuré, quand même tu
       devrais y être mal reçu; il ne faut pas être orgueilleux quand on demande
       pour les autres. Dis au chanoine qu'il faut envoyer ici du linge, du
       bouillon, du vin vieux, des matelas, des couvertures, enfin tout ce qui
       est nécessaire à une personne malade. Parle-lui avec douceur, avec force,
       et promets-lui, s'il le faut, que nous irons lui faire de la musique,
       pourvu qu'il envoie des secours à cette femme.»
     
       Joseph partit, et la pauvre Consuelo assista à cette scène repoussante
       d'une femme sans foi et sans entrailles, subissant, avec des imprécations
       et des blasphèmes, l'auguste martyre de la maternité. La chaste et pieuse
       enfant frissonnait à la vue de ces tortures que rien ne pouvait adoucir,
       puisqu'au lieu d'une sainte joie et d'une religieuse espérance, le
       déplaisir et la colère remplissaient le coeur de Corilla. Elle ne cessait
       de maudire sa destinée, son voyage, le chanoine et sa gouvernante, et
       jusqu'à l'enfant qu'elle allait mettre au monde. Elle brutalisait sa
       suivante, et achevait de la rendre incapable de tout service intelligent.
       Enfin elle s'emporta contre cette pauvre fille, au point de lui dire:
     
       «Va, je te soignerai de même, quand tu passeras par la même épreuve; car
       toi aussi tu es grosse, je le sais fort bien, et je t'enverrai accoucher à
       l'hôpital. Ote-toi de devant mes yeux: tu me gênes et tu m'irrites.»
     
       La Sofia, furieuse et désolée, s'en alla pleurer dehors; et Consuelo,
       restée seule avec la maîtresse d'Anzoleto et de Zustiniani, essaya de la
       calmer et de la secourir. Au milieu de ses tourments et de ses fureurs,
       la Corilla conservait une sorte de courage brutal et de force sauvage qui
       dévoilaient toute l'impiété de sa nature fougueuse et robuste. Lorsqu'elle
       éprouvait un instant de répit, elle redevenait stoïque et même enjouée.
     
       «Parbleu! dit-elle tout d'un coup à Consuelo, qu'elle ne reconnaissait
       pas du tout, ne l'ayant jamais vue que de loin ou sur la scène dans des
       costumes bien différents de celui qu'elle portait en cet instant, voilà
       une belle aventure, et bien des gens ne voudront pas me croire quand je
       leur dirai que je suis accouchée dans un cabaret avec un médecin de ton
       espèce; car tu m'as l'air d'un petit zingaro, toi, avec ta mine brune et
       ton grand oeil noir. Qui es-tu? d'où sors-tu? comment te trouves-tu ici,
       et pourquoi me sers-tu? Ah! tiens, ne me le dis pas, je ne pourrais pas
       t'entendre, je souffre trop. Ah! _misera, me!_ Pourvu que je ne meure
       pas! Oh non! je ne mourrai pas! je ne veux pas mourir! Zingaro, tu ne
       m'abandonnes pas? reste là, reste là, ne me laisse pas mourir, entends-tu
       bien?»
     
       Et les cris recommençaient, entrecoupés de nouveaux blasphèmes.
     
       «Maudit enfant! disait-elle, je voudrais t'arracher de mon flanc, et te
       jeter loin de moi!
     
       --Oh! ne dites pas cela! s'écria Consuelo glacée d'épouvante; vous
       allez être mère, vous allez être heureuse de voir votre enfant, vous ne
       regretterez pas d'avoir souffert!
     
       --Moi? dit la Corilla avec un sang-froid cynique, tu crois que j'aimerai
       cet enfant-là! Ah! que tu te trompes! Le beau plaisir que d'être mère,
       comme si je ne savais pas ce qui en est! Souffrir pour accoucher,
       travailler pour nourrir ces malheureux que leurs pères renient, les
       voir souffrir eux-mêmes, ne savoir qu'en faire, souffrir pour les
       abandonner... car, après tout, on les aime... mais je n'aimerai pas
       celui-là. Oh! je jure Dieu que je ne l'aimerai pas! que je le haïrai comme
       je hais son père!...»
     
       Et Corilla, dont l'air froid et amer cachait un délire croissant, s'écria
       dans un de ces mouvements exaspérés qu'une souffrance atroce inspire aux
       femmes:
     
       «Ah! maudit! trois fois maudit soit le père de cet enfant-là!»
     
       Des cris inarticulés la suffoquèrent, elle mit en pièces le fichu qui
       cachait son robuste sein pantelant de douleur et de rage; et, saisissant
       le bras de Consuelo sur lequel elle imprima ses ongles crispés par la
       torture, elle s'écria en rugissant:
     
       «Maudit! maudit! maudit soit le vil, l'infâme Anzoleto!»
     
       La Sofia rentra en cet instant, et un quart d'heure après, ayant réussi à
       délivrer sa maîtresse, elle jeta sur les genoux de Consuelo le premier
       oripeau qu'elle arracha au hasard d'une malle ouverte à la hâte. C'était
       un manteau de théâtre, en salin fané, bordé de franges de clinquant.
       Ce fut dans ce lange improvisé que la noble et pure fiancée d'Albert reçut
       et enveloppa l'enfant d'Anzoleto et de Corilla.
     
       «Allons, Madame, consolez-vous, dit la pauvre soubrette avec un accent de
       bonté simple et sincère: vous êtes heureusement accouchée, et vous avez
       une belle petite fille.
     
       --Fille ou garçon, je ne souffre plus, répondit la Corilla en se relevant
       sur son coude, sans regarder son enfant; donne-moi un grand verre de vin.»
     
       Joseph venait d'en apporter du prieuré, et du meilleur. Le chanoine s'était
       exécuté généreusement, et bientôt la malade eut à discrétion tout ce que
       son état réclamait. Corilla souleva d'une main ferme le gobelet d'argent
       qu'on lui présentait, et le vida avec l'aplomb d'une vivandière; puis,
       se jetant sur les bons coussins du chanoine, elle s'y endormit aussitôt
       avec la profonde insouciance que donnent un corps de fer et une âme de
       glace. Pendant son sommeil, l'enfant fut convenablement emmailloté, et
       Consuelo alla chercher dans la prairie voisine une brebis qui lui servit
       de première nourrice. Lorsque la mère s'éveilla, elle se fit soulever par
       la Sofia; et, ayant encore avalé un verre de vin, elle se recueillit un
       instant; Consuelo; tenant l'enfant dans ses bras, attendait le réveil de
       la tendresse maternelle: Corilla avait bien autre chose en tête. Elle posa
       sa voix en _ut_ majeur, et fit gravement une gamme de deux octaves. Alors
       elle frappa ses mains l'une dans l'autre, en s'écriant:
     
       «_Brava_, Corilla! tu n'as rien perdu de ta voix, et tu peux faire des
       enfants tant qu'il te plaira!»
     
       Puis elle éclata de rire, embrassa la Sofia, et lui mit au doigt un diamant
       qu'elle avait au sien, en lui disant:
     
       «C'est pour te consoler des injures que je t'ai dites. Où est mon petit
       singe? Ah! mon Dieu, s'écria-t-elle en regardant son enfant, il est blond,
       il lui ressemble! Tant pis pour lui! malheur à lui; ne défaites pas tant de
       malles, Sofia! à quoi songez-vous! croyez-vous que je veuille rester ici?
       Allons donc! vous êtes sotte, et vous ne savez pas encore ce que c'est que
       la vie. Demain, je compte bien me remettre en route. Ah! zingaro, tu portes
       les enfants comme une vraie femme. Combien veux-tu pour tes soins et pour
       ta peine? Sais-tu, Sofia, que jamais je n'ai été mieux soignée et mieux
       servie? Tu es donc de Venise, mon petit ami? m'as-tu entendue chanter?»
     
       Consuelo ne répondit rien à ces questions, dont on n'eût pas écouté la
       réponse. La Corilla lui faisait horreur. Elle remit l'enfant à la servante
       du cabaret, qui venait de rentrer et qui paraissait une bonne créature;
       puis elle appela Joseph et retourna avec lui au prieuré.
     
       «Je ne m'étais pas engagé, lui dit, chemin faisant, son compagnon, à vous
       ramener au chanoine. Il paraissait honteux de sa conduite, quoiqu'il
       affectât beaucoup de grâce et d'enjouement; malgré son égoïsme, ce n'est
       pas un méchant homme. Il s'est montré vraiment heureux d'envoyer à la
       Corilla tout ce qui pouvait lui être utile.
     
       --Il y a des âmes si dures et si affreuses, répondit Consuelo, que les âmes
       faibles doivent faire plus de pitié que d'horreur. Je veux réparer mon
       emportement envers ce pauvre chanoine; et puisque la Corilla n'est pas
       morte, puisque, comme on dit, la mère et l'enfant se portent bien, puisque
       notre chanoine y a contribué autant qu'il l'a pu, sans compromettre la
       possession de son cher bénéfice, je veux le remercier. D'ailleurs, j'ai mes
       raisons pour rester au prieuré jusqu'au départ de la Corilla. Je te les
       dirai demain.»
     
       La Brigide était allée visiter une ferme voisine, et Consuelo, qui
       s'attendait à affronter ce cerbère, eut le plaisir d'être reçue par le
       doucereux et prévenant André.
     
       «Eh! arrivez donc, mes petits amis, s'écria-t-il en leur ouvrant la marche
       vers les appartements du maître; M. le chanoine est d'une mélancolie
       affreuse. Il n'a presque rien mangé à son déjeuner, et il a interrompu
       trois fois sa sieste. Il a eu deux grands chagrins aujourd'hui; il a
       perdu son plus beau volkameria et l'espérance d'entendre de la musique.
       Heureusement vous voilà de retour, et une de ses peines sera adoucie.
     
       --Se moque-t-il de son maître ou de nous? dit Consuelo à Joseph.
     
       --L'un et l'autre, répondit Haydn. Pourvu que le chanoine ne nous boude
       pas, nous allons nous amuser.»
     
       Loin de bouder, le chanoine les reçut à bras ouverts, les força de
       déjeuner, et ensuite se mit au piano avec eux. Consuelo lui fit comprendre
       et admirer les préludes admirables du grand Bach, et, pour achever de
       le mettre de bonne humeur, elle lui chanta les plus beaux airs de son
       répertoire, sans chercher à déguiser sa voix, et sans trop s'inquiéter de
       lui laisser deviner son sexe et son âge. Le chanoine était déterminé à
       ne rien deviner et à jouir avec délices de ce qu'il entendait. Il était
       véritablement amateur passionné de musique, et ses transports eurent une
       sincérité et une effusion dont Consuelo ne put se défendre d'être touchée.
     
       «Ah! cher enfant, noble enfant, heureux enfant, s'écriait le bonhomme
       les larmes aux yeux, tu fais de ce jour le plus beau de ma vie. Mais que
       deviendrai-je désormais? Non, je ne pourrai supporter la perte d'une telle
       jouissance, et l'ennui me consumera; je ne pourrai plus faire de musique;
       j'aurai l'âme remplie d'un idéal que tout me fera regretter! Je n'aimerai
       plus rien, pas même mes fleurs.
     
       --Et vous aurez grand tort, monsieur le chanoine, répondit Consuelo;
       car vos fleurs chantent mieux que moi.
     
       --Que dis-tu? mes fleurs chantent? Je ne les ai jamais entendues.
     
       --C'est que vous ne les avez jamais écoutées, Moi, je les ai entendues
       ce matin, j'ai surpris leurs mystères, et j'ai compris leur mélodie.
     
       --Tu es un étrange enfant, un enfant de génie! s'écria le chanoine en
       caressant la tête brune de Consuelo avec une chasteté paternelle; tu portes
       la livrée de la misère, et tu devrais être porté en triomphe. Mais qui
       es-tu, dis-moi, où as-tu appris ce que tu sais?
     
       --Le hasard, la nature, monsieur le chanoine!
     
       --Ah! tu me trompes, dit malignement le chanoine, qui avait toujours le mot
       pour rire; tu es quelque fils de Caffarelli ou de Farinello! Mais, écoutez,
       mes enfants, ajouta-t-il d'un air sérieux et animé: je ne veux plus que
       vous me quittiez. Je me charge de vous; restez avec moi. J'ai de la
       fortune, je vous en donnerai. Je serai pour vous ce que Gravina a été
       pour Metastasio. Ce sera mon bonheur, ma gloire. Attachez-vous à moi;
       il ne s'agira que d'entrer dans les ordres mineurs. Je vous ferai avoir
       quelques jolis bénéfices, et après ma mort vous trouverez quelques bonnes
       petites économies que je ne prétends pas laisser à cette harpie de
       Brigide.»
     
       Comme le chanoine disait cela, Brigide entra brusquement et entendit ses
       dernières paroles.
     
       «Et moi, s'écria-t-elle d'une voix glapissante et avec des larmes de rage,
       je ne prétends pas vous servir davantage. C'est assez longtemps sacrifier
       ma jeunesse et ma réputation à un maître ingrat.
     
       --Ta réputation? ta jeunesse? interrompit moqueusement le chanoine sans
       se déconcerter. Eh! tu te flattes, ma pauvre vieille; ce qu'il te plaît
       d'appeler l'une protège l'autre.
     
       --Oui, oui, raillez, répliqua-t-elle; mais préparez-vous à ne plus me
       revoir. Je quitte de ce pas une maison où je ne puis établir aucun ordre
       et aucune décence. Je voulais vous empêcher de faire des folies, de
       gaspiller votre bien, de dégrader votre rang; mais je vois que c'était
       en vain. Votre caractère, faible et votre mauvaise étoile vous poussent à
       votre perte, et les premiers saltimbanques qui vous tombent sous la main
       vous tournent si bien la tête, que vous êtes tout prêt à vous laisser
       dévaliser par eux. Allons, allons, il y a longtemps que le chanoine Herbert
       me demande à son service et m'offre de plus beaux avantages que ceux que
       vous me faites. Je suis lasse de tout ce que je vois ici. Faites-moi mon
       compte. Je ne passerai pas la nuit sous votre toit.
     
       --En sommes-nous là? dit le chanoine avec calme. Eh bien, Brigide, tu me
       fais grand plaisir, et puisses-tu ne pas te raviser. Je n'ai jamais chassé
       personne, et je crois que j'aurais le diable à mon service que je ne
       le mettrais pas dehors, tant je suis débonnaire; mais si le diable me
       quittait, je lui souhaiterais un bon voyage et chanterais un _Magnificat_
       à son départ. Va faire ton paquet, Brigide; et quant à tes comptes,
       fais-les toi-même, mon enfant. Tout ce que tu voudras, tout ce que je
       possède, si tu veux, pourvu que tu t'en ailles bien vite.
     
       --Eh! monsieur le chanoine, dit Haydn tout ému de cette scène domestique,
       vous regretterez une vieille servante qui vous paraît fort attachée...
     
       --Elle est attachée à mon bénéfice, répondit le chanoine, et moi, je ne
       regretterai que son café.
     
       --Vous vous habituerez à vous passer de bon café, monsieur le chanoine,
       dit l'austère Consuelo avec fermeté, et vous ferez bien. Tais-toi, Joseph,
       et ne parle pas pour elle. Je veux le dire devant elle, moi, parce que
       c'est la vérité. Elle est méchante et elle est nuisible à son maître.
       Il est bon, lui; la nature l'a fait noble et généreux. Mais cette fille
       le rend égoïste. Elle refoule les bons mouvements de son âme; et s'il la
       garde, il deviendra dur et inhumain comme elle. Pardonnez-moi, monsieur le
       chanoine, si je vous parle ainsi. Vous m'avez fait tant chanter, et vous
       m'avez tant poussé à l'exaltation en manifestant la vôtre, que je suis
       peut-être un peu hors de moi. Si j'éprouve une sorte d'ivresse, c'est votre
       faute; mais soyez sûr que la vérité parle dans ces ivresses-là, parce
       qu'elles sont nobles et développent en nous ce que nous avons de meilleur.
       Elles nous mettent le coeur sur les lèvres, et c'est mon coeur qui vous
       parle en ce moment. Quand je serai calme, je serai plus respectueux et
       non plus sincère. Croyez-moi, je ne veux pas de votre fortune, je n'en ai
       aucune envie, aucun besoin. Quand je voudrai, j'en aurai plus que vous,
       et la vie d'artiste est vouée à tant de hasards, que vous me survivrez
       peut-être. Ce sera peut-être à moi de vous inscrire sur mon testament,
       en reconnaissance de ce que vous avez voulu faire le vôtre en ma faveur.
       Demain nous partons pour ne vous revoir peut-être jamais; mais nous
       partirons le coeur plein de joie, de respect, d'estime et de reconnaissance
       pour vous si vous renvoyez madame Brigide, à qui je demande bien pardon de
       ma façon de penser.»
     
       Consuelo parlait avec tant de feu, et la franchise de son caractère se
       peignait si vivement dans tous ses traits, que le chanoine en fut frappé
       comme d'un éclair.
     
       «Va-t'en, Brigide, dit-il à sa gouvernante d'un air digne et ferme. La
       vérité parle par la bouche des enfants, et cet enfant-là a quelque chose
       de grand dans l'esprit. Va-t'en, car tu m'as fait faire ce matin une
       mauvaise action, et tu m'en ferais faire d'autres, parce que je suis
       faible et parfois craintif. Va-t'en, parce que tu me rends malheureux, et
       que cela ne peut pas te faire faire ton salut; va-t'en, ajouta-t-il en
       souriant, parce que tu commences à brûler trop ton café et à tourner toutes
       les crèmes où tu mets le nez.»
     
       Ce dernier reproche fut plus sensible à Brigide que tous les autres, et
       Son orgueil, blessé à l'endroit le plus irritable, lui ferma la bouche
       complètement. Elle se redressa, jeta sur le chanoine un regard de pitié,
       presque de mépris, et sortit d'un air théâtral. Deux heures après, cette
       reine dépossédée quittait le prieuré, après l'avoir un peu mis au pillage.
       Le chanoine ne voulut pas s'en apercevoir, et à l'air de béatitude qui se
       Répandit sur son visage, Haydn reconnut que Consuelo lui avait rendu un
       véritable service. A dîner, cette dernière, pour l'empêcher d'éprouver
       le moindre regret, lui fit du café à la manière de Venise, qui est bien
       la première manière du monde. André se mit aussitôt à l'étude sous sa
       direction, et le chanoine déclara qu'il n'avait dégusté meilleur café de
       sa vie. On fit encore de la musique le soir, après avoir envoyé demander
       des nouvelles de la Corilla, qui était déjà assise, leur dit-on, sur le
       fauteuil que le chanoine lui avait envoyé. On se promena au clair de la
       lune dans le jardin, par une soirée magnifique. Le chanoine, appuyé sur
       le bras de Consuelo, ne cessait de la supplier d'entrer dans les ordres
       mineurs et de s'attacher à lui comme fils adoptif.
     
       «Prenez garde, lui dit Joseph lorsqu'ils rentrèrent dans leurs chambres;
       ce bon chanoine s'éprend de vous un peu trop sérieusement.
     
       --Rien ne doit inquiéter en voyage, lui répondit-elle. Je ne serai pas
       plus abbé que je n'ai été trompette. M. Mayer, le comte Hoditz et le
       chanoine ont tous compté sans le lendemain.»
     
     
     
     
       LXXX.
     
     
       Cependant Consuelo souhaita le bonsoir à Joseph, et se retira dans sa
       chambre sans lui avoir donné, comme il s'y attendait, le signal du départ
       pour le retour de l'aube. Elle avait ses raisons pour ne pas se hâter, et
       Joseph attendit qu'elle les lui confiât, enchanté de passer quelques heures
       de plus avec elle dans cette jolie maison, tout en menant cette bonne vie
       de chanoine qui ne lui déplaisait pas. Consuelo se permit de dormir la
       grasse matinée, et de ne paraître qu'au second déjeuner du chanoine.
       Celui-ci avait l'habitude de se lever de bonne heure, de prendre un repas
       léger et friand, de se promener dans ses jardins et dans ses serres pour
       examiner ses plantes, un bréviaire à la main; et d'aller faire un second
       somme en attendant le déjeuner à la fourchette.
     
       «Notre voisine la voyageuse se porte bien, dit-il à ses jeunes hôtes dès
       qu'il les vit paraître. J'ai envoyé André lui faire son déjeuner. Elle a
       exprimé beaucoup de reconnaissance pour nos attentions, et, comme elle
       se dispose à partir aujourd'hui pour Vienne, contre toute prudence, je
       l'avoue, elle vous fait prier d'aller la voir, afin de vous récompenser
       du zèle charitable que vous lui avez montré. Ainsi, mes enfants, déjeunez
       vite; et rendez-vous auprès d'elle; sans doute elle vous destine quelque
       joli présent.
     
       --Nous déjeunerons aussi lentement qu'il vous plaira, monsieur le chanoine,
       répondit Consuelo, et nous n'irons pas voir la malade; elle n'a plus besoin
       de nous, et nous n'aurons jamais besoin de ses présents.
     
       --Singulier enfant! dit le chanoine émerveillé. Ton désintéressement
       romanesque, ta générosité enthousiaste, me gagnent le coeur à tel point,
       que jamais, je le sens, je ne pourrai consentir à me séparer de toi...»
     
       Consuelo sourit, et l'on se mit à table. Le repas fut exquis et dura bien
       deux heures; mais le dessert fut autre que le chanoine ne s'y attendait.
     
       «Monsieur le révérend, dit André en paraissant à la porte, voici la mère
       Berthe, la femme du cabaret voisin, qui vous apporte une grande corbeille
       de la part de l'accouchée.
     
       --C'est l'argenterie que je lui ai prêtée, répondit le chanoine. André,
       recevez-la, c'est votre affaire. Elle part donc décidément cette dame?
     
       --Monsieur le révérend, elle est partie.
     
       --Déjà! c'est une folle! Elle veut se tuer cette diablesse-là!
     
       --Non, monsieur le chanoine, dit Consuelo, elle ne veut pas se tuer, et
       elle ne se tuera pas.
     
       --Eh bien, André, que faites-vous là d'un air cérémonieux? dit le chanoine
       à son valet.
     
       --Monsieur le révérend, c'est que la mère Berthe refuse de me remettre la
       corbeille; elle dit qu'elle ne la remettra qu'à vous, et qu'elle a quelque
       chose à vous dire.
     
       --Allons, c'est un scrupule ou une affectation de dépositaire. Fais-la
       entrer, finissons-en.»
     
       La vieille femme fut introduite, et, après avoir fait de grandes
       révérences, elle déposa sur la table une grande corbeille couverte d'un
       voile. Consuelo y porta une main empressée, tandis que le chanoine tournait
       la tête vers Berthe; et ayant un peu écarté le voile, elle le referma
       en disant tout bas à Joseph:
     
       «Voilà ce que j'attendais, voilà pourquoi je suis restée. Oh! oui, j'en
       étais sûre: Corilla devait agir ainsi.»
     
       Joseph, qui n'avait pas eu le temps d'apercevoir le contenu de la
       corbeille, regardait sa compagne d'un air étonné.
     
       «Eh bien, mère Berthe, dit le chanoine, vous me rapportez les objets que
       j'ai prêtés à votre hôtesse? C'est bon, c'est bon. Je n'en étais pas en
       peine, et je n'ai pas besoin d'y regarder pour être sûr qu'il n'y manque
       rien.»
     
       --Monsieur le révérend, répondit la vieille, ma servante a tout apporté;
       j'ai tout remis à _vos officiers_. Il n'y manque rien en effet, et je suis
       bien tranquille là-dessus. Mais cette corbeille, on m'a fait jurer de ne la
       remettre qu'à vous, et ce qu'elle contient, vous le savez aussi bien que
       moi.
     
       --Je veux être pendu si je le sais, dit le chanoine en avançant la main
       négligemment vers la corbeille.»
     
       Mais sa main resta comme frappée de catalepsie, et sa bouche demeura
       entr'ouverte de surprise, lorsque, le voile s'étant agité et entr'ouvert
       comme de lui-même, une petite main d'enfant, rose et mignonne, apparut en
       faisant le mouvement vague de chercher à saisir le doigt du chanoine.
     
       «Oui, monsieur le révérend, reprit la vieille femme avec un sourire de
       satisfaction confiante; le voilà sain et sauf, bien gentil, bien éveillé,
       et ayant bonne envie de vivre.
     
       Le chanoine stupéfait avait perdu la parole; la vieille continua:
     
       «Dame! Votre Révérence l'avait demandé à sa mère pour l'élever et
       l'adopter! La pauvre dame a eu un peu de peine à s'y décider; mais enfin
       nous lui avons dit que son enfant ne pouvait pas être en de meilleures
       mains, et elle l'a recommandé à la Providence en nous le remettant pour
       vous l'apporter: «Dites bien à ce digne chanoine, à ce saint homme,
       s'est-elle exclamée en montant dans sa voiture, que je n'abuserai pas
       longtemps de son zèle charitable. Bientôt je reviendrai chercher ma
       fille et payer les dépenses qu'il aura faites pour elle. Puisqu'il veut
       absolument se charger de lui trouver une bonne nourrice, remettez-lui pour
       moi cette bourse, que je le prie de partager entre cette nourrice et le
       petit musicien qui m'a si bien soignée hier, s'il est encore chez lui.»
       Quant à moi, elle m'a bien payée, monsieur le révérend, et je ne demande
       rien, je suis fort contente.
     
       --Ah! vous êtes contente! s'écria le chanoine d'un ton tragi-comique.
       Eh bien, j'en suis fort aise! Mais veuillez remporter cette bourse et ce
       marmot. Dépensez l'argent, élevez l'enfant, ceci ne me regarde en aucune
       façon.
     
       --Élever l'enfant, moi? Oh! que nenni, monsieur le révérend! je suis trop
       vieille pour me charger d'un nouveau-né. Cela crie toute la nuit, et mon
       pauvre homme, bien qu'il soit sourd, ne s'arrangerait pas d'une pareille
       société.
     
       --Et moi donc! il faut que je m'en arrange? Grand merci! Ah'! vous comptiez
       là-dessus?
     
       --Puisque Votre Révérence l'a demandé à sa mère!
     
       --Moi! je l'ai demandé? où diantre avez-vous pris cela?
     
       --Mais puisque Votre Révérence a écrit ce matin...
     
       --Moi, j'ai écrit? où est ma lettre, s'il vous-plaît! qu'on me présente
       ma lettre!
     
       --Ah! dame, je ne l'ai pas vue, votre lettre, et d'ailleurs personne ne
       sait lire chez nous; mais M. André est venu saluer l'accouchée de la part
       de Votre Révérence, et elle nous a dit qu'il lui avait remis une lettre.
       Nous l'avons cru, nous, bonnes gens! qui est-ce qui ne l'eût pas cru?
     
       --C'est un mensonge abominable! c'est un tour de bohémienne! s'écria le
       chanoine, et vous êtes les compères de cette sorcière-là. Allons, allons,
       emportez-moi le marmot, rendez-le à sa mère, gardez-le, arrangez-vous
       comme il vous plaira, je m'en lave les mains. Si c'est de l'argent que
       vous voulez me tirer, je consens à vous en donner. Je ne refuse jamais
       l'aumône, même aux intrigants et aux escrocs, c'est la seule manière de
       s'en débarrasser; mais prendre un enfant dans ma maison, merci de moi!
       allez tous au diable!
     
       --Ah! Pour ce qui est de cela, repartit la vieille femme d'un ton fort
       décidé, je ne le ferai point, n'en déplaise à Votre Révérence. Je n'ai
       pas consenti à me charger de l'enfant pour mon compte. Je sais comment
       finissent toutes ces histoires-là. On vous donne pour commencer un peu d'or
       qui brille, on vous promet monts et merveilles; et puis vous n'entendez
       plus parler de rien; l'enfant vous reste. Ça n'est jamais fort, ces
       enfants-là; c'est fainéant et orgueilleux de nature. On ne sait qu'en
       faire. Si ce sont des garçons, ça tourne au brigandage; si ce sont des
       filles, ça tourne encore plus mal! Ah!, par ma foi, non! ni moi, ni mon
       vieux, ne voulons de l'enfant. On nous a dit que Votre Révérence le
       demandait; nous l'avons cru, le voilà. Voilà l'argent, et nous sommes
       quittes. Quant à être compères, nous ne connaissons pas ces tours-là, et,
       j'en demande pardon à Votre Révérence; elle veut rire quand elle nous
       accuse de lui en imposer. Je suis bien la servante de Votre Révérence, et
       je m'en retourne à la maison. Nous avons des pèlerins qui s'en reviennent
       du _voeu_ et qui ont pardieu grand soif!
     
       La vieille salua à plusieurs reprises en s'en allant; puis revenant sur ses
       pas:
     
       «J'allais oublier, dit-elle; l'enfant doit s'appeler Angèle, en italien.
       Ah! par ma foi, je ne me souviens plus comment elles m'ont dit cela.
     
       --Angiolina, Anzoleta? dit Consuelo.
     
       --C'est cela, précisément, dit la vieille; et saluant encore le chanoine,
       elle se retira tranquillement.
     
       --Eh bien, comment trouvez-vous le tour! dit le chanoine stupéfait en se
       retournant vers ses hôtes.
     
       --Je le trouve digne de celle qui l'a imaginé, répondit Consuelo en ôtant
       de la corbeille l'enfant qui commençait à s'impatienter, et en lui faisant
       avaler doucement quelques cuillerées d'un reste de lait du déjeuner qui
       était encore chaud, dans la tasse japonaise du chanoine.
     
       --Cette Corilla est donc un démon? reprit le chanoine; vous la connaissiez?
     
       --Seulement de réputation; mais maintenant je la connais parfaitement, et
       vous aussi, monsieur le chanoine.
     
       --Et c'est une connaissance dont je me serais fort bien passé! Mais
       qu'allons-nous faire de ce pauvre abandonné? ajouta-t-il en jetant un
       regard de pitié sur l'enfant.
     
       --Je vais le porter, répondit Consuelo, à votre jardinière, à qui j'ai vu
       allaiter hier un beau garçon de cinq à six mois.
     
       --Allez donc, dit le chanoine; ou plutôt sonnez pour qu'elle vienne
       ici le recevoir. Elle nous indiquera une nourrice dans quelque ferme
       voisine... pas trop voisine pourtant; car Dieu sait le tort que peut faire
       à un homme d'église la moindre marque d'un intérêt marqué pour un enfant
       tombé ainsi des nues dans sa maison.
     
       --A votre place, monsieur le chanoine, je me mettrais au-dessus de ces
       misères-là. Je ne voudrais ni prévoir, ni apprendre les suppositions
       absurdes de la calomnie. Je vivrais au milieu des sots propos comme s'ils
       n'existaient pas, j'agirais toujours comme s'ils étaient impossibles.
       A quoi servirait donc une vie de sagesse et de dignité, si elle n'assurait
       pas le calme de la conscience et la liberté des bonnes actions? Voyez, cet
       enfant vous est confié, mon révérend. S'il est mal soigné loin de vos yeux,
       s'il languit, s'il meurt, vous vous le reprocherez éternellement!
     
       --Que dis-tu là, que cet enfant m'est confié? en ai-je accepté le dépôt?
       et le caprice ou la fourberie d'autrui nous imposent-ils de pareils
       devoirs? Tu t'exaltes, mon enfant, et tu déraisonnes.
     
       --Non, mon cher monsieur le chanoine, reprit Consuelo en s'animant de plus
       en plus; je ne déraisonne pas. La méchante mère qui abandonne ici son
       enfant n'a aucun droit et ne peut rien vous imposer. Mais celui qui a droit
       de vous commander, celui qui dispose des destinées de l'enfant naissant,
       celui envers qui vous serez éternellement responsable, c'est Dieu. Oui,
       c'est Dieu qui a eu des vues particulières de miséricorde sur cette
       innocente petite créature en inspirant à sa mère la pensée hardie de vous
       le confier. C'est lui qui, par un bizarre concours de circonstances, le
       fait entrer dans votre maison malgré vous, et le pousse dans vos bras en
       dépit de toute votre prudence. Ah! monsieur le chanoine, rappelez-vous
       l'exemple de saint Vincent de Paul, qui allait ramassant sur les marches
       des maisons les pauvres orphelins abandonnés, et ne rejetez pas celui
       que la Providence apporte dans votre sein. Je crois bien que si vous
       le faisiez, cela vous porterait malheur; et le monde, qui a une sorte
       d'instinct de justice dans sa méchanceté même, dirait, avec une apparence
       de vérité, que vous avez eu des raisons pour l'éloigner de vous. Au lieu
       que si vous le gardez, on ne vous en supposera pas d'autres que les
       véritables: votre miséricorde et votre charité.
     
       --Tu ne sais pas, dit le chanoine ébranlé et incertain, ce que c'est que
       le monde! Tu es un enfant sauvage de droiture et de vertu. Tu ne sais pas
       surtout ce que c'est que le clergé, et Brigide, la méchante Brigide, savait
       bien ce qu'elle disait hier, en prétendant que certaines gens étaient
       jaloux de ma position, et travaillaient à me la faire perdre. Je tiens mes
       bénéfices de la protection de feu l'empereur Charles, qui a bien voulu me
       servir de patron pour me les faire obtenir. L'impératrice Marie-Thérèse
       m'a protégé aussi pour me faire passer jubilaire avant l'âge. Eh bien, ce
       que nous croyons tenir de l'Église ne nous est jamais assuré absolument.
       Au-dessus de nous, au-dessus des souverains qui nous favorisent, nous avons
       toujours un maître, c'est l'Église. Comme elle nous déclare _capables_
       quand il lui plaît, alors même que nous ne le sommes pas, elle nous
       déclare _incapables_ quand il lui convient, alors même que nous lui avons
       rendu les plus grands services. _L'ordinaire_, c'est-à-dire l'évêque
       diocésain, et son conseil, si on les indispose et si on les irrite contre
       nous, peuvent nous accuser, nous traduire à leur barre, nous juger et
       nous dépouiller, sous prétexte d'inconduite, d'irrégularité de moeurs ou
       d'exemples scandaleux, afin de reporter sur de nouvelles créatures les dons
       qu'ils s'étaient laissé arracher pour nous. Le ciel m'est témoin que ma vie
       est aussi pure que celle de cet enfant qui est né hier. Eh bien, sans une
       extrême prudence dans toutes mes relations, ma vertu n'eût pas suffi à me
       défendre des mauvaises interprétations. Je ne suis pas très-courtisan
       envers les prélats; mon indolence, et un peu l'orgueil de ma naissance
       peut-être, m'en ont toujours empêché. J'ai des envieux dans le chapitre...
     
       --Mais vous avez pour vous Marie-Thérèse, qui est une grande âme, une noble
       femme et une tendre mère, reprit Consuelo. Si elle était là pour vous
       juger, et que vous vinssiez à lui dire avec l'accent de la vérité, que la
       vérité seule peut avoir: «Reine, j'ai balancé un instant entre la crainte
       de donner des armes à mes ennemis et, le besoin de pratiquer la première
       vertu de mon état, la charité; j'ai vu d'un côté des calomnies, des
       intrigues auxquelles je pouvais succomber, de l'autre un pauvre être
       abandonné du ciel et des hommes, qui n'avait de refuge, que dans ma
       pitié, et d'avenir que dans ma sollicitude; et j'ai choisi de risquer ma
       réputation, mon repos et ma fortune, pour faire les oeuvres de la foi et
       de la miséricorde.» Ah! je n'en doute pas, si vous disiez cela à Marie
       Thérèse, Marie-Thérèse, qui peut tout, au lieu d'un prieuré, vous donnerait
       un palais, et au lieu d'un canonicat un évêché. N'a-t-elle pas comblé
       d'honneurs et de richesses l'abbé Metastasio pour avoir fait des rimes?
       que ne ferait-elle pas pour la vertu, si elle récompense ainsi le talent?
       Allons, mon révérend, vous garderez cette pauvre Angiolina dans votre
       maison; votre jardinière la nourrira, et plus tard vous l'élèverez dans la
       religion et dans la vertu. Sa mère en eût fait un démon pour l'enfer, et
       vous en ferez un ange pour le ciel!
     
       --Tu fais de moi ce que tu veux, dit le chanoine ému et attendri,
       en laissant son favori déposer l'enfant sur ses genoux; allons, nous
       baptiserons Angèle demain matin, tu seras son parrain... Si Brigide
       était encore là, nous la forcerions à être ta commère, et sa fureur nous
       divertirait. Sonne pour qu'on nous amène la nourrice, et que tout soit
       fait selon la volonté de Dieu! Quant à la bourse que Corilla nous a
       laissée... (oui-da! cinquante sequins de Venise!) nous n'en avons que faire
       ici. Je me charge des dépenses présentes pour l'enfant, et de son sort
       futur, si on ne le réclame pas. Prends donc cet or, il t'est bien dû pour
       la vertu singulière, et le grand coeur dont tu as fait preuve dans tout
       ceci.
     
       --De l'or pour payer ma vertu et la bonté de mon coeur! s'écria Consuelo
       en repoussant la bourse avec dégoût. Et l'or de la Corilla! le prix du
       mensonge, de la prostitution peut-être! Ah! monsieur le chanoine, cela
       souille même la vue! Distribuez-le aux pauvres, cela portera bonheur à
       notre pauvre Angèle.»
     
     
     
     
       LXXXI.
     
     
       Pour la première fois de sa vie peut-être le chanoine ne dormit guère. Il
       sentait en lui une émotion et une agitation étranges. Sa tête était pleine
       d'accords, de mélodies et de modulations qu'un léger sommeil venait briser
       à chaque instant, et qu'à chaque intervalle de réveil il cherchait malgré
       lui, et même avec une sorte de dépit, à reprendre et à renouer sans pouvoir
       y parvenir. Il avait retenu par coeur les phrases les plus saillantes des
       morceaux que Consuelo lui avait chantés; il les entendait résonner encore
       dans sa cervelle, dans son diaphragme; et puis tout à coup le fil de
       l'idée musicale se brisait dans sa mémoire au plus bel endroit, et il la
       recommençait mentalement cent fois de suite, sans pouvoir aller une note
       plus loin. C'est en vain que, fatigué de cette audition imaginaire, il
       s'efforçait de la chasser; elle revenait toujours se placer dans son
       oreille, et il lui semblait que la clarté de son feu vacillait en mesure
       sur le satin cramoisi de ses rideaux. Les petits sifflements qui sortent
       des bûches enflammées avaient l'air de vouloir chanter aussi ces maudites
       phrases dont la fin restait dans l'imagination fatiguée du chanoine comme
       un arcane impénétrable. S'il eût pu en retrouver une entière, il lui
       semblait qu'il eût pu être délivré de cette obsession de réminiscences.
       Mais la mémoire musicale est ainsi faite, qu'elle nous tourmente et nous
       persécute jusqu'à ce que nous l'ayons rassasiée de ce dont elle est avide
       et inquiète.
     
       Jamais la musique n'avait fait tant d'impression sur le cerveau du
       chanoine, bien qu'il eût été toute sa vie un dilettante remarquable.
       Jamais voix humaine n'avait bouleversé ses entrailles comme celle de
       Consuelo. Jamais physionomie, jamais langage et manières n'avaient
       exercé sur son âme une fascination comparable à celle que les traits,
       la contenance et les paroles de Consuelo exerçaient sur lui depuis
       trente-six heures. Le chanoine devinait-il ou ne devinait-il pas le sexe
       du prétendu Bertoni? Oui et non. Comment vous expliquer cela? Il faut que
       vous sachiez qu'à cinquante ans le chanoine avait l'esprit aussi chaste
       que les moeurs, et les moeurs aussi pures qu'une jeune fille. A cet égard,
       c'était un saint homme que notre chanoine; il avait toujours été ainsi,
       et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que, bâtard du roi le plus
       débauché dont l'histoire fasse mention, il ne lui en avait presque rien
       coûté pour garder son voeu de chasteté. Né avec un tempérament flegmatique
       (nous disons aujourd'hui lymphatique), il avait été si bien élevé dans
       l'idée du canonicat, il avait toujours tant chéri le bien-être et la
       tranquillité, il était si peu propre aux luttes cachées que les passions
       brutales livrent à l'ambition ecclésiastique; en un mot, il désirait tant
       le repos et le bonheur, qu'il avait eu pour premier et pour unique principe
       dans la vie, de sacrifier tout à la possession tranquille d'un bénéfice;
       amour, amitié, vanité, enthousiasme, vertu même, s'il l'eût fallu. Il
       s'était préparé de bonne heure et habitué de longue main à tout immoler
       sans effort et presque sans regret. Malgré cette théorie affreuse de
       l'égoïsme, il était resté bon, humain, affectueux et enthousiaste à
       beaucoup d'égards, parce que sa nature était bonne, et que la nécessité
       de réprimer ses meilleurs instincts ne s'était presque jamais présentée.
       Sa position indépendante lui avait toujours permis de cultiver l'amitié,
       la tolérance et les arts; mais l'amour lui était interdit, et il avait tué
       l'amour, comme le plus dangereux ennemi de son repos et de sa fortune.
       Cependant, comme l'amour est de nature divine, c'est-à-dire immortel,
       quand nous croyons l'avoir tué, nous n'avons pas fait autre chose que de
       l'ensevelir vivant dans notre coeur. Il peut y sommeiller sournoisement
       durant de longues années, jusqu'au jour où il lui plaît de se ranimer.
       Consuelo apparaissait à l'automne de cette vie de chanoine, et cette longue
       apathie de l'âme se changeait en une langueur tendre, profonde, et plus
       tenace qu'on ne pouvait le prévoir. Ce coeur apathique ne savait point
       bondir et palpiter pour un objet aimé; mais il pouvait se fondre comme la
       glace au soleil, se livrer, connaître l'abandon de soi-même, la soumission,
       et cette sorte d'abnégation patiente qu'on est surpris de rencontrer
       quelquefois chez les égoïstes quand l'amour s'empare de leur forteresse.
     
       Il aimait donc, ce pauvre chanoine; à cinquante ans, il aimait pour la
       première fois, et il aimait celle qui ne pouvait jamais répondre à son
       amour. Il ne le pressentait que trop, et voilà pourquoi il voulait se
       persuader à lui-même, en dépit de toute vraisemblance, que ce n'était
       pas de l'amour qu'il éprouvait, puisque ce n'était pas une femme qui le
       lui inspirait.
     
       A cet égard il s'abusait complètement, et, dans toute la naïveté de son
       coeur, il prenait Consuelo pour un garçon. Lorsqu'il remplissait des
       fonctions canoniques à la cathédrale de Vienne, il avait vu nombre de
       beaux et jeunes enfants à la maîtrise; il avait entendu des voix claires,
       argentines et quasi femelles pour la pureté et la flexibilité; celle de
       Bertoni était plus pure et plus flexible mille fois. Mais c'était une voix
       italienne, pensait-il; et puis Bertoni était une nature d'exception, un de
       ces enfants précoces dont les facultés, le génie et l'aptitude sont des
       prodiges. Et tout fier, tout enthousiasmé d'avoir ce trésor sur le grand
       chemin, le chanoine rêvait déjà de le faire connaître au monde, de le
       lancer, d'aider à sa fortune et à sa gloire. Il s'abandonnait à tous les
       élans d'une affection paternelle et d'un orgueil bienveillant, et sa
       conscience ne devait pas s'en effrayer; car l'idée d'un amour vicieux et
       immonde, comme celui qu'on avait attribué à Gravina pour Métastase, le
       chanoine ne savait même pas ce que c'était. Il n'y pensait pas, il n'y
       croyait même pas, et cet ordre d'idées paraissait à son esprit chaste et
       droit une abominable et bizarre supposition des méchantes langues.
     
       Personne n'eût cru à cette pureté enfantine dans l'imagination du chanoine,
       homme d'esprit un peu railleur, très-facétieux, plein de finesse et de
       pénétration en tout ce qui avait rapport à la vie sociale. Il y avait
       pourtant tout un monde d'idées, d'instincts et de sentiments qui lui était
       inconnu. Il s'était endormi dans la joie de son coeur, en faisant mille
       projets pour son jeune protégé, en se promettant pour lui-même de passer sa
       vie dans les plus saintes délices musicales, et en s'attendrissant à l'idée
       de cultiver, en les tempérant un peu, les vertus qui brillaient dans cette
       âme généreuse et ardente; mais réveillé à toutes les heures de la nuit par
       une émotion singulière, poursuivi par l'image de cet enfant merveilleux,
       tantôt inquiet et effrayé à l'idée de le voir se soustraire à sa tendresse
       déjà un peu jalouse, tantôt impatient d'être au lendemain pour lui réitérer
       sérieusement des offres, des promesses et des prières qu'il avait eu l'air
       d'écouter en riant, le chanoine, étonné de ce qui se passait en lui, se
       persuada mille choses autres que la vérité.
     
       «J'étais donc destiné par la nature à avoir beaucoup d'enfants et à les
       aimer avec passion, se demandait-il avec une honnête simplicité, puisque
       la seule pensée d'en adopter un aujourd'hui me jette dans une pareille
       agitation? C'est pourtant la première fois de ma vie que ce sentiment-là
       se révèle à mon coeur, et voilà que dans un seul jour l'admiration
       m'attache à l'un, la sympathie à l'autre, la pitié à un troisième! Bertoni,
       Beppo, Angiolina! me voilà en famille tout d'un coup, moi qui plaignais
       les embarras des parents, et qui remerciais Dieu d'être obligé par état
       au repos de la solitude! Est-ce la quantité et l'excellence de la musique
       que j'ai entendue aujourd'hui qui me donne une exaltation d'idées si
       nouvelle?... C'est plutôt ce délicieux café à la vénitienne dont j'ai pris
       deux tasses au lieu d'une, par pure gourmandise!... J'ai eu la tête si
       bien montée tout le jour, que je n'ai presque pas pensé à mon volkameria,
       desséché pourtant par la faute de Pierre!
     
       «Il mio cor si divide...»
     
       Allons, voilà encore cette maudite phrase qui me revient! La peste soit de
       ma mémoire!... Que ferai-je pour dormir?... Quatre heures du matin, c'est
       inouï!... J'en ferai une maladie!»
     
       Une idée lumineuse vint enfin au secours du bon chanoine; il se leva,
       prit son écritoire, et résolut de travailler à ce fameux livre entrepris
       depuis si longtemps, et non encore commencé. Il lui fallait consulter
       le Dictionnaire du droit canonique pour se remettre dans son sujet;
       il n'en eut pas lu deux pages que ses idées s'embrouillèrent, ses yeux
       s'appesantirent, le livre coula doucement de l'édredon sur le tapis, la
       bougie s'éteignit à un soupir de béatitude somnolente exhalé de la robuste
       poitrine du saint homme, et il dormit enfin du sommeil du juste jusqu'à
       dix heures du matin.
     
       Hélas! que son réveil fut amer, lorsque, d'une main engourdie et
       nonchalante, il ouvrit le billet suivant, déposé par André sur son
       guéridon, avec sa tasse de chocolat!
     
       «Nous partons, monsieur et révérend chanoine; un devoir impérieux nous
       appelait à Vienne, et nous avons craint de ne pouvoir résister à vos
       généreuses instances. Nous nous sauvons comme des ingrats: mais nous
       ne le sommes point, et jamais nous ne perdrons le souvenir de votre
       hospitalité envers nous, et de votre charité sublime pour l'enfant
       abandonné. Nous viendrons vous en remercier. Avant huit jours, vous nous
       reverrez; veuillez différer jusque là le baptême d'Angèle, et compter sur
       le dévouement respectueux et tendre de vos humbles protégés.»
     
       «BERTONI, BEPPO.»
     
       Le chanoine pâlit, soupira et agita sa sonnette.
     
       «Ils sont partis? dit-il à André.
     
       --Avant le jour, monsieur le chanoine.
     
       --Et qu'ont-ils dit en partant? ont-ils déjeuné, au moins? ont-ils désigné
       le jour où ils reviendraient?
     
       --Personne ne les a vus partir, monsieur le chanoine. Ils se sont en allés
       comme ils sont venus, par-dessus les murs. En m'éveillant j'ai trouvé leurs
       chambres désertes; le billet que vous tenez était sur leur table, et toutes
       les portes de la maison et de l'enclos fermées comme je les avais laissées
       hier soir. Ils n'ont pas emporté une épingle, ils n'ont pas touché à un
       fruit, les pauvres enfants!...
     
       --Je le crois bien!» s'écria le chanoine, et ses yeux se remplirent de
       larmes.
     
       Pour chasser sa mélancolie, André essaya de lui faire faire le menu de
       son dîner.
     
       «Donne-moi ce que tu voudras, André!» répondit le chanoine d'une voix
       déchirante, et il retomba en gémissant sur son oreiller.
     
       Le soir de ce jour-là, Consuelo et Joseph entrèrent dans Vienne à la faveur
       des ombres. Le brave perruquier Keller fut mis dans la confidence, les
       reçut à bras ouverts, et hébergea de son mieux la noble voyageuse. Consuelo
       fit mille amitiés à la fiancée de Joseph, tout en s'affligeant en secret de
       ne la trouver ni gracieuse ni belle. Le lendemain matin, Keller tressa les
       cheveux flottants de Consuelo; sa fille l'aida à reprendre les vêtements
       de son sexe, et lui servit de guide jusqu'à la maison qu'habitait le
       Porpora.
     
     
     
     
       LXXXII
     
     
       A la joie que Consuelo éprouva de serrer dans ses bras son maître et son
       bienfaiteur, succéda un pénible sentiment qu'elle eut peine à renfermer.
       Un an ne s'était pas écoulé depuis qu'elle avait quitté le Porpora, et
       cette année d'incertitudes, d'ennuis et de chagrins avait imprimé au
       front soucieux du maestro les traces profondes de la souffrance et de
       la vieillesse. Il avait pris cet embonpoint maladif où l'inaction et la
       langueur de l'âme font tomber les organisations affaissées. Son regard
       avait le feu qui l'animait encore naguère, et une certaine coloration
       bouffie de ses traits trahissait de funestes efforts tentés pour chercher
       dans le vin l'oubli de ses maux ou le retour de l'inspiration refroidie
       par l'âge et le découragement.
     
       L'infortuné compositeur s'était flatté de retrouver à Vienne quelques
       nouvelles chances de succès et de fortune. Il avait été reçu avec une
       froide estime, et il trouvait ses rivaux, plus heureux, en possession de
       la faveur impériale et de l'engouement du public. Métastase avait écrit
       des drames et des oratorio pour Caldera, pour Predieri, pour Fuchs, pour
       Reüter et pour Hasse; Métastase, le poëte de la cour (_poeta cesareo_),
       l'écrivain à la mode, le _nouvel Albane_, le favori des muses et des dames,
       le charmant, le précieux, l'harmonieux, le coulant, le divin Métastase,
       en un mot, celui de tous les cuisiniers dramatiques dont les mets avaient
       le goût le plus agréable et la digestion la plus facile, n'avait rien
       écrit pour Porpora, et n'avait voulu lui rien promettre. Le maestro avait
       peut-être encore des idées; il avait au moins sa science, son admirable
       entente des voix, ses bonnes traditions napolitaines, son goût sévère, son
       large style, et ses fiers et mâles récitatifs dont la beauté grandiose
       n'a jamais été égalée. Mais il n'avait pas de public, et il demandait en
       vain un poëme. Il n'était ni flatteur ni intrigant; sa rude franchise lui
       faisait des ennemis, et sa mauvaise humeur rebutait tout le monde.
     
       Il porta ce sentiment jusque dans l'accueil affectueux et paternel qu'il
       fit à Consuelo.
     
       «Et pourquoi as-tu quitté si tôt la Bohême? lui dit-il après l'avoir
       embrassée avec émotion. Que viens-tu faire ici, malheureuse enfant? Il
       n'y a point ici d'oreilles pour t'écouter, ni de coeurs pour te comprendre;
       il n'y a point ici de place pour toi, ma fille. Ton vieux maître est tombé
       dans le mépris public, et, si tu veux réussir, tu feras bien d'imiter les
       autres en feignant de ne pas le connaître, ou de le mépriser, comme font
       tous ceux qui lui doivent leur talent, leur fortune et leur gloire.
     
       --Hélas! vous doutez donc aussi de moi? lui dit Consuelo, dont les yeux se
       remplirent de larmes. Vous voulez renier mon affection et mon dévouement,
       et faire tomber sur moi le soupçon et le dédain que les autres ont mis dans
       votre âme! O mon maître! vous verrez que je ne mérite pas cet outrage. Vous
       le verrez! voilà tout ce que je puis-vous dire.»
     
       Le Porpora fronça le sourcil, tourna le dos, fit quelques pas dans sa
       chambre, revint vers Consuelo, et voyant qu'elle pleurait, mais ne trouvant
       rien de doux et de tendre à lui dire, il lui prit son mouchoir des mains
       et le lui passa sur les yeux avec une rudesse paternelle, en lui disant:
     
       «Allons, allons!»
     
       Consuelo vit qu'il était pâle et qu'il étouffait de gros soupirs dans sa
       large poitrine; mais il contint son émotion, et tirant une chaise à côté
       d'elle:
     
       «Allons, reprit-il, raconte-moi ton séjour en Bohême, et dis-moi pourquoi
       tu es revenue si brusquement? Parle donc, ajouta-t-il avec un peu
       d'impatience. Est-ce que tu n'as pas mille choses à me dire? Tu t'ennuyais
       là-bas? ou bien les Rudolstadt ont été mal pour toi? Oui, eux aussi sont
       capables de t'avoir blessée et tourmentée! Dieu sait que c'étaient les
       seules personnes de l'univers en qui j'avais encore foi: mais Dieu sait
       aussi que tous les hommes sont capables de tout ce qui est mal!
     
       --Ne dites pas cela, mon ami, répondit Consuelo. Les Rudolstadt sont des
       anges, et je ne devrais parler d'eux qu'à genoux; mais j'ai dû les quitter,
       j'ai dû les fuir, et même sans les prévenir, sans leur dire adieu.
     
       --Qu'est-ce à dire? Est-ce toi qui as quelque chose à te reprocher envers
       eux? Me faudrait-il rougir de toi, et me reprocher de t'avoir envoyée chez
       ces braves gens?
     
       --Oh, non! non, Dieu merci, maître! Je n'ai rien à me reprocher, et vous
       n'avez point à rougir de moi.
     
       --Alors, qu'est-ce donc?»
     
       Consuelo, qui savait combien il fallait faire au Porpora les réponses
       courtes et promptes lorsqu'il donnait son attention à la connaissance
       d'un fait ou d'une idée, lui annonça, en peu de mots, que le comte Albert
       voulait l'épouser, et qu'elle n'avait pu se décider à lui rien promettre
       avant d'avoir consulté son père adoptif.
     
       Le Porpora fit une grimace de colère et d'ironie.
     
       «Le comte Albert! s'écria-t-il, l'héritier des Rudolstadt, le descendant
       des rois de Bohême, le seigneur de Riesenburg! il a voulu t'épouser, toi,
       petite Égyptienne? toi, la laideron de la Scuola, la fille sans père, la
       comédienne sans argent et sans engagement? toi, qui as demandé l'aumône,
       pieds nus, dans les carrefours de Venise?
     
       --Moi! votre élève! moi, votre fille adoptive! oui, moi, la Porporina!
       répondit Consuelo avec un orgueil tranquille et doux.
     
       --Belle illustration et brillante condition! En effet, reprit le maestro
       avec amertume, j'avais oublié celles-là dans la nomenclature. La dernière
       et l'unique élève d'un maître sans école, l'héritière future de ses
       guenilles et de sa honte, la continuatrice d'un nom qui est déjà effacé de
       la mémoire des hommes! il y a de quoi se vanter, et voilà de quoi rendre
       fous les fils des plus illustres familles!
     
       --Apparemment, maître, dit Consuelo avec un sourire mélancolique et
       caressant, que nous ne sommes pas encore tombés si bas dans l'estime des
       hommes de bien qu'il vous plaît de le croire; car il est certain que le
       comte veut m'épouser, et que je viens ici vous demander votre agrément pour
       y consentir, ou votre protection pour m'en défendre.
     
       --Consuelo, répondit le Porpora d'un ton froid et sévère, je n'aime point
       ces sottises-là. Vous devriez savoir que je hais les romans de pensionnaire
       ou les aventures de coquette. Jamais je ne vous aurais crue capable de
       vous mettre en tête pareilles billevesées, et je suis vraiment honteux pour
       vous d'entendre de telles choses. Il est possible que le jeune comte de
       Rudolstadt ait pris pour vous une fantaisie, et que, dans l'ennui de la
       solitude, ou dans l'enthousiasme de la musique, il vous ait fait deux
       doigts de cour; mais comment avez-vous été assez impertinente pour prendre
       l'affaire au sérieux, et pour vous donner, par cette feinte ridicule, les
       airs d'une princesse de roman? Vous me faites pitié; et si le vieux comte,
       si la chanoinesse, si la baronne Amélie sont informés de vos prétentions,
       vous me faites honte; je vous le dis encore une fois, je rougis de vous.»
     
       Consuelo savait qu'il ne fallait pas contredire le Porpora lorsqu'il était
       en train de déclamer, ni l'interrompre au milieu d'un sermon. Elle le
       laissa exhaler son indignation, et quand il lui eut dit tout ce qu'il put
       imaginer de plus blessant et de plus injuste, elle lui raconta de point
       en point, avec l'accent de la vérité et la plus scrupuleuse exactitude,
       tout ce qui s'était passé au château des Géants, entre elle, le comte
       Albert, le comte Christian, Amélie, la chanoinesse et Anzoleto. Le Porpora,
       qui, après avoir donné un libre cours à son besoin d'emportement et
       d'invectives, savait, lui aussi, écouter et comprendre, prêta la plus
       sérieuse attention à son récit; et quand elle eut fini, il lui adressa
       encore plusieurs questions pour s'enquérir de nouveaux détails et pénétrer
       complétement dans la vie intime et dans les sentiments de toute la famille.
     
       «Alors!... lui dit-il enfin, tu as bien agi, Consuelo. Tu as été sage, tu
       as été digne, tu as été forte comme je devais l'attendre de toi. C'est
       bien. Le ciel t'a protégée, et il te récompensera en te délivrant une fois
       pour toutes de cet infâme Anzoleto. Quant au jeune comte, tu n'y dois pas
       penser. Je te le défends. Un pareil sort ne te convient pas. Jamais le
       comte Christian ne te permettra de redevenir artiste, sois assurée de cela.
       Je connais mieux que toi l'orgueil indomptable des nobles. Or, à moins que
       tu ne te fasses à cet égard des illusions que je trouverais puériles et
       insensées, je ne pense pas que tu hésites un instant entre la fortune des
       grands et celle des enfants de l'art... Qu'en penses-tu?... Réponds-moi
       donc! Par le corps de Bacchus, on dirait que tu ne m'entends pas!
     
       --Je vous entends fort bien, mon maître, et je vois que vous n'avez rien
       compris à tout ce que je vous ai dit.
     
       --Comment, je n'ai rien compris! Je ne comprends plus rien, n'est-ce pas?»
     
       Et les petits yeux noirs du maestro retrouvèrent le feu de la colère.
       Consuelo, qui connaissait son Porpora sur le bout de son doigt, vit qu'il
       fallait lui tenir tête, si elle voulait se faire écouter de nouveau.
     
       «Non, Vous ne m'avez pas comprise, répliqua-t-elle avec assurance; car
       vous me supposez des velléités d'ambition très-différentes de celles que
       j'ai. Je n'envie pas la fortune des grands, soyez-en persuadé; et ne me
       dites jamais, mon maître, que je la fais entrer pour quelque chose dans mes
       irrésolutions. Je méprise les avantages qu'on n'acquiert pas par son propre
       mérite, vous m'avez élevée dans ce principe, et je n'y saurais déroger.
       Mais il y a bien dans la vie quelque autre chose que l'argent et la vanité,
       et ce quelque chose est assez précieux pour contre-balancer les enivrements
       de la gloire et les joies de la vie d'artiste. C'est l'amour d'un homme
       comme Albert, c'est le bonheur domestique, ce sont les joies de la famille.
       Le public est un maître capricieux, ingrat et tyrannique. Un noble époux
       est un ami, un soutien, un autre soi-même. Si j'arrivais à aimer Albert
       comme il m'aime, je ne penserais plus à la gloire, et probablement je
       serais plus heureuse.
     
       --Quel sot langage est-ce là? s'écria le maestro. Êtes-vous devenue folle?
       Donnez-vous dans la sentimentalité allemande? Bon Dieu! dans quel mépris de
       l'art vous êtes tombée, madame la comtesse! Vous venez de me raconter que
       votre Albert, comme vous vous permettez de l'appeler, vous faisait plus de
       peur que d'envie; que vous vous sentiez mourir de froid et de crainte à ses
       côtés, et mille autres choses que j'ai très-bien entendues et comprises, ne
       vous en déplaise; et maintenant que vous êtes délivrée de ses poursuites,
       maintenant que vous êtes rendue à la liberté, le seul bien, la seule
       condition de développement de l'artiste, vous venez me demander s'il ne
       faut point vous remettre la pierre au cou pour vous jeter au fond du puits
       qu'habite votre amant visionnaire? Eh! allez donc! faites, si bon vous
       semble; je ne me mêle plus de vous, et je n'ai plus rien à vous dire.
       Je ne perdrai pas mon temps à causer davantage avec une personne qui ne
       sait ni ce qu'elle dit, ni ce qu'elle veut. Vous n'avez pas le sens commun,
       et je suis votre serviteur.»
     
       En disant cela, le Porpora se mit à son clavecin et improvisa d'une main
       ferme et sèche plusieurs modulations savantes pendant lesquelles Consuelo,
       désespérant de l'amener ce jour-là à examiner le fond de la question,
       réfléchit au moyen de le remettre au moins de meilleure humeur. Elle y
       réussit en lui chantant les airs nationaux qu'elle avait appris en Bohême,
       et dont l'originalité transporta le vieux maître. Puis elle l'amena
       doucement à lui faire voir les dernières compositions qu'il avait essayées.
       Elle les lui chanta à livre ouvert avec une si grande perfection, qu'il
       retrouva tout son enthousiasme, toute sa tendresse pour elle. L'infortuné,
       n'ayant plus d'élève habile auprès de lui, et se méfiant de tout ce qui
       l'approchait, ne goûtait plus le plaisir de voir ses pensées rendues par
       une belle voix et comprises par une belle âme. Il fut si touché de
       s'entendre exprimé selon son coeur, par sa grande et toujours docile
       Porporina, qu'il versa des larmes de joie et la pressa sur son sein en
       s'écriant:
     
       «Ah! tu es la première cantatrice du monde! Ta voix a doublé de volume et
       d'étendue, et tu as fait autant de progrès que si je t'avais donné des
       leçons tous les jours depuis un an. Encore, encore, ma fille; redis-moi ce
       thème. Tu me donnes le premier instant de bonheur que j'aie goûté depuis
       bien des mois!»
     
       Ils dînèrent ensemble, bien maigrement, à une petite table, près de la
       fenêtre. Le Porpora était mal logé; sa chambre, triste, sombre et toujours
       en désordre, donnait sur un angle de rue étroite et déserte. Consuelo,
       le voyant bien disposé, se hasarda à lui parler de Joseph Haydn. La seule
       chose qu'elle lui eût cachée, c'était son long voyage pédestre avec ce
       jeune homme, et les incidents bizarres qui avaient établi entre eux une
       si douce et si loyale intimité. Elle savait que son maître prendrait en
       grippe, selon sa coutume, tout aspirant à ses leçons dont on commencerait
       par lui faire l'éloge. Elle raconta donc d'un air d'indifférence qu'elle
       avait rencontré, dans une voiture aux approches de Vienne, un pauvre petit
       diable qui lui avait parlé de l'école du Porpora avec tant de respect et
       d'enthousiasme, qu'elle lui avait presque promis d'intercéder en sa faveur
       auprès du Porpora lui-même.
     
       «Eh! quel est-il, ce jeune homme? demanda le maestro; à quoi se
       destine-t-il? A être artiste, sans doute, puisqu'il est pauvre diable!
       Oh! je le remercie de sa clientèle. Je ne veux plus enseigner le chant qu'à
       des fils de famille. Ceux-là paient, n'apprennent rien, et sont fiers de
       nos leçons, parce qu'ils se figurent savoir quelque chose en sortant de
       nos mains. Mais les artistes! tous lâches, tous ingrats, tous traîtres et
       menteurs. Qu'on ne m'en parle pas. Je ne veux jamais en voir un franchir
       le seuil de cette chambre. Si cela arrivait, vois-tu, je le jetterais par
       la fenêtre à l'instant même.»
     
       Consuelo essaya de le dissuader de ces préventions; mais elle les trouva
       si obstinées, qu'elle y renonça, et, se penchant un peu à la fenêtre,
       dans un moment où son maître avait le dos tourné, elle fit avec ses doigts
       un premier signe, et puis un second. Joseph, qui rôdait dans la rue en
       attendant ce signal convenu, comprit que le premier mouvement des doigts
       lui disait de renoncer à tout espoir d'être admis comme élève auprès du
       Porpora; le second l'avertissait de ne pas paraître avant une demi-heure.
     
       Consuelo parla d'autre chose, pour faire oublier au Porpora ce qu'elle
       venait de lui dire; et, la demi-heure écoulée, Joseph frappa à la porte.
       Consuelo alla lui ouvrir, feignit de ne pas le connaître, et revint
       annoncer au maestro que c'était un domestique qui se présentait pour
       entrer à son service.
     
       «Voyons ta figure! cria le Porpora au jeune homme tremblant; approche!
       Qui t'a dit que j'eusse besoin d'un domestique? Je n'en ai aucun besoin.
     
       --Si vous n'avez pas besoin de domestique, répondit Joseph éperdu, mais
       faisant bonne contenance comme Consuelo le lui avait recommandé, c'est bien
       malheureux pour moi, Monsieur; car j'ai bien besoin de trouver un maître.
     
       --On dirait qu'il n'y a que moi qui puisse te faire gagner ta vie! Répliqua
       le Porpora. Tiens, regarde mon appartement et mon mobilier; crois-tu que
       j'aie besoin d'un laquais pour arranger tout cela?
     
       --Eh! vraiment oui, Monsieur, vous en auriez besoin, reprit Haydn en
       affectant une confiante simplicité; car tout cela est fort mal en ordre.»
     
       En parlant ainsi, il se mit tout de suite à la besogne, et commença à
       ranger la chambre avec une symétrie et un sang-froid apparent qui donnèrent
       envie de rire au Porpora. Joseph jouait le tout pour le tout; car si son
       zèle n'eût diverti le maître, il eût fort risqué d'être payé à coups de
       canne.
     
       Voilà un drôle de corps, qui veut me servir malgré moi, dit le Porpora en
       le regardant faire. Je te dis, idiot, que je n'ai pas le moyen de payer un
       domestique. Continueras-tu à faire l'empressé?
     
       --Qu'à cela ne tienne, Monsieur! Pourvu que vous me donniez vos vieux
       habits, et un morceau de pain tous les jours, je m'en contenterai. Je suis
       si misérable, que je me trouverai fort heureux de ne pas mendier mon pain.
     
       --Mais pourquoi n'entres-tu pas dans une maison riche?
     
       --Impossible, Monsieur; on me trouve trop petit et trop laid. D'ailleurs,
       je n'entends rien à la musique, et vous savez que tous les grands seigneurs
       d'aujourd'hui veulent que leurs laquais sachent faire une petite partie de
       viole ou de flûte pour la musique de chambre. Moi, je n'ai jamais pu me
       fourrer une note de musique dans la tête.
     
       --Ah! ah! tu n'entends rien à la musique. Eh bien, tu es l'homme qu'il
       me faut. Si tu te contentes de la nourriture et des vieux habits, je te
       prends; car, aussi bien, voilà ma fille qui aura besoin d'un garçon
       diligent pour faire ses commissions. Voyons! que sais-tu faire? Brosser
       les habits, cirer les souliers, balayer, ouvrir et fermer la porte?
     
       --Oui, Monsieur, je sais faire tout cela.
     
       --Eh bien, commence. Prépare-moi l'habit que tu vois étendu sur mon lit,
       car je vais dans une heure chez l'ambassadeur. Tu m'accompagneras,
       Consuelo. Je veux te présenter à monsignor Corner, que tu connais déjà,
       et qui vient d'arriver des eaux avec la signora. Il y a là-bas une petite
       chambre que je te cède; va faire un peu de toilette aussi pendant que je me
       préparerai.»
     
       Consuelo obéit, traversa l'antichambre, et, entrant dans le cabinet sombre
       qui allait devenir son appartement, elle endossa son éternelle robe noire
       et son fidèle fichu blanc, qui avaient fait le voyage sur l'épaule de
       Joseph.
     
       «Pour aller à l'ambassade, ce n'est pas un très-bel équipage, pensa-t-elle;
       mais on m'a vue commencer ainsi à Venise, et cela ne m'a pas empêchée de
       bien chanter et d'être écoutée avec plaisir.»
     
       Quand elle fut prête, elle repassa dans l'antichambre, et y trouva Haydn,
       qui crêpait gravement la perruque du Porpora, plantée sur un bâton. En se
       regardant, ils étouffèrent de part et d'autre un grand éclat de rire.
     
       «Eh! comment fais-tu pour arranger cette belle perruque? lui dit-elle à
       voix bien basse, pour ne pas être entendue du Porpora, qui s'habillait
       dans la chambre voisine.
     
       --Bah! répondit Joseph, cela va tout seul. J'ai souvent vu travailler
       Keller! Et puis, il m'a donné une leçon ce matin, et il m'en donnera
       encore, afin que j'arrive à la perfection du lissé et du crêpé.
     
       --Ah! prends courage, mon pauvre garçon, dit Consuelo en lui serrant la
       main; le maître finira par se laisser désarmer. Les routes de l'art sont
       encombrées d'épines mais on parvient à y cueillir de belles fleurs.
     
       --Merci de la métaphore, chère soeur Consuelo. Sois sûre que je ne me
       rebuterai pas, et pourvu qu'en passant auprès de moi sur l'escalier ou
       dans la cuisine tu me dises de temps en temps un petit mot d'encouragement
       et d'amitié, je supporterai tout avec plaisir.
     
       --Et je t'aiderai à remplir tes fonctions, reprit Consuelo en souriant.
       Crois-tu donc que moi aussi je n'aie pas commencé comme toi? Quand j'étais
       petite, j'étais souvent la servante du Porpora. J'ai plus d'une fois fait
       ses commissions, battu son chocolat et repassé ses rabats. Tiens, pour
       commencer, je vais t'enseigner à brosser cet habit, car tu n'y entends
       rien; tu casses les boutons et tu fanes les revers.»
     
       Elle lui prit la brosse des mains, et lui donna l'exemple avec adresse et
       dextérité. Mais, entendant le Porpora qui approchait, elle lui repassa la
       brosse précipitamment, et prit un air grave pour lui dire en présence du
       maître:
     
       --«Eh bien, petit, dépêchez-vous donc!»
     
     
     
     
       LXXXIII.
     
     
       Ce n'était point à l'ambassade de Venise, mais chez l'ambassadeur,
       c'est-à-dire dans la maison de sa maîtresse, que le Porpora conduisait
       Consuelo. La Wilhelmine était une belle créature, infatuée de musique, et
       dont tout le plaisir, dont toute la prétention était de rassembler chez
       elle, en petit comité, les artistes et les dilettanti qu'elle pouvait y
       attirer sans compromettre par trop d'apparat la dignité diplomatique de
       monsignor Corner. A l'apparition de Consuelo, il y eut un moment de
       surprise, de doute, puis un cri de joie et une effusion de cordialité dès
       qu'on se fut assuré que c'était bien la Zingarella, la merveille de l'année
       précédente à San-Samuel. Wilhelmine, qui l'avait vue tout enfant venir chez
       elle, derrière le Porpora, portant ses cahiers, et le suivant comme un
       petit chien, s'était beaucoup refroidie à son endroit, en lui voyant
       ensuite recueillir tant d'applaudissements et d'hommages dans les salons
       de la noblesse, et tant de couronnes sur la scène. Ce n'est pas que cette
       belle personne fût méchante, ni qu'elle daignât être jalouse d'une fille
       si longtemps réputée laide à faire peur. Mais la Wilhelmine aimait à faire
       la grande dame, comme toutes celles qui ne le sont pas. Elle avait chanté
       de grands airs avec le Porpora (qui, la traitant comme un talent d'amateur,
       lui avait laissé essayer de tout), lorsque la pauvre Consuelo étudiait
       encore cette fameuse petite feuille de carton où le maître renfermait toute
       sa méthode de chant, et à laquelle il tenait ses élèves sérieux durant cinq
       ou six ans. La Wilhelmine ne se figurait donc pas qu'elle pût avoir pour
       la Zingarella un autre sentiment que celui d'un charitable intérêt. Mais
       de ce qu'elle lui avait jadis donné quelques bonbons, ou de ce qu'elle lui
       avait mis entre les mains un livre d'images pour l'empêcher de s'ennuyer
       dans son antichambre, elle concluait qu'elle avait été une des plus
       officieuses protectrices de ce jeune talent. Elle avait donc trouvé fort
       extraordinaire et fort inconvenant que Consuelo, parvenue en un instant
       au faîte du triomphe, ne se fût pas montrée humble, empressée, et remplie
       de reconnaissance envers elle. Elle avait compté que lorsqu'elle aurait
       de petites réunions d'hommes choisis, Consuelo ferait gracieusement et
       gratuitement les frais de la soirée, en chantant pour elle et avec elle
       aussi souvent et aussi longtemps qu'elle le désirerait, et qu'elle pourrait
       la présenter à ses amis, en se donnant les gants de l'avoir aidée dans ses
       débuts et quasi formée à l'intelligence de la musique. Les choses s'étaient
       passées autrement: le Porpora, qui avait beaucoup plus à coeur d'élever
       d'emblée son élève Consuelo au rang qui lui convenait dans la hiérarchie
       de l'art, que de complaire à sa protectrice Wilhelmine, avait ri, dans sa
       barbe, des prétentions de cette dernière; et il avait défendu à Consuelo
       d'accepter les invitations un peu trop familières d'abord, un peu trop
       impérieuses ensuite, de madame l'ambassadrice _de la main gauche_.
       Il avait su trouver mille prétextes pour se dispenser de la lui amener,
       et la Wilhelmine en avait pris un étrange dépit contre la débutante,
       jusqu'à dire qu'elle n'était pas assez belle pour avoir jamais des succès
       incontestés; que sa voix, agréable dans un salon, à la vérité, manquait de
       sonorité au théâtre, qu'elle ne tenait pas sur la scène tout ce qu'avait
       promis son enfance, et autres malices de même genre connues de tout temps
       et en tous pays.
     
       Mais bientôt la clameur enthousiaste du public avait étouffé ces petites
       insinuations, et la Wilhelmine, qui se piquait d'être un bon juge, une
       savante élève du Porpora, et une âme généreuse, n'avait osé poursuivre
       cette guerre sourde contre la plus brillante élève du Maestro, et contre
       l'idole du public. Elle avait mêlé sa voix à celle des vrais dilettanti
       pour exalter Consuelo, et si elle l'avait un peu dénigrée encore pour
       l'orgueil et l'ambition dont elle avait fait preuve en ne mettant pas
       sa voix à la disposition de _madame l'ambassadrice_, c'était bien bas et
       tout à fait à l'oreille de quelques-uns que _madame l'ambassadrice_ se
       permettait de l'en blâmer.
     
       Cette fois, lorsqu'elle vit Consuelo venir à elle dans sa petite toilette
       des anciens jours, et lorsque le Porpora la lui présenta officiellement,
       ce qu'il n'avait jamais fait auparavant, vaine et légère comme elle était,
       la Wilhelmine pardonna tout, et s'attribua un rôle de grandeur généreuse.
       Embrassant la Zingarella sur les deux joues,
     
       «Elle est ruinée, pensa-t-elle; elle a fait quelque folie, ou perdu la
       voix, peut-être; car on n'a pas entendu parler d'elle depuis longtemps.
       Elle nous revient à discrétion. Voici le vrai moment de la plaindre, de la
       protéger, et de mettre ses talents à l'épreuve ou à profit.»
     
       Consuelo avait l'air si doux et si conciliant, que la Wilhelmine, ne
       retrouvant pas ce ton de hautaine prospérité qu'elle lui avait supposé
       à Venise, se sentit fort à l'aise avec elle et la combla de prévenances.
       Quelques Italiens, amis de l'ambassadeur, qui se trouvaient là, se
       joignirent à elle pour accabler Consuelo d'éloges et de questions, qu'elle
       sut éluder avec adresse et enjouement. Mais tout à coup sa figure devint
       sérieuse, et une certaine émotion s'y trahit, lorsqu'au milieu du groupe
       d'Allemands qui la regardaient curieusement de l'autre extrémité du salon,
       elle reconnut une figure qui l'avait déjà gênée ailleurs; celle de
       l'inconnu, ami du chanoine, qui l'avait tant examinée et interrogée,
       trois jours auparavant, chez le curé du village où elle avait chanté la
       messe avec Joseph Haydn. Cet inconnu l'examinait encore avec une curiosité
       extrême, et il était facile de voir qu'il questionnait ses voisins sur son
       compte. La Wilhelmine s'aperçut de la préoccupation de Consuelo.
     
       «Vous regardez M. Holzbaüer? lui dit-elle. Le connaissez-vous?
     
       --Je ne le connais pas, répondit Consuelo, et j'ignore si c'est celui que
       je regarde.
     
       --C'est le premier à droite de la console, reprit l'ambassadrice. Il est
       actuellement directeur du théâtre de la cour, et sa femme est première
       cantatrice à ce même théâtre. Il abuse de sa position, ajouta-t-elle tout
       bas, pour régaler la cour et la ville de ses opéras, qui, entre nous, ne
       valent pas le diable. Voulez-vous que je vous fasse faire connaissance
       avec lui? C'est un fort galant homme.
     
       --Mille grâces, Signora; répondit Consuelo, je suis trop peu de chose ici
       pour être présentée à ce personnage, et je suis certaine d'avance qu'il ne
       m'engagera pas à son théâtre.
     
       --Et pourquoi cela mon coeur? Cette belle voix, qui n'avait pas sa pareille
       dans toute l'Italie, aurait-elle souffert du séjour de la Bohême? car vous
       avez vécu tout ce temps en Bohême, nous dit-on; dans le pays le plus froid
       et le plus triste du monde! C'est bien mauvais pour la poitrine, et je ne
       m'étonne pas que vous en ayez ressenti les effets. Mais ce n'est rien, la
       voix vous reviendra à notre beau soleil de Venise.»
     
       Consuelo, voyant que la Wilhelmine était fort pressée de décréter
       l'altération de sa voix, s'abstint de démentir cette opinion, d'autant plus
       que son interlocutrice avait fait elle-même la question et la réponse. Elle
       ne se tourmentait pas de cette charitable supposition, mais de l'antipathie
       qu'elle devait s'attendre à rencontrer chez Holzbaüer à cause d'une réponse
       un peu brusque et un peu sincère qui lui était échappée sur sa musique
       au déjeuner du presbytère. Le maestro de la cour ne manquerait pas de se
       venger en racontant dans quel équipage et en quelle compagnie il l'avait
       rencontrée sur les chemins, et Consuelo craignait que cette aventure,
       arrivant aux oreilles du Porpora, ne l'indisposât contre elle, et surtout
       contre le pauvre Joseph.
     
       Il en fut autrement: Holzbaüer ne dit pas un mot de l'aventure, pour
       des raisons que l'on saura par la suite; et loin de montrer la moindre
       animosité à Consuelo, il s'approcha d'elle, et lui adressa des regards dont
       la malignité enjouée n'avait rien que de bienveillant. Elle feignit de ne
       pas les comprendre. Elle eût craint de paraître lui demander le secret, et
       quelles que pussent être les suites de leur rencontre, elle était trop
       fière pour ne pas les affronter tranquillement.
     
       Elle fut distraite de cet incident par la figure d'un vieillard à l'air
       Dur et hautain, qui montrait cependant beaucoup d'empressement à lier
       conversation avec le Porpora; mais celui-ci, fidèle à sa mauvaise humeur,
       lui répondait à peine, et à chaque instant faisait un effort et cherchait
       un prétexte pour se débarrasser de lui.
     
       «Celui-ci, dit Wilhelmine, qui n'était pas fâchée de faire à Consuelo la
       liste des célébrités qui ornaient son salon, c'est un maître illustre,
       c'est le Buononcini. Il arrive de Paris, où il a joué lui-même une partie
       de violoncelle dans un motet de sa composition en présence du roi; vous
       savez que c'est lui qui a fait fureur si longtemps à Londres, et qui, après
       une lutte obstinée de théâtre à théâtre contre Haendel, a fini par vaincre
       ce dernier dans l'opéra.
     
       --Ne dites pas cela, signora, dit avec vivacité le Porpora qui venait de
       se débarrasser du Buononcini, et, qui, se rapprochant des deux femmes,
       avait entendu les dernières paroles de Wilhelmine; oh! ne dites pas un
       pareil blasphème! Personne n'a vaincu Haendel, personne ne le vaincra.
       Je connais mon Haendel, et vous ne le connaissez pas encore. C'est le
       premier d'entre nous, et je le confesse, quoique j'aie eu l'audace de
       lutter aussi contre lui dans des jours de folle jeunesse; j'ai été écrasé,
       cela devait être, cela est juste. Buononcini, plus heureux, mais non
       plus modeste ni plus habile que moi, a triomphé aux yeux des sots et aux
       oreilles des barbares. Ne croyez donc pas ceux qui vous parlent de ce
       triomphe-là; ce sera l'éternel ridicule de mon confrère Buononcini, et
       l'Angleterre rougira un jour d'avoir préféré ses opéras à ceux d'un génie,
       d'un géant tel que Haendel. La mode, la _fashion_, comme ils disent là-bas,
       le mauvais goût, l'emplacement favorable du théâtre, une coterie, des
       intrigues et, plus que tout cela, le talent de prodigieux chanteurs que
       le Buononcini avait pour interprètes, l'ont emporté en apparence. Mais
       Haendel prend dans la musique sacrée une revanche formidable... Et, quant à
       M. Buononcini, je n'en fais pas grand cas. Je n'aime pas les escamoteurs,
       et je dis qu'il a escamoté son succès dans l'opéra tout aussi légitimement
       que dans la cantate.»
     
       Le Porpora faisait allusion à un vol scandaleux qui avait mis en émoi tout
       le monde musical; le Buononcini s'étant attribué en Angleterre la gloire
       d'une composition que Lotti avait faite trente ans auparavant, et qu'il
       avait réussi à prouver sienne d'une manière éclatante, après un long débat
       avec l'effronté maestro. La Wilhelmine essaya de défendre le Buononcini,
       et cette contradiction ayant enflammé la bile du Porpora:
     
       «Je vous dis, je vous soutiens, s'écria-t-il sans se soucier d'être entendu
       de Buononcini, que Haendel est supérieur, même dans l'opéra, à tous les
       hommes du passé et du présent. Je veux vous le prouver sur l'heure.
       Consuelo, mets-toi au piano, et chante-nous l'air que je te désignerai.
     
       --Je meurs d'envie d'entendre l'admirable Porporina, reprit la Wilhelmine;
       mais je vous supplie, qu'elle ne débute pas ici, en présence du Buononcini
       et de M. Holzbaüer, par du Haendel. Ils ne pourraient être flattés d'un
       pareil choix...
     
       --Je le crois bien, dit Porpora, c'est leur condamnation vivante, leur
       arrêt de mort!
     
       --Eh bien, en ce cas, reprit-elle, faites chanter quelque chose de vous,
       maître!
     
       --Vous savez, sans doute, que cela n'exciterait la jalousie de personne!
       mais moi, je veux qu'elle chante du Haendel! je le veux!
     
       --Maître, n'exigez pas que je chante aujourd'hui, dit Consuelo, j'arrive
       d'un long voyage...
     
       --Certainement, ce serait abuser de son obligeance, et je ne lui demande
       rien, moi, reprit Wilhelmine. En présence des juges qui sont ici, et de
       M. Holzbaüer surtout, qui a la direction du théâtre impérial, il ne faut
       pas compromettre votre élève; prenez-y garde!
     
       --La compromettre! à quoi songez-vous? dit brusquement Porpora en haussant
       les épaules; je l'ai entendue ce matin, et je sais si elle risque de se
       compromettre devant vos Allemands!»
     
       Ce débat fût heureusement interrompu par l'arrivée d'un nouveau personnage.
       Tout le monde s'empressa pour lui faire accueil, et Consuelo, qui avait vu
       et entendu à Venise, dans son enfance, cet homme grêle, efféminé de visage
       avec des manières rogues et une tournure bravache, quoiqu'elle le retrouvât
       vieilli, fané, enlaidi, frisé ridiculement et habillé avec le mauvais goût
       d'un Céladon suranné, reconnut à l'instant même, tant elle en avait gardé
       un profond souvenir, l'incomparable, l'inimitable sopraniste Majorano, dit
       Caffarelli ou plutôt Caffariello, comme on l'appelle partout, excepté en
       France.
     
       Il était impossible de voir un fat plus impertinent que ce bon Caffariello.
       Les femmes l'avaient gâté par leurs engouements, les acclamations du public
       lui avaient fait tourner la tête. Il avait été si beau, ou, pour mieux
       dire, si joli dans sa jeunesse, qu'il avait débuté en Italie dans les rôles
       de femme; maintenant qu'il tirait sur la cinquantaine (il paraissait même
       beaucoup plus vieux que son âge, comme la plupart des sopranistes), il
       était difficile de le se représenter en Didon, ou en Galathée, sans avoir
       grande envie de rire. Pour racheter ce qu'il y avait de bizarre dans sa
       personne, il se donnait de grands airs de matamore, et à tout propos
       élevait sa voix claire et douce, sans pouvoir en changer la nature. Il y
       avait dans toutes ces affectations, et dans cette exubérance de vanité,
       un bon côté cependant. Caffariello sentait trop la supériorité de son
       talent pour être aimable; mais aussi il sentait trop la dignité de son rôle
       d'artiste pour être courtisan. Il tenait tête follement et crânement aux
       plus importants personnages, aux souverains même, et pour cela il n'était
       point aimé des plats adulateurs, dont son impertinence faisait par trop la
       critique. Les vrais amis de l'art lui pardonnaient tout, à cause de son
       génie de virtuose; et malgré toutes les lâchetés qu'on lui reprochait
       comme homme, on était bien forcé de reconnaître qu'il y avait dans sa vie
       des traits de courage et de générosité comme artiste.
     
       Ce n'était point volontairement, et de propos délibéré, qu'il avait montré
       de la négligence et une sorte d'ingratitude envers le Porpora. Il se
       souvenait bien d'avoir étudié huit ans avec lui, et d'avoir appris de lui
       tout ce qu'il savait; mais il se souvenait encore davantage du jour où
       son maître lui avait dit: «A présent je n'ai plus rien à t'apprendre:
       _Va, figlio mio, tu sei il primo musico del mondo_.» Et, de ce jour,
       Caffariello, qui était effectivement (après Farinelli) le premier chanteur
       Du monde, avait cessé de s'intéresser à tout ce qui n'était pas lui-même.
       «Puisque je suis le premier, s'était-il dit, apparemment je suis le seul.
       Le monde a été créé pour moi; le ciel n'a donné le génie aux poëtes et aux
       Compositeurs que pour faire chanter Caffariello. Le Porpora n'a été le
       premier maître de chant de l'univers que parce qu'il était destiné à former
       Caffariello. Maintenant l'oeuvre du Porpora est finie, sa mission est
       achevée, et pour la gloire, pour le bonheur, pour l'immortalité du Porpora,
       il suffit que Caffariello vive et chante.» Caffariello avait vécu et
       chanté, il était riche et triomphant, le Porpora était pauvre et délaissé;
       mais Caffariello était fort tranquille, et se disait qu! il avait amassé
       assez d'or et de célébrité pour que son maître fût bien payé d'avoir lancé
       dans le monde un prodige tel que lui.
     
     
     
     
       LXXXIV.
     
     
       Caffariello, en entrant, salua fort peu tout le monde, mais alla baiser
       tendrement et respectueusement la main de Wilhelmine: après quoi, il
       accosta son directeur Holzbaüer avec un air d'affabilité protectrice, et
       secoua la main de son maître Porpora avec une familiarité insouciante.
       Partagé entre l'indignation que lui causaient ses manières et la nécessité
       de le ménager (car en demandant un opéra de lui au théâtre, et en se
       chargeant du premier rôle, Caffariello pouvait rétablir les affaires du
       maestro), le Porpora se mit à le complimenter et à le questionner sur les
       triomphes qu'il venait d'avoir en France, d'un ton de persiflage trop fin
       pour que sa fatuité ne prît pas le change.
     
       «La France?, répondit Caffariello; ne me parlez pas de la France! c'est le
       pays de la petite musique, des petits musiciens, des petits amateurs, et
       des petits grands seigneurs. Imaginez un faquin comme Louis XV, qui me fait
       remettre par un de ses premiers gentilshommes, après m'avoir entendu dans
       une demi-douzaine de concerts spirituels, devinez quoi? une mauvaise
       tabatière!
     
       --Mais en or, et garnie de diamants de prix, sans doute? dit le Porpora
       en tirant avec ostentation la sienne qui n'était qu'en bois de figuier.
     
       --Eh! sans doute, reprit le soprano; mais voyez l'impertinence! point de
       portrait! A moi, une simple tabatière, comme si j'avais besoin d'une boîte
       pour priser! Fi! quelle bourgeoisie royale! J'en ai été indigné.
     
       --Et j'espère, dit le Porpora en remplissant de tabac son nez malin, que
       tu auras donné une bonne leçon à ce petit roi-là?
     
       --Je n'y ai pas manqué, par le corps de Dieu! Monsieur, ai-je dit au
       premier gentilhomme en ouvrant un tiroir sous ses yeux éblouis; voilà
       trente tabatières, dont la plus chétive vaut trente fois celle que vous
       m'offrez; et vous voyez, en outre, que les autres souverains n'ont pas
       dédaigné de m'honorer de leurs miniatures. Dites cela au roi votre maître,
       Caffariello n'est pas à court de tabatières, Dieu merci!
     
       --Par le sang de Bacchus! voilà un roi qui a dû être bien penaud! reprit
       le Porpora.
     
       --Attendez! ce n'est pas tout! Le gentilhomme a eu l'insolence de me
       répondre qu'en fait d'étrangers Sa Majesté ne donnait son portrait qu'aux
       ambassadeurs!
     
       --Oui-da! le paltoquet! Et qu'as tu répondu?
     
       --Écoutez bien, Monsieur, ai-je dit; apprenez qu'avec tous les ambassadeurs
       du monde on ne ferait pas un Caffariello!
     
       --Belle et bonne réponse! Ah! que je reconnais bien là mon Caffariello!
       et tu n'as pas accepté sa tabatière?
     
       --Non, pardieu! répondit Caffariello en tirant de sa poche par
       préoccupation, une tabatière d'or enrichie de brillants.
     
       --Ce ne serait pas celle-ci, par hasard? dit le Porpora en regardant
       la boîte d'un air indifférent. Mais, dis-moi, as-tu vu là notre jeune
       princesse de Saxe? Celle à qui j'ai mis pour la première fois les doigts
       sur le clavecin, à Dresde, alors que la reine de Pologne, sa mère,
       m'honorait de sa protection? C'était une aimable petite princesse!
     
       --Marie-Joséphine?
     
       --Oui, la grande dauphine de France.
     
       --Si je l'ai vue? dans l'intimité! C'est une bien bonne personne. Ah!
       la bonne femme! Sur mon honneur, nous sommes les meilleurs amis du monde.
       Tiens! c'est elle qui m'a donné cela!»
     
       Et il montra un énorme diamant qu'il avait au doigt.
     
       «Mais on dit aussi qu'elle a ri aux éclats de ta réponse au roi sur son
       présent.
     
       --Sans doute, elle a trouvé que j'avais fort bien répondu, et que le roi
       son beau-père avait agi avec moi comme un cuistre.
     
       --Elle t'a dit cela, vraiment?
     
       --Elle me l'a fait entendre, et m'a remis un passe-port qu'elle avait fait
       signer par le roi lui-même.»
     
       Tous ceux qui écoutaient ce dialogue se détournèrent pour rire sous cape.
       Le Buononcini, en parlant des forfanteries de Caffariello en France,
       Avait raconté, une heure auparavant, que la dauphine, en lui remettant
       ce passe-port, illustré de la griffe du maître, lui avait fait remarquer
       qu'il n'était valable que pour dix jours, ce qui équivalait clairement à
       un ordre de sortir du royaume dans le plus court délai.
     
       Caffariello, craignant peut-être qu'on ne l'interrogeât sur cette
       circonstance, changea de conversation.
     
       «Eh bien, maestro! dit-il au Porpora, as-tu fait beaucoup d'élèves à
       Venise, dans ces derniers temps? En as-tu produit quelques-uns qui te
       donnent de l'espérance?
     
       --Ne m'en parle pas! répondit le Porpora. Depuis toi, le ciel a été avare,
       et mon école stérile. Quand Dieu eut fait l'homme, il se reposa. Depuis que
       le Porpora a fait le Caffariello, il se croise les bras et s'ennuie.
     
       --Bon maître! reprit Caffariello charmé du compliment, qu'il prit tout
       à fait en bonne part, tu as trop d'indulgence pour moi. Mais tu avais
       pourtant quelques élèves qui promettaient, quand je t'ai vu à la _Scuola
       dei Mendicanti?_ Tu y avais déjà formé la petite Corilla qui était goûtée
       du public; une belle créature, par ma foi!
     
       --Une belle créature, rien de plus.
     
       --Rien de plus, en vérité? demanda M. Holzbaüer, qui avait l'oreille au
       guet.
     
     
       --Rien de plus, vous dis-je, répliqua le Porpora d'un ton d'autorité.
     
       --Cela est bon à savoir, dit Holzbaüer en lui parlant à l'oreille. Elle est
       arrivée ici hier soir, assez malade à ce qu'on m'a dit: et pourtant, dès ce
       matin, j'ai reçu des propositions de sa part pour entrer au théâtre de la
       cour.
     
       --Ce n'est pas ce qu'il vous faut, reprit le Porpora. Votre femme
       chante... dix fois mieux qu'elle!» Il avait failli dire moins mal, mais
       il sut se retourner à temps.
     
       «Je vous remercie de votre avis, répondit le directeur.
     
       --Eh quoi! pas d'autre élève que la grosse Corilla? reprit Caffariello.
       Venise est à sec? J'ai envie d'y aller le printemps prochain avec la Tesi.
     
       --Pourquoi non?
     
       --Mais la Tesi est entichée de Dresde. Ne trouverai-je donc pas un chat
       pour miauler à Venise? Je ne suis pas bien difficile, moi, et le public
       ne l'est pas, quand il a un primo-uomo de ma qualité pour enlever tout
       l'opéra. Une jolie voix, docile et intelligente, me suffirait pour les
       duos. Ah! à propos, maître! qu'as-tu fait d'une petite moricaude que je
       t'ai vue?
     
       --J'ai enseigné beaucoup de moricaudes.
     
       --Oh! celle-là avait une voix prodigieuse, et je me souviens que je t'ai
       dit en l'écoutant: Voilà une petite laideron qui ira loin! Je me suis
       même amusé à lui chanter quelque chose. Pauvre petite! elle en a pleuré
       d'admiration.
     
       --Ah! ah! dit Porpora en regardant Consuelo, qui devint rouge comme le nez
       du maestro.
     
       --Comment diable s'appelait-elle? reprit Caffariello. Un nom
       bizarre... Allons, tu dois t'en souvenir, maestro; elle était laide
       comme tous les diables.
     
       --C'était moi,» répondit Consuelo, qui surmonta avec franchise et bonhomie
       son embarras, pour venir saluer gaiement et respectueusement Caffariello.
     
       Caffariello ne se déconcerta pas pour si peu.
     
       «Vous? lui dit-il lestement en lui prenant la main. Vous mentez; car vous
       êtes une fort belle fille, et celle dont je parle...
     
       --Oh! c'était bien moi! reprit Consuelo. Regardez-moi bien! Vous devez me
       reconnaître. C'est bien la même Consuelo!
     
       --Consuelo! oui, c'était son diable de nom. Mais je ne vous reconnais pas
       du tout; et j'ai bien peur qu'on ne vous ait changée. Mon enfant, si, en
       acquérant de la beauté, vous avez perdu la voix et le talent que vous
       annonciez, vous auriez mieux fait de rester laide.
     
       --Je veux que tu l'entendes!» dit le Porpora qui brûlait du désir de
       produire son élève devant Holzbaüer.
     
       Et il poussa Consuelo au clavecin, un peu malgré elle; car il y avait
       longtemps qu'elle n'avait affronté un auditoire savant, et elle ne s'était
       nullement préparée à chanter ce soir-là.
     
       «Vous me mystifiez, disait Caffariello. Ce n'est pas la même que j'ai vue
       à Venise.
     
       --Tu vas en juger, répondait le Porpora.
     
       --En vérité, maître, c'est une cruauté de me faire chanter, quand j'ai
       encore cinquante lieues de poussière dans le gosier, dit Consuelo
       timidement.
     
       --C'est égal, chante, répondit le maestro.
     
       --N'ayez pas peur de moi, mon enfant, dit Caffariello; je sais l'indulgence
       qu'il faut avoir, et, pour vous ôter la peur, je vais chanter avec vous,
       si vous voulez.
     
       --A cette condition-là, j'obéirai, répondit-elle, et le bonheur que j'aurai
       de vous entendre m'empêchera de penser à moi-même.
     
       --Que pouvons-nous chanter ensemble? dit Caffariello au Porpora. Choisis
       un duo, toi.
     
       --Choisis toi-même, répondit-il. Il n'y a rien qu'elle ne puisse chanter
       avec toi.
     
       --Eh bien donc, quelque chose de ta façon, je veux te faire plaisir
       aujourd'hui, maestro; et d'ailleurs je sais que la signora Wilhelmine a
       ici toute ta musique, reliée et dorée avec un luxe oriental.
     
       --Oui, grommela Porpora entre ses dents, mes oeuvres sont plus richement
       habillées que moi.»
     
       Caffariello prit les cahiers, feuilleta, et choisit un duo de
       l'_Eumène_, opéra que le maestro avait écrit à Rome pour Farinelli. Il
       chanta le premier solo avec cette grandeur, cette perfection, cette
       _maestria_, qui faisaient oublier en un instant tous ses ridicules pour
       ne laisser de place qu'à l'admiration et à l'enthousiasme. Consuelo se
       sentit ranimée et vivifiée de toute la puissance de cet homme
       extraordinaire, et chanta, à son tour, le solo de femme, mieux peut-être
       qu'elle n'avait chanté de sa vie. Caffariello n'attendit pas qu'elle eût
       fini pour l'interrompre par des explosions d'applaudissements.
     
       «Ah! _cara!_ s'écria-t-il à plusieurs reprises: c'est à présent que je te
       reconnais. C'est bien l'enfant merveilleux que j'avais remarqué à Venise:
       mais à présent _figlia mia_, tu es un prodige (_un portento_), c'est
       Caffariello qui te le déclare.»
     
       La Wilhelmine fut un peu surprise, un peu décontenancée, de retrouver
       Consuelo plus puissante qu'à Venise. Malgré le plaisir d'avoir les débuts
       d'un tel talent dans son salon à Vienne, elle ne se vit pas, sans un peu
       d'effroi et de chagrin, réduite à ne plus oser chanter à ses habitués,
       après une telle virtuose, Elle fit pourtant grand bruit de son admiration.
       Holzbaüer, toujours souriant dans sa cravate, mais craignant de ne pas
       Trouver dans sa caisse assez d'argent pour payer un si grand talent,
       garda, au milieu de ses louanges, une réserve diplomatique; le Buononcini
       déclara que Consuelo surpassait encore madame Hasse et madame Cuzzoni.
       L'ambassadeur entra dans de tels transports, que la Wilhelmine en fut
       effrayée, surtout quand elle le vit ôter de son doigt un gros saphir pour
       le passer à celui de Consuelo, qui n'osait ni l'accepter ni le refuser.
       Le duo fut redemandé avec fureur; mais la porte s'ouvrit, et le laquais
       Annonça avec une respectueuse solennité M. le comte de Hoditz: tout le
       monde se leva par ce mouvement de respect instinctif que l'on porte, non
       au plus illustre, non au plus digne, mais au plus riche.
     
       «Il faut que j'aie bien du malheur, pensa Consuelo, pour rencontrer ici
       d'emblée, et sans avoir eu le temps de parlementer, deux personnes qui
       m'ont vue en voyage avec Joseph, et qui ont pris sans doute une fausse
       idée de mes moeurs et de mes relations avec lui. N'importe, bon et honnête
       Joseph, au prix de toutes les calomnies que notre amitié pourra susciter,
       je ne la désavouerai jamais dans mon coeur ni dans mes paroles.»
     
       Le comte Hoditz, tout chamarré d'or et de broderies, s'avança vers
       Wilhelmine, et, à la manière dont on baisait la main de cette femme
       entretenue, Consuelo comprit la différence qu'on faisait entre une telle
       maîtresse de maison et les fières patriciennes qu'elle avait vues à Venise.
       On était plus galant, plus aimable et plus gai auprès de Wilhelmine;
       mais on parlait plus vite, on marchait moins légèrement, on croisait
       les jambes plus haut, on mettait le dos à la cheminée: enfin on était un
       autre homme que dans le monde officiel. On paraissait se plaire davantage
       à ce sans-gêne; mais il y avait au fond quelque chose de blessant et de
       méprisant que Consuelo sentit tout de suite, quoique ce quelque chose,
       masqué par l'habitude du grand monde et les égards qu'on devait à
       l'ambassadeur, fût quasi imperceptible.
     
       Le comte Hoditz était, entre tous, remarquable par cette fine nuance de
       laisser-aller qui, loin de choquer Wilhelmine, lui semblait un hommage
       de plus. Consuelo n'en souffrait que pour cette pauvre personne dont
       la gloriole satisfaite lui paraissait misérable. Quant à elle-même,
       elle n'en était pas offensée; Zingarella, elle ne prétendait à rien,
       et, n'exigeant pas seulement un regard, elle ne se souciait guère d'être
       saluée deux ou trois lignes plus haut ou plus bas. «Je viens ici faire mon
       métier de chanteuse, se disait-elle, et, pourvu que l'on m'approuve quand
       j'ai fini, je ne demande qu'à me tenir inaperçue dans un coin; mais
       cette femme, qui mêle sa vanité à son amour (si tant est qu'elle mêle un
       peu d'amour à toute cette vanité), combien elle rougirait si elle voyait
       le dédain et l'ironie cachés sous des manières si galantes et si
       complimenteuses!»
     
       On la fit chanter encore; on la porta aux nues, et elle partagea
       littéralement avec Caffariello les honneurs de la soirée. A chaque instant
       elle s'attendait à se voir abordée par le comte Hoditz, et à soutenir le
       feu de quelque malicieux éloge. Mais, chose étrange! le comte Hoditz ne
       s'approcha pas du clavecin, vers lequel elle affectait de se tenir tournée
       pour qu'il ne vît pas ses traits, et lorsqu'il se fut enquis de son nom
       et de son âge, il ne parut pas avoir jamais entendu parler d'elle. Le fait
       est qu'il n'avait pas reçu le billet imprudent que, dans son audace
       voyageuse, Consuelo lui avait adressé par la femme du déserteur. Il avait,
       en outre, la vue fort basse; et comme ce n'était pas alors la mode de
       lorgner en plein salon, il distinguait très-vaguement la pâle figure de
       la cantatrice. On s'étonnera peut-être que, mélomane comme il se piquait
       d'être, il n'eût pas la curiosité de voir de plus près une virtuose si
       remarquable. Il faut qu'on se souvienne que le seigneur morave n'aimait
       que sa propre musique, sa propre méthode et ses propres chanteurs. Les
       grands talents ne lui inspiraient aucun intérêt et aucune sympathie; il
       aimait à rabaisser dans son estime leurs exigences et leurs prétentions:
       Et, lorsqu'on lui disait que la Faustina Bordoni gagnait à Londres
       cinquante mille francs par an, et Farinelli cent cinquante mille francs,
       il haussait les épaules et disait qu'il avait pour cinq cents francs de
       gages, à son théâtre de Roswald, en Moravie, des chanteurs formés par lui
       qui valaient bien Farinelli, Faustina, et M. Caffariello par-dessus le
       marché.
     
       Les grands airs de ce dernier lui étaient particulièrement antipathiques
       et insupportables, par la raison que, dans sa sphère, M. le comte Hoditz
       avait les mêmes travers et les mêmes ridicules. Si les vantards déplaisent
       aux gens modestes et sages, c'est aux vantards surtout qu'ils inspirent le
       plus d'aversion et de dégoût. Tout vaniteux déteste son pareil, et raille
       en lui le vice qu'il porte en lui-même. Pendant qu'on écoutait le chant de
       Caffariello, personne ne songeait à la fortune et au dilettantisme du comte
       Hoditz. Pendant que Caffariello débitait ses hâbleries, le comte Hoditz ne
       pouvait trouver place pour les siennes; enfin ils se gênaient l'un l'autre.
       Aucun salon n'était assez vaste, aucun auditoire assez attentif, pour
       contenir et contenter deux hommes dévorés d'une telle _approbativité_
       (style phrénologique de nos jours).
     
       Une troisième raison empêcha le comte Hoditz d'aller regarder et
       reconnaître son Bertoni de Passaw: c'est qu'il ne l'avait presque pas
       regardé à Passaw, et qu'il eût eu bien de la peine à le reconnaître ainsi
       transformé. Il avait vu une petite fille _assez bien faite_, comme on
       disait alors pour exprimer une personne passable; il avait entendu une
       jolie voix fraîche et facile; il avait pressenti une intelligence assez
       éducable; il n'avait senti et deviné rien de plus, et il ne lui fallait
       rien de plus pour son théâtre de Roswald. Riche, il était habitué à acheter
       sans trop d'examen et sans débat parcimonieux tout ce qui se trouvait à sa
       convenance. Il avait voulu acheter le talent et la personne de Consuelo
       comme nous achetons un couteau à Châtellerault et de la verroterie à
       Venise. Le marché ne s'était pas conclu, et, comme il n'avait pas eu un
       instant d'amour pour elle, il n'avait pas eu un instant de regret. Le dépit
       avait bien un peu troublé la sérénité de son réveil à Passaw; mais les gens
       qui s'estiment beaucoup ne souffrent pas longtemps d'un échec de ce genre.
       Ils l'oublient vite; le monde n'est-il pas à eux, surtout quand ils sont
       riches? Une aventure manquée, cent de retrouvées! s'était dit le noble
       comte. Il chuchota avec la Wilhelmine durant le dernier morceau que chanta
       Consuelo, et, s'apercevant que le Porpora lui lançait des regards furieux,
       il sortit bientôt sans avoir trouvé aucun plaisir parmi ces musiciens
       pédants et mal appris.
     
     
     
     
       LXXXV.
     
     
       Le premier mouvement de Consuelo, en rentrant dans la chambre, fut
       d'écrire à Albert; mais elle s'aperçut bientôt que cela n'était pas aussi
       facile à faire qu'elle se l'était imaginé. Dans un premier brouillon, elle
       commençait à lui raconter tous les incidents de son voyage, lorsque la
       crainte lui vint de l'émouvoir trop violemment par la peinture des fatigues
       et des dangers qu'elle lui mettait sous les yeux. Elle se rappelait
       l'espèce de fureur délirante qui s'était emparée de lui lorsqu'elle lui
       avait raconté dans le souterrain les terreurs qu'elle venait d'affronter
       pour arriver jusqu'à lui. Elle déchira donc cette lettre, et, pensant
       qu'à une âme aussi profonde et à une organisation aussi impressionnable
       il fallait la manifestation d'une idée dominante et d'un sentiment unique,
       elle résolut de lui épargner tout le détail émouvant de la réalité, pour
       ne lui exprimer, en peu de mots, que l'affection promise et la fidélité
       jurée. Mais ce peu de mots ne pouvait être vague; s'il n'était pas
       complétement affirmatif, il ferait naître des angoisses et des craintes
       affreuses. Comment pouvait-elle affirmer qu'elle avait enfin reconnu
       en elle-même l'existence de cet amour absolu et de cette résolution
       inébranlable dont Albert avait besoin pour exister en l'attendant? La
       sincérité, l'honneur de Consuelo, ne pouvaient se plier à une demi-vérité.
       En interrogeant sévèrement son coeur et sa conscience, elle y trouvait bien
       la force et le calme de la victoire remportée sur Anzoleto. Elle y trouvait
       bien aussi, au point de vue de l'amour et de l'enthousiasme, la plus
       complète indifférence pour tout autre homme qu'Albert; mais cette sorte
       d'amour, mais cet enthousiasme sérieux qu'elle avait pour lui seul, c'était
       toujours le même sentiment qu'elle avait éprouvé auprès de lui. Il ne
       suffisait pas que le souvenir d'Anzoleto fût vaincu, que sa présence fût
       écartée, pour que le comte Albert devînt l'objet d'une passion violente
       dans le coeur de cette jeune fille. Il ne dépendait pas d'elle de se
       rappeler sans effroi la maladie mentale du pauvre Albert, la triste
       solennité du château des Géants, les répugnances aristocratiques de la
       chanoinesse, le meurtre de Zdenko, la grotte lugubre de Schreckenstein,
       enfin toute cette vie sombre et bizarre qu'elle avait comme rêvée en
       Bohême; car, après avoir humé le grand air du vagabondage sur les cimes
       du Boehmerwald, et en se retrouvant en pleine musique auprès du Porpora,
       Consuelo ne se représentait déjà plus la Bohême que comme un cauchemar.
       Quoiqu'elle eût résisté aux sauvages aphorismes artistiques du Porpora,
       elle se voyait retombée dans une existence si bien appropriée à son
       éducation, à ses facultés, et à ses habitudes d'esprit, qu'elle ne
       concevait plus la possibilité de se transformer en châtelaine de
       Riesenburg. Que pouvait-elle donc annoncer à Albert? que pouvait-elle
       lui promettre et lui affirmer de nouveau? N'était-elle pas dans les mêmes
       irrésolutions, dans le même effroi qu'à son départ du château? Si elle
       était venue se réfugier à Vienne plutôt qu'ailleurs, c'est qu'elle y était
       sous la protection de la seule autorité légitime qu'elle eût à reconnaître
       dans sa vie. Le Porpora était son bienfaiteur, son père, son appui et son
       maître dans l'acception la plus religieuse du mot. Près de lui, elle ne
       se sentait plus orpheline; et elle ne se reconnaissait plus le droit de
       disposer d'elle-même suivant la seule inspiration de son coeur ou de sa
       raison. Or, le Porpora blâmait, raillait, et repoussait avec énergie
       l'idée d'un mariage qu'il regardait comme le meurtre d'un génie, comme
       l'immolation d'une grande destinée à la fantaisie d'un dévouement
       romanesque. A Riesenburg aussi, il y avait un vieillard généreux, noble
       et tendre, qui s'offrait pour père à Consuelo; mais change-t-on de père
       suivant les besoins de sa situation? Et quand le Porpora disait non,
       Consuelo pouvait-elle accepter le oui du comte Christian? Cela ne se devait
       ni ne se pouvait, et il fallait attendre ce que prononcerait le Porpora
       lorsqu'il aurait mieux examiné les faits et les sentiments. Mais, en
       attendant cette confirmation ou cette transformation de son jugement,
       que dire au malheureux Albert pour lui faire prendre patience en lui
       laissant l'espoir? Avouer la première bourrasque de mécontentement du
       Porpora, c'était bouleverser toute la sécurité d'Albert; la lui cacher,
       c'était le tromper, et Consuelo ne voulait pas dissimuler avec lui. La vie
       de ce noble jeune homme eût-elle dépendu d'un mensonge, Consuelo n'eût pas
       fait ce mensonge. Il est des êtres qu'on respecte trop pour les tromper,
       même en les sauvant.
     
       Elle recommença donc, et déchira vingt commencements de lettre, sans
       pouvoir se décider à en continuer une seule. De quelque façon qu'elle s'y
       prît, au troisième mot, elle tombait toujours dans une assertion téméraire
       ou dans une dubitation qui pouvait avoir de funestes effets. Elle se mit
       au lit, accablée de lassitude, de chagrin et d'anxiétés, et elle y souffrit
       longtemps du froid et de l'insomnie, sans pouvoir s'arrêter à aucune
       résolution, à aucune conception nette de son avenir et de sa destinée.
       Elle finit par s'endormir, et resta assez tard au lit pour que le Porpora,
       qui était fort matinal, fût déjà sorti pour ses courses. Elle trouva Haydn
       occupé, comme la veille, à brosser les habits et à ranger les meubles de
       son nouveau maître.
     
       «Allons donc, belle dormeuse, s'écria-t-il en voyant enfin paraître son
       amie, je me meurs d'ennui, de tristesse, et de peur surtout, quand je ne
       vous vois pas, comme un ange gardien, entre ce terrible professeur et moi.
       Il me semble qu'il va toujours pénétrer mes intentions, déjouer le
       complot, et m'enfermer dans son vieux clavecin, pour m'y faire périr
       d'une suffocation harmonique. Il me fait dresser les cheveux sur la tête,
       ton Porpora; et je ne peux pas me persuader que ce ne soit pas un vieux
       diable italien, le Satan de ce pays-là étant reconnu beaucoup plus méchant
       et plus fin que le nôtre.
     
       --Rassure-toi, ami, répondit Consuelo; notre maître n'est que malheureux;
       il n'est pas méchant. Commençons par mettre tous nos soins à lui donner
       un peu de bonheur, et nous le verrons s'adoucir et revenir à son vrai
       caractère. Dans mon enfance, je l'ai vu cordial et enjoué; on le citait
       pour la finesse et la gaîté de ses reparties: c'est qu'alors il avait des
       succès, des amis et de l'espérance. Si tu l'avais connu à l'époque où l'on
       chantait son _Polifeme_ au théâtre de San-Mose, lorsqu'il me faisait entrer
       avec lui sur le théâtre, et me mettait dans la coulisse d'où je pouvais
       voir le dos des comparses et la tête du géant! Comme tout cela me semblait
       beau et terrible, de mon petit coin! Accroupie derrière un rocher de
       carton, ou grimpée sur une échelle à quinquets, je respirais à peine; et,
       malgré moi, je faisais, avec ma tête et mes petits bras, tous les gestes,
       tous les mouvements que je voyais faire aux acteurs. Et quand le maître
       était rappelé sur la scène et forcé, par les cris du parterre, à repasser
       sept fois devant le rideau, le long de la rampe, je me figurais que c'était
       un dieu: c'est qu'il était fier, il était beau d'orgueil et d'effusion de
       coeur, dans ces moments-là! Hélas! il n'est pas encore bien vieux, et le
       voilà si changé, si abattu! Voyons, Beppo, mettons-nous à l'oeuvre, pour
       qu'en rentrant il retrouve son pauvre logis un peu plus agréable qu'il ne
       l'a laissé. D'abord je vais faire l'inspection de ses nippes, afin de voir
       ce qui lui manque.
     
       --Ce qui lui manque sera un peu long à compter, et ce qu'il a, très-court
       à voir, répondit Joseph; car je ne sache que ma garde-robe qui soit plus
       pauvre et en plus mauvais état.
     
       --Eh bien, je m'occuperai aussi de remonter la tienne, car je suis ton
       débiteur, Joseph; tu m'as nourrie et vêtue tout le long du voyage. Songeons
       d'abord au Porpora. Ouvre-moi cette armoire. Quoi! un seul habit? celui
       qu'il avait hier soir chez l'ambassadeur?
     
       --Hélas! oui! un habit marron à boutons d'acier taillés, et pas très-frais,
       encore! L'autre habit, qui est mûr et délabré à faire pitié, il l'a mis
       pour sortir; et quant à sa robe de chambre, je ne sais si elle a jamais
       existé; mais je la cherche en vain depuis une heure.»
     
       Consuelo et Joseph s'étant mis à fureter partout, reconnurent que la robe
       de chambre du Porpora était une chimère de leur imagination, de même que
       son _pardessus_ et son manchon. Compte fait des chemises, il n'y en avait
       que trois en haillons; les manchettes tombaient en ruines, et ainsi du
       reste.
     
       «Joseph, dit Consuelo, voilà une belle bague qu'on m'a donnée hier soir
       en paiement de mes chansons; je ne veux pas la vendre, cela attirerait
       l'attention sur moi, et indisposerait peut-être contre ma cupidité les
       gens qui m'en ont gratifiée. Mais je puis la mettre en gage, et me faire
       prêter dessus l'argent qui nous est nécessaire. Keller est honnête et
       intelligent: il saura bien évaluer ce bijou, et connaîtra certainement
       quelque usurier qui, en le prenant en dépôt, m'avancera une bonne somme.
       Va vite et reviens.
     
       --Ce sera bientôt fait, répondit Joseph. Il y a une espèce de bijoutier
       israélite dans la maison de Keller, et ce dernier étant pour ces sortes
       d'affaires secrètes le factotum de plus d'une belle dame, il vous fera
       compter de l'argent d'ici à une heure; mais je ne veux rien pour moi,
       entendez-vous, Consuelo! Vous-même, dont l'équipage a fait toute la route
       sur mon épaule, vous avez grand besoin de toilette, et vous serez forcée
       de paraître demain, ce soir peut-être, avec une robe un peu moins fripée
       que celle-ci.
     
       --Nous réglerons nos comptes plus tard, et comme je l'entendrai, Beppo.
       N'ayant pas refusé tes services, j'ai le droit d'exiger que tu ne refuses
       pas les miens. Allons! cours chez Keller.»
     
       Au bout d'une heure, en effet, Haydn revint avec Keller et mille cinq
       cents florins; Consuelo lui ayant expliqué ses intentions, Keller ressortit
       et ramena bientôt un tailleur de ses amis, habile et expéditif, qui,
       ayant pris la mesure de l'habit du Porpora et des autres pièces de
       son habillement, s'engagea à rapporter dans peu de jours deux autres
       habillements complets, une bonne robe de chambre ouatée, et même du linge
       et d'autres objets nécessaires à la toilette, qu'il se chargea de commander
       à des ouvrières _recommandables_.
     
       «Maintenant dit Consuelo à Keller quand le tailleur fut parti, il me faut
       le plus grand secret sur tout ceci. Mon maître est aussi fier qu'il est
       pauvre, et certainement il jetterait mes pauvres dons par la fenêtre s'il
       soupçonnait seulement qu'ils viennent de moi.
     
       --Comment ferez-vous donc, signora, observa Joseph, pour lui faire endosser
       ses habits neufs et abandonner les vieux sans qu'il s'en aperçoive?
     
       --Oh! je le connais, et je vous réponds qu'il ne s'en apercevra pas.
       Je sais comment il faut s'y prendre!
     
       --Et maintenant, signora, reprit Joseph, qui, hors du tête-à-tête, avait
       le bon goût de parler très-cérémonieusement à son amie, pour ne pas donner
       une fausse opinion de la nature de leur amitié, ne penserez-vous pas aussi
       à vous-même? Vous n'avez presque rien apporté avec vous de la Bohême, et
       vos habits, d'ailleurs, ne sont pas à la mode de ce pays-ci.
     
       --J'allais oublier cette importante affaire! Il faut que le bon monsieur
       Keller soit mon conseil et mon guide.
     
       --Oui-da! reprit Keller, je m'y entends, et si je ne vous fais pas
       confectionner une toilette du meilleur goût, dites que je suis un ignorant
       et un présomptueux.
     
       --Je m'en remets à vous, bon Keller; seulement je vous avertis, en général,
       que j'ai l'humeur simple, et que les choses voyantes, les couleurs
       tranchées, ne conviennent ni à ma pâleur habituelle ni à mes goûts
       tranquilles.
     
       --Vous me faites injure, signora, en présumant que j'aie besoin de cet
       avis. Ne sais-je pas, par état, les couleurs qu'il faut assortir aux
       physionomies, et ne vois-je pas dans la vôtre l'expression de votre
       naturel? Soyez tranquille, vous serez contente de moi, et bientôt vous
       pourrez paraître à la cour, si bon vous semble, sans cesser d'être modeste
       et simple comme vous voilà. Orner la personne, et non point la changer,
       tel est l'art du coiffeur et celui du costumier.
     
       --Encore un mot à l'oreille, cher monsieur Keller, dit Consuelo en
       éloignant le perruquier de Joseph. Vous allez aussi faire habiller de neuf
       maître Haydn des pieds à la tête, et, avec le reste de l'argent, vous
       offrirez de ma part à votre fille une belle robe de soie pour le jour de
       ses noces avec lui. J'espère qu'elles ne tarderont pas; car si j'ai du
       succès ici, je pourrai être utile à notre ami et l'aider à se faire
       connaître. Il a du talent, beaucoup de talent, soyez-en certain.
     
       --En a-t-il réellement, signora? Je suis heureux de ce que vous me dites;
       je m'en étais toujours douté. Que dis-je? j'en étais certain dès le premier
       jour où je l'ai remarqué, tout petit enfant de choeur, à la maîtrise.
     
       --C'est un noble garçon, reprit Consuelo, et vous serez récompensé par sa
       reconnaissance et sa loyauté de ce que vous avez fait pour lui; car vous
       aussi, Keller, je le sais, vous êtes un digne homme et un noble
       coeur... Maintenant, dites-nous, ajouta-t-elle en se rapprochant de
       Joseph avec Keller, si vous avez fait déjà ce dont nous étions convenus à
       l'égard des protecteurs de Joseph. L'idée était venue de vous: l'avez-vous
       mise à exécution?
     
       --Si je l'ai fait, signora! répondit Keller. Dire et faire sont tout un
       pour votre serviteur. En allant accommoder mes pratiques ce matin, j'ai
       averti d'abord monseigneur l'ambassadeur de Venise (je n'ai pas l'honneur
       de le coiffer en personne, mais je frise monsieur son secrétaire),
       ensuite M. l'abbé de Métastase, dont je fais la barbe tous les matins,
       et mademoiselle Marianne Martinez, sa pupille, dont la tête est également
       dans mes mains. Elle demeure, ainsi que lui, dans ma maison... c'est-à-dire
       que je demeure dans leur maison: n'importe! Enfin j'ai pénétré chez deux
       ou trois autres personnes qui connaissent également la figure de Joseph,
       et qu'il est exposé à rencontrer chez maître Porpora. Celles dont je
       n'avais pas la pratique, je les abordais sous un prétexte quelconque:
       «J'ai ouï dire que madame la baronne faisait chercher chez mes confrères
       de la véritable graisse d'ours pour les cheveux, et je m'empresse de lui en
       apporter que je garantis. Je l'offre gratis comme échantillon aux personnes
       du grand monde, et ne leur demande que leur clientèle pour cette fourniture
       si elles en sont satisfaites.» Ou bien: «Voici un livre d'église qui a été
       trouvé à Saint-Etienne, dimanche dernier; et comme je coiffe la cathédrale
       (c'est-à-dire la maîtrise de la cathédrale), j'ai été chargé de demander
       à Votre Excellence si ce livre ne lui appartient pas.» C'était un vieux
       bouquin de cuir doré et armorié, que j'avais pris dans le banc de quelque
       chanoine pour le présenter, sachant bien que personne ne le réclamerait.
       Enfin, quand j'avais réussi à me faire écouter un instant sous un prétexte
       ou sous un autre, je me mettais à babiller avec l'aisance et l'esprit que
       l'on tolère chez les gens de ma profession. Je disais, par exemple:
       «J'ai beaucoup entendu parler de Votre Seigneurie à un habile musicien
       de mes amis, Joseph Haydn; c'est ce qui m'a donné l'assurance de me
       présenter dans la respectable maison de Votre Seigneurie.--Comment, me
       disait-on, le petit Joseph? Un charmant talent, un jeune homme qui promet
       beaucoup.--Ah! vraiment, répondais-je alors tout content de venir au fait,
       Votre Seigneurie doit s'amuser de ce qui lui arrive de singulier et
       d'avantageux dans ce moment-ci.--Que lui arrive-t-il donc? Je l'ignore
       absolument.--Eh! il n'y a rien de plus comique et de plus intéressant
       à la fois.--Il s'est fait valet de chambre.--Comment, lui, valet? Fi,
       quelle dégradation! quel malheur pour un pareil talent! Il est donc
       bien misérable? Je veux le secourir.--Il ne s'agit pas de cela, Seigneurie,
       répondais-je; c'est l'amour de l'art qui lui a fait prendre cette
       singulière résolution. Il voulait à toute force avoir des leçons de
       l'illustre maître Porpora...--Ah! oui, je sais cela, et le Porpora refusait
       de l'entendre et de l'admettre. C'est un homme de génie bien quinteux
       et bien morose.--C'est un grand homme, un grand coeur, répondais-je
       conformément aux intentions de la signora Consuelo, qui ne veut pas que
       son maître soit raillé et blâmé dans tout ceci. Soyez sûr, ajoutais-je,
       qu'il reconnaîtra bientôt la grande capacité du petit Haydn, et qu'il
       lui donnera tous ses soins: mais, pour ne pas irriter sa mélancolie, et
       pour s'introduire auprès de lui sans l'effaroucher, Joseph n'a rien trouvé
       de plus ingénieux que d'entrer à son service comme valet, et de feindre la
       plus complète ignorance en musique.--L'idée est touchante, charmante, me
       répondait-on tout attendri; c'est l'héroïsme d'un véritable artiste; mais
       il faut qu'il se dépêche d'obtenir les bonnes grâces du Porpora avant qu'il
       soit reconnu et signalé à ce dernier comme un artiste déjà remarquable; car
       le jeune Haydn est déjà aimé et protégé de quelques personnes, lesquelles
       fréquentent précisément ce Porpora.--Ces personnes, disais-je alors d'un
       air insinuant, sont trop généreuses, trop grandes, pour ne pas garder
       à Joseph son petit secret tant qu'il sera nécessaire, et pour ne pas
       feindre un peu avec le Porpora afin de lui conserver sa confiance.--Oh!
       s'écriait-on alors, ce ne sera certainement pas moi qui trahirai le bon,
       l'habile musicien Joseph! vous pouvez lui en donner ma parole, et défense
       sera faite à mes gens de laisser échapper un mot imprudent aux oreilles du
       maestro.» Alors on me renvoyait avec un petit présent ou une commande de
       graisse d'ours, et, quant à monsieur le secrétaire d'ambassade, il s'est
       vivement intéressé à l'aventure et m'a promis d'en régaler monseigneur
       Corner à son déjeuner, afin que lui, qui aime Joseph particulièrement,
       se tienne tout le premier sur ses gardes vis-à-vis du Porpora. Voilà ma
       mission diplomatique remplie. Êtes-vous contente, signora?
     
       --Si j'étais reine, je vous nommerais ambassadeur sur-le-champ, répondit
       Consuelo. Mais j'aperçois dans la rue le maître qui revient. Sauvez-vous,
       cher Keller, qu'il ne vous voie pas!
     
       --Et pourquoi me sauverais-je, Signora! Je vais me mettre à vous coiffer,
       et vous serez censée avoir envoyé chercher le premier perruquier venu par
       votre valet Joseph.
     
       --Il a plus d'esprit cent fois que nous, dit Consuelo à Joseph;» et elle
       abandonna sa noire chevelure aux mains légères de Keller, tandis que Joseph
       reprenait son plumeau et son tablier, et que le Porpora montait pesamment
       l'escalier en fredonnant une phrase de son futur opéra.
     
     
     
     
       LXXXVI.
     
     
       Comme il était naturellement fort distrait, le Porpora, en embrassant au
       front sa fille adoptive, ne remarqua pas seulement Keller qui la tenait
       par les cheveux, et se mit à chercher dans sa musique le fragment écrit
       de la phrase qui lui trottait par la cervelle. Ce fut en voyant ses
       papiers, ordinairement épars sur le clavecin dans un désordre incomparable,
       rangés en piles symétriques, qu'il sortit de sa préoccupation en s'écriant:
     
       «Malheureux drôle! il s'est permis de toucher à mes manuscrits. Voilà bien
       les valets! Ils croient ranger quand ils entassent! J'avais bien besoin,
       ma foi, de prendre un valet! Voilà le commencement de mon supplice.
     
       --Pardonnez-lui, maître, répondit Consuelo; votre musique était dans
       le chaos...
     
       --Je me reconnaissais dans ce chaos! je pouvais me lever la nuit et prendre
       à tâtons dans l'obscurité n'importe quel passage de mon opéra; à présent
       je ne sais plus rien, je suis perdu; j'en ai pour un mois avant de me
       reconnaître.
     
       --Non, maître, vous allez vous y retrouver tout de suite. C'est moi qui ai
       fait la faute d'ailleurs, et quoique les pages ne fussent pas numérotées,
       je crois avoir mis chaque feuillet à sa place. Regardez! je suis sûre que
       vous lirez plus aisément dans le cahier que j'en ai fait que dans toutes
       ces feuilles volantes qu'un coup de vent pouvait emporter par la fenêtre.
     
       --Un coup de vent! prends-tu ma chambre pour les lagunes Fusine?
     
       --Sinon un coup de vent, du moins un coup de plumeau, un coup de balai.
     
       --Eh! qu'y avait-il besoin de balayer et d'épousseter ma chambre? Il y a
       quinze jours que je l'habite, et je n'ai permis à personne d'y entrer.
     
       --Je m'en suis bien aperçu, pensa Joseph.
     
       --Eh bien, maître, il faut que vous me permettiez de changer cette
       habitude. Il est malsain de dormir dans une chambre qui n'est pas aérée
       et nettoyée tous les jours. Je me chargerai de rétablir méthodiquement
       chaque jour le désordre que vous aimez, après que Beppo aura balayé et
       rangé.
     
       --Beppo! Beppo! qu'est-ce que cela? Je ne connais pas Beppo.
     
       --Beppo, c'est lui, dit Consuelo en montrant Joseph. Il avait un nom si dur
       à prononcer, que vous en auriez eu les oreilles déchirées à chaque instant.
       Je lui ai donné le premier nom vénitien qui m'est venu. Beppo est bien;
       c'est court; cela peut se chanter.
     
       --Comme tu voudras! répondit le Porpora qui commençait à se radoucir en
       feuilletant son opéra, et en le retrouvant parfaitement réuni et cousu en
       un seul livre.
     
       --Convenez, maître, dit Consuelo en le voyant sourire, que c'est plus
       commode ainsi.
     
       --Ah! tu veux toujours avoir raison, toi, reprit le maestro; tu seras
       opiniâtre toute ta vie.
     
       --Maître, avez-vous déjeuné? reprit Consuelo que Keller venait de rendre
       à la liberté.
     
       --As-tu déjeuné toi-même, répondit Porpora avec un mélange d'impatience et
       de sollicitude.
     
       --J'ai déjeuné. Et vous, maître?
     
       --Et ce garçon, ce... Beppo, a-t-il mangé quelque chose?
     
       --Il a déjeuné. Et vous, maître?
     
       --Vous avez donc trouvé quelque chose ici? Je ne me souviens pas si j'avais
       quelques provisions.
     
       --Nous avons très-bien déjeuné. Et vous, maître?
     
       --Et vous, maître! et vous, maître! Va au diable avec les questions.
       Qu'est-ce cela te fait?
     
       --Maître, tu n'as pas déjeuné! reprit Consuelo, qui se permettait
       quelquefois de tutoyer le Porpora avec la familiarité vénitienne.
     
       --Ah! je vois bien que le diable est entré dans ma maison. Elle ne me
       laissera pas tranquille! Allons, viens ici, et chante-moi cette phrase.
       Attention, je te prie.»
     
       Consuelo s'approcha du clavecin et chanta la phrase, tandis que Keller,
       qui était un dilettante renforcé, restait à l'autre bout de la chambre,
       le peigne à la main et la bouche entr'ouverte. Le maestro, qui n'était
       pas content de sa phrase, se la fit répéter trente fois de suite, tantôt
       faisant appuyer sur certaines notes, tantôt sur certaines autres, cherchant
       la nuance qu'il rêvait avec une obstination que pouvaient seules égaler la
       patience et la soumission de Consuelo. Pendant ce temps, Joseph, sur un
       signe de cette dernière, avait été chercher le chocolat qu'elle avait
       préparé elle-même pendant les courses de Keller. Il l'apporta, et, devinant
       les intentions de son amie, il le posa doucement sur le pupitre sans
       éveiller l'attention du maître, qui, au bout d'un instant, le prit
       machinalement, le versa dans la tasse, et l'avala avec grand appétit.
       Une seconde tasse fut apportée et avalée de même avec renfort de pain et
       de beurre, et Consuelo, qui était un peu taquine, lui dit en le voyant
       manger avec plaisir: «Je le savais bien, maître, que tu n'avais pas
       déjeuné.
     
       --C'est vrai! répondit-il sans humeur; je crois que je l'avais oublié;
       cela m'arrive souvent quand je compose, et je ne m'en aperçois que dans
       la journée, quand j'éprouve des tiraillements d'estomac et des spasmes.
     
       --Et alors, tu bois de l'eau-de-vie, maître?
     
       --Qui t'a dit cela, petite sotte?
     
       --J'ai trouvé la bouteille.
     
       --Eh bien, que t'importe? Ne vas-tu pas m'interdire l'eau-de-vie?
     
       --Oui, je te l'interdirai! Tu étais sobre à Venise, et tu te portais bien.
     
       --Cela, c'est la vérité, dit le Porpora avec tristesse. Il me semblait que
       tout allait au plus mal, et qu'ici tout irait mieux. Cependant tout va de
       mal en pis pour moi. La fortune, la santé, les idées... tout!» Et il pencha
       sa tête dans ses mains.
     
       «Veux-tu que je te dise pourquoi tu as de la peine à travailler ici? reprit
       Consuelo qui voulait le distraire, par des choses de détail, de l'idée de
       découragement qui le dominait. C'est que tu n'as pas ton bon café à la
       vénitienne, qui donne tant de force et de gaieté. Tu veux t'exciter à la
       manière des Allemands, avec de la bière et des liqueurs; cela ne te va pas.
     
       --Ah! c'est encore la vérité; mon bon café de Venise! c'était une source
       intarissable de bons mots et de grandes idées. C'était le génie, c'était
       l'esprit, qui coulaient dans mes veines avec une douce chaleur. Tout ce
       qu'on boit ici rend triste ou fou.
     
       --Eh bien, maître, prends ton café!
     
       --Ici? du café? je n'en veux pas. Cela fait trop d'embarras. Il faut du
       feu, une servante, une vaisselle qu'on lave, qu'on remue, qu'on casse avec
       un bruit discordant au milieu d'une combinaison harmonique! Non, pas de
       tout cela! Ma bouteille, par terre, entre mes jambes; c'est plus commode,
       c'est plus tôt fait.
     
       --Cela se casse aussi. Je l'ai cassée ce matin, en voulant la mettre dans
       l'armoire.
     
       --Tu m'as cassé ma bouteille! je ne sais à quoi tient, petite laide, que
       je ne te casse ma canne sur les épaules.
     
       --Bah! il y a quinze ans que vous me dites cela, et vous ne m'avez pas
       encore donné une chiquenaude! Je n'ai pas peur du tout.
     
       --Babillarde! chanteras-tu? me tireras-tu de cette phrase maudite? Je
       parie que tu ne la sais pas encore, tant tu es distraite ce matin.
     
       --Vous allez voir si je ne la sais pas par coeur,» dit Consuelo en fermant
       le cahier brusquement.
     
       Et elle la chanta comme elle la concevait, c'est-à-dire autrement que
       Le Porpora. Connaissant son humeur, bien qu'elle eût compris, dès le
       premier essai, qu'il s'était embrouillé dans son idée, et qu'à force de
       la travailler il en avait dénaturé le sentiment, elle n'avait pas voulu
       se permettre de lui donner un conseil. Il l'eût rejeté par esprit de
       contradiction: mais en lui chantant cette phrase à sa propre manière,
       tout en feignant de faire une erreur de mémoire, elle était bien sûre
       qu'il en serait frappé. A peine l'eut-il entendue, qu'il bondit sur sa
       chaise en frappant dans ses deux mains et en s'écriant:
     
       «La voilà! la voilà! voilà ce que je voulais, et ce que je ne pouvais pas
       trouver! Comment diable cela t'est-il venu?
     
       --Est-ce que ce n'est pas ce que vous avez écrit? ou bien est-ce que le
       hasard?... Si fait, c'est votre phrase.
     
       --Non, c'est la tienne, fourbe! s'écria le Porpora qui était la candeur
       même, et qui, malgré son amour maladif et immodéré de la gloire, n'eût
       jamais rien fardé par vanité; c'est toi qui l'as trouvée! Répète-la-moi.
       Elle est bonne, et j'en fais mon profit.»
     
       Consuelo recommença plusieurs fois, et le Porpora écrivit sous sa dictée;
       puis il pressa son élève sur son coeur en disant:
     
       «Tu es le diable! J'ai toujours pensé que tu étais le diable!
     
       --Un bon diable, croyez-moi, maître, répondit Consuelo en souriant.»
     
       Le Porpora, transporté de joie d'avoir sa phrase, après une matinée
       entière d'agitations stériles et de tortures musicales, chercha par terre
       machinalement le goulot de sa bouteille, et, ne le trouvant pas, il se
       remit à tâtonner sur le pupitre, et avala au hasard ce qui s'y trouvait.
       C'était du café exquis, que Consuelo lui avait savamment et patiemment
       préparé en même temps que le chocolat, et que Joseph venait d'apporter
       tout brûlant, à un nouveau signe de son amie.
     
       «O nectar des dieux! ô ami des musiciens! s'écria le Porpora en le
       savourant: quel est l'ange, quelle est la fée qui t'a apporté de Venise
       sous son aile?
     
       --C'est le diable, répondit Consuelo.
     
       --Tu es un ange et une fée, ma pauvre enfant, dit le Porpora avec douceur
       en retombant sur son pupitre. Je vois bien que tu m'aimes, que tu me
       soignes, que tu veux me rendre heureux! Jusqu'à ce pauvre garçon, qui
       s'intéresse à mon sort! ajouta-t-il en apercevant Joseph qui, debout au
       seuil de l'antichambre, le regardait avec des yeux humides et brillants!
       Ah! mes pauvres enfants, vous voulez adoucir une vie bien déplorable!
       Imprudents! vous ne savez pas ce que vous faites. Je suis voué à la
       désolation, et quelques jours de sympathie et de bien-être me feront
       sentir plus vivement l'horreur de ma destinée, quand ces beaux jours
       seront envolés!
     
       --Je ne te quitterai jamais, je serai toujours ta fille et ta servante,»
       dit Consuelo en lui jetant ses bras autour du cou.
     
       Le Porpora enfonça sa tête chauve dans son cahier et fondit en larmes.
       Consuelo et Joseph pleuraient aussi, et Keller, que la passion de la
       musique avait retenu jusque-là, et qui, pour motiver sa présence,
       s'occupait à arranger la perruque du maître dans l'antichambre, voyant,
       par la porte entr'ouverte, le tableau respectable et déchirant de sa
       douleur, la piété filiale de Consuelo, et l'enthousiasme qui commençait
       à faire battre le coeur de Joseph pour l'illustre vieillard, laissa tomber
       son peigne, et prenant la perruque du Porpora pour un mouchoir, il la porta
       à ses yeux, plongé qu'il était dans une sainte distraction.
     
       Pendant quelques jours Consuelo fut retenue à la maison par un rhume. Elle
       avait bravé, pendant ce long et aventureux voyage, toutes les intempéries
       de l'air, tous les caprices de l'automne, tantôt brûlant, tantôt pluvieux
       et froid, suivant les régions diverses qu'elle avait traversées. Vêtue à
       la légère, coiffée d'un chapeau de paille, n'ayant ni manteau ni habits de
       rechange lorsqu'elle était mouillée, elle n'avait pourtant pas eu le plus
       léger enrouement. A peine fut-elle claquemurée dans ce logement sombre,
       humide et mal aéré du Porpora, qu'elle sentit le froid et le malaise
       paralyser son énergie et sa voix. Le Porpora eut beaucoup d'humeur de
       ce contretemps. Il savait que pour obtenir à son élève un engagement au
       théâtre Italien, il fallait se hâter; car madame Tesi, qui avait désiré
       se rendre à Dresde, paraissait hésiter, séduite par les instances de
       Caffariello et les brillantes propositions de Holzbaüer, jaloux d'attacher
       au théâtre impérial une cantatrice aussi célèbre. D'un autre côté, la
       Corilla, encore retenue au lit par les suites de son accouchement, faisait
       intriguer auprès des directeurs ceux de ses amis qu'elle avait retrouvés à
       Vienne, et se faisait fort de débuter dans huit jours si on avait besoin
       d'elle. Le Porpora désirait ardemment que Consuelo fût engagée, et pour
       elle-même, et pour le succès de l'opéra qu'il espérait faire accepter avec
       elle.
     
       Consuelo, pour sa part, ne savait à quoi se résoudre. Prendre un
       engagement, c'était reculer le moment possible de sa réunion avec Albert;
       c'était porter l'épouvante et la consternation chez les Rudolstadt, qui ne
       s'attendaient certes pas à ce qu'elle reparût sur la scène; c'était, dans
       leur opinion, renoncer à l'honneur de leur appartenir, et signifier au
       jeune comte qu'elle lui préférait la gloire et la liberté. D'un autre
       côté, refuser cet engagement, c'était détruire les dernières espérances
       du Porpora; c'était lui montrer, à son tour, cette ingratitude qui avait
       fait le désespoir et le malheur de sa vie; c'était enfin lui porter un coup
       de poignard. Consuelo, effrayée de se trouver dans cette alternative, et
       voyant qu'elle allait frapper un coup mortel, quelque parti qu'elle pût
       prendre, tomba dans un morne chagrin. Sa robuste constitution la préserva
       d'une indisposition sérieuse; mais durant ces quelques jours d'angoisse
       et d'effroi, en proie à des frissons fébriles, à une pénible langueur,
       accroupie auprès d'un maigre feu, ou se traînant d'une chambre à l'autre
       pour vaquer aux soins du ménage, elle désira et espéra tristement qu'une
       maladie grave vînt la soustraire aux devoirs et aux anxiétés de sa
       situation.
     
       L'humeur du Porpora, qui s'était épanouie un instant, redevint sombre,
       querelleuse et injuste dès qu'il vit Consuelo, la source de son espoir
       et le siège de sa force, tomber tout à coup dans l'abattement et
       l'irrésolution. Au lieu de la soutenir et de la ranimer par l'enthousiasme
       et la tendresse, il lui témoigna une impatience maladive qui acheva de
       la consterner. Tour à tour faible et violent, le tendre et irascible
       vieillard, dévoré du spleen qui devait bientôt consumer Jean-Jacques
       Rousseau, voyait partout des ennemis, des persécuteurs et des ingrats,
       sans s'apercevoir que ses soupçons, ses emportements et ses injustices
       provoquaient et motivaient un peu chez les autres les mauvaises intentions
       et les mauvais procédés qu'il leur attribuait. Le premier mouvement de ceux
       qu'il blessait ainsi était de le considérer comme fou; le second, de le
       croire méchant; le troisième, de se détacher, de se préserver, ou de se
       venger de lui. Entre une lâche complaisance et une sauvage misanthropie,
       il y a un milieu que le Porpora ne concevait pas, et auquel il n'arriva
       jamais.
     
       Consuelo, après avoir tenté d'inutiles efforts, voyant qu'il était moins
       disposé que jamais à lui permettre l'amour et le mariage, se résigna à
       ne plus provoquer des explications qui aigrissaient de plus en plus les
       préventions de son infortuné maître. Elle ne prononça plus le nom d'Albert,
       et se tint prête à signer l'engagement qui lui serait imposé par le
       Porpora. Lorsqu'elle se retrouvait seule avec Joseph, elle éprouvait
       quelque soulagement à lui ouvrir son coeur.
     
       «Quelle destinée bizarre est la mienne! lui disait-elle souvent. Le ciel
       m'a donné des facultés et une âme pour l'art, des besoins de liberté,
       l'amour d'une fière et chaste indépendance; mais en même temps, au lieu
       de me donner ce froid et féroce égoïsme qui assure aux artistes la force
       nécessaire pour se frayer une route à travers les difficultés et les
       séductions de la vie, cette volonté céleste m'a mis dans la poitrine un
       coeur tendre et sensible qui ne bat que pour les autres, qui ne vit que
       d'affection et de dévouement. Ainsi partagée entre deux forces contraires,
       ma vie s'use, et mon but est toujours manqué. Si je suis née pour pratiquer
       le dévouement, Dieu veuille donc ôter de ma tête l'amour de l'art, la
       poésie, et l'instinct de la liberté, qui font de mes dévouements un
       supplice et une agonie; si je suis née pour l'art et pour la liberté,
       qu'il ôte donc de mon coeur la pitié, l'amitié, la sollicitude et la
       crainte de faire souffrir, qui empoisonneront toujours mes triomphes et
       entraveront ma carrière!
     
       --Si j'avais un conseil à te donner, pauvre Consuelo, répondait Haydn,
       ce serait d'écouter la voix de ton génie et d'étouffer le cri de ton coeur.
       Mais je te connais bien maintenant, et je sais que tu ne le pourras pas.
     
       --Non, je ne le peux pas, Joseph, et il me semble que je ne le pourrai
       jamais. Mais, vois mon infortune, vois la complication de mon sort étrange
       et malheureux! Même dans la voie du dévouement je suis si bien entravée et
       tiraillée en sens contraires, que je ne puis aller où mon coeur me pousse,
       sans briser ce coeur qui voudrait faire le bien de la main gauche, comme de
       la main droite. Si je me consacre à celui-ci, j'abandonne et laisse périr
       celui-là. J'ai par le monde un époux adoptif dont je ne puis être la femme
       sans tuer mon père adoptif; et réciproquement, si je remplis mes devoirs de
       fille, je tue mon époux. Il a été écrit que la femme quitterait son père et
       sa mère pour suivre son époux; mais je ne suis, en réalité, ni épouse ni
       fille. La loi n'a rien prononcé pour moi, la société ne s'est pas occupée
       de mon sort. Il faut que mon coeur choisisse. La passion d'un homme ne le
       gouverne pas, et, dans l'alternative où je suis, la passion du devoir et
       du dévouement ne peut pas éclairer mon choix. Albert et le Porpora sont
       également malheureux, également menacés de perdre la raison ou la vie.
       Je suis aussi nécessaire à l'un qu'à l'autre... Il faut que je sacrifie
       l'un des deux.
     
       --Et pourquoi? Si vous épousiez le comte, le Porpora n'irait-il pas vivre
       près de vous deux? Vous l'arracheriez ainsi à la misère, vous le ranimeriez
       par vos soins, vous accompliriez vos deux dévouements à la fois.
     
       --S'il pouvait en être ainsi, je te jure, Joseph, que je renoncerais à
       l'art et à la liberté, mais tu ne connais pas le Porpora; c'est de gloire
       et non de bien-être et de sécurité qu'il est avide. Il est dans la misère,
       et il ne s'en aperçoit pas; il en souffre sans savoir d'où lui vient son
       mal. D'ailleurs, rêvant toujours des triomphes et l'admiration des hommes,
       il ne saurait descendre à accepter leur pitié. Sois sûr que sa détresse
       est, en grande partie, l'ouvrage de son incurie et de son orgueil. S'il
       disait un mot, il a encore quelques amis, on viendrait à son secours; mais,
       outre qu'il n'a jamais regardé si sa poche était vide ou pleine (tu as bien
       vu qu'il n'en sait pas davantage à l'égard dé son estomac), il aimerait
       mieux mourir de faim enfermé dans sa chambre que d'aller chercher l'aumône
       d'un dîner chez son meilleur ami. Il croirait dégrader la musique s'il
       laissait soupçonner que le Porpora a besoin d'autre chose que de son génie,
       de son clavecin et de sa plume. Aussi l'ambassadeur et sa maîtresse, qui
       le chérissent et le vénèrent, ne se doutent-ils en aucune façon du dénûment
       où il se trouve. S'ils lui voient habiter une chambre étroite et délabrée,
       ils pensent que c'est parce qu'il aime l'obscurité et le désordre. Lui-même
       ne leur dit-il pas qu'il ne saurait composer ailleurs? Moi je sais le
       contraire; je l'ai vu grimper sur les toits, à Venise, pour s'inspirer
       des bruits de la mer et de la vue du ciel. Si on le reçoit avec ses habits
       malpropres, sa perruque râpée et ses souliers percés, on croit faire
       acte d'obligeance. «Il aime la saleté, se dit-on; c'est le travers des
       vieillards et des artistes. Ses guenilles lui sont agréables. Il ne saurait
       marcher dans des chaussures neuves.» Lui-même l'affirme; mais moi, je l'ai
       vu dans mon enfance, propre, recherché, toujours parfumé, rasé, et secouant
       avec coquetterie les dentelles de sa manchette sur l'orgue ou le clavecin;
       c'est que, dans ce temps-là, il pouvait être ainsi sans devoir rien à
       personne. Jamais le Porpora ne se résignerait à vivre oisif et ignoré au
       fond de la Bohême, à la charge de ses amis. Il n'y resterait pas trois mois
       sans maudire et injurier tout le monde, croyant que l'on conspire sa perte
       et que ses ennemis l'ont fait enfermer pour l'empêcher de publier et de
       faire représenter ses ouvrages. Il partirait un beau matin en secouant
       la poussière de ses pieds, et il reviendrait chercher sa mansarde, son
       clavecin rongé des rats, sa fatale bouteille et les chers manuscrits.
     
       --Et vous ne voyez pas la possibilité d'amener à Vienne, ou à Venise, ou à
       Dresde, ou à Prague, dans quelque ville musicale enfin, votre comte Albert?
       Riche, vous pourriez vous établir partout, vous y entourer de musiciens,
       cultiver l'art d'une certaine façon, et laisser le champ libre à l'ambition
       du Porpora, sans cesser de veiller sur lui?
     
       --Après ce que je t'ai raconté du caractère et de la santé d'Albert,
       comment peux-tu me faire une pareille question? Lui, qui ne peut supporter
       la figure d'un indifférent, comment affronterait-il cette foule de méchants
       et de sots qu'on appelle le monde? Et quelle ironie, quel éloignement,
       quel mépris, le monde ne prodiguerait-il pas à cet homme saintement
       fanatique, qui ne comprend rien à ses lois, à ses moeurs et à ses
       habitudes! Tout cela est aussi hasardeux à tenter sur Albert que ce que
       j'essaie maintenant en cherchant à me faire oublier de lui.
     
       --Soyez certaine cependant que tous les maux lui paraîtraient plus légers
       que votre absence. S'il vous aime véritablement, il supportera tout; et
       s'il ne vous aime pas assez pour tout supporter et tout accepter, il vous
       oubliera.
     
       --Aussi j'attends et ne décide rien. Donne-moi du courage, Beppo, et reste
       près de moi, afin que j'aie du moins un coeur où je puisse répandre ma
       peine, et à qui je puisse demander de chercher avec moi l'espérance.
     
       --O ma soeur! sois tranquille; s'écriait Joseph; si je suis assez heureux
       pour te donner cette légère consolation, je supporterai tranquillement les
       bourrasques du Porpora; je me laisserai même battre par lui, si cela peut
       le distraire du besoin de te tourmenter et de t'affliger.
     
       En devisant ainsi avec Joseph, Consuelo travaillait sans cesse, tantôt à
       préparer avec lui les repas communs, tantôt à raccommoder les nippes du
       Porpora. Elle introduisit, un à un, dans l'appartement, les meubles qui
       étaient nécessaires à son maître. Un bon fauteuil bien large et bien bourré
       de crin, remplaça la chaise de paille où il reposait ses membres affaissés
       par l'âge; et quand il y eut goûté les douceurs d'une sieste, il s'étonna,
       et demanda, en fronçant le sourcil, d'où lui venait ce bon siège.
     
       «C'est la maîtresse de la maison qui l'a fait monter ici, répondit
       Consuelo; ce vieux meuble l'embarrassait, et j'ai consenti à le placer
       dans un coin, jusqu'à ce qu'elle le redemandât.»
     
       Les matelas du Porpora furent changés; et il ne fit, sur la bonté de
       son lit, d'autre remarque que de dire qu'il avait retrouvé le sommeil
       depuis quelques nuits. Consuelo lui répondit qu'il devait attribuer cette
       amélioration au café et à l'abstinence d'eau-de-vie. Un matin, le Porpora,
       ayant endossé une excellente robe de chambre, demanda d'un air soucieux à
       Joseph où il l'avait retrouvée. Joseph, qui avait le mot, répondit qu'en
       rangeant une vieille malle, il l'avait trouvée au fond.
     
       «Je croyais ne l'avoir pas apportée ici, reprit le Porpora. C'est pourtant
       bien celle que j'avais à Venise; c'est la même couleur du moins.
     
       --Et quelle autre pourrait-ce être? répondit Consuelo qui avait eu soin
       d'assortir la couleur à celle de la défunte robe de chambre de Venise.
     
       --Eh bien, je la croyais plus usée que cela! dit le maestro en regardant
       ses coudes.
     
       --Je le crois bien! reprit-elle; j'y ai remis des manches neuves.
     
       --Et avec quoi?
     
       --Avec un morceau de la doublure.
     
       --Ah! les femmes sont étonnantes pour tirer parti de tout!»
     
       Quand l'habit neuf fut introduit, et que le Porpora l'eut porté deux jours,
       quoiqu'il fût de la même couleur que le vieux, il s'étonna de le trouver
       si frais; et les boutons surtout, qui étaient fort beaux, lui donnèrent
       à penser.
     
       «Cet habit-là n'est pas à moi, dit-il d'un ton grondeur.
     
       --J'ai ordonné à Beppo de le porter chez un dégraisseur, répondit Consuelo,
       tu l'avais taché hier soir. On l'a repassé, et voilà pourquoi tu le trouves
       plus frais.
     
       --Je te dis qu'il n'est pas à moi, s'écria le maestro hors de lui. On me
       l'a changé chez le dégraisseur. Ton Beppo est un imbécile.
     
       --On ne l'a pas changé; j'y avais fait une marque.
     
       --Et ces boutons-là? Penses-tu me faire avaler ces boutons-là?
     
       --C'est moi qui ai changé la garniture et qui l'ai cousue moi-même.
       L'ancienne était gâtée entièrement.
     
       --Cela te fait plaisir à dire! elle était encore fort présentable. Voilà
       une belle sottise! suis-je un Céladon pour m'attifer ainsi, et payer une
       garniture de douze sequins au moins?
     
       --Elle ne coûte pas douze florins, repartit Consuelo. je l'ai achetée de
       hasard.
     
       --C'est encore trop! murmura le maestro.»
     
       Toutes les pièces de son habillement lui furent glissées de même, à l'aide
       d'adroits mensonges qui faisaient rire Joseph et Consuelo comme deux
       enfants. Quelques objets passèrent inaperçus, grâce à la préoccupation
       du Porpora: les dentelles et le linge entrèrent discrètement par petites
       portions dans son armoire, et lorsqu'il semblait les regarder sur lui avec
       quelque attention, Consuelo s'attribuait l'honneur de les avoir reprisés
       avec soin. Pour donner plus de vraisemblance au fait, elle raccommodait
       sous ses yeux quelques-unes des anciennes hardes et les entremêlait avec
       les autres.
     
       «Ah ça, lui dit un jour le Porpora en lui arrachant des mains un jabot
       qu'elle recousait, voilà assez de futilités! Une artiste ne doit pas être
       une femme de ménage, et je ne veux pas te voir ainsi tout le jour courbée
       en deux, une aiguille à la main. Serre-moi tout cela, ou je le jette au
       feu! Je ne veux pas non plus te voir autour des fourneaux faisant la
       cuisine, et avalant la vapeur du charbon. Veux-tu perdre la voix? veux-tu
       te faire laveuse de vaisselle? veux-tu me faire damner?
     
       --Ne vous damnez pas, répondit Consuelo; vos effets sont en bon état
       maintenant, et ma voix est revenue.
     
       --A la bonne heure! répondit le maestro; en ce cas, tu chantes demain chez
       la comtesse Hoditz, margrave douairière de Bareith.»
     
     
     
     
       LXXXVII.
     
     
       La margrave douairière de Bareith, veuve du margrave George-Guillaume, née
       princesse de Saxe-Weissenfeld, et en dernier lieu comtesse Hoditz, «avait
       été belle comme un ange, à ce qu'on disait. Mais elle était si changée,
       qu'il fallait étudier son visage pour trouver les débris de ses charmes.
       Elle était grande et paraissait avoir eu la taille belle; elle avait tué
       plusieurs de ses enfants, en se faisant avorter, pour conserver cette belle
       taille; son visage était fort long, ainsi que son nez, qui la défigurait
       beaucoup, ayant été gelé, ce qui lui donnait une couleur de betterave fort
       désagréable; ses yeux, accoutumés à donner la loi, étaient grands, bien
       fendus et bruns; mais si abattus, que leur vivacité en était beaucoup
       diminuée; à défaut de sourcils naturels, elle en portait de postiches,
       fort épais, et noirs comme de l'encre; sa bouche, quoique grande, était
       bien façonnée et remplie d'agréments; ses dents, blanches comme de
       l'ivoire, étaient bien rangées; son teint, quoique uni, était jaunâtre,
       plombé et flasque; elle avait un bon air, mais un peu affecté. C'était la
       Laïs de son siècle. Elle ne plut jamais que par sa figure; car, pour de
       l'esprit, elle n'en avait pas l'ombre.»
     
       Si vous trouvez ce portrait tracé d'une main un peu cruelle et cynique, ne
       vous en prenez point à moi, cher lecteur. Il est mot pour mot de la propre
       main d'une princesse célèbre par ses malheurs, ses vertus domestiques, son
       orgueil et sa méchanceté, la princesse Wilhelmine de Prusse, soeur du grand
       Frédéric, mariée au prince héréditaire du margraviat de Bareith, neveu de
       notre comtesse Hoditz. Elle fut bien la plus mauvaise langue que le sang
       royal ait jamais produite. Mais ses portraits sont, en général, tracés de
       main de maître, et il est difficile, en les lisant, de ne pas les croire
       exacts.
     
       Lorsque Consuelo, coiffée par Keller, et parée, grâce à ses soins et à son
       zèle, avec une élégante simplicité, fut introduite par le Porpora dans le
       salon de la margrave, elle se plaça avec lui derrière le clavecin qu'on
       avait rangé en biais dans un angle, afin de ne point embarrasser la
       compagnie. Il n'y avait encore personne d'arrivé, tant le Porpora était
       ponctuel, et les valets achevaient d'allumer les bougies. Le maestro se mit
       à essayer le clavecin, et à peine en eut-il tiré quelques sons qu'une dame
       fort belle entra et vint à lui avec une grâce affable. Comme le Porpora
       la saluait avec le plus grand respect, et l'appelait Princesse, Consuelo
       la prit pour la margrave; et, selon l'usage, lui baisa la main. Cette main
       froide et décolorée pressa celle de la jeune fille avec une cordialité
       qu'on rencontre rarement chez les grands, et qui gagna tout de suite
       l'affection de Consuelo. La princesse paraissait âgée d'environ trente ans,
       sa taille était élégante sans être correcte; on pouvait même y remarquer
       certaines déviations qui semblaient le résultat de grandes souffrances
       physiques. Son visage était admirable, mais d'une pâleur effrayante, et
       l'expression d'une profonde douleur l'avait prématurément flétri et ravagé.
       La toilette était exquise, mais simple, et décente jusqu'à la sévérité.
       Un air de bonté, de tristesse et de modestie craintive était répandu dans
       toute cette belle personne, et le son de sa voix avait quelque chose
       d'humble et d'attendrissant dont Consuelo se sentit pénétrée. Avant que
       cette dernière eût le temps de comprendre que ce n'était point là la
       margrave, la véritable margrave parut. Elle avait alors plus de la
       cinquantaine, et si le portrait qu'on a lu en tête de ce chapitre, et
       qui avait été fait dix ans auparavant, était alors un peu chargé, il ne
       l'était certainement plus au moment où Consuelo la vit. Il fallait même
       de l'obligeance pour s'apercevoir que la comtesse Hoditz avait été une
       des beautés de l'Allemagne, quoiqu'elle fût peinte et parée avec une
       recherche de coquetterie fort savante. L'embonpoint de l'âge mûr avait
       envahi des formes sur lesquelles la margrave persistait à se faire
       d'étranges illusions; car ses épaules et sa poitrine nues affrontaient
       les regards avec un orgueil que la statuaire antique peut seule afficher.
       Elle était coiffée de fleurs, de diamants et de plumes comme une jeune
       femme, et sa robe ruisselait de pierreries.
     
       «Maman, dit la princesse qui avait causé l'erreur de Consuelo, voici la
       jeune personne que maître Porpora nous avait annoncée, et qui va nous
       procurer le plaisir d'entendre la belle musique de son nouvel opéra.
     
       --Ce n'est pas une raison, répondit la margrave en toisant Consuelo de
       la tête aux pieds, pour que vous la teniez ainsi par la main. Allez vous
       asseoir vers le clavecin, Mademoiselle, je suis fort aise de vous voir,
       vous chanterez quand la société sera rassemblée. Maître Porpora, je vous
       salue. Je vous demande pardon si je ne m'occupe pas de vous. Je m'aperçois
       qu'il manque quelque chose à ma toilette. Ma fille, parlez un peu avec
       maître Porpora. C'est un homme de talent, que j'estime.»
     
       Ayant ainsi parlé d'une voix plus rauque que celle d'un soldat, la grosse
       margrave tourna pesamment sur ses talons, et rentra dans ses appartements.
     
       A peine eut-elle disparu, que la princesse, sa fille, se rapprocha de
       Consuelo, et lui reprit la main avec une bienveillance délicate et
       touchante, comme pour lui dire qu'elle protestait contre l'impertinence
       de sa mère; puis elle entama la conversation avec elle et le Porpora,
       et leur montra un intérêt plein de grâce et de simplicité. Consuelo fut
       encore plus sensible à ces bons procédés, lorsque, plusieurs personnes
       ayant été introduites, elle remarqua dans les manières habituelles de la
       princesse une froideur, une réserve à la fois timide et fière, dont elle
       s'était évidemment départie exceptionnellement pour le maestro et pour
       elle.
     
       Quand le salon fut à peu près rempli, le comte Hoditz, qui avait dîné
       dehors, entra en grande toilette, et, comme s'il eût été un étranger dans
       sa maison, alla baiser respectueusement la main et s'informa de la santé
       de sa noble épouse. La margrave avait la prétention d'être d'une complexion
       fort délicate; elle était à demi couchée sur sa causeuse, respirant à
       tout instant un flacon contre les vapeurs, recevant les hommages d'un air
       qu'elle croyait languissant, et qui n'était que dédaigneux; enfin, elle
       était d'un ridicule si achevé, que Consuelo, d'abord irritée et indignée
       de son insolence, finit par s'en amuser intérieurement, et se promit d'en
       rire de bon coeur en faisant son portrait à l'ami Beppo.
     
       La princesse s'était rapprochée du clavecin, et ne manquait pas une
       occasion d'adresser, soit une parole, soit un sourire, à Consuelo, quand
       sa mère ne s'occupait point d'elle. Cette situation permit à Consuelo de
       surprendre une petite scène d'intérieur qui lui donna la clef du ménage.
       Le comte Hoditz s'approcha de sa belle-fille, prit sa main, la porta à
       Ses lèvres, et l'y tint pendant quelques secondes avec un regard fort
       expressif. La princesse retira sa main, et lui adressa quelques mots de
       froide déférence. Le comte ne les écouta pas, et, continuant de la couver
       du regard:
     
       «Eh quoi! mon bel ange, toujours triste, toujours austère, toujours
       cuirassée jusqu'au menton! On dirait que vous voulez vous faire religieuse.
     
       --Il est bien possible que je finisse par là, répondit la princesse à
       demi-voix. Le monde ne m'a pas traitée de manière à m'inspirer beaucoup
       d'attachement pour ses plaisirs.
     
       --Le monde vous adorerait et serait à vos pieds, si vous n'affectiez, par
       votre sévérité, de le tenir à distance; et quant au cloître, pourriez-vous
       en supporter l'horreur à votre âge, et belle comme vous êtes?
     
       --Dans un âge plus riant, et belle comme je ne le suis plus, répondit-elle,
       j'ai supporté l'horreur d'une captivité plus rigoureuse: l'avez-vous
       oublié? Mais ne me parlez pas davantage, monsieur le comte; maman vous
       regarde.»
     
       Aussitôt le comte, comme poussé par un ressort, quitta sa belle-fille, et
       s'approcha de Consuelo, qu'il salua fort gravement; puis, lui ayant adressé
       quelques paroles d'amateur, à propos de la musique en général, il ouvrit le
       cahier que Porpora avait posé sur le clavecin; et, feignant d'y chercher
       quelque chose qu'il voulait se faire expliquer par elle, il se pencha sur
       le pupitre, et lui parla ainsi à voix basse:
     
       «J'ai vu, hier matin le déserteur; et sa femme m'a remis un billet. Je
       demande à la belle Consuelo d'oublier une certaine rencontre; et, en retour
       de son silence, j'oublierai, un certain Joseph, que je viens d'apercevoir
       dans mes antichambres.
     
       --Ce certain Joseph, répondit Consuelo, que la découverte de la jalousie
       et de la contrainte conjugale venait de rendre fort tranquille sur les
       suites de l'aventure de Passaw, est un artiste de talent qui ne restera pas
       longtemps dans les antichambres. Il est mon frère, mon camarade et mon ami.
       Je n'ai point à rougir de mes sentiments pour lui, je n'ai rien à cacher à
       cet égard, et je n'ai rien à implorer de la générosité de Votre Seigneurie,
       qu'un peu d'indulgence pour ma voix, et un peu de protection pour les
       futurs débuts de Joseph dans la carrière musicale.
     
       --Mon intérêt est assuré audit Joseph comme mon admiration l'est déjà à
       votre belle voix; mais je me flatte que certaine plaisanterie de ma part
       n'a jamais été prise au sérieux.
     
       --Je n'ai jamais eu cette fatuité, monsieur le comte, et d'ailleurs je sais
       qu'une femme n'a jamais lieu de se vanter lorsqu'elle a été prise pour le
       sujet d'une plaisanterie de ce genre.
     
       --C'est assez, Signora, dit le comte que la douairière ne perdait pas de
       vue, et qui avait hâte de changer d'interlocutrice pour ne pas lui donner
       d'ombrage: la célèbre Consuelo doit savoir pardonner quelque chose à
       l'enjouement du voyage, et elle peut compter à l'avenir sur le respect et
       le dévouement du comte Hoditz.»
     
       Il replaça le cahier sur le clavecin, et alla recevoir obséquieusement un
       personnage qu'on venait d'annoncer avec pompe. C'était un petit homme qu'on
       eût pris pour une femme travestie, tant il était rose, frisé, pomponné,
       délicat, gentil, parfumé; c'était de lui que Marie-Thérèse disait qu'elle
       voudrait pouvoir le faire monter en bague; c'était de lui aussi qu'elle
       disait avoir fait un diplomate, n'en pouvant rien faire de mieux. C'était
       le plénipotentiaire de l'Autriche, le premier ministre, le favori, on
       disait même l'amant de l'impératrice; ce n'était rien moins enfin que le
       célèbre Kaunitz, cet homme d'État qui tenait dans sa blanche main ornée de
       bagues de mille couleurs toutes les savantes ficelles de la diplomatie
       européenne.
     
       Il parut écouter d'un air grave des personnes soi-disant graves qui
       passaient pour l'entretenir de choses graves. Mais tout à coup il
       s'interrompit pour demander au comte Hoditz:
     
       «Qu'est-ce que je vois là au clavecin? Est-ce la petite dont on m'a parlé,
       la protégée du Porpora? Pauvre diable de Porpora! Je voudrais faire quelque
       chose pour lui; mais il est si exigeant et si fantasque, que tous les
       artistes le craignent ou le haïssent. Quand on leur parle de lui, c'est
       comme si on leur montrait la tête de Méduse. Il dit à l'un qu'il chante
       faux, à l'autre que sa musique ne vaut rien, à un troisième qu'il doit son
       succès à l'intrigue. Et il veut avec ce langage de Huron qu'on l'écoute et
       qu'on lui rende justice? Que diable! nous ne vivons pas dans les bois. La
       franchise n'est plus de mode, et on ne mène pas les hommes par la vérité.
       Elle n'est pas mal, cette petite; j'aime assez cette figure-là. C'est tout
       jeune, n'est-ce pas? On dit qu'elle a eu du succès à Venise. Il faut que
       Porpora me l'amène demain.
     
       --Il veut, dit la princesse, que vous la fassiez entendre à l'impératrice,
       et j'espère que vous ne lui refuserez pas cette grâce. Je vous la demande
       pour mon compte.
     
       --Il n'y a rien de si facile que de la faire entendre à Sa Majesté, et il
       suffit que Votre Altesse le désire pour que je m'empresse d'y contribuer.
       Mais il y a quelqu'un de plus puissant au théâtre que l'impératrice. C'est
       madame Tesi; et lors même que Sa Majesté prendrait cette fille sous sa
       protection, je doute que l'engagement fût signé sans l'approbation suprême
       de la Tesi.
     
       --On dit que c'est vous qui gâtez horriblement ces dames, monsieur le
       comte, et que sans votre indulgence elles n'auraient pas tant de pouvoir.
     
       --Que voulez-vous, princesse! chacun est maître dans sa maison; Sa Majesté
       comprend fort bien que si elle intervenait par décret impérial dans les
       affaires de l'Opéra, l'Opéra irait tout de travers. Or, Sa Majesté veut
       que l'Opéra aille bien et qu'on s'y amuse. Le moyen, si la prima donna a
       un rhume le jour où elle doit débuter, ou si le ténor, au lieu de se jeter
       au beau milieu d'une scène de raccommodement dans les bras de la basse,
       lui applique un grand coup de poing sur l'oreille? Nous avons bien assez
       à faire d'apaiser les caprices de M. Caffariello. Nous sommes heureux
       depuis que madame Tesi et madame Holzbaüer font bon ménage ensemble. Si on
       nous jette sur les planches une pomme de discorde, voilà nos cartes plus
       embrouillées que jamais.
     
       --Mais une troisième femme est nécessaire absolument, dit l'ambassadeur de
       Venise, qui protégeait chaudement le Porpora et son élève; et en voici une
       Admirable qui se présente...
     
       --Si elle est admirable, tant pis pour elle. Elle donnera de la jalousie
       à madame Tesi, qui est admirable et qui veut l'être seule; elle mettra en
       fureur madame Holzbaüer, qui veut être admirable aussi...
     
       --Et qui ne l'est pas, repartit l'ambassadeur.
     
       --Elle est fort bien née; c'est une personne de bonne maison, répliqua
       finement M. de Kaunitz.
     
       --Elle ne chantera pas deux rôles à la fois. Il faut bien qu'elle laisse
       le mezzo-soprano faire sa partie dans les opéras.
     
       --Nous avons une Corilla qui se présente, et qui est bien la plus belle
       créature de la terre.
     
       --Votre Excellence l'a déjà vue?
     
       --Dès le premier jour de son arrivée. Mais je ne l'ai pas entendue. Elle
       était malade.
     
       --Vous allez entendre celle-ci, et vous n'hésiterez pas à lui donner la
       préférence.
     
       --C'est possible. Je vous avoue même que sa figure, moins belle que celle
       de l'autre, me paraît plus agréable. Elle a l'air doux et décent: mais ma
       préférence ne lui servira de rien, la pauvre enfant! Il faut qu'elle plaise
       à madame Tesi, sans déplaire à madame Holzbaüer; et jusqu'ici, malgré la
       tendre amitié qui unit ces deux dames, tout ce qui a été approuvé par l'une
       a toujours eu le sort d'être vivement repoussé par l'autre.
     
       --Voici une rude crise, et une affaire bien grave, dit la princesse avec un
       peu de malice, en voyant l'importance que ces deux hommes d'État donnaient
       aux débats de coulisse. Voici notre pauvre petite protégée en balance avec
       madame Corilla, et c'est M. Caffariello, je le parie, qui mettra son épée
       dans un des plateaux.»
     
       Lorsque Consuelo eut chanté, il n'y eut qu'une voix pour déclarer que
       depuis madame Basse on n'avait rien entendu de pareil; et M. de Kaunitz,
       s'approchant d'elle, lui dit d'un air solennel:
     
       «Mademoiselle, vous chantez mieux que madame Tesi; mais que ceci vous soit
       dit ici par nous tous en confidence; car si un pareil jugement passe la
       porte, vous êtes perdue, et vous ne débuterez pas cette année à Vienne.
       Ayez donc de la prudence, beaucoup de prudence, ajouta-t-il en baissant la
       voix et en s'asseyant auprès d'elle. Vous avez à lutter contre de grands
       obstacles, et vous ne triompherez qu'à force d'habileté.»
     
       Là-dessus, entrant dans les mille détours de l'intrigue théâtrale, et la
       mettant minutieusement au courant de toutes les petites passions de la
       troupe, le grand Kaunitz lui fit un traité complet de science diplomatique
       à l'usage des coulisses.
     
       Consuelo l'écouta avec ses grands yeux tout ouverts d'étonnement, et quand
       il eut fini, comme il avait dit vingt fois dans son discours: «mon dernier
       opéra, l'opéra que j'ai fait donner le mois passé,» elle s'imagina qu'elle
       s'était trompée en l'entendant annoncer, et que ce personnage si versé
       dans les arcanes de la carrière dramatique ne pouvait être qu'un directeur
       d'Opéra ou un maestro à la mode. Elle se mit donc à son aise avec lui, et
       lui parla comme elle eût fait à un homme de sa profession. Ce sans-gêne la
       rendit plus naïve et plus enjouée que le respect dû au nom tout-puissant du
       premier ministre ne le lui eût permis; M. de Kaunitz la trouva charmante.
       Il ne s'occupa guère que d'elle pendant une heure. La margrave fut
       fort scandalisée d'une pareille infraction aux convenances. Elle haïssait
       la liberté des grandes cours, habituée qu'elle était aux formalités
       solennelles des petites. Mais il n'y avait plus moyen de faire la margrave:
       elle ne l'était plus. Elle était tolérée et assez bien traitée par
       l'impératrice, parce qu'elle avait abjuré la foi luthérienne pour se faire
       catholique. Grâce à cet acte d'hypocrisie, on pouvait se faire pardonner
       toutes les mésalliances, tous les crimes même, à la cour d'Autriche; et
       Marie-Thérèse suivait en cela l'exemple que son père et sa mère lui avaient
       donné, d'accueillir quiconque voulait échapper aux rebuts et aux dédains de
       l'Allemagne protestante, en se réfugiant dans le giron de l'église romaine.
       Mais, toute princesse et toute catholique qu'elle était, la margrave
       n'était rien à Vienne, et M. de Kaunitz était tout.
     
       Aussitôt que Consuelo eut chanté son troisième morceau, le Porpora, qui
       savait les usages, lui fit un signe, roula les cahiers, et sortit avec
       elle par une petite porte de côté sans déranger par sa retraite les nobles
       personnes qui avaient bien voulu ouvrir l'oreille à ses accents divins.
     
       «Tout va bien, lui dit-il en se frottant les mains lorsqu'ils furent dans
       la rue, escortés par Joseph qui leur portait le flambeau. Le Kaunitz est
       un vieux fou qui s'y connaît, et qui te poussera loin.
     
       --Et qui est le Kaunitz? je ne l'ai pas vu, dit Consuelo.
     
       --Tu ne l'as pas vu, tête ahurie! Il t'a parlé pendant plus d'une heure.
     
       --Mais ce n'est pas ce petit monsieur en gilet rose et argent, qui m'a fait
       tant de commérages que je croyais entendre une vieille ouvreuse de loges?
     
       --C'est lui-même. Qu'y a-t-il là d'étonnant?
     
       --Moi, je trouve cela fort étonnant, répondit Consuelo, et ce n'était point
       là l'idée que je me faisais d'un homme d'État.
     
       --C'est que tu ne vois pas comment marchent les États. Si tu le voyais,
       tu trouverais fort surprenant que les hommes d'État fussent autre chose
       que de vieilles commères. Allons, silence là-dessus, et faisons notre
       métier à travers cette mascarade du monde.
     
       --Hélas! mon maître, dit la jeune fille, devenue pensive en traversant la
       vaste esplanade du rempart pour se diriger vers le faubourg où était située
       leur modeste demeure: je me demande justement ce que devient notre métier,
       au milieu de ces masques si froids ou si menteurs.
     
       --Eh! que veux-tu qu'il devienne? reprit le Porpora avec son ton brusque
       et saccadé: il n'a point à devenir ceci ou cela. Heureux ou malheureux,
       triomphant ou dédaigné, il reste ce qu'il est: le plus beau, le plus noble
       métier de la terre!
     
       --Oh oui! dit Consuelo en ralentissant le pas toujours rapide de son
       maître et en s'attachant à son bras, je comprends que la grandeur et la
       dignité de notre art ne peuvent pas être rabaissées ou relevées au gré du
       caprice frivole ou du mauvais goût qui gouvernent le monde; mais pourquoi
       laissons-nous ravaler nos personnes? Pourquoi allons-nous les exposer aux
       dédains, ou aux encouragements parfois plus humiliants encore des profanes?
       Si l'art est sacré, ne le sommes-nous pas aussi, nous ses prêtres et ses
       lévites? Que ne vivons-nous au fond de nos mansardes, heureux de comprendre
       et de sentir la musique, et qu'allons-nous faire dans ces salons où l'on
       nous écoute en chuchotant, où l'on nous applaudit en pensant à autre chose,
       et où l'on rougirait de nous regarder une minute comme des êtres humains,
       après que nous avons fini de parader comme des histrions?
     
       --Eh! eh! gronda le Porpora en s'arrêtant, et en frappant sa canne sur le
       pavé, quelles sottes vanités et quelles fausses idées nous trottent donc
       par la cervelle aujourd'hui? Que sommes-nous, et qu'avons-nous besoin
       d'être autre chose que des histrions? Ils nous appellent ainsi par mépris!
       Eh! qu'importe si nous sommes histrions par goût, par vocation et par
       l'élection du ciel, comme ils sont grands seigneurs par hasard, par
       contrainte ou par le suffrage des sots? Oui-da! histrions! ne l'est pas
       qui veut! Qu'ils essaient donc de l'être, et nous verrons comme ils s'y
       prendront, ces mirmidons qui se croient si beaux! Que la margrave
       douairière de Bareith endosse le manteau tragique, qu'elle mette sa
       grosse vilaine jambe dans le cothurne, et qu'elle fasse trois pas sur les
       planches; nous verrons une étrange princesse! Et que crois-tu qu'elle fit
       dans sa petite cour d'Erlangen, au temps où elle croyait régner? Elle
       essayait de se draper en reine, et elle suait sang et eau pour jouer un
       rôle au-dessus de ses forces. Elle était née pour faire une vivandière,
       et, par une étrange méprise, la destinée en avait fait une altesse. Aussi
       a-t-elle mérité mille sifflets lorsqu'elle faisait l'altesse à contre-sens.
       Et toi, sotte enfant, Dieu t'a faite reine; il t'a mis au front un diadème
       de beauté, d'intelligence et de force. Que l'on te mène au milieu d'une
       nation libre, intelligente et sensible (je suppose qu'il en existe de
       telles!), et te voilà reine, parce que tu n'as qu'à te montrer et à
       chanter pour prouver que tu es reine de droit divin. Eh bien, il n'en est
       point ainsi! Le monde va autrement. Il est comme il est; qu'y veux-tu
       faire? Le hasard, le caprice, l'erreur et la folie le gouvernent. Qu'y
       pouvons-nous changer? Il a des maîtres contrefaits, malpropres, sots et
       ignares pour la plupart. Nous y voilà, il faut se tuer ou s'accommoder
       de son train. Alors, ne pouvant être monarques, nous sommes artistes, et
       nous régnons encore. Nous chantons la langue du ciel, qui est interdite aux
       vulgaires mortels; nous nous habillons en rois et en grands hommes, nous
       montons sur un théâtre, nous nous asseyons sur un trône postiche, nous
       jouons une farce, nous sommes des histrions! Par le corps de Dieu! le
       monde voit cela, et n'y comprend goutte! Il ne voit pas que c'est nous qui
       sommes les vraies puissances de la terre, et que notre règne est le seul
       véritable, tandis que leur règne à eux, leur puissance, leur activité, leur
       majesté, sont une parodie dont les anges rient là-haut, et que les peuples
       haïssent et maudissent tout bas. Et les plus grands princes de la terre
       viennent nous regarder, prendre des leçons à notre école; et, nous admirant
       en eux-mêmes, comme les modèles de la vraie grandeur, ils tâchent de nous
       ressembler quand ils posent devant leurs sujets. Va! le monde est renversé;
       ils le sentent bien, eux qui le dominent, et s'ils ne s'en rendent pas
       tout à fait compte, s'ils ne l'avouent pas, il est aisé de voir, au dédain
       qu'ils affichent pour nos personnes et notre métier, qu'ils éprouvent une
       jalousie d'instinct pour notre supériorité réelle. Oh! quand je suis au
       théâtre, je vois clair, moi! L'esprit de la musique me dessille les yeux,
       et je vois derrière la rampe une véritable cour, de véritables héros, des
       inspirations de bon aloi; tandis que ce sont de véritables histrions et
       de misérables cabotins qui se pavanent dans les loges sur des fauteuils
       de velours. Le monde est une comédie, voilà ce qu'il y a de certain, et
       voilà pourquoi je te disais tout à l'heure: Traversons gravement, ma noble
       fille, cette méchante mascarade qui s'appelle le monde.
     
       «Peste soit de l'imbécile! s'écria le maestro en repoussant Joseph, qui,
       avide d'entendre ses paroles exaltées, s'était rapproché insensiblement
       jusqu'à le coudoyer; il me marche sur les pieds, il me couvre de résine
       avec son flambeau! Ne dirait-on pas qu'il comprend ce qui nous occupe,
       et qu'il veut nous honorer de son approbation?
     
       --Passe à ma droite, Beppo, dit la jeune fille en lui faisant un signe
       d'intelligence. Tu impatientes le maître avec tes maladresses. Puis
       s'adressant au Porpora:
     
       «Tout ce que vous dites là est l'effet d'un noble délire, mon ami,
       reprit-elle; mais cela ne répond point à ma pensée, et les enivrements
       de l'orgueil n'adoucissent pas la plus petite blessure du coeur. Peu
       m'importe d'être née reine et de ne pas régner.» Plus je vois les grands,
       plus leur sort m'inspire de compassion....
     
       --Eh bien, n'est-ce pas là ce que je te disais?
     
       --Oui, mais ce n'est pas là ce que je vous demandais. Ils sont avides de
       paraître et de dominer. Là est leur folie et leur misère. Mais nous, si
       nous sommes plus grands, et meilleurs, et plus sages qu'eux, pourquoi
       luttons-nous d'orgueil à orgueil, de royauté à royauté avec eux? Si nous
       possédons des avantages plus solides, si nous jouissons de trésors plus
       désirables et plus précieux, que signifie cette petite lutte que nous leur
       livrons, et qui, mettant notre valeur et nos forces à la merci de leurs
       caprices, nous ravale jusqu'à leur niveau?
     
       --La dignité, la sainteté de l'art l'exigent, s'écria le maestro. Ils ont
       fait de la scène du monde une bataille et de notre vie un martyre. Il faut
       que nous nous battions, que nous versions notre sang par tous les pores,
       pour leur prouver, tout en mourant à la peine, tout en succombant sous
       leurs sifflets et leurs mépris, que nous sommes des dieux, des rois
       légitimes tout au moins, et qu'ils sont de vils mortels, des usurpateurs
       effrontés et lâches!
     
       --O mon maître! comme vous les haïssez! dit Consuelo en frissonnant de
       surprise et d'effroi: et pourtant vous vous courbez devant eux, vous les
       flattez, vous les ménagez, et vous sortez par la petite porte du salon
       après leur avoir servi respectueusement deux ou trois plats de votre génie!
     
       --Oui, oui, répondit-le maestro en se frottant les mains avec un rire amer;
       je me moque d'eux, je salue leurs diamants et leurs cordons, je les écrase
       avec trois accords de ma façon, et je leur tourne le dos, bien content de
       m'en aller, bien pressé de me délivrer de leurs sottes figures.
     
       --Ainsi, reprit Consuelo, l'apostolat de l'art est un combat?
     
       --Oui, c'est un combat: honneur au brave!
     
       --C'est une raillerie contre les sots?
     
       --Oui, c'est une raillerie: honneur à l'homme d'esprit qui sait la faire
       sanglante!
     
       --C'est une colère concentrée, une rage de tous les instants?
     
       --Oui, c'est une colère et une rage: honneur à l'homme énergique qui ne
       s'en lasse pas et qui ne pardonne jamais!
     
       --Et ce n'est rien de plus?
     
       --Ce n'est rien de plus en cette vie. La gloire du couronnement ne vient
       guère qu'après la mort pour le véritable génie.
     
       --Ce n'est rien de plus en cette vie? Maître, tu en es bien sûr?
     
       --Je te l'ai dit!
     
       --En ce cas, c'est bien peu de chose, dit Consuelo en soupirant et en
       levant les yeux vers les étoiles brillantes dans le ciel pur et profond.
     
       --C'est peu de chose? Tu oses dire, misérable coeur, que c'est peu de
       chose? s'écria le Porpora en s'arrêtant de nouveau et en secouant avec
       force le bras de son élève, tandis que Joseph, épouvanté, laissait tomber
       sa torche.
     
       --Oui, je dis que c'est peu de chose, répondit Consuelo avec calme et
       fermeté; je vous l'ai dit à Venise dans une circonstance de ma vie qui
       fut bien cruelle et décisive. Je n'ai pas changé d'avis. Mon coeur n'est
       pas fait pour la lutte, et il ne saurait porter le poids de la haine
       et de la colère; il n'y a pas un coin dans mon âme où la rancune et la
       vengeance puissent trouver à se loger. Passez, méchantes passions!
       brûlantes fièvres, passez loin de moi! Si c'est à la seule condition de
       vous livrer mon sein que je dois posséder la gloire et le génie, adieu
       pour jamais, génie et gloire! allez couronner d'autres fronts et embraser
       d'autres poitrines; vous n'aurez même pas un regret de moi!»
     
       Joseph s'attendait à voir le Porpora éclater d'une de ces colères à la fois
       terribles et comiques que la contradiction prolongée soulevait en lui. Déjà
       il tenait d'une main le bras de Consuelo pour l'éloigner du maître et la
       soustraire à un de ces gestes furibonds dont il la menaçait souvent, et
       qui n'amenaient pourtant jamais rien... qu'un sourire ou une larme. Il en
       fut de cette bourrasque comme des autres: le Porpora frappa du pied, gronda
       sourdement comme un vieux lion dans sa cage, et serra le poing en l'élevant
       vers le ciel avec véhémence; puis tout aussitôt il laissa retomber ses
       bras, poussa un profond soupir, pencha sa tête sur sa poitrine, et garda
       un silence obstiné jusqu'à la maison. La sérénité généreuse de Consuelo,
       sa bonne foi énergique, l'avaient frappé d'un respect involontaire. Il fit
       peut-être d'amers retours sur lui-même; mais il ne les avoua point, et il
       était trop vieux, trop aigri et trop endurci dans son orgueil d'artiste
       pour s'amender. Seulement, au moment où Consuelo lui donna le baiser du
       bonsoir, il la regarda d'un air profondément triste et lui dit d'une voix
       éteinte:
     
       «C'en est donc fait! tu n'es plus artiste parce que la margrave de Bareith
       est une vieille coquine, et le ministre Kaunitz une vieille bavarde!
     
       --Non, mon maître, je n'ai pas dit cela, répondit Consuelo en riant.
       Je saurai prendre gaiement les impertinences et les ridicules du monde;
       il ne me faudra pour cela ni haine ni dépit, mais ma bonne conscience et
       ma bonne humeur. Je suis encore artiste et je le serai toujours. Je conçois
       un autre but, une autre destinée à l'art que la rivalité de l'orgueil et
       la vengeance de l'abaissement. J'ai un autre mobile, et il me soutiendra.
     
       --Et lequel, lequel? s'écria le Porpora en posant sur la table de
       l'antichambre son bougeoir, que Joseph venait de lui présenter. Je veux
       savoir lequel.
     
       --J'ai pour mobile de faire comprendre l'art et de le faire aimer sans
       faire craindre et haïr la personne de l'artiste.»
     
       Le Porpora haussa les épaules.
     
       «Rêves de jeunesse, dit-il, je vous ai faits aussi!
     
       --Eh bien, si c'est un rêve, reprit Consuelo, le triomphe de l'orgueil en
       est un aussi. Rêve pour rêve, j'aime mieux le mien. Ensuite j'ai un second
       mobile, maître: le désir de t'obéir et de te complaire.
     
       --Je n'en crois rien, rien,» s'écria le Porpora en prenant son bougeoir
       avec humeur et en tournant le dos; mais dès qu'il eut la main sur le
       bouton de sa porte, il revint sur ses pas et alla embrasser Consuelo, qui
       attendait en souriant cette réaction de sensibilité.
     
       Il y avait dans la cuisine, qui touchait à la chambre de Consuelo, un petit
       escalier en échelle qui conduisait à une sorte de terrasse de six pieds
       carrés au revers du toit. C'était là qu'elle faisait sécher les jabots et
       les manchettes du Porpora quand elle les avait blanchis. C'était là qu'elle
       grimpait quelquefois le soir pour babiller avec Beppo, quand le maître
       s'endormait de trop bonne heure pour qu'elle eût envie de dormir elle-même.
       Ne pouvant s'occuper dans sa propre chambre, qui était trop étroite et trop
       basse pour contenir une table, et craignant de réveiller son vieil ami en
       s'installant dans l'antichambre, elle montait sur la terrasse, tantôt pour
       y rêver seule en regardant les étoiles, tantôt pour raconter à son camarade
       de dévouement et de servitude les petits incidents de sa journée. Ce
       soir-là, ils avaient de part et d'autre mille choses à se dire. Consuelo
       s'enveloppa d'une pelisse dont elle rabattit le capuchon sur sa tête pour
       ne pas prendre d'enrouement, et alla rejoindre Beppo, qui l'attendait avec
       impatience. Ces causeries nocturnes sur les toits lui rappelaient les
       entretiens de son enfance avec Anzoleto; ce n'était pas la lune de Venise,
       les toits pittoresques de Venise, les nuits embrasées par l'amour et
       l'espérance; mais c'était la nuit allemande plus rêveuse et plus froide,
       la lune allemande plus vaporeuse et plus sévère; enfin, c'était l'amitié
       avec ses douceurs et ses bienfaits, sans les dangers et les frémissements
       de la passion.
     
       Lorsque Consuelo eut raconté tout ce qui l'avait intéressée, blessée ou
       divertie chez la margrave, et que ce fut le tour de Joseph à parler:
     
       «Tu as vu de ces secrets de cour, lui dit-il, les enveloppes et les cachets
       armoriés; mais comme les laquais ont coutume de lire les lettres de leurs
       maîtres, c'est à l'antichambre que j'ai appris le contenu de la vie des
       grands. Je ne te raconterai pas la moitié des propos dont la margrave
       douairière est le sujet. Tu en frémirais d'horreur et de dégoût. Ah! si les
       gens du monde savaient comme les valets parlent d'eux! si, de ces beaux
       salons où ils se pavanent avec tant de dignité, ils entendaient ce que l'on
       dit de leurs moeurs et de leur caractère de l'autre côté de la cloison?
       Tandis que le Porpora, tout à l'heure, sur les remparts, nous étalait sa
       théorie de lutte et de haine contre les puissants de la terre, il n'était
       pas dans la vraie dignité. L'amertume égarait son jugement. Ah! tu avais
       bien raison de le lui dire, il se ravalait au niveau des grands seigneurs,
       en prétendant les écraser de son mépris. Eh bien, il n'avait pas entendu
       les propos des valets dans l'antichambre, et, s'il l'eût fait, il eût
       compris que l'orgueil personnel et le mépris d'autrui, dissimulés sous les
       apparences du respect et les formes de la soumission, sont le propre des
       âmes basses et perverses. Ainsi le Porpora était bien beau, bien original,
       bien puissant tout à l'heure; quand il frappait le pavé de sa canne en
       disant: Courage, inimitié, ironie sanglante, vengeance éternelle! Mais ta
       sagesse était plus belle que son délire, et j'en étais d'autant plus frappé
       que je venais de voir des valets, des opprimés craintifs, des esclaves
       dépravés, qui, eux aussi, disaient à mes oreilles avec une rage sourde et
       profonde: Vengeance, ruse, perfidie, éternel dommage, éternelle inimitié
       aux maîtres qui se croient nos supérieurs et dont nous trahissons les
       turpitudes! Je n'avais jamais été laquais, Consuelo, et puisque je le suis,
       à la manière dont tu as été garçon durant notre voyage, j'ai fait des
       réflexions sur les devoirs de mon état présent, tu le vois.
     
       --Tu as bien fait, Beppo, répondit la Porporina; la vie est une grande
       énigme, et il ne faut pas laisser passer le moindre fait sans le commenter
       et le comprendre. C'est toujours autant de deviné. Mais dis-moi donc si tu
       as appris là-bas quelque chose de cette princesse, fille de la margrave,
       qui, seule au milieu de tous ces personnages guindés, fardés et frivoles,
       m'a paru naturelle, bonne et sérieuse.
     
       --Si j'en ai entendu parler? oh! certes! non-seulement ce soir, mais
       déjà bien des fois par Keller, qui coiffe sa gouvernante, et qui connaît
       bien les faits. Ce que je vais te raconter n'est donc pas une histoire
       d'antichambre, un propos de laquais; c'est une histoire véritable et de
       notoriété publique. Mais c'est une histoire effroyable; auras-tu le courage
       de l'entendre?
     
       --Oui, car je m'intéresse à cette créature qui porte sur son front le sceau
       du malheur. J'ai recueilli deux ou trois mots de sa bouche qui m'ont fait
       voir en elle une victime du monde, une proie de l'injustice.
     
       --Dis une victime de la scélératesse; et la proie d'une atroce perversité.
       La princesse de Culmbach (c'est le titre qu'elle porte) a été élevée à
       Dresde, par la reine de Pologne, sa tante, et c'est là que le Porpora
       l'a connue et lui a même, je crois, donné quelques leçons, ainsi qu'à la
       grande dauphine de France, sa cousine. La jeune princesse de Culmbach était
       belle et sage; élevée par une reine austère, loin d'une mère débauchée,
       elle semblait devoir être heureuse et honorée toute sa vie. Mais la
       margrave douairière, aujourd'hui comtesse Hoditz, ne voulait point qu'il
       en fût ainsi. Elle la fit revenir près d'elle, et feignit de vouloir la
       marier, tantôt avec un de ses parents, margrave aussi de Bareith, tantôt
       avec un autre parent, aussi prince de Culmbach; car cette principauté de
       Bareith-Culmbach compte plus de princes et de margraves qu'elle n'a de
       villages et de châteaux pour les apanager. La beauté et la pudeur de la
       princesse causaient à sa mère une mortelle jalousie; elle voulait l'avilir,
       lui ôter la tendresse et l'estime de son père, le margrave George-Guillaume
       (troisième margrave); ce n'est pas ma faute s'il y en a tant dans cette
       histoire: mais dans tous ces margraves, il n'y en eut pas un seul pour
       la princesse de Culmbach. Sa mère promit à un gentilhomme de la chambre
       de son époux, nommé Vobser, une récompense de quatre mille ducats pour
       déshonorer sa fille; et elle introduisit elle-même ce misérable la nuit
       dans la chambre de la princesse. Ses domestiques étaient avertis et
       gagnés, le palais fut sourd aux cris de la jeune fille, la mère tenait
       la porte... O Consuelo! tu frémis, et pourtant ce n'est pas tout. La
       princesse de Culmbach devint mère de deux jumeaux: la margrave les prit
       dans ses mains, les porta à son époux, les promena dans son palais, les
       montra à toute sa valetaille, en criant: «Voyez, voyez les enfants que
       cette dévergondée vient de mettre au monde!» Et au milieu de cette scène
       affreuse, les deux jumeaux périrent presque dans les mains de la margrave.
       Vobser eut l'imprudence d'écrire au margrave pour réclamer les quatre mille
       ducats que la margrave lui avait promis. Il les avait gagnés, il avait
       déshonoré la princesse. Le malheureux père, à demi imbécile déjà, le
       devint tout à fait dans cette catastrophe, et mourut de saisissement et
       de chagrin quelque temps après. Vobser, menacé par les autres membres de
       la famille, prit la fuite. La reine de Pologne ordonna que la princesse
       de Culmbach serait enfermée à la forteresse de Plassenbourg. Elle y entra,
       à peine relevée de ses couches, y passa plusieurs années dans une
       rigoureuse captivité, et y serait encore, si des prêtres catholiques,
       s'étant introduits dans sa prison, ne lui eussent promis la protection de
       l'impératrice Amélie, à condition qu'elle abjurerait la foi luthérienne.
       Elle céda à leurs insinuations et au besoin de recouvrer sa liberté; mais
       elle ne fut élargie qu'à la mort de la reine de Pologne; le premier usage
       qu'elle fit de son indépendance fut de revenir à la religion de ses pères.
       La jeune margrave de Bareith, Wilhelmine de Prusse, l'accueillit avec
       aménité dans sa petite cour. Elle s'y est fait aimer et respecter par ses
       vertus, sa douceur et sa sagesse. C'est une âme brisée, mais c'est encore
       une belle âme, et quoiqu'elle ne soit point vue favorablement à la cour de
       Vienne à cause de son luthéranisme, personne n'ose insulter à son malheur;
       personne ne peut médire de sa vie, pas même les laquais. Elle est ici
       en passant pour je ne sais quelle affaire; elle réside ordinairement à
       Bareith.
     
       --Voilà pourquoi, reprit Consuelo, elle m'a tant parlé de ce pays-là, et
       tant engagée à y aller. Oh! Quelle histoire! Joseph! et quelle femme que
       la comtesse Hoditz! Jamais, non jamais le Porpora ne me traînera plus chez
       elle: jamais je ne chanterai plus pour elle!
     
       --Et pourtant vous y pourriez rencontrer les femmes les plus pures et les
       plus respectables de la cour. Le monde marche ainsi, à ce qu'on assure.
       Le nom et la richesse couvrent tout, et, pourvu qu'on aille à l'église,
       on trouve ici une admirable tolérance.
     
       --Cette cour de Vienne est donc bien hypocrite? dit Consuelo.
     
       --Je crains, entre nous soit dit, répondit Joseph en baissant la voix,
       que notre grande Marie-Thérèse ne le soit un peu.»
     
     
     
     
       LXXXVIII.
     
     
       Peu de jours après, le Porpora ayant beaucoup remué, beaucoup intrigué
       à sa manière, c'est-à-dire en menaçant, en grondant ou en raillant à
       droite et à gauche, Consuelo, conduite à la chapelle impériale par maître
       Reuter (l'ancien maître et l'ancien ennemi du jeune Haydn), chanta devant
       Marie-Thérèse la partie de Judith, dans l'_oratorio: Betulia liberata_,
       poëme de Métastase, musique de ce même Reuter. Consuelo fut magnifique, et
       Marie-Thérèse daigna être satisfaite. Quand le sacré concert fut terminé,
       Consuelo fut invitée, avec les autres chanteurs (Caffariello était du
       nombre), à passer dans une des salles du palais, pour faire une collation
       présidée par Reuter. Elle était à peine assise entre ce maître et le
       Porpora, qu'un bruit, à la fois, rapide et solennel, partant de la
       galerie voisine, fit tressaillir tous les convives, excepté Consuelo
       et Caffariello, qui s'étaient engagés dans une discussion animée sur le
       mouvement d'un certain choeur que l'un eût voulu plus vif et l'autre plus
       lent. «Il n'y a que le Maestro lui-même qui puisse trancher la question,»
       dit Consuelo en se retournant vers le Reuter. Mais, elle ne trouva plus ni
       le Reuter à sa droite, ni le Porpora à sa gauche: tout le monde s'était
       levé de table, et rangé en ligne, d'un air pénétré. Consuelo se trouva
       face à face avec une femme d'une trentaine d'années, belle de fraîcheur
       et d'énergie, vêtue de noir (tenue de chapelle), et accompagnée de sept
       enfants, dont elle tenait un par la main. Celui-là, c'était l'héritier du
       trône, le jeune César Joseph II; et cette belle femme, à la démarche aisée,
       à l'air affable et pénétrant, c'était Marie-Thérèse.
     
       «_Ecco la Giuditta?_ demanda l'impératrice en s'adressant à Reuter. Je suis
       fort contente de vous, mon enfant, ajouta-t-elle en regardant Consuelo des
       pieds à la tête; vous m'avez fait vraiment plaisir, et jamais je n'avais
       mieux senti la sublimité des vers de notre admirable poëte que dans votre
       bouche harmonieuse. Vous prononcez parfaitement bien, et c'est à quoi
       je tiens par-dessus tout. Quel âge avez-vous, Mademoiselle? Vous êtes
       Vénitienne? Élève du célèbre Porpora, que je vois ici avec intérêt? Vous
       désirez entrer au théâtre de la cour? Vous êtes faite pour y briller;
       et M. de Kaunitz vous protège.»
     
       Ayant ainsi interrogé Consuelo, sans attendre ses réponses, et en regardant
       tour à tour Métastase et Kaunitz, qui l'accompagnaient, Marie-Thérèse fit
       un signe à un de ses chambellans, qui présenta un bracelet assez riche à
       Consuelo. Avant que celle-ci eût songé à remercier, l'impératrice avait
       déjà traversé la salle; elle avait déjà dérobé à ses regards l'éclat du
       front impérial. Elle s'éloignait avec sa royale couvée de princes et
       d'archiduchesses, adressant un mot favorable et gracieux à chacun des
       musiciens qui se trouvaient à sa portée, et laissant derrière elle comme
       une trace lumineuse dans tous ces yeux éblouis de sa gloire et de sa
       puissance.
     
       Caffariello fut le seul qui conserva ou qui affecta de conserver son
       sang-froid: il reprit sa discussion juste où il l'avait laissée; et
       Consuelo, mettant le bracelet dans sa poche, sans songer à le regarder,
       recommença à lui tenir tête, au grand étonnement et au grand scandale
       des autres musiciens, qui, courbés sous la fascination de l'apparition
       impériale, ne concevaient pas qu'on pût songer à autre chose tout le reste
       de la journée. Nous n'avons pas besoin de dire que le Porpora faisait seul
       exception dans son âme, et par instinct et par système, à cette fureur
       de prosternation. Il savait se tenir convenablement incliné devant les
       souverains; mais, au fond du coeur, il raillait et méprisait les esclaves.
       Maître Reuter, interpellé par Caffariello sur le véritable mouvement du
       choeur en litige, serra les lèvres d'un air hypocrite; et, après s'être
       laissé interroger plusieurs fois, il répondit enfin d'un air très-froid:
     
       «Je vous avoue, Monsieur, que je ne suis point à votre conversation. Quand
       Marie-Thérèse est devant mes yeux, j'oublie le monde entier; et longtemps
       après qu'elle a disparu, je demeure sous le coup d'une émotion qui ne me
       permet pas de penser à moi-même.
     
       --Mademoiselle ne paraît point étourdie de l'insigne honneur qu'elle
       vient de nous attirer, dit M. Holzbaüer, qui se trouvait là, et dont
       l'aplatissement avait quelque chose de plus contenu que celui de Reuter.
       C'est affaire à vous, Signora, de parler avec les têtes couronnées. On
       dirait que vous n'avez fait autre chose toute votre vie.
     
       --Je n'ai jamais parlé avec aucune tête couronnée, répondit tranquillement
       Consuelo, qui n'entendait point malice aux insinuations de Holzbaüer;
       et sa majesté ne m'a point procuré un tel avantage; car elle semblait,
       en m'interrogeant, m'interdire l'honneur ou m'épargner le trouble de lui
       répondre.
     
       --Tu aurais peut-être souhaité faire la conversation avec l'impératrice?
       dit le Porpora d'un air goguenard..
     
       --Je ne l'ai jamais souhaité, repartit Consuelo naïvement.
     
       --C'est que Mademoiselle a plus d'insouciance que d'ambition, apparemment,
       reprit le Reuter avec un dédain glacial.
     
       --Maître Reuter, dit Consuelo avec confiance et candeur, êtes-vous
       mécontent de la manière dont j'ai chanté votre musique?»
     
       Reuter avoua que personne ne l'avait mieux chantée, même sous le règne de
       l'_auguste et à jamais regretté_ Charles VI.
     
       «En ce cas, dit Consuelo, ne me reprochez pas mon insouciance. J'ai
       l'ambition de satisfaire mes maîtres, j'ai l'ambition de bien faire mon
       métier; quelle autre puis-je avoir? quelle autre ne serait ridicule et
       déplacée de ma part?
     
       --Vous êtes trop modeste, Mademoiselle, reprit Holzbaüer. Il n'est point
       d'ambition trop vaste pour un talent comme le vôtre.
     
       --Je prends cela pour un compliment plein de galanterie, répondit Consuelo;
       mais je ne croirai vous avoir satisfait un peu que le jour où vous
       m'inviterez à chanter sur le théâtre de la cour.»
     
       Holzbaüer, pris au piège, malgré sa prudence, eut un accès de toux pour se
       dispenser de répondre, et se tira d'affaire par une inclination de tête
       courtoise et respectueuse. Puis, ramenant la conversation sur son premier
       terrain:
     
       «Vous êtes vraiment, dit-il, d'un calme et d'un désintéressement sans
       exemple: vous n'avez pas seulement regardé le beau bracelet dont sa majesté
       vous a fait cadeau.
     
       --Ah! c'est la vérité,» dit Consuelo en le tirant de sa poche, et en le
       passant à ses voisins qui étaient curieux de le voir et d'en estimer la
       valeur. Ce sera de quoi acheter du bois pour le poêle de mon maître, si je
       n'ai pas d'engagement cet hiver, pensait-elle; une toute petite pension
       nous serait bien plus nécessaire que des parures et des colifichets.
     
       «Quelle beauté céleste que sa majesté! dit Reuter avec un soupir de
       componction, en lançant un regard oblique et dur à Consuelo.
     
       --Oui, elle m'a semblé fort belle, répondit la jeune fille, qui ne
       comprenait rien aux coups de coude du Porpora.
     
       --Elle vous a _semblé_? reprit le Reuter. Vous êtes difficile!
     
       --J'ai à peine eu le temps de l'entrevoir. Elle a passé si vite!
     
       --Mais son esprit éblouissant, ce génie qui se révèle à chaque syllabe
       sortie de ses lèvres!...
     
       --J'ai à peine eu le temps de l'entendre: elle a parlé si peu!
     
       --Enfin, Mademoiselle, vous êtes d'airain ou de diamant. Je ne sais ce
       qu'il faudrait pour vous émouvoir.
     
       --J'ai été fort émue en chantant votre Judith, répondit Consuelo, qui
       savait être malicieuse dans l'occasion, et qui commençait à comprendre
       la malveillance des maîtres viennois envers elle.
     
       --Cette fille a de l'esprit, sous son air simple, dit tout bas Holzbaüer à
       maître Reuter.
     
       --C'est l'école du Porpora, répondit l'autre; mépris et moquerie.
     
       --Si l'on n'y prend garde, le vieux récitatif et le style _osservato_ nous
       envahiront de plus belle que par le passé, reprit Holzbaüer; mais soyez
       tranquille, j'ai les moyens d'empêcher cette _Porporinaillerie_ d'élever la
       voix.»
     
       Quand on se leva de table, Caffariello dit à l'oreille de Consuelo:
     
       «Vois-tu, mon enfant, tous ces gens-là, c'est de la franche canaille.
       Tu auras de la peine à faire quelque chose ici. Ils sont tous contre toi.
       Ils seraient tous contre moi s'ils l'osaient.
     
       --Et que leur avons-nous donc fait? dit Consuelo étonnée.
     
       --Nous sommes élèves du plus grand maître de chant qu'il y ait au monde.
       Eux et leurs créatures sont nos ennemis naturels, ils indisposeront
       Marie-Thérèse contre toi, et tout ce que tu dis ici lui sera répété avec
       de malicieux commentaires. Ou lui dira que tu ne l'as pas trouvée belle,
       et que tu as jugé son cadeau mesquin. Je connais toutes ces menées. Prends
       courage, pourtant; je te protégerai envers et contre tous, et je crois que
       l'avis de Caffariello en musique vaut bien celui de Marie-Thérèse.»
     
       «Entre la méchanceté des uns et la folie des autres, me voilà fort
       compromise, pensa Consuelo en s'en allant. O Porpora! disait-elle dans
       son coeur, je ferai mon possible pour remonter sur le théâtre. O Albert!
       j'espère que je n'y parviendrai pas.»
     
       Le lendemain, maître Porpora, ayant affaire en ville pour toute la journée,
       et trouvant Consuelo un peu pâle, l'engagea à faire un tour de promenade
       hors ville à la _Spinnerin am Kreutz_, avec la femme de Keller, qui s'était
       offerte pour l'accompagner quand elle le voudrait. Dès que le maestro fut
       sorti:
     
       «Beppo, dit la jeune fille, va vite louer une petite voiture, et
       allons-nous-en tous deux voir Angèle et remercier le chanoine. Nous avions
       promis de le faire plus tôt, mais mon rhume me servira d'excuse.
     
       --Et sous quel costume vous présenterez-vous au chanoine? dit Beppo.
     
       --Sous celui-ci, répondit-elle. Il faut bien que le chanoine me connaisse
       et m'accepte sous ma véritable forme.
     
       --Excellent chanoine! je me fais une joie de le revoir.
     
       --Et moi aussi.
     
       --Pauvre bon chanoine! je me fais une peine de songer...
     
       --Quoi?
     
       --Que la tête va lui tourner tout à fait.
     
       --Et pourquoi donc? Suis-je une déesse? Je ne le pensais pas.
     
       --Consuelo, rappelez-vous qu'il était aux trois quarts fou quand nous
       l'avons quitté!
     
       --Et moi je te dis qu'il lui suffira de me savoir femme et de me voir telle
       que je suis, pour qu'il reprenne l'empire de sa volonté et redevienne ce
       que Dieu l'a fait, un homme raisonnable.
     
       --Il est vrai que l'habit fait quelque chose. Ainsi, quand je vous ai
       revue ici transformée en demoiselle, après m'être habitué pendant quinze
       jours à te traiter comme un garçon... j'ai éprouvé je ne sais quel effroi,
       je ne sais quelle gêne dont je ne peux pas me rendre compte; et il est
       certain que durant le voyage... s'il m'eût été permis d'être amoureux de
       vous ... Mais tu diras que je déraisonne...
     
       --Certainement, Joseph, lu déraisonnes; et, de plus, tu perds le temps
       à babiller. Nous avons dix lieues à faire pour aller au prieuré et en
       revenir. Il est huit heures du matin, et il faut que nous soyons rentrés
       à sept heures du soir, pour le souper du maître.»
     
       Trois heures après, Beppo et sa compagne descendirent à la porte du
       prieuré. Il faisait une belle journée; le chanoine contemplait ses fleurs
       d'un air mélancolique. Quand il vit Joseph, il fit un cri de joie et
       s'élança à sa rencontre; mais il resta stupéfait en reconnaissant son
       cher Bertoni sous des habits de femme.
     
       «Bertoni, mon enfant bien-aimé, s'écria-t-il avec une sainte naïveté,
       que signifie ce travestissement, et pourquoi viens-tu me voir déguisé de
       la sorte? Nous ne sommes point au carnaval...
     
       --Mon respectable ami, répondit Consuelo en lui baisant la main, il faut
       que Votre Révérence me pardonne de l'avoir trompée. Je n'ai jamais été
       garçon; Bertoni n'a jamais existé, et lorsque j'ai eu le bonheur de vous
       connaître, j'étais véritablement déguisée.
     
       --Nous pensions, dit Joseph qui craignait de voir la consternation du
       chanoine se changer en mécontentement, que votre révérence n'était point la
       dupe d'une innocente supercherie. Cette feinte n'avait point été imaginée
       pour la tromper, c'était une nécessité imposée par les circonstances, et
       nous avons toujours cru que monsieur le chanoine avait la générosité et la
       délicatesse de s'y prêter.
     
       --Vous l'avez cru? reprit le chanoine interdit et effrayé; et vous,
       Bertoni... je veux dire mademoiselle, vous l'avez cru aussi!
     
       --Non, monsieur le chanoine, répondit Consuelo; je ne l'ai pas cru un
       instant. J'ai parfaitement vu que votre révérence ne se doutait nullement
       de la vérité.
     
       --Et vous me rendez justice, dit le chanoine d'un ton un peu sévère, mais
       profondément triste; je ne sais point transiger avec la bonne foi, et si
       j'avais deviné votre sexe, je n'aurais jamais songé à insister comme je
       l'ai fait, pour vous engager à rester chez moi. Il a bien couru dans le
       village voisin, et même parmi mes gens, un bruit vague, un soupçon qui me
       faisait sourire, tant j'étais obstiné à me méprendre sur votre compte.
       On a dit qu'un des deux petits musiciens qui avaient chanté la messe le
       jour de la fête patronale, était une femme déguisée. Et puis, on a prétendu
       que ce propos était une méchanceté du cordonnier Gottlieb, pour effrayer et
       affliger le curé. Enfin, moi-même, j'ai démenti ce bruit avec assurance.
       Vous voyez que j'étais votre dupe bien complètement, et qu'on ne saurait
       l'être davantage.
     
       --Il y a eu une grande méprise, répondit Consuelo avec l'assurance de
       la dignité; mais il n'y a point eu de dupe, monsieur le chanoine. Je ne
       crois pas m'être éloignée un seul instant du respect qui vous est dû, et
       des convenances que la loyauté impose. J'étais la nuit sans gîte sur le
       chemin, écrasée de soif et de fatigue, après une longue route à pied.
       Vous n'eussiez pas refusé l'hospitalité à une mendiante. Vous me l'avez
       accordée au nom de la musique, et j'ai payé mon écot en musique. Si je
       ne suis pas partie malgré vous dès le lendemain, c'est grâce à des
       circonstances imprévues qui me dictaient un devoir au-dessus de tous les
       autres. Mon ennemie, ma rivale, ma persécutrice tombait des nues à votre
       porte, et, privée de soins et de secours, avait droit à mes secours et à
       mes soins. Votre révérence se rappelle bien le reste; elle sait bien que
       si j'ai profité de sa bienveillance, ce n'est pas pour mon compte. Elle
       sait bien aussi que je me suis éloignée aussitôt que mon devoir a été
       accompli; et si je reviens aujourd'hui la remercier en personne des bontés
       dont elle m'a comblée, c'est que la loyauté me faisait un devoir de la
       détromper moi-même et de lui donner les explications nécessaires à notre
       mutuelle dignité.
     
       --Il y a dans tout ceci, dit le chanoine à demi vaincu, quelque chose de
       mystérieux et de bien extraordinaire. Vous dites que la malheureuse dont
       j'ai adopté l'enfant était votre ennemie, votre rivale... Qui êtes-vous
       donc vous-même, Bertoni?... Pardonnez-moi si ce nom revient toujours sur
       mes lèvres, et dites-moi comment je dois vous appeler désormais.
     
       --Je m'appelle la Porporina, répondit Consuelo; je suis l'élève du Porpora,
       je suis cantatrice. J'appartiens au théâtre.
     
       --Ah! fort bien! dit le chanoine avec un profond soupir. J'aurais dû le
       deviner à la manière dont vous avez joué votre rôle, et, quant à votre
       talent prodigieux pour la musique, je ne dois plus m'en étonner; vous
       avez été à bonne école. Puis-je vous demander si monsieur Beppo est votre
       frère... ou votre mari?
     
       --Ni l'un ni l'autre. Il est mon frère par le coeur, rien que mon frère,
       monsieur le Chanoine; et si mon âme ne s'était pas sentie aussi chaste
       que la vôtre, je n'aurais pas souillé de ma présence la sainteté de votre
       demeure.»
     
       Consuelo avait, pour dire la vérité, un accent irrésistible, et dont le
       chanoine subit la puissance, comme les âmes pures et droites subissent
       toujours celle de la sincérité. Il se sentit comme soulagé d'un poids
       énorme, et, tout en marchant lentement entre ses deux jeunes protégés, il
       interrogea Consuelo avec une douceur et un retour d'affection sympathique
       qu'il oublia peu à peu de combattre en lui-même. Elle lui raconta
       rapidement, et sans lui nommer personne, les principales circonstances
       de sa vie; ses fiançailles au lit de mort de sa mère avec Anzoleto,
       l'infidélité de celui-ci, la haine de Corilla, les outrageants desseins
       de Zustiniani, les conseils du Porpora, le départ de Venise, l'attachement
       qu'Albert avait pris pour elle, les offres de la famille de Rudolstadt,
       ses propres hésitations et ses scrupules, sa fuite du château des Géants,
       sa rencontre avec Joseph Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au
       lit de douleur de la Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordée
       par le chanoine à l'enfant d'Anzoleto; enfin son retour à Vienne, et
       jusqu'à l'entrevue qu'elle avait eue la veille avec Marie-Thérèse. Joseph
       n'avait pas su jusque-là toute l'histoire de Consuelo; elle ne lui avait
       jamais parlé d'Anzoleto, et le peu de mots qu'elle venait de dire de son
       affection passée pour ce misérable ne le frappa pas très-vivement; mais
       sa générosité à l'égard de Corilla, et sa sollicitude pour l'enfant, lui
       firent une si profonde impression, qu'il se détourna pour cacher ses
       larmes. Le chanoine ne retint pas les siennes. Le récit de Consuelo,
       concis, énergique et sincère, lui fit le même effet qu'un beau roman qu'il
       aurait lu, et justement il n'avait jamais lu un seul roman, et celui-là fut
       le premier de sa vie qui l'initia aux émotions vives de la vie des autres.
       Il s'était assis sur un banc pour mieux écouter, et quand la jeune fille
       eut tout dit, il s'écria:
     
       «Si tout cela est la vérité, comme je le crois, comme il me semble que
       je le sens dans mon coeur, par la volonté du ciel, vous êtes une sainte
       fille... Vous êtes sainte Cécile revenue sur la terre! Je vous avouerai
       franchement que je n'ai jamais eu de préjugé contre le théâtre, ajouta-t-il
       après un instant de silence et de réflexion, et vous me prouvez qu'on peut
       faire son salut là comme ailleurs. Certainement, si vous persistez à être
       aussi pure et aussi généreuse que vous l'avez été jusqu'à ce jour, vous
       aurez mérité le ciel, mon cher Bertoni!... Je vous le dis comme je le
       pense, ma chère Porporina!
     
       --Maintenant, monsieur le chanoine, dit Consuelo en se levant, donnez-moi
       des nouvelles d'Angèle avant que je prenne congé de Votre Révérence.
     
       --Angèle se porte bien et vient à merveille, répondit le chanoine. Ma
       jardinière en prend le plus grand soin, et je la vois à tout instant qui
       la promène dans mon parterre. Elle poussera au milieu des fleurs, comme
       une fleur de plus sous mes yeux, et quand le temps d'en faire une âme
       chrétienne sera venu, je ne lui épargnerai pas la culture. Reposez-vous
       sur moi de ce soin, mes enfants. Ce que j'ai promis à la face du ciel, je
       l'observerai religieusement. Il paraît que madame sa mère ne me disputera
       pas ce soin; car, bien qu'elle soit à Vienne, elle n'a pas envoyé une seule
       fois demander des nouvelles de sa fille.
     
       --Elle a pu le faire indirectement, et sans que vous l'ayez su, répondit
       Consuelo; je ne puis croire qu'une mère soit indifférente à ce point. Mais
       la Corilla brigue un engagement au théâtre de la cour. Elle sait que Sa
       Majesté est fort sévère, et n'accorde point sa protection aux personnes
       tarées. Elle a intérêt à cacher ses fautes, du moins jusqu'à ce que son
       engagement soit signé. Gardons-lui donc le secret.
     
       --Et elle vous fait concurrence cependant! s'écria Joseph; et on dit
       qu'elle l'emportera, par ses intrigues; qu'elle vous diffame déjà dans la
       ville; qu'elle vous a présentée comme la maîtresse du comte Zustiniani. On
       a parlé de cela à l'ambassade, Keller me la dit... On en était indigné;
       mais on craignait qu'elle ne persuadât M. de Kaunitz, qui écoute volontiers
       ces sortes d'histoires, et qui ne tarit pas en éloges sur la beauté de
       Corilla...
     
       --Elle a dit de pareilles choses!» dit Consuelo en rougissant
       d'indignation; puis elle ajouta avec calme: «Cela devait être, j'aurais dû
       m'y attendre.
     
       --Mais il n'y a qu'un mot à dire pour déjouer toutes ses calomnies, reprit
       Joseph; et ce mot je le dirai, moi! Je dirai que...
     
       --Tu ne diras rien, Beppo, ce serait une lâcheté et une barbarie. Vous ne
       le direz pas non plus, monsieur le chanoine, et si j'avais envie de le
       dire, vous m'en empêcheriez, n'est-il pas vrai?
     
       --Ame vraiment évangélique! s'écria le chanoine. Mais songez que ce secret
       n'en peut pas être un bien longtemps. Il suffit de quelques valets et de
       quelques paysans qui ont constaté et qui peuvent ébruiter le fait, pour
       qu'on sache avant quinze jours que la chaste Corilla est accouchée ici
       d'un enfant sans père, qu'elle a abandonné par-dessus le marché.
     
       --Avant quinze jours, la Corilla ou moi sera engagée. Je ne voudrais pas
       l'emporter sur elle par un acte de vengeance. Jusque-là, Beppo, silence,
       ou je te retire mon estime et mon amitié. Et maintenant, adieu, monsieur
       le chanoine. Dites-moi que vous me pardonnez, tendez-moi encore une main
       paternelle, et je me retire, avant que vos gens aient vu ma figure sous
       cet habit.
     
       --Mes gens diront ce qu'ils voudront, et mon bénéfice ira au diable, si
       le ciel veut qu'il en soit ainsi! Je viens de recueillir un héritage qui
       me donne le courage de braver les foudres de l'_ordinaire_. Ainsi, mes
       enfants, ne me prenez pas pour un saint; je suis las d'obéir et de me
       contraindre; je veux vivre honnêtement et sans terreurs imbéciles. Depuis
       que je n'ai plus le spectre de Brigide à mes côtés, et depuis surtout que
       je me vois à la tête d'une fortune indépendante, je me sens brave comme un
       lion. Or donc, venez déjeuner avec moi; nous baptiserons Angèle après, et
       puis nous ferons de la musique jusqu'au dîner.»
     
       Il les entraîna au prieuré.
     
       «Allons, André, Joseph! cria-t-il à ses valets en entrant; venez voir le
       signor Bertoni métamorphosé en dame. Vous ne vous seriez pas attendus à
       cela? ni moi non plus! Eh bien, dépêchez-vous de partager ma surprise,
       et mettez-nous vite le couvert.»
     
       Le repas fut exquis, et nos jeunes gens virent que si de graves
       modifications s'étaient faites dans l'esprit du chanoine, ce n'était pas
       sur l'habitude de la bonne chère qu'elles avaient opéré. On porta ensuite
       l'enfant dans la chapelle du prieuré. Le chanoine quitta sa douillette,
       endossa une soutane et un surplis, et fit la cérémonie. Consuelo et Joseph
       firent l'office de parrain et de marraine, et le nom d'Angèle fut confirmé
       à la petite fille. Le reste de l'après-midi fut consacré à la musique, et
       les adieux vinrent ensuite. Le chanoine se lamenta de ne pouvoir retenir
       ses amis à dîner; mais il céda à leurs raisons, et se consola à l'idée de
       les revoir à Vienne, où il devait bientôt se rendre pour passer une partie
       de l'hiver. Tandis qu'on attelait leur voiture, il les conduisit dans la
       serre pour leur faire admirer plusieurs plantes nouvelles dont il avait
       enrichi sa collection. Le jour baissait, mais le chanoine, qui avait
       l'odorat fort exercé, n'eut pas plus tôt fait quelques pas sous les châssis
       de son palais transparent qu'il s'écria:
     
       «Je démêle ici un parfum extraordinaire! Le glaïeul-vanille aurait-il
       fleuri? Mais non; ce n'est pas là l'odeur de mon glaïeul. Le strelitzia
       est inodore... les cyclamens ont un arôme moins pur et moins pénétrant.
       Qu'est-ce donc qui se passe ici? Si mon volkameria n'était point mort,
       hélas! je croirais que c'est lui que je respire! Pauvre plante! je n'y veux
       plus penser.»
     
       Mais tout à coup le chanoine fit un cri de surprise et d'admiration en
       voyant s'élever devant lui, dans une caisse, le plus magnifique volkameria
       qu'il eût vu de sa vie, tout couvert de ses grappes de petites roses
       blanches doublées de rose, dont le suave parfum remplissait la serre et
       dominait toutes les vulgaires senteurs éparses à l'entour.
     
       «Est-ce un prodige? D'où me vient cet avant-goût du paradis, cette fleur
       du jardin de Béatrix? s'écria-t-il dans un ravissement poétique.
     
       --Nous l'avons apporté dans notre voiture avec tous les soins imaginables,
       répondit Consuelo; permettez-nous de vous l'offrir en réparation d'une
       affreuse imprécation sortie de ma bouche un certain jour, et dont je me
       repentirai toute ma vie:
     
       --Oh! ma chère fille! quel don, et avec quelle délicatesse il est offert!
       dit le chanoine attendri. O cher volkameria! tu auras un nom particulier
       comme j'ai coutume d'en donner aux individus les plus splendides de ma
       collection; tu t'appelleras Bertoni, afin de consacrer le souvenir d'un
       être qui n'est plus et que j'ai aimé avec des entrailles de père.
     
       --Mon bon père, dit Consuelo en lui serrant la main, vous devez vous
       habituer à aimer vos filles autant que vos fils. Angèle n'est point un
       garçon...
     
       --Et la Porporina est ma fille aussi! dit le chanoine; oui, ma fille, oui,
       oui, ma fille!» répéta-t-il en regardant alternativement Consuelo et le
       volkameria-Bertoni avec des yeux remplis de larmes.
     
       A six heures, Joseph et Consuelo étaient rentrés au logis. La voiture les
       avait laissés à l'entrée du faubourg, et rien ne trahit leur innocente
       escapade. Le Porpora s'étonna seulement que Consuelo n'eût pas meilleur
       appétit après une promenade dans les belles prairies qui entourent la
       capitale de l'empire. Le déjeuner du chanoine avait peut-être rendu
       Consuelo un peu friande ce jour-là. Mais le grand air et le mouvement lui
       Procurèrent un excellent sommeil, et le lendemain elle se sentit en voix
       et en courage plus qu'elle ne l'avait encore été à Vienne.
     
     
     
     
       LXXXIX.
     
     
       Dans l'incertitude de sa destinée, Consuelo, croyant trouver peut-être
       une excuse ou un motif à celle de son coeur, se décida enfin à écrire au
       comte Christian de Rudolstadt, pour lui faire part de sa position vis-à-vis
       du Porpora, des efforts que ce dernier tentait pour la faire rentrer
       au théâtre, et de l'espérance qu'elle nourrissait encore de les voir
       échouer. Elle lui parla sincèrement, lui exposa tout ce qu'elle devait
       de reconnaissance, de dévouement et de soumission à son vieux maître, et,
       lui confiant les craintes qu'elle éprouvait à l'égard d'Albert, elle le
       priait instamment de lui dicter la lettre qu'elle devait écrire à ce
       dernier pour le maintenir dans un état de confiance et de calme. Elle
       terminait en disant: «J'ai demandé du temps à Vos Seigneuries pour
       m'interroger moi-même et me décider. Je suis résolue à tenir ma parole, et
       je puis jurer devant Dieu que je me sens la force de fermer mon coeur et
       mon esprit à toute fantaisie contraire, comme à toute nouvelle affection.
       Et cependant, si je rentre au théâtre, j'adopte un parti qui est, en
       apparence, une infraction à mes promesses, un renoncement formel à
       l'espérance de les tenir. Que Votre Seigneurie me juge, ou plutôt qu'elle
       juge le destin qui me commande et le devoir qui me gouverne. Je ne vois
       aucun moyen de m'y soustraire sans crime. J'attends d'elle un conseil
       supérieur à celui de ma propre raison; mais pourra-t-il être contraire à
       celui de ma conscience?»
     
       Lorsque cette lettre fut cachetée et confiée à Joseph pour qu'il la fit
       partir, Consuelo se sentit plus tranquille, ainsi qu'il arrive dans une
       situation funeste, lorsqu'on a trouvé un moyen de gagner du temps et de
       reculer le moment de la crise. Elle se disposa donc à rendre avec Porpora
       une visite, considérée par celui-ci comme importante et décisive, au
       très-renommé et très-vanté poëte impérial, M. l'abbé Métastase.
     
       --Ce personnage illustre avait alors environ cinquante ans; il était
       d'une belle figure, d'un abord gracieux, d'une conversation charmante, et
       Consuelo eût ressenti pour lui une vive sympathie, si elle n'eût eu, en se
       rendant à la maison qu'habitaient, à différents étages, le poëte impérial
       et le perruquier Keller, la conversation suivante avec Porpora:
     
       «Consuelo (c'est le Porpora qui parle), tu vas voir un homme de bonne mine,
       à l'oeil vif et noir, au teint vermeil, à la bouche fraîche et souriante,
       qui veut, à toute force, être en proie à une maladie lente, cruelle et
       dangereuse; un homme qui mange, dort, travaille et engraisse tout comme un
       autre, et qui prétend être livré à l'insomnie, à la diète, à l'accablement,
       au marasme. N'aie pas la maladresse, lorsqu'il va se plaindre devant toi
       de ses maux, de lui dire qu'il n'y paraît point, qu'il a fort bon visage,
       ou toute autre platitude semblable; car il veut qu'on le plaigne, qu'on
       s'inquiète et qu'on le pleure d'avance. N'aie pas le malheur non plus de
       lui parler de la mort, ou d'une personne morte; il a peur de la mort, et ne
       veut pas mourir. Et cependant ne commets pas la balourdise de lui dire en
       le quittant: «J'espère que votre précieuse santé sera bientôt meilleure;»
       car il veut qu'on le croie mourant, et, s'il pouvait persuader aux autres
       qu'il est mort, il en serait fort content, à condition toutefois qu'il ne
       le crût pas lui-même.
     
       --Voilà une sotte manie pour un grand homme, répondit Consuelo. Que
       faudra-t-il donc lui dire, s'il ne faut lui parler ni de guérison, ni de
       mort?
     
       --Il faut lui parler de sa maladie, lui faire mille questions, écouter tout
       le détail de ses souffrances et de ses incommodités, et, pour conclure, lui
       dire qu'il ne se soigne pas assez, qu'il s'oublie lui-même, qu'il ne se
       ménage point, qu'il travaille trop. De cette façon, nous le disposerons en
       notre faveur.
     
       --N'allons-nous pas lui demander pourtant de faire un poëme et de vous
       le faire mettre en musique, afin que je puisse le chanter? Comment
       pouvons-nous à la fois lui conseiller de ne point écrire et le conjurer
       d'écrire pour nous au plus vite?
     
       --Tout cela s'arrange dans la conversation; il ne s'agit que de placer les
       choses à propos.»
     
       Le maestro voulait que son élève sût se rendre agréable au poëte; mais, sa
       causticité naturelle ne lui permettant point de dissimuler les ridicules
       d'autrui, il commettait lui-même la maladresse de disposer Consuelo à
       l'examen clairvoyant, et à cette sorte de mépris intérieur qui nous rend
       peu aimables et peu sympathiques à ceux dont le besoin est d'être flattés
       et admirés sans réserve. Incapable d'adulation et de tromperie, elle
       souffrit d'entendre le Porpora caresser les misères du poëte, et le railler
       cruellement sous les dehors d'une pieuse commisération pour des maux
       imaginaires. Elle en rougit plusieurs fois, et ne put que garder un silence
       pénible, en dépit des signes que lui faisait son maître pour qu'elle le
       secondât.
     
       La réputation de Consuelo commençait à se répandre à Vienne; elle avait
       chanté dans plusieurs salons, et son admission au théâtre italien était
       une hypothèse qui agitait un peu la coterie musicale. Métastase était
       tout-puissant; que Consuelo gagnât sa sympathie en caressant à propos son
       amour-propre, et il pouvait confier au Porpora le soin de mettre en musique
       son _Attilio Regolo_, qu'il gardait en portefeuille depuis plusieurs
       années. Il était donc bien nécessaire que l'élève plaidât pour le maître,
       car le maître ne plaisait nullement au poëte impérial. Métastase n'était
       pas Italien pour rien, et les Italiens ne se trompent pas aisément les uns
       les autres. Il avait trop de finesse et de pénétration pour ne point savoir
       que Porpora avait une médiocre admiration pour son génie dramatique, et
       qu'il avait censuré plus d'une fois avec rudesse (à tort ou à raison)
       son caractère craintif, son égoïsme et sa fausse sensibilité. La réserve
       glaciale de Consuelo, le peu d'intérêt qu'elle semblait prendre à sa
       maladie, ne lui parurent point ce qu'ils étaient en effet, le malaise
       d'une respectueuse pitié. Il y vit presque une insulte, et s'il n'eût été
       esclave de la politesse et du savoir-faire, il eût refusé net de l'entendre
       chanter; il y consentit pourtant après quelques minauderies, alléguant
       l'excitation de ses nerfs et la crainte qu'il avait d'être ému. Il avait
       entendu Consuelo chanter son oratorio de _Judith_; mais il fallait qu'il
       prît une idée d'elle dans le genre scénique, et Porpora insistait beaucoup.
     
       «Mais que faire, et comment chanter, lui dit tout bas Consuelo, s'il faut
       craindre de l'émouvoir?
     
       --Il faut l'émouvoir, au contraire, répondit de même le maestro. Il aime
       beaucoup à être arraché à sa torpeur, parce que, quand il est bien agité,
       il se sent en veine d'écrire.»
     
       Consuelo chanta un air d'_Achille in Sciro_, la meilleure oeuvre dramatique
       de Métastase, qui avait été mise en musique par Caldara, en 1736, et
       représentée aux fêtes du mariage de Marie-Thérèse. Métastase fut aussi
       frappé de sa voix et de sa méthode qu'il l'avait été à la première
       audition; mais il était résolu à se renfermer dans le même silence froid
       et gêné qu'elle avait gardé durant le récit de sa maladie. Il n'y réussit
       point; car il était artiste en dépit de tout, le digne homme, et quand
       un noble interprète fait vibrer dans l'âme du poëte les accents de sa muse
       et le souvenir de ses triomphes, il n'est guère de rancune qui tienne.
     
       L'abbé Métastase, essaya de se défendre contre ce charme tout-puissant.
       Il toussa beaucoup, s'agita sur son fauteuil comme un homme distrait par
       la souffrance, et puis, tout à coup reporté à des souvenirs plus émouvants
       encore que ceux de sa gloire, il cacha son visage dans son mouchoir et se
       mit à sangloter. Le Porpora, caché derrière son fauteuil, faisait signe à
       Consuelo de ne pas le ménager, et se frottait les mains d'un air malicieux.
     
       Ces larmes, qui coulaient abondantes et sincères, réconcilièrent tout à
       coup la jeune fille avec le pusillanime abbé. Aussitôt qu'elle eut fini
       son air, elle s'approcha pour lui baiser la main et pour lui dire cette
       fois avec une effusion convaincante:
     
       «Hélas! Monsieur, que je serais fière et heureuse de vous avoir ému ainsi,
       s'il ne m'en coûtait un remords! La crainte de vous avoir fait du mal
       empoisonne ma joie!
     
       --Ah! ma chère enfant, s'écria l'abbé tout à fait gagné, vous ne savez pas,
       vous ne pouvez pas savoir le bien et le mal que vous m'avez fait. Jamais
       jusqu'ici je n'avais entendu une voix de femme qui me rappelât celle de ma
       chère Marianna! et vous me l'avez tellement rappelée, ainsi que sa manière
       et son expression, que j'ai cru l'entendre elle-même. Ah! vous m'avez brisé
       le coeur!»
     
       Et il recommença à sangloter.
     
       «Sa Seigneurie parle d'une personne bien illustre, et que tu dois te
       proposer constamment pour modèle, dit le Porpora à son élève, la célèbre
       et incomparable Marianna Bulgarini.
     
       --La _Romanina?_ s'écria Consuelo; ah! je l'ai entendue dans mon enfance
       à Venise; c'est mon premier grand souvenir, et je ne l'oublierai jamais.
     
       --Je vois bien que vous l'avez entendue, et qu'elle vous a laissé une
       impression ineffaçable, reprit le Métastase. Ah! jeune fille, imitez-la
       en tout, dans son jeu comme dans son chant, dans sa bonté comme dans sa
       grandeur, dans sa puissance comme dans son dévouement! Ah! qu'elle était
       belle lorsqu'elle représentait la divine Vénus, dans le premier opéra que
       je fis à Rome! Celle à elle que je dus mon premier triomphe.
     
       --Et c'est à Votre Seigneurie qu'elle a dû ses plus beaux succès, dit le
       Porpora.
     
       --Il est vrai que nous avons contribué à la fortune l'un de l'autre. Mais
       rien n'a pu m'acquitter assez envers elle. Jamais tant d'affection, jamais
       tant d'héroïque persévérance et de soins délicats n'ont habité l'âme d'une
       mortelle. Ange de ma vie, je te pleurerai éternellement, et je n'aspire
       qu'à te rejoindre!»
     
       Ici l'abbé pleura encore. Consuelo était fort émue, Porpora affecta de
       l'être; mais, en dépit de lui-même, sa physionomie restait ironique et
       dédaigneuse. Consuelo le remarqua et se promit de lui reprocher cette
       méfiance ou cette dureté. Quant à Métastase, il ne vit que l'effet qu'il
       souhaitait produire, l'attendrissement et l'admiration de la bonne
       Consuelo. Il était de la véritable espèce des poëtes: c'est-à-dire qu'il
       pleurait plus volontiers devant les autres que dans le secret de sa
       chambre, et qu'il ne sentait jamais si bien ses affections et ses douleurs
       que quand il les racontait avec éloquence. Entraîné par l'occasion, il fit
       à Consuelo le récit de cette partie de sa jeunesse où la Romanina a joué
       un si grand rôle; les services que cette généreuse amie lui rendit, le soin
       filial qu'elle prit de ses vieux parents, le sacrifice maternel qu'elle
       accomplit en se séparant de lui pour l'envoyer faire fortune à Vienne;
       et quand il en fut à la scène des adieux, quand il eut dit, dans les termes
       les plus choisis et les plus tendres, de quelle manière sa chère Marianna,
       le coeur déchiré et la poitrine gonflée de sanglots, l'avait exhorté à
       l'abandonner pour ne songer qu'à lui-même, il s'écria:
     
       «Oh! que si elle eût deviné l'avenir qui m'attendait loin d'elle, que si
       elle eût prévu les douleurs, les combats, les terreurs, les angoisses, les
       revers et jusqu'à l'affreuse maladie qui devaient être mon partage ici,
       elle se fût bien épargné ainsi qu'à moi une si affreuse immolation! Hélas!
       j'étais loin de croire que nous nous faisions d'éternels adieux, et que
       nous ne devions jamais nous rencontrer sur la terre!
     
       --Comment! vous ne vous êtes point revus? dit Consuelo dont les yeux
       étaient baignés de larmes, car la parole du Métastase avait un charme
       extraordinaire: elle n'est point venue à Vienne?
     
       --Elle n'y est jamais venue! répondit l'abbé d'un air accablé.
     
       --Après tant de dévouement, elle n'a pas eu le courage de venir ici vous
       retrouver? reprit Consuelo, à qui le Porpora faisait en vain des yeux
       terribles.»
     
       Le Métastase ne répondit rien: il paraissait absorbé dans ses pensées.
     
       «Mais elle pourrait y venir encore? poursuivit Consuelo avec candeur, et
       elle y viendra certainement. Cet heureux événement vous rendra la santé.»
     
       L'abbé pâlit et fit un geste de terreur. Le maestro toussa de toute sa
       force, et Consuelo, se rappelant tout à coup que la Romanina était morte
       depuis plus de dix ans, s'aperçut de l'énorme maladresse qu'elle commettait
       en rappelant l'idée de la mort à cet ami, qui n'aspirait, selon lui, qu'à
       rejoindre sa bien-aimée dans la tombe. Elle se mordit les lèvres, et se
       retira bientôt avec son maître, lequel n'emportait de cette visite que de
       vagues promesses et force civilités, comme à l'ordinaire.
     
       «Qu'as-tu fait, tête de linotte? dit-il à Consuelo dès qu'ils furent
       dehors.
     
       --Une grande sottise, je le vois bien. J'ai oublié que la Romanina ne
       vivait plus; mais croyez-vous bien, maître, que cet homme si aimant et
       si désolé soit attaché à la vie autant qu'il vous plaît de le dire?
       Je m'imagine, au contraire, que le regret d'avoir perdu son amie est la
       seule cause de son mal, et que si quelque terreur superstitieuse lui fait
       redouter l'heure suprême, il n'en est pas moins horriblement et sincèrement
       las de vivre.
     
       --Enfant! dit le Porpora, on n'est jamais las de vivre quand on est riche,
       honoré, adulé et bien portant; et quand on n'a jamais eu d'autres soucis
       et d'autres passions que celle-là, on ment et on joue la comédie quand on
       maudit l'existence.
     
       --Ne dites pas qu'il n'a jamais eu d'autres passions. Il aimé la Marianna,
       et je m'explique pourquoi il a donné ce nom chéri à sa filleule et à sa
       nièce Marianna Martiez...»
     
       Consuelo avait failli dire l'élève de Joseph; mais elle s'arrêta
       brusquement.
     
       «Achève, dit le Porpora, sa filleule, sa nièce ou sa fille.
     
       --On le dit; mais que m'importe?
     
       --Cela prouverait, du moins, que le cher abbé s'est consolé assez vite
       de l'absence de sa bien-aimée; mais lorsque tu lui demandais (que Dieu
       confonde ta stupidité!) pourquoi sa chère Marianna n'était pas venue le
       rejoindre ici, il ne t'a pas répondu, et je vais répondre à sa place.
       La Romanina lui avait bien, en effet, rendu les plus grands services qu'un
       homme puisse accepter d'une femme. Elle l'avait bien nourri, logé, habillé,
       secouru, soutenu en toute occasion; elle l'avait bien aidé à se faire
       nommer _poeta cesareo_. Elle s'était bien faite la servante, l'amie, la
       garde-malade, la bienfaitrice de ses vieux-parents. Tout cela est exact.
       La Marianna avait un grand coeur: je l'ai beaucoup connue; mais ce qu'il
       y a de vrai aussi, c'est qu'elle désirait ardemment se réunir à lui, en
       se faisant admettre au théâtre de la cour. Et ce qu'il y a de plus vrai
       encore, c'est que monsieur l'abbé ne s'en souciait pas du tout et ne le
       permit jamais. Il y avait bien entre eux un commerce de lettres les plus
       tendres du monde. Je ne doute pas que celles du poëte ne fussent des
       chefs-d'oeuvre. On les imprimera: il le savait bien. Mais tout en disant
       à sa _dilettissima amica_ qu'il soupirait après le jour de leur réunion,
       et qu'il travaillait sans cesse à faire luire ce jour heureux sur leur
       existence, le maître renard arrangeait les choses de manière à ce que
       la malencontreuse cantatrice ne vînt pas tomber au beau milieu de ses
       illustres et lucratives amours avec une troisième Marianna (car ce nom-là
       est une heureuse fatalité dans sa vie), la noble et toute-puissante
       comtesse d'Althan, favorite du dernier César. On dit qu'il en est résulté
       un mariage secret; je le trouve donc fort mal venu à s'arracher les cheveux
       pour cette pauvre Romanina, qu'il a laissée mourir de chagrin tandis qu'il
       faisait des madrigaux dans les bras des dames de la cour.
     
       --Vous commentez et vous jugez tout cela avec un cynisme cruel, mon cher
       maître, reprit Consuelo attristée.
     
       --Je parle comme tout le monde; je n'invente rien; c'est la voix publique
       qui affirme tout cela: Va, tous les comédiens ne sont pas au théâtre; c'est
       un vieux proverbe.
     
       --La voix publique n'est pas toujours la plus éclairée, et, en tous cas,
       ce n'est jamais la plus charitable. Tiens, maître, je ne puis pas croire
       qu'un homme de ce renom et de ce talent ne soit rien de plus qu'un comédien
       en scène. Je l'ai vu pleurer des larmes véritables, et quand même il aurait
       à se reprocher d'avoir trop vite oublié sa première Marianna, ses remords
       ne feraient qu'ajouter à la sincérité de ses regrets d'aujourd'hui. En tout
       ceci, j'aime mieux le croire faible que lâche. On l'avait fait abbé, on
       le comblait de bienfaits; la cour était dévote; ses amours avec une
       comédienne y eussent fait grand scandale. Il n'a pas voulu précisément
       trahir et tromper la Bulgarini: il a eu peur, il a hésité, il a gagné du
       temps,... elle est morte...
     
       --Et il en a remercié la Providence, ajouta l'impitoyable maestro. Et
       maintenant notre impératrice lui envoie des boîtes et des bagues avec son
       chiffre en brillants; des plumes de lapis avec des lauriers en brillants;
       des pots en or massif remplis de tabac d'Espagne, des cachets faits d'un
       seul gros brillant, et tout cela brille si fort, que les yeux du poëte sont
       toujours baignés de larmes.
     
       --Et tout cela peut-il le consoler d'avoir brisé le coeur de la Romanina?
     
       --Il se peut bien que non. Mais le désir de ces choses l'a décidé à le
       faire.
     
       --Triste vanité! Pour moi, j'ai eu bien de la peine à m'empêcher de rire
       quand il nous a montré son chandelier d'or à chapiteau d'or, avec la devise
       ingénieuse que l'impératrice y a fait graver:
     
       _Perche possa risparamiare i suoi occhi!_
     
       Voilà, en effet, qui est bien délicat et qui le faisait s'écrier avec
       emphase: _Affettuosa espressione valutabile più assai dell' oro!_ Oh! le
       pauvre homme!
     
       --O l'homme malheureux!» dit Consuelo en soupirant.
     
       Et elle rentra fort triste, car elle avait fait involontairement un
       rapprochement terrible entre la situation de Métastase à l'égard de
       Marianna et la sienne propre à l'égard d'Albert. «Attendre et mourir!
       se disait-elle: est-ce donc là le sort de ceux qui aiment passionnément?
       Faire attendre et faire mourir, est-ce donc là la destinée de ceux qui
       poursuivent la chimère de la gloire?»
     
       «Qu'as-tu à rêver ainsi? lui dit le maestro; il me semble que tout va bien,
       et que, malgré tes gaucheries, tu as conquis le Métastase.
     
       --C'est une maigre conquête que celle d'une âme faible, répondit-elle, et
       je ne crois pas que celui qui a manqué de courage pour faire admettre
       Marianna au théâtre impérial en retrouve un peu pour moi.
     
       --Le Métastase, en fait d'art, gouverne désormais l'impératrice.
     
       --Le Métastase, en fait d'art, ne conseillera jamais à l'impératrice que
       ce qu'elle paraîtra désirer, et on a beau parler des favoris et des
       conseillers de Sa Majesté... J'ai vu les traits de Marie-Thérèse, et je
       vous le dis, mon maître, Marie-Thérèse est trop politique pour avoir des
       amants, trop absolue pour avoir des amis.
     
       --Eh bien, dit le Porpora soucieux, il faut gagner l'impératrice elle-même,
       il faut que tu chantes dans ses appartements un matin, et qu'elle te
       parle, qu'elle cause avec toi. On dit qu'elle n'aime que les personnes
       vertueuses. Si elle a ce regard d'aigle qu'on lui prête, elle te jugera
       et te préférera. Je vais tout mettre en oeuvre pour qu'elle te voie en
       tête-à-tête.»
     
     
     
     
       XC.
     
     
       Un matin, Joseph, étant occupé à frotter l'antichambre du Porpora, oublia
       que la cloison était mince et le sommeil du maestro léger; il se laissa
       aller machinalement à fredonner une phrase musicale qui lui venait à
       l'esprit, et qu'accompagnait rhythmiquement le mouvement de sa brosse sur
       le plancher. Le Porpora, mécontent d'être éveillé avant l'heure, s'agite
       dans son lit, essaie de se rendormir, et, poursuivi par cette voix belle
       et fraîche qui chante avec justesse et légèreté une phrase fort gracieuse
       et fort bien faite, il passe sa robe de chambre et va regarder par le trou
       de la serrure, moitié charmé de ce qu'il entend, moitié courroucé contre
       l'artiste qui vient sans façon composer chez lui avant son lever. Mais
       quelle surprise! c'est Beppo qui chante et qui rêve, et qui poursuit son
       idée tout en vaquant d'un air préoccupé aux soins du ménage.
     
       «Qu'est-ce que tu chantes là? dit le maestro d'une voix tonnante en ouvrant
       la porte brusquement.»
     
       Joseph, étourdi comme un homme éveillé en sursaut, faillit jeter balai
       et plumeau, et quitter la maison à toutes jambes; mais s'il n'avait plus,
       depuis longtemps, l'espoir de devenir l'élève du Porpora, il s'estimait
       encore bien heureux d'entendre Consuelo travailler avec le maître et de
       recevoir les leçons de cette généreuse amie en cachette, quand le maître
       était absent. Pour rien au monde il n'eût donc voulu être chassé, et il se
       hâta de mentir pour éloigner les soupçons.
     
       «Ce que je chante, dit-il tout décontenancé; hélas! maître, je l'ignore.
     
       --Chante-t-on ce qu'on ignore? Tu mens!
     
       --Je vous assure, maître, que je ne sais ce que je chantais. Vous m'avez
       tant effrayé que je l'ai déjà oublié. Je sais bien que j'ai fait une grande
       faute de chanter auprès de votre chambre. Je suis distrait, je me croyais
       bien loin d'ici, tout seul; je me disais: A présent tu peux chanter;
       personne n'est là pour te dire: Tais-toi, ignorant, tu chantes faux.
       Tais-toi, brute, tu n'as pas pu apprendre la musique.
     
       --Qui t'a dit que tu chantais faux?
     
       --Tout le monde.
     
       --Et moi, je te dis, s'écria le maestro d'un ton sévère, que tu ne chantes
       pas faux. Et qui a essayé de t'enseigner la musique?
     
       --Mais... par exemple, maître Reuter, dont mon ami Keller fait la barbe,
       et qui m'a chassé de la leçon, disant que je ne serais jamais qu'un âne.»
     
       Joseph connaissait déjà assez les antipathies du maestro pour savoir qu'il
       faisait peu de cas du Reuter, et même il avait compté sur ce dernier pour
       lui gagner les bonnes grâces du Porpora, la première fois qu'il essaierait
       de le desservir auprès de lui. Mais le Reuter, dans les rares visites qu'il
       avait rendues au maestro, n'avait pas daigné reconnaître son ancien élève
       dans l'antichambre.
     
       --Maître Reuter est un âne lui-même, murmura le Porpora entre ses dents;
       mais il ne s'agit pas de cela, reprit-il tout haut; je veux que tu me dises
       où tu as pêché cette phrase.»
     
       Et il chanta celle que Joseph lui avait fait entendre dix fois de suite
       par mégarde.
     
       --Ah! cela? dit Haydn qui commençait à mieux augurer des dispositions du
       maître, mais qui ne s'y fiait pas encore; c'est quelque chose que j'ai
       entendu chanter à la signora.
     
       --A la Consuelo? à ma fille? Je ne connais pas cela. Ah çà, tu écoutes
       donc aux portes?
     
       --Oh non, Monsieur! mais la musique, cela arrive de chambre en chambre
       jusqu'à la cuisine, et on l'entend, malgré soi.
     
       --Je n'aime pas à être servi par des gens qui ont tant de mémoire, et
       qui vont chanter nos idées inédites dans la rue. Vous ferez votre paquet
       aujourd'hui, et vous irez ce soir chercher une autre condition.»
     
       Cet arrêt tomba comme un coup de foudre sur le pauvre Joseph, et il alla
       pleurer dans la cuisine où bientôt Consuelo vint écouter le récit de sa
       mésaventure, et le rassurer en lui promettant d'arranger ses affaires.
     
       «Comment, maître, dit-elle au Porpora en lui présentant son café, tu veux
       chasser ce pauvre garçon, qui est laborieux et fidèle, parce que pour la
       première fois de sa vie il lui est arrivé de chanter juste!
     
       --Je te dis que ce garçon-là est un intrigant et un menteur effronté;
       qu'il a été envoyé chez moi par quelque ennemi qui veut surprendre le
       secret de mes compositions et se les approprier avant qu'elles aient vu
       le jour. Je gage que le drôle sait déjà par coeur mon nouvel opéra, et
       qu'il copie mes manuscrits quand j'ai le dos tourné! Combien de fois
       n'ai-je pas été trahi ainsi! Combien de mes idées n'ai-je pas retrouvées
       dans ces jolis opéras qui faisaient courir tout Venise, tandis qu'on
       bâillait aux miens et qu'on disait: Ce vieux radoteur de Porpora nous
       donne pour du neuf des motifs qui traînent dans les carrefours! Tiens!
       le sot s'est trahi; il a chanté ce matin une phrase qui n'est certainement
       pas d'un autre que de _meinherr_ Hasse, et que j'ai fort bien retenue;
       j'en prendrai note, et, pour me venger, je la mettrai dans mon nouvel
       opéra, afin de lui rendre le tour qu'il m'a joué si souvent.
     
       --Prenez garde, maître! cette phrase-là n'est peut-être pas inédite.
       Vous ne savez pas par coeur toutes les productions contemporaines.
     
       --Mais je les ai entendues, et je te dis que c'est une phrase trop
       remarquable pour qu'elle ne m'ait pas encore frappé.
     
       --Eh bien, maître, grand merci! je suis fière du compliment; car la phrase
       est de moi.»
     
       Consuelo mentait, la phrase en question était bien éclose le matin-même
       dans le cerveau d'Haydn; mais elle avait le mot, et déjà elle l'avait
       apprise par coeur, afin de n'être pas prise au dépourvu par les méfiantes
       investigations du maître. Le Porpora ne manqua pas de la lui demander.
       Elle la chanta sur-le-champ, et prétendit que la veille elle avait essayé
       de mettre en musique, pour complaire à l'abbé Métastase, les premières
       strophes de sa jolie pastorale:
     
       Già riede la primavera
       Col suo florito aspetto;
       Già il grato zeffiretto
       Scherza fra l'erbe e i flor.
       Tornan le frondi algli alberi,
       L'herbette al prato tornano;
       Sol non ritorna a me
       La pace del mio cor.
     
       «J'avais répété ma première phrase bien des fois, ajouta-t-elle, lorsque
       j'ai entendu dans l'antichambre maître Beppo qui, comme un vrai serin des
       Canaries, s'égosillait à la répéter tout de travers; cela m'impatientait,
       je l'ai prié de se taire. Mais, au bout d'une heure, il la répétait sur
       l'escalier, tellement défigurée, que cela m'a ôté l'envie de continuer mon
       air.
     
       --Et d'où vient qu'il la chante si bien aujourd'hui? que s'est-il passé
       durant son sommeil?
     
       --Je vais t'expliquer cela, mon maître; je remarquais que ce garçon avait
       la voix belle et même juste, mais qu'il chantait faux, faute d'oreille, de
       raisonnement et de mémoire. Je me suis amusée à lui faire poser la voix et
       à chanter la gamme d'après ta méthode, pour voir si cela réussirait, même
       sur une pauvre organisation musicale.
     
       --Cela doit réussir sur toutes les organisations, s'écria le Porpora.
       Il n'y a point de voix fausse, et jamais une oreille exercée...
     
       --C'est ce que je me disais, interrompit Consuelo, qui avait hâte d'en
       venir à ses fins, et c'est ce qui est arrivé. J'ai réussi, avec le système
       de ta première leçon, à faire comprendre à ce butor ce que, dans toute sa
       vie, le Reuter et tous les Allemands ne lui eussent pas fait soupçonner.
       Après cela, je lui ai chanté ma phrase, et, pour la première fois, il l'a
       entendue exactement. Aussitôt il a pu la dire, et il en était si étonné,
       si émerveillé, qu'il a bien pu n'en pas dormir de la nuit; c'était pour
       lui comme une révélation. Oh! Mademoiselle, me disait-il, si j'avais été
       enseigné ainsi, j'aurais pu apprendre peut-être aussi bien qu'un autre.
       Mais je vous avoue que je n'ai jamais rien pu comprendre de ce qu'on
       enseignait à la maîtrise de Saint-Etienne.
     
       --Il a donc été à la maîtrise, réellement?
     
       --Et il en a été chassé honteusement; tu n'as qu'à parler de lui à
       maître Reuter! il te dira que c'est un mauvais sujet, et un sujet musical
       impossible à former.
     
       --Viens ça, ici, toi! cria le Porpora à Beppo qui pleurait derrière la
       porte; et mets-toi près de moi: je veux voir si tu as compris la leçon que
       tu as reçue hier».
     
       Alors le malicieux maestro commença à enseigner les éléments de la
       musique à Joseph, de la manière diffuse, pédantesque et embrouillée
       qu'il attribuait ironiquement aux maîtres allemands.
     
       Si Joseph, qui en savait trop pour ne pas comprendre ces éléments, en dépit
       du soin qu'il prenait pour les lui rendre obscurs, eût laissé voir son
       intelligence, il était perdu. Mais il était assez fin pour ne pas tomber
       dans le piège, et il montra résolument une stupidité qui, après une longue
       épreuve tentée avec obstination par le maître, rassura complètement ce
       dernier.
     
       «Je vois bien que tu es fort borné, lui dit-il en se levant et en
       continuant une feinte dont les deux autres n'étaient pas dupes. Retourne
       à ton balai, et tâche de ne plus chanter, si tu veux rester à mon service.»
     
       Mais, au bout de deux heures, n'y pouvant plus tenir, et se sentant
       aiguillonné par l'amour d'un métier qu'il négligeait après l'avoir exercé
       sans rivaux pendant si longtemps, le Porpora redevint professeur de chant,
       et rappela Joseph pour le remettre sur la sellette. Il lui expliqua les
       mêmes principes, mais cette fois avec cette clarté, cette logique puissante
       et profonde qui motive et classe toutes choses, en un mot, avec cette
       incroyable simplicité de moyens dont les hommes de génie s'avisent seuls.
     
       Cette fois, Haydn comprit qu'il pouvait avoir l'air de comprendre; et
       Porpora fut enchanté de son triomphe. Quoique le maître lui enseignât
       des choses qu'il avait longtemps étudiées et qu'il savait aussi bien que
       possible, cette leçon eut pour lui un puissant intérêt et une utilité bien
       certaine: il y apprit à enseigner; et comme aux heures où le Porpora ne
       l'employait pas, il allait encore donner quelques leçons en ville pour
       ne pas perdre sa mince clientèle, il se promit de mettre à profit, sans
       tarder, cette excellence démonstration.
     
       «A la bonne heure, monsieur le professeur! dit-il au Porpora en continuant
       à jouer la niaiserie à la fin de la leçon; j'aime mieux cette musique-là
       que l'autre, et je crois que je pourrais l'apprendre; mais quant à celle
       de ce matin, j'aimerais mieux retourner à la maîtrise que d'essayer d'y
       mordre.
     
       --Et c'est pourtant la même qu'on t'enseignait à la maîtrise. Est-ce qu'il
       y a deux musiques, benêt! Il n'y a qu'une musique, comme il n'y a qu'un
       Dieu.
     
       --Oh! je vous demande bien pardon, Monsieur! il y a la musique de maître
       Reuter, qui m'ennuie, et la vôtre, qui ne m'ennuie pas.
     
       --C'est bien de l'honneur pour moi, seigneur Beppo,» dit en riant le
       Porpora, à qui le compliment ne déplut point.
     
       A partir de ce jour, Haydn reçut les leçons du Porpora, et bientôt ils
       arrivèrent aux études du chant italien et aux idées mères de la composition
       lyrique; c'était ce que le noble jeune homme avait souhaité avec tant
       d'ardeur et poursuivi avec tant de courage. Il fit de si rapides progrès,
       que le maître était à la fois charmé, surpris, et parfois effrayé. Lorsque
       Consuelo voyait ses anciennes méfiances prêtes à renaître, elle dictait à
       son jeune ami la conduite qu'il fallait tenir pour les dissiper. Un peu de
       résistance, une préoccupation feinte, étaient parfois nécessaires pour que
       le génie et la passion de l'enseignement se réveillassent chez le Porpora,
       ainsi qu'il arrive toujours à l'exercice des hautes facultés, qu'un peu
       d'obstacle et de lutte rendent plus énergique et plus puissant. Il arriva
       souvent à Joseph d'être forcé de jouer la langueur et le dépit pour
       obtenir, en feignant de s'y traîner à regret, ces précieuses leçons qu'il
       tremblait de voir négliger. Le plaisir de contrarier et le besoin de
       dompter émoustillaient alors l'âme taquine et guerroyante du vieux
       professeur; et jamais Beppo ne reçut de meilleures notions que celles dont
       la déduction fut arrachée, claire, éloquente et chaude, à l'emportement et
       à l'ironie du maître.
     
       Pendant que l'intérieur du Porpora était le théâtre de ces événements si
       frivoles en apparence, et dont les résultats pourtant jouèrent un si grand
       rôle dans l'histoire de l'art puisque le génie d'un des plus féconds et des
       plus célèbres compositeurs du siècle dernier y reçut son développement et
       sa sanction, des événements d'une influence plus immédiate sur le roman de
       la vie de Consuelo se passaient au dehors. La Corilla, plus active pour
       discuter ses propres intérêts, plus habile à les faire prévaloir, gagnait
       chaque jour du terrain, et déjà, parfaitement remise de ses couches,
       négociait les conditions de son engagement au théâtre de la cour. Virtuose
       robuste et médiocre musicienne, elle plaisait beaucoup mieux que Consuelo
       à monsieur le directeur et à sa femme. On sentait bien que la savante
       Porporina jugerait de haut, ne fût-ce que dans le secret de ses pensées,
       les opéras de maître Holzbaüer et le talent de madame son épouse. On savait
       bien que les grands artistes, mal secondés et réduits à rendre de pauvres
       idées, ne conservent pas toujours, accablés qu'ils sont de cette violence
       faite à leur goût et à leur conscience, cet entrain routinier, cette verve
       confiante que les médiocrités portent cavalièrement dans la représentation
       des plus mauvais ouvrages, et à travers la douloureuse cacophonie des
       oeuvres mal étudiées et mal comprises par leurs camarades.
     
       Lors même que, grâce à des miracles de volonté et de puissance, ils
       parviennent à triompher de leur rôle et de leur entourage, cet entourage
       envieux ne leur en sait point gré; le compositeur devine leur souffrance
       intérieure, et tremble sans cesse de voir cette inspiration factice se
       refroidir tout à coup et compromettre son succès; le public lui-même,
       étonné et troublé sans savoir pourquoi, devine cette anomalie monstrueuse
       d'un génie asservi à une idée vulgaire, se débattant dans les liens étroits
       dont il s'est laissé charger, et c'est presque en soupirant qu'il applaudit
       à ses vaillants efforts. M. Holzbaüer se rendait fort bien compte, quant à
       lui, du peu de goût que Consuelo avait pour sa musique. Elle avait eu le
       malheur de le lui montrer, un jour que, déguisée en garçon et croyant avoir
       affaire à une de ces figures qu'on aborde en voyage pour la première et la
       dernière fois de sa vie, elle avait parlé franchement, sans se douter que
       bientôt sa destinée d'artiste allait être pour quelque temps à la merci de
       l'inconnu, ami du chanoine. Holzbaüer ne l'avait point oublié, et, piqué
       jusqu'au fond de l'âme, sous un air calme, discret et courtois, il s'était
       juré de lui fermer le chemin. Mais comme il ne voulait point que le Porpora
       et son élève, et ce qu'il appelait leur coterie, pussent l'accuser d'une
       vengeance mesquine et d'une lâche susceptibilité, il n'avait raconté
       qu'à sa femme sa rencontre avec Consuelo et l'aventure du déjeuner au
       presbytère. Cette rencontre paraissait donc n'avoir nullement frappé
       monsieur le directeur; il semblait avoir oublié les traits du petit
       Bertoni, et ne pas se douter le moins du monde que ce chanteur ambulant
       et la Porporina fussent un seul et même personnage. Consuelo se perdait
       en commentaires sur la conduite de Holzbaüer à son égard.
     
       «J'étais donc bien parfaitement déguisée en voyage, disait-elle en
       confidence à Beppo, et l'arrangement de mes cheveux changeait donc bien
       ma physionomie, pour que cet homme, qui me regardait là-bas avec des yeux
       si clairs et si perçants, ne me reconnaisse pas du tout ici?
     
       --Le comte Hoditz ne vous a pas reconnue non plus la première fois qu'il
       vous a revue chez l'ambassadeur, reprenait Joseph, et peut-être que s'il
       n'eût pas reçu votre billet, il ne vous eût jamais reconnue.
     
       --Bien! mais le comte Hoditz a une manière vague et nonchalamment superbe
       de regarder les gens, qui fait qu'il ne voit réellement point. Je suis sûre
       qu'il n'eût point pressenti mon sexe, à Passaw, si le baron de Trenk ne
       l'en eût avisé; au lieu que le Holzbaüer, dès qu'il m'a revue ici, et
       chaque fois qu'il me rencontre, me regarde avec ces mêmes yeux attentifs
       et curieux que je lui ai trouvés au presbytère. Pour quel motif me
       garde-t-il généreusement le secret sur une folle aventure qui pourrait
       avoir pour ma réputation des suites fâcheuses s'il voulait l'interpréter
       à mal, et qui pourrait même me brouiller avec mon maître, puisqu'il croit
       que je suis venue à Vienne sans détresse, sans encombre et sans incidents
       romanesques, tandis que ce même Holzbaüer dénigre sous main ma voix et
       ma méthode, et me dessert le plus possible pour n'être point forcé à
       m'engager! Il me hait et me repousse, et, ayant dans la main de plus fortes
       armes contre moi, il n'en fait point usage! Je m'y perds!»
     
       Le mot de cette énigme fut bientôt révélé à Consuelo; mais avant de lire
       ce qui lui arriva, il faut qu'on se rappelle qu'une nombreuse et puissante
       coterie travaillait contre elle; que la Corilla était belle et galante;
       que le grand ministre Kaunitz la voyait souvent; qu'il aimait à se mêler
       au tripotage de coulisses, et que Marie-Thérèse, pour se délasser de ses
       graves travaux, s'amusait à le faire babiller sur ces matières, raillant
       intérieurement les petitesses de ce grand esprit, et prenant pour son
       compte un certain plaisir à ces commérages, qui lui montraient en petit,
       mais avec une franche effronterie, un spectacle analogue à celui que
       présentaient à cette époque les trois plus importantes cours de l'Europe,
       gouvernées par des intrigues de femmes: la sienne, celle de la czarine et
       celle de madame de Pompadour.
     
     
     
     
       XCI.
     
     
       On sait que Marie-Thérèse donnait audience une fois par semaine à quiconque
       voulait lui parler; coutume paternellement hypocrite que son fils Joseph II
       observa toujours religieusement, et qui est encore en vigueur à la cour
       d'Autriche. En outre, Marie-Thérèse accordait facilement des audiences
       particulières à ceux qui voulaient entrer à son service, et jamais
       souveraine ne fut plus aisée à aborder.
     
       Le Porpora avait enfin obtenu cette audience musicale, où l'impératrice,
       voyant de près l'honnête figure de Consuelo, pourrait peut-être prendre
       quelque sympathie marquée pour elle. Du moins le maestro l'espérait.
       Connaissant les exigences de Sa Majesté à l'endroit des bonnes moeurs et
       de la tenue décente, il se disait qu'elle serait frappée, à coup sûr, de
       l'air de candeur et de modestie qui brillait dans toute la personne de son
       élève. On les introduisit dans un des petits salons du palais, où l'on
       avait transporté un clavecin, et où l'impératrice arriva au bout d'une
       demi-heure. Elle venait de recevoir des personnages d'importance, et elle
       était encore en costume de représentation, telle qu'on la voit sur les
       sequins d'or frappés à son effigie, en robe de brocart, manteau impérial,
       la couronne en tête, et un petit sabre hongrois au côté. Elle était
       vraiment belle ainsi, non imposante et d'une noblesse idéale, comme
       ses courtisans affectaient de la dépeindre, mais fraîche, enjouée, la
       physionomie ouverte et heureuse, l'air confiant et entreprenant.
       C'était bien _le roi_ Marie-Thérèse que les magnats de Hongrie avaient
       proclamé, le sabre au poing, dans un jour d'enthousiasme; mais c'était,
       au premier abord, un bon roi plutôt qu'un grand roi. Elle n'avait point de
       coquetterie, et la familiarité de ses manières annonçait une âme calme et
       dépourvue d'astuce féminine. Quand on la regardait longtemps, et surtout
       lorsqu'elle vous interrogeait avec insistance, on voyait de la finesse
       et même de la ruse froide dans cette physionomie si riante et si affable.
       Mais c'était de la ruse masculine, de la ruse impériale si l'on veut;
       jamais de la galanterie.
     
       «-Vous me ferez entendre votre élève tout à l'heure, dit-elle au Porpora;
       je sais déjà qu'elle a un grand savoir, une voix magnifique, et je n'ai pas
       oublié le plaisir qu'elle m'a fait dans l'oratorio de _Betulia liberata_.
       Mais je veux d'abord causer un peu avec elle en particulier. J'ai plusieurs
       questions à lui faire; et comme je compte sur sa franchise, j'ai bon espoir
       de lui pouvoir accorder la protection qu'elle me demande.»
     
       Le Porpora se hâta de sortir, lisant dans les yeux de Sa Majesté qu'elle
       désirait être tout à fait seule avec Consuelo. Il se retira dans une
       galerie voisine, où il eut grand froid; car la cour, ruinée par les
       dépenses de la guerre, était gouvernée avec beaucoup d'économie, et le
       caractère de Marie-Thérèse secondait assez à cet égard les nécessités de
       sa position.
     
       En. se voyant tête à tête avec la fille et la mère des Césars, l'héroïne de
       la Germanie, et la plus grande femme qu'il y eût alors en Europe, Consuelo
       ne se sentit pourtant ni troublée, ni intimidée. Soit que son insouciance
       d'artiste la rendît indifférente à cette pompe armée qui brillait autour de
       Marie-Thérèse et jusque sur son costume, soit que son âme noble et franche
       se sentît à la hauteur de toutes les grandeurs morales, elle attendit dans
       une attitude calme et dans une grande sérénité d'esprit qu'il plût à Sa
       Majesté de l'interroger.
     
       L'impératrice s'assit sur un sofa, tirailla un peu son baudrier couvert de
       pierreries, qui gênait et blessait son épaule ronde et blanche, et commença
       ainsi:
     
       «Je te répète, mon enfant, que je fais grand cas de ton talent, et que je
       ne mets pas en doute tes bonnes études et l'intelligence que tu as de ton
       métier; mais on doit t'avoir dit qu'à mes yeux le talent n'est rien sans la
       bonne conduite, et que je fais plus de cas d'un coeur pur et pieux que d'un
       grand génie.»
     
       Consuelo, debout, écouta respectueusement cet exorde, mais il ne lui
       sembla pas que ce fût une provocation à faire l'éloge d'elle-même; et
       comme elle éprouvait d'ailleurs une mortelle répugnance à se vanter des
       vertus qu'elle pratiquait si simplement, elle attendit en silence que
       l'impératrice l'interrogeât d'une manière plus directe sur ses principes
       et ses résolutions. C'était pourtant bien le moment d'adresser à la
       souveraine un madrigal bien tourné sur sa piété angélique, sur ses vertus
       sublimes et sur l'impossibilité de se mal conduire quand on avait son
       exemple sous les yeux. La pauvre Consuelo n'eut pas seulement l'idée de
       mettre l'occasion à profit. Les âmes délicates craindraient d'insulter
       à un grand caractère en lui donnant des louanges banales; mais les
       souverains, s'ils ne sont pas dupes de cet encens grossier, ont du moins
       une telle habitude de le respirer, qu'ils l'exigent comme un simple acte
       de soumission et d'étiquette. Marie-Thérèse fut étonnée du silence de la
       jeune fille, et prenant un ton moins doux et un air moins encourageant,
       elle continua:
     
       «Or, je sais, ma chère petite, que vous avez une conduite assez légère,
       et que, n'étant pas mariée, vous vivez ici dans une étrange intimité avec
       un jeune homme de votre profession dont je ne me rappelle pas le nom en ce
       moment.
     
       --Je ne puis répondre à Votre Majesté Impériale qu'une seule chose, dit
       enfin Consuelo animée par l'injustice de cette brusque accusation; c'est
       que je n'ai jamais commis une seule faute dont le souvenir m'empêche de
       soutenir le regard de Votre Majesté avec un doux orgueil et une joie
       reconnaissante.»
     
       Marie-Thérèse fut frappée de l'expression fière et forte que la physionomie
       de Consuelo prit en cet instant. Cinq ou six ans plus tôt, elle l'eût sans
       doute remarquée avec plaisir et sympathie; mais déjà Marie-Thérèse était
       reine jusqu'au fond de l'âme, et l'exercice de sa force lui avait donné
       cette sorte d'enivrement réfléchi qui fait qu'on veut tout plier et tout
       briser devant soi. Marie-Thérèse voulait être le seul être fort qui
       respirât dans ses États, et comme souveraine et comme femme. Elle fut donc
       choquée du sourire fier et du regard franc de cette enfant qui n'était
       qu'un vermisseau devant elle, et dont elle croyait pouvoir s'amuser un
       instant comme d'un esclave qu'on fait causer par curiosité.
     
       «Je vous ai demandé, Mademoiselle, le nom de ce jeune homme qui demeure
       avec vous chez maître Porpora, reprit-elle d'un ton glacial, et vous ne me
       l'avez point dit.
     
       --Son nom est Joseph Haydn, répondit Consuelo sans s'émouvoir.
     
       --Eh bien, il est entré, par inclination pour vous, au service de maître
       Porpora en qualité de valet de chambre, et maître Porpora ignore les vrais
       motifs de la conduite de ce jeune homme, tandis que vous les encouragez,
       vous qui ne les ignorez point.
     
       --On m'a calomniée auprès de Votre Majesté; ce jeune homme n'a jamais
       eu d'inclination pour moi (Consuelo croyait dire la vérité), et je sais
       même que ses affections sont ailleurs. S'il y a eu une petite tromperie
       envers mon respectable maître, les motifs en sont innocents et peut-être
       estimables. L'amour de l'art a pu seul décider Joseph Haydn à se mettre au
       service du Porpora; et puisque Votre Majesté daigne peser la conduite de
       ses moindres sujets, comme je crois impossible que rien échappe à son
       équité clairvoyante, je suis certaine qu'elle rendra justice à ma sincérité
       dès qu'elle voudra descendre jusqu'à examiner ma cause.»
     
       Marie-Thérèse était trop pénétrante pour ne pas reconnaître l'accent de la
       vérité. Elle n'avait pas encore perdu tout l'héroïsme de sa jeunesse, bien
       qu'elle fût en train de descendre cette pente fatale du pouvoir absolu,
       qui éteint peu à peu la foi dans les âmes les plus généreuses.
     
       «Jeune fille, je vous crois vraie et je vous trouve l'air chaste; mais je
       démêle en vous un grand orgueil, et une méfiance de ma bonté maternelle qui
       me fait craindre de ne pouvoir rien pour vous.
     
       --Si c'est à la bonté maternelle de Marie-Thérèse que j'ai affaire,
       répondit Consuelo attendrie par cette expression dont la pauvrette, hélas!
       ne connaissait pas l'extension banale, me voici prête à m'agenouiller
       devant elle et à l'implorer: mais si c'est...
     
       --Achevez, mon enfant, dit Marie-Thérèse, qui, sans trop s'en rendre
       compte, eût voulu mettre à ses genoux cette personne étrange: dites toute
       votre pensée.
     
       --Si c'est à la justice impériale de Votre Majesté, n'ayant rien à
       confesser, comme une haleine pure ne souille pas l'air que les Dieux même
       respirent, je me sens tout l'orgueil nécessaire pour être digne de sa
       protection.
     
       --Porporina, dit l'impératrice, vous êtes une fille d'esprit, et votre
       originalité, dont une autre s'offenserait, ne vous messied pas auprès de
       moi. Je vous l'ai dit, je vous crois franche et cependant je sais que vous
       avez quelque chose à me confesser. Pourquoi hésitez-vous à le faire?
       Vous aimez Joseph Haydn, votre liaison est pure, je n'en veux pas douter.
       Mais vous l'aimez, puisque, pour le seul charme de le voir plus souvent
       (supposons même que ce soit pour la seule sollicitude de ses progrès en
       musique avec le Porpora), vous exposez intrépidement votre réputation,
       qui est la chose la plus sacrée, la plus importante de notre vie de femme.
       Mais vous craignez peut-être que votre maître, votre père adoptif, ne
       consente pas à votre union avec un artiste pauvre et obscur. Peut-être
       aussi, car je veux croire à toutes vos assertions, le jeune homme aime-t-il
       ailleurs; et vous, fière comme je vois bien que vous l'êtes, vous cachez
       votre inclination, et vous sacrifiez généreusement votre bonne renommée,
       sans retirer de ce dévouement aucune satisfaction personnelle. Eh bien,
       ma chère petite, à votre place, si j'avais l'occasion qui se présente en
       cet instant, et qui ne se présentera peut-être plus; j'ouvrirais mon coeur
       à ma souveraine, et je lui dirais: «Vous qui pouvez tout, et qui voulez le
       bien, je vous confie ma destinée, levez tous les obstacles. D'un mot vous
       pouvez changer les dispositions de mon tuteur et celles de mon amant;
       vous pouvez me rendre heureuse, me réhabiliter dans l'estime publique, et
       me mettre dans une position assez honorable pour que j'ose prétendre à
       entrer au service de la cour.» Voilà la confiance que vous deviez avoir
       dans l'intérêt maternel de Marie-Thérèse, et je suis fâchée que vous ne
       l'ayez pas compris.
     
       --Je comprends fort bien, dit Consuelo en elle-même, que par un caprice
       bizarre, par un despotisme d'enfant gâté, tu veux, grande reine, que la
       Zingarella embrasse tes genoux, parce qu'il te semble que ses genoux sont
       raides devant toi, et que c'est pour toi un phénomène inobservé. Eh bien,
       tu n'auras pas cet amusement-là, à moins de me bien prouver que tu mérites
       mon hommage.»
     
       Elle avait fait rapidement ces réflexions, et d'autres encore pendant
       que Marie-Thérèse la sermonnait. Elle s'était dit qu'elle jouait en cet
       instant la fortune du Porpora sur un coup de dé, sur une fantaisie de
       l'impératrice, et que l'avenir de son maître valait bien la peine qu'elle
       s'humiliât un peu. Mais elle ne voulait pas s'humilier en vain. Elle
       ne voulait pas jouer la comédie avec une tête couronnée qui en savait
       certainement autant qu'elle sur ce chapitre-là. Elle attendait que
       Marie-Thérèse se fit véritablement grande à ses yeux, afin qu'elle-même
       pût se montrer sincère en se prosternant.
     
       Quand l'impératrice eut fini son homélie, Consuelo répondit:
     
       «Je répondrai à tout ce que Votre Majesté a daigné me dire, si elle veut
       bien me l'ordonner.
     
       --Oui, parlez, parlez! dit l'impératrice dépitée de cette contenance
       impassible.
     
       --Je dirai donc à Votre Majesté que, pour la première fois de ma vie,
       j'apprends, de sa bouche impériale, que ma réputation est compromise par
       la présence de Joseph Haydn dans la maison de mon maître. Je me croyais
       trop peu de chose pour attirer sur moi les arrêts de l'opinion publique;
       et si l'on m'eût dit, lorsque je me rendais au palais impérial, que
       l'impératrice elle-même jugeait et blâmait ma situation, j'aurais cru
       faire un rêve.»
     
       Marie-Thérèse l'interrompit; elle crut trouver de l'ironie dans cette
       réflexion de Consuelo.
     
       «Il ne faut pas vous étonner, dit-elle d'un ton un peu emphatique, que je
       m'occupe des détails les plus minutieux de la vie des êtres dont j'ai la
       responsabilité devant Dieu.
     
       --On peut s'étonner de ce qu'on admire, répondit adroitement Consuelo;
       et si les grandes choses sont les plus simples, elles sont du moins assez
       rares pour nous surprendre au premier abord.
     
       --Il faut que vous compreniez, en outre, reprit l'impératrice, le soin
       particulier qui me préoccupe à votre égard, et à l'égard de tous les
       artistes dont j'aime à orner ma cour. Le théâtre est, en tout pays, une
       école de scandale, un abîme de turpitudes. J'ai la prétention, louable
       certainement, sinon réalisable, de réhabiliter devant les hommes et de
       purifier devant Dieu la classe des comédiens, objet des mépris aveugles
       et même des proscriptions, religieuses de plusieurs nations. Tandis qu'en
       France l'Église leur ferme ses portes, je veux, moi, que l'Église leur
       ouvre son sein. Je n'ai jamais admis, soit à mon théâtre italien, soit
       pour ma comédie française, soit encore à mon théâtre national, que des
       gens d'une moralité éprouvée, ou bien des personnes résolues de bonne foi
       à réformer leur conduite. Vous devez savoir que je marie mes comédiens,
       et que je tiens même leurs enfants sur les fonts de baptême, résolue à
       encourager par toutes les faveurs possibles la légitimité des naissances,
       et la fidélité des époux.»
     
       «Si nous avions su cela, pensa Consuelo, nous aurions prié Sa Majesté
       d'être la marraine d'Angèle à ma place.»
     
       «Votre Majesté sème pour recueillir, reprit-elle tout haut; et si j'avais
       une faute sur la conscience, je serais bien heureuse de trouver en elle un
       confesseur aussi miséricordieux que Dieu même. Mais...
     
       --Continuez ce que vous vouliez dire tout à l'heure, répondit Marie-Thérèse
       avec hauteur.
     
       --Je disais, repartit Consuelo, qu'ignorant le blâme déversé sur moi à
       propos du séjour de Joseph Haydn dans la maison que j'habite, je n'avais
       pas fait un grand effort de dévouement envers lui en m'y exposant.
     
       --J'entends, dit l'impératrice, vous niez tout!
     
       --Comment pourrais-je confesser le mensonge? reprit Consuelo; je n'ai ni
       inclination pour l'élève de mon maître, ni désir aucun de l'épouser; et
       s'il en était autrement, pensa-t-elle, je ne voudrais pas accepter son
       coeur par décret impérial.
     
       --Ainsi vous voulez rester fille? dit l'impératrice en se levant. Eh bien,
       je vous déclare que c'est une position qui n'offre pas à ma sécurité
       sur le chapitre de l'honneur, toutes les garanties désirables. Il est
       inconvenant d'ailleurs qu'une jeune personne paraisse dans certains rôles,
       et représente certaines passions quand elle n'a pas la sanction du mariage
       et la protection d'un époux. Il ne tenait qu'à vous de l'emporter dans mon
       esprit sur votre concurrente, madame Corilla, dont on m'avait dit pourtant
       beaucoup de bien, mais qui ne prononce pas l'italien à beaucoup près aussi
       bien que vous. Mais madame Corilla est mariée et mère de famille, ce qui la
       place dans des conditions plus recommandables à mes yeux que celles où vous
       vous obstinez à rester.
     
       --Mariée! ne put s'empêcher de murmurer entre ses dents la pauvre Consuelo,
       bouleversée de voir quelle personne vertueuse, la très-vertueuse et
       très-clairvoyante impératrice lui préférait.
     
       --Oui, mariée, répondit l'impératrice d'un ton absolu et courroucée déjà
       de ce doute émis sur le compte de sa protégée. Elle a donné le jour
       dernièrement à un enfant qu'elle a mis entre les mains d'un respectable
       et laborieux ecclésiastique, monsieur le chanoine***, afin qu'il lui
       donnât une éducation chrétienne; et, sans aucun doute, ce digne personnage
       ne se serait point chargé d'un tel fardeau, s'il n'eût reconnu que la mère
       avait droit à toute son estime.
     
       --Je n'en fais aucun doute non plus,» répondit la jeune fille, consolée,
       au milieu de son indignation, de voir que le chanoine était approuvé,
       au lieu d'être censuré pour cette adoption qu'elle lui avait elle-même
       arrachée.
     
       «C'est ainsi qu'on écrit l'histoire, et c'est ainsi qu'on éclaire les rois,
       se dit-elle lorsque l'impératrice fut sortie de l'appartement d'un grand
       air, et en lui faisant, pour salut, un léger signe de tête. Allons! au fond
       des plus mauvaises choses, il se fait toujours quelque bien; et les erreurs
       des hommes ont parfois un bon résultat. On n'enlèvera pas au chanoine son
       bon prieuré; on n'enlèvera pas à Angèle son bon chanoine; la Corilla se
       convertira, si l'impératrice s'en mêle; et moi, je ne me suis pas mise à
       genoux devant une femme qui ne vaut pas mieux que moi.»
     
       «Eh bien, s'écria d'une voix étouffée le Porpora, qui l'attendait dans
       la galerie en grelottant et en se tordant les mains d'inquiétude et
       d'espérance; j'espère que nous l'emportons!
     
       --Nous échouons au contraire, mon bon maître.
     
       --Avec quel calme tu dis cela! Que le diable t'emporte!
     
       --Il ne faut pas dire cela ici, maître! Le diable est fort mal vu à la
       cour. Quand nous aurons franchi la dernière porte du palais, je vous dirai
       tout.
     
       --Eh bien, qu'est ce? reprit le Porpora avec impatience lorsqu'ils furent
       sur le rempart.
     
       --Rappelez-vous, maître, répondit Consuelo, ce que nous avons dit du grand
       ministre Kaunitz en sortant de chez la margrave.
     
       --Nous avons dit que c'était une vieille commère. Eh bien, il nous a
       desservis?
     
       --Sans aucun doute; et je vous dis maintenant: Sa Majesté l'impératrice,
       reine de Hongrie, est aussi une commère.»
     
     
     
     
       XCII.
     
     
       Consuelo ne raconta au Porpora que ce qu'il devait savoir des motifs de
       Marie-Thérèse dans l'espèce, de disgrâce où elle venait de faire tomber
       notre héroïne. Le reste eût affligé, inquiété et irrité peut-être le
       maestro contre Haydn sans remédier à rien. Consuelo ne voulut pas dire non
       plus à son jeune ami ce qu'elle taisait au Porpora. Elle méprisait avec
       raison quelques vagues accusations qu'elle savait bien avoir été forgées
       à l'impératrice par deux ou trois personnes ennemies, et qui n'avaient
       nullement circulé dans le public. L'ambassadeur Corner, à qui elle jugea
       utile de tout confier, la confirma dans cette opinion; et, pour éviter
       que la méchanceté ne s'emparât de ces semences de calomnie, il arrangea
       sagement et généreusement les choses. Il décida le Porpora à demeurer dans
       son hôtel avec Consuelo, et Haydn entra au service de l'ambassade et
       fut admis à la table des secrétaires particuliers. De cette manière le
       vieux maestro échappait aux soucis de la misère, Joseph continuait à
       rendre au Porpora quelques services personnels, qui le mettaient à même
       de l'approcher souvent et de prendre ses leçons, et Consuelo était à
       couvert des malignes imputations.
     
       Malgré ces précautions, la Corilla fut engagée à la place de Consuelo au
       théâtre impérial. Consuelo n'avait pas su plaire à Marie-Thérèse. Cette
       grande reine, tout en s'amusant des intrigues de coulisses que Kaunitz et
       Métastase lui racontaient à moitié et toujours avec un esprit charmant,
       voulait jouer le rôle d'une Providence incarnée et couronnée au milieu de
       ces cabotins qui, devant elle, jouaient celui de pécheurs repentants et
       de démons convertis. On pense bien qu'au nombre de ces hypocrites, qui
       recevaient de petites pensions et de petits cadeaux pour leur soi-disant
       piété, ne se trouvaient ni Caffariello, ni Farinelli, ni la Tesi, ni
       madame Hasse, ni aucun de ces grands virtuoses que Vienne possédait
       alternativement, et à qui leur talent et leur célébrité faisaient pardonner
       bien des choses. Mais les emplois vulgaires étaient brigués par des gens
       décidés à flatter la fantaisie, dévote et moralisante de Sa Majesté; et
       Sa Majesté, qui portait en toute chose son esprit d'intrigue politique,
       faisait du tripotage diplomatique à propos du mariage ou de la conversion
       de ses comédiens. On a pu lire dans les Mémoires de Favart (cet intéressant
       roman réel qui se passa historiquement dans les coulisses) les difficultés
       qu'il éprouvait pour envoyer à Vienne des actrices et des chanteuses
       d'opéra dont on lui avait confié la fourniture. On les voulait à bon
       marché, et, de plus, sages comme des vestales. Je crois que ce spirituel
       fournisseur breveté de Marie-Thérèse, après avoir bien cherché à Paris,
       finit par n'en pas trouver une seule, ce qui fait plus d'honneur à la
       franchise qu'à la vertu de nos _filles d'opéra_, comme on disait alors.
     
       Ainsi Marie-Thérèse voulait donner à l'amusement qu'elle prenait à tout
       ceci un prétexte édifiant et digne de la majesté bienfaisante de son
       caractère. Les monarques posent toujours, et les grands monarques plus
       peut-être que tous les autres; le Porpora le disait sans cesse, et il ne
       se trompait pas. La grande impératrice, zélée catholique, mère de famille
       exemplaire, n'avait aucune répugnance à causer avec une prostituée, à la
       catéchiser, à provoquer ses étranges confidences, afin d'avoir la gloire
       d'amener une Madeleine repentante aux pieds du Seigneur. Le trésor
       particulier de Sa Majesté, placé entre le vice et la contrition, rendait
       nombreux et infaillibles ces miracles de la grâce entre les mains de
       l'impératrice. Ainsi Corilla pleurante et prosternée, sinon en personne
       (je doute qu'elle pût rompre son farouche caractère à cette comédie), mais
       par procuration passée à M. de Kaunitz, qui se portait caution de sa vertu
       nouvelle, devait l'emporter infailliblement sur une petite fille décidée,
       fière et forte comme l'immaculée Consuelo. Marie-Thérèse n'aimait, dans ses
       protégés dramatiques, que les vertus dont elle pouvait se dire l'auteur.
       Les vertus qui s'étaient faites ou gardées elles-mêmes ne l'intéressaient
       pas beaucoup; elle n'y croyait pas comme sa propre vertu eût dû la porter
       à y croire. Enfin, l'attitude de Consuelo l'avait piquée; elle l'avait
       trouvée esprit fort et raisonneuse. C'était trop de présomption et
       d'outre-cuidance de la part d'une petite bohémienne, que de vouloir être
       estimable et sage sans que l'impératrice s'en mêlât. Lorsque M. de Kaunitz,
       qui feignait d'être très impartial tout en desservant l'une au profit
       de l'autre, demanda à Sa Majesté si elle avait agréé la supplique de
       _cette petite_, Marie-Thérèse répondit: «Je n'ai pas été contente de ses
       principes; ne me parlez plus d'elle.» Et tout fut dit. La voix, la figure
       et jusqu'au nom de la Porporina furent même complètement oubliés.
     
       Un seul mot avait été nécessaire et en même temps péremptoire pour
       expliquer au Porpora la cause de la disgrâce où il se trouvait enveloppé.
       Consuelo avait été obligé de lui dire que sa position de demoiselle
       paraissait inadmissible à l'impératrice. «Et la Corilla? s'était écrié
       le Porpora en apprenant l'admission de cette dernière, est-ce que Sa
       Majesté vient de la marier?--Autant que j'ai pu le comprendre, ou le
       deviner dans les paroles de Sa Majesté, la Corilla passe ici pour veuve.
       --Oh! trois fois veuve, dix fois, cent fois veuve, en effet! disait le
       Porpora avec un rire amer. Mais que dira-t-on quand on saura ce qu'il en
       est, et quand on la verra procéder ici à de nouveaux et innombrables
       veuvages? Et cet enfant dont on m'a parlé, qu'elle vient de laisser auprès
       de Vienne, chez un chanoine; cet enfant, qu'elle voulait faire accepter au
       comte Zustiniani, et que le comte Zustiniani lui a conseillé de recommander
       à la tendresse paternelle d'Anzoleto?--Elle se moquera de tout cela avec
       ses camarades; elle le racontera, suivant sa coutume, dans des termes
       cyniques, et rira, dans le secret de son alcôve, du bon tour qu'elle a joué
       à l'impératrice.--Mais si l'impératrice apprend la vérité?--L'impératrice
       ne l'apprendra pas. Les souverains sont entourés, je m'imagine, d'oreilles
       qui servent de portiques aux leurs propres. Beaucoup de choses restent
       dehors, et rien n'entre dans le sanctuaire de l'oreille impériale que ce
       que les gardiens ont bien voulu laisser passer.--D'ailleurs, reprenait le
       Porpora, la Corilla aura toujours la ressource d'aller à confesse, et ce
       sera M. de Kaunitz qui sera chargé de faire observer la pénitence.»
     
       Le pauvre maestro exhalait sa bile dans ces âcres plaisanteries; mais
       il était profondément chagrin. Il perdait l'espoir de faire représenter
       l'opéra qu'il avait en portefeuille, d'autant plus qu'il l'avait écrit
       sur un libretto qui n'était pas de Métastase, et que Métastase avait le
       monopole de la poésie de cour. Il n'était pas sans quelque pressentiment
       du peu d'habileté que Consuelo avait mis à capter les bonnes grâces de la
       souveraine, et il ne pouvait s'empêcher de lui en témoigner de l'humeur.
       Pour surcroît de malheur, l'ambassadeur de Venise avait eu l'imprudence,
       un jour qu'il le voyait enflammé de joie et d'orgueil pour le rapide
       développement que prenait entre ses mains l'intelligence musicale de Joseph
       Haydn, de lui apprendre toute la vérité sur ce jeune homme, et de lui
       montrer ses jolis essais de composition instrumentale, qui commençaient à
       circuler et à être remarqués chez les amateurs. Le maestro s'écria qu'il
       avait été trompé, et entra dans une fureur épouvantable. Heureusement
       il ne soupçonna pas que Consuelo fût complice de cette ruse, et M. Corner,
       voyant l'orage qu'il avait provoqué, se hâta de prévenir ses méfiances à
       cet égard par un bon mensonge. Mais il ne put empêcher que Joseph fût
       banni pendant plusieurs jours de la chambre du maître; et il fallut tout
       l'ascendant que sa protection et ses service lui donnaient sur ce dernier,
       pour que l'élève rentrât en grâce. Porpora ne lui en garda pas moins
       rancune pendant longtemps, et l'on dit même qu'il se plut à lui faire
       acheter ses leçons par l'humiliation d'un service de valet plus minutieux
       et plus prolongé qu'il n'était nécessaire, puisque les laquais de
       l'ambassadeur étaient à sa disposition. Haydn ne se rebuta pas, et, à force
       de douceur, de patience et de dévouement, toujours exhorté et encouragé par
       la bonne Consuelo, toujours studieux et attentif à ses leçons, il parvint à
       désarmer le rude professeur et à recevoir de lui tout ce qu'il pouvait et
       voulait s'assimiler.
     
       Mais le génie d'Haydn rêvait une route différente de celle qu'on avait
       tentée jusque-là, et le père futur de la symphonie confiait à Consuelo
       ses idées sur la partition instrumentale développée dans des proportions
       gigantesques. Ces proportions gigantesques, qui nous paraissent si simples
       et si discrètes aujourd'hui, pouvaient passer, il y a cent ans, pour
       l'utopie d'un fou aussi bien que pour la révélation d'une nouvelle ère
       ouverte au génie. Joseph doutait encore de lui-même, et ce n'était pas sans
       terreur qu'il confessait bien bas à Consuelo l'ambition qui le tourmentait.
       Consuelo en fut aussi un peu effrayée d'abord. Jusque-là, l'instrumentation
       n'avait eu qu'un rôle secondaire, ou, lorsqu'elle s'isolait de la voix
       humaine, elle agissait sans moyens compliqués. Cependant il y avait tant de
       calme et de douceur persévérante chez son jeune confrère, il montrait dans
       toute sa conduite, dans toutes ses opinions une modestie si réelle et une
       recherche si froidement consciencieuse de la vérité, que Consuelo, ne
       pouvant se décider à le croire présomptueux, se décida à le croire sage et
       à l'encourager dans ses projets. Ce fut à cette époque que Haydn composa
       une sérénade à trois instruments, qu'il alla exécuter avec deux de ses amis
       sous les fenêtres des _dilettanti_ dont il voulait attirer l'attention
       sur ses oeuvres. Il commença par le Porpora, qui, sans savoir le nom de
       l'auteur ni celui des concertants, se mit à sa fenêtre, écouta avec plaisir
       et battit des mains sans réserve. Cette fois l'ambassadeur, qui écoutait
       aussi, et qui était dans le secret, se tint sur ses gardes, et ne trahit
       pas le jeune compositeur. Porpora ne voulait pas qu'en prenant ses leçons
       de chant on se laissât distraire par d'autres pensées.
     
       A cette époque, le Porpora reçut une lettre de l'excellent contralto
       Hubert, son élève, celui qu'on appelait le Porporino, et qui était attaché
       au service de Frédéric le Grand. Cet artiste éminent n'était pas, comme
       les autres élèves du professeur, infatué de son propre mérite, au point
       d'oublier tout ce qu'il lui devait. Le Porporino avait reçu de lui un
       genre de talent qu'il n'avait jamais cherché à modifier, et qui lui avait
       toujours réussi: c'était de chanter d'une manière large et pure, sans
       créer d'ornements, et sans s'écarter des saines traditions de son maître.
       Il était particulièrement admirable dans l'adagio. Aussi le Porpora
       avait-il pour lui une prédilection qu'il avait bien de la peine à cacher
       devant les admirateurs fanatiques de Farinelli et Caffariello. Il convenait
       bien que l'habileté, le brillant, la souplesse de ces grands virtuoses
       jetaient plus d'éclat, et devaient transporter plus soudainement un
       auditoire avide de merveilleuses difficultés; mais il disait tout bas
       que son Porporino ne sacrifiait jamais au mauvais goût, et qu'on ne se
       lassait jamais de l'entendre, bien qu'il chantât toujours de la même
       manière. Il paraît que la Prusse ne s'en lassa point en effet, car il y
       brilla pendant toute sa carrière musicale, et y mourut fort vieux, après
       un séjour de plus de quarante ans.
     
       La lettre d'Hubert annonçait au Porpora que sa musique était fort goûtée
       à Berlin, et que s'il voulait venir l'y rejoindre, il se faisait fort de
       faire admettre et représenter ses compositions nouvelles. Il l'engageait
       beaucoup à quitter Vienne, où les artistes étaient en butte à de
       perpétuelles intrigues de coteries et à _recruter_ pour la cour de Prusse
       une cantatrice distinguée qui pût chanter avec lui les opéras du maestro.
       Il faisait un grand éloge du goût éclairé de son roi, et de la protection
       honorable qu'il accordait aux musiciens. «Si ce projet vous sourit,
       disait-il en finissant sa lettre, répondez-moi promptement quelles sont
       vos prétentions, et d'ici à trois mois, je vous réponds de vous faire
       obtenir des conditions qui vous procureront enfin une existence paisible.
       Quant à la gloire, mon cher maître, il suffira que vous écriviez pour que
       nous chantions de manière à vous faire apprécier, et j'espère que le bruit
       en ira jusqu'à Dresde.»
     
       Cette dernière phrase fit dresser les oreilles au Porpora comme à un vieux
       cheval de bataille. C'était une allusion aux triomphes que Hasse et ses
       chanteurs obtenaient à la cour de Saxe. L'idée de contre-balancer l'éclat
       de son rival dans le nord de la Germanie sourit tellement au maestro, et il
       éprouvait en ce moment tant de dépit contre Vienne, les Viennois et leur
       cour, qu'il répondit sans balancer au Porporino, l'autorisant à faire des
       démarches pour lui à Berlin. Il lui traça son _ultimatum_, et il le fit
       le plus modeste possible, afin de ne pas échouer dans son espérance. Il lui
       parla de la Porporina avec les plus grands éloges, lui disant, qu'elle
       était sa soeur, et par l'éducation, et par le génie, et par le coeur,
       comme elle l'était par le surnom, et l'engagea à traiter de son engagement
       dans les meilleures conditions possibles; le tout sans consulter Consuelo,
       qui fut informée de cette nouvelle résolution après le départ de la lettre.
     
       La pauvre enfant fut fort effrayée au seul nom de la Prusse, et celui du
       grand Frédéric lui donna le frisson. Depuis l'aventure du déserteur,
       elle ne se représentait plus ce monarque si vanté que comme un ogre et un
       vampire. Le Porpora la gronda beaucoup du peu de joie qu'elle montrait à
       l'idée de ce nouvel engagement; et, comme elle ne pouvait pas lui raconter
       l'histoire de Karl et les prouesses de M. Mayer, elle baissa la tête et se
       laissa morigéner.
     
       Lorsqu'elle y réfléchit cependant, elle trouva dans ce projet quelque
       soulagement à sa position: c'était un ajournement à sa rentrée au théâtre,
       puisque l'affaire pouvait échouer, et que, dans tous les cas, le Porporino
       demandait trois mois pour la conclure. Jusque-là elle pouvait rêver à
       l'amour du comte Albert, et trouver en elle-même la forte résolution d'y
       répondre. Soit qu'elle en vînt à reconnaître la possibilité de s'unir à
       lui, soit qu'elle se sentît incapable de s'y déterminer, elle pouvait tenir
       avec honneur et franchise l'engagement qu'elle avait pris d'y songer sans
       distraction et sans contrainte.
     
       Elle résolut d'attendre, pour annoncer ces nouvelles aux hôtes de
       Riesenburg, que le comte Christian répondît à sa première lettre; mais
       cette réponse n'arrivait pas, et Consuelo commençait à croire que le vieux
       Rudolstadt avait renoncé à cette mésalliance, et travaillait à y faire
       renoncer Albert, lorsqu'elle reçut furtivement de la main de Keller une
       petite lettre ainsi conçue:
     
       «Vous m'aviez promis de m'écrire; vous l'avez fait indirectement en
       confiant à mon père les embarras de votre situation présente. Je vois que
       vous subissez un joug auquel je me ferais un crime de vous soustraire;
       je vois que mon bon père est effrayé pour moi des conséquences de votre
       soumission au Porpora. Quant à moi, Consuelo, je ne suis effrayé de rien
       jusqu'à présent, parce que vous témoignez à mon père du regret et de
       l'effroi pour le parti qu'on vous engage à prendre; ce m'est une preuve
       suffisante de l'intention où vous êtes de ne pas prononcer légèrement
       l'arrêt de mon éternel désespoir. Non, vous ne manquerez pas à votre
       parole, vous tâcherez de m'aimer! Que m'importe où vous soyez, et ce qui
       vous occupe, et le rang que la gloire ou le préjugé vous feront parmi les
       hommes, et le temps, et les obstacles qui vous retiendront loin de moi, si
       j'espère et si vous me dites d'espérer? Je souffre beaucoup, sans doute,
       mais je puis souffrir encore sans défaillir, tant que vous n'aurez pas
       éteint en moi l'étincelle de l'espérance.
     
       «J'attends, je sais attendre! Ne craignez pas de m'effrayer en prenant du
       temps pour me répondre; ne m'écrivez pas sous l'impression d'une crainte ou
       d'une pitié auxquelles je ne veux devoir aucun ménagement. Pesez mon destin
       dans votre coeur et mon âme dans la vôtre, et quand le moment sera venu,
       quand vous serez sûre de vous-même, que vous soyez dans une cellule de
       religieuse ou sur les planches d'un théâtre, dites-moi de ne jamais vous
       importuner ou d'aller vous rejoindre... Je serai à vos pieds, ou je serai
       muet pour jamais, au gré de votre volonté.
     
       «ALBERT.»
     
       «O noble Albert! s'écria Consuelo en portant ce papier à ses lèvres, je
       sens que je t'aime! Il serait impossible de ne pas t'aimer, et je ne veux
       pas hésiter à te le dire; je veux récompenser par ma promesse la constance
       et le dévouement de ton amour.»
     
       Elle se mit sur-le-champ à écrire; mais la voix du Porpora lui fit cacher
       à la hâte dans son sein, et la lettre d'Albert, et la réponse qu'elle avait
       commencée. De toute la journée elle ne retrouva pas un instant de loisir et
       de sécurité. Il semblait que le vieux sournois eût deviné le désir qu'elle
       avait d'être seule, et qu'il prît à tâche de s'y opposer. La nuit venue,
       Consuelo se sentit plus calme, et comprit qu'une détermination aussi grave
       demandait une plus longue épreuve de ses propres émotions. Il ne fallait
       pas exposer Albert aux funestes conséquences d'un retour sur elle-même;
       elle relut cent fois la lettre du jeune comte, et vit qu'il craignait
       également de sa part la douleur d'un refus et la précipitation d'une
       promesse. Elle résolut de méditer sa réponse pendant plusieurs jours;
       Albert lui-même semblait l'exiger.
     
       La vie que Consuelo menait alors à l'ambassade était fort douce et fort
       réglée. Pour ne pas donner lieu à de méchantes suppositions, Corner eut
       la délicatesse de ne jamais lui rendre de visites dans son appartement et
       de ne jamais l'attirer, même en société du Porpora, dans le sien. Il ne la
       rencontrait que chez madame Wilhelmine, où il pouvait lui parler sans la
       compromettre, et où elle chantait obligeamment en petit comité. Joseph
       aussi fut admis à y faire de la musique. Caffariello y venait souvent,
       le comte Hoditz quelquefois, et l'abbé Métastase rarement. Tous trois
       déploraient que Consuelo eût échoué, mais aucun d'eux n'avait eu le courage
       ou la persévérance de lutter pour elle. Le Porpora s'en indignait et avait
       bien de la peine à le cacher. Consuelo s'efforçait de l'adoucir et de lui
       faire accepter les hommes avec leurs travers et leurs faiblesses. Elle
       l'excitait à travailler, et, grâce à elle, il retrouvait de temps à autre
       quelques lueurs d'espoir et d'enthousiasme. Elle l'encourageait seulement
       dans le dépit qui l'empêchait de la mener dans le monde pour y faire
       entendre sa voix. Heureuse d'être oubliée de ces grands qu'elle avait
       aperçus avec effroi et répugnance, elle se livrait à de sérieuses études,
       à de douces rêveries, cultivait l'amitié devenue calme et sainte du bon
       Haydn, et se disait chaque jour, en soignant son vieux professeur, que la
       nature, si elle ne l'avait pas faite pour une vie sans émotion et sans
       mouvement, l'avait faite encore moins pour les émotions de la vanité et
       l'activité de l'ambition. Elle avait bien rêvé, elle rêvait bien encore
       malgré elle, une existence plus animée, des joies de coeur plus vives,
       des plaisirs d'intelligence plus expansifs et plus vastes; mais le monde
       de l'art qu'elle s'était créé si pur, si sympathique et si noble, ne se
       manifestant à ses regards que sous des dehors affreux, elle préférait une
       vie obscure et retirée, des affections douces, et une solitude laborieuse.
     
       Consuelo n'avait point de nouvelles réflexions à faire sur l'offre des
       Rudolstadt. Elle ne pouvait concevoir aucun doute sur leur générosité, sur
       la sainteté inaltérable de l'amour du fils, sur la tendresse indulgente du
       père. Ce n'était plus sa raison et sa conscience qu'elle devait interroger.
       L'une et l'autre parlaient pour Albert. Elle avait triomphé cette fois sans
       effort du souvenir d'Anzoleto. Une victoire sur l'amour donne de la force
       pour toutes les autres. Elle ne craignait donc plus la séduction, elle se
       sentait désormais à l'abri de toute fascination... Et, avec tout cela,
       la passion ne parlait pas énergiquement pour Albert dans son âme.
       Il s'agissait encore et toujours d'interroger ce coeur au fond duquel
       un calme mystérieux accueillait l'idée d'un amour complet. Assise à sa
       fenêtre, la naïve enfant regardait souvent passer les jeunes gens de la
       ville. Étudiants hardis, nobles seigneurs, artistes mélancoliques, fiers
       cavaliers, tous étaient l'objet d'un examen chastement et sérieusement
       enfantin de sa part. «Voyons, se disait-elle, mon coeur est-il fantasque
       et frivole? Suis-je capable d'aimer soudainement, follement et
       irrésistiblement à la première vue, comme bon nombre de mes compagnes de
       la _Scuola_ s'en vantaient ou s'en confessaient devant moi les unes aux
       autres? L'amour est-il un magique éclair qui foudroie notre être et
       qui nous détourne violemment de nos affections jurées, ou de notre paisible
       ignorance? Y a-t-il chez ces hommes qui lèvent les yeux quelquefois vers
       ma fenêtre un regard qui me trouble et me fascine? Celui-ci, avec sa grande
       taille et sa démarche orgueilleuse, me semble-t-il plus noble et plus
       beau qu'Albert? Cet autre, avec ses beaux cheveux et son costume élégant,
       efface-t-il en moi l'image de mon fiancé? Enfin voudrais-je être la dame
       parée que je vois passer là, dans sa calèche, avec un superbe monsieur qui
       tient son éventail et lui présente ses gants? Quelque chose de tout cela me
       fait-il trembler, rougir, palpiter ou rêver? Non... non, en vérité! parle,
       mon coeur, prononce-toi, je te consulte et je te laisse courir. Je te
       connais à peine, hélas! j'ai eu si peu le temps de m'occuper de toi depuis
       que je suis née! je ne t'avais pas habitué à être contrarié. Je te livrais
       l'empire de ma vie, sans examiner la prudence de tes élans. On t'a brisé,
       mon pauvre coeur, et à présent que la conscience t'a dompté, tu n'oses plus
       vivre, tu ne sais plus répondre. Parle donc, éveille-toi et choisis!
       Eh bien! tu restes tranquille! et tu ne veux rien de tout ce qui est là!
       --Non!--Tu ne veux plus d'Anzoleto?--Encore non!--Alors, c'est donc Albert
       que tu appelles?--Il me semble que tu dis oui.» Et Consuelo se retirait
       chaque jour de sa fenêtre, avec un frais sourire sur les lèvres et un feu
       clair et doux dans les yeux.
     
       Au bout d'un mois, elle répondit à Albert, à tête reposée, bien lentement
       et presque en se tâtant le pouls à chaque lettre que traçait sa plume:
     
       «Je n'aime rien que vous, et je suis presque sûre que je vous aime.
       Maintenant laissez-moi rêver à la possibilité de notre union. Rêvez-y
       vous-même; trouvons ensemble les moyens de n'affliger ni votre père, ni
       mon maître, et de ne point devenir égoïstes en devenant heureux.»
     
       Elle joignit à ce billet une courte lettre pour le comte Christian,
       dans laquelle elle lui disait la vie tranquille qu'elle menait, et lui
       annonçait le répit que les nouveaux projets du Porpora lui avaient laissé.
       Elle demandait qu'on cherchât et qu'on trouvât les moyens de désarmer
       le Porpora, et qu'on lui en fit part dans un mois. Un mois lui resterait
       encore pour y préparer le maestro, avant le résultat de l'affaire entamée
       à Berlin.
     
       Consuelo, ayant cacheté ces deux billets, les mit sur sa table, et
       s'endormit. Un calme délicieux était descendu dans son âme, et jamais,
       depuis longtemps, elle n'avait goûté un si profond et si agréable sommeil.
       Elle s'éveilla tard, et se leva à la hâte pour voir Keller, qui avait
       promis de revenir chercher sa lettre à huit heures. Il en était neuf; et,
       tout en s'habillant en grande hâte, Consuelo vit avec terreur que cette
       lettre n'était plus a l'endroit où elle l'avait mise. Elle la chercha
       partout sans la trouver. Elle sortit pour voir si Keller ne l'attendait
       pas dans l'antichambre. Ni Keller ni Joseph ne s'y trouvaient; et comme
       elle rentrait chez elle pour chercher encore, elle vit le Porpora approcher
       de sa chambre et la regarder d'un air sévère.
     
       «Que cherches-tu? lui dit-il.
     
       --Une feuille de musique que j'ai égarée.
     
       --Tu mens: tu cherches une lettre.
     
       --Maître...
     
       --Tais-toi, Consuelo; tu ne sais pas encore mentir: ne l'apprends pas.
     
       --Maître, qu'as-tu fait de cette lettre?
     
       --Je l'ai remise à Keller.
     
       --Et pourquoi... pourquoi la lui as-tu remise, maître?
     
       --Parce qu'il venait la chercher, tu le lui avais recommandé hier. Tu ne
       sais pas feindre, Consuelo, ou bien j'ai encore l'oreille plus fine que tu
       ne penses.
     
       --Et enfin, dit Consuelo avec résolution, qu'as-tu fait de ma lettre?
     
       --Je te l'ai dit; pourquoi me le demandes-tu encore? J'ai trouvé fort
       inconvenant qu'une jeune fille, honnête comme tu l'es, et comme je présume
       que tu veux l'être toujours, remit en secret des lettres à son perruquier.
       Pour empêcher cet homme de prendre une mauvaise idée de toi, je lui ai
       remis la lettre d'un air calme, et l'ai chargé de ta part de la faire
       partir. Il ne croira pas, du moins, que tu caches à ton père adoptif un
       secret coupable.
     
       --Maître, tu as raison, tu as bien fait... pardonne-moi!
     
       --Je te pardonne, n'en parlons plus.
     
       --Et... tu as lu ma lettre? ajouta Consuelo d'un air craintif et caressant.
     
       --Pour qui me prends-tu! répondit le Porpora d'un air terrible.
     
       --Pardonne-moi tout cela, dit Consuelo en pliant le genou devant lui et en
       essayant de prendre sa main; laisse-moi t'ouvrir mon coeur...
     
       --Pas un mot de plus! répondit le maître en la repoussant.»
     
       Et il entra dans sa chambre, dont il ferma la porte sur lui avec fracas.
     
       Consuelo espéra que, cette première bourrasque passée, elle pourrait
       l'apaiser et avoir avec lui une explication décisive. Elle se sentait la
       force de lui dire toute sa pensée, et se flattait de hâter par là l'issue
       de ses projets; mais il se refusa à toute explication, et sa sévérité
       fut inébranlable et constante sous ce rapport. Du reste, il lui témoigna
       autant d'amitié qu'à l'ordinaire, et même, à partir de ce jour, il eut plus
       d'enjouement dans l'esprit, et de courage dans l'âme. Consuelo en conçut
       un bon augure, et attendit avec confiance la réponse de Riesenburg.
     
       Le Porpora n'avait pas menti, il avait brûlé les lettres de Consuelo sans
       les lire; mais il avait conservé l'enveloppe et y avait substitué une
       lettre de lui-même pour le comte Christian. Il crut par cette démarche
       courageuse avoir sauvé son élève, et préservé le vieux Rudolstadt d'un
       sacrifice au-dessus de ses forces. Il crut avoir rempli envers lui le
       devoir d'un ami fidèle, et envers Consuelo celui d'un père énergique et
       sage. Il ne prévit pas qu'il pouvait porter le coup de la mort au comte
       Albert. Il le connaissait à peine, il croyait que Consuelo avait exagéré;
       que ce jeune homme n'était ni si épris ni si malade qu'elle se l'imaginait;
       enfin il croyait, comme tous les vieillards, que l'amour a un terme et que
       le chagrin ne tue personne.
     
     
     
     
       XCIII.
     
     
       Dans l'attente d'une réponse qu'elle ne devait pas recevoir, puisque le
       Porpora avait brûlé sa lettre, Consuelo continua le genre de vie studieux
       et calme qu'elle avait adopté. Sa présence attira chez la Wilhelmine
       quelques personnes fort distinguées qu'elle eut grand plaisir à y
       rencontrer souvent, entre autres, le baron Frédéric de Trenck, qui lui
       inspirait une vraie sympathie. Il eut la délicatesse de ne point l'aborder,
       la première fois qu'il la revit, comme une ancienne connaissance, mais de
       se faire présenter à elle, après qu'elle eut chanté, comme un admirateur
       profondément touché de ce qu'il venait d'entendre. En retrouvant ce beau et
       généreux jeune homme qui l'avait sauvée si bravement de M. Mayer et de sa
       bande, le premier mouvement de Consuelo fut de lui tendre la main. Le
       baron, qui ne voulait pas qu'elle fît d'imprudence par gratitude pour lui,
       se hâta de prendre sa main respectueusement comme pour la reconduire à sa
       chaise, et il la lui pressa doucement pour la remercier. Elle sut ensuite
       par Joseph, dont il prenait des leçons de musique, qu'il ne manquait jamais
       de demander de ses nouvelles avec intérêt, et de parler d'elle avec
       admiration; mais que, par un sentiment d'exquise discrétion, il ne lui
       avait jamais adressé la moindre question sur le motif de son déguisement,
       sur la cause de leur aventureux voyage, et sur la nature des sentiments
       qu'ils pouvaient avoir eus, ou avoir encore l'un pour l'autre.
     
       «Je ne sais ce qu'il en pense, ajouta Joseph: mais je t'assure qu'il n'est
       point de femme dont il parle avec plus d'estime et de respect qu'il ne fait
       de toi.
     
       --En ce cas, ami, dit Consuelo, je t'autorise à lui raconter toute notre
       histoire, et toute la mienne, si tu veux, sans toutefois nommer la famille
       de Rudolstadt. J'ai besoin d'être estimée sans réserve de cet homme à qui
       nous devons la vie, et qui s'est conduit si noblement avec moi sous tous
       les rapports.»
     
       Quelques semaines après, M. de Trenck, ayant à peine terminé sa mission
       à Vienne, fut rappelé brusquement par Frédéric, et vint un matin à
       l'ambassade pour dire adieu, à la hâte, à M. Corner. Consuelo, en
       descendant l'escalier pour sortir, le rencontra sous le péristyle. Comme
       ils s'y trouvaient seuls, il vint à elle et prit sa main qu'il baisa
       tendrement.
     
       «Permettez-moi, lui dit-il, de vous exprimer pour la première, et peut-être
       pour la dernière fois de ma vie, les sentiments dont mon coeur est rempli
       pour vous; je n'avais pas besoin que Beppo me racontât votre histoire pour
       être pénétré de vénération. Il y a des physionomies qui ne trompent pas, et
       il ne m'avait fallu qu'un coup d'oeil pour pressentir et deviner en vous
       une grande intelligence et un grand coeur. Si j'avais su, à Passaw, que
       notre cher Joseph était si peu sur ses gardes, je vous aurais protégée
       contre les légèretés du comte Hoditz, que je ne prévoyais que trop, bien
       que j'eusse fait mon possible pour lui faire comprendre qu'il s'adressait
       fort mal, et qu'il allait se rendre ridicule. Au reste, ce bon Hoditz m'a
       raconté lui-même comment vous vous êtes moquée de lui, et il vous sait le
       meilleur gré du monde de lui avoir gardé le secret; moi, je n'oublierai
       jamais la romanesque aventure qui m'a procuré le bonheur de vous connaître,
       et quand même je devrais la payer de ma fortune et de mon avenir, je la
       compterais encore parmi les plus beaux jours de ma vie.
     
       --Croyez-vous donc, monsieur le baron, dit Consuelo, qu'elle puisse avoir
       de pareilles suites?
     
       --J'espère que non; et pourtant tout est possible à la cour de Prusse.
     
       --Vous me faites une grande peur de la Prusse: savez-vous, monsieur le
       baron, qu'il serait pourtant possible que j'eusse avant peu le plaisir de
       vous y retrouver? Il est question d'un engagement pour moi à Berlin.
     
       --En vérité! s'écria Trenck, dont le visage s'éclaira d'une joie soudaine;
       eh bien, Dieu fasse que ce projet se réalise! Je puis vous être utile
       à Berlin, et vous devez compter sur moi comme sur un frère. Oui, j'ai
       pour vous l'affection d'un frère, Consuelo... et si j'avais été libre,
       je n'aurais peut-être pas su me défendre d'un sentiment plus vif
       encore... mais vous ne l'êtes pas non plus, et des liens sacrés,
       éternels... ne me permettent pas d'envier l'heureux gentilhomme qui
       sollicite votre main. Quel qu'il soit, Madame, comptez qu'il trouvera
       en moi un ami s'il le désire, et, s'il a jamais besoin de moi, un
       champion contre les préjugés du monde... Hélas! moi aussi, Consuelo, j'ai
       dans ma vie une barrière terrible qui s'élève entre l'objet de mon amour et
       moi; mais celui qui vous aime est un homme, et il peut abattre la barrière;
       tandis que la femme que j'aime, et qui est d'un rang plus élevé que moi,
       n'a ni le pouvoir, ni le droit, ni la force, ni la liberté de me la faire
       franchir.
     
       --Je ne pourrai donc rien pour elle, ni pour vous? dit Consuelo. Pour la
       première fois je regrette l'impuissance de ma pauvre condition.
     
       --Qui sait? s'écria le baron avec feu; vous pourrez peut-être plus que vous
       ne pensez, sinon pour nous réunir, du moins pour adoucir parfois l'horreur
       de notre séparation. Voua sentiriez-vous le courage de braver quelques
       dangers pour nous?
     
       --Avec autant de joie que vous avez exposé votre vie pour me sauver.
     
       --Eh bien, j'y compte. Souvenez-vous de cette promesse, Consuelo. Peut-être
       sera-ce à l'improviste que je vous la rappellerai.
     
       --A quelque heure de ma vie que ce soit, je ne l'aurai point oubliée,
       répondit-elle en lui tendant la main.
     
       --Eh bien, dit-il, donnez-moi un signe, un gage de peu de valeur, que je
       puisse vous représenter dans l'occasion; car j'ai le pressentiment de
       grandes luttes qui m'attendent, et il peut se trouver des circonstances où
       ma signature, mon cachet même pourraient compromettre _elle_ et vous!
     
       --Voulez-vous le cahier de musique que j'allais porter chez quelqu'un de la
       part de mon maître? Je m'en procurerai un autre, et je ferai à celui-ci une
       marque pour le reconnaître dans l'occasion.
     
       --Pourquoi non? Un cahier du musique est, en effet, ce qu'on peut le mieux
       envoyer sans éveiller les soupçons. Mais pour qu'il puisse me servir
       plusieurs fois, j'en détacherai les feuillets. Faites un signe à toutes les
       pages.»
     
       Consuelo, s'appuyant sur la rampe de l'escalier, traça le nom de Bertoni
       sur chaque feuillet du cahier. Le baron le roula et l'emporta, après avoir
       juré une éternelle amitié à notre héroïne.
     
       A cette époque, madame Tesi tomba malade, et les représentations du théâtre
       impérial menacèrent d'être suspendues, car elle y avait les rôles les plus
       importants. La Corilla pouvait, à la rigueur, la remplacer. Elle avait
       un grand succès à la cour et à la ville. Sa beauté et sa coquetterie
       provocante tournaient la tête à tous ces bons seigneurs allemands, et l'on
       ne songeait pas à être difficile pour sa voix un peu éraillée, pour son jeu
       un peu épileptique. Tout était beau de la part d'une si belle personne; ses
       épaules de neige filaient des sons admirables, ses bras ronds et voluptueux
       chantaient toujours juste, et ses poses superbes enlevaient d'emblée les
       traits les plus hasardés. Malgré le purisme musical dont on se piquait là,
       on y subissait, tout comme à Venise, la fascination du regard langoureux;
       et madame Corilla préparait, dans son boudoir, plusieurs fortes têtes à
       l'enthousiasme et à l'entraînement de la représentation.
     
       Elle se présenta donc hardiment pour chanter, par intérim, les rôles de
       madame Tesi; mais l'embarras était de se faire remplacer elle-même dans
       ceux qu'elle avait chantés jusque-là. La voie flûtée de madame Holzbaüer
       ne permettait pas qu'on y songeât. Il fallait donc laisser arriver
       Consuelo, ou se contenter à peu de frais. Le Porpora s'agitait comme un
       démon; Métastase, horriblement mécontent de la prononciation lombarde de
       Corilla, et indigné du tapage qu'elle faisait pour effacer les autres
       rôles (contrairement à l'esprit du poëme, et en dépit de la situation),
       ne cachait plus son éloignement pour elle et sa sympathie pour la
       consciencieuse et intelligente Porporina. Caffariello, qui faisait la cour
       à madame Tesi laquelle madame Tesi détestait déjà cordialement la Corilla
       pour avoir osé lui disputer _ses effets_ et le sceptre de la beauté,
       déclamait hardiment pour l'admission de Consuelo. Holzbaüer, jaloux de
       soutenir l'honneur de sa direction, mais effrayé de l'ascendant que Porpora
       saurait bientôt prendre s'il avait un pied seulement dans la coulisse,
       ne savait où donner de la tête. La bonne conduite de Consuelo lui avait
       concilié assez de partisans, pour qu'il fut difficile d'en imposer plus
       longtemps à l'impératrice. Par suite de tous ces motifs, Consuelo reçut des
       propositions. En les faisant mesquines, on espéra qu'elle les refuserait.
       Porpora les accepta d'emblée, et, comme de coutume, sans la consulter.
       Un beau matin, Consuelo se trouva engagée pour six représentations; et,
       sans pouvoir s'y soustraire, sans comprendre pourquoi après une attente de
       six semaines elle ne recevait aucune nouvelle des Rudolstadt, elle fut
       traînée par le Porpora à la répétition de l'_Antigono_ de Métastase,
       musique de Hasse.
     
       Consuelo avait déjà étudié son rôle avec le Porpora. Sans doute c'était
       une grande souffrance pour ce dernier d'avoir à lui enseigner la musique
       de son rival, du plus ingrat de ses élèves, de l'ennemi qu'il haïssait
       désormais le plus; mais, outre qu'il fallait en passer par là pour arriver
       à faire ouvrir la porte à ses propres compositions, le Porpora était un
       professeur trop consciencieux, une âme d'artiste trop probe pour ne pas
       mettre tous ses soins, tout son zèle à cette étude. Consuelo le secondait
       si généreusement, qu'il en était à la fois ravi et désolé. En dépit
       d'elle-même, la pauvre enfant trouvait Hasse magnifique, et son âme sentait
       bien plus de développement dans ces chants si tendres et si passionnés
       du _Sassone_ que dans la grandeur un peu nue et un peu froide parfois de
       son propre maître. Habituée, en étudiant les autres grands maîtres avec
       lui, à s'abandonner à son propre enthousiasme, elle était forcée de se
       contenir, cette fois, en voyant la tristesse de son front et l'abattement
       de sa rêverie après la leçon. Lorsqu'elle entra en scène pour répéter avec
       Caffariello et la Corilla, quoiqu'elle sût fort bien sa partie, elle se
       sentit si émue qu'elle eut peine à ouvrir la scène d'Ismène avec Bérénice,
       qui commence par ces mots:
     
       No; tullo, o Berenice,
       Tu non apri il tuo cor, etc.[1]
     
       [Note 1: Non, Bérénice, tu n'ouvres pas ici franchement ton coeur.]
     
       A quoi Corilla répondit par ceux-ci:
     
       «E ti par poco,
       «Quel che sai de miei casi?»[2]
     
       [Note 2: Ce que tu sais de mes aventures te paraît-il donc peu de chose?]
     
       En cet endroit, la Corilla fut interrompue par un grand éclat de rire de
       Caffariello; et, se tournant vers lui avec des yeux étincelants de colère:
     
       «Que trouvez-vous donc là de si plaisant? lui demanda-t-elle.
     
       --Tu l'as très-bien dit, ma grosse Bérénice, répondit Caffariello en riant
       plus fort; on ne pouvait pas le dire plus sincèrement.
     
       --Ce sont les paroles qui vous amusent? dit Holzbaüer, qui n'eût pas été
       fâché de redire à Métastase les plaisanteries du sopraniste sur ses vers.
     
       --Les paroles sont belles, répondit sèchement Caffariello, qui connaissait
       bien le terrain; mais leur application en cette circonstance est si
       parfaite, que je ne puis m'empêcher d'en rire.»
     
       Et il se tint les côtes, en redisant au Porpora:
     
       «E ti par poco,
       Quel che sai di _tanti_ casi?»
     
       La Corilla, voyant quelle critique sanglante renfermait cette allusion à
       ses moeurs, et tremblante de colère, de haine et de crainte, faillit
       s'élancer sur Consuelo pour la défigurer; mais la contenance de cette
       dernière était si douce et si calme, qu'elle ne l'osa pas. D'ailleurs, le
       faible jour qui pénétrait sur le théâtre venant à tomber sur le visage de
       sa rivale, elle s'arrêta frappée de vagues réminiscences et de terreurs
       étranges. Elle ne l'avait jamais vue au jour, ni de près, à Venise. Au
       milieu des douleurs de l'enfantement, elle avait vu confusément le petit
       Zingaro Bertoni s'empresser autour d'elle, et elle n'avait rien compris
       à son dévouement. En ce moment, elle chercha à rassembler ses souvenirs,
       et, n'y réussissant pas, elle resta sous le coup d'une inquiétude et d'un
       malaise qui la troublèrent durant toute la répétition. La manière dont la
       Porporina chanta sa partie ne contribua pas peu à augmenter sa méchante
       humeur, et la présence du Porpora, son ancien maître, qui, comme un juge
       sévère, l'écoutait en silence et d'un air presque méprisant, lui devint
       peu à peu un supplice véritable. M. Holzbaüer ne fut pas moins mortifié
       lorsque le maestro déclara qu'il donnait les mouvements tout de travers;
       et il fallut bien l'en croire, car il avait assisté aux répétitions que
       Hasse lui-même avait dirigées à Dresde, lors de la première mise en scène
       de l'opéra. Le besoin qu'on avait d'un bon conseil fit céder la mauvaise
       volonté et imposa silence au dépit. Il conduisit toute la répétition,
       apprit à chacun son devoir, et reprit même Caffariello, qui affecta
       d'écouter ses avis avec respect pour leur donner plus de poids vis-à-vis
       des autres. Caffariello n'était occupé qu'à blesser la rivale impertinente
       de madame Tesi et rien ne lui coûtait ce jour-là pour s'en donner le
       plaisir, pas même un acte de soumission et de modestie. C'est ainsi que,
       chez les artistes comme chez les diplomates, au théâtre comme dans le
       cabinet des souverains, les plus belles et les plus laides choses ont leurs
       causes cachées infiniment petites et frivoles.
     
       En rentrant après la répétition, Consuelo trouva Joseph tout rempli d'une
       joie mystérieuse; et quand ils purent se parler, elle apprit de lui que le
       bon chanoine était arrivé à Vienne; que son premier soin avait été de faire
       demander son cher Beppo, et de lui donner un excellent déjeuner, tout en
       lui faisant mille tendres questions sur son cher Bertoni. Ils s'étaient
       déjà entendus sur les moyens de nouer connaissance avec le Porpora, afin
       qu'on pût se voir en famille, honnêtement et sans cachotteries. Dès le
       lendemain, le chanoine se fit présenter comme un protecteur de Joseph
       Haydn, grand admirateur du maestro, et sous le prétexte de venir le
       remercier des leçons qu'il voulait bien donner à son jeune ami, Consuelo
       eut l'air de le saluer pour la première fois, et, le soir, le maestro et
       ses deux élèves dînèrent amicalement chez le chanoine. A moins d'afficher
       un stoïcisme dont les musiciens de ce temps-là, même les plus grands, ne
       se piquaient guère, il eût été difficile au Porpora de ne pas se prendre
       subitement d'affection pour ce brave chanoine qui avait une si bonne table
       et qui appréciait si bien ses ouvrages. On fit de la musique après dîner,
       et l'on se vit ensuite presque tous les jours.
     
       Ce fut encore là un adoucissement à l'inquiétude que le silence d'Albert
       commençait à donner à Consuelo. Le chanoine était d'un esprit enjoué,
       chaste en même temps que libre, exquis à beaucoup d'égards, juste et
       éclairé sur beaucoup d'autres points. En somme, c'était un ami excellent
       et un homme parfaitement aimable. Sa société animait et fortifiait le
       maestro; l'humeur de celui-ci en devenait plus douce, et, partant,
       l'intérieur de Consuelo plus agréable.
     
       Un jour qu'il n'y avait pas de répétition (on était à l'avant-veille de la
       représentation d'_Antigono_), le Porpora étant allé à la campagne avec un
       confrère, le chanoine proposa à ses jeunes amis d'aller faire une descente
       au prieuré pour surprendre ceux de ses gens qu'il y avait laissés, et voir
       par lui-même, en tombant sur eux comme une bombe, si la jardinière soignait
       bien Angèle, et si le jardinier ne négligeait pas le volkameria. La partie
       fut acceptée. La voiture du chanoine fut bourrée de pâtés et de bouteilles,
       (car on ne pouvait pas faire un voyage de quatre lieues sans avoir quelque
       appétit), et l'on arriva au bénéfice après avoir fait un petit détour et
       laissé la voiture à quelque distance pour mieux ménager la surprise.
     
       Le volkameria se portait à merveille; il avait chaud, et ses racines
       étaient fraîches. Sa floraison s'était épuisée au retour de la froidure,
       mais ses jolies feuilles tombaient sans langueur sur son tronc dégagé. La
       serre était bien tenue, et les chrysanthèmes bleus bravaient l'hiver et
       semblaient rire derrière le vitrage. Angèle, suspendue au sein de la
       nourrice, commençait à rire aussi, quand on l'excitait par des minauderies;
       et le chanoine décréta fort sagement qu'il ne fallait pas abuser de cette
       bonne disposition, parce que le rire forcé, provoqué trop souvent chez
       ces petites créatures, développait en elles le tempérament nerveux mal à
       propos.
     
       On en était là, on causait librement dans la jolie maisonnette du
       jardinier; le chanoine, enveloppé dans sa douillette fourrée, se chauffait
       les tibias devant un grand feu de racines sèches et de pommes de pin;
       Joseph jouait avec les beaux enfants de la belle jardinière, et Consuelo,
       assise au milieu de la chambre, tenait Angèle dans ses bras et la
       contemplait avec un mélange de tendresse et de douleur. Il lui semblait
       que cet enfant lui appartenait plus qu'à tout autre, et qu'une mystérieuse
       fatalité attachait le sort de ce petit être à son propre sort, lorsque la
       porte s'ouvrit brusquement, et la Corilla se trouva vis-à-vis d'elle, comme
       une apparition évoquée par sa rêverie mélancolique.
     
       Pour la première fois depuis le jour de sa délivrance, la Corilla avait
       senti sinon un élan d'amour, du moins un accès de remords maternel, et
       elle venait voir son enfant à la dérobée. Elle savait que le chanoine
       habitait Vienne; arrivée derrière lui, à une demi-heure de distance, et
       ne rencontrant pas même les traces de sa voiture aux abords du prieuré,
       puisqu'il avait fait un détour avant que d'y entrer, elle pénétra
       furtivement par les jardins, et sans voir personne, jusque dans la maison
       où elle savait qu'Angèle était en nourrice; car elle n'avait pas laissé
       de prendre quelques informations à ce sujet. Elle avait beaucoup ri de
       l'embarras et de la chrétienne résignation du chanoine; mais elle ignorait
       la part que Consuelo avait eue à l'aventure. Ce fut donc avec une surprise
       mêlée d'épouvante et de consternation qu'elle vit sa rivale en cet endroit;
       et, ne sachant point, n'osant point deviner quel était l'enfant qu'elle
       berçait ainsi, elle faillit tourner les talons et s'enfuir. Mais Consuelo,
       qui, par un mouvement instinctif, avait serré l'enfant contre son sein
       comme la perdrix cache ses poussins sous son aile à l'approche du vautour;
       Consuelo, qui était au théâtre, et qui, le lendemain, pourrait présenter
       sous un autre jour ce secret de la comédie que Corilla avait raconté
       jusqu'alors à sa manière; Consuelo enfin, qui la regardait avec un mélange
       d'effroi et d'indignation, la retint clouée et comme fascinée au milieu de
       la chambre.
     
       Cependant la Corilla était une comédienne trop consommée pour perdre
       longtemps l'esprit et la parole. Sa tactique était de prévenir une
       humiliation par une insulte; et, pour se mettre en voix, elle commença
       son rôle par cette apostrophe, dite en dialecte vénitien, d'un ton leste
       et acerbe:
     
       «Eh! par Dieu! ma pauvre Zingarella, cette maison est-elle un dépôt
       d'enfants trouvés? Y es-tu venue aussi pour chercher ou pour déposer le
       tien? Je vois que nous courons mêmes chances et que nous avons même
       fortune. Sans doute nos deux enfants ont le même père, car nos aventures
       datent de Venise et de la même époque; et j'ai vu avec compassion pour toi
       que ce n'est pas pour te rejoindre, comme nous le pensions, que le bel
       Anzoleto nous a si brusquement plantés là au milieu de son engagement,
       à la saison dernière.
     
       --Madame, répondit Consuelo pâle mais calme, si j'avais eu le malheur
       d'être aussi intime avec Anzoleto que vous l'avez été, et si j'avais eu,
       par suite de ce malheur, le bonheur d'être mère (car c'en est toujours un
       pour qui sait le sentir), mon enfant ne serait point ici.
     
       --Ah! je comprends, reprit l'autre avec un feu sombre dans les yeux; il
       serait élevé à la villa Zustiniani. Tu aurais eu l'esprit qui m'a manqué
       pour persuader au cher comte que son honneur était engagé à le reconnaître.
       Mais tu n'as pas eu le malheur, à ce que tu prétends, d'être la maîtresse
       d'Anzoleto, et Zustiniani a eu le bonheur de ne pas te laisser de preuves
       de son amour. On dit que Joseph Haydn, l'élève de ton maître, t'a consolée
       de toutes tes infortunes, et sans doute l'enfant que tu berces...
     
       --Est le vôtre, Mademoiselle, s'écria Joseph, qui comprenait très-bien
       maintenant le dialecte, et qui s'avança entre Consuelo et la Corilla
       d'un air à faire reculer cette dernière. C'est Joseph Haydn qui vous le
       certifie, car il était présent quand vous l'avez mis au monde.»
     
       La figure de Joseph, que Corilla n'avait pas revue depuis ce jour
       malencontreux, lui remit aussitôt en mémoire toutes les circonstances
       qu'elle cherchait vainement à se rappeler, et le Zingaro Bertoni lui
       apparut enfin sous les véritables traits de la Zingarella Consuelo. Un cri
       de surprise lui échappa, et pendant un instant la honte et le dépit se
       disputèrent dans son sein. Mais, bientôt le cynisme lui revint au coeur et
       l'outrage à la bouche.
     
       «En vérité, mes enfants, s'écria-t-elle d'un air atrocement bénin, je ne
       vous remettais pas. Vous étiez bien gentils tous les deux, quand je vous
       rencontrai courant les aventures, et la Consuelo était vraiment un joli
       garçon sous son déguisement. C'est donc dans cette sainte maison qu'elle
       a passé dévotement son temps, entre le gros chanoine et le petit Joseph
       depuis un an qu'elle s'est sauvée de Venise? Allons, Zingarella, ne
       t'inquiète pas, mon enfant. Nous avons le secret l'une de l'autre, et
       l'impératrice, qui veut tout savoir, ne saura rien d'aucune de nous.
     
       --A supposer que j'eusse un secret, répondit froidement Consuelo, il n'est
       entre vos mains que d'aujourd'hui; et j'étais en possession du vôtre le
       jour où j'ai parlé pendant une heure avec l'impératrice, trois jours avant
       la signature de votre engagement, Corilla!
     
       --Et tu lui as dit du mal de moi? s'écria Corilla en devenant rouge de
       colère.
     
       --Si je lui avais dit ce que je sais de vous, vous ne seriez point engagée.
       Si vous l'êtes, c'est qu'apparemment je n'ai point voulu profiter de
       l'occasion.
     
       --Et pourquoi ne l'as-tu pas fait? Il faut que tu sois bien bête!» reprit
       Corilla avec une candeur de perversité admirable à voir.
     
       Consuelo et Joseph ne purent s'empêcher de sourire en se regardant; le
       sourire de Joseph était plein de mépris pour la Corilla; celui de Consuelo
       était angélique et s'élevait vers le ciel.
     
       «Oui, Madame, répondit-elle avec une douceur accablante, je suis telle que
       vous dites, et je m'en trouve fort bien.
     
       --Pas trop bien, ma pauvre fille, puisque je suis engagée et que tu ne
       l'as pas été! reprit la Corilla ébranlée et un peu soucieuse; on me l'avait
       dit, à Venise, que tu manquais d'esprit, et que tu ne saurais jamais faire
       tes affaires. C'est la seule chose vraie qu'Anzoleto m'ait dite de toi.
       Mais, qu'y faire? ce n'est pas ma faute si tu es ainsi... A ta place
       j'aurais dit ce que je savais de la Corilla; je me serais donnée pour
       une vierge, pour une sainte. L'impératrice l'aurait cru: elle n'est pas
       difficile à persuader... et j'aurais supplanté toutes mes rivales. Mais tu
       ne l'as pas fait!... c'est étrange, et je te plains de savoir si peu mener
       ta barque.»
     
       Pour le coup, le mépris l'emporta sur l'indignation; Consuelo et Joseph
       éclatèrent de rire, et la Corilla, qui, en sentant ce qu'elle appelait dans
       son esprit l'impuissance de sa rivale, perdait cette amertume agressive
       dont elle s'était armée d'abord, se mit à l'aise, tira une chaise auprès
       du feu, et s'apprêta à continuer tranquillement la conversation, afin de
       mieux sonder le fort et le faible de ses adversaires. En cet instant elle
       se trouva face à face, avec le chanoine, qu'elle n'avait pas encore aperçu,
       parce que celui-ci, guidé par son instinct de prudence ecclésiastique,
       avait fait signe à la robuste jardinière et à ses deux enfants de se tenir
       devant lui jusqu'à ce qu'il eût compris ce qui se passait.
     
     
     
     
       XCIV.
     
     
       Après l'insinuation qu'elle avait lancée quelques minutes auparavant sur
       les relations de Consuelo avec le gros chanoine, l'aspect de ce dernier
       produisit un peu sur Corilla l'effet de la tête de Méduse. Mais elle
       se rassura en pensant qu'elle avait parlé vénitien, et elle le salua en
       allemand avec ce mélange d'embarras et d'effronterie qui caractérise le
       regard et la physionomie particulière de la femme de mauvaise vie.
       Le chanoine, ordinairement si poli et si gracieux dans son hospitalité,
       ne se leva pourtant point et ne lui rendit même pas son salut. Corilla,
       qui s'était bien informée de lui à Vienne, avait ouï dire à tout le
       monde qu'il était excessivement bien élevé, grand amateur de musique, et
       incapable de sermonner pédantesquement une femme, une cantatrice surtout.
       Elle s'était promis de l'aller voir et de le fasciner pour l'empêcher de
       parler contre elle. Mais si elle avait dans ces sortes d'affaires le genre
       d'esprit qui manquait à Consuelo, elle avait aussi cette nonchalance et ce
       décousu d'habitudes qui tiennent au désordre, à la paresse, et, quoique
       ceci ne paraisse pas venir à propos, à la malpropreté. Toutes ces pauvretés
       s'enchaînent dans la vie des organisations grossières. La mollesse du corps
       et de l'âme rendent impuissants les effets de l'intrigue, et Corilla,
       qui avait l'instinct de toutes les perfidies, avait rarement l'énergie de
       les mener à bien. Elle avait donc remis d'un jour à l'autre sa visite au
       chanoine, et quand elle le trouva si froid et si sévère, elle commença à se
       déconcerter visiblement.
     
       Alors, cherchant par un trait d'audace à se remettre en scène, elle dit à
       Consuelo, qui tenait toujours Angèle dans ses bras:
     
       «Eh bien, toi, pourquoi ne me laisses-tu pas embrasser ma fille, et la
       déposer aux pieds de monsieur le chanoine, pour...
     
       --_Dame Corilla_, dit le chanoine du même ton sec et froidement railleur
       dont il disait autrefois _dame Brigide_, faites-moi le plaisir de laisser
       cet enfant tranquille.»
     
       Et, s'exprimant en italien avec beaucoup d'élégance, quoique avec une
       lenteur un peu trop accentuée, il continua ainsi sans ôter son bonnet de
       dessus ses oreilles:
     
       «Depuis un quart d'heure que je vous écoute, et bien que je ne sois pas
       très-familiarisé avec votre patois, j'en ai assez entendu pour être
       autorisé à vous dire que vous êtes bien la plus effrontée coquine que
       j'ai rencontrée dans ma vie. Cependant, je crois que vous êtes plus stupide
       que méchante, et plus lâche que dangereuse. Vous ne comprenez rien aux
       belles choses, et ce serait temps perdu que d'essayer de vous les faire
       comprendre. Je n'ai qu'une chose à vous dire: cette jeune fille, cette
       vierge, cette sainte, comme vous l'avez nommée tout à l'heure en croyant
       railler, vous la souillez en lui parlant: ne lui parlez donc plus. Quant à
       cet enfant qui est né de vous, vous le flétririez en le touchant: ne le
       touchez donc pas. C'est un être sacré qu'un enfant; Consuelo l'a dit, et
       je l'ai compris. C'est par l'intercession, par la persuasion de cette même
       Consuelo que j'ai osé me charger de votre fille, sans craindre que les
       instincts pervers qu'elle peut tenir de vous vinssent à m'en faire repentir
       un jour. Nous nous sommes dit que la bonté divine donne à toute créature le
       pouvoir de connaître et de pratiquer le bien, et nous nous sommes promis de
       lui enseigner le bien, et de le lui rendre aimable et facile. Avec vous,
       il en serait tout autrement. Veuillez donc, dès aujourd'hui, ne plus
       considérer cet enfant comme le vôtre. Vous l'avez abandonné, vous l'avez
       cédé, donné; il ne vous appartient plus. Vous avez remis une somme d'argent
       pour nous payer son éducation...»
     
       Il fit un signe à la jardinière, qui prévenue par lui depuis quelques
       instants avait tiré de l'armoire un sac lié et cacheté; celui que Corilla
       avait envoyé au chanoine avec sa fille, et qui n'avait pas été ouvert.
       Il le prit et le jeta aux pieds de la Corilla, en ajoutant:
     
       «Nous n'en avons que faire et nous n'en voulons pas. Maintenant, je vous
       prie de sortir de chez moi et de n'y jamais remettre les pieds, sous
       quelque prétexte que ce soit. A ces conditions, et à celle que vous ne vous
       permettrez jamais d'ouvrir la bouche sur les circonstances qui nous ont
       forcé d'être en rapport avec vous, nous vous promettons le silence le plus
       absolu sur tout ce qui vous concerne. Mais si vous agissez autrement, je
       vous avertis que j'ai plus de moyens que vous ne pensez de faire entendre
       la vérité à Sa Majesté Impériale, et que vous pourriez bien voir changer
       vos couronnes de théâtre et les trépignements de vos admirateurs en un
       séjour de quelques années dans un couvent de filles repenties.»
     
       Ayant ainsi parlé, le chanoine se leva, fit signe à la nourrice de prendre
       l'enfant dans ses bras, et à Consuelo de se retirer, avec Joseph, au
       fond de l'appartement; puis il montra du doigt la porte à Corilla qui,
       terrifiée, pâle et tremblante, sortit convulsivement et comme égarée, sans
       savoir où elle allait, et sans comprendre ce qui se passait autour d'elle.
     
       Le chanoine avait eu, durant cette sorte d'imprécation, une indignation
       d'honnête homme qui, peu à peu, l'avait rendu étrangement puissant.
       Consuelo et Joseph ne l'avaient jamais vu ainsi. L'habitude d'autorité qui
       ne s'efface jamais chez le prêtre, et aussi l'attitude du commandement
       royal qui passe un peu dans le sang, et qui trahissait en cet instant le
       bâtard d'Auguste II, revêtaient le chanoine, peut-être à son insu, d'une
       sorte de majesté irrésistible. La Corilla, à qui jamais aucun homme n'avait
       parlé ainsi dans le calme austère de la vérité, ressentit plus d'effroi et
       de terreur que jamais ses amants furieux ne lui en avaient inspiré dans
       les outrages de la vengeance et du mépris. Italienne et superstitieuse,
       elle eut véritablement peur de cet ecclésiastique et de son anathème, et
       s'enfuit éperdue à travers les jardins, tandis que le chanoine, épuisé de
       cet effort si contraire à ses habitudes de bienveillance et d'enjouement,
       retomba sur sa chaise, pâle et presque en défaillance.
     
       Tout en s'empressant pour le secourir, Consuelo suivait involontairement
       de l'oeil la démarche agitée et vacillante de la pauvre Corilla. Elle la
       vit trébucher au bout de l'allée et tomber sur l'herbe, soit qu'elle eût
       fait un faux pas dans son trouble, soit qu'elle n'eût plus la force de se
       soutenir. Emportée par son bon coeur, et trouvant la leçon plus cruelle
       qu'elle n'eût eu la force de la donner, elle laissa le chanoine aux soins
       de Joseph, et courut rejoindre sa rivale qui était en proie à une violente
       attaque de nerfs. Ne pouvant la calmer et n'osant la ramener au prieuré,
       elle l'empêcha de se rouler par terre et de se déchirer les mains sur
       le sable. Corilla fut comme folle pendant quelques instants; mais quand
       elle eut reconnu la personne qui la secourait, et qui s'efforçait de
       la consoler, elle se calma et devint d'une pâleur bleuâtre. Ses lèvres
       contractées gardèrent un morne silence, et ses yeux éteints fixés sur la
       terre ne se relevèrent pas. Elle se laissa pourtant reconduire jusqu'à
       sa voiture qui l'attendait à la grille, et y monta soutenue par sa rivale,
       sans lui dire un seul mot.
     
       «Vous êtes bien mal? lui dit Consuelo, effrayée de l'altération de ses
       traits. Laissez-moi vous accompagner un bout de chemin, je reviendrai à
       pied.»
     
       La Corilla, pour toute réponse, la repoussa brusquement, puis la regarda
       un instant avec une expression impénétrable. Et tout à coup, éclatant
       en sanglots, elle cacha son visage dans une de ses mains, en faisant,
       de l'autre, signe à son cocher de partir et en baissant le store de la
       voiture entre elle et sa généreuse ennemie.
     
       Le lendemain, à l'heure de la dernière répétition de l'_Antigono_,
       Consuelo était à son poste et attendait la Corilla pour commencer. Cette
       dernière envoya son domestique dire qu'elle arriverait dans une demi-heure.
       Caffariello la donna à tous les diables, prétendit qu'il n'était point aux
       ordres d'une pareille péronnelle, qu'il ne l'attendrait pas, et fît mine
       de s'en aller. Madame Tesi, pâle et souffrante, avait voulu assister à la
       répétition pour se divertir aux dépens de la Corilla; elle s'était fait
       apporter un sofa de théâtre, et, allongée dessus, derrière cette première
       coulisse, peinte en rideau replié, qu'en style de coulisse précisément
       on appelle _manteau d'arlequin_, elle calmait son ami, et s'obstinait
       à attendre Corilla, pensant que c'était pour éviter son contrôle
       qu'elle hésitait à paraître. Enfin, la Corilla arriva plus pâle et
       plus languissante que madame Tesi elle-même, qui reprenait ses couleurs
       et ses forces en la voyant ainsi. Au lieu de se débarrasser de son
       mantelet et de sa coiffe avec les grands mouvements et l'air dégagé qu'elle
       se donnait de coutume, elle se laissa tomber sur un trône de bois doré
       oublié au fond de la scène, et parla ainsi à Holzbaüer d'une voix éteinte:
     
       «Monsieur le directeur, je vous déclare que je suis horriblement malade,
       que je n'ai pas de voix, que j'ai passé une nuit affreuse... (Avec qui?
       demanda languissamment la Tesi à Caffariello.) Et que pour toutes ces
       raisons, continua la Corilla, il m'est impossible de répéter aujourd'hui
       et de chanter demain, à moins que je ne reprenne le rôle d'Ismène, et que
       vous ne donniez celui de Bérénice à une autre.
     
       --Y songez-vous, Madame? s'écria Holzbaüer frappé comme d'un coup de
       foudre. Est-ce à la vieille de la représentation, et lorsque la cour en
       a fixé l'heure, que vous pouvez alléguer une défaite? C'est impossible,
       je ne saurais en aucune façon y consentir.
     
       --Il faudra bien que vous y consentiez, répliqua-t-elle en reprenant sa
       voix naturelle, qui n'était pas douce. Je suis engagée pour les seconds
       rôles, et rien dans mon traité, ne me force à faire les premiers. C'est
       un acte d'obligeance qui m'a portée à les accepter au défaut de la signora
       Tesi, et pour ne pas interrompre les plaisirs de la cour. Or, je suis trop
       malade pour tenir ma promesse, et vous ne me ferez point chanter malgré
       moi.
     
       --Ma chère amie, on te fera chanter _par ordre_, reprit Caffariello, et tu
       chanteras mal, nous y étions préparés. C'est un petit malheur à ajouter à
       tous ceux que tu as voulu affronter dans ta vie; mais il est trop tard
       pour t'en repentir. Il fallait faire tes réflexions un peu plus tôt. Tu as
       trop présumé de tes moyens. Tu feras _fiasco_; peu nous importe, à nous
       autres. Je chanterai de manière à ce qu'on oublie que le rôle de Bérénice
       existe. La Porporina aussi, dans son petit rôle d'Ismène, dédommagera le
       public, et tout le monde sera content, excepté toi. Ce sera une leçon dont
       tu profiteras, ou dont tu ne profiteras pas, une autre fois.
     
       --Vous vous trompez beaucoup sur mes motifs de refus, répondit la Corilla
       avec assurance. Si je n'étais malade, je chanterais peut-être le rôle aussi
       bien qu'_une autre_; mais comme je ne peux pas le chanter, il y a quelqu'un
       ici qui le chantera mieux qu'on ne l'a encore chanté à Vienne, et cela pas
       plus tard que demain. Ainsi la représentation ne sera pas retardée, et je
       reprendrai avec plaisir mon rôle d'Ismène, qui ne me fatigue point.
     
       --Vous comptez donc, dit Holzbaüer surpris, que madame Tesi se trouvera
       assez rétablie demain pour chanter le sien?
     
       --Je sais fort bien que madame Tesi ne pourra chanter de longtemps, dit la
       Corilla à haute voix, de manière à ce que, du trône où elle se prélassait,
       elle pût être entendue de la Tesi, étalée sur son sofa à dix pas d'elle,
       voyez comme elle est changée! sa figure est effrayante. Mais je vous ai
       dit que vous aviez une Bérénice parfaite, incomparable, supérieure à nous
       toutes, et la voici, ajouta-t-elle en se levant et en prenant Consuelo par
       la main pour l'attirer au milieu du groupe inquiet et agité qui s'était
       formé autour d'elle.
     
       --Moi? s'écria Consuelo qui croyait faire un rêve.
     
       --Toi! s'écria Corilla en la poussant sur le trône avec un mouvement
       convulsif. Te voilà reine, Porporina, te voilà au premier rang; c'est moi
       qui t'y place, je te devais cela. Ne l'oublie pas!»
     
       Dans sa détresse, Holzbaüer, à la veille de manquer à son devoir et d'être
       forcé peut-être de donner sa démission, ne put repousser ce secours
       inattendu. Il avait bien vu, d'après la manière dont Consuelo avait fait
       l'Ismène, qu'elle pouvait faire la Bérénice d'une manière supérieure.
       Malgré, l'éloignement qu'il avait pour elle et pour le Porpora, il ne lui
       fut permis d'avoir en cet instant qu'une seule crainte: c'est qu'elle ne
       voulût point accepter le rôle.
     
       Elle s'en défendit, en effet, très-sérieusement; et, pressant les mains de
       la Corilla avec cordialité, elle la supplia, à voix basse, de ne pas lui
       faire un sacrifice qui l'enorgueillissait si peu, tandis que, dans les
       idées de sa rivale, c'était la plus terrible des expiations, et la
       soumission la plus épouvantable qu'elle pût s'imposer. Corilla demeura
       inébranlable dans cette résolution. Madame Tesi, effrayée de cette
       concurrence sérieuse qui la menaçait, eut bien envie d'essayer sa voix et
       de reprendre son rôle, dût-elle expirer après, car elle était sérieusement
       indisposée; mais elle ne l'osa pas. Il n'était pas permis, au théâtre de la
       cour, d'avoir les caprices auxquels le souverain débonnaire de nos jours,
       le bon public, sait se ranger si patiemment. La cour s'attendait à voir
       quelque chose de nouveau dans ce rôle de Bérénice: on le lui avait annoncé,
       et l'impératrice y comptait.
     
       «Allons, décide-toi, dit Caffariello à la Porporina. Voici le premier trait
       d'esprit que la Corilla ait eu dans sa vie: profitons-en.
     
       --Mais je ne sais point le rôle; je ne l'ai pas étudié, disait Consuelo;
       je ne pourrai pas le savoir demain.
     
       --Tu l'as entendu: donc tu le sais, et tu le chanteras demain, dit enfin
       le Porpora d'une voix de tonnerre. Allons, point de grimaces, et que ce
       débat finisse. Voilà plus d'une heure que nous perdons à babiller. Monsieur
       le directeur, faites commencer les violons: Et toi, Bérénice, en scène!
       Point de cahier! à bas ce cahier! Quand on a répété trois fois, on doit
       savoir tous les rôles par coeur. Je te dis que tu le sais!»
     
       _No, tutto, ô Berenice_, chanta la Corilla, redevenue Ismène,
     
       Tu non apri il tuo cor.
     
       Et à présent, pensa cette fille, qui jugeait de l'orgueil de Consuelo par
       le sien propre, _tout ce qu'elle sait de mes aventures lui paraîtra peu de
       chose_.
     
       Consuelo, dont le Porpora connaissait bien la prodigieuse mémoire et la
       victorieuse facilité, chanta effectivement le rôle, musique et paroles,
       sans la moindre hésitation. Madame Tesi fut si frappée de son jeu et de
       son chant, qu'elle se trouva beaucoup plus malade, et se fit remporter
       chez elle, après la répétition du premier acte. Le lendemain, il fallut
       que Consuelo eût préparé son costume, arrangé les _traits_ de son rôle et
       repassé toute sa partie attentivement à cinq heures du soir. Elle eut un
       succès si complet que l'impératrice dit en sortant:
     
       «Voilà une admirable jeune fille: il faut absolument que je la marie:
       j'y songerai.»
     
       Dès le jour suivant, on commença à répéter la _Zenobia_ de Métastase,
       musique de Predieri. La Corilla s'obstina encore à céder le premier rôle
       à Consuelo. Madame Holzbaüer fit, cette fois, le second; et comme elle
       était meilleure musicienne que la Corilla, cet opéra fut beaucoup mieux
       étudié que l'autre. Le Métastase était ravi de voir sa muse, négligée
       et oubliée durant la guerre, reprendre faveur à la cour et faire fureur
       à Vienne. Il ne pensait presque plus à ses maux; et, pressé par la
       bienveillance de Marie-Thérèse et par les devoirs de son emploi, d'écrire
       de nouveaux drames lyriques, il se préparait, par la lecture des tragiques
       grecs et des classiques latins, à produire quelqu'un de ces chefs-d'oeuvre
       que les Italiens de Vienne et les Allemands de l'Italie mettaient, sans
       façon, au-dessus des tragédies de Corneille, de Racine, de Shakespeare, de
       Calderon, au-dessus de tout, pour le dire sans détour et sans mauvaise
       honte.
     
       Ce n'est pas au beau milieu de cette histoire, déjà si longue et si chargée
       de détails, que nous abuserons encore de la patience, peut-être depuis
       longtemps épuisée, du lecteur, pour lui dire ce que nous pensons du génie
       de Métastase. Peu lui importe. Nous allons donc lui répéter seulement ce
       que Consuelo en disait tout bas à Joseph:
     
       «Mon pauvre Beppo, tu ne saurais croire quelle peine j'ai à jouer ces rôles
       qu'on dit si sublimes et si pathétiques. Il est vrai que les mots sont bien
       arrangés, et qu'ils arrivent facilement sur la langue, quand on les chante;
       mais quand on pense au personnage qui les dit, on ne sait où prendre, je ne
       dis pas de l'émotion, mais du sérieux pour les prononcer. Quelle bizarre
       convention est donc celle qu'on a faite, en arrangeant l'antiquité à la
       mode de notre temps, pour mettre sur la scène des intrigues, des passions
       et des moralités qui seraient bien placées peut-être dans des mémoires de
       la margrave de Bareith, du baron de Trenck, ou de la princesse de Culmbach,
       mais qui, de la part de Rhadamiste, de Bérénice, ou d'Arsinoé, sont des
       contre-sens absurdes? Lorsque j'étais convalescente au château des Géants,
       le comte Albert me faisait souvent la lecture pour m'endormir; mais moi,
       je ne dormais pas, et j'écoutais de toutes mes oreilles. Il me lisait
       des tragédies grecques de Sophocle, d'Eschyle ou d'Euripide, et il les
       lisait en espagnol, lentement, mais nettement et sans hésitation, quoique
       ce fût un texte grec qu'il avait sous les yeux. Il était si versé dans
       les langues anciennes et nouvelles, qu'on eût dit qu'il lisait une
       traduction admirablement écrite. Il s'attachait à la faire assez fidèle,
       disait-il, pour que je pusse saisir, dans l'exactitude scrupuleuse de
       son interprétation, le génie des Grecs dans toute sa simplicité. Quelle
       grandeur, mon Dieu! quelles images! quelle poésie, et quelle sobriété!
       Quels personnages de dix coudées, quels caractères purs et forts, quelles
       énergiques situations, quelles douleurs profondes et vraies, quels
       tableaux déchirants et terribles il faisait passer devant moi! faible
       encore, et l'imagination toujours frappée des émotions violentes qui
       avaient causé ma maladie, j'étais si bouleversée de ce que j'entendais,
       que je m'imaginais, en l'écoutant, être tour à tour Antigone, Clytemnestre,
       Médée, Electre, et jouer en personne ces drames sanglants et douloureux,
       non sur un théâtre à la lueur des quinquets, mais dans des solitudes
       affreuses, au seuil des grottes béantes, ou sous les colonnes des antiques
       parvis, auprès des pâles foyers où l'on pleurait les morts en conspirant
       contre les vivants. J'entendais ces choeurs lamentables des Troyennes et
       des captives de Dardanie. Les Euménides dansaient autour de moi... sur
       quels rhythmes bizarres et sur quelles infernales modulations! Je n'y
       pense pas sans un souvenir de plaisir et de terreur qui me fait encore
       frissonner. Jamais je n'aurai, sur le théâtre, dans la réalisation de
       mes rêves, les mêmes émotions et la même puissance que je sentais gronder
       alors dans mon coeur et dans mon cerveau. C'est là que je me suis sentie
       tragédienne pour la première fois, et que j'ai conçu des types dont aucun
       artiste ne m'avait fourni le modèle. C'est là que j'ai compris le drame,
       l'effet tragique, la poésie du théâtre; et, à mesure qu'Albert lisait,
       j'improvisais intérieurement un chant sur lequel je m'imaginais suivre et
       dire moi-même tout ce que j'entendais. Je me surprenais quelquefois dans
       l'attitude et avec la physionomie des personnages qu'il faisait parler,
       et il lui arriva souvent de s'arrêter effrayé, croyant voir apparaître
       Andromaque ou Ariane devant lui. Oh! va, j'en ai plus appris et plus
       deviné en un mois avec ces lectures-là que je ne le ferai dans toute ma
       vie, employée à répéter les drames de M. Métastase; et si les compositeurs
       n'avaient mis dans la musique le sentiment et la vérité qui manquent à
       l'action, je crois que je succomberais sous le dégoût que j'éprouve à faire
       parler la grande-duchesse Zénobie avec la landgrave Églé, et à entendre
       le feld-maréchal Rhadamiste se disputer avec le cornette de pandoures
       Zopire. Oh! tout cela est faux, archi-faux, mon pauvre Beppo! faux comme
       nos costumes, faux comme la perruque blonde de Caffariello Tiridate, comme
       le déshabillé Pompadour de madame Holzbaüer en pastourelle d'Arménie,
       comme les mollets de tricot rose du prince Démétrius, comme ces décors que
       nous voyons là de près, et qui ressemblent à l'Asie comme l'abbé Métastase
       ressemble au vieil Homère.
     
       --Ce que tu me dis là, répondit Haydn, m'explique pourquoi, en sentant la
       nécessité d'écrire des opéras pour le théâtre, si tant est que je puisse
       arriver jusque-là, je me sens plus d'inspiration et d'espérance quand je
       pense à composer des oratorios. Là où les puérils artifices de la scène ne
       viennent pas donner un continuel démenti à la vérité du sentiment, dans ce
       cadre symphonique où tout est musique, où l'âme parle à l'âme par l'oreille
       et non par les yeux, il me semble que le compositeur peut développer toute
       son inspiration, et entraîner l'imagination d'un auditoire dans des régions
       vraiment élevées.»
     
       En parlant ainsi; Joseph et Consuelo, en attendant que tout le monde fût
       rassemblé pour la répétition, marchaient côte à côte le long d'une grande
       toile de fond qui devait être ce soir-là le fleuve Araxe, et qui n'était,
       dans le demi-jour du théâtre, qu'une énorme bande d'indigo étendue parmi
       de grosses taches d'ocre, destinées à représenter les montagnes du Caucase.
       On sait que ces toiles de fond, préparées pour la représentation, sont
       placées les unes derrière les autres, de manière à être relevées sur un
       cylindre au changement à vue. Dans l'intervalle qui les sépare les unes
       des autres, les acteurs circulent durant la représentation; les comparses
       s'endorment ou échangent des prises de tabac, assis ou couchés dans la
       poussière, sous les gouttes d'huile qui tombent languissamment des
       quinquets mal assurés. Dans la journée, les acteurs se promènent le long
       de ces couloirs étroits et obscurs, en répétant leurs rôles, ou en
       s'entretenant de leurs affaires; quelquefois en épiant les petites
       confidences ou surprenant les profondes machinations d'autres promeneurs
       causant tout près d'eux sans les voir, derrière un bras de mer ou une place
       publique.
     
       Heureusement, Métastase n'était point sur l'autre rive de l'Araxe,
       tandis que l'inexpérimentée Consuelo épanchait ainsi son indignation
       d'artiste avec Haydn. La répétition commença. C'était la seconde de
       _Zénobie_, et elle alla si bien, que les musiciens de l'orchestre
       applaudirent, selon l'usage, avec leurs archets sur le ventre de leurs
       violons. La musique de Predieri était charmante, et le Porpora la dirigeait
       avec plus d'enthousiasme qu'il n'avait pu le faire pour celle de Hasse.
       Le rôle de Tiridate était un des triomphes de Caffariello, et il n'avait
       garde de trouver mauvais qu'en l'équipant en farouche guerrier parthe,
       on le fit roucouler en Céladon et parler en Clitandre. Consuelo, si
       elle sentait son rôle faux et guindé dans la bouche d'une héroïne de
       l'antiquité, trouvait au moins là un caractère de femme agréablement
       indiqué. Il offrait même une sorte de rapprochement avec la situation
       d'esprit où elle s'était trouvée entre Albert et Anzoleto; et oubliant
       tout à fait la _couleur locale_, comme nous disons aujourd'hui, pour ne
       se représenter que les sentiments humains, elle s'aperçut qu'elle était
       sublime dans cet air dont le sens avait été si souvent dans son coeur:
     
       Voi leggete in ogni core;
       Voi sapete, o giusti Dei,
       Se son puri i voti miei,
       Se innocente è la pietà.
     
       Elle eut donc en cet instant la conscience d'une émotion vraie et d'un
       triomphe mérité. Elle n'eut pas besoin que le regard de Caffariello, qui
       n'était pas gêné ce jour-là par la présence de la Tesi, et qui admirait
       de bonne foi, lui confirmât ce qu'elle sentait déjà, la certitude d'un
       effet irrésistible à produire sur tous les publics du monde et dans toutes
       les conditions possibles, avec ce morceau capital. Elle se trouva ainsi
       toute réconciliée avec sa partie, avec l'opéra, avec ses camarades, avec
       elle-même, avec le théâtre, en un mot; et malgré toutes les imprécations
       qu'elle venait de faire contre son état une heure auparavant, elle ne
       put se défendre d'un de ces tressaillements intérieurs, si profonds, si
       soudains et si puissants, qu'il est impossible à quiconque n'est pas
       artiste en quelque chose, de comprendre quels siècles de labeur, de
       déceptions et de souffrances ils peuvent racheter en un instant.
     
     
     
     
       XCV.
     
     
       En qualité d'élève, encore à demi serviteur du Porpora, Haydn, avide
       d'entendre de la musique et d'étudier, même sous un point de vue matériel,
       la contexture des opéras, obtenait la permission de se glisser dans les
       coulisses lorsque Consuelo chantait. Depuis deux jours, il remarqua que
       le Porpora, d'abord assez mal disposé à l'admettre ainsi dans l'intérieur
       du théâtre, l'y autorisait d'un air de bonne humeur, avant même qu'il osât
       le lui demander. C'est qu'il s'était passé quelque chose de nouveau dans
       l'esprit du professeur. Marie-Thérèse, parlant musique avec l'ambassadeur
       de Venise, était revenue à son idée fixe de matrimoniomanie, comme disait
       Consuelo. Elle lui avait dit qu'elle verrait avec plaisir cette grande
       cantatrice se fixer à Vienne en épousant le jeune musicien, élève de son
       maître; elle avait pris des informations sur Haydn auprès de l'ambassadeur
       même, et ce dernier lui en ayant dit beaucoup de bien, l'ayant assurée
       qu'il annonçait de grandes facultés musicales, et surtout qu'il était
       très-bon catholique, Sa Majesté l'avait engagé à arranger ce mariage,
       promettant de faire un sort convenable aux jeunes époux. L'idée avait souri
       à M. Cormer, qui aimait tendrement Joseph, et déjà lui faisait une pension
       de soixante-douze francs par mois pour l'aider à continuer librement ses
       études. Il en avait parlé chaudement au Porpora, et celui-ci, craignant
       que sa Consuelo ne persistât dans l'idée de se retirer du théâtre pour
       épouser un gentilhomme, après avoir beaucoup hésité, beaucoup résisté
       (il eût préféré à tout que son élève vécût sans hymen et sans amour),
       s'était enfin laissé persuader. Pour frapper un grand coup, l'ambassadeur
       s'était déterminé à lui faire voir des compositions de Haydn, et à lui
       avouer que la sérénade en trio dont il s'était montré si satisfait était
       de la façon de Beppo. Le Porpora avait confessé qu'il y avait là le germe
       d'un grand talent; qu'il pourrait lui imprimer une bonne direction et
       l'aider par ses conseils à écrire pour la voix; enfin que le sort d'une
       cantatrice mariée à un compositeur pouvait être fort avantageux. La grande
       jeunesse du couple et ses minces ressources lui imposaient la nécessité
       de s'adonner au travail sans autre espoir d'ambition, et Consuelo se
       trouverait ainsi enchaînée au théâtre. Le maestro se rendit. Il n'avait pas
       reçu plus que Consuelo de réponse de Riesenburg. Ce silence lui faisait
       craindre quelque résistance à ses vues, quelque coup de tête du jeune
       comte: «Si je pouvais sinon marier, du moins fiancer Consuelo à un autre,
       pensa-t-il, je n'aurais plus rien à craindre de ce côté-là.»
     
       Le difficile était d'amener Consuelo à cette résolution. L'y exhorter eût
       été lui inspirer la pensée de résister. Avec sa finesse napolitaine, il se
       dit que la force des choses devait amener un changement insensible dans
       l'esprit de cette jeune fille. Elle avait de l'amitié pour Beppo, et
       Beppo, quoiqu'il eût vaincu l'amour dans son coeur, montrait tant de zèle,
       d'admiration et de dévouement pour elle, que le Porpora put bien s'imaginer
       qu'il en était violemment épris. Il pensa qu'en ne le gênant point dans ses
       rapports avec elle, il lui laisserait les moyens de faire agréer ses voeux;
       qu'en l'éclairant en temps et lieu sur les desseins de l'impératrice et sur
       sa propre adhésion, il lui donnerait le courage de l'éloquence et le feu
       de la persuasion. Enfin il cessa tout à coup de le brutaliser et de le
       rabaisser, et laissa un libre cours à leurs épanchements fraternels,
       se flattant que les choses iraient plus vite ainsi que s'il s'en mêlait
       ostensiblement.
     
       Le Porpora, en ne doutant pas assez du succès, commettait une grande
       faute. Il livrait la réputation de Consuelo à la médisance; car il ne
       fallait que voir Joseph deux fois de suite dans les coulisses auprès d'elle
       pour que toute la gent dramatique proclamât ses amours avec ce jeune homme,
       et la pauvre Consuelo, confiante et imprévoyante comme toutes les âmes
       droites et chastes, ne songeait nullement à prévoir le danger et à s'en
       garantir. Aussi, dès le jour de cette répétition de _Zénobie_, les yeux
       prirent l'éveil et les langues la volée. Dans chaque coulisse, derrière
       chaque décor, il y eut entre les acteurs, entre les choristes, entre les
       employés de toutes sortes qui circulaient, une remarque maligne ou enjouée,
       accusatrice ou bienveillante, sur le scandale de cette intrigue naissante
       ou sur la candeur de ces heureuses accordailles.
     
       Consuelo, toute à son rôle, toute à son émotion d'artiste, ne voyait,
       n'entendait et ne pressentait rien. Joseph, tout rêveur, tout absorbé
       par l'opéra qu'on chantait et par celui qu'il méditait dans son âme
       musicale, entendait bien quelques mots à la dérobée, et ne les comprenait
       pas, tant il était loin de se flatter d'une vaine espérance. Quand il
       surprenait en passant quelque parole équivoque, quelque observation
       piquante, il levait la tête, regardait autour de lui, cherchait l'objet
       de ces satires, et, ne le trouvant pas, profondément indifférent aux propos
       de ce genre, il retombait dans ses contemplations.
     
       Entre chaque acte de l'opéra, on donnait souvent un intermède bouffe,
       et ce jour-là on répéta l'_Impressario delle Canarie_, assemblage de
       petites scènes très-gaies et très-comiques de Métastase. La Corilla,
       en y remplissant le rôle d'une prima donna exigeante, impérieuse et
       fantasque, était d'une vérité parfaite, et le succès qu'elle avait
       ordinairement dans cette bluette la consolait un peu du sacrifice de
       son grand rôle de Zénobie. Pendant qu'on répétait la dernière partie de
       l'intermède, en attendant qu'on répétât le troisième acte, Consuelo,
       un peu oppressée par l'émotion de son rôle, alla derrière la toile de fond,
       entre l'_horrible vallée hérissée de montagnes et de précipices_, qui
       formait le premier décor, et ce bon fleuve Araxe, bordé d'_aménissimes
       montagnes_, qui devait apparaître à la troisième scène pour reposer
       agréablement les yeux du spectateur _sensible_. Elle marchait un peu vite,
       allant et revenant sur ses pas, lorsque Joseph lui apporta son éventail
       qu'elle avait laissé sur la niche du souffleur, et dont elle se servit avec
       beaucoup de plaisir. L'instinct du coeur et la volontaire préoccupation du
       Porpora poussaient machinalement Joseph à rejoindre son amie; l'habitude de
       la confiance et le besoin d'épanchement portaient Consuelo à l'accueillir
       toujours joyeusement. De ce double mouvement d'une sympathie dont les
       anges n'eussent pas rougi dans le ciel, la destinée avait résolu de faire
       le signal et la cause d'étranges infortunes... Nous savons très-bien
       que nos lectrices de romans, toujours pressées d'arriver à l'événement,
       ne nous demandent que plaie et bosse; nous les supplions d'avoir un peu
       de patience.
     
       «Eh bien, mon amie, dit Joseph en souriant à Consuelo et en lui tendant
       la main, il me semble que tu n'es plus si mécontente du drame, de notre
       illustre abbé, et que tu as trouvé dans ton air de la prière une fenêtre
       ouverte par laquelle le démon du génie qui te possède va prendre une bonne
       fois sa volée.
     
       --Tu trouves donc que je l'ai bien chanté?
     
       --Est-ce que tu ne vois pas que j'ai les yeux rouges?
     
       --Ah! oui, tu as pleuré. C'est bon, tant mieux! je suis bien contente de
       t'avoir fait pleurer.
     
       --Comme si c'était la première fois! Mais tu deviens artiste comme le
       Porpora veut que tu le sois; ma bonne Consuelo! La fièvre du succès s'est
       allumée en toi. Quand tu chantais dans les sentiers du Boehmer-Wald, tu me
       voyais bien pleurer et tu pleurais toi-même, attendrie par la beauté de ton
       chant; maintenant c'est autre chose: tu ris de bonheur, et tu tressailles
       d'orgueil en voyant les larmes que tu fais couler. Allons, courage,
       ma Consuelo, te voilà _prima donna_ dans toute la force du terme!
     
       --Ne me dis pas cela, ami. Je ne serai jamais comme celle de là-bas.»
     
       Et elle désignait du geste la Corilla, qui chantait de l'autre côté de la
       toile de fond, sur la scène.
     
       «Ne le prends pas en mauvaise part, repartit Joseph; je veux, dire que le
       dieu de l'inspiration t'a vaincue. En vain ta raison froide, ton austère
       philosophie et le souvenir de Riesenburg ont lutté contre l'esprit de
       Python. Le voilà qui te remplit et te déborde. Avoue que tu étouffes de
       plaisir: je sens ton bras trembler contre le mien; ta figure est animée,
       et jamais je ne t'ai vu le regard, que tu as dans ce moment-ci. Non, tu
       n'étais pas plus agitée, pas plus inspirée quand le comte Albert te lisait
       les tragiques grecs!
     
       --Ah! quel mal tu me fais! s'écria Consuelo en pâlissant tout à coup et
       en retirant son bras de celui de Joseph. Pourquoi prononces-tu ce nom-là
       ici? C'est un nom sacré qui ne devrait pas retentir dans ce temple de la
       folie. C'est un nom terrible qui, comme un coup de tonnerre, fait rentrer
       dans la nuit toutes les illusions et tous les fantômes des songes dorés!
     
       --Eh bien, Consuelo, veux-tu que je te le dise? reprit Haydn après un
       moment de silence: jamais tu ne pourras te décider à épouser cet homme-là.
     
       --Tais-toi, tais-toi, je l'ai promis!...
     
       --Eh bien, si tu tiens ta promesse, jamais tu ne seras heureuse avec lui.
       Quitter le théâtre, toi? renoncer à être artiste? Il est trop tard d'une
       heure. Tu viens de savourer une joie dont le souvenir ferait le tourment
       de toute ta vie.
     
       --Tu me fais peur, Beppo! Pourquoi me dis-tu de pareilles choses
       aujourd'hui?
     
       --Je ne sais, je te les dis comme malgré moi. Ta fièvre a passé dans mon
       cerveau, et il me semble que je vais, en rentrant chez nous, écrire quelque
       chose de sublime. Ce sera quelque platitude: n'importe, je me sens plein
       de génie pour le quart d'heure.
     
       --Comme tu es gai, comme tu es tranquille, toi! moi! au milieu de cette
       fièvre d'orgueil et de joie dont tu parles, j'éprouve une atroce douleur,
       et j'ai à la fois envie de rire et de pleurer.
     
       --Tu souffres, j'en suis certain; tu dois souffrir. Au moment où tu sens ta
       puissance éclater, une pensée lugubre te saisit et te glace...
     
       --Oui, c'est vrai, qu'est-ce que cela veut dire?
     
       --Cela veut dire que tu es artiste, et que tu t'es imposé comme un devoir
       l'obligation farouche, abominable à Dieu et à toi-même, de renoncer à
       l'art.
     
       --Il me semblait hier que non, et aujourd'hui il me semble que oui.
       C'est que j'ai mal aux nerfs, c'est que ces agitations sont terribles
       et funestes, je le vois. J'avais toujours nié leur entraînement et leur
       puissance. J'avais toujours abordé la scène avec calme, avec une attention
       consciencieuse et modeste. Aujourd'hui je ne me possède plus, et s'il me
       fallait entrer en représentation en cet instant, il me semble que je ferais
       des folies sublimes ou des extravagances misérables. Les rênes de ma
       volonté m'échappent; j'espère que demain je ne serai pas ainsi, car cette
       émotion tient à la fois du délire et de l'agonie.
     
       --Pauvre amie! je crains qu'il n'en soit toujours ainsi désormais, ou
       plutôt je l'espère; car tu ne seras vraiment puissante que dans le feu de
       cette émotion. J'ai ouï dire à tous les musiciens, à tous les acteurs
       que j'ai abordés, que, sans ce délire ou sans ce trouble, ils ne pouvaient
       rien; et qu'au lieu de se calmer avec l'âge et l'habitude, ils devenaient
       toujours plus impressionnables à chaque étreinte de leur démon.
     
       --Ceci est un grand mystère, dit Consuelo en soupirant. Il ne me semble pas
       que la vanité, la jalousie des autres, le lâche besoin du triomphe, aient
       pu s'emparer de moi si soudainement et bouleverser mon être du jour au
       lendemain. Non! je t'assure qu'en chantant cette prière de Zénobie et ce
       duo avec Tiridate, où la passion et la vigueur de Caffariello m'emportaient
       comme un tourbillon d'orage, je ne songeais ni au public, ni à mes rivales,
       ni à moi-même. J'étais Zénobie; je pensais aux dieux immortels de l'olympe
       avec une ardeur toute chrétienne, et je brûlais d'amour pour ce bon
       Caffariello, qu'après la ritournelle je ne puis pas regarder sans rire:
       Tout cela est étrange, et je commence à croire que, l'art dramatique étant
       un mensonge perpétuel, Dieu nous punit en nous frappant de la folie d'y
       croire nous-mêmes et de prendre au sérieux ce que nous faisons pour
       produire l'illusion chez les autres. Non! il n'est pas permis à l'homme
       d'abuser de toutes les passions et de toutes les émotions de la vie réelle
       pour s'en faire un jeu. Il veut que nous gardions notre âme saine et
       puissante pour des affections vraies, pour des actions utiles, et quand
       nous faussons ses vues, il nous châtie et nous rend insensés.
     
       --Dieu! Dieu! la volonté de Dieu! voilà où gît le mystère, Consuelo!
       Qui peut pénétrer les desseins de Dieu envers nous? Nous donnerait-il,
       dès le berceau, ces instincts, ces besoins d'un certain art, que nous ne
       pouvons jamais étouffer, s'il proscrivait l'usage que nous sommes appelés
       à en faire? Pourquoi, dès mon enfance, n'aimais-je pas les jeux de mes
       petits camarades? pourquoi, dès que j'ai été livré à moi-même, ai-je
       travaillé à la musique avec un acharnement dont rien ne pouvait me
       distraire, et une assiduité qui eût tué tout autre enfant de mon âge?
       Le repos me fatiguait, le travail me donnait la vie. Il en était ainsi de
       toi, Consuelo. Tu me l'as dit cent fois, et quand l'un de nous racontait sa
       vie à l'autre, celui-ci croyait entendre la sienne propre. Va, la main de
       Dieu est dans tout, et toute puissance, toute inclination est son ouvrage,
       quand même nous n'en comprenons pas le but. Tu es née artiste, donc il faut
       que tu le sois, et quiconque t'empêchera de l'être te donnera la mort ou
       une vie pire que la tombe.
     
       --Ah! Beppo, s'écria Consuelo consternée et presque égarée, si tu étais
       véritablement mon ami, je sais bien ce que tu ferais.
     
       --Eh! quoi donc, chère Consuelo? Ma vie ne t'appartient-elle pas?
     
       --Tu me tuerais demain au moment où l'on baissera la toile, après que
       j'aurai été vraiment artiste, vraiment inspirée, pour la première et la
       dernière fois de ma vie.
     
       --Ah! dit Joseph avec une gaîté triste, j'aimerais mieux tuer ton comte
       Albert ou moi-même.»
     
       En ce moment, Consuelo leva les yeux vers la coulisse qui s'ouvrit
       vis-à-vis d'elle, et la mesura des yeux avec une préoccupation
       mélancolique. L'intérieur d'un grand théâtre, vu au jour, est quelque chose
       de si différent de ce qu'il nous apparaît de la salle, aux lumières, qu'il
       est impossible de s'en faire une idée quand on ne l'a pas contemplé ainsi.
       Rien de plus triste, de plus sombre et de plus effrayant que cette salle
       plongée dans l'obscurité, dans la solitude, dans le silence. Si quelque
       figure humaine venait à se montrer distinctement dans ces loges fermées
       comme des tombeaux, elle semblerait un spectre, et ferait reculer d'effroi
       le plus intrépide comédien. La lumière rare et terne qui tombe de plusieurs
       lucarnes situées dans les combles sur le fond de la scène, rampe en
       biais sur des échafaudages, sur des haillons grisâtres, sur des planches
       poudreuses. Sur la scène, l'oeil, privé du prestige de la perspective,
       s'étonne de cette étroite enceinte où tant de personnes et de passions
       doivent agir, en simulant des mouvements majestueux, des masses imposantes,
       des élans indomptables, qui sembleront tels aux spectateurs, et qui sont
       étudiés, mesurés à une ligne près, pour ne point s'embarrasser et se
       confondre, ou se briser contre les décors. Mais si la scène se montre
       petite et mesquine, en revanche, la hauteur du vaisseau destiné à
       loger tant de décorations et à faire mouvoir tant de machines paraît
       immense, dégagé de toutes ces toiles festonnées en nuages, en corniches
       d'architecture ou en rameaux verdoyants qui la coupent dans une certaine
       proportion pour l'oeil du spectateur. Dans sa disproportion réelle, cette
       élévation a quelque chose d'austère, et, si en regardant la scène, on se
       croit dans un cachot, en regardant les combles, on se croirait dans une
       église gothique, mais dans une église ruinée ou inachevée; car tout ce qui
       est là est blafard, informe, fantasque, incohérent. Des échelles suspendues
       sans symétrie pour les besoins du machiniste, coupées comme au hasard
       et lancées sans motif apparent vers d'autres échelles qu'on ne distingue
       point dans la confusion de ces détails incolores; des amas, de planches
       bizarrement tailladées, décors vus à l'envers et dont le dessin n'offre
       aucun sens à l'esprit; des cordes entremêlées comme des hiéroglyphes; des
       débris sans nom, des poulies et des rouages qui semblent préparés pour des
       supplices inconnus, tout cela ressemble à ces rêves que nous faisons à
       l'approche du réveil, et où nous voyons, des choses incompréhensibles,
       en faisant de vains efforts pour savoir où nous sommes. Tout est vague,
       tout flotte, tout semble prêt à se disloquer. On voit un homme qui
       travaille tranquillement sur ces solives, et qui semble porté par des
       toiles d'araignée; il peut vous paraître un marin grimpant aux cordages
       d'un vaisseau, aussi bien qu'un rat gigantesque sciant et rongeant les
       charpentes vermoulues. On entend des paroles qui viennent on ne sait d'où.
       Elles se prononcent à quatre-vingts pieds au-dessus de vous, et la
       sonorité bizarre des échos accroupis dans tous les coins du dôme
       fantastique vous les apporte à l'oreille, distinctes ou confuses, selon
       que vous faites un pas en avant ou de côté, qui change l'effet acoustique.
       Un bruit épouvantable ébranle les échafauds et se répète en sifflements
       prolongés. Est-ce donc la voûte qui s'écroule? Est-ce un de ces frêles
       balcons qui craque et tombe, entraînant de pauvres ouvriers sous ses
       ruines? Non, c'est un pompier qui éternue, ou c'est un chat qui s'élance
       à la poursuite de son gibier, à travers les précipices de ce labyrinthe
       suspendu. Avant que vous soyez habitué à tous ces objets et à tous ces
       bruits, vous avez peur; vous ne savez de quoi il s'agit, et contre quelles
       apparitions inouïes il faut vous armer de sang-froid. Vous ne comprenez
       rien, et ce que l'on ne distingue pas par la vue ou par la pensée, ce qui
       est incertain et inconnu alarme toujours la logique de la sensation. Tout
       ce qu'on peut se figurer de plus raisonnable, quand on pénètre pour la
       première fois dans un pareil chaos, c'est qu'on va assister à quelque
       sabbat insensé dans le laboratoire d'une mystérieuse alchimie[1].
     
       [Note 1: Et cependant, comme tout a sa beauté pour l'oeil qui sait voir,
       ces limbes théâtrales ont une beauté bien plus émouvante pour l'imagination
       que tous les prétendus prestiges de la scène éclairée et ordonnée à l'heure
       du spectacle. Je me suis demandé souvent en quoi consistait cette beauté,
       et comment il me serait possible de la décrire, si je voulais en faire
       passer le secret dans l'âme d'un autre. Quoi! sans couleurs, sans formes,
       sans ordre et sans clarté, les objets extérieurs peuvent-ils, me dira-t-on,
       revêtir un aspect qui parle aux yeux et à l'esprit? Un peintre seul pourra
       me répondre: Oui, je le comprends. Il se rappellera le _Philosophe en
       méditation_ de Rembrandt: cette grande chambre perdue dans l'ombre,
       ces escaliers sans fin, qui tournent on ne sait comment; ces lueurs vagues
       qui s'allument et s'éteignent, on ne sait pourquoi, sur les divers plans
       du tableau; toute cette scène indécise et nette en même temps, cette
       couleur puissante répandue sur un sujet qui, en somme, n'est peint qu'avec
       du brun clair et du brun sombre; cette magie du clair-obscur, ce jeu de
       la lumière ménagée sur les objets les plus insignifiants, sur une chaise,
       sur une cruche, sur un vase de cuivre; et voilà que ces objets, qui ne
       méritent pas d'être regardés, et encore moins d'être peints, deviennent si
       intéressants, si beaux à leur manière, que vous ne pouvez pas en détacher
       vos yeux. Ils ont reçu la vie, ils existent et sont dignes d'exister,
       parce que l'artiste les a touchés de sa baguette, parce qu'il y a fixé une
       parcelle du soleil, parce que entre eux et lui il a su étendre un voile
       transparent, mystérieux, l'air que nous voyons, que nous respirons, et
       dans lequel nous croyons entrer en nous enfonçant par l'imagination dans
       la profondeur de sa toile. Eh bien, si nous retrouvons dans la réalité un
       de ses tableaux, fût-il composé d'objets plus méprisables encore, d'als
       brisés, de haillons flétris, de murailles enfumées; si une pâle lumière y
       jette son prestige avec précaution, si le clair-obscur y déploie cet art
       essentiel qui est dans l'effet, dans la rencontre, dans l'harmonie de
       toutes les choses existantes sans que l'homme ait besoin de l'y mettre,
       l'homme sait l'y trouver, et il le goûte, il l'admire, il en jouit comme
       d'une conquête qu'il vient de faire.
     
       Il est à peu près impossible d'expliquer avec des paroles ces mystères
       que le coup de pinceau d'un grand maître, traduit intelligiblement à tous
       les yeux. En voyant les intérieurs de Rembrandt, de Teniers, de Gérard
       Dow, l'oeil le plus vulgaire se rappellera la réalité qui pourtant ne
       l'avait jamais frappé poétiquement. Pour voir poétiquement cette réalité et
       en faire, par la pensée, un tableau de Rembrandt, il ne faut qu'être doué
       du sens pittoresque commun a beaucoup d'organisations. Mais pour décrire
       et faire passer ce tableau, par le discours, dans l'esprit d'autrui, il
       faudrait une puissance si ingénieuse, qu'en l'essayant, je déclare que je
       cède à une fantaisie sans aucun espoir de réussite. Le génie doué de
       cette puissance, et qui l'exprime en vers (chose bien plus prodigieuse à
       tenter!) n'a pas toujours réussi. Et cependant je doute que dans notre
       siècle aucun artiste littéraire puisse approcher des résultats qu'il a
       obtenus en ce genre. Relisez une pièce de vers qui s'appelle les _Puits de
       l'Inde_; ce sera un chef-d'oeuvre, ou une orgie d'imagination, selon que
       vous aurez on non des facultés sympathiques à celles du poète. Quant à moi,
       j'avoue que j'en ai été horriblement choqué à la lecture. Je ne pouvais
       approuver ce désordre et cette débauche de description. Puis, quand
       j'eus fermé le livre, je ne pouvais plus voir autre chose dans mon cerveau
       que ces puits, ces souterrains, ces escaliers, ces gouffres par où le
       poète m'avait fait passer. Je les voyais en rêve, je les voyais tout
       éveillé. Je n'en pouvais plus sortir, j'y étais enterré vivant. J'étais
       subjugué, et je ne voulus pas relire ce morceau, de crainte de trouver
       qu'un si grand peintre, comme un si grand poète, n'était pas un écrivain
       sans défaut. Cependant je retins par coeur pendant longtemps les huit
       derniers vers, qui, dans tous les temps et pour tous les goûts, seront un
       trait profond, sublime, et sans reproche, qu'on l'entende avec le coeur,
       avec l'oreille ou l'esprit.]
     
       Consuelo laissait donc errer ses yeux distraits sur cet édifice singulier,
       et la poésie de ce désordre se révélait à elle pour la première fois.
       A chaque extrémité du couloir formé par les deux toiles de fond s'ouvrait
       une coulisse noire et profonde où quelques figures passaient de temps en
       temps comme des ombres. Tout à coup elle vit une de ces figures s'arrêter
       comme pour l'attendre, et elle crut voir un geste qui l'appelait.
     
       « Est-ce le Porpora? demanda-t-elle à Joseph.
     
       --Non; dit-il, mais c'est sans doute quelqu'un qui vient d'avertir qu'on va
       répéter le troisième acte. »
     
       Consuelo doubla le pas, en se dirigeant vers ce personnage, dont elle
       ne pouvait distinguer les traits, parce qu'il avait reculé jusqu'à la
       muraille. Mais lorsqu'elle fut à trois pas de lui, et au moment de
       l'interroger, il glissa rapidement derrière les coulisses suivantes, et
       gagna le fond de la scène en passant derrière toutes les toiles.
     
       «Voilà quelqu'un qui avait l'air de nous épier, dit Joseph.
     
       --Et qui a l'air de se sauver, ajouta Consuelo, frappée de l'empressement
       avec lequel il s'était dérobé à ses regards. Je ne sais pourquoi il m'a
       fait peur.»
     
       Elle rentra sur la scène et répéta son dernier acte, vers la fin duquel
       elle ressentit encore les mouvements d'enthousiasme qui l'avaient
       transportée. Quand elle voulut remettre son mantelet pour se retirer, elle
       le chercha, éblouie par une clarté subite: on venait d'ouvrir une lucarne
       au-dessus de sa tête, et le rayon du soleil couchant tombait obliquement
       devant elle. Le contraste de cette brusque lumière avec l'obscurité des
       objets environnants égara un instant sa vue; et elle fit deux ou trois pas
       au hasard, lorsque tout à coup elle se trouva auprès du même personnage
       en manteau noir, qui l'avait inquiétée dans la coulisse. Elle le voyait
       confusément, et cependant il lui sembla le reconnaître. Elle fit un cri, et
       s'élança vers lui; mais il avait déjà disparu, et ce fut en vain qu'elle
       le chercha des yeux.
     
       «Qu'as-tu? lui dit Joseph en lui présentant son mantelet; t'es-tu heurtée
       contre quelque décor? t'es-tu blessée?
     
       --Non, dit-elle, mais j'ai vu le comte Albert.
     
       --Le comte Albert ici? en es-tu sûre? est-ce possible!
     
       --C'est possible, c'est certain,» dit Consuelo en l'entraînant.
     
       Et elle se mit à parcourir les coulisses, en courant et en pénétrant dans
       tous les coins. Joseph l'aidait à cette recherche, persuadé cependant
       qu'elle s'était trompée, tandis que le Porpora l'appelait avec impatience
       pour la ramener au logis. Consuelo ne trouva personne qui lui rappelât le
       moindre trait d'Albert; et lorsque, forcée de sortir avec son maître, elle
       vit passer toutes les personnes qui avaient été sur la scène en même temps
       qu'elle, elle remarqua plusieurs manteaux assez semblables à celui qui
       l'avait frappée.
     
       «C'est égal, dit-elle tout bas à Joseph, qui lui en faisait l'observation,
       je l'ai vu; il était là!
     
       --C'est une hallucination que tu as eue, reprit Joseph. Si c'eût été
       vraiment le comte Albert, il t'aurait parlé; et tu dis que deux fois il a
       fui à ton approche.
     
       --Je ne dis pas que ce soit lui réellement; mais je l'ai vu, et comme tu
       le dis, Joseph, je crois maintenant que c'est une vision. Il faut qu'il
       lui soit arrivé quelque malheur. Oh! j'ai envie de partir tout de suite,
       de m'enfuir en Bohême. Je suis sûre qu'il est en danger, qu'il m'appelle,
       qu'il m'attend.
     
       --Je vois qu'il t'a, entre autres mauvais offices, communiqué sa folie,
       ma pauvre Consuelo. L'exaltation que tu as eue en chantant t'a disposée à
       ces rêveries. Reviens à toi, je t'en conjure, et sois certaine que si le
       comte Albert est à Vienne, tu le verras bien vivant accourir chez toi avant
       la fin de la journée.»
     
       Cette espérance ranima Consuelo. Elle doubla le pas avec Beppo, laissant
       derrière elle le vieux Porpora, qui ne trouva pas mauvais cette fois
       qu'elle l'oubliât dans la chaleur de son entretien avec ce jeune homme.
       Mais Consuelo, ne pensait pas plus à Joseph qu'au maestro. Elle courut,
       elle arriva tout essoufflée, monta à son appartement, et n'y trouva
       personne. Joseph s'informa auprès des domestiques si quelqu'un l'avait
       demandée pendant son absence. Personne n'était venu, personne ne vint.
       Consuelo attendit en vain toute la journée. Le soir et assez avant dans
       la nuit, elle regarda par la fenêtre tous les passants attardés qui
       traversaient la rue. Il lui semblait toujours voir quelqu'un se diriger
       vers sa porte et s'arrêter. Mais ce quelqu'un passait outre, l'un en
       chantant, l'autre en faisant entendre une toux de vieillard, et ils se
       perdaient dans les ténèbres. Consuelo, convaincue qu'elle avait fait un
       rêve, alla se coucher, et le lendemain matin, cette impression se trouvant
       dissipée, elle avoua à Joseph qu'elle n'avait réellement distingué aucun
       des traits du personnage en question. L'ensemble de sa taille, la coupe
       et la pose de son manteau, un teint pâle, quelque chose de noir au bas
       du visage, qui pouvait être une barbe ou l'ombrage du chapeau fortement
       dessinée par la lumière bizarre du théâtre, ces vagues ressemblances,
       rapidement saisies par son imagination, lui avaient suffi pour se persuader
       qu'elle voyait Albert.
     
       «Si un homme tel que tu me l'as si souvent dépeint s'était trouvé sur le
       théâtre, lui dit Joseph, il y avait là assez de monde circulant de tous
       côtés pour que sa mise négligée, sa longue barbe et ses cheveux noirs
       eussent attiré les remarques. Or, j'ai interrogé de tous côtés, et,
       jusqu'aux portiers du théâtre, qui ne laissent pénétrer personne dans
       l'intérieur sans le reconnaître ou voir son autorisation, et qui que ce
       soit n'avait vu un homme étranger au théâtre ce jour-là.
     
       --Allons, il est certain que je l'ai rêvé. J'étais émue, hors de moi. J'ai
       pensé à Albert, son image a passé dans mon esprit. Quelqu'un s'est trouvé
       là devant mes yeux, et j'en ai fait Albert. Ma tête est donc devenue bien
       faible? Il est certain que j'ai crié du fond du coeur, et qu'il s'est passé
       en moi quelque chose de bien extraordinaire et de bien absurde.
     
       --N'y pense plus, dit Joseph; ne te fatigue pas avec des chimères.
       Repasse ton rôle, et songe à ce soir.»
     
     
     
     
       XCVI.
     
     
       Dans la journée, Consuelo vit de ses fenêtres une troupe fort étrange
       défiler vers la place. C'étaient des hommes trapus, robustes et hâlés,
       avec de longues moustaches, les jambes nues chaussées de courroies
       entre-croisées comme des cothurnes antiques, la tête couverte de bonnets
       pointus, la ceinture garnie de quatre pistolets, les bras, le cou
       découvert, la main armée d'une longue carabine albanaise, et le tout
       rehaussé d'un grand manteau rouge.
     
       «Est-ce une mascarade? demanda Consuelo au chanoine, qui était venu lui
       rendre visite; nous ne sommes point en carnaval, que je sache.
     
       --Regardez bien ces hommes-là, lui répondit le chanoine; car nous ne les
       reverrons pas de longtemps, s'il plaît à Dieu de maintenir le règne de
       Marie-Thérèse. Voyez comme le peuple les examine avec curiosité, quoique
       avec une sorte de dégoût et de frayeur! Vienne les a vus accourir dans
       ses jours d'angoisse et de détresse, et alors elle les a accueillis plus
       joyeusement qu'elle ne le fait aujourd'hui, honteuse et consternée qu'elle
       est de leur devoir son salut!
     
       --Sont-ce là ces brigands esclavons dont on m'a tant parlé en Bohême et
       qui y ont fait tant de mal? reprit Consuelo.
     
       --Oui, ce sont eux, répliqua le chanoine; ce sont les débris de ces hordes
       de serfs et de bandits croates que le fameux baron François de Trenck,
       cousin germain de votre ami le baron Frédéric de Trenck, avait affranchis
       ou asservis avec une hardiesse et une habileté incroyables, pour en faire
       presque des troupes régulières au service de Marie-Thérèse. Tenez, le
       voilà, ce héros effroyable, ce Trenck à la gueule brûlée, comme l'appellent
       nos soldats; ce partisan fameux, le plus rusé, le plus intrépide, le plus
       nécessaire des tristes et belliqueuses années qui viennent de s'écouler:
       le plus grand hâbleur et le plus grand pillard de son siècle, à coup sûr;
       mais aussi l'homme le plus brave, le plus robuste, le plus actif, le plus
       fabuleusement téméraire des temps modernes. C'est lui; c'est Trenck le
       pandoure, avec ses loups affamés, meute sanguinaire dont il est le sauvage
       pasteur.»
     
       François de Trenck était plus grand encore que son cousin de Prusse.
       Il avait près de six pieds. Son manteau écarlate, attaché à son cou par
       une agrafe de rubis, s'entr'ouvrait sur sa poitrine pour laisser voir tout
       un musée d'artillerie turque, chamarrée de pierreries, dont sa ceinture
       était l'arsenal. Pistolets, sabres recourbés et coutelas, rien ne manquait
       pour lui donner l'apparence du plus expéditif et du plus déterminé tueur
       d'hommes. En guise d'aigrette, il portait à son bonnet le simulacre d'une
       petite faux à quatre lames tranchantes, retombant sur son front. Son aspect
       était horrible. L'explosion d'un baril de poudre[1] en le défigurant, avait
       achevé de lui donner l'air diabolique. «On ne pouvait le regarder sans
       frémir,» disent tous les mémoires du temps.
     
       [Note 1: Étant descendu dans une cave au pillage d'une ville de la Bohème
       et dans l'espérance de découvrir le premier des tonnes d'or dont on lui
       avait signalé l'existence, il avait approché précipitamment une lumière
       d'un de ces tonneaux précieux; mais c'était de la poudre qu'il contenait.
       L'explosion avait fait crouler sur lui une partie de la voûte, et on
       l'avait retiré des décombres, mourant, le corps sillonné d'énormes
       brûlures, le visage couvert de plaies profondes et indélébiles.]
     
       «C'est donc là ce monstre, cet ennemi de l'humanité! dit Consuelo en
       détournant les yeux avec horreur. La Bohême se rappellera longtemps son
       passage; les villes brûlées, saccagées, les vieillards et les enfants mis
       en pièces, les femmes outragées, les campagnes épuisées de contributions,
       les moissons dévastées, les troupeaux détruits quand on ne pouvait les
       enlever, partout la ruine, la désolation, le meurtre et l'incendie. Pauvre
       Bohême! rendez-vous éternel de toutes les luttes, théâtre de toutes les
       tragédies!
     
       --Oui, pauvre Bohême! victime de toutes les fureurs, arène de tous les
       combats, reprit le chanoine; François de Trenck y a renouvelé les farouches
       excès du temps de Jean Ziska. Comme lui invaincu, il n'a jamais fait
       quartier; et la terreur de son nom était si grande, que ses avant-gardes
       ont enlevé des villes d'assaut, lorsqu'il était encore à quatre milles de
       distance, aux prises avec d'autres ennemis. C'est de lui qu'on peut dire,
       comme d'Attila, que l'herbe ne repousse jamais là ou son cheval a passé.
       C'est lui que les vaincus maudiront jusqu'à la quatrième génération.»
     
       François de Trenck se perdit dans l'éloignement; mais pendant longtemps
       Consuelo et le chanoine virent défiler ses magnifiques chevaux richement
       caparaçonnés, que ses gigantesques hussards croates conduisaient en main.
     
       «Ce que vous voyez n'est qu'un faible échantillon de ses richesses, dit
       le chanoine. Des mulets et des chariots chargés d'armes, de tableaux, de
       pierreries, de lingots d'or et d'argent, couvrent incessamment les routes
       qui conduisent à ses terres d'Esclavonie. C'est là qu'il enfouit des
       trésors qui pourraient fournir la rançon de trois rois. Il mange dans
       la vaisselle d'or qu'il a enlevée au roi de Prusse à Sorow, alors qu'il
       a failli enlever le roi de Prusse lui-même. Les uns disent qu'il l'a
       manqué d'un quart d'heure; les autres prétendent qu'il l'a tenu prisonnier
       dans ses mains et qu'il lui a chèrement vendu sa liberté. Patience!
       Trenck le pandoure ne jouira peut-être pas longtemps de tant de gloire
       et de richesses. On dit qu'un procès criminel le menace, que les plus
       épouvantables accusations pèsent sur sa tête, que l'impératrice en a
       grand peur; enfin que ceux de ses Croates qui n'ont pas pris, selon leur
       coutume, leur congé sous leur bonnet, vont être incorporés dans les troupes
       régulières et tenus en bride à la manière prussienne. Quant à lui... j'ai
       mauvaise idée des compliments et des récompenses qui l'attendent à la cour!
     
       --Ils ont sauvé la couronne d'Autriche, à ce qu'on dit!
     
       --Cela est certain. Depuis les frontières de la Turquie jusqu'à celles
       de la France, ils ont semé l'épouvante et emporté les places les mieux
       défendues, les batailles les plus désespérées. Toujours les premiers à
       l'attaque d'un front d'armée, à la tête d'un pont, à la brèche d'un fort;
       ils ont forcé nos plus grands généraux à l'admiration, et nos ennemis à la
       fuite. Les Français ont partout reculé devant eux, et le grand Frédéric
       a pâli, dit-on, comme un simple mortel, à leur cri de guerre. Il n'est
       point de fleuve rapide, de forêt inextricable, de marais vaseux, de roche
       escarpée, de grêle de balles et de torrents de flammes qu'ils n'aient
       franchis, à toutes les heures de la nuit, et dans les plus rigoureuses
       saisons. Oui; certes, ils ont sauvé la couronne de Marie-Thérèse plus que
       la vieille tactique militaire de tous nos généraux et toutes les ruses de
       nos diplomates.
     
       --En ce cas, leurs crimes seront impunis et leurs vols sanctifiés!
     
       --Peut-être qu'ils seront trop punis, au contraire.
     
       --On ne se défait pas de gens qui ont rendu de pareils services!
     
       --Pardon, dit le chanoine malignement: quand on n'a plus besoin d'eux...
     
       --Mais ne leur a-t-on pas permis tous les excès qu'ils ont commis sur les
       terres de l'Empire et sur celles des alliés?
     
       --Sans doute; on leur a tout permis, puisqu'ils étaient nécessaires!
     
       --Et maintenant?
     
       --Et maintenant qu'ils ne le sont plus, on leur reproche tout ce qu'on leur
       avait permis.
     
       --Et la grande âme de Marie-Thérèse?
     
       --Ils ont profané des églises!
     
       --J'entends. Trenck est perdu, monsieur le chanoine.
     
       --Chut! cela se dit tout bas, reprit-il.
     
       --As-tu vu les pandoures? s'écria Joseph en entrant tout essoufflé.
     
       --Avec peu de plaisir, répondit Consuelo.
     
       --Eh bien, ne les as-tu pas reconnus?
     
       --C'est la première fois que je les vois.
     
       --Non pas, Consuelo, ce n'est pas la première fois que ces figures-là
       frappent tes regards. Mous en avons rencontré dans le Boehmer-Wald.
     
       --Grâce à Dieu, aucun à ma souvenance.
     
       --Tu as donc oublié un chalet où nous avons passé la nuit sur la fougère,
       et où nous nous sommes aperçus tout d'un coup que dix ou douze hommes
       dormaient là autour de nous?».
     
       Consuelo se rappela l'aventure du chalet et la rencontre de ces farouches
       personnages qu'elle avait pris, ainsi que Joseph, pour des contrebandiers.
       D'autres émotions, qu'elle n'avait ni partagées ni devinées, gravaient
       dans la mémoire de Joseph toutes les circonstances de cette nuit orageuse.
     
       «Eh bien, lui dit-il, ces prétendus contrebandiers qui ne s'aperçurent pas
       de notre présence à côté d'eux et qui sortirent du chalet avant le jour,
       portant des sacs et de lourds paquets, c'étaient des pandoures: c'étaient
       les armes, les figures, les moustaches et les manteaux que je viens de voir
       passer, et la Providence nous avait soustraits, à notre insu, à la plus
       funeste rencontre que nous pussions faire en voyage.
     
       --Sans aucun doute, dit le chanoine, à qui tous les détails de ce voyage
       avaient été souvent racontés par Joseph; ces honnêtes gens s'étaient
       licenciés de leur propre gré, comme c'est leur coutume quand ils ont les
       poches pleines, et ils gagnaient la frontière pour revenir dans leur pays
       par un long circuit, plutôt que de passer avec leur butin sur les terres
       de l'Empire, où ils craignent toujours d'avoir à rendre des comptes. Mais
       soyez sûrs qu'ils n'y seront pas arrivés sans encombre. Ils se volent et
       s'assassinent les uns les autres tout le long du chemin, et c'est le plus
       fort qui regagne ses forêts et ses cavernes, chargé de la part de ses
       compagnons.
     
       L'heure de la représentation vint distraire Consuelo du sombre souvenir des
       pandoures de Trenck, et elle se rendit au théâtre. Elle n'y avait point de
       loge pour s'habiller; jusque-là madame Tesi lui avait prêté la sienne.
       Mais, cette fois, madame Tesi fort courroucée de ses succès, et déjà son
       ennemie jurée, avait emporté la clef, et la prima donna de la soirée se
       trouva fort embarrassée de savoir où se réfugier. Ces petites perfidies
       sont usitées au théâtre. Elles irritent et inquiètent la rivale dont on
       veut paralyser les moyens. Elle perd du temps à demander une loge, elle
       craint de n'en point trouver. L'heure s'avance; ses camarades lui disent
       en passant: «Eh quoi! pas encore habillée? on va commencer.» Enfin, après
       bien des demandes et bien des pas, à force de colère et de menaces, elle
       réussit à se faire ouvrir une loge où elle ne trouve rien de ce qui lui est
       nécessaire. Pour peu que les tailleuses soient gagnées, le costume n'est
       pas prêt ou va mal. Les habilleuses sont aux ordres de toute autre que
       la victime dévouée à ce petit supplice. La cloche sonne, l'avertisseur
       (le _buttafuori_) crie de sa voix glapissante dans les corridors: _Signore
       e signori, si va cominciar!_ mots terribles que la débutante n'entend pas
       sans un froid mortel; elle n'est pas prête; elle se hâte, elle brise ses
       lacets, elle déchire ses manches; elle met son manteau de travers, et son
       diadème va tomber au premier pas qu'elle fera sur la scène. Palpitante,
       indignée, nerveuse, les yeux pleins de larmes, il faut paraître avec un
       sourire céleste sur le visage; il faut déployer une voix pure, fraîche
       et sûre d'elle-même, lorsque la gorge est serrée et le coeur prêt à se
       briser... Oh! toutes ces couronnes de fleurs qui pleuvent sur la scène au
       moment du triomphe ont, en dessous, des milliers d'épines.
     
       Heureusement pour Consuelo, elle rencontra la Corilla, qui lui dit en lui
       prenant la main:
     
       «Viens dans ma loge; la Tesi s'est flattée de te jouer le même tour qu'elle
       me jouait dans les commencements. Mais je viendrai à ton secours, ne fût-ce
       que pour la faire enrager! c'est à charge de revanche, au moins! Au train
       dont tu y vas, Porporina, je risque bien de te voir passer avant moi,
       partout où j'aurai le malheur de te rencontrer. Tu oublieras sans doute
       alors la manière dont je me conduis ici avec toi: tu ne te rappelleras
       que le mal que je t'ai fait.
     
       --Le mal que vous m'avez fait, Corilla? dit Consuelo en entrant dans la
       loge de sa rivale et en commençant sa toilette derrière un paravent, tandis
       que les habilleuses allemandes partageaient leurs soins entre les deux
       cantatrices, qui pouvaient s'entretenir en vénitien sans être entendues.
       Vraiment je ne sais quel mal vous m'avez, fait; je ne m'en souviens plus.
     
       --La preuve que tu me gardes rancune, c'est que tu me dis _vous_, comme si
       tu étais une duchesse et comme si tu me méprisais.
     
       --Eh bien, je ne me souviens pas que tu m'aies fait du mal, reprit Consuelo
       surmontant la répugnance qu'elle éprouvait à traiter familièrement une
       femme à qui elle ressemblait si peu.
     
       --Est-ce vrai ce que tu dis là? repartit l'autre. As-tu oublié à ce point
       le pauvre Zoto?
     
       --J'étais libre et maîtresse de l'oublier, je l'ai fait,» reprit Consuelo
       en attachant son cothurne de reine avec ce courage et cette liberté
       d'esprit que donne l'entrain du métier à certains moments: et elle fit
       une brillante roulade pour ne pas oublier de se tenir en voix.
     
       La Corilla riposta par une autre roulade pour faire de même, puis elle
       s'interrompit pour dire à sa soubrette:
     
       «Et par le sang du diable, Mademoiselle, vous me serrez trop. Croyez-vous
       habiller une poupée de Nuremberg? Ces Allemandes, reprit-elle en dialecte,
       elles ne savent pas ce que c'est que des épaules. Elles nous rendraient
       carrées comme leurs douairières, si on se laissait faire. Porporina, ne te
       laisse pas empaqueter jusqu'aux oreilles comme la dernière fois: c'était
       absurde.
     
       --Ah! pour cela, ma chère, c'est la consigne impériale. Ces dames le
       savent, et je ne tiens pas à me révolter pour si peu de chose.
     
       --Peu de chose! nos épaules, peu de chose.
     
       --Je ne dis pas cela pour toi, qui as les plus belles formes de l'univers;
       mais moi...
     
       --Hypocrite! dit Corilla en soupirant; tu as dix ans de moins que moi, et
       mes épaules ne se soutiendront bientôt plus que par leur réputation.
     
       --C'est toi qui es hypocrite,» reprit Consuelo, horriblement ennuyée de
       ce genre de conversation; et pour l'interrompre, elle se mit, tout en se
       coiffant, à faire des gammes et des traits.
     
       «Tais-toi, lui dit tout à coup Corilla, qui l'écoutait malgré elle; tu
       m'enfonces mille poignards dans le gosier... Ah! je te céderais de bon
       coeur tous mes amants, je serais bien sûre d'en trouver d'autres; mais ta
       voix et ta méthode, jamais je ne pourrai te les disputer. Tais-toi, car
       j'ai envie de t'étrangler.»
     
       Consuelo, qui vit bien que la Corilla ne plaisantait qu'à demi, et que ces
       flatteries railleuses cachaient une souffrance réelle, se le tint pour dit;
       mais au bout d'un instant, celle-ci reprit:
     
       «Comment fais-tu ce trait-là?
     
       --Veux-tu le faire? je te le cède, répondit Consuelo en riant, avec sa
       bonhomie admirable. Tiens, je vais te l'apprendre. Mets le dès ce soir dans
       quelque endroit de ton rôle. Moi, j'en trouverai un autre.
     
       --C'en sera un autre encore plus fort. Je n'y gagnerai rien.
     
       --Eh bien, je ne le ferai cas du tout. Aussi bien le Porpora ne se soucie
       pas de ces choses-là, et ce sera un reproche de moins qu'il me fera ce
       soir. Tiens, voilà mon trait.»
     
       Et tirant de sa poche une ligne de musique écrite sur un petit bout de
       papier plié, elle le passa par-dessus le paravent à Corilla, qui se mit à
       l'étudier aussitôt. Consuelo l'aida, le lui chanta plusieurs fois et finit
       par le lui apprendre. Les toilettes allaient toujours leur train.
     
       Mais avant que Consuelo eût passé sa robe, la Corilla écarta impétueusement
       le paravent et vint l'embrasser pour la remercier du sacrifice de son
       trait. Ce n'était pas un mouvement de reconnaissance bien sincère qui la
       poussait à cette démonstration. Il s'y mêlait un perfide désir de voir la
       taille de sa rivale en corset, afin de pouvoir trahir le secret de quelque
       imperfection. Mais Consuelo n'avait pas de corset. Sa ceinture, déliée
       comme un roseau, et ses formes chastes et nobles, n'empruntaient pas les
       secours de l'art. Elle pénétra l'intention de Corilla et sourit.
     
       «Tu peux examiner ma personne et pénétrer mon coeur, pensa-t-elle, tu n'y
       trouveras rien de faux.
     
       --Zingarella, lui dit la Corilla en reprenant malgré elle son air hostile
       et sa voix âpre, tu n'aimes donc plus du tout Anzoleto?
     
       --Plus du tout, répondit Consuelo en riant.
     
       --Et lui, il t'a beaucoup aimée?
     
       --Pas du tout, reprit Consuelo avec la même assurance et le même
       détachement bien senti et bien sincère.
     
       --C'est bien ce qu'il me disait!» s'écria la Corilla en attachant sur
       elle ses yeux bleus, clairs et ardents, espérant surprendre un regret et
       réveiller une blessure dans le passé de sa rivale.
     
       Consuelo ne se piquait pas de finesse, mais elle avait celle des âmes
       franches, si forte quand elle lutte contre des desseins astucieux. Elle
       sentit le coup et y résista tranquillement. Elle n'aimait plus Anzoleto,
       elle ne connaissait pas la souffrance de l'amour-propre: elle laissa donc
       ce triomphe à la vanité de Corilla.
     
       «Il te disait la vérité, reprit-elle; il ne m'aimait pas.
     
       --Mais toi, tu ne l'as donc jamais aimé?» dit l'autre, plus étonnée que
       satisfaite de cette concession.
     
       Consuelo sentit qu'elle ne devait pas être franche à demi. Corilla voulait
       l'emporter, il fallait la satisfaire.
     
       «Moi, répondit-elle, je l'ai beaucoup aimé.
     
       --Et tu l'avoues ainsi? tu n'as donc pas de fierté, pauvre fille?
     
       --J'en ai eu assez pour me guérir.
     
       --C'est-à-dire que tu as eu assez de philosophie pour te consoler avec un
       autre. Dis-moi avec qui, Porporina. Ce ne peut être avec ce petit Haydn,
       qui n'a ni sou ni maille!
     
       --Ce ne serait pas une raison. Mais je ne me suis consolée avec personne
       de la manière dont tu l'entends.
     
       --Ah! je sais! j'oubliais que tu as la prétention... Ne dis donc pas de
       ces choses-là ici, ma chère; tu te feras tourner en ridicule.
     
       --Aussi je ne les dirai pas sans qu'on m'interroge, et je ne me laisserai
       pas interroger par tout le monde. C'est une liberté que je t'ai laissé
       prendre, Corilla; c'est à toi de n'en pas abuser, si tu n'es pas mon
       ennemie.
     
       --Vous êtes une masque! s'écria la Corilla. Vous avez de l'esprit, quoique
       vous fassiez l'ingénue. Vous en avez tant que je suis sur le point de vous
       croire aussi pure que je l'étais à douze ans. Pourtant cela est impossible.
       Ah! que tu es habile, Zingarella! Tu feras croire aux hommes tout ce que
       tu voudras.
     
       --Je ne leur ferai rien croire du tout, car je ne leur permettrai pas de
       s'intéresser assez à mes affaires pour m'interroger.
     
       --Ce sera le plus sage: ils abusent toujours de nos confessions, et ne
       les ont pas plus tôt arrachées, qu'ils nous humilient de leurs reproches.
       Je vois que tu sais ton affaire. Tu feras bien de ne pas vouloir inspirer
       de passions: comme cela, tu n'auras pas d'embarras, pas d'orages; tu agiras
       librement sans tromper personne. A visage découvert, on trouve plus
       d'amants et on fait plus vite fortune. Mais il faut pour cela plus de
       courage que je n'en ai; il faut que personne ne te plaise et que tu ne
       te soucies d'être aimée de personne, car on ne goûte ces dangereuses
       douceurs de l'amour qu'à force de précautions et de mensonges. Je t'admire,
       Zingarella! oui, je me sens frappée de respect en te voyant, si jeune,
       triompher de l'amour; car la chose la plus funeste à notre repos, à notre
       voix, à la durée de notre beauté, à notre fortune, à nos succès, c'est bien
       l'amour, n'est-ce pas? Oh! oui, je le sais par expérience. Si j'avais pu
       m'en tenir toujours à la froide galanterie, je n'aurais pas tant souffert;
       je n'aurais pas perdu deux mille sequins, et deux notes dans le haut. Mais,
       vois-tu, je m'humilie devant toi; je suis une pauvre créature, je suis née
       malheureuse. Toujours, au milieu de mes plus belles affaires, j'ai fait
       quelque sottise qui a tout gâté, je me suis laissé prendre à quelque folle
       passion pour quelque pauvre diable, et adieu la fortune! J'aurais pu
       épouser Zustiniani dans un temps; oui, je l'aurais pu; il m'adorait et
       je ne pouvais pas le souffrir; j'étais maîtresse de son sort. Ce misérable
       Anzoleto m'a plu... j'ai perdu ma position. Allons, tu me donneras des
       conseils, tu seras mon amie, n'est-ce pas? Tu me préserveras des faiblesses
       de coeur et des coups de tête. Et, pour commencer... il faut que je t'avoue
       que j'ai une inclination depuis huit jours pour un homme dont la faveur
       baisse singulièrement, et qui, avant peu, pourra être plus dangereux
       qu'utile à la cour; un homme qui est riche à millions, mais qui pourrait
       bien se trouver ruiné dans un tour de main. Oui, je veux m'en détacher
       avant qu'il m'entraîne dans son précipice... Allons! le diable veut me
       démentir, car le voici qui vient; je l'entends, et je sens le feu de la
       jalousie me monter au visage. Ferme bien ton paravent, Porporina, et ne
       bouge pas: je ne veux pas qu'il te voie.»
     
       Consuelo se hâta de tirer avec soin le paravent. Elle n'avait pas besoin de
       l'avis pour désirer de n'être pas examinée par les amants de la Corilla.
       Une voix d'homme assez vibrante et juste, quoique privée de fraîcheur,
       fredonnait dans les corridors. On frappa pour la forme, et on entra sans
       attendre la réponse.
     
       «Horrible métier! pensa Consuelo. Non, je ne me laisserai pas séduire par
       les enivrements de la scène; l'intérieur de la coulisse est trop immonde.»
     
       Et elle se cacha dans son coin, humiliée de se trouver en pareille
       compagnie, indignée et consternée de la manière dont la Corilla l'avait
       comprise, et plongeant pour la première fois dans cet abîme de corruption
       dont elle n'avait pas encore eu l'idée.
     
     
     
     
       XCVII.
     
     
       En achevant sa toilette à la hâte, dans la crainte d'une surprise, elle
       entendit le dialogue suivant en italien:
     
       «Que venez-vous faire ici? Je vous ai défendu d'entrer dans ma loge.
       L'impératrice nous a interdit, sous les peines les plus sévères, d'y
       recevoir d'autres hommes que nos camarades, et encore faut-il qu'il y
       ait nécessité urgente pour les affaires du théâtre. Voyez à quoi vous
       m'exposez! Je ne conçois pas qu'on fasse si mal la police des loges.
     
       --Il n'y a pas de police pour les gens qui paient bien, ma toute belle.
       Il n'y a que les pleutres qui rencontrent la résistance ou la délation sur
       leur chemin. Allons, recevez-moi un peu mieux, ou, par le corps du diable,
       je ne reviendrai plus.
     
       --C'est le plus grand plaisir que vous puissiez me faire. Partez donc!
       Eh bien, vous ne partez pas?
     
       --Tu as l'air de le désirer de si bonne foi, que je reste pour te faire
       enrager.
     
       --Je vous avertis que je vais mander ici le régisseur, afin qu'il me
       débarrasse de vous.
     
       --Qu'il vienne s'il est las de vivre! j'y consens.
     
       --Mais êtes-vous insensé? Je vous dis que vous me compromettez, que vous
       me faites manquer au règlement récemment introduit par ordre de Sa Majesté,
       que vous, m'exposez à une forte amende, à un renvoi peut-être.
     
       --L'amende, je me charge de la payer à ton directeur en coups de canne.
       Quant à ton renvoi, je ne demande pas mieux; je t'emmène dans mes terres,
       où nous mènerons joyeuse vie.
     
       --Moi, suivre un brutal tel que vous? jamais! Allons, sortons ensemble
       d'ici, puisque vous vous obstinez à ne pas m'y laisser seule.
     
       --Seule? seule, ma charmante? C'est ce dont je m'assurerai avant de vous
       quitter. Voilà un paravent qui tient bien de la place dans cette petite
       chambre. Il me semble que si je le repoussais contre la muraille d'un bon
       coup de pied, je vous rendrais service.
     
       --Arrêtez! Monsieur, arrêtez! c'est une dame qui s'habille là. Voulez-vous
       tuer ou blesser une femme, brigand que vous êtes!
     
       --Une femme! Ah! c'est bien différent; mais je veux voir si elle n'a pas
       une épée au côté.»
     
       Le paravent commença à s'agiter. Consuelo, qui était habillée entièrement,
       jeta son manteau sur ses épaules, et tandis qu'on ouvrait la première
       feuille du paravent, elle essaya de pousser la dernière, afin de
       s'esquiver par la porte, qui n'en était qu'à deux pas. Mais la Corilla,
       qui vit son mouvement, l'arrêta en lui disant:
     
       «Reste là, Porporina; s'il ne t'y trouvait pas, il serait capable de croire
       que c'est un homme qui s'enfuit, et il me tuerait.»
     
       Consuelo, effrayée, prit le parti de se montrer; mais la Corilla qui
       s'était cramponnée au paravent, entre elle et son amant, l'en empêcha
       encore. Peut-être espérait-elle qu'en excitant sa jalousie, elle allumerait
       en lui assez de passion pour qu'il ne prît pas garde à la grâce touchante
       de sa rivale.
     
       « Si c'est une dame qui est-là, dit-il en riant, qu'elle me réponde.
       Madame, êtes-vous habillée? peut-on vous présenter ses hommages?
     
       --Monsieur, répondit Consuelo sur un signe de la Corilla, veuillez garder
       vos hommages pour une autre, et me dispenser de les recevoir. Je ne suis
       pas visible.
     
       --C'est-à-dire que c'est le bon moment pour vous regarder, dit l'amant de
       Corilla en faisant mine de pousser le paravent.
     
       --Prenez garde à ce que vous allez faire, dit Corilla avec un rire forcé;
       si, au lieu d'une bergère en déshabillé, vous alliez trouver une duègne
       respectable!
     
       --Diable!... Mais non!, sa voix est trop fraîche pour n'être pas âgée de
       vingt ans tout au plus; et si elle n'était pas jolie, tu me l'aurais déjà
       montrée.»
     
       Le paravent était très-élevé, et malgré sa grande taille, l'amant ne
       pouvait regarder par-dessus, à moins de jeter à bas tous les chiffons de
       Corilla qui encombraient les chaises; d'ailleurs depuis qu'il ne pensait
       plus à s'alarmer de la présence d'un homme, le jeu l'amusait.
     
       « Madame, cria-t-il, si vous êtes vieille et laide, ne dites rien, et je
       respecte votre asile; mais parbleu, si vous êtes jeune et belle, ne vous
       laissez pas calomnier par la Corilla, et dites un mot pour que je force
       la consigne.»
     
       Consuelo ne répondit rien...
     
       «Ah! ma foi! s'écria le curieux après un moment d'attente, je n'en serai
       pas dupe! Si vous étiez vieille ou mal faite, vous ne vous rendriez pas
       justice si tranquillement; c'est parce que vous êtes un ange que vous vous
       moquez de mes doutes. Il faut, dans tous les cas, que je vous voie; car,
       ou vous êtes un prodige de beauté capable d'inspirer des craintes à la
       belle Corilla elle-même, ou vous êtes une personne assez spirituelle pour
       avouer votre laideur, et je serai bien aise de voir, pour la première fois
       de ma vie, une laide femme sans prétentions.»
     
       Il prit le bras de Corilla avec deux doigts seulement, et le fit plier
       comme un brin de paille. Elle jeta un grand cri, prétendit qu'il l'avait
       meurtrie, blessée; il n'en tint compte, et, ouvrant la feuille du paravent,
       il montra aux regards de Consuelo l'horrible figure du baron François
       de Trenck. Un habit de ville des plus riches et des plus galants avait
       remplacé son sauvage costume de guerre; mais à sa taille gigantesque
       et aux larges taches d'un noir rougeâtre qui sillonnaient son visage
       basané, il était difficile de méconnaître un seul instant l'intrépide et
       impitoyable chef des pandoures.
     
       Consuelo ne put retenir un cri d'effroi, et retomba sur sa chaise en
       pâlissant.
     
       « N'ayez pas peur de moi, Madame, dit le baron en mettant un genou en
       terre, et pardonnez-moi une témérité dont il m'est impossible, en vous
       regardant, de me repentir comme je le devrais. Mais laissez-moi croire que
       c'était par pitié pour moi (sachant bien que je ne pourrais vous voir sans
       vous adorer) que vous refusiez de vous montrer. Ne me donnez pas ce chagrin
       de penser que je vous fais peur; je suis assez laid, j'en conviens. Mais si
       la guerre a fait d'un assez joli garçon une espèce de monstre, soyez sûre
       qu'elle ne m'a pas rendu plus méchant pour cela.
     
       --Plus méchant? cela était sans doute impossible! répondit Consuelo en lui
       tournant le dos.
     
       --Oui-da, répondit le baron, vous êtes une enfant bien sauvage, et votre
       nourrice vous aura fait des contes de vampire sur moi, comme les vieilles
       femmes de ce pays-ci n'y manquent point. Mais les jeunes me rendent plus de
       justice; elles savent que si je suis un peu rude dans mes façons avec les
       ennemis de la patrie, je suis très-facile à apprivoiser quand elles veulent
       s'en donner la peine.»
     
       Et, se penchant vers le miroir où Consuelo feignait de se regarder, il
       attacha sur elle ce regard à la fois voluptueux et féroce dont la Corilla
       avait subi la brutale fascination. Consuelo vit qu'elle ne pouvait se
       débarrasser de lui qu'en l'irritant.
     
       « Monsieur le baron, lui dit-elle, ce n'est pas de la peur que vous
       m'inspirez, c'est du dégoût et de l'aversion. Vous aimez à tuer, et moi je
       ne crains pas la mort; mais je hais les âmes sanguinaires, et je connais
       la vôtre. J'arrive de Bohême, et j'y ai trouvé la trace de vos pas.»
     
       Le baron changea de visage, et dit en haussant les épaules et en se
       tournant vers la Corilla:
     
       « Quelle diablesse est-ce là? La baronne de Lestock, qui m'a tiré un coup
       de pistolet à bout portant dans une rencontre, n'était pas plus enragée
       contre moi! Aurais-je écrasé son amant par mégarde en galopant sur quelque
       buisson? Allons, ma belle, calmez-vous; je voulais plaisanter avec vous.
       Si vous êtes d'humeur revêche, je vous salue; aussi bien je mérite cela
       pour m'être laissé distraire un moment de ma divine Corilla.
     
       --Votre divine Corilla, répondit cette dernière, se soucie fort peu de
       vos distractions, et vous prie de vous retirer; car, dans un instant, le
       directeur va venir faire sa tournée, et à moins que vous ne vouliez faire
       un esclandre...
     
       --Je m'en vais, dit le baron; je ne veux pas t'affliger et priver le public
       de la fraîcheur de tes accents en te faisant verser quelques larmes. Je
       t'attendrai avec ma voiture à la sortie du théâtre après la représentation.
       C'est entendu?»
     
       Il l'embrassa bon gré mal gré devant Consuelo, et se retira.
     
       Aussitôt la Corilla se jeta au cou de sa compagne pour la remercier d'avoir
       si bien repoussé les fadeurs du baron. Consuelo détourna la tête; la belle
       Corilla, toute souillée du baiser de cet homme, lui causait presque le même
       dégoût que lui.
     
       « Comment pouvez-vous être jalouse d'un être aussi repoussant? lui
       dit-elle.
     
       --Zingarella, tu ne t'y connais pas, répondit Corilla en souriant.
       Le baron plaît à des femmes plus haut placées et soi-disant plus vertueuses
       que nous. Sa taille est superbe, et son visage, bien que gâté par des
       cicatrices, a des agréments auxquels tu ne résisterais pas s'il se mettait
       en tête de te le faire trouver beau.
     
       --Ah! Corilla, ce n'est pas son visage qui me répugne le plus. Son âme
       est plus hideuse encore. Tu ne sais donc pas que son coeur est celui d'un
       tigre!
     
       --Et voilà ce qui m'a tourné la tête! répondit lestement la Corilla.
       Entendre les fadeurs de tous ces efféminés qui vous harcèlent, belle
       merveille en vérité! Mais enchaîner un tigre, dominer un lion des forêts,
       le conduire en laisse: faire soupirer, pleurer, rugir et trembler celui
       dont le regard met en fuite des armées entières, et dont un coup de sabre
       fait voler la tête d'un boeuf comme celle d'un pavot, c'est un plaisir plus
       âpre que tous ceux que j'ai connus. Anzoleto avait bien un peu de cela;
       je l'aimais pour sa méchanceté, mais le baron est pire. L'autre était
       capable de battre sa maîtresse, celui-ci est capable de la tuer. Oh! je
       l'aime davantage!
     
       --Pauvre Corilla! dit Consuelo en laissant tomber sur elle le regard d'une
       profonde pitié.
     
       --Tu me plains de cet amour, et tu as raison; mais tu aurais encore plus de
       raison si tu me l'enviais. J'aime mieux que tu m'en plaignes, après tout,
       que de me le disputer.
     
       --Sois tranquille! dit Consuelo.
     
       --_Signora, si va cominciar!_ cria l'avertisseur à la porte.
     
       --_Commencez!_, cria une voix de stentor à l'étage supérieur, occupé par
       les salles des choristes.
     
       --_Commencez!_» répéta une autre voix lugubre et sourde au bas de
       l'escalier qui donnait sur le fond du théâtre; et les dernières syllabes,
       passant comme un écho affaibli de coulisse en coulisse, aboutirent en
       mourant jusqu'au souffleur, qui le traduisit au chef d'orchestre en
       frappant trois coups sur le plancher. Celui-ci frappa à son tour de son
       archet sur le pupitre, et, après cet instant de recueillement et de
       palpitation qui précède le début de l'ouverture, la symphonie prit son
       élan et imposa silence dans les loges comme au parterre.
     
       Dès le premier acte de _Zénobie_, Consuelo produisit cet effet complet,
       irrésistible, que Haydn lui avait prédit la veille. Les plus grands talents
       n'ont pas tous les jours un triomphe infaillible sur la scène; même en
       supposant que leurs forces n'aient pas un instant de défaillance, tous
       les rôles, toutes les situations ne sont pas propres au développement de
       leurs facultés les plus brillantes. C'était la première fois que Consuelo
       rencontrait ce rôle et ces situations où elle pouvait être elle-même et
       se manifester dans sa candeur, dans sa force, dans sa tendresse et dans
       sa pureté, sans faire un travail d'art et d'attention pour s'identifier
       à un personnage inconnu. Elle put oublier ce travail terrible, s'abandonner
       à l'émotion du moment, s'inspirer tout à coup de mouvements pathétiques
       et profonds qu'elle n'avait pas eu le temps d'étudier et qui lui furent
       révélés par le magnétisme d'un auditoire sympathique. Elle y trouva
       un plaisir indicible; et, ainsi qu'elle l'avait éprouvé en moins à la
       répétition, ainsi qu'elle l'avait sincèrement exprimé à Joseph, ce ne fut
       pas le triomphe que lui décerna le public qui l'enivra de joie, mais bien
       le bonheur de réussir à se manifester, la certitude victorieuse d'avoir
       atteint dans son art un moment d'idéal. Jusque-là elle s'était toujours
       demandé avec inquiétude si elle n'eût pas pu tirer meilleur parti de ses
       moyens et de son rôle. Cette fois, elle sentit qu'elle avait révélé toute
       sa puissance, et, presque sourde aux clameurs de la foule, elle s'applaudit
       elle-même dans le secret de sa conscience.
     
       Après le premier acte, elle resta dans la coulisse pour écouter
       l'intermède, où Corilla était charmante, et pour l'encourager par des
       éloges sincères. Mais, après la second acte, elle sentit le besoin de
       prendre un instant de repos et remonta dans la loge. Le Porpora, occupé
       ailleurs, ne l'y suivit pas, et Joseph, qui, par un secret effet de la
       protection impériale, avait été subitement admis à faire une partie de
       violon dans l'orchestre, resta à son poste comme on peut croire.
     
       Consuelo entra donc seule dans la loge de Corilla, dont cette dernière
       venait de lui remettre la clef, y prit un verre d'eau, et se jeta pour un
       instant sur le sofa. Mais tout à coup le souvenir du pandoure Trenck lui
       causa une sorte de frayeur, et elle courut fermer la porte sur elle à
       double tour. Il n'y avait pourtant guère d'apparence qu'il vînt la
       tourmenter. Il avait été se mettre dans la salle au lever du rideau,
       et Consuelo l'avait distingué à un balcon, parmi ses plus fanatiques
       admirateurs. Il était passionné pour la musique; né et élevé en Italie,
       il en parlait la langue aussi harmonieusement qu'un Italien véritable,
       chantait agréablement, et «s'il ne fût né avec d'autres ressources, il eût
       pu faire fortune au théâtre,» à ce que prétendent ses biographes.
     
       Mais quelle terreur s'empara de Consuelo, lorsqu'en retournant au sofa,
       elle vit le fatal paravent s'agiter et s'entr'ouvrir pour faire apparaître
       le maudit pandoure.
     
       Elle s'élança vers la porte; mais Trenck y fut avant elle, et s'appuyant
       le dos contre la serrure:
     
       «Un peu de calme, ma charmante, lui dit-il avec un affreux sourire. Puisque
       vous partagez cette loge avec la Corilla, il faut bien vous accoutumer à y
       rencontrer l'amant de celle belle, et vous ne pouviez pas ignorer qu'il
       avait une double clef dans sa poche. Vous êtes venue vous jeter dans la
       caverne du lion... Oh! ne songez pas à crier! Personne ne viendrait. On
       connaît la présence d'esprit de Trenck, la force de son poignet, et le peu
       de cas qu'il fait de la vie des sots. Si on le laisse pénétrer ici, en
       dépit de la consigne impériale, c'est qu'apparemment il n'y a pas, parmi
       tous vos baladins, un homme assez hardi pour le regarder en face. Voyons,
       qu'avez-vous à pâlir et à trembler? Êtes-vous donc si peu sûre de vous
       que vous ne puissiez écouter trois paroles sans perdre la tête? Ou bien
       croyez-vous que je sois homme à vous violenter et à vous faire outrage?
       Ce sont des contes de vieille femme qu'on vous a faits là, mon enfant.
       Trenck n'est pas si méchant qu'on le dit, et c'est pour vous en convaincre
       qu'il veut causer un instant avec vous.
     
       --Monsieur, je ne vous écouterai point que vous n'ayez ouvert cette porte,
       répondit Consuelo en s'armant de résolution. A ce prix, je consentirai à
       vous laisser parler. Mais si vous persistez à me renfermer avec vous ici,
       je croirai que cet homme si brave et si fort doute de lui-même, et craint
       d'affronter mes camarades les baladins.
     
       --Ah! vous avez raison, dit Trenck en ouvrant la porte toute grande; et,
       si vous ne craignez pas de vous enrhumer, j'aime mieux avoir de l'air que
       d'étouffer dans le musc dont la Corilla remplit cette petite chambre.
       Vous me rendez service.»
     
       En parlant ainsi, il revint s'emparer des deux mains de Consuelo, la força
       de s'asseoir sur le sofa, et se mit à ses genoux sans quitter ses mains
       qu'elle ne pouvait lui disputer sans entamer une lutte puérile, funeste
       peut-être à son honneur; car le baron semblait attendre et provoquer la
       résistance qui réveillait ses instincts violents et lui faisait perdre
       tout scrupule et tout respect. Consuelo le comprit et se résigna à la
       honte d'une transaction douteuse. Mais une larme qu'elle ne put retenir
       tomba lentement sur sa joue pâle et morne. Le baron la vit, et, au lieu
       d'être attendri et désarmé, il laissa une joie ardente et cruelle jaillir
       de ses paupières sanglantes, éraillées et mises à vif par la brûlure.
     
       «Vous êtes bien injuste pour moi, lui dit-il avec une voix dont la douceur
       caressante trahissait une satisfaction hypocrite. Vous me haïssez sans
       me connaître, et vous ne voulez pas écouter ma justification. Moi, je ne
       puis me résigner sottement à votre aversion. Il y a une heure, je ne m'en
       souciais pas; mais depuis que j'ai entendu la divine Porporina, depuis que
       je l'adore, je sens qu'il faut vivre pour elle, ou mourir de sa main.
     
       --Epargnez-vous cette ridicule comédie... dit Consuelo indignée.
     
       --Comédie? interrompit le baron; tenez, dit-il en tirant de sa poche un
       pistolet chargé qu'il arma lui-même et qu'il lui présenta: vous allez
       garder cette arme dans une de vos belles mains, et, si je vous offense
       malgré moi en vous parlant, si je continue à vous être odieux, tuez-moi
       si bon vous semble. Quant à cette autre main, je suis résolu à la retenir
       tant que vous ne m'aurez pas permis de la baiser. Mais je ne veux devoir
       cette faveur qu'à votre bonté, et vous me verrez la demander et l'attendre
       patiemment sous le canon de cette arme meurtrière que vous pouvez tourner
       vers moi quand mon obsession vous deviendra insupportable.»
     
       En effet, Trenck mit le pistolet dans la main droite de Consuelo, et
       lui retint de force la main gauche, en demeurant à ses genoux avec une
       confiance de fatuité incomparable. Consuelo se sentit bien forte dès cet
       instant, et, plaçant le pistolet de manière à s'en servir au premier
       danger, elle lui dit en souriant:
     
       «Vous pouvez parler, je vous écoute.»
     
       Comme elle disait cela, il lui sembla entendre des pas dans le corridor
       et voir l'ombre d'une personne qui se dessinait déjà devant la porte.
       Mais cette ombre s'effaça aussitôt, soit que la personne eût retourné
       sur ses pas, soit que cette frayeur de Consuelo fût imaginaire. Dans la
       situation où elle se trouvait, et n'ayant plus à craindre qu'un scandale,
       l'approche de toute personne indifférente ou secourable lui faisait plus
       de peur que d'envie; si elle gardait le silence, le baron, surpris à ses
       genoux, avec la porte ouverte, ne pouvait manquer de paraître effrontément
       en bonne fortune auprès d'elle; si elle appelait, si elle criait au
       secours, le baron tuerait certainement le premier qui entrerait. Cinquante
       traits de ce genre ornaient le mémorial de sa vie privée, et les victimes
       de ses passions n'en passaient pas pour moins faibles ou moins souillées.
       Dans cette affreuse alternative, Consuelo ne pouvait que désirer une
       prompte explication, et espérer de son propre courage qu'elle mettrait
       Trenck à la raison sans qu'aucun témoin pût commenter et interpréter à son
       gré celle scène bizarre.
     
       Il comprit une partie de sa pensée, et alla pousser la porte, mais sans la
       fermer entièrement.
     
       «Vraiment, Madame, lui dit-il en revenant vers elle, ce serait folie de
       vous exposer à la méchanceté des passants, et il faut que cette querelle
       se termine entre nous deux seulement. Écoutez-moi; je vois vos craintes,
       et je comprends les scrupules de votre amitié pour Corilla. Votre honneur,
       votre réputation de loyauté, me sont plus chers encore que les moments
       précieux où je vous contemple sans témoins. Je sais bien que cette
       panthère, dont j'étais épris encore il y a une heure, vous accuserait de
       trahison si elle me surprenait à vos pieds. Elle n'aura pas ce plaisir
       les moments sont comptés. Elle en a encore pour dix minutes à divertir
       le public par ses minauderies. J'ai donc le temps de vous dire que si je
       l'ai aimée, je ne m'en souviens déjà pas plus que de la première pomme que
       j'ai cueillie; ainsi ne craignez pas de lui enlever un coeur qui ne lui
       appartient plus, et d'où rien ne pourra effacer désormais votre image.
       Vous seule, Madame, régnez sur moi et pouvez disposer de ma vie. Pourquoi
       hésiteriez-vous? Vous avez, dit-on, un amant; je vous en débarrasserai
       avec une chiquenaude. Vous êtes gardée à vue par un vieux tuteur sombre et
       jaloux; je vous enlèverai à sa barbe. Vous êtes traversée au théâtre par
       mille intrigues; le public vous adore, il est vrai; mais le public est un
       ingrat qui vous abandonnera au premier enrouement que vous aurez. Je suis
       immensément riche, et je puis faire de vous une princesse, presque une
       reine, dans une contrée sauvage, mais où je puis vous bâtir, en un clin
       d'oeil, des palais et des théâtres plus beaux et plus vastes que ceux de la
       cour de Vienne. S'il vous faut un public, d'un coup de baguette j'en ferai
       sortir de terre, un aussi dévoué, aussi soumis, aussi fidèle que celui de
       Vienne l'est peu. Je ne suis pas beau, je le sais; mais les cicatrices qui
       ornent mon visage sont plus respectables et plus glorieuses que le fard
       qui couvre les joues blêmes de vos histrions. Je suis dur à mes esclaves
       et implacable à mes ennemis; mais je suis doux pour mes bons serviteurs, et
       ceux que j'aime nagent dans la joie, dans la gloire et dans l'opulence.
       Enfin, je suis parfois violent; on vous a dit vrai. On n'est pas brave et
       fort comme je le suis, sans aimer à faire usage de sa puissance, quand
       la vengeance et l'orgueil vous y convient. Mais une femme pure, timide,
       douce et charmante comme vous l'êtes, peut dompter ma force, enchaîner ma
       volonté, et me tenir sous ses pieds comme un enfant. Essayez seulement;
       fiez-vous à moi dans le mystère pendant quelque temps et, quand vous me
       connaîtrez, vous verrez que vous pouvez me remettre le soin de votre
       avenir et me suivre en Esclavonie. Vous souriez! vous trouvez que ce nom
       ressemble à celui d'esclavage. C'est moi, céleste Porporina, qui serai
       ton esclave. Regarde-moi et accoutume-toi à cette laideur que ton amour
       pourrait embellir. Dis un mot, et tu verras que les yeux rouges de Trenck
       l'Autrichien peuvent verser des larmes de tendresse et de joie, aussi
       bien que les beaux yeux de Trenck le Prussien, ce cher cousin que j'aime,
       quoique nous ayons combattu dans des rangs ennemis, et qui ne t'a pas été
       indifférent, à ce qu'on assure. Mais ce Trenck est un enfant; et celui qui
       te parle, jeune encore (il n'a que trente-quatre ans, quoique son visage
       sillonné de la foudre en accuse le double), a passé l'âge des caprices,
       et t'assurera de longues années de bonheur. Parle, parle, dis oui, et tu
       verras que la passion peut me transfigurer et faire un Jupiter rayonnant
       de Trenck à la gueule brûlée. Tu ne me réponds pas, une touchante pudeur
       te fait hésiter encore? Eh bien! ne dis rien, laisse-moi baiser ta main,
       et je m'éloigne plein de confiance et de bonheur. Vois si je suis un brutal
       et un tigre tel qu'on m'a dépeint! Je ne te demande qu'une innocente
       faveur, et je l'implore à genoux, moi qui, de mon souffle, pouvais te
       terrasser et connaître encore, malgré ta haine, un bonheur dont les dieux
       eussent été jaloux!»
     
       Consuelo examinait avec surprise cet homme affreux qui séduisait tant de
       femmes. Elle étudiait cette fascination qui, en effet, eût été irrésistible
       en dépit de la laideur, si c'eût été la figure d'un homme de bien, animé
       de la passion d'un homme de coeur; mais ce n'était que la laideur d'un
       voluptueux effréné, et sa passion n'était que le don quichottisme d'une
       présomption impertinente.
     
       «Avez-vous tout dit, monsieur le baron?» lui demanda-t-elle avec
       tranquillité.
     
       Mais, tout à coup elle rougit et pâlit en regardant une poignée de gros
       brillants, de perles énormes et de rubis d'un grand prix que le despote
       slave venait de jeter sur ses genoux. Elle se leva brusquement et fit
       rouler par terre toutes ces pierreries que la Corilla devait ramasser.
     
       «Trenck, lui dit-elle avec la force du mépris et de l'indignation, tu es
       le dernier des lâches avec toute ta bravoure. Tu n'as jamais combattu que
       des agneaux et des biches, et tu les as égorgés sans pitié. Si un homme
       véritable s'était retourné contre toi, tu te serais enfui comme un loup
       féroce et poltron que tu es. Tes glorieuses cicatrices, je sais que tu les
       as reçues dans une cave, où tu cherchais l'or des vaincus au milieu des
       cadavres. Tes palais et ton petit royaume, c'est le sang d'un noble peuple
       auquel le despotisme impose un compatriote tel que toi, qui les a payés;
       c'est le denier arraché à la veuve et à l'orphelin; c'est l'or de la
       trahison; c'est le pillage des églises où tu feins de te prosterner et de
       réciter le chapelet (car tu es cagot, pour compléter toutes tes grandes
       qualités). Ton cousin, Trenck le Prussien, que tu chéris si tendrement, tu
       l'as trahi et tu as voulu le faire assassiner; ces femmes dont tu as fait
       la gloire et le bonheur, tu les avais violées après avoir égorgé leurs
       époux et leurs pères. Cette tendresse que tu viens d'improviser pour moi,
       c'est le caprice d'un libertin blasé. Cette soumission chevaleresque qui
       t'a fait remettre ta vie dans mes mains, c'est la vanité d'un sot qui se
       croit irrésistible; et cette légère faveur que tu me demandes, ce serait
       une souillure dont je ne pourrais me laver que par le suicide. Voilà mon
       dernier mot, pandoure à la gueule brûlée! Ote-toi de devant mes yeux, fuis!
       car si tu ne laisses ma main, que depuis un quart d'heure tu glaces dans la
       tienne, je vais purger la terre d'un scélérat en te faisant sauter la tête.
     
       --C'est là ton dernier mot, fille d'enfer? s'écria Trenck; eh bien, malheur
       à toi! le pistolet que je dédaigne de faire sauter de ta main tremblante
       n'est chargé que de poudre; une petite brûlure de plus ou de moins ne
       fait pas grand'peur à celui qui est à l'épreuve du feu. Tire ce pistolet,
       fais du bruit, c'est tout ce que je désire! Je serai content d'avoir des
       témoins de ma victoire; car maintenant rien ne peut te soustraire à mes
       embrassements, et tu as allumé en moi, par ta folie, des feux que tu eusses
       pu contenir avec un peu de prudence.»
     
       En parlant ainsi, Trenck saisit Consuelo dans ses bras, mais au même
       instant la porte s'ouvrit; un homme dont la figure était entièrement
       masquée par un crêpe noir noué derrière la tête, étendit la main sur le
       pandoure, le fit plier et osciller comme un roseau battu par le vent,
       et le coucha rudement par terre. Ce fut l'affaire de quelques secondes.
       Trenck, étourdi d'abord, se releva, et, les yeux hagards, la bouche
       écumante, l'épée à la main, s'élança vers son ennemi qui gagnait la
       porte et semblait fuir. Consuelo s'élança aussi sur le seuil, croyant
       reconnaître, dans cet homme déguisé la tailla élevée et le bras robuste
       du comte Albert. Elle le vit reculer jusqu'au bout du corridor, où un
       escalier tournant fort rapide descendait vers la rue. Là, il s'arrêta,
       attendit Trenck, se baissa rapidement pendant que l'épée du baron allait
       frapper la muraille, et le prenant à bras le corps, le précipita par-dessus
       ses épaules, la tête la première, dans l'escalier. Consuelo entendit rouler
       le géant, elle voulut courir vers son libérateur en l'appelant Albert;
       mais il avait disparu avant qu'elle eût eu la force de faire trois pas.
       Un affreux silence régnait sur l'escalier.
     
       «_Signora, cinque-minuti!_[1] lui dit d'un air paterne l'avertisseur en
       débusquant par l'escalier du théâtre qui aboutissait au même palier.
       Comment cette porte se trouve-t-elle ouverte? ajouta-t-il en regardant
       la porte de l'escalier où Trenck avait été précipité; vraiment Votre
       Seigneurie courait risque de s'enrhumer dans ce corridor!»
     
       [Note 1: On va commencer dans cinq minutes.]
     
       Il tira la porte, qu'il ferma à clef, suivant sa consigne, et Consuelo,
       plus morte que vive, rentra dans la loge, jeta par la fenêtre le pistolet
       qui était resté sous le sofa, repoussa du pied sous les meubles les
       pierreries de Trenck qui brillaient sur le tapis, et se rendit sur le
       théâtre où elle trouva Corilla encore toute rouge et toute essoufflée du
       triomphe qu'elle venait d'obtenir dans l'intermède.
     
     
     
     
       XCVIII.
     
     
       Malgré l'agitation convulsive qui s'était emparée de Consuelo, elle se
       surpassa encore dans le troisième acte. Elle ne s'y attendait pas, elle n'y
       comptait plus; elle entrait sur le théâtre avec la résolution désespérée
       d'échouer avec honneur, en se voyant tout à coup privée de sa voix et de
       ses moyens au milieu d'une lutte courageuse. Elle n'avait pas peur: mille
       sifflets n'eussent rien été au prix du danger et de la honte auxquels
       elle venait d'échapper par une sorte d'intervention miraculeuse. Un autre
       miracle suivit celui-là; le bon génie de Consuelo semblait veiller sur
       elle: elle eut plus de voix qu'elle n'en avait jamais eu; elle chanta avec
       plus de _maestria_, et joua avec plus d'énergie et de passion qu'il ne lui
       était encore arrivé. Tout son être était exalté à sa plus haute puissance;
       il lui semblait bien, à chaque instant, qu'elle allait se briser comme une
       corde trop tendue; mais cette excitation fébrile la transportait dans une
       sphère fantastique: elle agissait comme dans un rêve, et s'étonnait d'y
       trouver les forces de la réalité.
     
       Et puis une pensée de bonheur la ranimait à chaque crainte de défaillance.
       Albert, sans aucun doute, était là. Il était à Vienne depuis la veille au
       moins. Il l'observait, il suivait tout ses mouvements, il veillait sur
       elle; car à quel autre attribuer le secours imprévu qu'elle venait de
       recevoir, et la force presque surnaturelle dont il fallait qu'un homme
       fût doué pour terrasser François de Trenck, l'Hercule esclavon? Et si, par
       une de ces bizarreries dont son caractère n'offrait que trop d'exemples,
       il refusait de lui parler, s'il semblait vouloir se dérober à ses regards,
       il n'en était pas moins évident qu'il l'aimait toujours ardemment,
       puisqu'il la protégeait avec tant de sollicitude, et la préservait avec
       tant d'énergie.
     
       «Eh bien, pensa Consuelo, puisque Dieu permet que mes forces ne me
       trahissent pas, je veux qu'il me voie belle dans mon rôle, et que, du coin
       de la salle d'où sans doute il m'observe en cet instant, il jouisse d'un
       triomphe que je ne dois ni à la cabale ni au charlatanisme.»
     
       Tout en se conservant à l'esprit de son rôle, elle le chercha des yeux,
       mais elle ne le put découvrir; et lorsqu'elle rentrait dans les coulisses,
       elle l'y cherchait encore, avec aussi peu de succès. Où pouvait-il être?
       où se cachait-il? avait-il tué le pandoure sur le coup, en le jetant au bas
       de l'escalier? Était-il forcé de se dérober aux poursuites? allait-il venir
       lui demander asile auprès du Porpora? le retrouverait-elle, cette fois,
       en rentrant à l'ambassade? Ces perplexités disparaissaient dès qu'elle
       rentrait en scène: elle oubliait alors, comme par un effet magique, tous
       les détails de sa vie réelle, pour ne plus sentir qu'une vague attente,
       mêlée d'enthousiasme, de frayeur, de gratitude et d'espoir. Et tout cela
       était dans son rôle, et se manifestait en accents admirables de tendresse
       et de vérité.
     
       Elle fut rappelée après la fin; et l'impératrice lui jeta, la première, de
       sa loge, un bouquet où était attaché un présent assez estimable. La cour et
       la ville suivirent l'exemple de la souveraine en lui envoyant une pluie de
       fleurs. Au milieu de ces palmes embaumées, Consuelo vit tomber à ses pieds
       une branche verte, sur laquelle ses yeux s'attachèrent involontairement.
       Dès que le rideau fut hissé pour la dernière fois, elle la ramassa.
       C'était une branche de cyprès. Alors toutes les couronnes du triomphe
       disparurent de sa pensée, pour ne lui laisser à contempler et à commenter
       que cet emblème funèbre, un signe de douleur et d'épouvante, l'expression,
       peut-être, d'un dernier adieu. Un froid mortel succéda à la fièvre de
       l'émotion; une terreur insurmontable fit passer un nuage devant ses yeux.
       Ses jambes se dérobèrent, et on l'emporta défaillante dans la voiture de
       l'ambassadeur de Venise, où le Porpora chercha en vain à lui arracher un
       mot. Ses lèvres étaient glacées; et sa main pétrifiée tenait, sous son
       manteau, cette branche de cyprès, qui semblait avoir été jetée sur elle par
       le vent de là mort.
     
       En descendant l'escalier du théâtre, elle n'avait pas vu des traces de
       sang; et, dans la confusion de la sortie, peu de personnes les avaient
       remarquées. Mais tandis qu'elle regagnait l'ambassade, absorbée dans de
       sombres méditations, une scène assez triste se passait à huis clos dans le
       foyer des acteurs. Peu de temps avant la fin du spectacle, les employés du
       théâtre, en rouvrant toutes les portes, avaient trouvé le baron de Trenck
       évanoui au bas de l'escalier et baigné dans son sang. On l'avait porté dans
       une des salles réservées aux artistes; et, pour ne pas faire d'éclat et de
       confusion, on avait averti, sous main, le directeur, le médecin du théâtre
       et les officiers de police, afin qu'ils vinssent constater le fait. Le
       public et la troupe évacuèrent donc la salle et le théâtre sans savoir
       l'événement, tandis que les gens de l'art, les fonctionnaires impériaux et
       quelques témoins compatissants s'efforçaient de secourir et d'interroger le
       pandoure. La Corilla, qui attendait la voiture de son amant, et qui avait
       envoyé plusieurs fois sa soubrette s'informer de lui, fut prise d'humeur
       et d'impatience, et se hasarda à descendre elle-même, au risque de s'en
       retourner à pied. Elle rencontra M. Holzbaüer, qui connaissait ses
       relations avec Trenck, et qui la conduisit au foyer où elle trouva son
       amant avec la tête fendue et le corps tellement endolori de contusions,
       qu'il ne pouvait faire un mouvement. Elle remplit l'air de ses gémissements
       et de ses plaintes. Holzbaüer fit sortir les témoins inutiles, et ferma les
       portes. La cantatrice, interrogée, ne put rien dire et rien présumer pour
       éclaircir l'affaire. Enfin Trenck, ayant un peu repris ses esprits, déclara
       qu'étant venu dans l'intérieur du théâtre sans permission, pour voir de
       près les danseuses, il avait voulu se hâter de sortir avant la fin; mais
       que, ne connaissant pas les détours du labyrinthe, le pied lui avait manqué
       sur la première marche de ce maudit escalier. Il était tombé brusquement et
       avait roulé jusqu'en bas. On se contenta de cette explication; et on le
       reporta chez lui, où la Corilla l'alla soigner avec un zèle qui lui fit
       perdre la faveur du prince Kaunitz, et par suite la bienveillance de Sa
       Majesté; mais elle en fit hardiment le sacrifice, et Trenck, dont le corps
       de fer avait résisté à des épreuves plus rudes, en fut quitte pour huit
       jours de courbature et une cicatrice de plus à la tête. Il ne se vanta à
       personne de sa mésaventure, et se promit seulement de la faire payer cher
       à Consuelo. Il l'eût fait cruellement sans doute, si un mandat d'arrêt ne
       l'eût arraché brusquement des bras de Corilla pour le jeter dans la prison
       militaire, à peine rétabli de sa chute et grelottant encore la fièvre[1].
       Ce qu'une sourde rumeur publique avait annoncé au chanoine commençait
       à se réaliser. Les richesses du pandoure avaient allumé chez des hommes
       influents et d'habiles créatures, une soif ardente, inextinguible. Il en
       fut la victime mémorable. Accusé de tous les crimes qu'il avait commis et
       de tous ceux que lui prêtèrent les gens intéressés à sa perte, il commença
       à endurer les lenteurs, les vexations, les prévarications impudentes, les
       injustices raffinées d'un long et scandaleux procès. Avare, malgré son
       ostentation, et fier, malgré ses vices, il ne voulut pas payer le zèle de
       ses protecteurs ou acheter la conscience de ses juges. Nous le laisserons
       jusqu'à nouvel ordre dans la prison, où s'étant porté à quelque violence,
       il eut la douleur de se voir enchaîné par un pied. Honte et infamie! ce fut
       précisément le pied qui avait été brisé d'un éclat de bombe dans une de ses
       plus belles actions militaires. Il avait subi la scarification de l'os
       gangrené, et, à peine rétabli, il était remonté à cheval pour reprendre
       son service avec une fermeté héroïque. On scella un anneau de fer et une
       lourde chaîne sur cette affreuse cicatrice. La blessure se rouvrit, et il
       supporta de nouvelles tortures, non plus pour servir Marie-Thérèse, mais
       pour l'avoir trop bien servie. La grande reine, qui n'avait pas été fâchée
       de lui voir pressurer et déchirer cette malheureuse et dangereuse Bohême,
       rempart peu assuré contre l'ennemi, à cause de son antique haine nationale,
       _le roi_ Marie-Thérèse, qui, n'ayant plus besoin des crimes de Trenck et
       des excès des pandoures pour s'affermir sur le trône, commençait à les
       trouver monstrueux et irrémissibles, fut censée ignorer ces barbares
       traitements; de même que le grand Frédéric fut censé ignorer les féroces
       recherches de cruauté, les tortures de l'inanition et les soixante-huit
       livres de fers dont fut martyrisé, un peu plus tard, l'autre baron de
       Trenck, son beau page, son brillant officier d'ordonnance, le sauveur
       et l'ami de notre Consuelo. Tous les flatteurs qui nous ont transmis
       légèrement le récit de ces abominables histoires en ont attribué l'odieux
       à des officiers subalternes, à des commis obscurs, pour en laver la
       mémoire des souverains; mais ces souverains, si mal instruits des abus
       de leurs geôles, savaient si bien, au contraire, ce qui s'y passait,
       que Frédéric-le-Grand donna en personne le dessin des fers que Trenck
       le Prussien porta neuf ans dans son sépulcre de Magdebourg; et si
       Marie-Thérèse n'ordonna pas précisément qu'on enchaînât Trenck l'Autrichien
       son valeureux pandoure par le pied mutilé, elle fut toujours sourde à ses
       plaintes, inaccessible à ses révélations. D'ailleurs, dans la honteuse
       orgie que ses gens firent des richesses du vaincu, elle sut fort bien
       prélever la part du lion et refuser justice à ses héritiers.
     
       [Note 1: La vérité historique exige que nous disions aussi par quelles
       bravades Trenck provoqua ce traitement inhumain. Dès le premier jour
       de son arrivée à Vienne, il avait été mis aux arrêts à son domicile par
       ordre impérial. Il n'en avait pas moins été se montrer à l'Opéra le soir
       même, et dans un entr'acte il avait voulu jeter le comte Gossau dans le
       parterre.]
     
       Revenons à Consuelo, car il est de notre devoir de romancier de passer
       rapidement sur les détails qui tiennent à l'histoire. Cependant nous ne
       savons pas le moyen d'isoler absolument les aventures de notre héroïne
       des faits qui se passèrent dans son temps et sous ses yeux. En apprenant
       l'infortune du pandoure, elle ne songea plus aux outrages dont il l'avait
       menacée, et, profondément révoltée de l'iniquité de son sort, elle aida
       Corilla à lui faire passer de l'argent, dans un moment où on lui refusait
       les moyens d'adoucir la rigueur de sa captivité. La Corilla, plus prompte
       encore à dépenser l'argent qu'à l'acquérir, se trouvait justement à sec le
       jour où un émissaire de son amant vint en secret lui réclamer la somme
       nécessaire. Consuelo fut la seule personne à laquelle cette fille, dominée
       par l'instinct de la confiance et de l'estime, osât recourir. Consuelo
       vendit aussitôt le cadeau que l'impératrice lui avait jeté sur la scène à
       la fin de _Zénobie_, et en remit le prix à sa camarade, en l'approuvant
       de ne point abandonner le malheureux Trenck dans sa détresse. Le zèle et le
       courage que mit la Corilla à servir son amant tant qu'il lui fut possible,
       jusqu'à s'entendre amiablement à cet égard avec une baronne qui était sa
       maîtresse en titre, et dont elle était mortellement jalouse, rendirent une
       sorte d'estime à Consuelo pour cette créature corrompue, mais non perverse,
       qui avait encore de bons mouvements de coeur et des élans de générosité
       désintéressée. «Prosternons-nous devant l'oeuvre de Dieu, disait-elle à
       Joseph qui lui reprochait quelquefois d'avoir trop d'abandon avec cette
       Corilla. L'âme humaine conserve toujours dans ses égarements quelque chose
       de bon et de grand où l'on sent avec respect et où l'on retrouve avec joie
       cette empreinte sacrée qui est comme le sceau de la main divine. Là où il y
       a beaucoup à plaindre, il y a beaucoup à pardonner, et là où l'on trouve à
       pardonner, sois certain, bon Joseph, qu'il y a quelque chose à aimer. Cette
       pauvre Corilla, qui vit à la manière des bêtes, a encore parfois les traits
       d'un ange. Va, je sens qu'il faut que je m'habitue, si je reste artiste, à
       contempler sans effroi et sans colère ces turpitudes douloureuses où la vie
       des femmes perdues s'écoule entre le désir du bien et l'appétit du mal,
       entre l'ivresse et le remords. Et même, je te l'avoue, il me semble que le
       rôle de soeur de charité convient mieux à la santé de ma vertu qu'une vie
       plus épurée et plus douce, des relations plus glorieuses et plus agréables,
       le calme des êtres forts, heureux et respectés. Je sens que mon coeur est
       fait comme le paradis du tendre Jésus, où il y aura plus de joie et
       d'accueil pour un pêcheur converti que pour cent justes triomphants.
       Je le sens fait pour compatir, plaindre, secourir et consoler. Il me semble
       que le nom que ma mère m'a donné au baptême m'impose ce devoir et cette
       destinée. Je n'ai pas d'autre nom, Beppo! La société ne m'a pas imposé
       l'orgueil d'un nom de famille à soutenir; et si, au dire du monde, je
       m'avilis en cherchant quelques parcelles d'or pur au milieu de la fange
       des mauvaises moeurs d'autrui, je n'ai pas de compte à rendre au monde.
       J'y suis la Consuelo, rien de plus; et c'est assez pour la fille de la
       Rosmunda; car la Rosmunda était une pauvre femme dont on parlait plus mal
       encore que de la Corilla, et, telle qu'elle était, je devais et je pouvais
       l'aimer. Elle n'était pas respectée comme Marie-Thérèse, mais elle n'eût
       pas fait attacher Trenck par le pied pour le faire mourir dans les tortures
       et s'emparer de son argent. La Corilla ne l'eût pas fait non plus; et
       pourtant, au lieu de se battre pour elle, ce Trenck, qu'elle aide dans son
       malheur, l'a bien souvent battue. Joseph! Joseph! Dieu est un plus grand
       empereur que tous les nôtres; et peut-être bien, puisque Madeleine a chez
       lui un tabouret de duchesse à côté de la Vierge sans tache, la Corilla
       aura-t-elle le pas sur Marie-Thérèse pour entrer à cette cour-là. Quant à
       moi, dans ces jours que j'ai à passer sur la terre, je t'avoue que, s'il
       me fallait quitter les âmes coupables et malheureuses pour m'asseoir au
       banquet des justes dans la prospérité morale, je croirais n'être plus dans
       le chemin de mon salut. Oh! le noble Albert l'entendait bien comme moi, et
       ce ne serait pas lui qui me blâmerait d'être bonne pour Corilla.»
     
       Lorsque Consuelo disait ces choses à son ami Beppo, quinze jours s'étaient
       écoulés depuis la soirée de _Zénobie_ et l'aventure du baron de Trenck.
       Les six représentations pour lesquelles on l'avait engagée avaient eu lieu.
       Madame Tesi avait reparu au théâtre. L'impératrice travaillait le Porpora
       en dessous main par l'ambassadeur Corner, et faisait toujours du mariage
       de Consuelo avec Haydn la condition de l'engagement définitif de cette
       dernière au théâtre impérial, après l'expiration de celui de la Tesi.
       Joseph ignorait tout. Consuelo ne pressentait rien. Elle ne songeait qu'à
       Albert qui n'avait pas reparu, et dont elle ne recevait point de nouvelles.
       Elle roulait dans son esprit mille conjectures et mille décisions
       contraires. Ces perplexités et le choc de ces émotions l'avaient rendue un
       peu malade. Elle gardait la chambre depuis qu'elle en avait fini avec le
       théâtre, et contemplait sans cesse cette branche de cyprès qui lui semblait
       avoir été enlevée à quelque tombe dans la grotte du Schreckenstein.
     
       Beppo, seul ami à qui elle pût ouvrir son coeur, avait d'abord voulu la
       dissuader de l'idée qu'Albert était venu à Vienne. Mais lorsqu'elle lui eut
       montré la branche de cyprès, il rêva profondément à tout ce mystère, et
       finit par croire à la part du jeune comte dans l'aventure de Trenck.
     
       «Ecoute, lui dit-il, je crois avoir compris ce qui se passe. Albert est
       venu à Vienne effectivement. Il t'a vue, il t'a écoutée, il a observé
       toutes tes démarches, il a suivi tous tes pas. Le jour où nous causions
       sur la scène, le long du décor de l'Araxe, il a pu être de l'autre côté de
       cette toile et entendre les regrets que j'exprimais de te voir enlevée au
       théâtre au début de ta gloire. Toi-même tu as laissé échapper je ne sais
       quelles exclamations qui ont pu lui faire penser que tu préférais l'éclat
       de ta carrière à la tristesse solennelle de son amour. Le lendemain, il t'a
       vue entrer dans cette chambre de Corilla, où peut-être, puisqu'il était là
       toujours en observation, il avait vu entrer le pandoure quelques instants
       auparavant. Le temps qu'il a mis à te secourir prouverait presque qu'il te
       croyait là de ton plein gré; et ce sera donc après avoir succombé à la
       tentation d'écouter à la porte, qu'il aura compris l'imminence de son
       intervention.
     
       --Fort bien, dit Consuelo; mais pourquoi agir avec mystère? pourquoi se
       cacher la figure d'un crêpe?
     
       --Tu sais comme la police autrichienne est ombrageuse. Peut-être a-t-il été
       l'objet de méchants rapports à la cour; peut-être avait-il des raisons de
       politique pour se cacher: peut-être son visage n'était-il pas inconnu à
       Trenck. Qui sait si, durant les dernières guerres, il ne l'a pas vu en
       Bohême, s'il ne l'a pas affronté, menacé? s'il ne lui a pas fait lâcher
       prise lorsqu'il avait la main sur quelque innocent? Le comte Albert a pu
       faire obscurément de grands actes de courage et d'humanité dans son pays,
       tandis qu'on le croyait endormi dans sa grotte du Schreckenstein: et s'il
       les a faits, il est certain qu'il n'aura pas songé à te les raconter,
       puisqu'il est, à ton dire, le plus humble et le plus modeste des hommes.
       Il a donc agi sagement en ne châtiant pas le pandoure à visage découvert;
       car si l'impératrice punit le pandoure aujourd'hui pour avoir dévasté sa
       chère Bohême, sois sûre qu'elle n'en est pas plus disposée pour cela à
       laisser impunie dans le passé une résistance ouverte contre le pandoure
       de la part d'un Bohémien.
     
       --Tout ce que tu dis est fort juste, Joseph, et me donne à penser. Mille
       inquiétudes s'élèvent en moi maintenant. Albert peut avoir été reconnu,
       arrêté, et cela peut avoir été aussi ignoré du public que la chute de
       Trenck dans l'escalier. Hélas! peut-être est-il, en cet instant, dans les
       prisons de l'arsenal, à côté du cachot de Trenck!. Et c'est pour moi qu'il
       subit ce malheur!
     
       --Rassure-toi, je ne crois pas cela. Le comte Albert aura quitté Vienne
       sur-le-champ, et tu recevras bientôt de lui une lettre datée de Riesenburg.
     
       --En as-tu le pressentiment, Joseph?
     
       --Oui, je l'ai. Mais si tu veux que je te dise toute ma pensée, je
       crois que cette lettre sera toute différente de celle que tu attends.
       Je suis convaincu que, loin de persister à obtenir d'une généreuse amitié
       le sacrifice que tu voulais lui faire de ta carrière d'artiste, il a
       renoncé déjà à ce mariage, et va bientôt te rendre ta liberté. S'il est
       intelligent, noble et juste, comme tu le dis, il doit se faire un scrupule
       de t'arracher au théâtre, que tu aimes passionnément... ne le nie pas!
       Je l'ai bien vu, et il a dû le voir et le comprendre aussi bien que moi,
       en écoutant _Zénobie_. Il rejettera donc un sacrifice au-dessus de
       tes forces, et je l'estimerais peu s'il ne le faisait pas.
     
       --Mais relis donc son dernier billet! Tiens, le voilà, Joseph! Ne me
       disait-il pas qu'il m'aimerait au théâtre aussi bien que dans le monde
       ou dans un couvent? Ne pouvait-il admettre l'idée de me laisser libre en
       m'épousant?
     
       --Dire et faire, penser et être sont deux. Dans le rêve de la passion,
       tout semble possible; mais quand la réalité frappe tout à coup nos yeux,
       nous revenons avec effroi à nos anciennes idées. Jamais je ne croirai qu'un
       homme de qualité voie sans répugnance son épouse exposée aux caprices et
       aux outrages d'un parterre. En mettant le pied, pour la première fois de sa
       vie certainement, dans les coulisses, le comte a eu, dans la conduite de
       Trenck envers toi, un triste échantillon des malheurs et des dangers de ta
       vie de théâtre. Il se sera éloigné, désespéré, il est vrai, mais guéri de
       sa passion et revenu de ses chimères. Pardonne-moi si je te parle ainsi,
       ma soeur Consuelo. Je le dois; car c'est un bien pour toi que l'abandon du
       comte Albert. Tu le sentiras plus tard, quoique tes yeux se remplissent de
       larmes en ce moment. Sois juste envers ton fiancé, au lieu d'être humiliée
       de son changement. Quand il te disait que le théâtre ne lui répugnait
       point, il s'en faisait un idéal qui s'est écroulé au premier examen.
       Il a reconnu alors qu'il devait faire ton malheur en t'en arrachant, ou
       consommer le sien en t'y suivant.
     
       --Tu as raison, Joseph. Je sens que tu es dans le vrai; mais laisse-moi
       pleurer. Ce n'est point l'humiliation d'être délaissée et dédaignée qui me
       serre le coeur: c'est le regret à un idéal que je m'étais fait de l'amour
       et de sa puissance, comme Albert s'était fait un idéal de ma vie de
       théâtre. Il a reconnu maintenant que je ne pouvais me conserver digne de
       lui (du moins dans l'opinion des hommes) en suivant ce chemin-là. Et moi je
       suis forcée de reconnaître que l'amour n'est pas assez fort pour vaincre
       tous les obstacles et abjurer tous les préjugés.
     
       --Sois équitable, Consuelo, et ne demande pas plus que tu n'as pu accorder.
       Tu n'aimais pas assez pour renoncer à ton art sans hésitation et sans
       déchirement: ne trouve pas mauvais que le comte Albert n'ait pas pu rompre
       avec le monde sans épouvante et sans consternation.
     
       --Mais, quelle que fût ma secrète douleur (je puis bien l'avouer
       maintenant), j'étais résolue à lui sacrifier tout; et lui, au contraire...
     
       --Songe que la passion était en lui, non en toi. Il demandait avec ardeur;
       tu consentais avec effort. Il voyait bien que tu allais t'immoler; il a
       senti, non-seulement qu'il avait le droit de te débarrasser d'un amour que
       tu n'avais pas provoqué, et dont ton âme ne reconnaissait pas la nécessité,
       mais encore qu'il était obligé par sa conscience à le faire.»
     
       Cette raisonnable conclusion convainquit Consuelo de la sagesse et de la
       générosité d'Albert. Elle craignait, en s'abandonnant à la douleur, de
       céder aux suggestions de l'orgueil blessé, et, en acceptant l'hypothèse
       de Joseph, elle se soumit et se calma; mais, par une bizarrerie bien
       connue du coeur humain, elle ne se vit pas plus tôt libre de suivre
       son goût pour le théâtre, sans distraction et sans remords, qu'elle se
       sentit effrayée de son isolement au milieu de toute cette corruption, et
       consternée de l'avenir de fatigues et de luttes qui s'ouvrait devant elle.
       La scène est une arène brûlante; quand on y est, on s'y exalte, et toutes
       les émotions de la vie paraissent froides et pâles en comparaison; mais
       quand on s'en éloigne brisé de lassitude, on s'effraie d'avoir subi cette
       épreuve du feu, et le désir qui vous y ramène est traversé par l'épouvante.
       Je m'imagine que l'acrobate est le type de cette vie pénible, ardente et
       périlleuse. Il doit éprouver un plaisir nerveux et terrible sur ces cordes
       et ces échelles où il accomplit des prodiges au-dessus des forces humaines;
       mais lorsqu'il en est descendu vainqueur, il doit se sentir défaillir à
       l'idée d'y remonter, et d'étreindre encore une fois la mort et le triomphe,
       spectre à deux faces qui plane incessamment sur sa tête.
     
       Alors le château des Géants, et jusqu'à la pierre d'épouvante, ce cauchemar
       de toutes ses nuits, apparurent à Consuelo, à travers le voile d'un
       exil consommé, comme un paradis perdu, comme le séjour d'une paix et
       d'une candeur à jamais augustes et respectables dans son souvenir. Elle
       attacha la branche de cyprès, dernière image, dernier envoi de la grotte
       Hussitique, aux pieds du crucifix de sa mère, et, confondant ensemble ces
       deux emblèmes du catholicisme et de l'hérésie, elle éleva son coeur vers
       la notion de la religion unique, éternelle, absolue. Elle y puisa le
       sentiment de la résignation à ses maux personnels, et de la foi aux
       desseins providentiels de Dieu sur Albert, et sur tous les hommes, bons
       et mauvais, qu'il lui fallait désormais traverser seule et sans guide.
     
     
     
     
       XCIX.
     
     
       Un matin, le Porpora l'appela dans sa chambre plus tôt que de coutume.
       Il avait l'air rayonnant, et il tenait une grosse et grande lettre d'une
       main, ses lunettes de l'autre. Consuelo tressaillit et trembla de tout
       son corps, s'imaginant que c'était enfin la réponse de Riesenburg. Mais,
       elle fut bientôt détrompée: c'était, une lettre d'Hubert, le Porporino.
       Ce chanteur célèbre annonçait à son maître que toutes les conditions
       proposées par lui pour l'engagement de Consuelo étaient acceptées, et il
       lui envoyait le contrat signé du baron de Poelnitz, directeur du théâtre
       royal de Berlin, et n'attendant plus que la signature de Consuelo et
       la sienne. A cet acte était jointe une lettre fort affectueuse et fort
       honorable du dit baron, qui engageait le Porpora à venir briguer la
       maîtrise de chapelle du roi de Prusse tout en faisant ses preuves par la
       production et l'exécution d'autant d'opéras et de fugues nouvelles qu'il
       lui plairait d'en apporter. Le Porporino se réjouissait d'avoir à chanter
       bientôt, selon son coeur, avec _une soeur en Porpora_, et invitait vivement
       le maître à quitter Vienne pour _Sans-Souci_, le délicieux séjour de
       Frédéric le Grand.
     
       Cette lettre mettait le Porpora en grande joie, et cependant elle le
       remplissait d'incertitude. Il lui semblait que la fortune commençait à
       dérider pour lui sa face si longtemps rechignée, et que, de deux côtés,
       la faveur des monarques (alors si nécessaire au développement des
       artistes) lui offrait une heureuse perspective. Frédéric l'appelait à
       Berlin; à Vienne, Marie-Thérèse lui faisait faire de belles promesses.
       Des deux parts, il fallait que Consuelo fût l'instrument de sa victoire;
       à Berlin, en faisant beaucoup valoir ses productions; à Vienne, en
       épousant Joseph Haydn.
     
       Le moment était donc venu de remettre son sort entre les mains de sa fille
       adoptive. Il lui proposa le mariage ou le départ, à son choix; et, dans ces
       nouvelles circonstances, il mit beaucoup moins d'ardeur à lui offrir le
       coeur et la main de Beppo qu'il en eût mis la veille encore. Il était un
       peu las de Vienne, et la pensée de se voir apprécié et fêté chez l'ennemi
       lui souriait comme une petite vengeance dont il s'exagérait l'effet
       probable sur la cour d'Autriche. Enfin, à tout prendre, Consuelo ne lui
       parlant plus d'Albert depuis quelque temps et lui paraissant y avoir
       renoncé, il aimait mieux qu'elle ne se mariât pas du tout.
     
       Consuelo eut bientôt mis fin à ses incertitudes en lui déclarant qu'elle
       n'épouserait jamais Joseph Haydn par beaucoup de raisons, et d'abord parce
       qu'il ne l'avait jamais recherchée en mariage, étant engagé avec la fille
       de son bienfaiteur, Anna Keller.
     
       «En ce cas, dit le Porpora, il n'y a pas à balancer. Voici ton contrat
       d'engagement avec Berlin. Signe, et disposons-nous à partir; car il n'y a
       pas d'espoir pour nous ici, si tu ne te soumets à la _matrimoniomanie_ de
       l'impératrice. Sa protection est à ce prix, et un refus décisif va nous
       rendre à ses yeux plus noirs que les diables.
     
       --Mon cher maître, répondit Consuelo avec plus de fermeté qu'elle n'en
       avait encore montré au Porpora, je suis prête à vous obéir dès que ma
       conscience sera en repos sur un point capital. Certains engagements
       d'affection et d'estime sérieuse me liaient au seigneur de Rudolstadt.
       Je ne vous cacherai pas que, malgré votre incrédulité, vos reproches et
       vos railleries, j'ai persévéré, depuis trois mois que nous sommes ici,
       à me conserver libre de tout engagement contraire à ce mariage. Mais, après
       une lettre décisive que j'ai écrite il y a six semaines, et qui a passé par
       vos mains, il s'est passé des choses qui me font croire que la famille de
       Rudolstadt a renoncé à moi. Chaque jour qui s'écoule me confirme dans la
       pensée que ma parole m'est rendue et que je suis libre de vous consacrer
       entièrement mes soins et mon travail. Vous voyez que j'accepte cette
       destinée sans regret et sans hésitation. Cependant, d'après cette lettre
       que j'ai écrite, je ne pourrais pas être tranquille avec moi-même si je
       n'en recevais pas la réponse. Je l'attends tous les jours, elle ne peut
       plus tarder. Permettez-moi de ne signer l'engagement avec Berlin qu'après
       la réception de...
     
       --Eh! ma pauvre enfant, dit le Porpora, qui, dès le premier mot de son
       élève, avait dressé ses batteries préparées à l'avance, tu attendrais
       longtemps! la réponse que tu demandes m'a été adressée depuis un mois...
     
       --Et vous ne me l'avez pas montrée? s'écria Consuelo; et vous m'avez
       laissée dans une telle incertitude? Maître, tu es bien bizarre! Quelle
       confiance puis-je avoir en toi, si tu me trompes ainsi?
     
       --En quoi t'ai-je trompée? La lettre m'était adressée, et il m'était
       enjoint de ne te la montrer que lorsque je te verrais guérie de ton fol
       amour, et disposée à écouter la raison et les bienséances.
     
       --Sont-ce là les termes dont on s'est servi? dit Consuelo en rougissant.
       Il est impossible que le comte Christian ou le comte Albert aient qualifié
       ainsi une amitié aussi calme, aussi discrète, aussi fière que la mienne.
     
       --Les termes n'y font rien, dit le Porpora, les gens du monde parlent
       toujours un beau langage, c'est à nous de le comprendre: tant il y a que
       le vieux comte ne se souciait nullement d'avoir une bru dans les coulisses;
       et que, lorsqu'il a su que tu avais paru ici sur les planches, il a fait
       renoncer son fils à l'avilissement d'un tel mariage. Le bon Albert s'est
       fait une raison, et on te rend ta parole. Je vois avec plaisir que tu n'en
       es pas fâchée. Donc, tout est pour le mieux, et en route pour la Prusse!
     
       --Maître, montrez-moi cette lettre, dit Consuelo, et je signerai le contrat
       aussitôt après.
     
       --Cette lettre, cette lettre! pourquoi veux-tu la voir? elle te fera de la
       peine. Il est de certaines folies du cerveau qu'il faut savoir pardonner
       aux autres et à soi-même. Oublie tout cela.
     
       --On n'oublie pas par un seul acte de la volonté, reprit Consuelo; la
       réflexion nous aide, et les causes nous éclairent. Si je suis repoussée
       des Rudolstadt avec dédain, je serai bientôt consolée; si je suis rendue
       à la liberté avec estime et affection, je serai consolée autrement avec
       moins d'effort. Montrez-moi la lettre; que craignez-vous, puisque d'une
       manière ou de l'autre je vous obéirai?
     
       --Eh bien! je vais te la montrer,» dit le malicieux professeur en ouvrant
       son secrétaire, et en feignant de chercher la lettre.
     
       Il ouvrit tous ses tiroirs, remua toutes ses paperasses, et cette
       lettre, qui n'avait jamais existé, put bien ne pas s'y trouver. Il
       feignit de s'impatienter; Consuelo s'impatienta tout de bon. Elle mit
       elle-même la main à la recherche; il la laissa faire. Elle renversa tous
       les tiroirs, elle bouleversa tous les papiers. La lettre fut
       introuvable. Le Porpora essaya de se la rappeler, et improvisa une
       version polie et décisive. Consuelo ne pouvait pas soupçonner son maître
       d'une dissimulation si soutenue. Il faut croire, pour l'honneur du vieux
       professeur, qu'il ne s'en tira pas merveilleusement; mais il en fallait
       peu pour persuader un esprit aussi candide que celui de Consuelo. Elle
       finit par croire que la lettre avait servi à allumer la pipe du Porpora
       dans un moment de distraction; et, après être rentrée dans sa chambre
       pour faire sa prière, et jurer sur le cyprès une éternelle amitié au
       comte Albert _quand même_, elle revint tranquillement signer un
       engagement de deux mois avec le théâtre de Berlin, exécutable à la fin
       de celui où l'on venait d'entrer. C'était le temps plus que nécessaire
       pour les préparatifs du départ et pour le voyage. Quand Porpora vit
       l'encre fraîche sur le papier, il embrassa son élève, et la salua
       solennellement du titre d'artiste.
     
       «Ceci est ton jour de confirmation, lui dit-il, et s'il était en mon
       pouvoir de te faire prononcer des voeux, je te dicterais celui de renoncer
       pour toujours à l'amour et au mariage; car te voilà prêtresse du dieu de
       l'harmonie; les Muses sont vierges, et celle qui se consacre à Apollon
       devrait faire le serment des vestales.
     
       --Je ne dois pas faire le serment de ne pas me marier, répondit Consuelo,
       quoiqu'il me semble en ce moment-ci que rien ne me serait plus facile
       à promettre et à tenir. Mais je puis changer d'avis, et j'aurais à me
       repentir alors d'un engagement que je ne saurais pas rompre.
     
       --Tu es donc esclave de ta parole, toi? Oui, il me semble que tu diffères
       en cela du reste de l'espèce humaine, et que si tu avais fait dans ta vie
       une promesse solennelle, tu l'aurais tenue.
     
       --Maître, je crois avoir déjà fait mes preuves, car depuis que j'existe,
       j'ai toujours été sous l'empire de quelque voeu. Ma mère m'avait donné le
       précepte et l'exemple de cette sorte de religion qu'elle poussait jusqu'au
       fanatisme. Quand nous voyagions ensemble, elle avait coutume de me dire,
       aux approches des grandes villes: Consuelita, si je fais ici de bonnes
       affaires, je te prends à témoin que je fais voeu d'aller pieds nus prier
       pendant deux heures à la chapelle le plus en réputation de sainteté dans
       le pays. Et quand elle avait fait ce qu'elle appelait de bonnes affaires,
       la pauvre âme! c'est-à-dire quand elle avait gagné quelques écus avec ses
       chansons, nous ne manquions jamais d'accomplir notre pèlerinage, quelque
       temps qu'il fit, et à quelque distance que fût la chapelle en vogue.
       Ce n'était pas de la dévotion bien éclairée ni bien sublime; mais enfin,
       je regardais ces voeux comme sacrés; et quand ma mère, à son lit de mort,
       me fit jurer de n'appartenir jamais à Anzoleto qu'en légitime mariage,
       elle savait bien qu'elle pouvait mourir tranquille sur la foi de mon
       serment. Plus tard, j'avais fait aussi, au comte Albert, la promesse de ne
       point songer à un autre qu'à lui, et d'employer toutes les forces de mon
       coeur à l'aimer comme il le voulait. Je n'ai pas manqué à ma parole, et
       s'il ne m'en dégageait lui-même aujourd'hui, j'aurais bien pu lui rester
       fidèle toute ma vie.
     
       --Laisse là ton comte Albert, auquel tu ne dois plus songer; et puisqu'il
       faut que tu sois sous l'empire de quelque voeu, dis-moi par lequel tu vas
       t'engager envers moi.
     
       --Oh! maître, fie-toi à ma raison, à mes bonnes moeurs et à mon dévouement
       pour toi! ne me demande pas de serments; car c'est un joug effrayant qu'on
       s'impose. La peur d'y manquer ôte le plaisir qu'on a à bien penser et à
       bien agir.
     
       --Je ne me paie pas de ces défaites-là, moi! reprit le Porpora d'un air
       moitié sévère, moitié enjoué: je vois que tu as fait des serments à tout
       le monde, excepté à moi. Passe pour celui que ta mère avait exigé. Il t'a
       porté bonheur, ma pauvre enfant! sans lui, tu serais peut-être tombée dans
       les pièges de cet infâme Anzoleto. Mais, puisque ensuite tu as pu faire,
       sans amour et par pure bonté d'âme, des promesses si graves à ce Rudolstadt
       qui n'était pour toi qu'un étranger, je trouverais bien méchant que dans un
       jour comme celui-ci, jour heureux et mémorable où tu es rendue à la liberté
       et fiancée au dieu de l'art, tu n'eusses pas le plus petit voeu à faire
       pour ton vieux, professeur, pour ton meilleur ami.
     
       --Oh oui, mon meilleur ami; mon bienfaiteur, mon appui et mon père! s'écria
       Consuelo en se jetant avec effusion dans les bras du Porpora, qui était si
       avare de tendres paroles que deux ou trois fois dans sa vie seulement il
       lui avait montré à coeur ouvert son amour paternel. Je puis bien faire,
       sans terreur et sans hésitation, le voeu de me dévouer à votre bonheur et
       à votre gloire, tant que j'aurai un souffle de vie.
     
       --Mon bonheur, c'est la gloire, Consuelo, tu le sais, dit le Porpora en
       la pressant sur son coeur. Je n'en conçois pas d'autre. Je ne suis pas de
       ces vieux bourgeois allemands qui ne rêvent d'autre félicité que d'avoir
       leur petite fille auprès d'eux pour charger leur pipe ou pétrir leur
       gâteau. Je n'ai besoin ni de pantoufles, ni de tisane, Dieu merci; et
       quand je n'aurai plus besoin que de cela, je ne consentirai pas à ce
       que tu me consacres tes jours comme tu le fais déjà avec trop de zèle
       maintenant. Non, ce n'est pas là le dévouement que je te demande, tu le
       sais bien; celui que j'exige, c'est que tu sois franchement artiste, une
       grande artiste! Me promets-tu de l'être? de combattre cette langueur,
       cette irrésolution, cette sorte de dégoût que tu avais ici dans les
       commencements, de repousser les fleurettes de ces beaux seigneurs qui
       recherchent les femmes de théâtre, ceux-ci parce qu'ils se flattent d'en
       faire de bonnes ménagères, et qui les plantent là dès qu'ils voient en
       elles une vocation contraire; ceux-là parce qu'ils sont ruinés et que le
       plaisir de retrouver un carrosse et une bonne table aux frais de leurs
       lucratives moitiés les font passer par-dessus le déshonneur attaché dans
       leur caste à ces sortes d'alliances? Voyons! me promets-tu encore de ne
       point te laisser tourner la tête par quelque petit ténor à voix grasse et
       à cheveux bouclés, comme ce drôle d'Anzoleto qui n'aura jamais de mérite
       que dans ses mollets, et de succès que par son impudence?
     
       --Je vous promets, je vous jure tout cela solennellement, répondit Consuelo
       en riant avec bonhomie des exhortations du Porpora, toujours un peu
       piquantes en dépit de lui-même, mais auxquelles elle était parfaitement
       habituée. Et je fais plus, ajouta-t-elle en reprenant son sérieux: je jure
       que vous n'aurez jamais à vous plaindre d'un jour d'ingratitude dans ma
       vie.
     
       --Ah cela! je n'en demande pas tant! répondit-il d'un ton amer: c'est plus
       que l'humaine nature ne comporte. Quand tu seras une cantatrice renommée
       chez toutes les nations de l'Europe, tu auras des besoins de vanité, des
       ambitions, des vices de coeur dont aucun grand artiste n'a jamais pu se
       défendre. Tu voudras du succès à tout prix. Tu ne te résigneras pas à le
       conquérir patiemment, ou à le risquer pour rester fidèle, soit à l'amitié,
       soit au culte du vrai beau. Tu céderas au joug de la mode comme ils font
       tous; dans chaque ville tu chanteras la musique en faveur, sans tenir
       compte du mauvais goût du public ou de la cour. Enfin tu feras ton chemin
       et tu seras grande malgré cela, puisqu'il n'y a pas moyen de l'être
       autrement aux yeux du grand nombre. Pourvu que tu n'oublies pas de bien
       choisir et de bien chanter quand tu auras à subir le jugement d'un petit
       comité de vieilles têtes comme moi, et que devant le grand Haendel ou le
       vieux Bach, tu fasses honneur à la méthode du Porpora et à toi-même, c'est
       tout ce que je demande, tout ce que j'espère! Tu vois que je ne suis pas
       un père égoïste, comme quelques-uns de tes flatteurs m'accusent sans doute
       de l'être. Je ne te demande rien qui ne soit pour ton succès et pour ta
       gloire.
     
       --Et moi, je ne me soucie de rien de ce qui est pour mon avantage
       personnel, répondit Consuelo attendrie et affligée. Je puis me laisser
       emporter au milieu d'un succès par une ivresse involontaire; mais je ne
       puis pas songer de sang-froid à édifier toute une vie de triomphe pour m'y
       couronner de mes propres mains. Je veux avoir de la gloire pour vous, mon
       maître; en dépit de votre incrédulité, je veux vous montrer que c'est pour
       vous seul que Consuelo travaille et voyage; et pour vous prouver tout de
       suite que vous l'avez calomniée, puisque vous croyez à ses serments, je
       vous fais celui de prouver ce que j'avance.
     
       --Et sur quoi jures-tu cela? dit le Porpora avec un sourire de tendresse
       où la méfiance perçait encore.
     
       --Sur les cheveux blancs, sur la tête sacrée du Porpora,» répondit Consuelo
       en prenant cette tête blanche dans ses deux mains, et la baisant au front
       avec ferveur.
     
       Ils furent interrompus par le comte Hoditz, qu'un grand heiduque vint
       annoncer. Ce laquais, en demandant pour son maître la permission de
       présenter ses respects au Porpora et à sa pupille, regarda cette dernière
       d'un air d'attention, d'incertitude et d'embarras qui surprit Consuelo,
       sans qu'elle se souvînt pourtant où elle avait vu cette bonne figure un peu
       bizarre. Le comte fut admis, et il présenta sa requête dans les termes les
       plus courtois. Il partait pour sa seigneurie de Roswald, en Moravie, et,
       voulant rendre ce séjour agréable à la margrave son épouse, il préparait,
       pour la surprendre à son arrivée, une fête magnifique. En conséquence, il
       proposait à Consuelo d'aller chanter pendant trois soirées consécutives
       à Roswald, et il désirait même que le Porpora voulût bien l'accompagner
       pour l'aider à diriger les concerts, spectacles et sérénades dont il
       comptait régaler madame la margrave.
     
       Le Porpora allégua l'engagement qu'on venait de signer et l'obligation de
       se trouver à Berlin à jour fixe. Le comte voulut voir l'engagement, et
       comme le Porpora avait toujours eu à se louer de ses bons procédés, il lui
       procura le petit plaisir d'être mis dans la confidence de cette affaire,
       de commenter l'acte, de faire l'entendu, de donner des conseils: après quoi
       Hoditz insista sur sa demande, représentant qu'on avait plus de temps qu'il
       n'en fallait pour y satisfaire sans manquer au terme assigné.
     
       «Vous pouvez achever vos préparatifs en trois jours, dit-il, et aller à
       Berlin par la Moravie.»
     
       Ce n'était pas tout à fait le chemin; mais, au lieu de faire lentement
       la route par la Bohême, dans un pays mal servi et récemment dévasté par
       la guerre, le Porpora et son élève se rendraient très-promptement et
       très-commodément à Roswald dans une bonne voiture que le comte mettait à
       leur disposition ainsi que les relais, c'est-à-dire qu'il se chargeait des
       embarras et des dépenses. Il se chargeait encore de les faire conduire de
       même de Roswald à Pardubitz, s'ils voulaient descendre l'Elbe jusqu'à
       Dresde, ou à Chrudim s'ils voulaient passer par Prague. Les commodités
       qu'il leur offrait jusque-là abrégeaient effectivement la durée de leur
       voyage, et la somme assez ronde qu'il y ajoutait donnait les moyens de
       faire le reste plus agréablement. Porpora accepta, malgré la petite mine
       que lui faisait Consuelo pour l'en dissuader. Le marché fut conclu, et le
       départ fixé au dernier jour de la semaine.
     
       Lorsque après lui avoir respectueusement baisé la main Hoditz eut laissé
       Consuelo seule avec son maître, elle reprocha à celui-ci de s'être
       laissé gagner si facilement. Quoiqu'elle n'eût plus rien à redouter des
       impertinences du comte, elle lui en gardait un peu de ressentiment, et
       n'allait pas chez lui avec plaisir. Elle ne voulait pas raconter au Porpora
       l'aventure de Passaw, mais elle lui rappela les plaisanteries que lui-même
       avait faites sur les inventions musicales du comte Hoditz.
     
       «Ne voyez-vous pas, lui dit-elle, que je vais être condamnée à chanter sa
       musique, et que vous, vous serez forcé de diriger sérieusement des cantates
       et peut-être même des opéras de sa façon? Est-ce ainsi que vous me faites
       tenir mon voeu de rester fidèle au culte du beau?
     
       --Bast! répondit le Porpora en riant, je ne ferai pas cela si gravement que
       tu penses; je compte, au contraire, m'en divertir copieusement, sans que
       le patricien maestro s'en aperçoive le moins du monde. Faire ces choses-là
       sérieusement et devant un public respectable, sera en effet un blasphème
       et une honte; mais il est permis de s'amuser, et l'artiste serait bien
       malheureux si, en gagnant sa vie, il n'avait pas le droit de rire dans sa
       barbe de ceux qui la lui font gagner. D'ailleurs, tu verras là ta princesse
       de Culmbach, que tu aimes et qui est charmante. Elle rira avec nous,
       quoiqu'elle ne rie guère, de la musique de son beau-père.»
     
       Il fallut céder, faire les paquets, les emplettes nécessaires et les
       adieux. Joseph était au désespoir. Cependant une bonne fortune, une grande
       joie d'artiste venait de lui arriver et faisait un peu compensation, ou
       tout au-moins diversion forcée à la douleur de cette séparation. En jouant
       sa sérénade sous la fenêtre de l'excellent mime Bernadone, l'arlequin
       renommé du théâtre de la porte de Carinthie, il avait frappé d'étonnement
       et de sympathie cet artiste aimable et intelligent. On l'avait fait monter,
       on lui avait demandé de qui était ce trio agréable et original. On s'était
       émerveillé de sa jeunesse, et de son talent. Enfin on lui avait confié,
       séance tenante, le poëme d'un ballet intitulé le Diable Boiteux, dont il
       commençait à écrire la musique. Il travaillait à cette tempête qui lui
       coûta tant de soins, et dont le souvenir faisait rire encore le bonhomme
       Haydn à quatre-vingts ans. Consuelo chercha à le distraire de sa tristesse,
       en lui parlant toujours de sa tempête, que Bernadone voulait terrible,
       et que Beppo, n'ayant jamais vu la mer, ne pouvait réussir à se peindre.
       Consuelo lui décrivait l'Adriatique en fureur et lui chantait la plainte
       des vagues, non sans rire avec lui de ces effets d'harmonie imitative,
       aidés de celui des toiles bleues qu'on secoue d'une coulisse à l'autre à
       force de bras.
     
       «Écoute, lui dit le Porpora pour le tirer de peine, tu travaillerais
       cent ans avec les plus beaux instruments du monde et les plus exactes
       connaissances des bruits de l'onde et du vent, que tu ne rendrais pas
       l'harmonie sublime de la nature. Ceci n'est pas le fait de la musique.
       Elle s'égare puérilement quand elle court après les tours de force et les
       effets de sonorité. Elle est plus grande que cela; elle a l'émotion pour
       domaine. Son but est de l'inspirer, comme sa cause est d'être inspirée
       par elle. Songe donc aux impressions de l'homme livré à la tourmente;
       figure-toi un spectacle affreux, magnifique, terrible, un danger imminent:
       place-toi, musicien, c'est-à-dire voix humaine, plainte humaine, âme
       vivante et vibrante, au milieu de cette détresse, de ce désordre, de
       cet abandon et de ces épouvantes; rends tes angoisses, et l'auditoire,
       intelligent ou non, les partagera. Il s'imaginera voir la mer, entendre
       les craquements du navire, les cris des matelots, le désespoir des
       passagers. Que dirais-tu d'un poëte, qui, pour peindre une bataille, te
       dirait en vers que le canon faisait _boum, boum_, et le tambour _plan,
       plan_? Ce serait pourtant de l'harmonie imitative plus exacte que de
       grandes images; mais ce ne serait pas de la poésie. La peinture elle-même,
       cet art de description par excellence, n'est pas un art d'imitation
       servile. L'artiste retracerait en vain le vert sombre de la mer, le ciel
       noir de l'orage, la carcasse brisée du navire. S'il n'a le sentiment
       pour rendre la terreur et la poésie de l'ensemble, son tableau sera sans
       couleur, fût-il aussi éclatant qu'une enseigne à bière. Ainsi, jeune homme,
       émeus-toi à l'idée d'un grand désastre, c'est ainsi que tu le rendras
       émouvant pour les autres.»
     
       Il lui répétait encore paternellement ces exhortations, tandis que la
       voiture, attelée dans la cour de l'ambassade, recevait les paquets de
       voyage. Joseph écoutait attentivement ses leçons, les buvant à la source,
       pour ainsi dire: mais lorsque Consuelo, en mantelet et en bonnet fourré,
       vint se jeter à son cou, il pâlit, étouffa un cri, et ne pouvant se
       résoudre à la voir monter en voiture, il s'enfuit et alla cacher ses
       sanglots au fond de l'arrière-boutique de Keller. Métastase le prit en
       amitié, le perfectionna dans l'italien, et le dédommagea un peu par de
       bons conseils et de généreux services de l'absence du Porpora; mais Joseph
       fut bien longtemps triste et malheureux, avant de s'habituer à celle de
       Consuelo.
     
       Celle-ci, quoique triste aussi, et regrettant un si fidèle et si aimable
       ami, sentit revenir son courage, son ardeur et la poésie de ses impressions
       à mesure qu'elle s'enfonça dans les montagnes de la Moravie. Un nouveau
       soleil se levait sur sa vie. Dégagée de tout lien et de toute domination
       étrangère à son art, il lui semblait qu'elle s'y devait tout entière.
       Le Porpora, rendu à l'espérance et à l'enjouement de sa jeunesse,
       l'exaltait par d'éloquentes déclamations; et la noble fille, sans cesser
       d'aimer Albert et Joseph comme deux frères qu'elle devait retrouver dans
       le sein de Dieu, se sentait légère, comme l'alouette qui monte en chantant
       dans le ciel, au matin d'un beau jour.
     
     
     
     
       C.
     
     
       Dès le second relais, Consuelo avait reconnu dans le domestique qui
       l'accompagnait, et qui, placé sur le siège de la voiture, payait les guides
       et gourmandait la lenteur des postillons, ce même heiduque qui avait
       annoncé le comte Hoditz, le jour où il était venu lui proposer la partie
       de plaisir de Roswald. Ce grand et fort garçon, qui la regardait toujours
       comme à la dérobée, et qui semblait partagé entre le désir et la crainte de
       lui parler, finit par fixer son attention; et, un matin qu'elle déjeunait
       dans une auberge isolée, au pied des montagnes, le Porpora ayant été faire
       un tour de promenade à la chasse de quelque motif musical, en attendant que
       les chevaux eussent rafraîchi, elle se tourna vers ce valet, au moment où
       il lui présentait son café, et le regarda en face d'un air un peu sévère et
       irrité. Mais il fit alors une si piteuse mine, qu'elle ne put retenir un
       grand éclat de rire. Le soleil d'avril brillait sur la neige qui couronnait
       encore les monts; et notre jeune voyageuse se sentait en belle humeur.
     
       «Hélas! lui dit enfin le mystérieux heiduque, votre seigneurie ne daigne
       donc pas me reconnaître? Moi, je l'aurais toujours reconnue, fut-elle
       déguisée en Turc ou en caporal prussien; et pourtant je ne l'avais vue
       qu'un instant, mais quel instant dans ma vie!»
     
       En parlant ainsi, il posa sur la table le plateau qu'il apportait; et,
       s'approchant de Consuelo, il fit gravement un grand signe de croix, mit
       un genou en terre, et baisa le plancher devant elle.
     
       «Ah! s'écria Consuelo, Karl le déserteur, n'est-ce pas?
     
       --Oui, signora, répondit Karl en baisant la main qu'elle lui tendait; du
       moins on m'a dit qu'il fallait vous appeler ainsi, quoique je n'aie jamais
       bien compris si vous étiez un monsieur ou une dame.
     
       --En vérité? Et d'où vient ton incertitude?
     
       --C'est que je vous ai vue garçon, et que depuis, quoique je vous aie bien
       reconnue, vous étiez devenue aussi semblable à une jeune fille que vous
       étiez auparavant semblable à un petit garçon. Mais cela ne fait rien: soyez
       ce que vous voudrez, vous m'avez rendu des services que je n'oublierai
       jamais; et vous pourriez me commander de me jeter du sommet de ce pic qui
       est là haut, si cela vous faisait plaisir, je ne vous le refuserais pas.
     
       --Je ne te demande rien, mon brave Karl, que d'être heureux et de jouir de
       ta liberté; car te voilà libre, et je pense que tu aimes la vie maintenant?
     
       --Libre, oui! dit Karl en secouant la tête; mais heureux... J'ai perdu ma
       pauvre femme!»
     
       Les yeux de Consuelo se remplirent de larmes, par un mouvement sympathique,
       en voyant les joues carrées du pauvre Karl se couvrir d'un ruisseau de
       pleurs.
     
       «Ah! dit-il en secouant sa moustache rousse, d'où les larmes dégouttaient
       comme la pluie d'un buisson, elle avait trop souffert, la pauvre âme!
       Le chagrin de me voir enlever une seconde fois par les Prussiens, un long
       voyage à pied, lorsqu'elle était déjà bien malade; ensuite la joie de me
       revoir, tout cela lui a causé une révolution; et elle est morte huit jours
       après être arrivée à Vienne, où je la cherchais, et où, grâce à un billet
       de vous, elle m'avait retrouvé, avec l'aide du comte Hoditz. Ce généreux
       seigneur lui avait envoyé son médecin et des secours; mais rien n'y a fait:
       elle était fatiguée de vivre, voyez-vous, et elle a été se reposer dans le
       ciel du bon Dieu.
     
       --Et ta fille? dit Consuelo, qui songeait à le ramener à une idée
       consolante.
     
       --Ma fille? dit-il d'un air sombre et un peu égaré, le roi de Prusse me
       l'a tuée aussi.
     
       --Comment tuée? que dis-tu?
     
       --N'est-ce pas le roi de Prusse qui a tué la mère en lui causant tout ce
       mal? Eh bien, l'enfant a suivi la mère. Depuis le soir où, m'ayant vu
       frappé au sang, garrotté et emporté par les recruteurs, toutes deux étaient
       restées, couchées et comme mortes, en travers du chemin, la petite avait
       toujours tremblé d'une grosse fièvre; la fatigue et la misère de la route
       les ont achevées. Quand vous les avez rencontrées sur un pont, à l'entrée
       de je ne sais plus quel village d'Autriche, il y avait deux jours qu'elles
       n'avaient rien mangé. Vous leur avez donné de l'argent, vous leur avez
       appris que j'étais sauvé, vous avez tout fait pour les consoler et les
       guérir; elles m'ont dit tout cela: mais il était trop tard. Elles n'ont
       fait qu'empirer depuis notre réunion, et au moment où nous pouvions être
       heureux, elles se sont en allées dans le cimetière. La terre n'était pas
       encore foulée sur le corps de ma femme, quand il a fallu recreuser le même
       endroit pour y mettre mon enfant; et à présent, grâce au roi de Prusse,
       Karl est seul au monde!
     
       --Non, mon pauvre Karl, tu n'es pas abandonné; il te reste des amis qui
       s'intéresseront toujours à tes infortunes et à ton bon coeur.
     
       --Je le sais. Oui, il y a de braves gens, et vous en êtes. Mais de quoi
       ai-je besoin maintenant que je n'ai plus ni femme, ni enfant, ni pays!
       car je ne serai jamais en sûreté dans le mien; ma montagne est trop bien
       connue de ces brigands qui sont venus m'y chercher deux fois. Aussitôt
       que je me suis vu seul, j'ai demandé si nous étions en guerre ou si nous
       y serions bientôt. Je n'avais qu'une idée: c'était de servir contre la
       Prusse, afin de tuer le plus de Prussiens que je pourrais. Ah! saint
       Wenceslas, le patron de la Bohême, aurait conduit mon bras; et je suis
       bien sûr qu'il n'y aurait pas eu une seule balle perdue, sortie de mon
       fusil; et je me disais: Peut-être la Providence permettra-t-elle que je
       rencontre le roi de Prusse dans quelque défilé; et alors... fût-il cuirassé
       comme l'archange Michel... dusse-je le suivre comme un chien suit un loup
       à la piste... Mais j'ai appris que la paix était assurée pour longtemps;
       et alors, ne me sentant plus de goût à rien, j'ai été trouver monseigneur
       le comte Hoditz pour le remercier, et le prier de ne point me présenter à
       l'impératrice, comme il en avait eu l'intention. Je voulais me tuer; mais
       il a été si bon pour moi, et la princesse de Culmbach, sa belle-fille,
       à qui il avait raconté en secret toute mon histoire, m'a dit de si belles
       paroles sur les devoirs du chrétien, que j'ai consenti à vivre et à entrer
       à leur service, où je suis, en vérité, trop bien nourri et trop bien traité
       pour le peu d'ouvrage que j'ai à faire.
     
       --Maintenant dis-moi, mon cher Karl, reprit Consuelo en s'essuyant les
       yeux, comment tu as pu me reconnaître.
     
       --N'êtes-vous pas venue, un soir, chanter chez ma nouvelle maîtresse,
       madame la margrave? Je vous vis passer tout habillée de blanc, et je vous
       reconnus tout de suite, bien que vous fussiez devenue une demoiselle.
       C'est que, voyez-vous, je ne me souviens pas beaucoup des endroits où j'ai
       passé, ni des noms des personnes que j'ai rencontrées; mais pour ce qui est
       des figures, je ne les oublie jamais. Je commençais à faire le signe de la
       croix quand je vis un jeune garçon qui vous suivait, et que je reconnus
       pour Joseph; et au lieu d'être votre maître, comme je l'avais vu au moment
       de ma délivrance (car il était mieux habillé que vous dans ce temps-là),
       il était devenu votre domestique; et il resta dans l'antichambre. Il ne me
       reconnut pas; et comme monsieur le comte m'avait défendu de dire un seul
       mot à qui que ce soit de ce qui m'était arrivé (je n'ai jamais su ni
       demandé pourquoi), je ne parlai pas à ce bon Joseph, quoique j'eusse bien
       envie de lui sauter au cou. Il s'en alla presque tout de suite dans une
       autre pièce. J'avais ordre de ne point quitter celle où je me trouvais;
       un bon serviteur ne connaît que sa consigne; Mais quand tout le monde fut
       parti, le valet de chambre de monseigneur, qui a toute sa confiance, me
       dit: «Karl, tu n'as pas parlé à ce petit laquais du Porpora, quoique tu
       l'aies reconnu; et tu as bien fait. Monsieur le comte sera content de toi.
       Quant à la demoiselle qui a chanté ce soir...--Oh! je l'ai reconnue aussi,
       m'écriai-je, et je n'ai rien dit.--Eh bien, ajouta-t-il; tu as encore bien
       fait. Monsieur le comte ne veut pas qu'on sache qu'elle a voyagé avec lui
       jusqu'à Passaw.--Cela ne me regarde point, repris-je; mais puis-je te
       demander, à toi, comment elle m'a délivré des mains des Prussiens?»
       Henri me raconta alors comment la chose s'était passée (car il était là),
       comment vous aviez couru après la voiture de monsieur le comte, et comment,
       lorsque vous n'aviez plus rien à craindre pour vous-même; vous aviez voulu
       absolument qu'il vînt me délivrer. Vous en aviez dit quelque chose à ma
       pauvre femme; et elle me l'avait raconté aussi; car elle est morte en vous
       recommandant au bon Dieu; et en me disant: «Ce sont de pauvres enfants,
       qui ont l'air presque aussi malheureux que nous; et cependant ils m'ont
       donné tout ce qu'ils avaient; et ils pleuraient comme si nous eussions été
       de leur famille.» Aussi, quand j'ai vu M. Joseph à votre service, ayant
       été chargé de lui porter quelque argent de la part de monseigneur chez qui
       il avait joué du violon un autre soir, j'ai mis dans le papier quelques
       ducats, les premiers que j'eusse gagnés dans cette maison. Il ne l'a pas
       su, et il ne m'a pas reconnu, lui; mais si nous retournons à Vienne, je
       m'arrangerai pour qu'il ne soit jamais dans l'embarras tant que je pourrai
       gagner ma vie.
     
       --Joseph n'est plus à mon service, bon Karl, il est mon ami. Il n'est
       plus dans l'embarras, il est musicien, et gagnera sa vie aisément. Ne te
       dépouille donc pas pour lui.
     
       --Quant à vous, signora, dit Karl, je ne puis pas grand chose pour vous,
       puisque vous êtes une grande actrice, à ce qu'on dit; mais voyez-vous,
       si jamais vous vous trouvez dans la position d'avoir besoin d'un serviteur,
       et de ne pouvoir le payer, adressez-vous à Karl, et comptez sur lui. Il
       vous servira pour rien et sera bien heureux de travailler pour vous.
     
     
       --Je suis assez payée par ta reconnaissance, mon ami. Je ne veux rien de
       ton dévouement.
     
       --Voici maître Porpora qui revient. Souvenez-vous, signora, que je n'ai
       pas l'honneur de vous connaître autrement que comme un domestique mis à
       vos ordres par mon maître.»
     
       Le lendemain, nos voyageurs s'étant levés de grand matin, arrivèrent,
       non sans peine, vers midi, au château de Roswald. Il était situé dans une
       région élevée, au versant des plus belles montagnes de la Moravie, et si
       bien abrité des vents froids, que le printemps s'y faisait déjà sentir,
       lorsqu'à une demi-lieue aux alentours, l'hiver régnait encore. Quoique
       la saison fût prématurément belle, les chemins étaient encore fort peu
       praticables. Mais le comte Hoditz, qui ne doutait de rien, et pour qui
       l'impossible était une plaisanterie, était déjà arrivé, et déjà faisait
       travailler une centaine de pionniers à aplanir la route sur laquelle devait
       rouler le lendemain l'équipage majestueux de sa noble épouse. Il eût été
       peut-être plus conjugal et plus secourable de voyager avec elle; mais il ne
       s'agissait pas tant de l'empêcher de se casser bras et jambes en chemin,
       que de lui donner une fête; et, morte ou vive, il fallait qu'elle eût un
       splendide divertissement en prenant possession du palais de Roswald.
     
       Le comte permit à peine à nos voyageurs de changer de toilette, et leur
       fit servir un fort beau dîner dans une grotte mousseuse et rocailleuse,
       qu'un vaste poêle, habilement masqué par de fausses roches, chauffait
       agréablement. Au premier coup d'oeil, cet endroit parut enchanteur à
       Consuelo. Le site qu'on découvrait de l'ouverture de la grotte était
       réellement magnifique. La nature avait tout fait pour Roswald. Des
       mouvements de terrains escarpés et pittoresques, des forêts d'arbres verts,
       des sources abondantes, d'admirables perspectives, des prairies immenses,
       il semble qu'avec une habitation confortable, c'en était bien assez pour
       faire un lieu de plaisance accompli. Mais Consuelo s'aperçut bientôt des
       bizarres recherches par lesquelles le comte avait réussi à gâter cette
       sublime nature. La grotte eût été charmante sans le vitrage, qui en faisait
       une salle à manger intempestive. Comme les chèvrefeuilles et les liserons
       ne faisaient encore que bourgeonner, on avait masqué les châssis des portes
       et des croisées avec des feuillages et des fleurs artificielles, qui
       faisaient là une prétentieuse grimace. Les coquillages et les stalactites,
       un peu endommagés par l'hiver, laissaient voir le plâtre et le mastic qui
       les attachaient aux parois du roc, et la chaleur du poêle, fondant un reste
       d'humidité amassée à la voûte, faisait tomber sur la tête des convives une
       pluie noirâtre et malsaine, que le comte ne voulait pas du tout apercevoir.
       Le Porpora en prit de l'humeur, et deux ou trois fois mit la main à son
       chapeau sans oser cependant l'enfoncer sur son chef, comme il en mourait
       d'envie. Il craignait surtout que Consuelo ne s'enrhumât, et il mangeait
       à la hâte, prétextant une vive impatience de voir la musique qu'il aurait
       à faire exécuter le lendemain.
     
       «De quoi vous inquiétez-vous là, cher maestro? disait le comte, gui était
       grand mangeur, et qui aimait à raconter longuement l'histoire de
       l'acquisition ou de la confection dirigée par lui de toutes les pièces
       riches et curieuses de son service de table; des musiciens habiles et
       consommés comme vous n'ont besoin que d'une petite heure pour se mettre
       au fait. Ma musique est simple et naturelle. Je ne suis pas de ces
       compositeurs pédants qui cherchent à étonner par de savantes et bizarres
       combinaisons harmoniques. A la campagne, il faut de la musique simple,
       pastorale; moi, je n'aime que les chants purs et faciles: c'est aussi le
       goût de madame la margrave. Vous verrez que tout ira bien. D'ailleurs, nous
       ne perdons pas de temps. Pendant que nous déjeunons ici, mon majordome
       prépare tout suivant mes ordres, et nous allons trouver les choeurs
       disposés dans leurs différentes stations et tous les musiciens à leur
       poste.»
     
       Comme il disait cela, on vint avertir monseigneur que deux officiers
       étrangers, en tournée dans le pays, demandaient la permission d'entrer et
       de saluer le comte, pour visiter, avec son agrément, les palais et les
       jardins de Roswald.
     
       Le comte était habitué à ces sortes de visites, et rien ne lui faisait plus
       de plaisir que d'être lui-même le _cicérone_ des curieux, à travers les
       délices de sa résidence.
     
       «Qu'ils entrent, qu'ils soient les bienvenus! s'écria-t-il, qu'on mette
       leurs couverts et qu'on les amène ici.»
     
       Peu d'instants après, les deux officiers furent introduits. Ils avaient
       uniforme prussien. Celui qui marchait le premier, et derrière lequel son
       compagnon semblait décidé à s'effacer entièrement, était petit, et d'une
       figure assez maussade. Son nez, long, lourd et sans noblesse, faisait
       paraître plus choquants encore le ravalement de sa bouche et la fuite ou
       plutôt l'absence de son menton. Sa taille un peu voûtée, donnait je ne sais
       quel air vieillot à sa personne engoncée dans le disgracieux habit inventé
       par Frédéric. Cet homme avait cependant une quarantaine d'années tout au
       plus; sa démarche était assurée, et lorsqu'il eut ôté le vilain chapeau
       qui lui coupait la face jusqu'à la naissance du nez, il montra ce qu'il y
       avait de beau dans sa tête, un front ferme, intelligent, et méditatif,
       des sourcils mobiles et des yeux d'une clarté et d'une animation
       extraordinaires. Son regard le transformait comme ces rayons du soleil
       qui colorent et embellissent tout à coup les sites les plus mornes et les
       moins poétiques. Il semblait grandir de toute la tête lorsque ses yeux
       brillaient sur son visage blême, chétif et inquiet.
     
       Le comte Hoditz les reçut avec une hospitalité plus cordiale que
       cérémonieuse, et, sans perdre le temps à de longs compliments, il leur fit
       mettre deux couverts et leur servit des meilleurs plats avec une véritable
       bonhomie patriarcale; car Hoditz était le meilleur des hommes, et sa
       vanité, loin de corrompre son coeur, l'aidait à se répandre avec confiance
       et générosité. L'esclavage régnait encore dans ses domaines, et toutes les
       merveilles de Roswald avaient été édifiées à peu de frais par la gent
       taillable et corvéable; mais il couvrait de fleurs et de gourmandises
       le joug de ses sujets. Il leur faisait oublier le nécessaire en leur
       prodiguant le superflu, et, convaincu que le plaisir est le bonheur,
       il les faisait tant amuser, qu'ils ne songeaient point à être libres.
     
       L'officier prussien (car vraiment il n'y en avait qu'un, l'autre semblait
       n'être que son ombre), parut d'abord un peu étonné, peut-être même un
       peu choqué du sans façon de M. le comte; et il affectait une politesse
       réservée, lorsque le comte lui dit:
     
       «Monsieur le capitaine, je vous prie de vous mettre à l'aise et de faire
       ici comme chez vous. Je sais que vous devez être habitué à la régularité
       austère des armées du grand Frédéric; je trouve cela admirable en son lieu;
       mais ici, vous êtes à la campagne, et si l'on ne s'amuse à la campagne,
       qu'y vient-on faire? Je vois que vous êtes des personnes bien élevées et
       de bonnes manières. Vous n'êtes certainement pas officiers du roi de
       Prusse, sans avoir fait vos preuves de science militaire et de bravoure
       accomplie. Je vous tiens donc pour des hôtes dont la présence honore ma
       maison; veuillez en disposer sans retenue, et y rester tant que le séjour
       vous en sera agréable.»
     
       L'officier prit aussitôt son parti en homme d'esprit, et, après avoir
       remercié son hôte sur le même ton, il se mit à sabler le champagne, qui
       ne lui fit pourtant pas perdre une ligne de son sang-froid, et à creuser
       un excellent pâté sur lequel il fit des remarques et des questions
       gastronomiques qui ne donnèrent pas grande idée de lui à la très-sobre
       Consuelo. Elle était cependant frappée du feu de son regard; mais ce feu
       même l'étonnait sans la charmer. Elle y trouvait je ne sais quoi de
       hautain, de scrutateur et de méfiant qui n'allait point à son coeur.
     
       Tout en mangeant, l'officier apprit au comte qu'il s'appelait le baron
       de Kreutz, qu'il était originaire de Silésie, où il venait d'être envoyé
       en remonte pour la cavalerie; que, se trouvant à Neïsse, il n'avait
       pu résister au désir de voir le palais et les jardins tant vantés de
       Roswald; qu'en conséquence, il avait passé le matin la frontière avec son
       lieutenant, non sans mettre le temps et l'occasion à profit pour faire,
       sur sa route quelques achats de chevaux. Il offrit même au comte de visiter
       ses écuries, s'il avait quelques bêtes à vendre. Il voyageait à cheval,
       et s'en retournait le soir même.
     
       «Je ne le souffrirai pas, dit le comte. Je n'ai pas de chevaux à vous
       vendre dans ce moment. Je n'en ai pas même assez pour les nouveaux
       embellissements que je veux faire à mes jardins. Mais je veux faire une
       meilleure affaire en jouissant de votre société le plus longtemps qu'il me
       sera possible.
     
       --Mais nous avons appris, en arrivant ici, que vous attendiez d'heure en
       heure madame la comtesse Hoditz; et, ne voulant point être à charge, nous
       nous retirerons aussitôt que nous l'entendrons arriver.
     
       --Je n'attends madame la comtesse margrave que demain, répondit le comte;
       elle arrivera ici avec sa fille, madame la princesse de Culmbach. Car vous
       n'ignorez peut-être pas, Messieurs, que j'ai eu l'honneur de faire une
       noble alliance...
     
       --Avec la margrave douairière de Bareith, repartit assez brusquement le
       baron de Kreutz, qui ne parut pas aussi ébloui de ce titre que le comte
       s'y attendait.
     
       --C'est la tante du roi de Prusse! reprit-il avec un peu d'emphase.
     
       --Oui, oui, je le sais! répliqua l'officier prussien en prenant une large
       prise de tabac.
     
       --Et comme c'est une dame admirablement gracieuse et affable, continua le
       comte, je ne doute pas qu'elle n'ait un plaisir infini à recevoir et à
       traiter de braves serviteurs du roi son illustre neveu.
     
       --Nous serions bien sensibles à un si grand honneur, dit le baron en
       souriant; mais nous n'aurons pas le loisir d'en profiter. Nos devoirs nous
       rappellent impérieusement à notre poste, et nous prendrons congé de Votre
       Excellence ce soir même. En attendant, nous serions bien heureux d'admirer
       cette belle résidence: le roi notre maître n'en a pas une qu'on puisse
       comparer à celle-ci.»
     
       Ce compliment rendit au Prussien toute la bienveillance du seigneur morave.
       On se leva de table. Le Porpora, qui se souciait moins de la promenade que
       de la répétition, voulut s'en dispenser.
     
       «Non pas, dit le comte; promenade et répétition, tout cela se fera en même
       temps; vous allez voir, mon maître.
     
       Il offrit son bras à Consuelo et passant le premier:
     
       «Pardonnez, Messieurs, dit-il, si je m'empare de la seule dame que nous
       ayons ici dans ce moment: c'est le droit du seigneur. Ayez la bonté de me
       suivre: je serai votre guide.
     
       --Oserai-je vous demander, Monsieur, dit le baron de Kreutz, adressant pour
       la première fois la parole au Porpora, quelle est cette aimable dame?
     
       --Monsieur, répondit le Porpora qui était de mauvaise humeur, je suis
       Italien, j'entends assez mal l'allemand, et le français encore moins.»
     
       Le baron, qui jusque-là, avait toujours parlé français avec le comte, selon
       l'usage de ce temps-là entre les gens du bel air, répéta sa demande en
       italien.
     
       «Cette aimable dame, qui n'a pas encore dit un mot devant vous, répondit
       sèchement le Porpora, n'est ni margrave, ni douairière, ni princesse, ni
       baronne, ni comtesse: c'est une chanteuse italienne qui ne manque pas d'un
       certain talent.
     
       --Je m'intéresse d'autant plus à la connaître et à savoir son nom, reprit
       le baron en souriant de la brusquerie du maestro.
     
       --C'est la Porporina, mon élève, répondit le Porpora.
     
       --C'est une personne fort habile, dit-on, reprit l'autre, et qui est
       attendue avec impatience à Berlin. Puisqu'elle est votre élève, je vois
       que c'est à l'illustre maître Porpora que j'ai l'honneur de parler.
     
       --Pour vous servir,» répliqua le Porpora d'un ton bref, en renfonçant sur
       sa tête son chapeau qu'il venait de soulever, en réponse, au profond salut
       du baron de Kreutz.
     
       Celui-ci, le voyant si peu communicatif, le laissa avancer et se tint en
       arrière avec son lieutenant. Le Porpora qui avait des yeux jusque derrière
       la tête, vit qu'ils riaient ensemble en le regardant et en parlant de lui,
       dans leur langue. Il en fut d'autant plus mal disposé pour eux, et ne leur
       adressa pas même un regard durant toute la promenade.
     
     
     
     
       CI.
     
     
       On descendit une petite pente assez rapide au bas de laquelle on trouva une
       rivière en miniature, qui avait été un joli torrent limpide et agité;
       mais comme il fallait le rendre navigable, on avait égalisé son lit, adouci
       sa pente, taillé proprement ses rives et troublé ses belles ondes par de
       récents travaux. Les ouvriers étaient encore occupés à le débarrasser de
       quelques roches que l'hiver y avait précipitées, et qui lui donnaient un
       reste de physionomie: on s'empressait de la faire disparaître. Une gondole
       attendait là les promeneurs, une vraie gondole que le comte avait fait
       venir de Venise, et qui fit battre le coeur de Consuelo en lui rappelant
       mille souvenirs gracieux et amers. On s'embarqua; les gondoliers étaient
       aussi de vrais Vénitiens parlant leur dialecte; on les avait fait venir
       avec la barque, comme de nos jours les nègres avec la girafe. Le comte
       Hoditz, qui avait beaucoup voyagé, s'imaginait parler toutes les langues:
       mais, quoiqu'il y mît beaucoup d'aplomb, et que, d'une voix haute, d'un ton
       accentué, il donnât ses ordres aux gondoliers, ceux-ci l'eussent compris
       avec peine, si Consuelo ne lui eût servi de truchement. Il leur fut enjoint
       de chanter des vers du Tasse: mais ces pauvres diables, enroués par les
       glaces du Nord, dépaysés et déroutés dans leurs souvenirs, donnèrent aux
       Prussiens un fort triste échantillon de leur savoir-faire. Il fallut que
       Consuelo leur soufflât chaque strophe, et promît de leur faire faire une
       répétition des fragments qu'ils devaient chanter le lendemain à madame la
       margrave.
     
       Quand on eut navigué un quart d'heure dans un espace qu'on eût pu traverser
       en trois minutes, mais où l'on avait ménagé au pauvre ruisseau contrarié
       dans sa course mille détours insidieux, on arriva à la pleine mer. C'était
       un assez vaste bassin où l'on débouqua à travers des massifs de cyprès et
       de sapins, et dont le coup d'oeil inattendu était vraiment agréable. Mais
       on n'eut pas le loisir de l'admirer. Il fallut s'embarquer sur un navire
       de poche, où rien ne manquait; mâts, voiles, cordages, c'était un modèle
       accompli de bâtiment avec tous ses agrès, et que le trop grand nombre de
       matelots et de passagers faillit faire sombrer. Le Porpora y eut froid.
       Les tapis étaient fort humides, et je crois bien que, malgré l'exacte
       revue que M. le comte, arrivé de la veille, avait faite déjà de toutes
       les pièces, l'embarcation faisait eau. Personne ne s'y sentait à l'aise,
       excepté le comte, qui, par grâce d'état, ne se souciait jamais des petits
       désagréments attachés à ses plaisirs, et Consuelo, qui commençait à
       s'amuser beaucoup de la folie de son hôte. Une flotte proportionnée à ce
       vaisseau de commandement vint se placer sous ses ordres, exécuta des
       manoeuvres que le comte lui-même, armé d'un porte-voix, et debout sur
       la poupe, dirigea fort sérieusement, se fâchant fort quand les choses
       n'allaient point à son gré, et faisant recommencer la répétition. Ensuite
       on voyagea de conserve aux sons d'une musique de cuivre abominablement
       fausse, qui acheva d'exaspérer le Porpora.
     
       «Passe pour nous faire geler et enrhumer, disait-il entre ses dents; mais
       nous écorcher les oreilles à ce point, c'est trop fort!
     
       --Voile pour le Péloponnèse!» s'écria le comte; et on cingla vers une rive
       couronnée de menues fabriques imitant des temples grecs et d'antiques
       tombeaux.
     
       On se dirigeait sur une petite anse masquée par des rochers, et, lorsqu'on
       en fut à dix pas, on fut accueilli par une décharge de coups de fusil. Deux
       hommes tombèrent morts sur le tillac, et un jeune mousse fort léger, qui se
       tenait dans les cordages, jeta un grand cri, descendit, ou plutôt se laissa
       glisser adroitement, et vint se rouler au beau milieu de la société, en
       hurlant qu'il était blessé et en cachant dans ses mains sa tête, soi-disant
       fracassée d'une balle.
     
       «Ici, dit le comte à Consuelo, j'ai besoin de vous pour une petite
       répétition que je fais faire à mon équipage. Ayez la bonté de représenter
       pour un instant le personnage de madame la margrave; et de commander à cet
       enfant mourant ainsi qu'à ces deux morts, qui, par parenthèse sont fort
       bêtement tombés, de se relever, d'être guéris à l'instant même, de prendre
       leurs armes, et de défendre Son Altesse contre les insolents pirates
       retranchés dans cette embuscade.»
     
       Consuelo se hâta de se prêter au rôle de margrave, et le joua avec beaucoup
       plus de noblesse et de grâce naturelle que ne l'eût fait madame Hoditz.
       Les morts et les mourants se relevèrent sur leurs genoux et lui baisèrent
       la main. Là, il leur fut enjoint par le comte de ne point toucher tout de
       bon de leurs bouches vassales la noble main de Son Altesse, mais de baiser
       leur propre main en feignant d'approcher leurs lèvres de la sienne. Puis
       morts et mourants coururent aux armes en faisant de grandes démonstrations
       d'enthousiasme; le petit saltimbanque, qui faisait le rôle de mousse,
       regrimpa comme un chat sur son mât et déchargea une légère carabine sur la
       baie des pirates. La flotte se serra autour de la nouvelle Cléopâtre, et
       les petits canons firent un vacarme épouvantable.
     
       Consuelo, avertie par le comte qui ne voulait pas lui causer une frayeur
       sérieuse, n'avait point été dupe du début un peu bizarre de cette comédie.
       Mais les deux officiers prussiens, envers lesquels il n'avait pas jugé
       nécessaire de pratiquer la même galanterie, voyant tomber deux hommes au
       premier feu, s'étaient serrés l'un contre l'autre en pâlissant. Celui qui
       ne disait rien avait paru effrayé pour son capitaine, et le trouble de
       ce dernier n'avait pas échappé au regard tranquillement observateur de
       Consuelo. Ce n'était pourtant pas la peur qui s'était peinte sur sa
       physionomie; mais, au contraire, une sorte d'indignation, de colère même,
       comme si la plaisanterie l'eût offensé personnellement et lui eût semblé
       un outrage à sa dignité de Prussien et de militaire. Hoditz n'y prit pas
       garde, et lorsque le combat fut engagé, le capitaine et son lieutenant
       riaient aux éclats et acceptaient au mieux le badinage. Ils mirent même
       l'épée à la main et s'escrimèrent en l'air pour prendre part à la scène.
     
       Les pirates, montés sur des barques légères, vêtus à la grecque et armés de
       tremblons et de pistolets chargés à poudre, étaient sortis de leurs jolis
       petits récifs, et se battaient comme des lions. On les laissa venir à
       l'abordage, où l'on en fit grande déconfiture, afin que la bonne margrave
       eût le plaisir de les ressusciter. La seule cruauté commise fut d'en
       faire tomber quelques-uns à la mer. L'eau du bassin était bien froide,
       et Consuelo les plaignait, lorsqu'elle vit qu'ils y prenaient plaisir, et
       mettaient de la vanité à montrer à leurs compagnons montagnards qu'ils
       étaient bons nageurs.
     
       Quand la flotte de Cléopâtre (car le navire que devait monter la margrave
       portait réellement ce titre pompeux) eut été victorieuse, comme de raison,
       elle emmena prisonnière la flottille des pirates à sa suite, et s'en alla
       au son d'une musique triomphale (à porter le diable en terre, au dire du
       Porpora) explorer les rivages de la Grèce. On approcha ensuite d'une île
       inconnue d'où l'on voyait s'élever des huttes de terre et des arbres
       exotiques fort bien acclimatés ou fort bien imités; car on ne savait jamais
       à quoi s'en tenir à cet égard, le faux et le vrai étant confondus partout.
       Aux marges de cette île étaient amarrées des pirogues. Les naturels du pays
       s'y jetèrent avec des cris très-sauvages et vinrent à la rencontre de la
       flotte, apportant des fleurs et des fruits étrangers récemment coupés dans
       les serres chaudes de la résidence. Ces sauvages étaient hérissés, tatoués,
       crépus, et plus semblables à des diables qu'à des hommes. Les costumes
       n'étaient pas trop bien assortis. Les uns étaient couronnés de plumes,
       comme des Péruviens, les autres empaquetés de fourrures, comme des
       Esquimaux; mais on n'y regardait pas de si près; pourvu qu'ils fussent
       bien laids et bien ébouriffés, on les tenait pour anthropophages tout au
       moins.
     
       Ces bonnes gens firent beaucoup de grimaces, et leur chef, qui était
       une espèce de géant, ayant une fausse barbe qui lui tombait jusqu'à la
       ceinture, vint faire un discours que le comte Hoditz avait pris la peine de
       composer lui-même en langue sauvage. C'était un assemblage de syllabes
       ronflantes et croquantes, arrangées au hasard pour figurer un patois
       grotesque et barbare. Le comte, lui ayant fait réciter sa tirade sans
       faute, se chargea de traduire cette belle harangue à Consuelo, qui faisait
       toujours le rôle de margrave en attendant la véritable.
     
       «Ce discours signifie, Madame, lui dit-il en imitant les salamalecs du roi
       sauvage, que cette peuplade de cannibales dont l'usage est de dévorer tous
       les étrangers qui abordent dans leur île, subitement touchée et apprivoisée
       par l'effet magique de vos charmes, vient déposer à vos pieds l'hommage de
       sa férocité, et vous offrir la royauté de ces terres inconnues. Daignez y
       descendre sans crainte, et quoiqu'elles soient stériles et incultes, les
       merveilles de la civilisation vont y éclore sous vos pas.»
     
       On aborda dans l'île au milieu des chants et des danses des jeunes
       sauvagesses. Des animaux étranges et prétendus féroces, mannequins
       empaillés qui, au moyen d'un ressort, s'agenouillèrent subitement,
       saluèrent Consuelo sur le rivage. Puis, à l'aide de cordes, les arbres
       et les buissons fraîchement plantés s'abattirent, les rochers de carton
       s'écroulèrent, et l'on vit des maisonnettes décorées de fleurs et de
       feuillages. Des bergères conduisant de vrais troupeaux (Hoditz n'en
       manquait pas), des villageois habillés à la dernière mode de l'Opéra,
       quoiqu'un peu malpropres vus de près, enfin jusqu'à des chevreuils et des
       biches apprivoisées vinrent prêter foi et hommage à la nouvelle souveraine.
     
       «C'est ici, dit alors le comte à Consuelo, que vous aurez à jouer un rôle
       demain, devant Son Altesse. On vous procurera le costume d'une divinité
       sauvage toute couverte de fleurs et de rubans, et vous vous tiendrez dans
       la grotte que voici: la margrave y entrera, et vous chanterez la cantate
       que j'ai dans ma poche, pour lui céder vos droits à la divinité, vu qu'il
       ne peut y avoir qu'une déesse, là où elle daigne apparaître.
     
       «--Voyons la cantate,» dit Consuelo en recevant le manuscrit dont Hoditz
       était l'auteur.
     
       Il ne lui fallut pas beaucoup de peine pour lire et chanter à la première
       vue ce pont-neuf ingénu: paroles et musique, tout était à l'avenant. Il ne
       s'agissait que de l'apprendre par coeur. Deux violons, une harpe et une
       flûte cachés dans les profondeurs de l'antre l'accompagnaient tout de
       travers. Le Porpora fit recommencer. Au bout d'un quart-d'heure, tout alla
       bien. Ce n'était pas le seul rôle, que Consuelo eût à faire dans la fête,
       ni la seule cantate que le comte Hoditz eût dans sa poche: elles étaient
       courtes, heureusement: il ne fallait pas fatiguer Son Altesse par trop de
       musique.
     
       A l'île sauvage, on remit à la voile, et on alla prendre terre sur un
       rivage chinois: tours imitant la porcelaine, kiosques, jardins rabougris,
       petits ponts, jonques et plantations de thé, rien n'y manquait. Les lettres
       et les mandarins, assez bien costumés, vinrent faire un discours chinois à
       la margrave; et Consuelo qui, dans le trajet, devait changer de costume
       dans la cale d'un des bâtiments et s'affubler en mandarine, dut essayer
       des couplets en langue et musique chinoise, toujours de la façon du comte
       Hoditz:
     
       Ping, pang, tiong,
       Hi, han, hong,
     
       Tel était le refrain, qui était censé signifier, grâce à la puissance
       d'abréviation que possédait cette langue merveilleuse:
     
       «Belle margrave, grande princesse, idole de tous les coeurs, régnez à
       jamais sur votre heureux époux et sur votre joyeux empire de Roswald en
       Moravie.»
     
       En quittant la Chine, on monta dans des palanquins très-riches, et on
       gravit, sur les épaules des pauvres serfs chinois et sauvages, une petite
       montagne au sommet de laquelle on trouva la ville de Lilliput. Maisons,
       forêts, lacs, montagnes, le tout vous venait aux genoux ou à la cheville,
       et il fallait se baisser pour voir, dans l'intérieur des habitations,
       les meubles et les ustensiles de ménage qui étaient dans des proportions
       relatives à tout le reste. Des marionnettes dansèrent sur la place publique
       au son des mirlitons, des guimbardes et des tambours de basque. Les
       personnes qui les faisaient agir et qui produisaient cette musique
       lilliputienne, étaient cachées sous terre et dans des caveaux ménagés
       exprès.
     
       En redescendant la montagne des Lilliputiens, on trouva un désert d'une
       centaine de pas, tout encombré de rochers énormes et d'arbres vigoureux
       livrés à leur croissance naturelle. C'était le seul endroit que le comte
       n'eût pas gâté et mutilé. Il s'était contenté de le laisser tel qu'il
       l'avait trouvé.
     
       «L'usage de cette gorge escarpée m'a bien longtemps embarrassé, dit-il à
       ses hôtes. Je ne savais comment me délivrer de ces masses de rochers, ni
       quelle tournure donner à ces arbres superbes, mais désordonnés; tout à
       coup l'idée m'est venue de baptiser ce lieu le désert, le chaos: et j'ai
       pensé que le contraste n'en serait pas désagréable, surtout lorsqu'au
       sortir de ces horreurs de la nature, on rentrerait dans des parterres
       admirablement soignés et parés. Pour compléter l'illusion, vous allez voir
       quelle heureuse invention j'y ai placée.»
     
       En parlant ainsi, le comte tourna un gros rocher qui encombrait le sentier
       (car il avait bien fallu fourrer un sentier uni et sablé dans l'horrible
       désert), et Consuelo se trouva à l'entrée d'un ermitage creusé dans le roc
       et surmonté d'une grossière croix de bois. L'anachorète de la Thébaïde
       en sortit; c'était un bon paysan dont la longue barbe blanche postiche
       contrastait avec un visage frais et paré des couleurs de la jeunesse. Il
       fit un beau sermon, dont son maître corrigea les barbarismes, donna sa
       bénédiction, et offrit des racines et du lait à Consuelo dans une écuelle
       de bois.
     
       «Je trouve l'ermite un peu jeune, dit le baron de Kreutz: vous eussiez pu
       mettre ici un vieillard véritable.
     
       --Cela n'eût point plu à la margrave, répondit ingénument le comte Hoditz.
       Elle dit avec raison que la vieillesse n'est point égayante, et que dans
       une fête il ne faut voir que de jeunes acteurs.»
     
       Je fais grâce au lecteur du reste de la promenade. Ce serait à n'en
       pas finir si je voulais lui décrire les diverses contrées, les autels
       druidiques, les pagodes indiennes, les chemins et canaux couverts, les
       forêts vierges, les souterrains où l'on voyait les mystères de la passion
       taillés dans le roc, les mines artificielles avec salles de bal, les
       Champs-Elysées, les tombeaux, enfin les cascades, les naïades, les
       sérénades et les _six mille_ jets d'eau que le Porpora prétendait,
       par la suite, avoir été forcé d'_avaler_. Il y avait bien mille autres
       gentillesses dont les mémoires du temps nous ont transmis le détail avec
       admiration: une grotte à demi obscure où l'on s'enfonçait en courant, et
       au fond de laquelle une glace, en vous renvoyant votre propre image, dans
       un jour incertain, devait infailliblement vous causer une grande frayeur;
       un couvent où l'on vous forçait, sous peine de perdre à jamais la liberté,
       de prononcer des voeux dont la formule était un hommage d'éternelle
       soumission et adoration à la margrave; un arbre à pluie qui, au moyen
       d'une pompe cachée dans les branches, vous inondait d'encre, de sang ou
       d'eau de rose, suivant qu'on voulait vous fêter ou vous mystifier; enfin
       mille secrets charmants, ingénieux, incompréhensibles, dispendieux surtout,
       que le Porpora eut la brutalité de trouver insupportables, stupides et
       scandaleux. La nuit seule mit un terme à cette promenade autour du monde,
       dans laquelle, tantôt à cheval, tantôt en litière, à âne, en voiture ou en
       bateau, on avait bien fait trois lieues.
     
       Aguerris contre le froid et la fatigue, les deux officiers prussiens, tout
       en riant de ce qu'il y avait de trop puéril dans les amusements et les
       _surprises_ de Roswald, n'avaient pas été aussi frappés que Consuelo du
       ridicule de cette merveilleuse résidence. Elle était l'enfant de la nature;
       née en plein champ, accoutumée, dès qu'elle avait eu les yeux ouverts, à
       regarder les oeuvres de Dieu sans rideau de gaze et sans lorgnon: mais le
       baron de Kreutz, quoiqu'il ne fût pas tout à fait le premier-venu dans
       cette aristocratie habituée aux draperies et aux enjolivements de la mode,
       était l'homme de son monde et de son temps. Il ne haïssait point les
       grottes, les ermitages et les symboles. En somme, il s'amusa avec bonhomie,
       montra beaucoup d'esprit dans la conversation, et dit à son acolyte qui,
       en entrant dans la salle à manger, le plaignait respectueusement de l'ennui
       d'une aussi rude corvée:
     
       «De l'ennui? moi? pas du tout. J'ai fait de l'exercice, j'ai gagné de
       l'appétit, j'ai vu mille folies, je me suis reposé l'esprit de choses
       sérieuses: je n'ai pas perdu mon temps et ma peine.»
     
       On fut surpris dans la salle à manger de ne trouver qu'un cercle de chaises
       autour d'une place vide. Le comte, ayant prié les convives de s'asseoir,
       ordonna à ses valets de servir.
     
       «Hélas! Monseigneur, répondit celui qui était chargé de lui donner la
       réplique, nous n'avions rien qui fût digne d'être offert à une si honorable
       compagnie, et nous n'avons pas même mis la table.
     
       --Voilà qui est plaisant!». s'écria l'amphitryon avec une fureur simulée;
       et quand ce jeu eut duré quelques instants: «Eh bien! dit-il, puisque les
       hommes nous refusent un souper, j'évoque l'enfer, et je somme Pluton de
       m'en envoyer un qui soit digne de mes hôtes.»
     
       En parlant ainsi; il frappa le plancher trois fois, et, le plancher
       glissant aussitôt dans une coulisse, on vit s'exhaler des flammes
       odorantes; puis, au son d'une musique joyeuse et bizarre, une table
       magnifiquement servie vint se placer sous les coudes des convives.
     
       «Ce n'est pas mal, dit le comte en soulevant la nappe, et en parlant sous
       la table. Seulement je suis fort étonné, puisque messire Pluton sait fort
       bien qu'il n'y a même pas dans ma maison de l'eau à boire, qu'on ne m'en
       ait pas envoyé une seule carafe.
     
       --Comte Hoditz, répondit, des profondeurs de l'abîme, une voix rauque
       digne du Tartare, l'eau est fort rare dans les enfers; car presque tous
       nos fleuves sont à sec depuis que les yeux de Son Altesse margrave ont
       embrasé jusqu'aux entrailles de la terre; cependant, si vous l'exigez,
       nous allons envoyer une Danaïde au bord du Styx pour voir si elle en pourra
       trouver.
     
       --Qu'elle se dépêche, répondit le comte, et surtout donnez-lui un tonneau
       qui ne soit pas percé.»
     
       Au même instant, d'une belle cuvette de jaspe qui était au milieu de la
       table, s'élança un jet d'eau de roche qui pendant tout le souper retomba
       sur lui-même en gerbe de diamants au reflet des nombreuses bougies. Le
       _surtout_ était un chef-d'oeuvre de richesse et de mauvais goût, et l'eau
       du Styx, le souper infernal, furent pour le comte matière à mille jeux de
       mots, allusions et coq-à-l'âne, qui ne valaient guère mieux, mais que la
       naïveté de son enfantillage lui fit pardonner. Le repas succulent, et
       servi par de jeunes sylvains et des nymphes plus ou moins charmantes,
       égaya beaucoup le baron de Kreutz.
     
       Il ne fit pourtant qu'une médiocre attention aux belles esclaves de
       l'amphitryon: ces pauvres paysannes étaient à la fois les servantes, les
       maîtresses, les choristes et les actrices de leur seigneur. Il était leur
       professeur de grâces, de danse, de chant et de déclamation. Consuelo avait
       eu à Passaw un échantillon de sa manière de procéder avec elles; et, en
       songeant au sort glorieux que ce seigneur lui avait offert alors, elle
       admirait le sang-froid respectueux avec lequel il la traitait maintenant,
       sans paraître ni surpris ni confus de sa méprise. Elle savait bien que
       le lendemain les choses changeraient d'aspect à l'arrivée de la margrave;
       qu'elle dînerait dans sa chambre avec son maître, et qu'elle n'aurait
       pas l'honneur d'être admise à la table de Son Altesse. Elle ne s'en
       embarrassait guère, quoiqu'elle ignorât une circonstance qui l'eût
       divertie beaucoup en cet instant: à savoir qu'elle soupait avec un
       personnage infiniment plus illustre, lequel ne voulait pour rien au monde
       souper le lendemain avec la margrave.
     
       Le baron de Kreutz, souriant donc d'un air assez froid à l'aspect des
       nymphes du logis, accorda un peu plus d'attention à Consuelo, lorsque
       après l'avoir provoquée à rompre le silence, il l'eut amenée à parler sur
       la musique. Il était amateur éclairé et quasi passionné de cet art divin;
       du moins il en parla lui-même avec une supériorité qui adoucit, non moins
       que le repas, les bons mets et la chaleur des appartements, l'humeur
       revêche du Porpora.
     
       «Il serait à souhaiter, dit-il enfin au baron, qui venait de louer
       délicatement sa manière sans le nommer, que le souverain que nous allons
       essayer de divertir fût aussi bon juge que vous!
     
       --On assure, répondit le baron, que mon souverain est assez éclairé sur
       cette matière, et qu'il aime véritablement les beaux-arts.
     
       --En êtes-vous bien certain, monsieur le baron? reprit le maestro, qui ne
       pouvait causer sans contredire tout le monde sur toutes choses. Moi, je ne
       m'en flatte guère. Les rois sont toujours les premiers en tout, au dire de
       leurs sujets; mais il arrive souvent que leurs sujets en savent beaucoup
       plus long qu'eux.
     
       --En fait de guerre; comme en fait de science et de génie, le roi de Prusse
       en sait plus long qu'aucun de nous; répondit le lieutenant avec zèle; et
       quant à la musique, il est très-certain...
     
       --Que vous n'en savez rien ni moi non plus, interrompit sèchement, le
       capitaine Kreutz; maître Porpora ne peut s'en rapporter qu'à lui seul à ce
       dernier égard.
     
       --Quant à moi, reprit le maestro, la dignité royale ne m'en a jamais imposé
       en fait de musique; et quand j'avais l'honneur de donner des leçons à la
       princesse électorale de Saxe, je ne lui passais pas plus de fausses notes
       qu'à un autre.
     
       --Eh quoi! dit le baron en regardant son compagnon avec une intention
       ironique, les têtes couronnées font-elles jamais des fausses notes?
     
       --Tout comme les simples mortels, Monsieur! répondit le Porpora. Cependant
       je dois dire que la princesse électorale n'en fit pas longtemps avec moi,
       et qu'elle avait une rare intelligence pour me seconder.
     
       --Ainsi vous pardonneriez bien quelques fausses notes à notre Fritz, s'il
       avait l'impertinence d'en faire en votre présence?
     
       --A condition qu'il s'en corrigerait.
     
       --Mais vous ne lui laveriez pas la tête? dit à son tour le comte Hoditz en
       riant.
     
       --Je le ferais, dût-il couper la mienne!» répondit le vieux professeur,
       qu'un peu de Champagne rendait expansif et fanfaron.
     
       Consuelo avait été bien et dûment avertie par le chanoine que la Prusse
       était une grande préfecture de police, où les moindres paroles, prononcées
       bien bas à la frontière, arrivaient en peu d'instants, par une suite
       d'échos mystérieux et fidèles, au cabinet de Frédéric, et qu'il ne fallait
       jamais dire à un Prussien, surtout à un militaire, à un employé quelconque:
       «Comment vous portez-vous?» sans peser chaque syllabe, et tourner, comme on
       dit aux petits enfants, sa langue sept fois dans sa bouche. Elle ne vit
       donc pas avec plaisir son maître s'abandonner à son humeur narquoise, et
       elle s'efforça de réparer ses imprudences par un peu de politique.
     
       «Quand même le roi de Prusse ne serait pas le premier musicien de son
       siècle, dit-elle, il lui serait permis de dédaigner un art certainement bien
       futile au prix de tout ce qu'il sait d'ailleurs.»
     
       Mais elle ignorait que Frédéric ne mettait pas moins d'amour-propre à être
       un grand flûtiste qu'à être un grand capitaine et un grand philosophe.
       Le baron de Kreutz déclara que si Sa Majesté avait jugé la musique un art
       digne d'être étudié, elle y avait consacré très-probablement une attention
       et un travail sérieux.
     
       «Bah! dit le Porpora, qui s'animait de plus en plus, l'attention et
       le travail ne révèlent rien, en fait d'art, à ceux que le ciel n'a pas
       doués d'un talent inné. Le génie de la musique n'est pas à la portée de
       toutes les fortunes; et il est plus facile de gagner des batailles et de
       pensionner des gens de lettres que de dérober aux muses le feu sacré. Le
       baron Frédéric de Trenck nous a fort bien dit que Sa Majesté prussienne,
       lorsqu'elle manquait à la mesure, s'en prenait à ses courtisans; mais les
       choses n'iront pas ainsi avec moi!
     
       --Le baron Frédéric de Trenck a dit cela? répliqua le baron de Kreutz,
       dont les yeux s'animèrent d'une colère subite et impétueuse. Eh bien!
       reprit-il en se calmant tout à coup par un effort de sa volonté, et en
       parlant d'un ton d'indifférence, le pauvre diable doit avoir perdu l'envie
       de plaisanter; car il est enfermé à la citadelle de Glatz pour le reste de
       ses jours.
     
       --En vérité! s'écria le Porpora: et qu'a-t-il donc fait?
     
       --C'est le secret de l'Etat, répondit le baron: mais tout porte à croire
       qu'il a trahi la confiance de son maître.
     
       --Oui! ajouta le lieutenant; en vendant à l'Autriche le plan des
       fortifications de la Prusse, sa patrie.
     
       --Oh! c'est impossible! dit Consuelo qui avait pâli, et qui, de plus en
       plus attentive à sa contenance et à ses paroles, ne put cependant retenir
       cette exclamation douloureuse.
     
       --C'est impossible, et c'est faux! s'écria le Porpora indigné; ceux qui ont
       fait croire cela au roi de Prusse en ont menti par la gorge!
     
       --Je présume que ce n'est pas un démenti indirect que vous pensez nous
       donner? dit le lieutenant en pâlissant à son tour.
     
       --Il faudrait avoir une susceptibilité bien maladroite pour le prendre
       ainsi, reprit le baron de Kreutz en lançant un regard dur et impérieux à
       son compagnon. En quoi cela nous regarde-t-il? et que nous importe que
       maître Porpora mette de la chaleur dans son amitié pour ce jeune homme?
     
       --Oui, j'en mettrais, même en présence du roi lui-même, dit le Porpora.
       Je dirais au roi qu'on l'a trompé; que c'est fort mal à lui de l'avoir cru;
       que Frédéric de Trenck est un digne, un noble jeune homme; incapable d'une
       infamie!
     
       --Je crois, mon maître, interrompit Consuelo que la physionomie du
       capitaine inquiétait de plus en plus, que vous serez bien à jeun quand
       vous aurez l'honneur d'approcher le roi de Prusse; et je vous connais trop
       pour n'être pas certaine que vous ne lui parlerez de rien d'étranger à la
       musique.
     
       --Mademoiselle me paraît fort prudente, reprit le baron. Il paraît
       cependant qu'elle à été fort liée à Vienne, avec ce jeune baron de Trenck?
     
       --Moi, monsieur? répondit Consuelo avec une indifférence fort bien jouée;
       je le connais à peine.
     
       --Mais, reprit le baron avec une physionomie pénétrante, si le roi lui-même
       vous demandait, par je ne sais quel hasard imprévu, ce que vous pensez de
       la trahison de ce Trenck?...
     
       --Monsieur le baron, dit Consuelo en affrontant son regard inquisitorial
       avec beaucoup de calme et de modestie, je lui répondrais que je ne crois
       à la trahison de personne, ne pouvant pas comprendre ce que c'est que de
       trahir.
     
       --Voilà une belle parole, signora! dit le baron dont la figure s'éclaircit
       tout à coup, et vous l'avez dite avec l'accent d'une belle âme.»
     
       Il parla d'autre chose; et charma les convives par la grâce et la force
       de son esprit. Durant tout le reste du souper, il eut, en s'adressant à
       Consuelo, une expression de bonté et de confiance qu'elle ne lui avait pas
       encore vue.
     
     
     
     
       CII.
     
     
       A la fin du dessert, une ombre toute drapée de blanc et voilée vint
       chercher les convives en leur disant: _Suivez-moi!_ Consuelo, condamnée
       encore au rôle de margrave pour la répétition de cette nouvelle scène, se
       leva la première, et, suivie des autres convives, monta le grand escalier
       du château, dont la porte s'ouvrait au fond de la salle. L'ombre qui les
       conduisait poussa, au haut de cet escalier, une autre grande porte, et l'on
       se trouva dans l'obscurité d'une profonde galerie antique, au bout de
       laquelle on apercevait simplement une faible lueur. Il fallut se diriger
       de ce côté au son d'une musique lente, solennelle et mystérieuse, qui était
       censée exécutée par les habitants du monde invisible.
     
       «Tudieu! dit ironiquement le Porpora d'un ton d'enthousiasme, monsieur
       le comte ne nous refuse rien! Nous avons entendu aujourd'hui de la
       musique turque, de la musique nautique, de la musique sauvage, de la
       musique chinoise, de la musique lilliputienne et toutes sortes de musiques
       extraordinaires; mais en voici une qui les surpasse toutes, et l'on peut
       bien dire que c'est véritablement de la musique de l'autre monde.
     
       --Et vous n'êtes pas au bout! répondit le comte enchanté de cet éloge.
     
       --Il faut s'attendre à tout de la part de Votre Excellence, dit le baron
       de Kreutz avec la même ironie que le professeur; quoique après ceci, je ne
       sache, en vérité, ce que nous pouvons espérer de plus fort.»
     
       Au bout de la galerie, l'ombre frappa sur une espèce de tamtam qui rendit
       un son lugubre, et un vaste rideau s'écartant, laissa voir la salle de
       spectacle décorée et illuminée comme elle devait l'être le lendemain. Je
       n'en ferai point la description, quoique ce fût bien le cas de dire:
     
       Ce n'était que festons, ce n'était qu'algarades.
     
       La toile du théâtre se leva; la scène représentait l'Olympe ni plus ni
       moins. Les déesses s'y disputaient le coeur du berger Paris, et le concours
       des trois divinités principales faisait les frais de la pièce. Elle était
       écrite en italien, ce qui fit dire tout bas au Porpora, en s'adressant à
       Consuelo:
     
       «Le sauvage, le chinois et le lilliputien n'étaient rien; voilà enfin de
       l'iroquois.»
     
       Vers et musique, tout était de la fabrique du comte. Les acteurs et les
       actrices valaient bien leurs rôles. Après une demi-heure de métaphores et
       de concetti sur l'absence d'une divinité plus charmante et plus puissante
       que toutes les autres, qui dédaignait de concourir pour le prix de la
       beauté, Paris s'étant décidé à faire triompher Vénus, cette dernière
       prenait la pomme, et, descendant du théâtre par un gradin, venait la
       déposer au pied de la margrave, en se déclarant indigne de la conserver,
       et s'excusant d'avoir osé la briguer devant elle.
     
       C'était Consuelo qui devait faire ce rôle de Vénus; et comme c'était
       le plus important, ayant à chanter à la fin une cavatine à grand effet,
       le comte Hoditz, n'ayant pu en confier la répétition à aucune de ses
       coryphées, prit le parti de le remplir lui-même; tant pour faire marcher
       cette répétition que pour faire sentir à Consuelo l'esprit, les intentions,
       les finesses et les beautés du rôle. Il fut si bouffon en faisant
       sérieusement Vénus, et en chantant avec emphase les platitudes pillées à
       tous les méchants opéras à la mode et mal cousues dont il prétendait avoir
       fait une partition, que personne ne put garder son sérieux. Il était trop
       animé par le soin de gourmander sa troupe et trop enflammé par l'expression
       divine qu'il donnait à son jeu et à son chant, pour s'apercevoir de la
       gaieté de l'auditoire. On l'applaudit à tout rompre, et le Porpora, qui
       s'était mis à la tête de l'orchestre en se bouchant les oreilles de temps
       en temps à la dérobée, déclara que tout était sublime, poëme, partition,
       voix, instruments, et la Vénus provisoire par-dessus tout.
     
       Il fut convenu que Consuelo et lui liraient ensemble attentivement ce
       chef-d'oeuvre le soir même et le lendemain matin. Ce n'était ni long, ni
       difficile à apprendre, et ils se firent fort d'être le lendemain soir à la
       hauteur de la pièce et de la troupe. On visita ensuite la salle de bal qui
       n'était pas encore prête, parce que les danses ne devaient avoir lieu que
       le surlendemain, la fête ayant à durer deux jours pleins et à offrir une
       suite ininterrompue de divertissements variés.
     
       Il était dix heures du soir. Le temps était clair et la lune magnifique.
       Les deux officiers prussiens avaient persisté à repasser la frontière le
       soir même, alléguant une consigne supérieure qui leur défendait de passer
       la nuit en pays étranger. Le comte dut donc céder, et ayant donné l'ordre
       qu'on préparât leurs chevaux, il les emmena boire le coup de l'étrier,
       c'est-à-dire déguster du café et d'excellentes liqueurs dans un élégant
       boudoir, où Consuelo ne jugea pas à propos de les suivre. Elle prit donc
       congé d'eux, et après avoir recommandé tout bas au Porpora de se tenir un
       peu mieux sur ses gardes qu'il n'avait fait durant le souper, elle se
       dirigea vers sa chambre, qui était dans une autre aile du château.
     
       Mais elle s'égara bientôt dans les détours de ce vaste labyrinthe, et se
       trouva dans une sorte de cloître où un courant d'air éteignit sa bougie.
       Craignant de s'égarer de plus en plus et de tomber dans quelqu'une des
       trappes _à surprise_ dont ce manoir était rempli, elle prit le parti de
       revenir sur ses pas à tâtons jusqu'à ce qu'elle eût retrouvé la partie
       éclairée des bâtiments. Dans la confusion de tant de préparatifs pour
       des choses insensées, le confortable de cette riche habitation était
       entièrement négligé. On y trouvait des sauvages, des ombres, des dieux,
       des ermites, des nymphes, des ris et des jeux, mais pas un domestique pour
       avoir un flambeau, pas un être dans son bon sens auprès de qui l'on pût se
       renseigner.
     
       Cependant elle entendit venir à elle une personne qui semblait marcher avec
       précaution et se glisser dans les ténèbres à dessein, ce qui ne lui inspira
       pas la confiance d'appeler et de se nommer, d'autant plus que c'était le
       pas lourd et la respiration forte d'un homme. Elle s'avançait un peu émue
       et en se serrant contre la muraille; lorsqu'elle entendit ouvrir une porte
       non loin d'elle, et la clarté de la lune, en pénétrant par cette ouverture,
       tomba sur la haute taille et le brillant costume de Karl.
     
       Elle se hâta de l'appeler.
     
       «Est-ce vous, signora? lui dit-il d'une voix altérée. Ah! je cherche depuis
       bien des heures un instant pour vous parler, et je le trouve trop tard,
       peut-être!
     
       --Qu'as-tu donc à me dire, bon Karl, et d'où vient l'émotion où je te vois?
     
       --Sortez de ce corridor, signora, je vais vous parler dans un endroit tout
       à fait isolé et où j'espère que personne ne pourra nous entendre.
     
       Consuelo suivit Karl, et se trouva en plein air avec lui sur la terrasse
       que formait la tourelle accolée au flanc de l'édifice.
     
       «Signora, dit le déserteur en parlant avec précaution (arrivé le matin pour
       la première fois à Roswald, il ne connaissait guère mieux les êtres que
       Consuelo), n'avez-vous rien dit aujourd'hui qui puisse vous exposer au
       mécontentement ou à la méfiance du roi de Prusse, et dont vous auriez à
       vous repentir à Berlin, si le roi en était exactement informé?.
     
       --Non, Karl, je n'ai rien dit de semblable. Je savais que tout Prussien
       qu'on ne connaît pas est un interlocuteur dangereux, et j'ai observé, quant
       à moi, toutes mes paroles.
     
       --Ah! vous me faites du bien de me dire cela; j'étais bien inquiet! je me
       suis approché de vous deux où trois fois dans le navire, lorsque vous vous
       promeniez sur la pièce d'eau. J'étais un des pirates qui ont fait semblant
       de monter à l'abordage; mais j'étais déguisé, vous ne m'avez pas reconnu.
       J'ai eu beau vous regarder, vous faire signe, vous n'avez pris garde à
       rien, et je n'ai pu vous glisser un seul mot. Cet officier était toujours à
       côté de vous. Tant que vous avez navigué sur le bassin, il ne vous a pas
       quittée d'un pas. On eût dit qu'il devinait que vous étiez son scapulaire,
       et qu'il se cachait derrière vous, dans le cas où une balle se serait
       glissée dans quelqu'un de nos innocents fusils.
     
       --Que veux-tu dire, Karl? Je ne puis te comprendre. Quel est cet officier?
       Je ne le connais pas.
     
       --Je n'ai pas besoin de vous le dire; vous le connaîtrez bientôt puisque
       vous allez à Berlin.
     
       --Pourquoi m'en faire un secret maintenant?
     
       --C'est que c'est un terrible secret, et que j'ai besoin de le garder
       encore une heure.
     
       --Tu as l'air singulièrement agité, Karl; que se passe-t-il en toi?
     
       --Oh! de grandes choses! l'enfer brûle dans mon coeur!
     
       --L'enfer? On dirait que tu as de mauvais desseins.
     
       --Peut-être!
     
       --En ce cas, je veux que tu parles; tu n'as pas le droit de te taire avec
       moi, Karl. Tu m'as promis un dévouement, une soumission à toute épreuve.
     
       --Ah! signora, que me dites-vous là? c'est la vérité, je vous dois plus que
       la vie, car vous avez fait ce qu'il fallait pour me conserver ma femme et
       ma fille; mais elles étaient condamnées, elles ont péri... et il faut bien
       que leur mort soit vengée!
     
       --Karl, au nom de ta femme et de ton enfant qui prient pour toi dans le
       ciel, je t'ordonne de parler. Tu médites je ne sais quel acte de folie;
       tu veux te venger? La vue de ces Prussiens te met hors de toi?
     
       --Elle me rend fou, elle me rend furieux... Mais non, je suis calme, je
       suis un saint. Voyez-vous, signora, c'est Dieu et non l'enfer qui me
       pousse. Allons! l'heure approche. Adieu, signora; il est probable que je ne
       vous reverrai plus, et je vous demande, puisque vous passez par Prague,
       de payer une messe pour moi à la chapelle de Saint-Jean-Népomuck, un des
       plus grands patrons de la Bohême.
     
       --Karl, vous parlerez, vous confesserez les idées criminelles qui vous
       tourmentent, ou je ne prierai jamais pour vous, et j'appellerai sur vous,
       au contraire, la malédiction de votre femme et de votre fille, qui sont
       des anges dans le sein de Jésus le Miséricordieux. Mais comment voulez-vous
       être pardonné dans le ciel, si vous ne pardonnez pas sur la terre? Je vois
       bien que vous avez une carabine sous votre manteau, Karl, et que d'ici vous
       guettez ces Prussiens au passage.
     
       --Non, pas d'ici, dit Karl ébranlé et tremblant; je ne veux pas verser
       le sang dans la maison de mon maître, ni sous vos yeux, ma bonne sainte
       fille; mais là-bas; voyez-vous, il y a dans la montagne un chemin creux
       que je connais bien déjà; car j'y étais ce matin quand ils sont arrivés
       par là... Mais j'y étais par hasard, je n'étais pas armé, et d'ailleurs
       je ne l'ai pas reconnu tout de suite, lui!... Mais tout à l'heure, il va
       repasser par là, et j'y serai, moi! J'y serai bientôt par le sentier du
       parc, et je le devancerai, quoiqu'il soit bien monté... Et comme vous le
       dites, signora, j'ai une carabine, une bonne carabine, et il y a dedans
       une bonne balle pour son coeur. Elle y est depuis tantôt; car je ne
       plaisantais pas quand je faisais le guet accoutré en faux pirate. Je
       trouvais l'occasion assez belle, et je l'ai visé plus de dix fois; mais
       vous étiez là, toujours là, et je n'ai pas tiré... Mais tout à l'heure,
       vous n'y serez pas, il ne pourra pas se cacher derrière vous comme un
       poltron... car il est poltron, je le sais bien, moi. Je l'ai vu pâlir, et
       tourner le dos à la guerre, un jour qu'il nous faisait avancer avec rage
       contre mes compatriotes, contre mes frères les Bohémiens. Ah! quelle
       horreur! car je suis Bohémien, moi, par le sang, par le coeur, et cela ne
       pardonne pas. Mais si je suis un pauvre paysan de Bohême; n'ayant appris
       dans ma forêt qu'à manier la cognée, il a fait de moi un soldat prussien,
       et, grâce à ses caporaux, je sais viser juste avec un fusil.
     
       --Karl, Karl, taisez-vous, vous êtes dans le délire! vous ne connaissez pas
       cet homme, j'en suis sûre. Il s'appelle le baron de Kreutz; je parie que
       vous ne saviez pas son nom et que vous le prenez pour un autre. Ce n'est
       pas un recruteur, il ne vous a pas fait de mal.
     
       --Ce n'est pas le baron de Kreutz, non, signora, et je le connais bien.
       Je l'ai vu plus de cent fois à la parade c'est le grand recruteur, c'est
       le grand maître des voleurs d'hommes et des destructeurs de familles;
       c'est le grand fléau de la Bohême, c'est mon ennemi, à moi. C'est l'ennemi
       de notre Église, de notre religion et de tous nos saints; c'est lui qui a
       profané, par ses rires impies, la statue de saint Jean-Népomuck, sur le
       pont de Prague. C'est lui qui a volé, dans le château de Prague, le tambour
       fait avec la peau de Jean Zyska, celui qui fut un grand guerrier dans son
       temps, et dont la peau était la sauvegarde, le porte-respect, l'honneur du
       pays! Oh non! je ne me trompe pas, et je connais bien l'homme! D'ailleurs,
       saint Wenceslas m'est apparu tout à l'heure comme je faisais ma prière dans
       la chapelle; je l'ai vu comme je vous vois, signora; et il m'a dit: «C'est
       lui, frappe-le au coeur.» Je l'avais juré à la Sainte-Vierge sur la tombe
       de ma femme, et il faut que je tienne mon serment... Ah! voyez, signora!
       voilà son cheval qui arrive devant le perron; c'est ce que j'attendais.
       Je vais à mon poste; priez pour moi; car je paierai cela de ma vie tôt ou
       tard; mais peu importe, pourvu que Dieu sauve mon âme!
     
       --Karl! s'écria Consuelo animée d'une force extraordinaire, je te croyais
       un coeur généreux, sensible et pieux; mais je vois bien que tu es un impie,
       un lâche et un scélérat. Quel que soit cet homme que tu veux assassiner,
       je te défends de le suivre et de lui faire aucun mal. C'est le diable qui
       a pris la figure d'un saint pour égarer ta raison; et Dieu a permis qu'il
       te fit tomber dans ce piège pour te punir d'avoir fait un serment sacrilège
       sur la tombe de ta femme. Tu es un lâche et un ingrat, te dis-je; car tu ne
       songes pas que ton maître, le comte Hoditz, qui t'a comblé de bienfaits,
       sera accusé de ton crime, et qu'il le paiera de sa tête; lui, si honnête,
       si bon et si doux envers toi! Va te cacher au fond d'une cave; car tu n'es
       pas digne de voir le jour, Karl. Fais pénitence, pour avoir eu une telle
       pensée. Tiens! je vois, en cet instant, ta femme qui pleure à côté de toi,
       et qui essaie de retenir ton bon ange, prêt à t'abandonner à l'esprit du
       mal.
     
       --Ma femme! ma femme! s'écria Karl, égaré et vaincu; je ne la vois pas.
       Ma femme; si lu es là parle-moi, fais que je la revoie encore une fois et
       que je meure.
     
       --Tu ne peux pas la voir: le crime est dans ton coeur, et la nuit sur tes
       yeux. Mets-toi à genoux, Karl; tu peux encore te racheter. Donne-moi ce
       fusil qui souille tes mains, et fais ta prière.»
     
       En parlant ainsi, Consuelo prit la carabine, qui ne lui fut pas disputée,
       et se hâta de l'éloigner des yeux de Karl, tandis qu'il tombait à genoux
       et fondait en larmes. Elle quitta la terrasse pour cacher cette arme
       dans quelque autre endroit, à la hâte. Elle était brisée de l'effort
       qu'elle venait de faire pour s'emparer de l'imagination du fanatique en
       évoquant les chimères qui le gouvernaient. Le temps pressait; et ce n'était
       pas le moment de lui faire un cours de philosophie plus humaine et plus
       éclairée. Elle venait de dire ce qui lui était venu à l'esprit, inspirée
       peut-être par quelque chose de sympathique dans l'exaltation de ce
       malheureux, qu'elle voulait à tout prix sauver d'un acte de démence, et
       qu'elle accablait même d'une feinte indignation, tout en le plaignant
       d'un égarement dont il n'était pas le maître.
     
       Elle se pressait d'écarter l'arme fatale, afin de le rejoindre ensuite et
       de le retenir sur la terrasse jusqu'à ce que les Prussiens fussent bien
       loin, lorsqu'en rouvrant cette petite porte qui ramenait de la terrasse au
       corridor, elle se trouva face à face avec le baron de Kreutz. Il venait de
       chercher son manteau et ses pistolets dans sa chambre. Consuelo n'eut que
       le temps de laisser tomber la carabine derrière elle, dans l'angle que
       formait la porte, et de se jeter dans le corridor, en refermant cette porte
       entre elle et Karl. Elle craignait que la vue de l'ennemi ne rendît à ce
       dernier toute sa fureur s'il l'apercevait.
     
       La précipitation de ce mouvement, et l'émotion qui la força de s'appuyer
       contre la porte, comme si elle eût craint de s'évanouir, n'échappèrent
       point à l'oeil clairvoyant du baron de Kreutz. Il portait un flambeau,
       et s'arrêta devant elle en souriant. Sa figure était parfaitement calme;
       cependant Consuelo crut voir que sa main tremblait et faisait vaciller
       très-sensiblement la flamme de la bougie. Le lieutenant était derrière
       lui, pâle comme la mort, et tenant son épée nue. Ces circonstances, ainsi
       que la certitude qu'elle acquit un peu plus tard qu'une fenêtre de cet
       appartement, où le baron avait déposé et repris ses effets, donnait sur
       la terrasse de la tourelle, firent penser ensuite à Consuelo que les deux
       Prussiens n'avaient pas perdu un mot de son entretien avec Karl. Cependant
       le baron la salua d'un air courtois et tranquille; et comme la crainte
       d'une pareille situation lui faisait oublier de rendre le salut et lui
       ôtait la force de dire un mot, Kreutz l'ayant examinée un instant avec des
       yeux qui exprimaient plus d'intérêt que de surprise, il lui dit d'une voix
       douce en lui prenant la main:
     
       «Allons, mon enfant, remettez-vous. Vous semblez bien agitée. Nous vous
       avons fait peur en passant brusquement devant cette porte au moment où vous
       l'ouvriez; mais nous sommes vos serviteurs et vos amis. J'espère que nous
       vous reverrons à Berlin, et peut-être pourrons-nous vous y être bon à
       quelque chose.»
     
       Le baron attira un peu vers lui la main de Consuelo comme si, dans un
       premier mouvement, il eût songé à la porter à ses lèvres. Mais il se
       contenta de la presser légèrement, salua de nouveau, et s'éloigna, suivi
       de son lieutenant[1], qui ne sembla pas même voir Consuelo, tant il était
       troublé et hors de lui. Cette contenance confirma la jeune fille dans
       l'opinion qu'il était instruit du danger dont son maître venait d'être
       menacé.
     
       [Note 1: On disait alors _bas officier_. Nous avons, dans notre récit,
       modernisé un titre qui donnait lieu à équivoque.]
     
       Mais quel était donc cet homme dont la responsabilité pesait si fortement
       sur la tête d'un autre, et dont la destruction avait semblé à Karl une
       vengeance si complète et si enivrante? Consuelo revint sur la terrasse
       pour lui arracher son secret, tout en continuant à le surveiller; mais
       elle le trouva évanoui, et, ne pouvant aider ce colosse à se relever,
       elle descendit et appela d'autres domestiques pour aller à son secours.
     
       «Ah! ce n'est rien, dirent-ils en se dirigeant vers le lieu qu'elle leur
       indiquait: il a bu ce soir un peu trop d'hydromel, et nous allons le porter
       dans son lit.»
     
       Consuelo eût voulu remonter avec eux; elle craignait que Karl ne se trahît
       en revenant à lui-même, mais elle en fut empêchée par le comte Hoditz,
       qui passait par là, et qui lui prit le bras, se réjouissant de ce qu'elle
       n'était pas encore couchée, et de ce qu'il pouvait lui donner un nouveau
       spectacle. Il fallut le suivre sur le perron, et de là elle vit en l'air,
       sur une des collines du parc, précisément du côté que Karl lui avait
       désigné comme le but de son expédition, un grand arc de lumière, sur lequel
       on distinguait confusément des caractères en verres de couleur.
     
       Voilà une très-belle illumination, dit-elle d'un air distrait.
     
       --C'est une délicatesse, un adieu discret et respectueux à l'hôte qui nous
       quitte, lui répondit-il. Il va passer dans un quart d'heure au pied de
       cette colline, par un chemin creux que nous ne voyons pas d'ici, et où il
       trouvera cet arc de triomphe élevé comme par enchantement au-dessus de sa
       tête.
     
       --Monsieur le comte, s'écria Consuelo en sortant de sa rêverie, quel est
       donc ce personnage qui vient de nous quitter?
     
       --Vous le saurez plus tard, mon enfant.
     
       --Si je ne dois pas le demander, je me tais, monsieur le comte; cependant
       j'ai quelque soupçon qu'il ne s'appelle pas réellement le baron de Kreutz.
     
       --Je n'en ai pas été dupe un seul instant, repartit Hoditz, qui à cet égard
       se vantait un peu. Cependant j'ai respecté religieusement son incognito.
       Je sais que c'est sa fantaisie et qu'on l'offense quand on n'a pas l'air
       de le prendre pour ce qu'il se donne. Vous avez vu que je l'ai traité comme
       un simple officier, et pourtant...»
     
       Le comte mourait d'envie de parler; mais les convenances lui défendaient
       d'articuler un nom apparemment si sacré. Il prit un terme moyen, et
       présentant sa lorgnette à Consuelo:
     
       «Regardez, lui dit-il, comme cet arc improvisé a bien réussi. Il y a d'ici
       près d'un demi-mille, et je parie qu'avec ma lorgnette, qui est excellente,
       vous allez lire ce qui est écrit dessus. Les lettres ont vingt pieds de
       haut, quoiqu'elles vous paraissent imperceptibles. Cependant, regardez
       bien!...»
     
       Consuelo regarda et déchiffra aisément cette inscription, qui lui révéla le
       secret de la comédie:
     
       Vive Frédéric le Grand.
     
       «Ah! monsieur le comte, s'écria-t-elle vivement préoccupée, il y a du
       danger pour un tel personnage à voyager ainsi, et il y en a plus encore à
       le recevoir.
     
       --Je ne vous comprends pas, dit le comte; nous sommes en paix; personne ne
       songerait maintenant, sur les terres de l'empire, à lui faire un mauvais
       parti, et personne ne peut plus trouver contraire au patriotisme d'héberger
       honorablement un hôte tel que lui.»
     
       Consuelo était plongée dans ses rêveries. Hoditz l'en tira en lui disant
       qu'il avait une humble supplique à lui présenter; qu'il craignait d'abuser
       de son obligeance, mais que la chose était si importante, qu'il était forcé
       de l'importuner. Après bien des circonlocutions:
     
       «Il s'agirait, lui dit-il d'un air mystérieux et grave, de vouloir bien
       vous charger du rôle de l'ombre.
     
       --Quelle ombre? demanda Consuelo, qui ne songeait plus qu'à Frédéric et
       aux événements de la soirée.
     
       --L'ombre qui vient au dessert chercher madame la margrave et ses convives
       pour leur faire traverser la galerie du Tartare, où j'ai placé le champ
       des morts, et les faire entrer dans la salle du théâtre, où l'Olympe doit
       les recevoir. Vénus n'entre pas en scène tout d'abord, et vous auriez le
       temps de dépouiller, dans la coulisse, le linceul de l'ombre sous lequel
       vous aurez le brillant costume de la mère des amours tout ajusté, satin
       couleur de rose, avec noeuds d'argent chenillés d'or, paniers très-petits,
       cheveux sans poudre, avec des perles et des plumes, des roses, une toilette
       très-décente et d'une galanterie sans égale, vous verrez! Allons, vous
       consentez à faire l'ombre; car il faut marcher avec beaucoup de dignité,
       et pas une de mes petites actrices n'oserait dire à Son Altesse, d'un
       ton à la fois impérieux et respectueux: _Suivez-moi_. C'est un mot bien
       difficile à dire, et j'ai pensé qu'une personne de génie pouvait en tirer
       un grand parti. Qu'en pensez-vous?
     
       --Le mot est admirable, et je ferai l'ombre de tout mon coeur, répondit
       Consuelo en riant.
     
       --Ah! vous êtes un ange, un ange, en vérité! s'écria le comte en lui
       baisant la main.»
     
       Mais hélas! cette fête, cette brillante fête, ce rêve que le comte avait
       caressé pendant tout un hiver et qui lui avait fait faire plus de trois
       voyages en Moravie pour en préparer la réalisation; ce jour tant attendu
       devait s'en aller en fumée, tout aussi bien que la sérieuse et sombre
       vengeance de Karl. Le lendemain, vers le milieu du jour, tout était prêt.
       Le peuple de Roswald était sous les armes; les nymphes, les génies, les
       sauvages, les nains, les géants, les mandarins et les ombres attendaient,
       en grelottant à leurs postes, le moment de commencer leurs évolutions;
       la route escarpée était déblayée de ses neiges et jonchée de mousse et
       de violettes; les nombreux convives, accourus des châteaux environnants,
       et même de villes assez éloignées, formaient un cortège respectable à
       l'amphitryon, lorsque hélas! un coup de foudre vint tout renverser. Un
       courrier, arrivé à toute bride, annonça que le carrosse de la margrave
       avait versé dans un fossé; que Son Altesse s'était enfoncé deux côtes, et
       qu'elle était forcée de séjourner à Olmütz, où le comte était prié d'aller
       la rejoindre. La foule se dispersa. Le comte, suivi de Karl, qui avait
       retrouvé sa raison, monta sur le meilleur de ses chevaux et partit à la
       hâte, après avoir dit quelques mots à son majordome.
     
       Les Plaisirs, les Ruisseaux, les Heures et les Fleuves allèrent reprendre
       leurs bottes fourrées et leurs casaquins de laine, et s'en retournèrent à
       leur travail des champs, pêle-mêle avec les Chinois, les pirates, les
       druides et les anthropophages. Les convives remontèrent dans leurs
       équipages, et la berline qui avait amené le Porpora et son élève fut mise
       de nouveau à leur disposition. Le majordome, conformément aux ordres qu'il
       avait reçus, leur apporta la somme convenue, et les força de l'accepter
       bien qu'ils ne l'eussent qu'à demi gagnée. Ils prirent, le jour même, la
       route de Prague; le professeur enchanté d'être débarrassé de la musique
       cosmopolite et des cantates polyglottes de son hôte; Consuelo regardant
       du côté de la Silésie et s'affligeant de tourner le dos au captif de Glatz,
       sans espérance de pouvoir l'arracher à son malheureux sort.
     
       Ce même jour, le baron de Kreutz, qui avait passé la nuit dans un village,
       non loin de la frontière morave, et qui en était reparti le matin dans
       un grand carrosse de voyage, escorté de ses pages à cheval, et de sa
       berline de suite qui portait son commis et sa _chatouille_[1], disait à
       son lieutenant, ou plutôt à son aide de camp, le baron de Buddenbrock,
       aux approches de la ville de Neïsse, et il faut noter que mécontent de sa
       maladresse la veille, il lui adressait la parole pour la première fois
       depuis son départ de Roswald:
     
       [Note 1: Son trésor de voyage.]
     
       «Qu'était-ce donc que cette illumination que j'ai aperçue de loin, sur la
       colline au pied de laquelle nous devions passer, en côtoyant le parc de ce
       comte Hoditz?
     
       --Sire, répondit en tremblant Buddenbrock, je n'ai pas aperçu
       d'illumination.
     
       --Et vous avez eu tort. Un homme qui m'accompagne doit tout voir.
     
       --Votre Majesté devait pardonner au trouble affreux dans lequel m'avait
       plongé la résolution d'un scélérat...
     
       --Vous ne savez ce que vous dites! cet homme était un fanatique, un
       malheureux dévot catholique, exaspéré par les sermons que les curés de
       la Bohême ont fait contre moi durant la guerre; il était poussé à bout
       d'ailleurs par quelque malheur personnel. Il faut que ce soit quelque
       paysan enlevé pour mes armées, un de ces déserteurs que nous reprenons
       quelquefois malgré leurs belles précautions...
     
       --Votre Majesté peut compter que demain celui-là sera repris et amené
       devant elle.
     
       --Vous avez donné des ordres pour qu'on l'enlevât au comte Hoditz?
     
       --Pas encore, Sire; mais sitôt que je serai arrivé à Neïsse, je lui
       dépêcherai quatre hommes très-habiles et très-déterminés...
     
       --Je vous le défends: vous prendrez au contraire des informations sur le
       compte de cet homme; et si sa famille a été victime de la guerre, comme il
       semblait l'indiquer dans ses paroles décousues, vous veillerez à ce qu'il
       lui soit compté une somme de mille reichsthalers, et vous le ferez désigner
       aux recruteurs de la Silésie, pour qu'on le laisse à jamais tranquille.
       Vous m'entendez? Il s'appelle Karl; il est très-grand, il est Bohémien, il
       est au service du comte Hoditz: c'en est assez pour qu'il soit facile de le
       retrouver, et de s'informer de son nom de famille et de sa position.
     
       --Votre Majesté sera obéie.
     
       --Je l'espère bien! Que pensez-vous de ce professeur de musique?
     
       --Maître Porpora? Il m'a semblé sot, suffisant et d'une humeur
       très-fâcheuse.
     
       --Et moi je vous dis que c'est un homme supérieur dans son art, rempli
       d'esprit et d'une ironie fort divertissante. Quand il sera rendu avec son
       élève à la frontière de Prusse, vous enverrez au-devant de lui une bonne
       voiture.
     
       --Oui, Sire.
     
       --Et on l'y fera monter seul: _seul_, entendez-vous? avec beaucoup
       d'égards.
     
       --Oui, Sire.
     
       --Et ensuite?
     
       --Ensuite, Votre Majesté entend qu'on l'amène à Berlin?
     
       --Vous n'avez pas le sens commun aujourd'hui. J'entends qu'on le reconduise
       à Dresde, et de là à Prague, s'il le désire; et de là même à Vienne, si
       telle est son intention: le tout à mes frais. Puisque j'ai dérangé un
       homme si honorable de ses occupations, je dois le remettre où je l'ai pris
       sans qu'il lui en coûte rien. Mais je ne veux pas qu'il pose le pied dans
       mes États. Il a trop d'esprit pour nous.
     
       --Qu'ordonne Votre Majesté à l'égard de la cantatrice?
     
       --On la conduira sous escorte, bon gré mal gré, à Sans-Souci, et on lui
       donnera un appartement dans le château.
     
       --Dans le château, Sire?
     
       --Eh bien! êtes-vous devenu sourd? L'appartement de la Barberini!
     
       --Et la Barberini, Sire, qu'en ferons-nous?
     
       --La Barberini n'est plus à Berlin. Elle est partie. Vous ne le saviez pas?
     
       --Non, Sire.
     
       --Que savez-vous donc? Et dès que cette fille sera arrivée, on m'avertira,
       à quelque heure que ce soit du jour ou de la nuit. Vous m'avez entendu?
       Ce sont là les premiers ordres que vous allez faire inscrire sur le
       registre numéro 1 du commis de ma chatouille: le dédommagement à Karl;
       le renvoi du Porpora; la succession des honneurs et des profits de la
       Barberini à la Porporina. Nous voici aux portes de la ville. Reprends ta
       bonne humeur, Buddenbrock, et tâche d'être un peu moins bête quand il me
       prendra fantaisie de voyager incognito avec toi.»
     
     
     
     
       CIII.
     
     
       Le Porpora et Consuelo arrivèrent à Prague par un froid assez piquant,
       à la première heure de la nuit. La lune éclairait cette vieille cité,
       qui avait conservé dans son aspect le caractère religieux et guerrier
       de son histoire. Nos voyageurs y entrèrent par la porte appelée Rosthor,
       et, traversant la partie qui est sur la rive droite de la Moldaw, ils
       arrivèrent sans encombre jusqu'à la moitié du pont. Mais là, une forte
       secousse fut imprimée à la voiture, qui s'arrêta court.
     
       «Jésus Dieu! cria le postillon, mon cheval qui s'abat devant la statue!
       mauvais présage! que saint Jean Népomuck nous assiste!
     
       Consuelo, voyant que le cheval de brancard était embarrassé dans les
       traits, et que le postillon en aurait pour quelque temps à le relever et
       à rajuster son harnais, dont plusieurs courroies s'étaient rompues dans la
       chute, proposa à son maître de mettre pied à terre, afin de se réchauffer
       par un peu de mouvement. Le maestro y ayant consenti, Consuelo s'approcha
       du parapet pour examiner le lieu où elle se trouvait. De cet endroit, les
       deux villes distinctes qui composent Prague, l'une appelée _la nouvelle_,
       qui fut bâtie par l'empereur Charles IV, en 1348; l'autre, qui remonte à la
       plus haute antiquité, toutes deux construites en amphithéâtre, semblaient
       deux noires montagnes de pierres d'où s'élançaient ça et là, sur les points
       culminants, les flèches élancées des antiques édifices et les sombres
       dentelures des fortifications. La Moldaw s'engouffrait obscure et rapide
       sous ce pont d'un style si sévère, théâtre de tant d'événements tragiques
       dans l'histoire de la Bohême; et le reflet de la lune, en y traçant de
       pâles éclairs, blanchissait la tête de la statue révérée. Consuelo regarda
       cette figure du saint docteur, qui semblait contempler mélancoliquement
       les flots. La légende de saint Népomuck est belle, et son nom vénérable à
       quiconque estime l'indépendance et la loyauté. Confesseur de l'impératrice
       Jeanne, il refusa de trahir le secret de sa confession, et l'ivrogne
       Wenceslas, qui voulait savoir les pensées de sa femme, n'ayant pu rien
       arracher à l'illustre docteur, le fit noyer sous le pont de Prague. La
       tradition rapporte qu'au moment où il disparut sous les ondes, cinq étoiles
       brillèrent sur le gouffre à peine refermé, comme si le martyr eût laissé un
       instant flotter sa couronne sur les eaux. En mémoire de ce miracle, cinq
       étoiles de métal ont été incrustées sur la pierre de la balustrade, à
       l'endroit même où Népomuck fut précipité.
     
       La Rosmunda, qui était fort dévote, avait gardé un tendre souvenir à la
       légende de Jean Népomuck; et, dans l'énumération des saints que chaque soir
       elle faisait invoquer par la bouche pure de son enfant, elle n'avait jamais
       oublié celui-là, le patron spécial des voyageurs, des gens en péril, et,
       par-dessus tout, _le garant de la bonne renommée_. Ainsi qu'on voit les
       pauvres rêver la richesse, la Zingara se faisait, sur ses vieux jours, un
       idéal de ce trésor qu'elle n'avait guère songé à amasser dans ses jeunes
       années. Par suite de cette réaction, Consuelo avait été élevée dans des
       idées d'une exquise pureté. Consuelo se rappela donc en cet instant la
       prière qu'elle adressait autrefois à l'apôtre de la sincérité; et, saisie
       par le spectacle des lieux témoins de sa fin tragique, elle s'agenouilla
       instinctivement parmi les dévots qui, à cette époque, faisaient encore, à
       chaque heure du jour et de la nuit, une cour assidue à l'image du saint.
       C'étaient de pauvres femmes, des pèlerins, de vieux mendiants, peut-être
       aussi quelques zingaris, enfants de la mandoline et propriétaires du grand
       chemin. Leur piété ne les absorbait pas au point qu'ils ne songeassent à
       lui tendre la main. Elle leur fit largement l'aumône, heureuse de se
       rappeler le temps où elle n'était ni mieux chaussée, ni plus fière que ces
       gens-là. Sa générosité les toucha tellement qu'ils se consultèrent à voix
       basse et chargèrent l'un d'entre eux de lui dire qu'ils allaient chanter un
       des anciens hymnes de l'office du bienheureux Népomuck, afin que le saint
       détournât le mauvais présage par suite duquel elle se trouvait arrêtée sur
       le pont. La musique et les paroles étaient, selon eux, du temps même de
       Wenceslas l'ivrogne:
     
       Suscipe quas dedimus, Johannes beate,
       Tibi preces supplices, noster advocate:
       Fieri, dum vivimus, ne sinas infames
       Et nostros post obitum coelis infer manes.
     
       Le Porpora, qui prit plaisir à les écouter, jugea que leur hymne n'avait
       guère plus d'un siècle de date; mais il en entendit un second qui lui
       sembla une malédiction adressée à Wenceslas par ses contemporains, et qui
       commençait ainsi:
     
       Saevus, piger imperator,
       Malorum clarus patrator, etc.
     
     
       Quoique les crimes de Wenceslas ne fussent pas un événement de
       circonstance, il semblait que les pauvres Bohémiens prissent un éternel
       plaisir à maudire, dans la personne de ce tyran, ce titre abhorré
       d'_imperator_, qui était devenu pour eux synonyme d'étranger. Une
       sentinelle autrichienne gardait chacune des portes placées à l'extrémité
       du pont. Leur consigne les forçait à marcher sans cesse de chaque porte à
       la moitié de l'édifice; là elles se rencontraient devant
       la statue, se tournaient le dos et reprenaient leur impassible promenade.
       Elles entendaient les cantiques; mais comme elles n'étaient pas aussi
       versées dans le latin d'église que les dévots pragois, elles s'imaginaient
       sans doute écouter un cantique à la louange de François de Lorraine,
       l'époux de Marie-Thérèse.
     
       En recueillant ces chants naïfs au clair de la lune, dans un des sites les
       plus poétiques du monde, Consuelo se sentit pénétrée de mélancolie. Son
       voyage avait été heureux et enjoué jusque là; et, par une réaction assez
       naturelle, elle tomba tout d'un coup dans la tristesse. Le postillon, qui
       rajustait son équipage avec une lenteur germanique, ne cessait de répéter à
       chaque exclamation de mécontentement: «Voilà un mauvais présage!» si bien
       que l'imagination de Consuelo finit par s'en ressentir. Toute émotion
       pénible, toute rêverie prolongée ramenait en elle le souvenir d'Albert.
       Elle se rappela en cet instant qu'Albert, entendant un soir la chanoinesse
       invoquer tout haut, dans sa prière, saint Népomuck le gardien de la bonne
       réputation, lui avait dit: «C'est fort bien pour vous, ma tante, qui avez
       pris la précaution d'assurer la vôtre par une vie exemplaire; mais j'ai vu
       souvent des âmes souillées de vices appeler à leur aide les miracles de ce
       saint, afin de pouvoir mieux cacher aux hommes leurs secrètes iniquités.
       C'est ainsi que vos pratiques dévotes servent aussi souvent de manteau à
       l'hypocrisie grossière que de secours à l'innocence.» En cet instant,
       Consuelo s'imagina entendre la voix d'Albert résonner à son oreille dans
       la brise du soir et dans l'onde sinistre de la Moldaw. Elle se demanda ce
       qu'il penserait d'elle, lui qui la croyait déjà pervertie peut-être, s'il
       la voyait prosternée devant cette image catholique; et elle se relevait
       comme effrayée, lorsque le Porpora lui dit:
     
       «Allons, remontons en voiture, tout est réparé.
     
       Elle le suivit et s'apprêtait à entrer dans la voiture, lorsqu'un cavalier,
       lourdement monté sur un cheval plus lourd encore, s'arrêta court, mit pied
       à terre et s'approcha d'elle pour la regarder avec une curiosité tranquille
       qui lui parut fort impertinente.
     
       «Que faites-vous là, Monsieur? dit le Porpora en le repoussant; on ne
       regarde pas les dames de si près. Ce peut être l'usage à Prague, mais je
       ne suis pas disposé à m'y soumettre.»
     
       Le gros homme sortit le menton de ses fourrures; et, tenant toujours son
       cheval par la bride, il répondit au Porpora en bohémien, sans s'apercevoir
       que celui-ci ne le comprenait pas du tout; mais Consuelo, frappée de la
       voix de ce personnage, et se penchant pour regarder ses traits au clair de
       la lune, s'écria, en passant entre lui et le Porpora: «Est-ce donc vous,
       monsieur le baron de Rudolstadt?
     
       --Oui, c'est moi, Signora! répondit le baron Frédéric; c'est moi, le frère
       de Christian, l'oncle d'Albert; oh! c'est bien moi. Et c'est bien vous
       aussi!» ajouta-t-il en poussant un profond soupir.
     
       Consuelo fut frappée de son air triste et de la froideur de son accueil.
       Lui qui s'était toujours piqué avec elle d'une galanterie chevaleresque,
       il ne lui baisa pas la main, il ne songea même pas à toucher son bonnet
       fourré pour la saluer; il se contenta de répéter en la regardant, d'un air
       consterné, pour ne pas dire hébété: «C'est bien vous! en vérité, c'est
       vous!»
     
       --Donnez-moi des nouvelles de Riesenburg, dit Consuelo. avec agitation.
     
       --Je vous en donnerai, Signora! Il me tarde de vous en donner.
     
       --Eh bien! monsieur le baron, dites; parlez-moi du comte Christian, de
       madame la chanoinesse et de...
     
       --Oh oui! je vous en parlerai, répondit Frédéric, qui était de plus en plus
       stupéfait et comme abruti.
     
       --Et le comte Albert? reprit Consuelo, effrayée de sa contenance et de sa
       physionomie.
     
       --Oui, oui! Albert, hélas! oui! répondit le baron, je veux vous en parler.»
     
       Mais il n'en parla point; et à travers toutes les questions de la jeune
       fille, il resta presque aussi muet et immobile que la statue de Népomuck.
     
       Le Porpora commençait à s'impatienter: il avait froid; il lui tardait
       d'arriver à un bon gîte. En outre, cette rencontre, qui pouvait faire une
       grande impression sur Consuelo, le contrariait passablement.
     
       --Monsieur le baron, lui dit-il, nous aurons l'honneur d'aller demain vous
       présenter nos devoirs; mais souffrez que maintenant nous allions souper
       et nous réchauffer... Nous avons plus besoin de cela que de compliments,
       ajouta-t-il entre ses dents, en sautant dans la voiture, où il venait de
       pousser Consuelo, bon gré mal gré.
     
       --Mais, mon ami, dit celle-ci avec anxiété, laissez-moi m'informer...
     
       --Laissez-moi tranquille, répondit-il brusquement. Cet homme est idiot,
       s'il n'est pas ivre-mort; et nous passerions bien la nuit sur le pont sans
       qu'il pût accoucher d'une parole de bon sens.»
     
       Consuelo était en proie à une affreuse inquiétude:
     
       «Vous êtes impitoyable, lui dit-elle tandis que la voiture franchissait
       le pont et entrait dans l'ancienne ville. Un instant de plus, et j'allais
       apprendre ce qui m'intéresse plus que tout au monde...
     
       --Ouais! en sommes-nous encore là? dit le maestro avec humeur. Cet Albert
       te trottera-t-il éternellement dans la cervelle? Tu aurais eu là une jolie
       famille, bien enjouée, bien élevée, à en juger par ce gros butor, qui a son
       bonnet cacheté sur sa tête, apparemment! car il ne t'a pas fait la grâce de
       le soulever en te voyant.
     
       --C'est une famille dont vous pensiez naguère tant de bien, que vous m'y
       avez jetée comme dans un port de salut, en me recommandant d'être tout
       respect, tout amour pour ceux qui la composent.
     
       --Quant au dernier point, tu m'as trop bien obéi, à ce que je vois.»
     
       Consuelo allait répliquer; mais elle se calma en voyant le baron à cheval,
       déterminé, en apparence, à suivre la voiture; et lorsqu'elle en descendit,
       elle trouva le vieux seigneur à la portière, lui offrant la main, et lui
       faisant avec politesse les honneurs de sa maison; car c'était chez lui
       et non à l'auberge qu'il avait donné ordre au postillon de la conduire.
       Le Porpora voulut en vain refuser son hospitalité: il insista, et Consuelo,
       qui brûlait d'éclaircir ses tristes appréhensions, se hâta d'accepter et
       d'entrer avec lui dans la salle, où un grand feu et un bon souper les
       attendaient.
     
       «Vous voyez, Signora, dit le baron en lui faisant remarquer trois couverts,
       je comptais sur vous.
     
       --Cela m'étonne beaucoup, répondit Consuelo; nous n'avons annoncé ici notre
       arrivée à personne, et nous comptions même, il y a deux jours, n'y arriver
       qu'après-demain.
     
       --Tout cela ne vous étonne pas plus que moi, dit le baron d'un air abattu.
     
       --Mais la baronne Amélie? demanda Consuelo, honteuse de n'avoir pas encore
       songé à son ancienne élève.»
     
       Un nuage couvrit le front du baron de Rudolstadt: son teint vermeil,
       violacé par le froid, devint tout à coup si blême, que Consuelo en fut
       épouvantée; mais il répondit avec une sorte de calme:
     
       «Ma fille est en Saxe, chez une de nos parentes. Elle aura bien du regret
       de ne pas vous avoir vue.
     
       --Et les autres personnes de votre famille, monsieur le baron, reprit
       Consuelo, ne puis-je savoir...
     
       --Oui, vous saurez tout, répondit Frédéric, vous saurez tout. Mangez,
       signora; vous devez en avoir besoin.
     
       --Je ne puis manger si vous ne me tirez d'inquiétude. Monsieur le baron,
       au nom du ciel, n'avez-vous pas à déplorer la perte d'aucun des vôtres?
     
       --Personne n'est mort,» répondit le baron d'un ton aussi lugubre que s'il
       eût annoncé l'extinction de sa famille entière.
     
       Et il se mit à découper les viandes avec une lenteur aussi solennelle qu'il
       le faisait à Riesenburg. Consuelo n'eut plus le courage de le questionner.
       Le souper lui parut mortellement long. Le Porpora, qui était moins inquiet
       qu'affamé, s'efforça de causer avec son hôte. Celui-ci s'efforça, de
       son côté, de lui répondre obligeamment, et même de l'interroger sur ses
       affaires et ses projets; mais cette liberté d'esprit était évidemment
       au-dessus de ses forces. Il ne répondait jamais à propos, ou il renouvelait
       ses questions un instant après en avoir reçu la réponse. Il se taillait
       toujours de larges portions, et faisait remplir copieusement son assiette
       et son verre; mais c'était un effet de l'habitude: il ne mangeait ni ne
       buvait; et, laissant tomber sa fourchette par terre et ses regards sur la
       nappe, il succombait à un affaissement déplorable. Consuelo l'examinait,
       et voyait bien qu'il n'était pas ivre. Elle se demandait si cette décadence
       subite était l'ouvrage du malheur, de la maladie ou de la vieillesse.
       Enfin, après deux heures de ce supplice, le baron, voyant le repas terminé,
       fit signe à ses gens de se retirer; et, après avoir longtemps cherché dans
       ses poches d'un air égaré, il en sortit une lettre ouverte, qu'il présenta
       à Consuelo. Elle était de la chanoinesse, et contenait ce qui suit:
     
       «Nous sommes perdus; plus d'espoir, mon frère! Le docteur Supperville est
       enfin arrivé de Bareith; et, après nous avoir ménagés pendant quelques
       jours, il m'a déclaré qu'il fallait mettre ordre aux affaires de la
       famille, parce que, dans huit jours peut-être, Albert n'existerait plus.
       Christian, à qui je n'ai pas la force de prononcer cet arrêt, se flatte
       encore, mais faiblement; car son abattement m'épouvante, et je ne sais pas
       si la perte de mon neveu est le seul coup qui me menace. Frédéric, nous
       sommes perdus! survivrons-nous tous deux à de tels désastres? Pour moi, je
       n'en sais rien. Que la volonté de Dieu soit faite! Voilà tout ce que je
       puis dire; mais je ne sens pas en moi la force de n'y pas succomber. Venez
       à nous, mon frère, et tâchez de nous apporter du courage, s'il a pu vous en
       rester après votre propre malheur, malheur qui est aussi le nôtre, et qui
       met le comble aux infortunes d'une famille qu'on dirait maudite! Quels
       crimes avons-nous donc commis pour mériter de telles expiations? Que Dieu
       me préserve de manquer de foi et de soumission; mais, en vérité, il y a des
       instants où je me dis que c'en est trop.
     
       «Venez, mon frère, nous vous attendons, nous avons besoin de vous; et
       cependant ne quittez pas Prague avant le 11. J'ai à vous charger d'une
       étrange commission; je crois devenir folle en m'y prêtant; mais je ne
       comprends plus rien à notre existence, et je me conforme aveuglément aux
       volontés d'Albert. Le 11 courant, à sept heures du soir, trouvez-vous sur
       le pont de Prague, au pied de la statue. La première voiture qui passera,
       vous l'arrêterez; la première personne que vous y verrez, vous l'emmènerez
       chez vous; et si elle peut partir pour Riesenburg le soir même, Albert sera
       peut-être sauvé. Du moins il dit qu'il se rattachera à la vie éternelle,
       et j'ignore ce qu'il entend par là. Mais les révélations qu'il a eues,
       depuis huit jours, des événements les plus imprévus pour nous tous, ont été
       réalisées d'une façon si incompréhensible, qu'il ne m'est plus permis d'en
       douter: il a le don de prophétie ou le sens de la vue des choses cachées.
       Il m'a appelée ce soir auprès de son lit, et de cette voix éteinte qu'il a
       maintenant, et qu'il faut deviner plus qu'on ne peut l'entendre, il m'a dit
       de vous transmettre les paroles que je vous ai fidèlement rapportées. Soyez
       donc à sept heures, le 11, au pied de la statue, et, quelle que soit la
       personne qui s'y trouvera en voiture, amenez-la ici en toute hâte.»
     
       En achevant cette lettre, Consuelo, devenue aussi pâle que le baron, se
       leva brusquement; puis elle retomba sur sa chaise, et resta quelques
       instants les bras raidis et les dents serrées. Mais elle reprit aussitôt
       ses forces, se leva de nouveau, et dit au baron qui était retombé dans sa
       stupeur:
     
       «Eh bien! monsieur le baron, votre voiture est-elle prête? Je le suis, moi;
       partons.»
     
       Le baron se leva machinalement et sortit. Il avait eu la force de songer à
       tout d'avance; la voiture était préparée, les chevaux attendaient dans la
       cour; mais il n'obéissait plus que comme un automate à la pression d'un
       ressort, et, sans Consuelo, il n'aurait plus pensé au départ.
     
       A peine fut-il hors de la chambre, que le Porpora saisit la lettre et la
       parcourut rapidement. A son tour il devint pâle, ne put articuler un mot,
       et se promena devant le poêle en proie à un affreux malaise. Le maestro
       avait à se reprocher ce qui arrivait. Il ne l'avait pas prévu, mais il
       se disait maintenant qu'il eût dû le prévoir: et en proie au remords, à
       l'épouvante, sentant sa raison confondue d'ailleurs par la singulière
       puissance de divination qui avait révélé au malade le moyen de revoir
       Consuelo, il croyait faire un rêve affreux et bizarre.
     
       Cependant, comme aucune organisation n'était plus positive que la sienne à
       certains égards, et aucune volonté plus tenace, il pensa bientôt à la
       possibilité et aux suites de cette brusque résolution que Consuelo venait
       de prendre. Il s'agita beaucoup, frappa son front avec ses mains et le
       plancher avec ses talons, fit craquer toutes ses phalanges, compta sur ses
       doigts, supputa, rêva, s'arma de courage, et, bravant l'explosion, dit à
       Consuelo en la secouant pour la ranimer:
     
       «Tu veux aller là-bas, j'y consens; mais je te suis. Tu veux voir Albert,
       tu vas peut-être lui donner le coup de grâce; mais il n'y a pas moyen de
       reculer, nous partons. Nous pouvons disposer de deux jours. Nous devions
       les passer à Dresde; nous ne nous y reposerons point. Si nous ne sommes
       pas à la frontière de Prusse le 18, nous manquons à nos engagements.
       Le théâtre ouvre le 25; si tu n'es pas prête, je suis condamné à payer un
       dédit considérable. Je ne possède pas la moitié de la somme nécessaire,
       et, en Prusse, qui ne paie pas va en prison. Une fois en prison, on vous
       oublie; on vous laisse dix ans, vingt ans; vous y mourrez de chagrin ou de
       vieillesse, à volonté. Voilà le sort qui m'attend si tu oublies qu'il faut
       quitter Riesenburg le 14 à cinq heures du matin au plus tard.
     
       --Soyez tranquille, mon maître, répondit Consuelo avec l'énergie de la
       résolution; j'avais déjà songé à tout cela. Ne me faites pas souffrir à
       Riesenburg, voilà tout ce que je vous demande. Nous en partirons le 14 à
       cinq heures du matin.
     
       --Il faut le jurer.
     
       --Je le jure! répondit-elle en haussant les épaules d'impatience. Quand il
       s'agit de votre liberté et de votre vie, je ne conçois pas que vous ayez
       besoin d'un serment de ma part.»
     
       Le baron rentra en cet instant, suivi d'un vieux domestique dévoué et
       intelligent, qui l'enveloppa comme un enfant de sa pelisse fourrée, et le
       traîna dans sa voiture. On gagna rapidement Beraum et on atteignit Pilsen
       au lever du jour.
     
     
     
     
       CIV.
     
     
       De Pilsen à Tauss, quoiqu'on marchât aussi vite que possible, il fallut
       perdre beaucoup de temps dans des chemins affreux, à travers des forêts
       presque impraticables et assez mal fréquentées, dont le passage n'était
       pas sans danger de plus d'une sorte. Enfin, après avoir fait un peu plus
       d'une lieue par heure, on arriva vers minuit au château des Géants.
       Jamais Consuelo ne fit de voyage plus fatigant et plus lugubre. Le baron
       de Rudolstadt semblait près de tomber en paralysie, tant il était devenu
       indolent et podagre. Il n'y avait pas un an que Consuelo l'avait vu robuste
       comme un athlète; mais ce corps de fer n'était point animé d'une forte
       volonté. Il n'avait jamais obéi qu'à des instincts, et au premier coup
       d'un malheur inattendu il était brisé. La pitié qu'il inspirait à Consuelo
       augmentait ses inquiétudes. «Est-ce donc ainsi que je vais retrouver tous
       les hôtes de Riesenburg?» pensait-elle.
     
       Le pont était baissé, les grilles ouvertes, les serviteurs attendaient dans
       la cour avec des flambeaux. Aucun des trois voyageurs ne songea à en faire
       la remarque; aucun ne se sentit la force d'adresser une question aux
       domestiques. Le Porpora, voyant que le baron se traînait avec peine, le
       prit par le bras pour l'aider à marcher, tandis que Consuelo s'élançait
       vers le perron et en franchissait rapidement les degrés.
     
       Elle y trouva la chanoinesse, qui, sans perdre de temps à lui faire
       accueil, lui saisit le bras en lui disant:
     
       «Venez, le temps presse; Albert s'impatiente. Il a compté les heures et
       les minutes exactement; il a annoncé que vous entriez dans la cour, et
       une seconde après nous avons entendu le roulement de votre voiture. Il ne
       doutait pas de votre arrivée, mais il a dit que si quelque accident vous
       retardait, il ne serait plus temps. Venez, Signora, et, au nom du ciel, ne
       résistez à aucune de ses idées, ne contrariez aucun de ses sentiments.
       Promettez-lui tout ce qu'il vous demandera, feignez de l'aimer. Mentez,
       hélas! s'il le faut. Albert est condamné! il touche à sa dernière heure.
       Tâchez d'adoucir son agonie; c'est tout ce que nous vous demandons.»
     
       En parlant ainsi, Wenceslawa entraînait Consuelo vers le grand salon.
     
       «Il est donc levé? Il ne garde donc pas la chambre? demanda Consuelo à la
       hâte.
     
       --Il ne se lève plus, car il ne se couche plus, répondit la chanoinesse.
       Depuis trente jours, il est assis sur un fauteuil, dans le salon, et il ne
       veut pas qu'on le dérange pour le transporter ailleurs. Le médecin déclare
       qu'il ne faut pas le contrarier à cet égard, parce qu'on le ferait mourir
       en le remuant. Signora, prenez courage; car vous allez voir un effrayant
       spectacle!»
     
       La chanoinesse ouvrit la porte du salon, en ajoutant:
     
       «Courez à lui, ne craignez pas de le surprendre. Il vous attend, il vous a
       vue venir de plus de deux lieues.»
     
       Consuelo s'élança vers son pâle fiancé, qui était effectivement assis dans
       un grand fauteuil, auprès de la cheminée. Ce n'était plus un homme, c'était
       un spectre. Sa figure, toujours belle malgré les ravages de la maladie,
       avait contracté l'immobilité d'un visage de marbre. Il n'y eut pas un
       sourire sur ses lèvres, pas un éclair de joie dans ses yeux. Le médecin,
       qui tenait son bras et consultait son pouls, comme dans la scène de
       Stratonice, le laissa retomber doucement, et regarda la chanoinesse d'un
       air qui signifiait: «Il est trop tard.» Consuelo était à genoux près
       d'Albert, qui la regardait fixement et ne disait rien. Enfin, il réussit à
       faire, avec le doigt, un signe à la chanoinesse, qui avait appris à deviner
       toutes ses intentions. Elle prit ses deux bras, qu'il n'avait plus la force
       de soulever, et les posa sur les épaules de Consuelo; puis elle pencha la
       tête de cette dernière sur le sein d'Albert; et comme la voix du moribond
       était entièrement éteinte, il lui prononça ce peu de mots à l'oreille:
     
       «Je suis heureux.»
     
       Il tint pendant deux minutes la tête de sa bien-aimée contre sa poitrine et
       sa bouche collée sur ses cheveux noirs. Puis il regarda sa tante, et, par
       d'imperceptibles mouvements, il lui fit comprendre qu'il désirait qu'elle
       et son père donnassent le même baiser à sa fiancée.
     
       «Oh! de toute mon âme!» dit la chanoinesse en la pressant dans ses bras
       avec effusion.
     
       Puis elle la releva pour la conduire au comte Christian, que Consuelo
       n'avait pas encore remarqué.
     
       Assis dans un autre fauteuil vis-à-vis de son fils, à l'autre angle de la
       cheminée, le vieux comte semblait presque aussi affaibli et aussi détruit.
       Il se levait encore pourtant et faisait quelques pas dans le salon; mais il
       fallait chaque soir le porter à son lit, qu'il avait fait dresser dans une
       pièce voisine. Il tenait en cet instant la main de son frère dans une des
       siennes, et celle du Porpora dans l'autre. Il les quitta pour embrasser
       Consuelo avec ferveur à plusieurs reprises. L'aumônier du château vint à
       son tour la saluer pour faire plaisir à Albert. C'était un spectre aussi,
       malgré son embonpoint qui ne faisait qu'augmenter; mais sa pâleur était
       livide. La mollesse d'une vie nonchalante l'avait trop énervé pour qu'il
       pût supporter la douleur des autres. La chanoinesse conservait de l'énergie
       pour tous. Sa figure était couperosée, ses yeux brillaient d'un éclat
       fébrile; Albert seul paraissait calme. Il avait la sérénité d'une belle
       mort sur le front, sa prostration physique n'avait rien qui ressemblât à
       l'abrutissement des facultés morales. Il était grave et non accablé comme
       son père et son oncle.
     
       Au milieu de toutes ces organisations ravagées par la maladie ou la
       douleur, le calme et la santé du médecin faisaient contraste. Supperville
       était un Français autrefois attaché à Frédéric, lorsque celui-ci n'était
       que prince royal. Pressentant un des premiers le caractère despotique et
       ombrageux qu'il voyait couver dans le prince, il était venu se fixer à
       Bareith et s'y vouer au service de la margrave Sophie Wilhelmine de Prusse,
       soeur de Frédéric. Ambitieux et jaloux, Supperville avait toutes les
       qualités du courtisan; médecin assez-médiocre, malgré la réputation qu'il
       avait acquise dans cette petite cour, il était homme du monde, observateur
       pénétrant et juge assez intelligent des causes morales de la maladie.
       Il avait beaucoup exhorté la chanoinesse à satisfaire tous les désirs de
       son neveu, et il avait espéré quelque chose du retour de celle pour qui
       Albert mourait. Mais il avait beau interroger son pouls et sa physionomie,
       depuis que Consuelo était arrivée, il se répétait qu'il n'était plus temps,
       et il songeait à s'en aller pour n'être pas témoin des scènes de désespoir
       qu'il n'était plus en son pouvoir de conjurer.
     
       Il résolut pourtant de se mêler aux affaires positives de la famille, pour
       satisfaire, soit quelque prévision intéressée, soit son goût naturel pour
       l'intrigue; et, voyant que, dans cette famille consternée, personne ne
       songeait à mettre les moments à profit, il attira Consuelo dans l'embrasure
       d'une fenêtre pour lui parler tout bas, en français, ainsi qu'il suit:
     
       «Mademoiselle, un médecin est un confesseur. J'ai donc appris bien vite
       ici le secret de la passion qui conduit ce jeune homme au tombeau. Comme
       médecin, habitué à approfondir les choses et à ne pas croire facilement
       aux perturbations des lois du monde physique, je vous déclare que je ne
       puis croire aux étranges visions et aux révélations extatiques du jeune
       comte. En ce qui vous concerne, du moins, je trouve fort simple de les
       attribuer à de secrètes communications qu'il a eues avec vous touchant
       votre voyage à Prague et votre prochaine arrivée ici.»
     
       Et comme Consuelo faisait un geste négatif, il poursuivit: «Je ne vous
       interroge pas, Mademoiselle, et mes suppositions n'ont rien qui doive vous
       offenser. Vous devez bien plutôt m'accorder votre confiance, et me regarder
       comme entièrement dévoué à vos intérêts.
     
       --Je ne vous comprends pas, Monsieur, répondit Consuelo avec une candeur
       qui ne convainquit point le médecin de cour.
     
       --Vous allez me comprendre, Mademoiselle, reprit-il avec sang-froid. Les
       parents du jeune comte se sont opposés à votre mariage avec lui, de toutes
       leurs forces jusqu'à ce jour. Mais enfin, leur résistance est à bout.
       Albert va mourir, et sa volonté étant de vous laisser sa fortune, ils ne
       s'opposeront point à ce qu'une cérémonie religieuse vous l'assure à tout
       jamais.
     
       --Eh! que m'importe la fortune d'Albert? dit Consuelo stupéfaite: qu'a cela
       de commun avec l'état où je le trouve? Je ne viens pas ici pour m'occuper
       d'affaires, Monsieur; je viens essayer de le sauver. Ne puis-je donc en
       conserver aucune espérance?
     
       --Aucune! Cette maladie, toute mentale, est de celles qui déjouent tous
       nos plans et résistent à tous les efforts de la science. Il y a un mois
       que le jeune comte, après une disparition de quinze jours, que personne
       ici n'a pu m'expliquer, est rentré dans sa famille atteint d'un mal subit
       et incurable. Toutes les fonctions de la vie étaient déjà suspendues.
       Depuis trente jours, il n'a pu avaler aucune espèce d'aliments; et c'est
       un de ces phénomènes dont l'organisation exceptionnelle des aliénés offre
       seule des exemples, de voir qu'il ait pu se soutenir jusqu'ici avec
       quelques gouttes d'eau par jour et quelques minutes de sommeil par nuit.
       Vous le voyez, toutes les forces vitales sont épuisées en lui. Encore
       deux jours, tout au plus, et il aura cessé de souffrir. Armez-vous donc
       de courage: ne perdez pas la tête. Je suis là pour vous seconder et pour
       frapper les grands coups.
     
       Consuelo regardait toujours le docteur avec étonnement, lorsque la
       chanoinesse, avertie par un signe du malade, vint interrompre ce dernier
       pour l'amener auprès d'Albert.
     
       Albert, l'ayant fait approcher, lui parla dans l'oreille plus longtemps
       que son état de faiblesse ne semblait pouvoir le permettre. Supperville
       rougit et pâlit; la chanoinesse, qui les observait avec anxiété, brûlait
       d'apprendre quel désir Albert lui exprimait.
     
       «Docteur, disait Albert, tout ce que vous venez de dire à cette jeune
       fille, je l'ai entendu. (Supperville, qui avait parlé au bout du grand
       salon, aussi bas que son malade lui parlait en cet instant, se troubla, et
       ses idées positives sur l'impossibilité des facultés extatiques furent
       tellement bouleversées qu'il crut devenir fou.) Docteur, continua le
       moribond, vous ne comprenez rien à cette âme-là, et vous nuisez à mon
       dessein en alarmant sa délicatesse. Elle n'entend rien à vos idées sur
       l'argent. Elle n'a jamais voulu de mon titre ni de ma fortune; elle n'avait
       pas d'amour pour moi. Elle ne cédera qu'à la pitié. Parlez à son coeur. Je
       suis plus près de ma fin que vous ne croyez. Ne perdez pas de temps. Je ne
       puis pas revivre heureux si je n'emporte dans la nuit du repos le titre de
       son époux.
     
       --Mais qu'entendez-vous par ces dernières paroles? dit Supperville, occupé
       en cet instant à analyser la folie de son malade.
     
       --Vous ne pouvez pas les comprendre, reprit Albert avec effort, mais, elle
       les comprendra. Bornez-vous à les lui redire fidèlement.
     
       --Tenez; monsieur le comte, dit Supperville en élevant un peu la voix, je
       vois que je ne puis être un interprète lucide de vos pensées; vous avez la
       force de parler maintenant plus que vous ne l'avez fait depuis huit jours,
       et j'en conçois un favorable augure. Parlez vous-même à mademoiselle; un
       mot de vous la convaincra mieux que tous mes discours. La voici près de
       vous; qu'elle prenne ma place, et vous entende.»
     
       Supperville ne comprenant plus rien, en effet, à ce qu'il avait cru
       comprendre, et pensant d'ailleurs qu'il en avait dit assez à Consuelo
       pour s'assurer de sa reconnaissance au cas où elle viserait à la fortune,
       se retira après qu'Albert lui eut dit encore:
     
       «Songez à ce que vous m'avez promis; le moment est venu: parlez à mes
       parents. Faites qu'ils consentent et qu'ils n'hésitent pas. Je vous dis
       que le temps presse.»
     
       Albert était si fatigué de l'effort qu'il venait de faire qu'il appuya son
       front sur celui de Consuelo lorsqu'elle s'approcha de lui et s'y reposa
       quelques instants comme près d'expirer. Ses lèvres blanches devinrent
       bleuâtres, et le Porpora, effrayé, crut qu'il venait de rendre le dernier
       soupir. Pendant ce temps, Supperville avait réuni le comte Christian, le
       baron, la chanoinesse et le chapelain à l'autre bout de la cheminée, et
       il leur parlait avec feu. Le chapelain fit seul une objection timide en
       apparence, mais qui résumait toute la persistance du prêtre. «Si Vos
       Seigneuries l'exigent, dit-il, je prêterai mon ministère à ce mariage; mais
       le comte Albert n'étant pas en état de grâce, il faudrait premièrement que,
       par la confession et l'extrême-onction, il fit sa paix avec l'Église.
     
       --L'extrême-onction! dit la chanoinesse avec un gémissement étouffé: en
       sommes-nous là, grand Dieu?
     
       --Nous en sommes là, en effet, répondit Supperville qui, homme du monde
       et philosophe voltairien, détestait la figure et les objections de
       l'aumônier: oui, nous en sommes là sans rémission, si monsieur le chapelain
       insiste sur ce point, et s'obstine à tourmenter le malade par l'appareil
       sinistre de la dernière cérémonie.
     
       --Et croyez-vous, dit le comte Christian, partagé entre sa dévotion et sa
       tendresse paternelle, que l'appareil d'une cérémonie plus riante, plus
       conforme aux voeux de son esprit, puisse lui rendre la vie?
     
       --Je ne réponds de rien, reprit Supperville, mais j'ose dire que j'en
       espère beaucoup. Votre Seigneurie avait consenti à ce mariage en d'autres
       temps...
     
       --J'y ai toujours consenti, je ne m'y suis jamais opposé, dit le comte
       en élevant la voix à dessein; c'est maître Porpora, tuteur de cette
       jeune fille, qui m'a écrit de sa part qu'il n'y consentirait point, et
       qu'elle-même y avait déjà renoncé. Hélas! ça été le coup de la mort pour
       mon fils! ajouta-t-il en baissant la voix.
     
       --Vous entendez ce que dit mon père? murmura Albert à l'oreille de
       Consuelo; mais n'ayez point de remords. J'ai cru à votre abandon, et je me
       suis laissé frapper par le désespoir; mais depuis huit jours j'ai recouvré
       ma raison, qu'ils appellent ma folie; j'ai lu dans les coeurs éloignés
       comme les autres lisent dans les lettres ouvertes. J'ai vu à la fois le
       passé, le présent et l'avenir. J'ai su enfin que tu avais été fidèle à ton
       serment, Consuelo; que tu avais fait ton possible pour m'aimer; que tu
       m'avais aimé véritablement durant quelques heures. Mais on nous a trompés
       tous deux. Pardonne à ton maître comme je lui pardonne!»
     
       Consuelo regarda le Porpora, qui ne pouvait entendre les paroles d'Albert,
       mais qui, à celles du comte Christian, s'était troublé et marchait le
       long de la cheminée avec agitation. Elle le regarda d'un air de solennel
       reproche, et le maestro la comprit si bien qu'il se frappa la tête du poing
       avec une muette véhémence. Albert fit signe à Consuelo de l'attirer près de
       lui, et de l'aider lui-même à lui tendre la main. Le Porpora porta cette
       main glacée à ses lèvres et fondit en larmes. Sa conscience lui murmurait
       le reproche d'homicide; mais son repentir l'absolvait de son imprudence.
     
       Albert fit encore signe qu'il voulait écouter ce que ses parents
       répondaient à Supperville, et il l'entendit, quoiqu'ils parlassent si bas
       que le Porpora et Consuelo, agenouillés près de lui, ne pouvaient en saisir
       un mot. Le chapelain se débattait contre l'ironie amère du médecin;
       la chanoinesse cherchait par un mélange de superstition et de tolérance,
       de charité chrétienne et d'amour maternel, à concilier des idées
       inconciliables dans la doctrine catholique. Le débat ne roulait que sur
       une question de forme; à savoir que le chapelain ne croyait pas devoir
       administrer le sacrement du mariage à un hérétique, à moins qu'il ne promît
       tout au moins de faire acte de foi catholique aussitôt après. Supperville
       ne se gênait pas pour mentir et pour affirmer que le comte Albert lui avait
       promis de croire et de professer tout ce qu'on voudrait après la cérémonie.
       Le chapelain n'en était pas dupe. Enfin, le comte Christian, retrouvant
       un de ces moments de fermeté tranquille et de logique simple et humaine
       avec lesquelles, après bien des irrésolutions et des faiblesses, il avait
       toujours tranché toutes les contestations domestiques, termina le
       différend.
     
       «Monsieur le chapelain, dit-il, il n'y a point de loi ecclésiastique qui
       vous défende expressément de marier une catholique à un schismatique.
       L'Église tolère ces mariages. Prenez donc Consuelo pour orthodoxe et
       mon fils pour hérétique, et mariez-les sur l'heure. La confession et les
       fiançailles ne sont que de précepte, vous le savez, et certains cas
       d'urgence peuvent en dispenser. Il peut résulter de ce mariage une
       révolution favorable dans l'état d'Albert, et quand il sera guéri nous
       songerons à le convertir.»
     
       Le chapelain n'avait jamais résisté à la volonté du vieux Christian;
       c'était pour lui, dans les cas de conscience, un arbitre supérieur au
       pape. Il ne restait plus qu'à convaincre Consuelo. Albert seul y songea,
       et l'attirant près de lui, il réussit, sans le secours de personne, à
       enlacer de ses bras desséchés, devenus légers comme des roseaux, le cou de
       sa bien-aimée.
     
       «Consuelo, lui dit-il, je lis dans ton âme, à cette heure; tu voudrais
       donner ta vie pour ranimer la mienne: cela n'est plus possible; mais tu
       peux, par un simple acte de ta volonté, sauver ma vie éternelle. Je vais
       te quitter pour un peu de temps, et puis je reviendrai sur la terre, par
       la manifestation d'une nouvelle naissance. J'y reviendrai, maudit et
       désespéré, si tu m'abandonnes maintenant, à ma dernière heure. Tu sais,
       les crimes de Jean Ziska ne sont point assez expiés; et toi seule, toi ma
       soeur Wanda, peux accomplir l'acte de ma purification en cette phase de ma
       vie. Nous sommes frères: pour devenir amants, il faut que la mort passe
       encore une fois entre. Mais nous devons être époux par le serment; pour que
       je renaisse calme, fort et délivré, comme les autres hommes, de la mémoire
       de mes existences passées, qui fait mon supplice et mon châtiment depuis
       tant de siècles, consens à prononcer ce serment; il ne te liera pas à moi
       en cette vie, que je vais quitter dans une heure, mais il nous réunira dans
       l'éternité. Ce sera un sceau qui nous aidera à nous reconnaître, quand
       les ombres de la mort auront effacé la clarté de nos souvenirs. Consens!
       C'est une cérémonie catholique qui va s'accomplir, et que j'accepte,
       puisque c'est la seule qui puisse légitimer, dans l'esprit des hommes,
       la possession que nous prenons l'un de l'autre. Il me faut emporter cette
       sanction dans la tombe. Le mariage sans l'assentiment de la famille n'est
       point un mariage complet à mes yeux. La forme du serment m'importe peu
       d'ailleurs. Le nôtre sera indissoluble dans nos coeurs, comme il est sacré
       dans nos intentions. Consens!
     
       --Je consens!» s'écria Consuelo en pressant de ses lèvres le front morne et
       froid de son époux.
     
       Cette parole fut entendue de tous. «Eh bien! dit Supperville, hâtons-nous!»
       et il poussa résolument le chanoine, qui appela les domestiques et se
       pressa de tout préparer pour la cérémonie. Le comte, un peu ranimé, vint
       s'asseoir à côté de son fils et de Consuelo. La bonne chanoinesse vint
       remercier cette dernière de sa condescendance, au point de se mettre à
       genoux devant elle et de lui baiser les mains. Le baron Frédéric pleurait
       silencieusement sans paraître comprendre ce qui se passait. En un clin
       d'oeil, un autel fut dressé devant la cheminée du grand salon. Les
       domestiques furent congédiés; ils crurent qu'il s'agissait seulement
       d'extrême-onction, et que l'état du malade exigeait qu'il y eût peu de
       bruit et de miasmes dans l'appartement. Le Porpora servit de témoin avec
       Supperville. Albert retrouva tout à coup assez de force pour prononcer
       le _oui_ décisif et toutes les formules de l'engagement d'une voix claire
       et sonore. La famille conçut une vive espérance de guérison. A peine le
       chapelain eut-il récité sur la tête des nouveaux époux la dernière prière,
       qu'Albert se leva, s'élança dans les bras de son père, embrassa de même
       avec une précipitation et une force extraordinaire sa tante, son oncle et
       le Porpora; puis il se rassit sur son fauteuil, et pressa Consuelo contre
       sa poitrine, en s'écriant:
     
       «Je suis sauvé!»
     
       --C'est le dernier effort de la vie, c'est une convulsion finale, dit au
       Porpora Supperville, qui avait encore consulté plusieurs fois les traits
       et l'artère du malade, pendant la célébration du mariage.
     
       En effet, les bras d'Albert s'entr'ouvrirent, se jetèrent en avant, et
       retombèrent sur ses genoux. Le vieux Cynabre, qui n'avait pas cessé de
       dormir à ses pieds durant toute sa maladie, releva la tête et fit entendre
       par trois fois un hurlement lamentable. Le regard d'Albert était fixé sur
       Consuelo; sa bouche restait entr'ouverte comme pour lui parler; une légère
       coloration avait animé ses joues: puis cette teinte particulière, cette
       ombre indéfinissable, indescriptible, qui passe lentement du front aux
       lèvres, s'étendit sur lui comme un voile blanc. Pendant une minute, sa face
       prit diverses expressions, toujours plus sérieuses de recueillement et de
       résignation, jusqu'à ce qu'elle se raffermit dans une expression définitive
       de calme auguste et de sévère placidité.
     
       Le silence de terreur qui planait sur la famille attentive et palpitante
       fut interrompu par la voix du médecin, qui prononça avec sa lugubre
       solennité ce mot sans appel: «C'est la mort!»
     
     
     
     
       CV.
     
     
       Le comte Christian tomba comme foudroyé sur son fauteuil; la chanoinesse,
       en proie à des sanglots convulsifs, se jeta sur Albert comme si elle eût
       espéré le ranimer encore une fois par ses caresses; le baron Frédéric
       prononça quelques mots sans suite ni sens qui avaient le caractère d'un
       égarement tranquille. Supperville s'approcha de Consuelo, dont l'énergique
       immobilité l'effrayait plus que la crise des autres:
     
       «Ne vous occupez pas de moi, Monsieur, lui dit-elle, ni vous non plus, mon
       ami, répondit-elle au Porpora, qui portait sur elle toute sa sollicitude
       dans le premier moment. Emmenez ces malheureux parents. Soignez-les, ne
       songez qu'à eux; moi, je resterai ici. Les morts n'ont besoin que de
       respect et de prières.»
     
       Le comte et le baron se laissèrent emmener sans résistance. La chanoinesse,
       roide et froide comme un cadavre, fut emportée dans son appartement,
       où Supperville la suivit pour la secourir. Le Porpora, ne sachant plus
       lui-même où il en était, sortit et se promena dans les jardins comme un
       fou. Il étouffait. Sa sensibilité était comme emprisonnée sous une cuirasse
       de sécheresse plus apparente que réelle, mais dont il avait pris l'habitude
       physique. Les scènes de deuil et de terreur exaltaient son imagination
       impressionnable, et il courut longtemps au clair de la lune, poursuivi
       par des voix sinistres qui lui chantaient aux oreilles un _Dies irae_
       effrayant.
     
       Consuelo resta donc seule auprès d'Albert; car à peine le chapelain eut-il
       commencé à réciter les prières de l'office des morts, qu'il tomba en
       défaillance, et il fallut l'emporter à son tour. Le pauvre homme s'était
       obstiné à veiller Albert avec la chanoinesse durant toute sa maladie, et
       il était au bout de ses forces. La comtesse de Rudolstadt, agenouillée près
       du corps de son époux, tenant ses mains glacées dans les siennes, et la
       tête appuyée contre ce coeur qui ne battait plus, tomba dans un profond
       recueillement. Ce que Consuelo éprouva en cet instant suprême ne fut point
       précisément de la douleur. Du moins ce ne fut pas cette douleur de regret
       et de déchirement qui accompagne la perte des êtres nécessaires à notre
       bonheur de tous les instants. Son affection pour Albert n'avait pas eu ce
       caractère d'intimité, et sa mort ne creusait pas un vide apparent dans son
       existence. Le désespoir de perdre ce qu'on aime tient souvent à des causes
       secrètes d'amour de soi-même et de lâcheté en face des nouveaux devoirs que
       leur absence nous crée. Une partie de cette douleur est légitime, l'autre
       ne l'est pas et doit être combattue, quoiqu'elle soit aussi naturelle. Rien
       de tout cela ne pouvait se mêler à la tristesse solennelle de Consuelo.
       L'existence d'Albert était étrangère à la sienne en tous points, hormis
       un seul, le besoin d'admiration, de respect et de sympathie qu'il avait
       satisfait en elle. Elle avait accepté la vie sans lui, elle avait même
       renoncé à tout témoignage d'une affection que deux jours auparavant elle
       croyait encore avoir perdue. Il ne lui était resté que le besoin et le
       désir de rester fidèle à un souvenir sacré. Albert avait été déjà mort pour
       elle; il ne l'était guère plus maintenant, et peut-être l'était-il moins à
       certains égards; car enfin Consuelo, longtemps exaltée par le commerce de
       cette âme supérieure, en était venue depuis, dans ses méditations rêveuses,
       à adopter la croyance poétique d'Albert sur la transmission des âmes. Cette
       croyance avait trouvé une forte base dans sa haine instinctive pour l'idée
       des vengeances infernales de Dieu envers l'homme après la mort, et dans sa
       foi chrétienne à l'éternité de la vie de l'âme. Albert vivant, mais prévenu
       contre elle par les apparences, infidèle à l'amour ou rongé par le soupçon,
       lui était apparu comme enveloppé d'un voile et transporté dans une nouvelle
       existence, incomplète au prix de celle qu'il avait voulu consacrer à
       l'amour sublime et à l'inébranlable confiance. Albert, ramené à cette foi,
       à cet enthousiasme, et exhalant le dernier soupir sur son sein, était-il
       donc anéanti pour elle? Ne vivait-il pas de toute la plénitude de la vie
       en passant sous cet arc de triomphe d'une belle mort, qui conduit soit à
       un mystérieux repos temporaire, soit à un réveil immédiat dans un milieu
       plus pur et plus propice? Mourir en combattant sa propre faiblesse, et
       renaître doué de la force; mourir en pardonnant aux méchants, et renaître
       sous l'influence et l'égide des coeurs généreux; mourir déchiré de sincères
       remords, et renaître absous et purifié avec les innéités de la vertu, ne
       sont-ce point là d'assez divines récompenses? Consuelo, initiée par les
       enseignements d'Albert à ces doctrines qui avaient leur source dans le
       hussitisme de la vieille Bohême et dans les mystérieuses sectes des âges
       antérieurs (lesquelles se rattachaient à de sérieuses interprétations
       de la pensée même du Christ et à celle de ses devanciers); Consuelo,
       doucement, sinon savamment convaincue que l'âme de son époux ne s'était pas
       brusquement détachée de la sienne pour aller l'oublier dans les régions
       inaccessibles d'un empyrée fantastique, mêlait à cette notion nouvelle
       quelque chose des souvenirs superstitieux de son adolescence. Elle avait
       cru aux revenants comme y croient les enfants du peuple; elle avait vu
       plus d'une fois en rêve le spectre de sa mère s'approchant d'elle pour la
       protéger et la préserver.
     
       C'était une manière de croire déjà à l'éternel hyménée des âmes des morts
       avec le monde des vivants; car cette superstition des peuples naïfs semble
       être restée de tout temps comme une protestation contre le départ absolu
       de l'essence humaine pour le ciel ou l'enfer des législateurs religieux.
     
       Consuelo, attachée au sein de ce cadavre, ne s'imaginait donc pas qu'il
       était mort, et ne comprenait rien à l'horreur de ce mot, de ce spectacle
       et de cette idée. Il ne lui semblait pas que la vie intellectuelle pût
       s'évanouir si vite, et que ce cerveau, ce coeur à jamais privé de la
       puissance de se manifester, fût déjà éteint complètement.
     
       «Non, pensait-elle, l'étincelle divine hésite peut-être encore à se perdre
       dans le sein de Dieu, qui va la reprendre pour la renvoyer à la vie
       universelle sous une nouvelle forme humaine. Il y a encore peut-être une
       sorte de vie mystérieuse, inconnue, dans ce sein à peine refroidi; et
       d'ailleurs, où que soit l'âme d'Albert, elle voit, elle comprend, elle sait
       ce qui se passe ici autour de sa dépouille. Elle cherche peut-être dans
       mon amour un aliment pour sa nouvelle activité, dans ma foi une force
       d'impulsion pour aller chercher en Dieu l'élan de la résurrection.»
     
       Et, pénétrée de ces vagues pensées, elle continuait à aimer Albert, à lui
       ouvrir son âme, à lui donner son dévouement, à lui renouveler le serment
       de fidélité qu'elle venait de lui faire au nom de Dieu et de sa famille;
       enfin à le traiter dans ses idées et dans ses sentiments, non comme un mort
       qu'on pleure parce qu'on va s'en détacher, mais comme un vivant dont on
       respecte le repos en attendant qu'on lui sourie à son réveil.
     
       Lorsque le Porpora retrouva sa raison, il se souvint avec effroi de la
       situation où il avait laissé sa pupille, et se hâta de la rejoindre. Il fut
       surpris de la trouver aussi calme que si elle eût veillé au chevet d'un
       ami. Il voulut lui parler et l'exhorter à aller prendre du repos.
     
       «Ne dites pas de paroles inutiles devant cet ange endormi, lui
       répondit-elle. Allez vous reposer, mon bon maître; moi, je me repose ici.
     
       --Tu veux donc te tuer? dit le Porpora avec une sorte de désespoir.
     
       --Non, mon ami, je vivrai, répondit Consuelo; je remplirai tons mes devoirs
       envers _lui_ et envers vous; mais je ne l'abandonnerai pas d'un instant
       cette nuit.»
     
       Comme rien ne se faisait dans la maison sans l'ordre de la chanoinesse
       et qu'une frayeur superstitieuse régnait à propos d'Albert dans l'esprit
       de tous les domestiques, personne n'osa, durant toute cette nuit, approcher
       du salon où Consuelo resta seule avec Albert. Le Porpora et le médecin
       allaient et venaient de la chambre du comte à celle de la chanoinesse
       et à celle du chapelain. De temps en temps, ils revenaient informer
       Consuelo de l'état de ces infortunés et s'assurer du sien propre. Ils ne
       comprenaient rien à tant de courage.
     
       Enfin aux approches du matin, tout fut tranquille. Un sommeil accablant
       vainquit toutes les forces de la douleur. Le médecin, écrasé de fatigue,
       alla se coucher; le Porpora s'assoupit sur une chaise, la tête appuyée
       sur le bord du lit du comte Christian. Consuelo seule n'éprouva pas le
       besoin d'oublier sa situation. Perdue dans ses pensées, tour à tour priant
       avec ferveur ou rêvant avec enthousiasme, elle n'eut pour compagnon assidu
       de sa veillée silencieuse que le triste Cynabre, qui, de temps en temps,
       regardait son maître, lui léchait la main, balayait avec sa queue la cendre
       de l'âtre, et, habitué à ne plus recevoir les caresses de sa main débile,
       se recouchait avec résignation, la tête allongée sur ses pieds inertes.
     
       Quand le soleil, se levant derrière les arbres du jardin, vint jeter
       une clarté de pourpre sur le front d'Albert, Consuelo fut tirée de sa
       méditation par la chanoinesse. Le comte ne put sortir de son lit, mais le
       baron Frédéric vint machinalement prier, avec sa soeur et le chapelain,
       autour de l'autel, puis on parla de procéder à l'ensevelissement; et la
       chanoinesse, retrouvant des forces pour ces soins matériels, fit appeler
       ses femmes et le vieux Hanz. Ce fut alors que le médecin et le Porpora
       exigèrent que Consuelo allât prendre du repos, et elle s'y résigna, après
       avoir passé auprès du lit du comte Christian, qui la regarda sans paraître
       la voir. On ne pouvait dire s'il veillait ou s'il dormait; ses yeux étaient
       ouverts, sa respiration calme, sa figure sans expression.
     
       Lorsque Consuelo se réveilla au bout de quelques heures, elle descendit au
       salon, et son coeur se serra affreusement en le trouvant désert. Albert
       avait été déposé sur un brancard de parade et porté dans la chapelle.
       Son fauteuil était vide à la même place où Consuelo l'avait vu la veille.
       C'était tout ce qui restait de lui en ce lieu qui avait été le centre de la
       vie de toute la famille pendant tant de jours amers. Son chien même n'était
       plus là; le soleil printanier ravivait ces tristes lambris, et les merles
       sifflaient dans le jardin avec une insolente gaieté.
     
       Consuelo passa doucement dans la pièce voisine, dont la porte restait
       entr'ouverte. Le comte Christian était toujours couché, toujours
       insensible, en apparence, à la perte qu'il venait de faire. Sa soeur,
       reportant sur lui toute la sollicitude qu'elle avait eue pour Albert,
       le soignait avec vigilance. Le baron regardait brûler les bûches dans
       la cheminée d'un air hébété; seulement des larmes, qui tombaient
       silencieusement sur ses joues sans qu'il songeât à les essuyer,
       montraient qu'il n'avait pas eu le bonheur de perdre la mémoire.
     
       Consuelo s'approcha de la chanoinesse pour lui baiser la main; mais cette
       main se retira d'elle avec une insurmontable aversion. La pauvre Wenceslawa
       voyait dans cette jeune fille le fléau et la destruction de son neveu.
       Elle avait eu horreur du projet de leur mariage dans les premiers temps,
       et s'y était opposée de tout son pouvoir; et puis, quand elle avait vu
       que, malgré l'absence, il était impossible d'y faire renoncer Albert, que
       sa santé, sa raison et sa vie en dépendaient, elle l'avait souhaité et
       hâté avec autant d'ardeur qu'elle y avait porté d'abord d'effroi et de
       répulsion. Le refus du Porpora, la passion exclusive qu'il n'avait pas
       craint d'attribuer à Consuelo pour le théâtre, enfin tous les officieux
       et funestes mensonges dont il avait rempli plusieurs lettres au comte
       Christian, sans jamais faire mention de celles que Consuelo avait écrites
       et qu'il avait supprimées, avaient causé au vieillard la plus vive douleur,
       à la chanoinesse la plus amère indignation. Elle avait pris Consuelo en
       haine et en mépris, lui pouvant pardonner, disait-elle, d'avoir égaré la
       raison d'Albert par ce fatal amour, mais ne pouvant l'absoudre de l'avoir
       impudemment trahi. Elle ignorait que le véritable meurtrier d'Albert était
       le Porpora. Consuelo, qui comprenait bien sa pensée, eût pu se justifier;
       mais elle aima mieux assumer sur elle tous les reproches, que d'accuser
       son maître et de lui faire perdre l'estime et l'affection de la famille.
       D'ailleurs, elle devinait de reste que si, la veille, Wenceslawa avait pu
       abjurer toutes ses répugnances et tous ses ressentiments par un effort
       d'amour maternel, elle devait les retrouver, maintenant que le sacrifice
       avait été inutilement accompli. Chaque regard de cette pauvre tante
       semblait lui dire: «Tu as fait périr notre enfant; tu n'as pas su lui
       rendre la vie; et maintenant, il ne nous reste que la honte de ton
       alliance.»
     
       Cette muette déclaration de guerre hâta la résolution qu'elle avait déjà
       prise de consoler, autant que possible, la chanoinesse de ce dernier
       malheur.
     
       «Puis-je implorer de Votre Seigneurie, lui dit-elle avec soumission,
       de me fixer l'heure d'un entretien particulier? Je dois partir demain
       avant le jour, et je ne puis m'éloigner d'ici sans vous faire connaître
       mes respectueuses intentions.
     
       --Vos intentions! je les devine de reste, répondit la chanoinesse avec
       aigreur. Soyez tranquille, Mademoiselle; tout sera en règle, et les droits
       que la loi vous donne seront scrupuleusement respectés.
     
       --Je vois qu'au contraire vous ne me comprenez nullement, Madame, reprit
       Consuelo; il me tarde donc beaucoup...
     
       --Eh bien, puisqu'il faut que je boive encore ce calice, dit la chanoinesse
       en se levant, que ce soit donc tout de suite, pendant que je m'en sens
       encore le courage. Suivez-moi, Signora. Mon frère aîné paraît sommeiller
       en ce moment. M. Supperville, de qui j'ai obtenu encore une journée de
       soins pour lui, voudra bien me remplacer pour une demi-heure.»
     
       Elle sonna, et fit demander le docteur; puis, se tournant vers le baron:
     
       «Mon frère, lui dit-elle, vos soins sont inutiles, puisque Christian
       n'a pas encore recouvré le sentiment de ses infortunes. Peut-être cela
       n'arrivera-t-il point, heureusement pour lui, malheureusement pour nous!
       Peut-être cet accablement est-il le commencement de la mort. Je n'ai plus
       que vous au monde, mon frère; soignez votre santé, qui n'est que trop
       altérée par cette morne inaction où vous voilà tombé. Vous étiez habitué
       au grand air et à l'exercice: allez faire un tour de promenade, prenez un
       fusil: le veneur vous suivra avec ses chiens. Je sais bien que cela ne vous
       distraira pas de votre douleur; mais, au moins, vous en ressentirez un bien
       physique, j'en suis certaine. Faites-le pour moi, Frédéric: c'est l'ordre
       du médecin, c'est la prière de votre soeur; ne me refusez pas. C'est la
       plus grande consolation que vous puissiez me donner en ce moment, puisque
       la dernière espérance de ma triste vieillesse repose sur vous.»
     
       Le baron hésita, et finit par céder. Ses domestiques l'emmenèrent, et il
       se laissa conduire dehors comme un enfant. Le docteur examina le comte
       Christian, qui ne donnait aucun signe de sensibilité, bien qu'il répondît
       à ses questions et parût reconnaître tout le monde d'un air de douceur et
       d'indifférence.
     
       «La fièvre n'est pas très-forte, dit Supperville bas à la chanoinesse; si
       elle n'augmente pas ce soir, ce ne sera peut-être rien.»
     
       Wenceslawa, un peu rassurée, lui confia la garde de son frère, et emmena
       Consuelo dans un vaste appartement, richement décoré à l'ancienne mode, où
       cette dernière n'était jamais entrée. Il y avait un grand lit de parade,
       dont les rideaux n'avaient pas été remués depuis plus de vingt ans. C'était
       celui où Wanda de Prachatitz, la mère du comte Albert, avait rendu le
       dernier soupir; et cette chambre était la sienne.
     
       «C'est ici, dit la chanoinesse d'un air solennel, après avoir fermé la
       porte, que nous avons retrouvé Albert, il y a aujourd'hui trente-deux
       jours, après une disparition qui en avait duré quinze. Depuis ce moment-là,
       il n'y est plus entré; il n'a plus quitté le fauteuil où il est mort hier
       au soir.»
     
       Les sèches paroles de ce bulletin nécrologique furent articulées d'un ton
       amer qui enfonça autant d'aiguilles dans le coeur de la pauvre Consuelo.
       La chanoinesse prit ensuite à sa ceinture son inséparable trousseau de
       clefs, marcha vers une grande crédence de chêne sculpté, et en ouvrit les
       deux battants. Consuelo y vit une montagne de joyaux ternis par le temps,
       d'une forme bizarre, antiques pour la plupart, et enrichis de diamants et
       de pierres précieuses d'un prix considérable.
     
       «Voilà, lui dit la chanoinesse, les bijoux de famille que possédait ma
       belle-soeur, femme du comte Christian, avant son mariage; voici, plus
       loin, ceux de ma grand-mère, dont mes frères et moi lui avons fait
       présent; voici, enfin, ceux que son époux lui avait achetés. Tout ceci
       appartenait à son fils Albert, et vous appartient désormais, comme à sa
       veuve. Emportez-les, et ne craignez pas que personne ici vous dispute
       ces richesses, auxquelles nous ne tenons point, et dont nous n'avons
       plus que faire. Quant aux titres de propriété de l'héritage maternel de
       mon neveu, ils seront remis entre vos mains dans une heure. Tout est en
       règle, comme je vous l'ai dit, et quant à ceux de son héritage paternel,
       vous n'aurez peut-être pas, hélas, longtemps à les attendre. Telles
       étaient les dernières volontés d'Albert. Ma parole lui a semblé valoir
       un testament.
     
       --Madame, répondit Consuelo en refermant la crédence avec un mouvement de
       dégoût, j'aurais déchiré le testament, et je vous prie de reprendre votre
       parole. Je n'ai pas plus besoin que vous de toutes ces richesses. Il me
       semble que ma vie serait à jamais souillée par leur possession. Si Albert
       me les a léguées, c'est sans doute avec la pensée que, conformément à
       ses sentiments et à ses habitudes, je les distribuerais aux pauvres. Je
       serais un mauvais dispensateur de ces nobles aumônes; je n'ai ni l'esprit
       d'administration ni la science nécessaire pour en faire une répartition
       vraiment utile. C'est à vous, Madame, qui joignez à ces qualités une âme
       chrétienne aussi généreuse que celle d'Albert, qu'il appartient de faire
       servir cette succession aux oeuvres de charité. Je vous cède tous mes
       droits, s'il est vrai que j'en aie, ce que j'ignore et veux toujours
       ignorer. Je ne réclame de votre bonté qu'une grâce: celle de ne jamais
       faire à ma fierté l'outrage de renouveler de pareilles offres.»
     
       La chanoinesse changea de visage. Forcée à l'estime, mais ne pouvant se
       résoudre à l'admiration, elle essaya d'insister.
     
       «Que voulez-vous donc faire? dit-elle en regardant fixement Consuelo;
       vous n'avez pas de fortune?
     
       --Je vous demande pardon, Madame, je suis assez riche. J'ai des goûts
       simples et l'amour du travail.
     
       --Ainsi, vous comptez reprendre... ce que vous appelez votre travail?
     
       --J'y suis forcée, Madame, et par des raisons où ma conscience n'a point
       à balancer, malgré l'abattement où je me sens plongée.
     
       --Et vous ne voulez pas soutenir autrement votre nouveau rang dans le
       monde?
     
       --Quel rang, Madame?
     
       --Celui qui convient à la veuve d'Albert.
     
       --Je n'oublierai jamais, Madame, que je suis la veuve du noble Albert, et
       ma conduite sera digne de l'époux que j'ai perdu.
     
       --Et cependant la comtesse de Rudolstadt va remonter sur les tréteaux!
     
       --Il n'y a point d'autre comtesse de Rudolstadt que vous, madame la
       chanoinesse, et il n'y en aura jamais d'autre après vous, que la baronne
       Amélie, votre nièce.
     
       --Est-ce par dérision que vous me parlez d'elle, Signora? s'écria la
       chanoinesse, sur qui le nom d'Amélie parût faire l'effet d'une brûlure.
     
       --Pourquoi cette demande, Madame? reprit Consuelo avec un étonnement
       dont la candeur ne pouvait laisser de doute dans l'esprit de Wenceslawa;
       au nom du ciel, dites-moi pourquoi je n'ai pas vu ici la jeune baronne!
       Serait-elle morte aussi, mon Dieu?
     
       --Non, dit la chanoinesse avec amertume. Plût au ciel qu'elle le fût!
       Ne parlons point d'elle, il n'en est pas question.
     
       --Je suis forcée pourtant, Madame de vous rappeler ce à quoi je n'avais pas
       encore songé. C'est qu'elle est l'héritière unique et légitime des biens
       et des titres de votre famille. Voilà ce qui doit mettre votre conscience
       en repos sur le dépôt qu'Albert vous a confié, puisque les lois ne vous
       permettent pas d'en disposer en ma faveur.
     
       --Rien ne peut vous ôter vos droits à un douaire et à un titre que la
       dernière volonté d'Albert ont mis à votre disposition.
     
       --Rien ne peut donc m'empêcher d'y renoncer, et j'y renonce. Albert savait
       bien que je ne voulais être ni riche, ni comtesse.
     
       --Mais le monde ne vous autorise pas à y renoncer.
     
       --Le monde, Madame! eh bien, voilà justement ce dont je voulais vous
       parler. Le monde ne comprendrait pas l'affection d'Albert ni la
       condescendance de sa famille pour une pauvre fille comme moi. Il en ferait
       un reproche à sa mémoire et une tache à votre vie. Il m'en ferait à moi
       un ridicule et peut-être une honte; car, je le répète, le monde ne
       comprendrait rien à ce qui s'est passé ici entre nous. Le monde doit donc
       à jamais l'ignorer, Madame, comme vos domestiques l'ignorent; car mon
       maître et M. le docteur, seuls confidents, seuls témoins étrangers de ce
       mariage secret, ne l'ont pas encore divulgué et ne le divulgueront pas.
       Je vous réponds du premier, vous pouvez et vous devez vous assurer de la
       discrétion de l'autre. Vivez donc en repos sur ce point, Madame. Il ne
       tiendra qu'à vous d'emporter ce secret dans la tombe, et jamais, par mon
       fait, la baronne Amélie ne soupçonnera que j'ai l'honneur d'être sa
       cousine. Oubliez donc la dernière heure du comte Albert; c'est à moi de
       m'en souvenir pour le bénir et pour me taire. Vous avez assez de larmes
       à répandre sans que j'y ajoute le chagrin et la mortification de vous
       rappeler jamais mon existence, en tant que veuve de votre admirable enfant!
     
       --Consuelo! ma fille! s'écria la chanoinesse en sanglotant, restez avec
       nous! Vous avez une grande âme et un grand esprit! Ne nous quittez plus.
     
       --Ce serait le voeu de ce coeur qui vous est tout dévoué, répondit Consuelo
       en recevant ses caresses avec effusion; mais je ne le pourrais pas sans que
       notre secret fût trahi ou deviné, ce qui revient au même, et je sais que
       l'honneur de la famille vous est plus cher que la vie. Laissez-moi, en
       m'arrachant de vos bras sans retard et sans hésitation, vous rendre le seul
       service qui soit en mon pouvoir.»
     
       Les larmes que versa la chanoinesse à la fin de cette scène la soulagèrent
       du poids affreux qui l'oppressait. C'étaient les premières qu'elle eût
       pu verser depuis la mort de son neveu. Elle accepta les sacrifices de
       Consuelo, et la confiance qu'elle accorda à ses résolutions prouva qu'elle
       appréciait enfin ce noble caractère. Elle la quitta pour aller en faire
       part au chapelain et pour s'entendre avec Supperville et le Porpora sur la
       nécessité de garder à jamais le silence.
     
     
     
     
       CONCLUSION.
     
     
       Consuelo, se voyant libre, passa la journée à parcourir le château, le
       jardin et les environs, afin de revoir tous les lieux qui lui rappelaient
       l'amour d'Albert. Elle se laissa même emporter par sa pieuse ferveur
       jusqu'au Schreckenstein, et s'assit sur la pierre, dans ce désert affreux
       qu'Albert avait rempli si longtemps de sa mortelle douleur. Elle s'en
       éloigna bientôt, sentant son courage défaillir, son imagination se
       troubler, et croyant entendre un sourd gémissement partir des entrailles
       du rocher. Elle n'osa pas se dire qu'elle l'entendait même distinctement:
       Albert ni Zdenko n'étaient plus. Cette illusion ne pouvait donc être que
       maladive, et funeste. Consuelo se hâta de s'y soustraire.
     
       En se rapprochant du château, à la nuit tombante, elle vit le baron
       Frédéric qui, peu à peu, s'était raffermi sur ses jambes et se ranimait en
       exerçant sa passion dominante. Les chasseurs qui l'accompagnaient faisaient
       lever le gibier pour provoquer en lui le désir de l'abattre. Il visait
       encore juste, et ramassait sa proie en soupirant.
     
       «Celui-ci vivra et se consolera,» pensa la jeune veuve.
     
       La chanoinesse soupa, ou feignit de souper, dans la chambre de son frère.
       Le chapelain, qui s'était levé pour aller prier dans la chapelle auprès du
       défunt, essaya de se mettre à table. Mais il avait la fièvre, et, dès les
       premières bouchées, il se trouva mal. Le docteur en eut un peu de dépit.
       Il avait faim, et, forcé de laisser refroidir sa soupe pour le conduire à
       sa chambre, il ne put retenir cette exclamation: «Voilà des gens sans
       force et sans courage! Il n'y a ici que deux hommes: c'est la chanoinesse
       et la Signora!»
     
       Il revint bientôt, résolu à ne pas se tourmenter beaucoup de
       l'indisposition du pauvre prêtre, et fit, ainsi que le baron, assez bon
       accueil au souper. Le Porpora, vivement affecté, quoiqu'il ne le montrât
       pas, ne put desserrer les dents ni pour parler ni pour manger. Consuelo
       ne songea qu'au dernier repas qu'elle avait fait à cette table entre Albert
       et Anzoleto.
     
       Elle fit ensuite avec son maître les apprêts de son départ. Les chevaux
       étaient demandés pour quatre heures du matin. Le Porpora ne voulait pas
       se coucher; mais il céda aux remontrances et aux prières de sa fille
       adoptive, qui craignait de le voir tomber malade à son tour, et qui, pour
       le convaincre, lui fit croire qu'elle allait dormir aussi.
     
       Avant de se séparer, on se rendit auprès du comte Christian. Il dormait
       paisiblement, et Supperville, qui brûlait de quitter cette triste demeure,
       assura qu'il n'avait plus de fièvre.
     
       «Cela est-il bien certain, Monsieur? lui demanda en particulier Consuelo,
       effrayée de sa précipitation.
     
       --Je vous le jure, répondit-il. Il est sauvé pour cette fois; mais je dois
       vous avertir qu'il n'en a pas pour bien longtemps. A cet âge, on ne sent
       pas le chagrin bien vivement dans le moment de la crise; mais l'ennui de
       l'isolement vous achève un peu plus tard; c'est reculer pour mieux sauter.
       Ainsi, tenez-vous sur vos gardes; car ce n'est pas sérieusement, j'imagine,
       que vous avez renoncé à vos droits.
     
       --C'est très-sérieusement, je vous assure, Monsieur, dit Consuelo; et je
       suis étonnée que vous ne puissiez croire à une chose aussi simple.
     
       --Vous me permettrez d'en douter jusqu'à la mort de votre beau-père,
       Madame. En attendant, vous avez fait une grande faute de ne pas vous munir
       des pierreries et des titres. N'importe, vous avez vos raisons, que je ne
       pénètre pas, et je pense qu'une personne aussi calme que vous n'agit pas
       à la légère. J'ai donné ma parole d'honneur de garder le secret de la
       famille, et je vais attendre que vous m'en dégagiez. Mon témoignage vous
       sera utile en temps et lieu; vous pouvez y compter. Vous me retrouverez
       toujours à Bareith, si Dieu me prête vie, et, dans cette espérance, je vous
       baise les mains, madame la comtesse.»
     
       Supperville prit congé de la chanoinesse, répondit de la vie du malade,
       écrivit une dernière ordonnance, reçut une grosse somme qui lui sembla
       légère au prix de ce qu'il avait espéré tirer de Consuelo pour avoir servi
       ses intérêts, et quitta le château à dix heures du soir, laissant cette
       dernière stupéfaite et indignée de son matérialisme.
     
       Le baron alla se coucher beaucoup mieux portant que la veille, et la
       chanoinesse se fit dresser un lit auprès de Christian. Deux femmes
       veillèrent dans cette chambre, deux hommes dans celle du chapelain, et le
       vieux Hanz auprès du baron.
     
       «Heureusement, pensa Consuelo, la misère n'ajoute pas les privations et
       l'isolement à leur infortune. Mais qui donc veille Albert, durant cette
       nuit lugubre qu'il passe sous les voûtes de la chapelle? Ce sera moi,
       puisque voilà ma seconde et dernière nuit de noces!»
     
       Elle attendit que tout fût silencieux et désert dans le château; après
       quoi, quand minuit eut sonné, elle alluma une petite lampe et se rendit à
       la chapelle.
     
       Elle trouva au bout du cloître qui y conduisait deux serviteurs de la
       maison, que son approche effraya d'abord, et qui ensuite lui avouèrent
       pourquoi ils étaient là. On les avait chargés de veiller leur quart de nuit
       auprès du corps de monsieur le comte; mais la peur les avait empêchés d'y
       rester, et ils préféraient veiller et prier à la porte.
     
       «Quelle peur? demanda Consuelo, blessée de voir qu'un maître si généreux
       n'inspirait déjà plus d'autres sentiments à ses serviteurs.
     
       --Que voulez-vous, Signora? répondit un de ces hommes qui étaient loin de
       voir en elle la veuve du comte Albert; notre jeune seigneur avait des
       pratiques et des connaissances singulières dans le monde des esprits. Il
       conversait avec les morts, il découvrait les choses cachées; il n'allait
       jamais à l'église, il mangeait avec les zingaris; enfin on ne sait ce qui
       peut arriver à ceux qui passeront cette nuit dans la chapelle. Il y irait
       de la vie que nous n'y resterions pas. Voyez Cynabre! on ne le laisse pas
       entrer dans le saint lieu, et il a passé toute la journée couché en travers
       de la porte, sans manger, sans remuer, sans pleurer. Il sait bien que son
       maître est là, et qu'il est mort. Aussi ne l'a-t-il pas appelé une seule
       fois. Mais depuis que minuit a sonné, le voilà qui s'agite, qui flaire,
       qui gratte à la porte, et qui gémit comme s'il sentait que son maître n'est
       plus seul et tranquille là dedans.
     
       --Vous êtes de pauvres fous! répondit Consuelo avec indignation. Si vous
       aviez le coeur un peu plus chaud, vous n'auriez pas l'esprit si faible.»
     
       Et elle entra dans la chapelle, à la grande surprise et à la grande
       consternation des timides gardiens.
     
       Elle n'avait pas voulu revoir Albert dans la journée. Elle le savait
       entouré de tout l'appareil catholique, et elle eût craint, en se joignant
       extérieurement à ces pratiques, qu'il avait toujours repoussées, d'irriter
       son âme toujours vivante dans la sienne. Elle avait attendu ce moment; et,
       préparée à l'aspect lugubre dont le culte l'avait entouré, elle approcha de
       son catafalque et le contempla sans terreur. Elle eût cru outrager cette
       dépouille chère et sacrée par un sentiment qui serait si cruel aux morts
       s'ils le voyaient. Et qui nous assure que leur esprit, détaché de leur
       cadavre, ne le voie pas et n'en ressente pas une amère douleur? La peur
       des morts est une abominable faiblesse; c'est la plus commune et la plus
       barbare des profanations. Les mères ne la connaissent pas.
     
       Albert était couché sur un lit de brocart, écussonné par les quatre coins
       aux armes de la famille. Sa tête reposait sur un coussin de velours noir
       semé de larmes d'argent, et un linceul pareil était drapé autour de lui
       en guise de rideaux. Une triple rangée de cierges éclairait son pâle
       visage, qui était resté si calme, si pur et si mâle qu'on eût dit qu'il
       dormait paisiblement. On avait revêtu le dernier des Rudolstadt, suivant
       un usage en vigueur dans cette famille, de l'antique costume de ses pères.
       Il avait la couronne de comte sur la tête, l'épée au flanc, l'écu sous les
       pieds, et le crucifix sur la poitrine. Avec ses longs cheveux et sa barbe
       noire, il était tout semblable aux anciens preux dont les statues étendues
       sur leurs tombes gisaient autour de lui. Le pavé était semé de fleurs, et
       des parfums brûlaient lentement dans des cassolettes de vermeil, aux quatre
       angles de sa couche mortuaire.
     
       Pendant trois heures Consuelo pria pour son époux et le contempla dans
       son sublime repos. La mort, en répandant une teinte plus morne sur ses
       traits, les avait si peu altérés, que plusieurs fois elle oublia, en
       admirant sa beauté, qu'il avait cessé de vivre. Elle s'imagina même
       entendre le bruit de sa respiration, et lorsqu'elle s'en éloignait un
       instant pour entretenir le parfum des réchauds et la flamme des cierges,
       il lui semblait qu'elle entendait de faibles frôlements et qu'elle
       apercevait de légères ondulations dans les rideaux et dans les draperies.
       Elle se rapprochait de lui aussitôt, et interrogeant sa bouche glacée,
       son coeur éteint, elle renonçait à des espérances fugitives, insensées.
     
       Quand l'horloge sonna trois heures, Consuelo se leva et déposa sur les
       lèvres de son époux son premier, son dernier baiser d'amour.
     
       «Adieu, Albert, lui dit-elle à voix haute, emportée par une religieuse
       exaltation: tu lis maintenant sans incertitude dans mon coeur. Il n'y a
       plus de nuages entre nous, et tu sais combien je t'aime. Tu sais que
       si j'abandonne ta dépouille sacrée aux soins d'une famille qui demain
       reviendra te contempler sans faiblesse, je n'abandonne pas pour cela ton
       immortel souvenir et la pensée de ton indestructible amour. Tu sais que ce
       n'est pas une veuve oublieuse, mais une épouse fidèle qui s'éloigne de ta
       demeure, et qu'elle t'emporte à jamais dans son âme. Adieu, Albert!
       tu l'as dit, la mort passe entre nous, et ne nous sépare en apparence que
       pour nous réunir dans l'éternité. Fidèle à la foi que tu m'as enseignée,
       certaine que tu as mérité l'amour et la bénédiction de ton Dieu, je ne te
       pleure pas, et rien ne te présentera à ma pensée sous l'image fausse et
       impie de la mort. Il n'y a pas de mort, Albert, tu avais raison; je le sens
       dans mon coeur, puisque je t'aime plus que jamais.»
     
       Comme Consuelo achevait ces paroles, les rideaux qui retombaient fermés
       derrière le catafalque s'agitèrent sensiblement, et s'entr'ouvrant tout à
       coup, offrirent à ses regards, la figure pâle de Zdenko. Elle en fut
       effrayée d'abord, habituée qu'elle était à le regarder comme son plus
       mortel ennemi. Mais il avait une expression de douceur dans les yeux, et,
       lui tendant par-dessus le lit mortuaire une main rude, qu'elle n'hésita
       pas à serrer dans la sienne:
     
       «Faisons la paix sur son lit de repos, ma pauvre fille, lui dit-il en
       souriant. Tu es une bonne fille de Dieu, et Albert est content de toi.
       Va, il est heureux dans ce moment-ci, il dort si bien, le bon Albert!
       Je lui ai pardonné, tu le vois! Je suis revenu le voir quand j'ai appris
       qu'il dormait; à présent je ne le quitterai plus. Je l'emmènerai demain
       dans la grotte, et nous parlerons encore de Consuelo, _Consuelo de mi
       alma!_ Va te reposer, ma fille; Albert n'est pas seul. Zdenko est là,
       toujours là. Il n'a besoin de rien. Il est si bien avec son ami! Le malheur
       est conjuré, le mal est détruit; la mort est vaincue. Le jour trois fois
       heureux s'est levé. _Que celui à qui on a fait tort te salue!_
     
       Consuelo ne put supporter davantage la joie enfantine de ce pauvre fou.
       Elle lui fit de tendres adieux; et quand elle rouvrit la porte de la
       chapelle, elle laissa Cynabre se précipiter vers son ancien ami, qu'il
       n'avait pas cessé de flairer et d'appeler.
     
       «Pauvre Cynabre! viens; je te cacherai là sous le lit de ton maître, dit
       Zdenko en le caressant avec la même tendresse qui si c'eût été son enfant.
       Viens, viens, mon Cynabre! nous voilà réunis tous les trois, nous ne nous
       quitterons plus!»
     
       Consuelo alla réveiller le Porpora. Elle entra ensuite sur la pointe du
       pied dans la chambre de Christian, et passa entre son lit et celui de la
       chanoinesse.
     
       «C'est vous? ma fille, dit le vieillard sans montrer aucune surprise: je
       suis bien heureux de vous voir. Ne réveillez pas ma soeur, qui dort bien,
       grâce à Dieu! et allez en faire autant; je suis tout à fait tranquille.
       Mon fils est sauvé, et je serai bientôt guéri.»
     
       Consuelo baisa ses cheveux blancs, ses mains ridées, et lui cacha des
       larmes qui eussent peut-être ébranlé son illusion. Elle n'osa embrasser la
       chanoinesse, qui reposait enfin pour la première fois depuis trente nuits.
       «Dieu a mis un terme dans la douleur, pensa-t-elle; c'est son excès même.
       Puissent ces infortunés rester longtemps sous le poids salutaire de la
       fatigue!»
     
       Une demi-heure après, Consuelo, dont le coeur s'était brisé en quittant ces
       nobles vieillards, franchit avec le Porpora la herse du château des Géants,
       sans se rappeler que ce manoir formidable; où tant de fossés et de grilles
       enfermaient tant de richesses et de souffrances, était devenu la propriété
       de la comtesse de Rudolstadt.
     
       FIN DE CONSUELO.
     
       _Nota_. Ceux de nos lecteurs qui se sont par trop fatigués à suivre
       Consuelo parmi tant de périls et d'aventures, peuvent maintenant
       se reposer. Ceux, moins nombreux sans doute, qui se sentent encore
       quelque courage, apprendront dans un prochain roman, la suite de ses
       pérégrinations, et ce qui advint du comte Albert après sa mort.
     
     

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