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Deuils de miel
Thilliez, Franck
FRANCK THILLIEZ
DEUILS DE MIEL
Chapitre
premier
Un an... Un an
depuis l'accident.
Un moment
d'inattention. Une seconde. Même pas. Une pulsation.
Bordure de nationale. Une crevaison. Je me baisse,
ramasse un boulon échappé sous le châssis. Me relève.
Trop tard. Ma femme court au milieu de l'asphalte, ma
fille au bout de ses doigts. Un véhicule qui surgit,
trop vite. Bleu. Je vois encore ce bleu trop saillant,
alors que je m'élance en hurlant. Le crissement des freins sur
la chaussée détrempée. Puis, plus rien...
Un jour, on
réapprend à vivre.
Et, le
lendemain, tout fout le camp...
Devant moi, au
creux des remparts de Saint-Malo, un type
déambule tranquillement, les cheveux à l'air, le teint flatté
par les rouges d'un crépuscule flamboyant.
C'est lui, je
l'ai reconnu sans l'once d'une hésitation. La France n'est pas assez grande, il faut que je croise sa
route, au terme de mes congés. Celui qui leur a arraché la
vie.
Le chauffard.
À cet instant,
quelque chose craque en moi. Une déchirure
abominable...
Dire que je
pensais qu'elle allait mieux, ma Suzanne, après six
années de traitements abrutissants et de cris dans la nuit.
Le traumatisme de son enlèvement[1] semblait s'essouffler, elle
savait sourire à nouveau, au moins à mes
yeux, avait réappris les choses simples de la vie. Se
laver, s'habiller, s'occuper un peu de notre petite Eloïse.
Bien sûr, ce n'était plus la combattante d'autrefois,
tellement lointaine parfois, si décrochée de la réalité et
dépendante d'autrui. Sans cesse à arpenter la frontière
de la folie. Mais j'avais perçu dans ses yeux le renouveau,
la soif de vivre surpassant celle de partir.
Suzanne... Pourquoi t'es-tu lancée sur une nationale avec notre
fille ? Quel démon s'est emparé de toi, en ce triste
matin d'automne ?
Ces questions, je les ai ressassées des centaines et des centaines
de fois. Un livre, qu'on ne referme jamais...
Devant, l'homme, Chartreux, il s'appelle Patrick Chartreux,
s'adosse sur la vieille pierre et sort son téléphone portable. Il se retourne
brusquement vers moi, je détourne la
tête et simule un intérêt soudain pour le grand
large. L'onde tranquille, ses bateaux paisibles. Je ne sais pas
comment réagir. Une haine grandissante me brûle la
gorge et je me sens capable d'une connerie. Mes poings se
crispent, tandis que Chartreux s'engouffre dans un bar branché. Le voir
disparaître me soulage. J'aurais pu repartir, l'oublier. Alors,
pourquoi me suis-je décidé à l'attendre, grillant clope sur
clope ? Pas bon signe...
Le front perlant, les mains moites, j'ouvre et ferme mon portefeuille
d'un geste nerveux. Ma carte tricolore de flic occupe
à nouveau son emplacement. Après tant d'années loin
du pavé et des traques, j'ai repris le métier.
Quitter le Nord, son ciel bas, ses souvenirs trop blessants.
Puis retrouver la Grande Pieuvre, ses rues surpeuplées,
cette vie de dingue au 36. Leclerc, mon divisionnaire,
m'a mis plusieurs fois à l'épreuve ces six derniers mois
et je n'ai pas failli. Il pense avoir retrouvé le
commissaire d'antan, sa hargne au combat. Il a sans
doute raison. Jamais cette hargne n'a été aussi
grande...
Le commercial friqué sort enfin, fringant dans son costume de
marque. Il hume l'air iodé, réajuste son col de chemise
griffée avant d'attaquer sa marche. Des flashs me
fracassent l'esprit. Sa tête de vainqueur, au procès. Ses
faux airs de compassion. Ses larmes simulées. Trente kilomètres au-dessus de
la moyenne, deux existences volées et une si petite
punition ! À l'époque, des bras
avaient su m'empêcher de le démolir. Plus maintenant.
J'accélère le pas et me rapproche de lui...
Bifurquer dans une ruelle déserte restera très certainement sa plus
grande erreur. Son corps ploie sous le feu de ma
colère, tandis que mes chéries hurlent là, dans ma
tête... Encore et encore... Je me relève, tremblant, le visage dans l'ombre.
Mes yeux sont gorgés de sang et de
sueur...
Qu'est-ce que j'ai fait ?
Je m'enfuis subitement et précipitamment vers ma voiture.
Contact. Autoradio à fond. Direction l'autoroute... Curieusement, je n'éprouve
aucun soulagement... pitoyable... Sur le volant, mes mains tremblent fort.
Sous la traînée des astres, je quitte les douceurs océanes pour
les forges rougeoyantes de la capitale. L'étau de
chaleur qu'aucun souffle ne daigne apaiser ne se desserre
plus, même la nuit. Alors je souffre en silence, transpercé
par une grande brûlure dévorante... La brouette
d'acier qui me sert de véhicule bougonne mais me
transporte quand même à bon port...
L'Hay-les-Roses... Mon immeuble... Sa solitude acide...
Là-haut, au troisième étage, se déroulent des rubans teigneux de
marijuana. Un raccourci osé qu'a trouvé mon voisin de
palier, un Rasta solitaire, pour ramener à lui
l'exubérance de la Guyane. Sa grand-mère et moi étions liés
d'une amitié sans frontières. Elle aussi, dans ses grands
ensembles de madras, a disparu dans des conditions
abominables.
L'Ange rouge a décidément détruit ma vie et éliminé ceux que
j'aimais.
Aujourd'hui, un seul mot me hante l'esprit. Traque. Profiter de la
carapace de flic pour les traquer, tous, les uns après les
autres. Leur éclater le crâne sous ma semelle, comme
autant de moustiques.
Sur la moquette de ma chambre, des pieuvres de fer épandent leurs
tentacules jusqu'en bordure de salle à manger. Les
trains miniatures, vapeurs vives ou motrices
électriques, attendent la délicatesse d'une main pour
promener leurs wagons. Avant de me coucher, j'en
propulse deux, pleins rails. Malgré ces rivières
pourpres qui ont irrigué ma vie, il reste une peur que je ne
maîtrise pas, celle du silence... Aidé de somnifères,
je sombre lentement, dans la fureur des raclements
de bielles. Le visage de Chartreux m'apparaît une
dernière fois, une bulle de sang entre les lèvres...
Tard dans la matinée, je m'extirpe de ma couche, réveillé par
le téléphone. Je suis censé reprendre le travail demain mais un message, sur
mon répondeur, change la donne. Mon divisionnaire me demande d'aller
dans une église. Un curé a découvert sur l'agenouil- loir d'un
confessionnal une femme morte, nue et rasée des orteils au
sommet du crâne. Tout mon être s'embrase d'un feu dangereux.
Au moment où
j'éteins le transformateur brûlant qui agite mon
réseau de trains, où les locomotives épuisées de leur course
nocturne arrachent les derniers mètres, alors, à ce
moment-là, l'homme, l'humain, s'endort, tandis que le
flic s'éveille.
La traque.
La traque
reprend...
Chapitre deux
Depuis
l'accident de mes chéries, je n'étais plus jamais entré
dans la maison de Dieu. Aussi, ma cicatrice intérieure se rouvrit lorsque je
m'enfonçai, en cet après-midi de fournaise, dans l'église
d'Issy-les- Moulineaux. Au cœur de l'allée, entre la rigueur trop dure des
bancs, je distinguais encore les cercueils, dont l'un, si
petit, avait soulevé la bouffée étranglée des sanglots... Tout, dans l'édifice
de pierres, respirait ma souffrance.
Une bouche
glissa le long de mon oreille. Martin Leclerc, mon
divisionnaire, se précipitait vers la sortie, le portable
hurlant.
— Je te laisse
gérer ! ajouta-t-il en reluquant mes cheveux coupés
à ras. On a le feu vert du procureur Kelly pour la
levée du corps et l'autopsie ! On se voit tout à l'heure
pour un point !
J'acquiesçai
et me dirigeai vers un attroupement d'où
grimpaient des haussements de voix et des crépitements de flashs. En face,
Jésus pleurait, traînant derrière lui ses siècles de calvaire.
Le lieutenant
Sibersky m'accosta avec cet air grave des mauvais
jours. Sur sa gauche, les deux Rangers du légiste
dépassaient du confessionnal.
—
Bonjour
commissaire, fit-il sans le sourire. On a déjà vu des
retours de congés plus gais...
Sa voix
vibrait d'une assurance toute modérée.
— Annonce !
—
OK.
La porte, derrière l'autel de gauche, a été forcée au
pied-de-biche. D'après le curé, c'est la deuxième fois
qu'une effraction a lieu, la dernière, sans conséquences,
remontant au trimestre dernier. Les techniciens de
la scientifique ont relevé des empreintes un peu
partout. L'enquête de proximité est en cours, des
inspecteurs interrogent les habitants des alentours.
— Parle-moi de
la victime.
—
Femme
blanche, une cinquantaine d'années. Aucune trace
apparente de blessures ou de sévices. Les chevilles sont
encore entravées, mais les mains ont été libérées de
leur corde, abandonnée sur le sol. Les yeux étaient bandés
avec du sparadrap. Le prêtre a retrouvé le corps
agenouillé, à huit heures trente-cinq ce matin, dans la loge
des pénitents du confessionnal. Le crâne rasé était
couvert de... papillons.
Je fronçai les
sourcils.
— Des papillons
? Morts ?
—
Vivants.
Sept gros papillons à longues antennes, avec... le
dessin d'une tête de mort sur l'abdomen. Quand on a
essayé de les attraper au filet, ils ont... crié. Un couinement
terrifiant.
— Où sont-ils ?
—
Partis
pour le labo. La lampe à ultraviolets a révélé, sur la
tête de la victime, des taches blanchâtres, invisibles à
l'œil nu, expliquant peut-être la présence de ces
bestioles. L'entomologiste nous en dira plus...
—
D'accord,
d'accord, d'accord... Un corps nu, rasé, les
chevilles entravées, mais pas les mains. Des insectes sur
le crâne. Le tout dans une église. Du grand classique quoi
!
—
On
ne peut pas plus classique, en effet... Pour en revenir au
confessionnal, la partie centrale était ouverte,
contrairement à la veille. Après sa découverte, le curé a
immédiatement prévenu la police d'Issy, qui a débarqué
quinze minutes plus tard, talonnée par nos équipes.
Le légiste sortit du lieu de pardon. Van de Veld avait tout du
militaire, l'intelligence en plus. Treillis, barbe d'une rigueur
mathématique et un beau visage de roche dénué
d'expression.
— On y va pour
le topo, commissaire ?
Après une poignée de mains, il m'invita à le suivre. Le cadavre
m'apparut de dos, recroquevillé, tassé par le poids des
chairs meurtries. La tête chauve et les avant-bras
s'écrasaient sur un prie-Dieu, tandis que l'index de la
main droite, fermée, pointait sur le côté. Sous le
tranchant d'un halogène à batterie, le crâne immaculé luisait.
Van de Veld se faufila
dans la loge.
—
On
peut ordonner la levée du corps. Sans autopsie, impossible de déterminer la
cause de la mort. Nul hématome ou
blessure. Aucun écoulement nasal ou buccal qui
pourrait impliquer un décès par asphyxie. Le visage n'est
pas cyanosé, pas de pétéchies, donc, a priori, pas
d'étranglement.
De l'arrière, j'examinai la toile humaine avec l'œil d'un étrange
passionné. Oubliés les trains miniatures et les
sensibleries de comptoir. La machine Sharko, boulonnée d'insensibilité,
reprenait du service.
— Des rapports
sexuels ?
—
À
première vue, non. Par contre, la victime a perdu
énormément d'eau. Ces auréoles, sur le sol et le prie-Dieu,
témoignent d'une forte sudation.
— On ne sue
plus après la mort, je me trompe ?
—
Non.
La femme a été amenée ici vivante. Observation confirmée par le fait que le
corps n'a pas été déplacé. Elle est morte dans ce
confessionnal sans que je comprenne
de quoi. Et ça m'énerve !
— Je peux ?
Il me laissa la place dans le confinement. Les sourcils, les aisselles
et les poils pubiens de la victime manquaient aussi à l'appel.
— Les
techniciens ont ôté l'adhésif sur ses yeux ?
—
Oui.
Du chatterton, posé par-dessus les paupières. Vous verrez sur les épreuves
photographiques.
Le médecin poursuivit, alors que mon regard suivait la direction
du doigt mort.
—
Dents
saines et soignées, physique propre, mais ongles longs,
y compris ceux des orteils. Quatre d'entre eux, à la
main droite, sont cassés ou arrachés. Ce qui pourrait
témoigner d'un enfermement forcé... et prolongé...
Je me penchai par-dessus le prie-Dieu, les narines attentives.
—
Oui,
anticipa le légiste, on sent des odeurs de parfum ou de
crème, présentes sur la totalité de la peau, même le
crâne. Dans la bouche et aux commissures des lèvres, j'ai
relevé les traces d'un composé sucré, foncé, peut-être du
miel. Sans doute ce qui a retenu ces papillons. Les analyses sanguines et du
contenu stomacal confirmeront...
La lumière crue de l'halogène me cisaillait les pupilles.
Plus j'emmagasinais d'informations, plus le trouble
m'envahissait.
De quoi était
morte cette femme ?
— Une idée sur
l'heure du décès ?
—
D'après
la rigidité cadavérique et la température rectale, je
dirais au beau milieu de la nuit, entre deux et quatre
heures du matin... L'autopsie précisera...
Van de Veld
ôta ses gants de latex, rabattit le dessus de sa
mallette lourde d'instruments tranchants avant de s'enfiler une
demi-bouteille d'eau.
Je me tournai
vers la chevelure blonde de Sibersky.
—
Les
chevilles sont ligotées, contrairement aux mains,
volontairement déliées. L'index pointe cette partie du
confessionnal. Le technicien chargé des relevés n'a
rien décelé ?
—
Pas
à ce que je sache, non. Ni empreintes, ni marques
particulières.
J'ordonnai aux croque-morts d'emmener le cadavre pour
l'institut médico-légal. Après leur départ, Sibersky plongea les mains dans
les poches de son jean.
— Alors
commissaire ? Vous en pensez quoi ?
—
Je
me pose surtout des questions. Pourquoi ici ? Pourquoi
vivante ? Pourquoi rasée et nue ?
Le jeune lieutenant m'exposa ses impressions à chaud.
—
La
victime se trouvait dans la loge du pénitent. L'assassin
s'est, lui, rendu dans la centrale, celle du confesseur,
puisque la porte était ouverte. Tout, dans la mise en
scène, indique donc le rituel de la confession. Le pécheur
d'un côté, agenouillé, le confesseur de l'autre.
—
Sauf
que notre pécheresse n'est pas venue de son plein gré.
—
Ça,
c'est clair ! Ses membres entravés prouvent qu'on l'a
forcée à une certaine forme de soumission, peut-être
physique, un effort ayant pu générer toute cette sueur,
ou alors simplement auditive et verbale.
—
Un truc du genre
Parle-moi, confesse tes péchés et Dieu te
pardonnera...
—
Exactement.
Quant à la nudité... Voir une femme nue,
attachée, agenouillée et réclamant son pardon, n'est-ce pas
le symbole suprême de la domination, du rapport
maître-esclave ?
Je clignai
des yeux.
— Une cause
possible, en effet, mais...
J'embrassai
l'espace, bras écartés.
—
...
Regarde autour de toi. L'église forme un même bloc,
orienté vers une mission unique : la prière, le don de
soi, la foi. Tu vois, je n'y connais pas grand- chose en
religion, à peine si j'ai lu la Bible, mais je sais qu'à la Genèse, Adam et Ève étaient nus, aussi nus que notre
victime. La pureté des premiers jours... La nudité originelle,
celle de toutes les créatures de Dieu...
Sibersky émit
un drôle de sifflement.
—
Oh
là ! Vous voulez me faire comprendre quoi, là?
—
Juste
que, dans une scène de crime, l'environnement peut justifier les actes.
Peut-être l'a-t-il rasée et déshabillée
non pour répondre à un fantasme quelconque, mais dans l'unique but de l'amener
ici, afin de la préparer à... une sorte de
cérémonie. Cherchait-il à l'offrir au
jugement de Dieu dans sa forme primitive, dans cette
nudité absolue qui replace tous les humains au même rang
?
Je fixai un
grand vitrail, face à moi.
—
Ce
que je veux dire, c'est qu'il ne faut pas tout ramener au
sadisme, aux fantasmes de pervers sexuels. Certains
cherchent à atteindre un but plus... élaboré...
—
Elaboré
comme la présence de ces papillons étranges. Que
viennent faire ces sales bêtes là-dedans ?
Je haussai
les épaules.
—
J'en
sais fichtre rien. Qu'est-ce qu'on ressasse à leur sujet,
le plus souvent? Qu'ils symbolisent la beauté, la
renaissance, la transformation, lorsqu'ils sortent de leur chrysalide.
—
Mouais.
On a peut-être affaire à un fan du Silence
des agneaux... Le genre de mec bien allumé.
— Allumé ou
pas, il témoigne de maîtrise, de sang- froid. La
scène est de type organisé. Il suffit d'observer la position
de la femme, la présence du miel, le parfum, les
papillons. Dans la manière dont a été commis le meurtre,
aucune pulsion n'est venue le perturber, il a gardé son
calme et, de ce fait, limité les erreurs.
—
Il
a donc préparé son opération à l'avance, avec minutie. Il
connaît les lieux, le moyen de pénétrer. Peut-être un
adepte des messes du dimanche matin...
Il nota cette voie d'investigation sur son carnet avant de
poursuivre.
—
...
Il conditionne sa proie, qu'il retient depuis plusieurs
jours, la parfume, la rase, la nettoie. Il se procure ces insectes. Et il
opère. Le confessionnal, en pleine
nuit...
Je m'approchai à nouveau du lieu de pardon et prolongeai l'idée de
Sibersky.
—
Son
crime perpétré, dont nous ignorons pour l'heure par
quel moyen, il détache les mains de la pénitente, pour placer le bras droit
d'une façon particulière. Il est
évident que l'index de la morte nous signale une orientation à
suivre.
—
Pourtant,
l'expert a déjà vérifié... Et moi aussi... Rien de
particulier sur les boiseries...
—
Il
faut chercher encore. Ce n'est pas la victime qui
s'exprime, mais son assassin. Ce fumier a des choses à
dire.
Je retournai dans la loge, voûté, oppressé par le trop étroit
espace. Le mur désigné présentait des rayures, quelques
coups, mais rien de concret. Même en cognant sur
le bois lisse, je ne discernai nulle variation de densité.
—
Merde
! Ça indique forcément quelque chose ! Abstraction
faite du confessionnal, la direction pointe... cet
alignement de colonnes, puis, au final... cette partie du mur.
—
Je
ne vous ai pas attendu, je l'ai déjà inspectée, trancha
Sibersky. Et le sol, les colonnes... Rien d'anormal, aucune inscription ou
marque étrange. Il faudrait peut-être
voir avec le prêtre...
— Un instant...
J'évoluai
entre la perfection des ornements, ébloui par
l'excellence de la construction. Mes phalanges palpaient la pierre centenaire.
Dans le sens suggéré par le doigt mort,
rien n'apparut. J'élargis ma zone de recherches.
Les bancs, la nef, les décorations sculptées. Echec et
encore échec. Le tueur nous parlait et nous refusions de
l'écouter.
— Putain ! J'ai
horreur de ça !
Dernier
acharnement visuel, dernière déception.
—
Bon
! Je file au 36, Leclerc m'attend pour un point. Qui
s'occupe de l'enquête de voisinage ?
— Crombez, avec
cinq ou six hommes.
— Et de la
déposition du curé ?
—
Moi,
officiellement. Et je suis fichtrement en retard.
—
Il
faudra monopoliser un gars pour fouiller l'église. Et
s'il faut regarder sous la robe de la Sainte Vierge, on
regardera sous la robe de la Sainte Vierge !
En approchant
de la porte arrière barrée d'un ruban jaune, je
m'enquis :
—
Tu
m'as dit que cette porte avait déjà été forcée, le trimestre
dernier. Tu as plus d'infos ?
—
Ah
oui ! Fin avril. Le père pense qu'il s'agissait de Gitans,
installés à l'époque à deux pas de l'église.
— Qu'ont-ils
volé ?
— Rien, juste
une visite nocturne...
Mon bouc
crissa sous un faisceau d'ongles sceptiques.
—
Curieux
pour des Gitans. J'en ai suffisamment côtoyé pour
t'affirmer que le mot visite ne fait pas partie de
leur vocabulaire.
—
Je
sais bien. Surtout qu'il devait y avoir pas mal de matos, genre groupes
électrogènes. Une partie de l'édifice était en rénovation, la voûte et
certaines colonnes se fissuraient...
Je stoppai
net.
—
La
troisième dimension ! T'aurais pu y penser ! Le vertical !
— Quoi ?
J'étais déjà
revenu au centre de la nef, la tête levée, le regard parcourant le lointain.
Des maillages d'ombre, des arcades discrètes s'entrecroisaient sous le ciel de
pierre.
— Cherche !
Cherche avec moi sur les cintres !
— Les cintres ?
Mais comment il y aurait grimpé ?
—
Comme
les ouvriers ! En utilisant leurs échafaudages !
Mon cœur se
comprima soudain.
—
Là-haut
! La fissure ! Et cette colonne, désignée par la victime ! Elle a été restaurée
en son extrémité supérieure ! Ce n'est pas en bas qu'il faut chercher... mais
en haut !
Le bras
tendu, les yeux rivés vers ces hauteurs, je m'écriai finalement :
—
Prépare-toi à rejoindre Jésus ! Aujourd'hui, on va monter au ciel !
Chapitre trois
Ça nous a
fait mal, tu sais... Eloïse n'a pas arrêté de pleurer. Elle pleure sans cesse à
présent.
Je sais,
ma chérie. Dis à Eloïse que je l'aime, dis-lui d'être forte.
Tu lui
manques, il n'y a rien ici. Elle te cherche partout. Elle ne comprend pas
pourquoi tu n 'es pas à nos côtés. Alors je dois lui expliquer, sans cesse...
— ...ssaire...
Commissaire !
Rétraction
des pupilles. Azur bleu, toits rouges... Sur le parvis de l'église, j'inspirai
une grande bolée d'air, passai une main sur mon visage ruisselant avant de
considérer Sibersky. Il désignait ma chaussure droite, rongée par un mégot
rougeoyant. Je secouai le pied et écrasai ma cigarette du talon.
— Merde ! Des
pompes neuves !
Le lieutenant
tremblait d'impatience.
—
J'ai
découvert un message ! Inscrit au sommet d'un des piliers rénovés ! On attend
l'arrivée d'un chariot élévateur et d'un technicien de la scientifique.
Je plongeai
dans l'espace frais à la lumière apaisante. Sibersky m'indiqua l'emplacement
concerné avant de me tendre des jumelles.
—
C'est
au sommet... D'ici on ne peut pas lire précisément, mais avec des jumelles j'y
suis parvenu... Essayez...
— Ça dit quoi ?
—
C'est...
difficile à expliquer... Mais... ça fiche sacrément les
jetons en tout cas...
Il me montra
un point précis de la voûte.
Je réglai les
optiques et les mots gravés dans la pierre, à
plus de dix mètres du sol, m'apparurent.
Derrière
le tympan de la Courtisane, tu trouveras l'abîme et
ses eaux noires. Ensuite, des deux moitiés, le
Méritant tuera l'autre Moitié de ses mains sans foi et l'onde
deviendra rouge. Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra et, sous
le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la lumière. Surveille les maux et,
surtout, prends garde au mauvais air.
Je restai un
moment sans réaction, partagé entre un curieux
sentiment de colère et d'excitation. Cette enquête puait
le jeu de l'oie grandeur nature.
—
Je
n'y comprends pas grand-chose, avouai-je en plissant les
yeux, mais ce texte sent l'avertissement ou le puzzle
morbide...
—
D'autant
plus qu'il date, a priori, du temps des travaux et
non pas d'hier. Voilà plus d'un trimestre que notre homme
prépare son coup... D'abord il avertit... puis il
agit... Ça, c'est de la putain de préméditation !
—
Ecris
qu'il faudra retrouver et interroger les ouvriers.
Bizarre qu'ils n'aient pas signalé ce message.
Sybersky en
prit note et proposa :
—
Vous
devriez appeler le légiste. Lui demander de jeter un œil
aux oreilles de la victime, derrière le tympan de la Courtisane.
Je contactai
dans la minute Van de Veld qui s'apprêtait à inciser le corps. Il promit de me
rappeler dès que possible.
— Tu vas aller
prendre la déposition du curé. Soumets-lui ces phrases, il y verra
peut-être plus clair que nous... Si
l'assassin veut nous parler... écoutons-le...
—
Vous
pensez à un illuminé de la Bible ? questionna Sibersky. Un de ceux qui croient
tuer au nom de Dieu ?
—
Trop tôt pour le dire. Mais à vue de nez, on est parti pour
une longue et macabre affaire.
Chapitre quatre
Souvent, les
enquêtes nous amènent à rencontrer des tas de
personnalités intéressantes. Des scientifiques, des
psychologues, des fous d'informatique, des chirurgiens...
Parmi cet
éventail de matière grise, j'appréciais particulièrement un docteur en
théologie, Paul Legendre, professeur
et conférencier à la Faculté libre de théologie protestante de Paris. Une
encyclopédie religieuse, ce type, qui
happait les versets de la Bible comme on lisait un
canard. Au détour d'une sordide affaire de crimes
pervers, nous étions devenus amis.
Après avoir
cherché à le joindre par téléphone, je lui envoyai,
depuis l'ordinateur de mon bureau, un mail contenant
l'étrange message. Peut-être ces lignes provenaient-elles d'un quelconque
ouvrage mystique ou d'un courant
de pensée en rapport avec la religion. Si tel était le
cas, Paul le découvrirait.
De son côté,
Sibersky avait interrogé le curé, un jeune de
vingt-quatre ans qui n'avait décrypté dans le propos qu'un
bouillon d'incompréhension. Ça partait mal.
Adossé à mon
vieux siège en cuir, je roulai des trapèzes et décrispai ma nuque.
Dans ce
bureau froid et sans couleurs s'étaient succédé les pires dossiers criminels.
Viols, pédophilie, tortures, meurtres. Le pain
quotidien des flics de la
Crim', le carburant de leurs nuits et le parasite de leurs familles.
Mais, sans plus aucune accroche, on pouvait presque se
sentir bien ici.
Après
quelques minutes dans la nébuleuse de mes pensées, la
salive afflua sur ma langue. Ça y était, mes mains
tremblaient, mon front perlait. Ça recommençait...
Je sortis
une petite boîte contenant de minuscules comprimés et
en avalai un à contrecœur, conscient de ce que ces
satanées pilules avaient fait à ma femme. Un long et
sournois abrutissement, un moyen de taire les fantômes
dans sa tête mais aussi de la couper du monde.
Aujourd'hui, c'était mon tour. Le prix à payer pour que
tout aille mieux... La sonnerie de ma ligne interne me
fît sursauter.
Le
divisionnaire Leclerc voulait me voir dans son bureau. Il
fulminait d'une colère palpable.
Dans le même
instant, l'entomologiste, Houcine Courbevoix,
me contacta sur mon portable au sujet des
insectes.
— Tu m'as
ramené sept beaux mâles Acherontia atropos, plus
communément appelés sphinx têtes de mort, à cause de
ce dessin assez effrayant, sur leur thorax.
— Une idée
d'où ils peuvent sortir ?
— Ces
papillons nocturnes fréquentent de moins en moins nos
forêts. A l'évidence, ceux-ci proviennent d'un
élevage.
— Tu es
certain ?
— Je veux !
D'une part, la vie de l'adulte est très éphémère,
sept à dix jours ; en attraper autant en si peu de temps
relèverait plutôt de l'exploit. Mais ces spécimens-là ont
tous le même âge, entre quatre et cinq jours. À
l'état de chenilles, ils constituent des réserves en
nutriments, qui leur permettent de vivre sans se nourrir une
fois adultes. C'est cette quantité, mesurée dans
l'hémolymphe, qui m'a permis de définir la consommation
de ces nutriments, donc leur âge. À noter que
j'ai aussi trouvé des traces de miel. Les sphinx en
sont très friands.
Le cachet me donnait déjà un grand coup de fouet intérieurement.
— Et les
taches blanchâtres, sur le crâne ?
—
Il
s'agit d'une hormone appelée phéromone, que l'on trouve
dans une glande située au bout de l'abdomen des femelles. Quelques millièmes
de gramme suffisent à attirer les mâles de la même espèce à plus de dix
kilomètres à la ronde. Un véritable aimant ! Ce qui explique
pourquoi tes papillons sont restés agglutinés.
—
D'accord...
Et ces... sphinx, ont-ils une particularité, des connotations... religieuses,
ou... représentent- ils un
symbole quelconque ?
Mon interlocuteur prit le temps de la réflexion et finit par
répondre :
—
Ils
ont toujours eu une très mauvaise réputation, en rapport
avec cette tête de mort sur leur corps et ce cri
inquiétant qu'ils poussent lorsqu'ils se sentent en danger. En
voir voltiger un à la porte d'une maison ou à une
fenêtre était censé attirer le mauvais œil... Certaines légendes leur prêtent
le rôle de messagers des défunts, qui
cherchent à adresser une dernière requête aux vivants.
Mais tout ceci reste bien entendu totalement infondé ! Quant à la
symbolique... C'est horriblement flou, ce que tu me demandes, car les
lépidoptères suscitent certainement un grand
nombre de symboles, de par leurs
transformations successives. Celui qui revient le
plus souvent, mais je pense ne rien t'ap- prendre, est
la résurrection de l'être, lorsqu'il sort de sa chrysalide...
C'est peut-être ce que ton assassin a voulu mettre en
avant, en plaçant nos têtes de mort dans une église.
Résurrection, Jésus... Tu vois le genre ?
Ma ligne
interne sonna à nouveau. Leclerc s'impatientait.
—
Je
vais devoir te laisser, m'excusai-je en reprenant l'autre combiné. Tu
m'envoies ton rapport dans la journée ?
— Sans
problème.
—
Notes-y
tout ce qui te passe par la tête, même sans
importance. Nous ferons le tri. Et n'oublie pas d'y ajouter
cette histoire de résurrection...
Je
raccrochai et me jetai dans les couloirs.
Le
divisionnaire, d'un hochement de tête, m'indiqua de fermer la
porte.
—
On
vient à l'instant de m'apprendre la nouvelle ! Qu'est-ce
qui t'a pris, Shark, bon sang ! L'IGS va nous tomber sur
le dos !
Il tapa sur
la table d'un poing maigre mais incisif.
— Tu lui as
broyé le nez ! Il est à l'hosto !
Je le
considérai d'un air transparent.
— De qui
parlez-vous ?
Des serpents
bleus gonflèrent sur son cou.
—
Te
fous pas de moi ! Patrick Chartreux t'a reconnu ! La semaine dernière,
Saint-Malo, ça te dit quelque
chose ?
Je fis
crisser mon bouc fraîchement taillé.
—
Saint-Malo
? J'étais du côté de Brest, hôtel des Grands
Salants. Vous pourrez vérifier. Chambre trois cent deux,
réservée au nom de Franck Sharko...
Leclerc
garda un silence tendu, plia un chewing-gum entre ses
dents avant d'envoyer :
—
La
Bretagne, comme par hasard ! Tu sais qu'il ne leur faudra
pas longtemps pour prouver que tu étais à
Saint-Malo ?
Ils se fichent de tes états de services, des récompenses.
L'Ange rouge, c'est de l'histoire ancienne ! T'es un sanguin, Shark, tes
méthodes expéditives, tes virées
en solo, ils n'apprécient que moyennement là-haut. J'y
ai mis beaucoup de ma personne pour te faire
réintégrer le 36. Et regarde dans quelle merde tu me flanques
! Tu n'avais pas besoin d'aller jusque-là ! Ça fait
presque un an !
Ma bouche s'amincit.
—
Si
nous parlions plutôt de l'affaire...
Mon étonnante tranquillité le mit en furie. Le flux de sang ne
quitta plus ses joues.
—
Je
ne peux pas te laisser seul sur le coup ! Tu es un bon flic,
le meilleur que je connaisse, mais comprends-moi,
s'ils réussissent à prouver que tu as démoli ce
connard, tu vas te retrouver au placard et moi, avec
pas mal d'ennuis sur le dos. Il me faut un leader,
quelqu'un qui pourra tenir le dossier du début à la fin.
Tu... tu seconderas le commissaire Del Piero...
Je me levai d'une traite, les deux mains bien à plat sur le
bureau.
—
Moi,
lieutenant de Del Piero ? Vous vous fichez de moi ?
Elle vient de débarquer !
Leclerc plaça un dossier devant lui.
—
Raison
de plus pour la lancer avec une affaire d'envergure.
Trois ans à la brigade financière du SRPJ de
Marseille, sept à l'antigang de Lyon avant d'intégrer la Crim'. Elle connaît le
métier. Elle plongera dans le bouillon.
—
Je
m'en fiche pas mal ! Donnez-moi le feu vert ! Cette
enquête est pour moi !
Leclerc appela la foudre.
—
Tu
n'auras que le feu orange ! Et c'est sans appel ! De
quoi tu te plains, tu seras sur le terrain, bordel !
Lorsque je vis flotter dans ses yeux noirs une froideur d'iceberg, je
sus qu'il ne changerait plus d'avis. Je me levai
et violentai le chambranle.
—
Elle
t'attend, maintenant, avant de réunir les équipes pour
officialiser l'annonce ! Son bureau est de l'autre côté
! grinça-t-il encore.
—
Je
sais ! répondis-je sans desserrer les dents. Mais
aujourd'hui, je suis encore en congé. Je rentre chez moi...
A demain...
La porte de Leclerc claqua et des Tu
joues au con, Shark, tu joues au con ! traînèrent
dans le feu de mes pas.
Dehors, une chaleur d'étuve trempa ma chemise. Les passants
aussi suaient à gouttes épaisses, la brûlure de l'air les
contraignait à assiéger les fontaines ou envahir les magasins
climatisés. Et, malgré les interdictions, la Seine se pailletait
de baigneurs inconscients.
Jamais le
soleil n'avait été aussi gros.
En route, j'achetai des gouaches, de nouveaux pinceaux ainsi que des
moules en plâtre dans ma boutique fétiche, un
vieux magasin de modélisme. Je voulais créer une
famille de 1930, un homme, une femme et une fillette
engoncés dans leurs tenues d'époque, attendant une vapeur vive Bassett-Lowke
sur l'un des quais de mon réseau ferroviaire. La main
dans la main, une expression de joie sur leurs
visages. Un bonheur éternel, tout simplement.
Mon portable sonna alors que je traversais le parc de la Roseraie.
—
Van
de Veld à l'appareil. Vous m'aviez dit de vous
rappeler, pour le tympan...
— Vous avez
une piste ?
—
Vous
pensez bien... Le tympan droit de la victime était percé, j'y ai collecté un
tube en étain, glissé dans la
trompe d'Eustache. L'assassin a dû le piéger là en le
poussant dans le conduit auditif avec une pince extrêmement
fine.
Le meurtre
révélait ses premiers mystères... Je collai le portable
plus près de mon oreille.
— Et que contenait
cet étui ?
—
Des
inscriptions, sur un morceau de papier calque
enroulé. Mais l'ensemble est incompréhensible... Des barres horizontales,
verticales, en diagonale. Ça ressemble à un code dont il manquerait les morceaux
clés.
Je stoppai
au milieu d'une allée de roses.
—
Quoi
? Il n'y a rien d'autre ? Dans l'oreille gauche, vous
avez vérifié ?
—
Evidemment
! Vous m'avez déjà vu faire les choses à
moitié ?
— Le labo est
passé récupérer le tube ?
— Le
technicien doit arriver d'un instant à l'autre.
—
Dites-lui
de me scanner le message et de me l'envoyer
sur mon e-mail personnel dès que possible.
Je lui
épelai mon adresse électronique et demandai encore :
—
Derrière le tympan de la Courtisane, tu trouveras l'abîme et ses eaux
noires... ça vous inspire quelque
chose ? Vous n'avez pas découvert de trace de liquide, ou
un composé noir ?
De l'autre
côté de la ligne, un bruit de mastication. Je
m'installai sur un banc et sortis un carnet de ma sacoche. Au
loin, allongée sous l'ombre d'un saule, une môme
lisait.
—
Non...
Non, je ne vois pas. Il y a bien un liquide, derrière la
membrane, qui transmet les vibrations au nerf
auditif, mais il est plutôt de couleur blanc nacré.
Je notai la
remarque et invitai le légiste à poursuivre ses
explications.
— Ce corps
recèle autant de secrets extérieurs qu'intérieurs,
expliqua-t-il. Vous la voulez longue ou abrégée ?
— Abrégée,
s'il vous plaît. L'essentiel...
—
Concernant
l'enveloppe charnelle et le squelette, je n'ai décelé aucun hématome, pas de
lésions, de fêlures ni de fractures quelconques... Commissaire, vous avez
travaillé à l'antigang, il fut un temps ?
— Je... Oui,
pourquoi ?
—
Je
suppose que vous êtes déjà arrivé sur un site juste après une explosion ? Eh
bien, c'est la même chose ici ! Ce corps a implosé comme un pétard et je ne
peux, pour le moment, que constater. Il va falloir attendre le retour des
analyses sanguines et toxicolo- giques pour un verdict plus précis.
Je
m'attachai aux mots importants et m'enquis :
— De quoi
est-elle morte ?
—
Une
quantité effroyable de caillots de sang ont bouché ses artères, peut-être
apparus suite à l'éclatement des globules rouges. Ce qui a entraîné, dans un
premier temps, un gonflement des vaisseaux puis un dysfonctionnement du cœur et
du système vasculaire des poumons, provoquant une congestion pulmonaire. Au
passage, notre victime avait contracté une bronchopneumonie aiguë, une
bronchite puissance dix si vous préférez. Etrange en pleine canicule, non ?
Je me pris
la tête dans la main.
—
A-t-elle
pu être empoisonnée, aurait-on pu lui injecter une substance toxique ?
—
Aucunement.
Avec l'arsenal de réactifs que nous possédons, les signes de l'empoisonnement
sont faciles à détecter. La seule chose que nous ayons relevée dans l'estomac
était... une énorme quantité de miel.
— Du miel ?
De quelle importance ?
—
Plus
de cinq cents grammes. J'aime autant vous dire que l'assassin a dû salement la
contraindre à Tin- gurgiter, son palais et le fond de sa gorge étaient abîmés,
comme si on lui avait enfoncé une cuillère ou un
entonnoir avec force dans la bouche.
— Vous avez
des précisions sur ce miel ?
—
La
digestion sérieusement entamée et les réactions chimiques nous empêchent d'en
déduire le type ou l'origine.
Il profita
de mon trouble pour caser :
—
Croyez-moi,
commissaire, cette femme était une bombe
biologique ! Quelque chose lui a détruit tout l'intérieur.
Une maladie, un virus peut-être. À quelle vitesse et
dans quelles circonstances, nous l'ignorons encore,
malheureusement. Mais vu l'état de ses organes internes,
il est évident que le crime ne s'est pas passé à
l'extérieur... mais à l'intérieur de son corps...
Il raccrocha avec cette violence propre aux hommes pressés. Ma
nuque se posa lentement sur le banc, mes yeux
embrassèrent ce ciel que nul nuage ne venait salir. Van de Veld
avait employé le terme bombe biologique, le message
parlait de fléau.
Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra.
Qu'y avait-il à comprendre ? Fallait-il lire dans cet assassinat
un premier avertissement ? Je quittai le banc, les mains
dans les poches.
À ma gauche, cachée par un parterre de fleurs, la fillette lisait
toujours. Ce n'est pas elle qui m'intéressait le plus,
mais son livre. Mes yeux ne se décrochèrent plus de la
couverture bleue et verte, alors que mon cœur
tambourinait de plus en plus fort.
Les Exploits de Fantômette, une histoire
de 1961. Celle préférée d'Eloïse, ma fille...
Chapitre cinq
L'index
d'un cadavre pointe un avertissement, gravé à une
dizaine de mètres au-dessus du sol. La victime est nue,
intégralement rasée, agenouillée, explosée sous ses chairs.
Sur son crâne, sept papillons vivants, des sphinx
têtes de mort. Le message indique :
Derrière le tympan de la Courtisane, tu trouveras l 'abîme et ses eaux noires.
Ensuite, des deux moitiés, le
Méritant tuera l'autre Moitié de ses mains sans foi et l'onde
deviendra rouge. Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra et, sous
le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la lumière. Surveille les maux et,
surtout, prends garde au mauvais air.
Une fois
assis en tailleur au centre de mon salon, j'éparpillai
mes notes autour de moi. Derrière le tympan de la Courtisane, le légiste avait découvert un tube en étain,
avec, pour contenu, un papier calque griffonné de signes
incompréhensibles. J'en avais la copie scan- née sous
les yeux, que j'avais ensuite reproduite sur calque
également, pour simuler l'original.
Des signes tracés à la main, sur un
calque... Pourquoi ? Pourquoi pas du papier tout simple ? Quel rapport avec
un abîme ? Que signifiaient les eaux
noires ? Ces pensées m'amenèrent à Paul
Legendre, mon docteur en théologie. Je me jetai sur mon PC,
vérifiai les e-mails. Hormis les publicités
stupides, aucun courriel intéressant. Nouveau coup de téléphone. Répondeur.
Tant pis...
Les symboles réclamaient qu'on les complète. Ces traits
horizontaux et verticaux, ces barres obliques pouvaient très bien représenter
des mots censés reconstituer, eux aussi, un autre texte. Mais il en manquait
une partie... Une partie... Mes côtes se
rétractèrent. Je cueillis l'avertissement et lus, à voix haute :
Ensuite, des deux moitiés, le
Méritant tuera Vautre Moitié de
ses mains sans foi.
Des deux moitiés ! Je ne disposais que de la moitié du message
! D'où le calque ! Fallait-il le superposer à un autre ?
Pourtant, Van de Veld avait dépecé le corps. Cœur
ouvert, vessie crevée, crâne scié, cerveau cisaillé. De la belle
ouvrage, mais la Mort n'avait rien révélé d'autre.
Alors, où diable chercher cette moitié manquante ? Comment remonter jusqu'à l'abîme
et ses eaux noires ?
Le message... Tout devait se nicher dans le message, derrière le
repli des lettres. Je le relus une, dix, cent fois,
m'imprégnai de chaque terme, chaque virgule, la moindre
majuscule. Majuscule à Courtisane, la victime.
Majuscule à Moitié...
Cette autre Moitié signifiait-elle le mari ? Auquel cas, il se
trouvait en danger, lui aussi. Le tueur ne s'était
peut-être pas attaqué à une seule personne... mais à un
couple.
Ça
bousculait la donne.
Je me levai brusquement, survolté. Pourquoi faire, aller où ?
Je n'avais que des bribes.
Ma pizza commandée chez Speed Rabbit disparut dans mon
estomac sans que j'en sente le goût. Ma radio bruissait.
Changement de station. N'importe laquelle. Pas de
silence. Surtout pas de silence...
Sinon,
elles pouvaient revenir. Les voix.
Tout était forcément là, sous mes yeux. Je baissai les paupières... Une
ombre, grimpée au sommet d'un échafaudage... En pleine nuit... Avril...
Autour, des figures divines... Des vitraux, la croix du Christ, l'écho des
prières... Pourquoi une église ? Pourquoi si haut, invisible ?
La
jouissance.
Pour qu'il
fut le seul à en jouir, au milieu de la foule.
Je l'imaginai, chaque dimanche, levant les yeux vers l'avertissement,
alors que les hommes de foi prêchaient la parole de Dieu. En ressentait-il une
forme d'exaltation, de domination ? Annoncer un crime, gravé dans la pierre,
au cœur même de la maison de Dieu et sous le regard de tous, une belle petite
jouissance de pervers...
Mes yeux se
braquèrent à nouveau sur le libellé.
Le Méritant... Le tueur parlait-il de sa personne?
Pourquoi s'acharnait-il à abandonner des textes codés ? Quel rôle tenait dans
son jeu cette femme, aux organes démolis ? Que signifiait : sous
le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la lumière ? Où
fallait-il revenir ? Dans l'église ?
Une fois mon stock d'idées épuisé, je décidai de me doucher, puis
enfilai une tenue légère. Short, tee-shirt. Mes fenêtres, ouvertes au maximum,
ne brassaient plus que des salves de moustiques. En bordure de balcon, mes
plantes vertes crevaient de soif. Je les arrosai d'une eau bien fraîche.
Vingt-deux heures, déjà. Le soir qui dévale. La nuit, le noir. Seul.
Seul dans la cuisine, seul dans le lit. Ne pas se rappeler. S'occuper l'esprit.
Télé, allumer la télé. Coup de frein, cris.
Viens nous
rejoindre, Franck... Eloïse veut te voir... Viens... Viens... Ne nous laisse
pas seules...
Suzanne...
Six ans qu'elle n'a pas décroché un mot... Depuis...
ces horreurs... Pourquoi me harcèle-t-elle dans ma
tête ? Ne pense pas, Franck, ne pense pas... Les trains.
Démarre les trains... Un décor à finir. Une famille à
mouler, à peindre, à installer... Demain, j'achète
des rails. Agrandir le réseau. Plus grand. Plus de
locomotives. Et du bruit... Toujours du bruit.
Je posai
une main tremblante sur mon pilulier quand on frappa à
la porte.
Sur le
palier, une fillette, frissonnante de larmes. La petite au
livre de Fantômette, me semblait-il. Je m'accroupis.
— Que se
passe-t-il ?
Du haut de
ses neuf ou dix ans, avec sa tête inclinée et son
visage rond d'enfant, elle brûlait d'une timidité touchante.
Ses doigts minuscules se tortillaient dans les plis de sa
chemise de nuit bleue.
—
Je...
suis enfermée... dehors... Maman est partie... travailler.
J'ai voulu... rattraper le chat, sorti en... même temps
que... maman. Et la porte... la porte s'est refermée !
Une
tendresse s'égara sur mes lèvres.
— Quand
rentre ta maman ?
— Demain
matin, elle est infirmière.
— Et ton papa
?
— Il est
parti... Il y a longtemps...
Je
l'invitai à entrer d'un geste généreux.
— Vous venez
d'emménager, ta maman et toi ?
— La semaine
der...
La fillette
resta figée, en extase devant mon réseau ferroviaire,
ses tunnels, ses petites machines à vapeur qui
roulaient des mécaniques et crachotaient du plaisir. Elle chassa
ses larmes d'un large mouvement de bras.
—
C'est
joli, n'est-ce pas ? murmurai-je en m'age- nouillant
près de figurines en plâtre.
Je la
contemplai, suspendu aux minutes, avec ce regard
simple que ne perdent jamais les pères aimants.
— Sais-tu
dans quel hôpital ta maman travaille ?
La fillette
secoua la tête, sans répondre, ses yeux de
jais
flambant de trésors secrets. Pourquoi venir me voir, moi ?
Un flic perdu dans ses souvenirs, que personne ne croisait et qui ne
souhaitait croiser personne ? J'ai vu un
jour dans un reportage un lion s'attendrir sur une
antilope blessée. Cette petite me déstabilisait tellement !
Je réfléchis une seconde et proposai :
— On va
glisser un mot sous la porte de ton appartement, signalant que tu es ici, au
trente-deux. Comme ça, quand
ta maman rentrera, elle viendra te chercher, OK ? Je
vais m'installer dans le canapé, tu pourras dormir dans mon lit.
Elle
regroupa ses mains sur sa poitrine et clama un «
Ouiiiiiii » victorieux.
La soirée
se consuma à la lueur de nos mimiques complices.
Je lui parlai de trains, lui expliquai les règles à
respecter, la manière d'animer les personnages, comment,
aussi, utiliser des matériaux de tous les jours pour
constituer le décor. Du papier, des bouchons de liège, des
allumettes, qui, au monde des jouets et surtout aux mirettes des enfants,
grandissaient en jardinets, parterres de fleurs, champs de luzerne... La paternité
ne s'oublie pas, elle croît surtout de l'absence.
— Tu veux
poser la main sur mon cœur ? murmurat-elle, alors que je la bordais de ce
geste simple et si douloureux.
Un peu
surpris par la requête, je posai doucement ma paluche sur
la poitrine, à gauche, et ne sentis aucune pulsation.
Mon estomac se nouait autant que le sourire de la
petite s'étirait.
— C'est à
droite que se cache mon cœur, confiat-elle dans un souffle.
Je voulus
déplacer ma main mais elle l'écarta d'un mouvement un peu sec.
—
Il
s'agit d'une anomalie génétique, mais, pour moi, d'une chance énorme. Tu
devines pourquoi ?
Je secouai
lentement la tête.
—
Avant,
quand papa me serrait dans ses bras, nos cœurs se trouvaient face à face,
chacun d'entre nous percevait les battements de l'autre. Et tu sais quoi ? Il
arrivait un temps où les battements se produisaient exactement au même moment,
au même rythme. C'est comme ça que je savais que mon papa m'aimait...
Je
l'écoutais avec tendresse, bercé par le miel de ses phrases. Elle me dit encore,
en tendant un doigt :
—
Ton
écran d'ordinateur. Pourquoi il se met à clignoter ?
— Un e-mail !
Je volai
jusqu'à mon clavier, déployai la fenêtre correspondant au dernier courriel.
Paul Legendre, mon docteur en théologie... J'avalai les lignes qu'il m'écrivait,
en apnée. Des poussées de sang battaient dans mes tempes.
—
Je
dois sortir ! Une urgence ! Je... mon voisin va te garder. Tu connais Willy ?
Un garçon avec des spaghetti sur la tête ! Il est très gentil, tu verras !
Elle se
redressa avec cette posture agressive des cobras.
— Non ! Je
veux rester ici, avec toi ! T'en va pas !
— Je reviens
!
Ses yeux
virèrent au gris orage.
—
T'en
va pas, Franck ! Reste avec moi ! Si tu la mets en colère, elle va partir !
— De qui tu
parles ?
Mais elle
se glissa sous les draps, sans plus ouvrir la bouche...
Willy
fumait à l'autre bout du palier, devant sa porte fermée, sa figure molle
écrasée contre son épaule. Je lui
expliquai, pour la gamine. Il bâilla, tira sur sa roulée et envoya :
— Vas-y,
Man. Amène-la. Mais je te préviens, je fais pas de
baby-sitting. Je vais me pieuter...
Je fonçai
dans ma chambre. Draps défaits, oreiller ramolli,
mais pas d'enfant. Cuisine, salle de bains, salon.
Rien. Je voulus la héler, sans prénom à appeler. Couloir
vide. Elle avait dû se faufiler dans la cage d'escaliers, fine souris.
Je dévalai
quatre à quatre, fouillai les recoins discrets et les cachettes improvisées.
En vain. Je songeai alors au
mot, déposé sous la porte numéro sept. Votre fille a
été enfermée dehors. Elle se trouve chez moi, au troisième,
en sécurité. Numéro trente-deux. Je suis policier.
— Et merde !
Je jetai
vingt euros dans la main de Willy et l'exhortai à veiller dans le couloir du
troisième. La cigarette entre les
dents, il bougonna avant de s'avachir contre le
chambranle, jambes écartées. Splendide Noir dans son pyjama.
Quant à
moi, après avoir enfilé une chemise propre et un
pantalon en toile fine, je fonçai vers Meudon-la- Forêt, mon
Glock pressé contre mon flanc gauche.
À deux
heures du matin, Paul Legendre voulait m'expliciter
de vive voix ce qu'il avait décrypté dans le message.
Chapitre six
Le docteur en théologie habitait en lisière de forêt, au creux
de reliefs tissés de sentiers sauvages et de friches
bruissantes. Sa bâtisse néo-gothique respira lentement sous l'éclairage de mes
phares.
Assis sur les marches de l'entrée, Paul profitait du grand
poumon forestier, la pipe aux lèvres, son lourd faciès
nuancé par la palpitation d'une lampe-tempête.
—
Tu ne dors donc jamais ? plaisantai-je en lui tendant la main.
Il me répondit par un sourire accompagné d'une tape sur
l'épaule, puis m'invita à le suivre.
Nous nous installâmes sur une terrasse cernée de troncs
tendus et d'herbes serrées. On se serait cru sous une nuit
tropicale, au cœur d'une étuve malsaine, tant la moiteur
souillait les chemises et tartinait les fronts.
Paul me versa un brandy coupé de glace, que j'accueillis
comme une délivrance.
Une fois sa bouffarde ravivée d'aspirations minutieuses, il
plongea dans le vif du sujet.
— Je n'ai pu
saisir ton texte dans sa globalité, mais j'y ai
découvert certaines clés qui vont t'intéresser. Parlons d'abord de cette
Courtisane et de son tympan. As- tu noté la
majuscule à Courtisane ?
— En effet.
—
Quand il parle de la Courtisane, notre homme parle de
l'Eglise. Depuis des années, des groupes d'experts de diverses nationalités
ont analysé en profondeur les
trente-neuf livres de la Bible hébraïque. Ils y ont décrypté
les emblèmes, les images, les codes cachés. Symboliquement
parlant, le Christ est représenté comme
l'époux de l'Eglise. Dans le recueil final, l'Apocalypse,
saint Jean décortique le thème de l'adultère. Pour lui, une Eglise corrompue
est considérée comme une Courtisane, puisqu'elle
trompe son mari, le Christ.
Ma langue claqua sous l'ambre délicat du breuvage, tandis que
mes muscles se détendaient un peu.
—
Curieux, constatai-je. L'un de mes collègues a interrogé
un curé, qui a prétendu ne rien comprendre à ces
phrases. Je ne vois pas bien comment un homme de foi
pouvait ignorer cela.
Paul
décrivit une large arabesque de sa main droite.
—
Tout dépend de l'angle de vision, du point de vue. Ton
curé prêche et transmet la parole sainte, il utilise la Bible comme vecteur à sa vocation... Nous, les spécialistes,
passons notre vie sur des sites archéologiques, dans les bibliothèques des
instituts catholiques, des
centres d'études sémitiques. Nous cherchons à déchiffrer
la symbolique des écrits bibliques, sans pour autant
aller au culte tous les dimanches. Donc oui, ton prêtre
pouvait parfaitement ignorer cela...
Il descendit son alcool d'une gorgée et me proposa un nouveau
verre que je refusai.
—
Pardonne mon manque de culture, mais pourquoi le
tympan de la Courtisane ?
Legendre épongea son front de falaise avec un mouchoir
blanc. La chaleur nocturne roulait sous ses chairs humides,
incendiant son visage d'un rouge de braise.
— Regarde
dans le dictionnaire ! Un tympan est une sculpture,
une fresque que l'on trouve à l'entrée de nombreuses
églises romanes, au-dessus de la porte. Il matérialise
un message d'accueil, le passage du monde terrestre
à un lieu divin.
— Le
tympan de la Courtisane ! L'entrée de l'église d'Issy !
Elle dissimule quelque chose ! Un autre message !
On y était
! Je songeai aux inscriptions incompréhensibles, dégotées par le légiste dans
le petit tube, caché dans le tympan de la
victime. Incomplètes parce que
l'autre morceau se nichait derrière un autre tympan,, celui de
l'église d'Issy. Tympan
d'oreille, tympan d'église.
La chair, l'esprit. Je lançai, sur le ton d'un enfant
impatient :
— Explique-moi le reste ! L \abîme et ses eaux noires, le
fléau, le mauvais air !
Paul
sourit, déclinant les vieilles dents jaunes des fumeurs de
pipe.
— Doucement,
Franck, doucement. Crois-tu que je vais
t'amener ton type sur un plateau? Ces phrases demeurent,
dans leur signification générale, un mystère, un ramassis de non-sens, mais je
ne pense pas me tromper en affirmant que ton...
client se prend pour un messie ou
une quelconque figure religieuse aux pouvoirs... divins.
Avec un
calme de pierre tombale, le théologien ballottait son verre devant lui.
— Eclaire-moi
encore, Paul. Qu'as-tu décrypté d'autre ?
— Je n'ai
pas décrypté, j'ai juste constaté. Il semblerait donc que ton comique se soit
inspiré du dernier livre de la Bible, l'Apocalypse selon saint Jean. Connais-tu
ce recueil ?
—
Juste de nom... 666, le chiffre de la Bête. La fin des temps.
Paul
sollicitait largement le langage des mains. Roulements, balayages, brassées
d'air.
— Il évoque la Courtisane,
ensuite une trompette... Alors,
au son de la trompette, le fléau se répandra. Il m'est
impossible de résumer ce scénario profils et chaotique
que constitue l'Apocalypse, mais, en gros, sept
trompettes préviennent les sept Eglises d'Asie Mineure
que des fléaux vont se répandre sur la terre. À chaque
coup de trompette, un fléau... Quant à l'onde deviendra
rouge, on pourrait, à l'extrême, faire une analogie
avec le châtiment réservé à Satan, jeté par ses propres
disciples, après mille ans de règne, dans un puits qui
se remplit de lave. Une onde qui devient rouge...
Les
bizarreries que Paul dévoilait me procuraient un plaisir
dangereux, le froid curieux ressenti par l'avaleur de sabres.
— Sept
fléaux, sept Eglises... Toujours ce chiffre, constatai-je
en fronçant les sourcils. Nous avons découvert sept papillons, auprès de la
victime. Des sphinx têtes de
mort. Que symbolise ce chiffre ?
— La
perfection, l'excellence, le renouveau. C'est le chiffre
attribué aux qualités de Dieu, supérieur au six,
chiffre de la Bête. Il est cité à maintes et maintes reprises
dans l'Apocalypse.
— Tout ceci
semble assez décousu.
— Je t'avais
prévenu ! C'est un texte de codes secrets, de
messages cachés. Tout est en profondeur, derrière les mots. Cet
autre message, entre tes mains, possède cette force.
Cette prophétie contient la juste dose d'indices pour te
faire avancer, mais pas trop vite. Et notre
prophète veut que tu progresses à l'allure
qu'il te donne.
Je roulai
des trapèzes, assouplis ma nuque fatiguée et priai
mon ami de me resservir un fond de brandy. Il en profita
pour remplir son verre.
— Parle-moi
de ces sept fléaux.
—
Le déluge de grêle et de feu, qui détruit un tiers de la
terre... Le tiers des animaux marins qui meurt... Le tiers
de la lune, du soleil et des étoiles pulvérisé... Un astre
qui tombe du ciel, éliminant un tiers des eaux de
source... Des nuées de sauterelles qui s'abattent sur les hommes
et les torturent... Un autre tiers d'hommes réduit en
poussière... Et, finalement, les éléments qui se
déchaînent...
— Saint Jean
ne manquait pas d'imagination.
—
Imagination à demi. La peur du ciel qui tombe sur la
tête a balayé toutes les pensées, des Celtes à nos plus
éminents astrophysiciens. Note aussi que ton homme
parle de déluge. Sous le déluge, tu reviendras ici. Fait-il
référence au Déluge du livre de la Genèse ? À la
destruction de toute vie sur terre, hormis les espèces de
l'Arche ? Tout est si flou...
Paul enfourna du tabac dans sa pipe, dévala la terrasse et
s'enfonça dans la forêt. Sa voix se perdait loin dans les
noirceurs.
—
Suis-moi, Franck. Discutons un peu de ton affaire.
Raconte-m'en davantage. Les papillons, cette morte...
Ton monde de sang me fascine...
Nous empruntâmes une allée de cailloux qui s'enfouissait au
cœur des géants de bois, où l'obscurité grossissait
sous chacun de nos pas.
Dans un échange de bons procédés, je lui expliquai la
découverte dans le confessionnal, la position du cadavre,
les premiers résultats de l'autopsie, les symboles sur le calque déniché dans
le tympan...
Paul restait silencieux, je ne distinguais plus que l'ombre de
son ombre, l'écho de sa présence.
Alors, au rythme de notre progression ralentie, je continuai
à raconter... L'affaire... Ma vie, ma solitude, mes
peurs... Paul avait connu ma femme, bien avant son enlèvement.
Il ne l'avait pas reconnue après. On ne peut cacher ce
que révèle le regard. À l'époque, j'avais discerné dans le sien l'absence d'un
éclat, de cette petite étincelle
qui ne s'allumait plus quand il venait nous rendre visite. De la pitié... Il
avait éprouvé de la pitié...
Il m'encouragea à parler encore, à me confier à cette nature
ouverte et compatissante qui savait me comprendre...
Et je
parlai, parlai, parlai...
Une fois de retour à la lumière, je séchai une larme, gêné,
amoindri, affaibli. Paul me versa un verre de jus de fruits
frais.
—
Voilà une dimension des arbres que je voulais te faire
découvrir. Ils fournissent de l'oxygène, ce qui exacerbe
ton cerveau. Rapproche-toi d'eux, chaque fois que tu en
ressentiras le besoin... ils t'écouteront...
J'engloutis mon verre, respirai à poumons déployés le souffle
des bois avant de solliciter un dernier service. Paul me
prêta donc une échelle que j'amarrai à ma galerie.
Direction le tympan de la Courtisane.
Lorsque je saluai Legendre, il posa le bras sur mon épaule et
m'avisa :
—
Prends garde, Franck. Si je ne me suis pas trompé et que tu
trouves effectivement la deuxième moitié de code
derrière le tympan, alors tu es le Méritant. Ensuite,
des deux moitiés, le Méritant tuera l'autre Moitié
de ses mains sans foi... Ton tueur s'y croit vraiment. Il
ira jusqu'au bout de sa mission.
D'un bras
ferme, il me força à le regarder en face.
— Tu n'es
pas croyant, Franck, n'est-ce pas ?
— Je l'ai
été, mais désormais mes mains sont sans foi...
En
claquant la portière, j'ajoutai :
—
Les personnes que j'aimais le plus au monde sont
parties sous mes yeux. En quoi pourrais-je encore croire,
aujourd'hui ?
Chapitre sept
Je traçai
au travers des quartiers somnolents de la banlieue,
dans cette brume chaude d'asphalte, les yeux piquant de
fatigue et d'appréhension. Vers quel sombre dénouement
allait m'entraîner ce jeu de pistes ? Une autre
victime ? Cette fameuse Moitié ? Mon
esprit bouillonnait de mille
interrogations, tant perdu dans les versets
bibliques que dans les méandres du rapport d'autopsie.
Le visage de l'assassin restait muet. Que cherchait
à prouver cette volonté meurtrière qui, de par ses
agissements réfléchis, ses folies dissimulées, faisait preuve
d'un tout relatif raffinement ?
Au volant
de ma voiture, à arpenter la nuit, je me sentais
léger, soulagé. Cette affaire arrivait au bon moment.
Patrick Chartreux, dents cassées sous nez broyé, ne
représentait que la partie visible de mon iceberg intérieur. Pour être franc,
cette femme, rasée des pieds à la
tête, mutilée sous ses chairs, avait sauvé un flic en
dérive. Au plus profond de moi-même, dans la maison de
Dieu et sous le regard du Christ, je l'en avais
remerciée...
Sur les
hauteurs, le clocher de l'église se décrocha de cette
traînée blanche d'étoiles. Mon cœur battit plus vite
lorsque je calai mon échelle sur la façade, puis grimpai
jusqu'à atteindre le tympan de la Courtisane. Trois
zonards imbibés me demandèrent si j'allais bien avant de
m'expliquer, dans leur langage, qu'il y avait plus
simple pour s'approcher du paradis. Ils disparurent derrière
un angle de rue, à généreuses gorgées d'insultes. Jeunesse décadente...
Face à moi,
ébloui par le faisceau de ma torche, Jésus,
assisté de sept anges, encore sept, implorait le ciel.
Après avoir enfilé un gant en latex, je glissai mes doigts
dans les interstices de la sculpture, fouillai avec minutie
dans les fissures. Rien, hormis de la pierre fracturée.
Je palpai encore, les lèvres pincées, perché sur la
pointe des pieds. En plus de me trouver ridicule, je
commençais à me décourager. À l'évidence, je m'étais
lourdement trompé. Sauf que... mes phalanges croisèrent
soudain une forme cylindrique, longue de quelques
centimètres. Le tube en étain ! Paul avait su, encore une
fois, déverser de l'adrénaline dans mon corps.
Je
rembarquai mon matériel, me ruai dans l'habitacle et, sous
la veilleuse timide, débouchai ma trouvaille. Le calque m'y
attendait... L'autre moitié... Les signes apparurent,
mélasse de barres horizontales et verticales. Mes chairs
tremblaient, tant j'étais excité. Je m'empressai de superposer mon butin à
celui que j'avais reconstitué.
D'une
magique combinaison jaillit la lumière.
— Nom de
Dieu, c'est pas vrai !
Trop
absorbé par ma découverte, je ne vis rien venir. Mes deux
portières s'ouvrirent simultanément, une bouteille
vide suivie d'un poing bien serré me percutèrent l'arcade, tandis qu'une paire
de mains me dérobait les messages,
l'étui en étain et des CD. Du fin fond de ma
douleur, je perçus :
— J't'avais
dit que c'était pas du fric qu'il planquait là-haut,
ce crétin !
— Ta
gueule ! On s'arrache !
Je m'extirpai de ma voiture un peu chancelant et dégainai
mon Glock, le braquant dans l'obscurité. Les trois
zonards réapparurent sous un lampadaire lointain avant de
se fondre dans une rue annexe. Le filet de sang qui
coulait sur mes lèvres et les lancinements de mon
crâne m'interdirent toute poursuite. J'enrageai de mes
mille et une dents.
Dans le jargon, on appelait ça une bavure. Un indice important
dans une affaire criminelle venait de s'évaporer. Au revoir, les relevés
d'empreintes, les prélèvements ADN, les analyses graphologiques ! Bonjour les
emmerdes !
Emporté par ma colère, j'abattis mes deux poings sur le
volant. L'airbag m'explosa à la figure. Sans commentaires...
Remis de cette fâcheuse péripétie, je tournai enfin le contact.
Fort heureusement, j'avais en tête le texte, ce fragile
fil d'Ariane que me tendait l'assassin.
Chemin du Val Chaume-en-Brie.
Le jeu mortel se poursuivait, d'étape en étape le tueur me
livrait des précisions supplémentaires. Il voulait que son adversaire mérite. Le
Méritant...
Chaume-en-Brie. D'après l'atlas routier, il s'agissait d'un bled
paumé, département soixante-dix-sept. Sur la carte, je
repérai Meaux, puis Disneyland Paris. Trois quarts
d'heure de route. Mes pneus flambèrent sur l'asphalte. Je faillis composer le
numéro de permanence, à la Criminelle.
Solliciter la cavalerie à trois heures du matin.
Cerner les lieux, pénétrer en force, armer la lourde
machine judiciaire.
Mais je me ravisai. Je devais d'abord débroussailler ce
charabia, seul. Le sang attire les requins, ces grands requins
nocturnes qui aiment à arpenter les veines du Mal.
Autoroute A4. Bandes blanches, cerclées de ténèbres. Malgré
l'excitation, mes paupières s'alourdissaient. Quatre heures de sommeil en deux
jours. Radio à fond. Céline Dion. Tant pis...
Tu roules
vite, Franck. Je déteste quand tu roules vite. Regarde où la vitesse nous a
menées...
L'affaire, penser à l'affaire. Le confessionnal. La femme,
rasée. Les dégâts causés dans son corps... S'occuper l'esprit, toujours. Le
message, l'adresse, l'Apocalypse, saint Jean, les sept papillons, la
renaissance de l'être, la résurrection...
Prends
garde, Franck. Ton attention se relâche. Tu es fatigué. Surveille ta route...
Arrête, Suzanne ! Arrête de parler dans ma tête !
Ma gorge en feu. J'étouffais. De l'air ! De l'air ! J'ouvris
grand les deux vitres avant, des bouffées chaudes me firent émerger. Une pilule
magique, pour calmer mon angoisse. Là, un panneau. La bonne sortie...
Pleine campagne. De rares maisons, assoupies. Des virages,
des nids-de-poules, des lapins z'yeux rouges qui arpentent la route... La nuit,
furieuse d'obscurité... L'impression écrasante de me précipiter dans un
piège...
Enfin, le panneau Chaume-en-Brie. Je dégottai un plan du
village, plaqué sur un arrêt de bus.
Chemin du Val. Encore deux kilomètres.
Destination finale. Sous mes phares, des habitations en
construction, déchirées d'ombres. Le chemin s'affina, les champs déversaient
leurs tripes brunes sur le bitume, je crus à un moment devoir faire demi-tour
lorsque se dressa, au-delà d'un fossé, une forteresse noire. De hauts sapins,
rangés en carré et pressés autour d'une large demeure.
J'éteignis
mes phares et, équipé de l'inséparable duo
Maglite-Glock,
m'enfouis dans les profondeurs insondables.
Là où il
avait décidé de me mener. Dans la gueule du loup.
Le
silence des choses mortes m'assaillit. Pas de vent, aucun
mouvement, encore moins de lumière. Je coupai par le
mur de la sapinière, franchis un portail verrouillé pour
atterrir sur une pelouse qui avait bien poussé. Sous la
rumeur de mes pas, mon genou percuta un amoncellement
de bois, d'où frisait une odeur que je connaissais
trop bien...
Putréfaction.
Il n'en fallut pas plus à ma cage thora- cique
pour se rétracter contre mes poumons. On ne s'habitue
jamais à ces choses-là...
Une niche
avait été ravagée, détruite. Des planches déclouées,
partout dans le jardin. Arrachées par une force
surhumaine. Sous la morsure de mon faisceau s'ouvrait
la carcasse d'un doberman, hébergeant d'étranges
hôtes. Larves gonflées, mouches repues. Un essaim de
mort me frôla le visage. D'un mauvais réflexe,
je faillis crier.
Vu
l'accueil, je ne me trompais pas d'adresse... Que me
réservait l'intérieur ?
Un vent
léger monta dans les cimes. Les grandes mains
d'écorce, partout autour, firent rouler leur noirceur sur le sol. L'impression
que les branchages allaient
se refermer sur moi...
Pénétrer
par effraction, sans mandat, risquait de me causer de
sérieux ennuis, sans oublier l'affaire Patrick Chartreux
qui, déjà, avait aiguisé les dents du divisionnaire.
Je
composai donc le numéro de la permanence, patientai
deux sonneries et raccrochai quand la poignée d'entrée
tourna, sous l'impulsion de mon poignet. Grincement
de porte...
L'attaque fut fulgurante. Des pattes aveugles, sur mes
tempes. Des raclements d'ailes sur mes joues... Partout,
des vibrations.
Dans un premier temps, à observer les murs avec ma lampe-torche,
je crus qu'il s'agissait de moisissures, tant ils
étaient minuscules et innombrables.
Les
moustiques.
Ils jaillissaient de partout, se précipitaient sur le rail de
photons dans une cohue de foule paniquée. Des grappes
noirâtres se décrochaient avant de se disperser en
fresques ailées. Les plus affamés me pompaient déjà le sang
des avant-bras. J'en éclatai un maximum en me dirigeant
vers les autres pièces. Cuisine, salon, salle de bains...
Personne. Pas de corps, pas d'odeur, pas de désordre.
J'allumai la lumière de la salle à manger. Les insectes
s'agglutinaient sur le lustre, certains grillaient. Les plus
hardis préféraient le contact de ma main à la famine.
Stupides bestioles ! J'avançai en battant des bras. Sur
un mur, une photo. Un couple, enlacé au bord d'une
plage. Longue chevelure brune pour elle, ventre bedonnant
pour lui. Je m'approchai du cliché. Pas de doute...
Face à moi, la femme recroquevillée du confessionnal, en moins morte.
Deux questions : où se trouvait le mari ? Pourquoi l'assassin
m'amenait-il ici ? Je déglutis lourdement, pressant
mon Glock contre ma joue...
L'étage. Deux chambres. Celle des parents. Et une autre.
Anéantie. Des posters d'hommes, partout, lacérés à coups
de couteau. Brad Pitt, George Clooney, Matt Damon,
les yeux en moins. Sur le sol, du verre. Des éclats
d'ampoule. Une lampe brisée, les vestiges d'une
lutte.
Trois...
Ils étaient trois. L'homme, la femme, la fille. L'une
reposait entre quatre planches. Et les deux autres ?
Je retournai au rez-de-chaussée fouiller encore, avec l'énergie
du désespoir. Dans le salon, les dernières correspondances ouvertes
remontaient à trois semaines... Viviane
et Olivier Tisserand...
Van de Veld avait noté, sur la victime, des ongles longs,
cassés. Avait-elle été séquestrée tout ce temps ? Dans quel
endroit ? Et son mari, l'autre Moitié ? Quant à la
fille, Maria... Pourquoi le tueur ne l'avait-il pas mentionnée
dans son message ?
Autour de moi, la brique tremblait, tapissée d'un essaim de
trompes morbides et d'ailes bruissantes. Jamais je
n'avais vu autant de moustiques de ma vie !
Un tapis. Un tapis d'insectes. Certains gisaient sur le sol,
épuisés par la pénurie de sang. D'autres volaient le ventre
creux, ivres de fringale. Pourquoi étaient-ils tous là,
regroupés dans cette pièce ? Qu'est-ce qui pouvait les
attirer en si grand nombre ?
Je m'élançai à nouveau vers l'étage, à la recherche de
l'abîme et ses eaux noires. S'agissait-il de la baignoire, des
lavabos, des toilettes, d'une fosse quelconque ? D'un puits, dans le jardin ?
Peut-être !
Je dévalai en quatrième vitesse, embrasai un halogène
extérieur. Néant. Herbe, arbres, champs... À trop jouer, on
se lasse.
Les simagrées de l'assassin me tournaient sur le ciboulot
et m'avaient contraint à enfreindre bon nombre de
règles. Au point où j'en étais, j'optai pour des
recherches plus poussées à l'intérieur...
En ultime recours, j'avisai des albums photos que je feuilletai
rapidement... Plage, montagne, mariage, conneries
de couple... Gros plan sur la fille. Dix-huit ans,
blonde incendiaire. Sculpturale... Sur d'autres clichés,
l'homme, un poisson au bout d'un harpon. Encore
lui avec un masque et un tuba... Toujours le même,
palmes aux pieds, au bord d'une... Au bord d'une
fosse de plongée !
Pris d'une suée, je revins sur le courrier. Quête visuelle...
Là ! « Club de plongée de Meaux ».
Surveille
les maux ! Avec sa fosse de plongée, /
'abîme et ses eaux noires ! Le message crachait ses dernières
cartouches. Nouveau crissement de pneus...
Trente minutes plus tard, à la limite de la panne d'essence,
je rangeai mon véhicule sur un parking de terre rouge
avant d'atteindre un petit local, perdu sur un sol crayeux
où ne s'épandaient que des herbes rebelles et des silex
érodés. Des panneaux de rouille indiquaient la
direction de la fosse.
Je m'enfonçai dans les tranches d'obscurité, attentif aux pavés
de craie et aux trous sévères qui, durant de longues
minutes, crevaient l'œil de ma torche.
Devant, sous les violets de l'aube, le linceul blanc de la
carrière touchait l'horizon. Un escalier taillé dans le vif me
propulsa plus loin encore.
Là, au fond, perça le puits de ténèbres, pas plus large qu'une
cuve, aux eaux d'un noir de cendre. En ses bords,
une inscription, « Fosse de Meaux. Profondeur, 30 m ».
Autour, les tentures sombres de la nuit finissante, des
platitudes calcaires. Qu'y avait-il à découvrir ici ? Un autre
message ? Une piste ? Ou... un cadavre ?
Un bruit, proche, tout proche. J'éteignis et m'accroupis,
Glock tendu sur pupille dilatée. Plus rien. Juste une brise
rasante, riche en chaleur, enflée de l'absence d'obstacle.
Avec prudence, je m'approchai du gouffre, puis
rallumai ma lampe, traquant les abysses, mordant des
diamants de poussière en lutte avec des particules silencieuses.
N'importe quand, une main pouvait surgir et
m'entraîner vers de sinistres infinis.
Alors elles éclatèrent à nouveau. Les bulles... Par trente
mètres de fond, la Moitié ne soufflait son air que
par
alternance. Sous des montagnes d'eau, Olivier Tisserand, professeur de plongée
au club de Meaux, économisait son air. Quelle force maléfique le retenait en bas?
Cette fois, plus d'hésitation. Je contactai la brigade, leur
demandant de joindre dans l'urgence le commissariat de Meaux, d'envoyer une
ambulance et d'apprêter un
caisson hyperbare.
Les bulles, encore, perles de vie. Que faire ? Attendre
?
Je m'élançai sur le plateau de roches, remontai pieds et ongles
les pentes arides, m'écorchant les paumes, m'épuisant
les poumons, coupant droit par la carrière vers le
local de plongée.
Le cadenas avait été forcé. Je roulai sur le mur intérieur,
éventrai la pièce de diagonales lumineuses, m'approchai de formes sombres,
vibrantes, qui percutaient avec
acharnement le verre poussiéreux d'une fenêtre.
Le visage de la mort m'apparut. Les sphinx. Sept gros
sphinx noirs. Agglutinés sur une vitre.
Haletant, je m'emparai d'une bouteille de plongée et d'une
torche étanche. Pas le temps d'enfiler une combinaison. Je cachai mon arme
au-dessus d'une armoire, me
déshabillai en un éclair, passai la bouteille dans mon dos à
l'aide des lanières et, palmes à la main, couteau de plongée lié autour de la
jambe, avalai le trajet inverse.
En caleçon et mocassins.
La plongée... j'avais obtenu mon brevet de niveau deux à
l'antigang, mais ça datait du siècle dernier.
Trente mètres ! Un immeuble de dix étages retourné. La
profondeur de tous les pièges. Vertige, sensation de solitude,
troubles de la vision. Les gaz intestinaux qui se
compriment, l'air qui se glisse entre les plombages et
explose les dents. Mon corps risquait de morfler.
Mon regard embrassa l'alentour. Rien dans le lointain des
roches. Pas de gyrophare, aucune sirène. Sous mes
pieds, les bulles d'air se raréfiaient. Dix secondes entre les
expirations. Fin de bouteille.
Bien
plaquer le masque. Régler le détendeur. Inspirer par la bouche, souffler par
le nez... Inspire, souffle, inspire,
souffle...
Encore
des secondes qui s'égrènent... L'espoir d'entendre des voix, de ne pas avoir à
m'enfoncer seul dans le
colosse d'eau...
Plus le
choix. Bientôt, les bulles s'éteindraient. Allez !
Lorsque
mon visage frappa l'onde, que l'oxygène de la
bouteille m'assécha la gorge, l'angoisse me retourna, cette
angoisse des claustrophobes qui prive d'air et ébranle
les sens. Une plongée de nuit est une descente à l'intérieur
de soi-même, dans un univers dangereux peuplé de
monstres démoniaques.
J'étais
complètement cinglé. Pas d'arme, hormis le couteau.
Je risquais de le payer de ma vie.
Dix
mètres. Noir dessus, noir dessous. Le tympan qui
s'enfonce vers l'oreille moyenne. Douleur... Manœuvre
de Valsalva : bouche fermée, nez pincé, souffler.
Le
silence... Casse le silence. Souffle... Focalise-toi sur la
danse des bulles, le ronflement du sang qui enfle tes
artères... Le fond... Objectif le fond... Vaincre cette faille mortelle.
Trouver la source de vie.
Piège.
As-tu pensé au piège ? Devant, derrière. On pouvait
m'atteindre de n'importe où. N'importe quand. Coup de
lame. Détendeur tranché. Mort.
Vingt
mètres. Une luciole. Une luciole dans un grand ciel
hostile. Des blocs d'eau cherchaient à m'écraser, me broyer,
me pulvériser. Le masque me pressait le visage, m'aspirait
les yeux. Tout mon organisme se rétractait. Poumons,
tube digestif, estomac.
Envie de
gerber. Je descendais trop vite. Quinze mètres
par minute, disent les tables. Pas plus. Pas plus ou tu vas
crever, implosé... Le silence... Brise le silence...
Roulis des bulles. Coulée du sang. Tam-tam du cœur.
Combien encore à descendre ? Combien ? J'étais perdu.
Mes notions de haut et de bas s'inversaient... Les
bulles, fixe les bulles. Elles montent, donc tu descends. Claustrophobie. Le
froid des abysses qui tétanise les muscles, rigidifie la chair en pierre. Les
oreilles qui bourdonnent, du sang dans les
sinus... Souffler. Souffler.
Cinq fois huit, quarante. Six fois huit, quarante-huit.
Neuf fois huit... Quatre... Non... Soixante...
soixante-douze... Peur, mort, douleur. Rires. Métal...
Eloïse. Je t'aime, je t'aime... Franck... Franck Sharko,
commissaire à la brigade criminelle. Shark, le requin.
Le requin vit dans l'eau... Inspire... Je vis dans l'eau...
Expire... Moustique, trompe, piqûre... Inspire. Noir
dedans, noir dehors. Expire...
La blancheur d'un pied m'apparut. Une rumeur, un flash de
cauchemar. Puis une jambe complète. Triplement instantané du rythme cardiaque.
Soixante, cent vingt, cent quatre-vingts...
Panique. J'étouffe. De l'air, de l'air
! Comment on respire ? De l'air !... La bouche ! Inspire
par la bouche, souffle par le nez... Encore. Recommence...
Ecoute ton cœur... boum boum... boum boum...
boum boum... Inspire expire, inspire, expire... inspire...
expire... Voilà... Respire profondément... Tu vis
encore.
L'homme gisait sous moi, en combinaison, les membres
entravés par une épaisse corde reliée à des mousquetons
soudés aux parois. Je ne l'apercevais que par
saccades, au gré de ma torche. Il respirait à présent sans
discontinuer, lâchant des traîneaux argentés de bulles.
À ses côtés, deux bouteilles d'oxygène, deux étincelles de
vie d'où serpentait un détendeur.
Ma torche éclaira des yeux hors de leurs orbites. Nervurés
de sang. Une terreur de bête agonisante y brillait. Pris d'une panique
fulgurante, il agita la tête, se tortilla pour se défaire de sa prison de
cordes. Son détendeur ripa, des sortes de grognements écrasés jaillirent.
L'eau s'engouffra dans sa bouche à la vitesse d'un barrage qui se rompt.
Je lui coinçai le menton, retins ma respiration et le forçai
à ingurgiter mon air. Il mordit mon détendeur, essaya de l'arracher. Respire,
putain, tu vas crever ! Pas le choix. Coup de poing dans la tempe. Sonné, il
absorba une grande goulée d'air. Voilà. Calme-toi...
À mon tour... Je respirai. Son tour... Mon tour... Son
tour...
Coups de lame, amarres qui sautent... Je ne lui détachai ni
les mains, ni les pieds. Parce que, libre, il chercherait à me noyer.
Son tour... Mon tour... Inspire, expire. Tu dois vivre, tu
m'entends ? Vis ! Son tour... Bois l'air ! Bois-le ! Gorge-toi de cette putain
de vie ! Je le saisis par les aisselles et donnai de vigoureuses palmées. Je
perçus une forte résistance, quelque chose bloquait. Anormal. Qu'est-ce qui le
retenait encore ? Un ultime coup de palmes nous éloigna du fond.
Alors l'homme disparut derrière un écran de bulles. Des
centaines de bulles. Il hurlait, si fort qu'il semblait briser les murs du
silence. Il refusait l'oxygène, ses yeux roulaient sous son masque. Le bas. Il
fixait le bas.
Je dirigeai ma torche au fond. Ma lumière vira à l'orange.
Mélange de jaune et de rouge. Le jaune de ma lampe, le rouge de son sang. Sa
jambe gauche pissait. À grands flots.
Plus le temps de réfléchir ! Foncer ! Foncer vers le haut !
Vite ! Le plus vite possible ! Ignorer les paliers de décompression ! Trente
mètres... L'azote accumulé dans son corps allait se précipiter dans ses
artères. Des bulles enfleraient dans son cœur.
Ses poumons pouvaient exploser. Mais c'était ça ou la caresse chaude d'une
hémorragie... Quant à moi, je risquais de morfler aussi.
L'azote n'épargnait personne...
Je battis des jambes à me rompre les tendons. Tous mes
organes appelaient au secours, mes poumons brûlaient, mon cerveau se dilatait
sous mon crâne. Mon diaphragme
se contracta. Impossible de respirer... De l'oxygène
! Inspire ! Inspire ! Impossible !... L'apnée. Reste
dix mètres... L'homme s'était évanoui, saturé d'eau.
Une douleur incroyable dans mes oreilles. Tympans prêts à
craquer...
Des lueurs, au-dessus. Faisceaux croisés, vifs, palpitants...
Des pétales de voix... Des cris maintenant... La surface
de l'eau qui se crève... Ma tête qui tourne... Une
impression d'éloignement.
Puis...
plus rien...
Yeux ouverts. Là, dans le flou, des mines transies, des
regards affolés. Un masque à oxygène sur mon nez. Combien
de temps dans les vapes ? Autour, la craie. La
carrière...
Je me relevai, un peu étourdi. À mes côtés, Tisserand,
immobile. Des électrodes, ventousées sur son torse.
Sa combinaison de plongée découpée. Un choc électrique,
son corps qui s'arc-boute... C'était fini.
Le jour
flamba sur un bain de sang.
Sous les rayons de l'astre, la roche poreuse but lentement
le serpent rouge, alangui autour de l'homme inerte...
Chapitre huit
Il aurait dû s'abattre des trombes d'eau, venter à arracher
les arbres et décrocher les toitures. Il aurait dû tourbillonner
dans l'air un monstre furieux, une tornade, un cyclone. Alors, peut-être me
serais-je senti en accord
avec cette forme de révolte, peut-être ma colère aurait-elle
pu se libérer, au lieu de se recroqueviller sous mes
chairs au point de les faire trembler.
Dans un mirage de craie, les ambulanciers engloutissaient
dans la funeste enveloppe son cadavre, dont la main
gauche aux doigts crispés dépassait encore. La terreur
l'accompagnait jusque dans la mort, cette mort abominable
surgie comme une grande mâchoire blanche
sous des immeubles liquides.
Un fil à beurre enroulé autour de sa cuisse, à l'intérieur
de la combinaison, avait déclenché l'hémorragie. De
petits trous percés dans le Néoprène avaient permis d'y
glisser l'invisible filin et de le relier à la grille du fond,
sous l'eau. Redoutable stratagème qui avait sectionné net l'artère fémorale,
une fois notre remontée entamée.
Sans doute le martyr, dans ses cris d'agonie, avait-il cherché
à m'avertir...
Au loin, deux visages d'un noir colère, soutenus par des
corps fermes, tendus, que même le soleil levant ne savait
éclairer. Leclerc et Del Piero débarquaient, salis par un
réveil des plus brutaux. Le divisionnaire n'attendit même pas d'être à ma
hauteur pour me balancer :
—
Tu m'as éjecté de mon pieu en me fichant un cadavre
sur les bras, alors maintenant, il va falloir que tu
m'expliques sérieusement ce qu'il s'est passé !
En un sens, la situation pouvait déstabiliser. Je quittais
Leclerc la veille, dans un état pas loin d'un pneu crevé,
et il me récupérait à soixante kilomètres de là, dans un
chaos de pierres, remonté des abysses pour en extraire
un type dont, clairement, j'avais abrégé l'existence.
À sa gauche, Del Piero réajustait son impeccable tailleur.
Même tirée de son sommeil dans l'urgence, elle
s'était donné le temps de souligner ses yeux noirs d'eye-liner
et de torsader sa chevelure rousse dans un chignon
épais. L'ordre et la beauté.
Je repris l'histoire depuis le début... Le message, gravé
sur une colonne de l'église... Ma visite chez Paul Legendre... Le
tympan de la Courtisane... La superposition des codes, qui m'avait mené à Chaume-en-Brie... Puis
ici, devant l'abîme et ses eaux noires.
—
Et vous dites qu'on vous a volé ce deuxième morceau
de code, ce qui implique que nous n'en avons aucune
trace ?
Avec la classe d'une garce, la commissaire frappait là où ça
faisait mal.
—
La faute à pas de chance... répliquai-je sans dissimuler une grande
fatigue. Au mauvais endroit... au mauvais
moment...
—
D'où l'utilité d'intervenir en équipe. Pourquoi croyez-vous
que les procédures existent ?
— Vous...
—
Vous permettez ? lui dit Leclerc tout en m'entraînant à l'écart.
D'un
mouvement sec, Del Piero se retourna et appela
la flamme d'un briquet.
— Ecoute,
Shark, fit le divisionnaire. On va faire ce qu'on
fait habituellement dans ce genre de situation. Tu vas nous
accompagner au 36, pour qu'on enregistre ta déposition
et qu'on essaie d'éclaircir ce merdier.
— Un
interrogatoire en bonne et due forme, n'est- ce pas ?
— Mais
qu'est-ce que tu crois ? Que tu es au-dessus de la
loi ? Tu paumes des indices, pénètres en pleine nuit
chez les gens sans mandat, retournes la baraque et on vient
de te retrouver, couvert de sang, un moribond dans les
bras ! N'importe qui serait déjà en garde à vue !
Estime-toi heureux qu'on le prenne avec calme ! Merde !
À quoi tu joues ?
À
quelques mètres, au bord de la fosse ensanglantée, Del Piero
piétinait, bras croisés et clope au bec. Evidemment, elle jouissait de toute
la conversation.
Elle ne
m'aimait pas, je ne l'aimais pas. Lorsque nos regards
s'étaient croisés, la première fois, j'y avais perçu la
violence d'un coup de foudre... au sens électrique du terme.
— Je
n'avais pas d'autre choix que de plonger ! Ce type, il
économisait son souffle, il pouvait manquer d'air à
tout moment ! J'ai juste voulu lui éviter la noyade !
Leclerc
brassa l'air d'un geste vague.
— Vachement
bien évitée, la noyade ! Mais là n'est pas la
question ! Del Piero a raison, tu aurais dû prévenir les équipes. Qui
respectera les bases, si nous- mêmes ne
nous plions pas aux règles ?
— Tout
s'est enchaîné trop vite... Ce message était un
véritable piège, j'avançais à l'aveugle, sans certitude... Je n'ai pas voulu
ça. Jamais... Leur fille... On doit
chercher leur fille... Il la tient... Et Dieu seul sait ce
que...
Mais Leclerc s'éloignait déjà,
provoquant sous ses pas de
petits nuages blanchâtres.
Midi
approchait et je n'avais qu'une envie, m'éva- der,
fuir loin de ces lugubres tourments. Au 36, les assauts
de questions des inspecteurs m'avaient vidé de toute
forme d'énergie. On croit faire le bien mais, en
définitive, on prolonge ce bras assassin qui, par tous les
biais, cherche à répandre sa foudre.
Aujourd'hui,
je venais de tuer un innocent dont les yeux
exorbités contre la vitre de leur masque s'ajouteraient au catalogue de mes
plus sombres souvenirs.
Des
morts... Encore et toujours des morts...
Leclerc
m'avait congédié jusqu'à nouvel ordre, dans l'attente
de preuves formelles sur la véracité de mes dires.
Fini, donc, l'accès au dossier de ce qu'on appelait déjà l'affaire Tisserand.
Une enquête qui, de par son
caractère particulièrement élaboré, avait embrasé les
parquets du 36, me reléguant au rôle de piètre spectateur. Un spectateur déçu,
qui rentrait dans son appartement pour y broyer du noir.
Arrivé à
mon étage, je songeai brusquement à la petite
fille, enfermée dehors depuis la veille.
Je
dévalai le tourbillon d'escaliers. Pas de réponse ni au
numéro sept, ni chez Willy. Décidément, tout m'échappait.
Des
grésillements moussaient de ma télévision. Je posai
mon doigt sur l'interrupteur quand :
— Non !
Laisse ouvert !
Je
sursautai. Assise à l'indienne, cernée de trains haletants,
la fillette ne levait pas les yeux de la neige grise du
téléviseur.
À ses
côtés, Fantômette et la grosse bête
attendait une main curieuse. Les genoux m'en
tombèrent sur le sol.
— Mais ! ?
Je
désignai la porte.
— ...
Comment es-tu entrée ? J'avais fermé à clé !
Elle me
répondit sans quitter ses parasites du regard.
—
Je ne suis jamais sortie. Quand tu as été voir ton voisin,
je me suis cachée sous le lit. Hi ! hi !
— Mais
que...
— Chut !
Tais-toi !
J'hallucinais
! Franck Sharko, la quarantaine ultramûre, écrasé par les réflexions d'une
gamine de dix ans. J'éteignis le poste, chevauchai
des rails pour m'agenouiller devant elle. Elle
baissa la tête, les yeux humides.
— Qu'est-ce
qui se passe ?
Un pleur
roula sur sa joue.
—
Tu es parti longtemps... Tu ne dois plus me laisser seule comme ça,
j'ai eu si peur !
Comment
réagir, dans des moments pareils ? Je voulus lui caresser les cheveux, la
serrer dans mes bras, la rassurer
de mots maladroits.
Mais...
je ne pouvais pas... Trop de douleur, encore, à fleur
de peau. Eloïse. Oh ! Eloïse... Mon enfant... Je faillis
partir dans son jeu de larmes. Mon cœur se pressa
de chagrin, je dus me ressaisir en inspirant un grand
coup.
Faire le
dur.
— Et ta
maman ? Elle doit s'inquiéter !
—
Ma maman ? Elle voit un monsieur, répondit-elle sur le
ton du reproche. Un drôle de monsieur, pas gentil. C'est souvent, après le
travail, qu'elle passe du temps
chez lui !
— Mais ?
Qui s'occupe de toi ? Ne me dis pas que...
—
Je suis grande ! Je sais me débrouiller ! Maman me le
dit toujours !
J'ai
perdu ma famille dans des conditions abominables, je donnerais mille fois ma
vie pour, ne serait- ce qu'un
instant, savoir si elles sont heureuses là-haut. Et, à
côté de cette souffrance muette, des mères abandonnaient leurs gosses et des
pères les battaient.
—
Tu as une sale tête, me révéla-t-elle encore. Tu devrais
aller te coucher.
Un
étrange fou rire m'emporta. Cette gamine ne manquait
pas d'audace.
—
Il faut que je déniche le moyen de joindre ta maman.
Je ne sais pas, moi, lui dire que tu vas bien, que tu
es enfermée dehors ! La prévenir, quoi ! Crois- moi, une
mère paniquée, c'est pire qu'un raz-de- marée !
Elle
enfonça un doigt dans son nez.
— Dis, tu
peux rallumer la télé ?
Je
m'exécutai, me pliant à ses volontés avec la mollesse d'un papa gâteau.
— Non,
remets l'autre chaîne !
— Celle
avec la neige sur l'écran ?
—
Oui ! Tu nous as dérangées en pleine conversation tout à l'heure !
Vaste
imagination qui plus est. Je craquai une allumette.
—
On ne fume pas en présence des enfants ! ser- monna-t-elle
en agitant le doigt. J'ai les poumons fragiles. Tu sais, j'ai déjà calculé. Un
paquet par jour, c'est
comme si tu fumais une cigarette d'un kilomètre en un an
!
Ses yeux
brillaient de l'éclat rare des pierres brutes. Elle
ressemblait à ces filles de misérables, magnifiques, élevées
dans la précarité et jaillies du mélange des sangs.
Je
m'accroupis jusqu'à percevoir sa tendre respiration, cette respiration commune
à tous les bambins. Il me
suffisait de fermer les yeux...
Eloïse...
Je me
ressaisis soudain.
— Et avec
qui tu discutais ?
Elle
dévoila une partition d'émail aux notes manquantes.
—
Tu es bête ! C'est elle qui m'a demandé de mettre en route les trains.
Elle aurait préféré ceux à vapeur, surtout la Distler 1940 et la Buco magenta, mais on ne savait pas comment les démarrer. Alors, on s'est
contentées des locomotives électriques. Pourquoi n'avait-elle jamais le droit
de toucher? Les jouets, c'est pour les petits, pas pour les grands nigauds
comme toi !
Ma
gorge se serrait à chaque mot que cette fillette prononçait. Mon sourire vira à
l'inquiétude.
— Comment
tu sais ça ?
— Quoi ?
— Les
noms de trains ! Hier, tu en ignorais tout !
—
Mais arrête de crier ! C'est Eloïse qui m'a raconté ! Elle aimait bien
quand tu t'amusais avec elle, Eloïse...
Mes
jambes ployèrent sous le poids de ma surprise. Certains noms apportent de rares
joies, d'autres, comme Suzanne ou Eloïse, détruisent, ébranlent, font couler du
sang dans le cœur.
Une
explication... Trouver une explication. Malgré mon gros effort de mémoire, ce
jeune visage resta muet.
—
Comment tu connais ma fille ? Je... Je n'habitais plus ici ces dernières
années !
Mon
portable vibra. Leclerc... Chevalier de l'inopportun, comme toujours.
—
Une seconde ! envoyai-je en la pointant du doigt. Ne bouge pas d'ici
cette fois ! Toi et moi, on a certaines choses à mettre au clair !
Avant
que je prenne l'appel, ses yeux appelèrent la foudre.
—
Toi, tu vas encore nous laisser seules ! Tu vas la mettre
en colère et elle va partir !
Sans
plus l'écouter, je m'isolai dans la cuisine, loin de la
respiration des locomotives et de l'haleine bruyante
des mini-chutes d'eau. À l'autre bout de la ligne,
le chien Leclerc aboyait.
—
Tu dois rappliquer le plus rapidement possible ! Pour un
examen médical ! C'est... Attends...
Derrière
l'écouteur, querelles de voix, sonneries de téléphone,
claquements de porte... Dans le brouhaha, il me
donna une adresse, celle du laboratoire de Biologie parasitaire
de Paris.
—
C'est le gros bordel, ici ! cria-t-il. On s'est tous fait
piéger comme des débutants. Merde ! Amène-toi ! Rendez-vous
à quinze heures au labo ! Quoi ? Quoi !
Coupures
plus franches. A combien de personnes parlait-il
en même temps ?
—
... Possible que ce taré nous ait fichu une saloperie dans le sang ! Le
mauvais air, putain ! C'était écrit noir
sur blanc sur le message ! Le mauv...
Je n'y
comprenais absolument rien. Un réacteur de Concorde
vrombissait entre nos deux oreilles.
— Allô !
Allô !
Le
boxon complet.
— Allô !
Allô !... Et puis merde !
Je
raccrochai et recomposai son numéro. Boîte vocale.
Mon portable manqua de voler par la fenêtre.
Je
n'avais pas saisi grand-chose, mais j'avais perçu dans sa
voix la terreur des condamnés à mort.
Un
laboratoire parasitaire... Ma gorge se noua.
Direction
le salon, l'esprit en feu. La gamine... Où se
planquait-elle encore, celle-là ? Sur leurs rails, les trains
électriques bourdonnaient à en perdre leurs bielles.
Je coupai l'alimentation du réseau, fermai cette damnée
télé et me baissai sous le lit. Personne.
— Bien joué, petite coquine. Allez, sors de ta cachette
! Je dois m'en aller !
Pris de colère, j'ébranlai mes armoires, retournai le débarras
et les placards. Avec sa silhouette de souris, elle
pouvait se faufiler n'importe où, même entre les murs !
Je ne la retrouvai pas. Au diable !
Je me rafraîchis le visage et, au moment où je changeais de
vêtements, mon regard tomba sur un bouton de
moustique, au beau milieu de mon avant-bras gauche.
Sans crier gare, les paroles du légiste claquèrent dans ma tête : le
crime ne s 'est pas passé à l'extérieur... mais à l'intérieur de son corps.
Alors je me rappelai, chez les Tisserand. Le bruissement
des ailes dans le silence glacial. Ces centaines d'insectes...
De tout mon cœur, j'espérais me tromper...
Chapitre neuf
À quinze heures tapantes, Leclerc nous regroupa dans
une salle de consultation du laboratoire parasitaire. Del Piero, Sibersky,
trois techniciens de la scientifique, deux inspecteurs et moi-même.
Une brume d'inquiétude roulait dans les regards parce
qu'à une épaisseur de mur, des types en blanc lorgnaient
dans des microscopes électroniques ou injectaient
de méchants baisers chimiques à des souris. Ici, en
plein cœur de la capitale, on étudiait les cycles épidémiologiques
des maladies parasitaires à transmission vectorielle. On cherchait à
comprendre, par exemple, pourquoi certains animaux infectés, les vecteurs, échappaient
aux maladies mortelles pour les humains.
En ces territoires de carrelages blancs, de portes blindées
et de visages masqués, ça sentait l'aseptisé, le trop
propre. Ça puait le danger invisible.
Le divisionnaire s'éclaircit la voix d'un roulement de gorge.
Son front suait à grosses gouttes.
— Je vais reprendre les explications depuis le début, car
vous ne possédez pas tous le même niveau d'information. Les analyses sanguines
de Viviane Tisserand, la
victime du confessionnal, ainsi que les dernières conclusions
de l'autopsie, ont révélé qu'elle était décédée de l'une des formes les plus
violentes de la malaria, ce
qu'ils appellent le paludisme neurologique. Le parasite s'est niché dans son
foie pendant dix jours, en phase
d'incubation, avant de la liquider en moins d'une quinzaine.
Comme Van de Veld disait, il s'agissait d'une
véritable bombe à retardement.
Une vague d'effroi balaya la pièce. Chacun, inconsciemment,
se gratta un bras, une jambe, la nuque. Je vis Sibersky
se décomposer.
Leclerc
poursuivit.
—
La malaria, le mauvais air, se
propage par l'intermédiaire de moustiques particuliers, des anophèles. C'est
cette espèce que nos laborantins ont retrouvée à Chaume-en-Brie,
dans la maison des Tisserand. Ces insectes
inoculent la maladie en prenant leur repas de sang.
Le divisionnaire avait l'habitude des coups durs, mais,
cette fois, ses lèvres trahissaient une méchante détresse.
Del Piero se mordait les doigts, d'autres, et j'en
faisais partie, le poing complet. Les moustiques n'avaient
épargné aucun d'entre nous.
Des
questions, des idioties claquèrent.
— Qu'est-ce
qui va nous arriver ?
— Il nous
faut des médicaments, des antibiotiques !
—
C'est pas possible ! On va devoir rester en quarantaine ?
Leclerc
tempéra l'assemblée de la main.
—
Un spécialiste va venir nous détailler précisément les moyens de
contrer au mieux les risques que nous
encourons.
—
La malaria ! La malaria ! Mais comment est-ce possible
? paniqua Del Piero. Cela n'existe pas en France
! D'où sortent ces cochonneries ? Merde !
—
Tout ceci reste à élucider. Les services de santé publique,
l'OMS et des chercheurs en tout genre sont sur le
coup. Ils nous tiendront au courant des aléas.
—
Les aléas ?! On en crève à ce que je sache ! Et si on
n'en crève pas, on se tape des fièvres jusqu'à la fin de
notre vie ! Je ne me trompe pas, hein, commissaire ?... Je ne me trompe pas ?
Le divisionnaire ne répondit pas, s'asseyant seul sur un
banc, face à nous, les mains entre les genoux.
—
On a peur d'une propagation ? m'enquis-je en me
grattouillant l'oreille.
—
D'après ce qu'on m'a dit, répliqua Leclerc, ces insectes
sont endophages, ils restent à l'intérieur de la première
maison qu'ils infestent, ce qui devrait limiter les
risques d'infection du côté de Chaume-en-Brie... Dans tous
les cas, secret absolu dans un premier temps !
Personne ne doit être au courant. Même pas votre
famille. Ordre du ministère.
—
C'est du délire ! s'écria Sibersky. Comment voulez-vous que je cache ça
à ma femme ?
—
Tu te débrouilleras. Une faille et, immédiatement, la panique
s'installe. Engorgement des urgences suivi
de la psychose, relayée par une médiatisation inévitable.
Un type à l'air grave fit son apparition. Blouse trop longue
sur jambes trop courtes.
—
Bonjour à tous, je suis le professeur Diamond, spécialiste
en parasitologie.
De petites lunettes rondes, à la monture en écaille de serpent,
s'accrochaient avec peine sur son nez en forme de bec
d'aigle.
—
Excusez-nous si on ne vous applaudit pas, cracha un
inspecteur virulent, mais allez droit au fait, j'en peux
plus d'attendre ! En un mot, est-ce qu'on va mourir
?
— Nous
allons faire notre possible pour éviter cela. Soigné
à temps, le paludisme n'est pas mortel.
—
Précisez, docteur ! Que va-t-il se passer ? Vous allez
nous donner des antibiotiques ?
— Les antibiotiques
ne sont pas la réponse à tous types
de maladies et certainement pas au paludisme !
Il
s'assit sur une table, le dos bien droit.
— Sachez
d'abord qu'un anophèle infecté ne transmet pas forcément le parasite. Tout
ceci dépend d'un tas de
facteurs complexes, parmi lesquels, principalement, l'âge des moustiques.
Quarante pour cent des femelles
que nous avons analysées portent le Plasmodium
falciparum, le pire des quatre parasites qui inoculent le
paludisme, le plus répandu aussi. Ironie du sort, Plasmodium
falciparum a la forme d'une bague de
fiançailles, ce qui lui permet, de par sa taille minuscule, de se glisser dans
les vaisseaux sanguins les plus fins,
donc d'atteindre les organes cérébraux. Vous connaissez
l'issue.
Nous retenions tous notre souffle. Calvaire mental, l'impression
de se retrouver dans une salle d'exécution, sans
savoir qui va périr.
—
Vos chances de contamination sont, je dirais, de vingt
pour cent.
—
Vingt pour cent ! Merde ! s'exclama Sibersky. Nous
sommes neuf dans la salle ! Deux d'entre nous risquent
d'être contaminés ! Une putain de roulette russe !
Del Piero s'écrasa sur un siège. Elle tournait de l'œil.
— Excusez-moi
mais... cette... chaleur...
—
Désolé, mais ces salles ne sont pas climatisées, annonça
le scientifique. Veuillez me suivre dans le labo,
où il fait plus frais. Je vais vous expliquer très rapidement
le fonctionnement de la maladie. C'est essentiel
que vous le compreniez bien avant de rencontrer un médecin qui établira avec
vous un traitement approprié.
Nous
nous regroupâmes les uns derrière les autres, genre animaux destinés à
l'abattoir, puis évoluâmes dans
des artères de technologie, sans un mot, les visages
bas, graves. Dingue, comme les vies peuvent basculer.
Au mauvais endroit, au mauvais moment. C'est
dans ces cas-là qu'il nous prend l'envie de flin- guer.
Flinguer ce voleur d'existences. Sans pitié...
Devant nous, la cellule dédiée aux
Plasmodium fal- ciparum,
vivax, ovale et malariae. Tout
autour, murs blancs, sols blancs, néons crus et
personnel masqué. Sur les
parois, de larges planches déroulaient les périodes
de développement du moustique. Œuf, lymphe,
larve, adulte... La lente maturation d'un tueur d'hommes.
—
L'anophèle est le seul vecteur pour le
Plasmodium falciparum, l'humain son seul hôte, commença Diamond.
Le parasite existe, parce que nous existons. Pas
d'humains, pas de paludisme...
Il désigna la photo d'un insecte, agrandi à taille d'homme.
Yeux globuleux, poils répugnants, trompe dévastatrice,
semblable à un foret en titane.
—
Voyez-vous, quand un spécimen infecté vous pique,
il injecte de la salive qui se dilue dans votre sang.
C'est à ce moment que le parasite entre en vous. Un
minuscule organisme qui pourrait faire penser au cheval
de Troie d'Ulysse. En moins d'une demi-heure, il se
niche dans votre foie, bien au chaud et invisible, où il
va commencer à se démultiplier en centaines de milliers
de cellules parasitaires sur une durée d'incubation de six à vingt jours.
Cliniquement parlant, les symptômes
sont muets.
—
Vous voulez dire que durant cette période il nous
est impossible de savoir si nous sommes atteints, avec
toute la technologie que vous possédez ? gloussa Sibersky.
Mais... ces microscopes ? Ces tas d'engins électroniques
?
—
Toute l'intelligence de la maladie ! Le paludisme est un
assassin perfectionné, cher monsieur. Sinon, nous
l'aurions vaincu.
Le lieutenant porta une main sur son ventre, les yeux humides.
En nous, la multiplication du parasite avait peut-être
démarré. Combien de milliers ? Diamond désigna
les dessins représentant des cycles d'évolution.
—
Plasmodium va se développer dans un volume hépatique
pas plus grand qu'un millionième de cheveu. Toutes
proportions conservées, ça reviendrait à chercher une pièce au fond de la Méditerranée. Vous comprenez pourquoi il est
indétectable. Après ces jours d'incubation,
l'invasion est lancée. Les cellules cibles partent
dans le sang et font éclater les globules rouges. Là, la
maladie devient décelable par prélèvement sanguin et se manifeste alors par de
courtes fièvres et des maux de
tête, un peu comme un coup de chaleur. Malheureusement, à ce moment, il est
souvent trop tard. Voilà
pourquoi chacun d'entre vous va rencontrer d'urgence un médecin, qui lui
prescrira, selon une posologie adaptée, des comprimés censés tuer le parasite.
— Censés
? répétai-je non sans une pointe d'effroi.
—
Les parasites mutent et s'adaptent. Dans certaines parties du globe,
notamment les pays du TiersMonde, il
existe des zones de chloroquino-résistance et de
multirésistances.
— Des
moustiques résistants ?
—
C'est ce que nous sommes en train de déterminer. Si tel est le cas,
vous prendrez alors de la méflo- quine.
Mais je me dois de vous dire qu'il n'existe aucun
médicament qui garantisse une guérison à cent pour
cent.
Une brève clameur se souleva de l'assemblée. Siber- sky se
retourna brusquement, se tirant les cheveux. Devant
ses troupes, Leclerc tenta de garder son aplomb.
—
Concernant... notre activité professionnelle, comment...
Je veux dire...
—
Vous pourrez continuer à travailler, malgré quelques
effets secondaires désagréables dus au produit, comme la diarrhée ou des maux
d'estomac. Je vous conseillerais d'ailleurs
d'avoir un maximum d'activités, afin de ne pas... ruminer... Car, hormis les mesures
prophylactiques, on ne peut rien faire, si ce n'est...
attendre...
—
C'est ignoble... vraiment ignoble... gémit une voix.
Diamond ignora la remarque.
—
D'ici dix jours, vous devrez impérativement subir
des frottis quotidiens, sur une période d'un mois, ceci
dans le but de nous assurer que le parasite ne s'est pas
propagé dans votre sang. Avec le traitement, vous ne
saurez probablement jamais si vous avez été contaminés. Mais, au moins, vous
aurez survécu à ce piège des
plus... diaboliques...
Il nous aiguilla vers des cabines individuelles.
—
Entrez là, des médecins vont établir avec vous les
soins appropriés.
Tous disparurent, presque au pas de course. Leclerc me posa
une main sur l'épaule.
—
Deux secondes ! Tu réintègres, ton témoignage se
tient. Avec le taux d'azote présent dans le sang du mari
Tisserand, on a la preuve qu'il a été immergé exactement
deux heures avant que tu le remontes. Or, à cette
heure, une personne habitant près de l'église d'Issy
a été réveillée par des bris de verre et des cris. Elle a
relevé le numéro de plaque d'un mec qui braquait un flingue... Toi, en l'occurrence.
—
Mes agresseurs ont été interpellés ?
—
Pas encore...
Je réfléchis un instant.
—
Etrange... Je découvre le message, me fais attaquer et, dans la foulée,
Tisserand est immergé...
— Tu
voudrais dire que...
— Tisserand
n'avait presque plus d'oxygène dans ses
bouteilles. Tout a été synchronisé pour qu'il me claque
dans les pattes. Le tueur a peut-être été informé de ma
découverte, derrière le tympan. Alors il aurait immergé
Tisserand en conséquence. Ces trois gars... peut-être
un coup monté...
— Mais...
Pourquoi ?
— Pour
que sa prophétie se réalise... On a affaire à un type
qui ira au bout de ses idées... Nous en sommes la
preuve la plus flagrante.
De part
et d'autre, au-dessus des box, des lumières rouges
indiquant « occupé » s'allumaient. Leclerc m'ouvrit
la porte et ajouta :
— On a
placé l'OCDIP[2] sur le coup. Tu avais raison.
Il tient la fille du couple Tisserand, Maria, dix- neuf
ans... Il s'en est pris à une famille complète... J'ai peur
qu'on tombe bientôt sur un nouveau cadavre.
Entre
deux phrases, Leclerc releva une manche de sa chemise
et se gratta.
— Va
falloir être pro et bosser, malgré ce... cette chose...
En espérant que... Enfin, tu vois ce que je veux
dire...
— Je
vois, oui...
—
J'ai obtenu l'autorisation qu'un haut gradé accède
au cœur du laboratoire P3, ici, sous nos pieds. On y
analyse tous types de parasites vivants. Je suis débordé
et Del Piero coordonne les axes de recherches. Ramène-nous
quelque chose. Observe, étudie ces sales bestioles.
Essaie surtout de comprendre comment ce salaud
a fait son compte pour se procurer une armée de moustiques
tueurs... On doit le serrer avant qu'il n'aille plus
loin.
Une fois seul dans ma cabine, je m'affaissai sur le petit
banc de bois, les bras ballants. Les virus, les bactéries... Ennemis
invisibles, invincibles, même poursuivis par toutes les polices du monde.
Programmables. Capables
d'occire sans même toucher. Une nouvelle génération
d'assassins. Un homme la maîtrisait, quelque
part, et nous avait choisis parmi ses victimes... Et si
ces saloperies étaient résistantes ? S'il avait poussé
le vice jusque-là ?
Je songeai à Viviane Tisserand, morte dans un confessionnal
d'un ultime accès de fièvre. Peut-être l'avait-il
infectée, puis lentement regardée mourir, sous les
yeux du Christ. Je revoyais encore ses ongles cassés,
j'imaginais la pièce noire qui l'avait retenue, des
jours durant, tandis que ses globules rouges explosaient. Et son mari ? Ces
deux heures horribles où, par trente
mètres de fond, avait dû défiler le film de sa vie...
Pourquoi un tel châtiment ?
La prophétie dont Paul avait parlé se réalisait. Mot après
mot, le message révélait ses secrets, débouchant sur un
bain de terreur.
Tout commençait. Vu le calvaire enduré par les parents,
quel sort inhumain allait-il réserver à la fille ?
Chapitre dix
Charles Diamond m'attendait sur ses jambes toujours aussi
courtes, dans sa blouse toujours aussi longue.
C'était un homme intéressant, fort instruit, qui parlait
de ces minuscules entités avec une passion presque
indécente. J'eus droit à un mini-exposé sur la glossine,
la bébête responsable de la maladie du sommeil, avant qu'il m'amène aux portes
d'un ascenseur, niché
derrière deux sas protégés par identification rétinienne. Des caméras se
braquèrent sur nous.
— Calypso
Bras vous attend au sous-sol...
Il
appuya sur ma poitrine :
—
Gardez toujours ce badge sur vous, quoi qu'il arrive,
et surtout suivez les instructions. Vous allez pénétrer
en zone P3, où l'on manipule des micro-organismes pathogènes dangereux. Vous
verrez, dans la partie
la plus souterraine du laboratoire, des insectes infectés
évoluer dans des conditions proches de leur milieu
naturel. Paludisme, fièvre jaune, dengue, encéphalite japonaise, du beau monde
! Renseignez-vous, faites-vous
une idée et remontez. Je vous attendrai. Vous
avez une heure...
Descente de l'ascenseur... Embarquement pour une autre
planète, un monde hostile où l'homme, le plus grand
prédateur de l'histoire, se voyait relégué en la plus
inoffensive des proies. Avec mon Glock et ma carte
de police, j'avais l'impression de ressembler à une
énorme farce.
Calypso Bras, ingénieur responsable du pôle informatique du
P3, était une Sénégalaise aussi grande que Diamond
était petit. Sous la lumière pâle des plafonds, son
visage lisse jouait avec les reflets, rappelant, quelque
part, les bois précieux d'Afrique. Au bout de ses
longues jambes, elle naviguait entre deux mondes, celui
de la femme autoritaire, forte derrière son calot, ses
chaussons et son tablier, et celui de ces terres sauvages, tissées de reliefs
imprévisibles.
Elle m'expliqua la procédure en me tendant une tenue
de Martien.
—
Vous allez subir une gêne auditive assez importante, car nous allons
traverser deux sas dépressurisés. En cas
de communication accidentelle avec l'extérieur, ces
dépressions provoquent des entrées d'air qui refoulent les agents infectants
vers le fond du laboratoire. Je vous
conseille de vous boucher le nez et de...
—
Souffler par les narines. Je sais. J'ai fait pas mal de
plongée sous-marine...
Elle acquiesça. Alors que je me déguisais, elle composa
un code et tourna deux poignées simultanément. Un chuintement d'air...
Et, malgré le nez bouché, une belle douleur dans mes
oreilles.
—
C'est bon, fit-elle après quelques instants, vous pouvez
respirer normalement. Pas trop douloureux ?
— J'ai vu
pire.
—
Veuillez me suivre, nous allons nous diriger vers l'insectarium.
Ne touchez qu'avec les yeux. Si des questions
vous taraudent, n'hésitez pas à me les poser. Maintenant,
levez les bras et baissez les paupières. Ces douchettes
vont vous asperger de divers répulsifs. C'est inodore...
Je me pliai aux ordres, écrasé par la peur doucette de
l'enfant qui s'aventure dans son premier train fantôme.
Sous des écoulements d'air, nous remontâmes de longs
couloirs de vitres incassables, tronçonnés de lourdes portes métalliques.
De l'autre côté, des hommes en scaphandre orange évoluaient
dans des pièces scellées du sol au plafond. Derrière des écrans de contrôle,
d'autres types les observaient, eux-mêmes suivis par des caméras murales. Le
surveillant qui surveille le surveillant qui surveille le surveillant, le tout
surveillé par un surveillant.
—
Moins visibles que vos balles de revolver et bien plus meurtriers,
sourit Bras en désignant des tubes à essai remplis de cultures.
Je plissai les yeux.
—
Nous menons le même genre de combat, mais nos tueurs à nous sont plus...
expressifs... Savoir de tels organismes entre les mains de détraqués a de quoi
effrayer.
Elle avançait d'une démarche assurée, contrairement à moi.
—
Ce n'est pas réellement le bio-terrorisme qui nous alarme le plus. Des
plans sérieux ont été mis en place par le gouvernement Jospin, comme
Biotox pour la variole, ou des simulations, genre
Piratox dans le métro parisien. Nos eaux sont protégées par le
chlore, qui anéantit les toxines botuliques, des stocks de vaccins contre les grandes
maladies contagieuses, la fièvre typhoïde par exemple, sont prêts à être
distribués à tous les hôpitaux à la moindre alerte. Non, notre réelle crainte
vient du psycho-terrorisme.
Envoyez à quelques personnes bien choisies des enveloppes contenant de
l'anthrax, et le tour est joué. Pourtant, la maladie du charbon
n'est pas contagieuse, se guérit avec des antibiotiques et ses vecteurs sont
très difficiles à cultiver. Mais la
psychose, elle, demeure.
—
Comme celle que pourraient causer nos chers anophèles.
L'angoisse non justifiée d'un paludisme français.
Voilà pourquoi il est si important de garder le
secret.
Bras en
vint à chuchoter.
—
Si vous saviez tout ce qui se passe, sans que vous en
soyez informés... Rappelez-vous, Menad, un des fils de
l'imam Chellali Benchellali, qui avait fabriqué de la ricine.
La partie visible d'un gigantesque iceberg terroriste, la filière tchétchène.
On médiatise quand on aboutit,
c'est-à-dire dans moins de cinq pour cent des cas.
Sinon, on passe sous silence...
J'acquiesçai,
convaincu.
—
Parlez-moi de cette variété de moustiques. S'ils n'existent
pas dans notre pays, comment se fait-il que nous en
ayons retrouvé plusieurs centaines chez les Tisserand
?
—
A vrai dire, il arrive qu'une poignée d'anophèles s'introduisent
sur notre territoire, par manque de contrôles
sanitaires. Ils voyagent dans les soutes des
avions avant de se disperser dans les alentours des aéroports.
On recense une quinzaine de paludismes des aéroports chaque
année. En mai dernier, une femme habitant
à quinze kilomètres de Roissy a contracté le Plasmodium
malariae, sans jamais avoir quitté le sol français.
D'autres cas apparaissent, inexpliqués mais très
rares. Il y a deux ans, un homme est mort de paludisme, à six cents mètres
d'altitude, il n'avait jamais bougé
de sa prairie... On émet l'hypothèse de souches multirésistantes,
véhiculées par les vents ou les moyens de
transports. Mais les services de santé s'accordent à penser
que tout ceci reste très flou.
Au bout
de l'interminable couloir, elle tapa un autre code.
—
Quant à la quantité relevée chez ce couple... Ces moustiques
ne peuvent avoir été importés dans des bagages.
Mais, aussi insensé que cela puisse paraître, je suis
persuadée qu'ils proviennent... d'un élevage.
—
Un élevage... Comme pour ces sphinx têtes de mort...
Bras
arrondit ses grands yeux noirs.
— Vous
avez aussi découvert des papillons ?
—
Sept papillons chaque fois, à proximité des victimes... Des vols
d'agents infectants sont-ils possibles dans
vos locaux ?
Elle
leva les bras.
—
Regardez autour de vous ! Toutes ces caméras ! Sans
oublier les douches de décontamination, obligatoires, la dépressurisation et
les différents contrôles avant
de remonter à la surface. C'est impossible !
—
Rien n'est impossible... Combien existe-t-il de laboratoires
de ce genre en France ?
—
Un unique P4, à Lyon, surprotégé et inaccessible, et une petite
centaine de P3. Quand on ne considère que ceux dédiés à la parasitologie, on
descend à une dizaine, dont un seul sur Paris,
le nôtre.
Je
notai un maximum de renseignements. Nous débouchâmes
dans l'insectarium, une jungle tropicale sous le
bitume parisien.
Derrière
des murs de Plexiglas s'ébattaient des tissages de chlorophylle, des entrelacs
de lianes bruissantes. Des nuées noirâtres d'insectes butinaient sur des
mares d'eau verte à trop croupir, alors qu'au creux de
branches, des capucins déroulaient de larges mimiques
curieuses.
— Pourquoi
ces singes ?
—
C'est compliqué. Disons, pour simplifier, que nous
cherchons à comprendre comment ils interviennent dans le mode de propagation.
Voyez-vous, ces primates sont tous porteurs du plasmodium et pourtant, ils demeurent
en parfaite santé. Un humain serait mort depuis
longtemps.
Elle posa sa main sur une vitre. Un mâle se précipita pour
plaquer en miroir ses cinq doigts minuscules. Un échange
inexplicable s'opéra entre l'être de poils et l'être
d'ébène.
—
De plus, ajouta-t-elle, ils fournissent le sang à nos
insectes.
Effectivement, certains moustiques bringuebalaient, leurs
abdomens gorgés d'hémoglobine. Je désignai une flaque
grouillante de larves et demandai, tout en me grattant
les cheveux :
—
Si l'on exclut le vol en laboratoire, est-il possible d'élever
ses propres colonies d'anophèles ?
Bras considéra un ordinateur sur lequel pétillaient des
centaines de chiffres avant d'éteindre l'écran.
—
Humidité, chaleur, sang, le trio diabolique. Les eaux
stagnantes sont nécessaires pour la prolifération des
larves qui vivent en milieu aquatique. Pour la chaleur, pas besoin de chercher
bien loin. La canicule... Quant
au sang... Souris, chat, chien, singe. Tout animal convient.
Le reste se fait tout seul. Une femelle pondra systématiquement
deux cents œufs tous les trois jours, sur la
durée de sa vie, soit un mois.
Je
faillis avaler ma langue.
—
Vous... vous voulez dire que... En quelques semaines,
à partir d'un mâle et d'une femelle, on peut se
fabriquer une armée de milliers d'insectes tueurs ?
Elle
dévoila un sourire mitigé.
—
Oh là là ! Non, non ! La transmission du parasite n'est
pas verticale, les larves naissent forcément saines
! Dieu merci ! Sinon, la race humaine aurait été anéantie
depuis longtemps !
Je
fronçai les sourcils.
—
Le professeur Diamond parlait pourtant de quarante pour cent
d'anophèles infectés...
—
Troublant, en effet. La seule possibilité pour un spécimen
de devenir porteur est de prélever du sang sur un
humain lui-même porteur du paludisme.
J'eus
du mal à déglutir. Je dis, d'une voix tremblante :
—
Vous êtes au courant que nous avons découvert une
femme morte de cette maladie ?
— Evidemment.
Dans une église, c'est ça ?
D'horribles
scénarii s'esquissaient dans ma tête.
Mon
corps répondit à ces pensées par une intense chair de
poule.
— Ça ne
va pas, monsieur Sharko ?
Je
m'appuyai contre un mur.
—
Excusez-moi... Je n'ai pas beaucoup dormi. Et... ce
n'est pas tous les jours qu'on apprend qu'on va peut- être
mourir du paludisme.
Elle
ôta son calot, déroula son incroyable chevelure de jais
avant de la cacher à nouveau sous la protection de
coton.
—
Pour le moment, vous ne risquez rien. Si vous êtes
effectivement contaminé, le parasite est en phase d'incubation.
Le traitement que vous suivez est très efficace,
il devrait en venir à bout très rapidement.
—
Il devrait, oui. A condition que les anophèles ne soient
pas résistants et que je ne fasse pas partie du pourcentage
des inguérissables. C'est bien ça ?
— C'est
une manière de noircir le tableau, oui.
Avec
difficulté, je parvins à me replonger dans l'affaire.
—
D'après le légiste, la victime avait ingéré de grosses
quantités de miel. Ça attire les sphinx, en est- il de
même pour les moustiques ?
Elle
acquiesça.
— Le miel
de fleurs, à l'état naturel, contient de l'acide
lactique, un composé organique qui excite les moustiques
et les attire. Or, le miel absorbé est, de par sa
teneur importante en sucres, très rapidement assimilé par votre organisme.
L'acide lactique qu'il transporte traverse les pores de votre peau, comme les
sels minéraux, la vitamine C ou
l'ammoniaque, et se retrouve
dans la sueur. C'est la piqûre assurée.
Malgré
le teint de sa peau, je vis Bras pâlir.
— Je
comprends où vous voulez en venir... Selon vous,
cette femme aurait servi de... réservoir à Plasmodium ?
— Cultivez
des anophèles sains, enlevez une personne dont vous savez qu'elle est atteinte
de la malaria et lâchez une troupe d'insectes sur
elle... Pour accroître les
chances de piqûres, vous gavez la malheureuse de miel
et... la rasez des pieds à la tête. Crâne, sourcils, poils
pubiens. Puis, quatre ou cinq jours avant la mort pressentie
de la proie, et parce que vous disposez d'une réserve
innombrable de vecteurs, vous l'isolez. Les boutons
de moustiques disparaissent, ne laissant aucune
trace sur le corps mais un trouble des plus grands
chez mes enquêteurs... Tout se tient parfaitement...
Je
n'osais imaginer le calvaire de la morte. Des jours durant,
des salves monstrueuses lui avaient torpillé le visage,
la tête, le sexe, la pompant de toutes parts, escaladant les cordes de ses
membres entravés. Combien de jours
avait-elle souffert ? Combien ?
Bras ne
souriait plus, ses lèvres serrées trahissaient un
malaise palpable. Son regard se perdit sur deux capucins
qui en épouillaient un troisième. Elle annonça
finalement :
—
Si le paludisme de votre victime a été déclaré, il figure
forcément dans son dossier médical ! Cherchez les
personnes qui ont eu accès à ce dossier, médecins, épidémiologistes,
personnel d'hôpital, informaticiens ! Vous
trouverez votre homme ! Il faut à tout prix l'interpeller !
Je fis crisser mon bouc.
—
Je ne crois pas que tout soit aussi simple...
—
Et pourquoi donc ?
Je pensai au message, gravé voilà trois mois au sommet de
sa colonne.
Le tympan de la Courtisane, en référence à
l'assassinée... L'abîme et ses eaux noires,
chemin littéraire vers son
mari... Depuis un trimestre, l'homme-moustiques en
avait après le couple Tisserand, il savait que l'épouse
serait celle par qui le fléau se répandrait. Depuis
un trimestre, alors que le paludisme non soigné pouvait
tuer en dix jours...
—
Lorsqu'il a enlevé Viviane Tisserand, elle était parfaitement
saine...
—
Mais...
—
Il le lui a inoculé...
Je désignai l'insectarium des anophèles.
—
... Imaginez. Un ou deux spécimens infectés, intentionnellement
ramenés de voyage, la piquent et la contaminent...
Pendant que le parasite incube dans le foie
de Viviane, notre homme cultive ses colonies. Les
femelles pondent, les œufs éclosent, les larves grossissent
et deviennent moustiques. Dix jours plus tard,
Tisserand est prête, son
sang est atteint. Il lui reste une
quinzaine à vivre. Durant quelques jours, des milliers d'insectes vont se
succéder sur son corps... Et donc
devenir porteurs...
Je me pris le front dans les mains.
—
C'est effroyable, fit Bras. Votre raisonnement, bien
que simplifié, se tient parfaitement.
— Pourquoi
simplifié ?
—
Il y a des synchronismes parfaits à respecter pour qu'un
anophèle s'infecte et devienne infectant. De nombreux paramètres interviennent.
L'âge des femelles, les durées
d'incubation, les cycles de reproduction à la fois chez
l'insecte et l'humain, le tout régulé par des conditions extérieures. Avec
quarante pour cent de contaminants, il a fait un très bon score, si je
puis me permettre. Votre meurtrier n'est pas
le premier venu...
— Il
pourrait s'agir de quelqu'un du milieu ?
—
N'importe qui en contact avec les insectes. Laborantin,
chercheur ou alors passionné...
Elle jeta un coup d'œil inconscient à la caméra et déverrouilla
la porte de sortie.
—
Mais soyez sûr de ceci : on ne peut les côtoyer sans
qu'ils prennent le pas sur votre vie. Ils sont mystère, bizarrerie, rêve,
présentent des combinaisons de formes
à l'infini, assortis des couleurs les plus extravagantes. Il n'en est pas un,
parmi tous les scientifiques que
vous trouverez ici, qui ne possède un insectarium chez
lui ou des collections complètes d'ouvrages sur le
sujet. Diamond, ce sont les phasmes. Drocourt, son assistant,
possède un vivarium où il élève plus de trente espèces
de coccinelles. Pour votre homme... Ce sont peut-être
les papillons... Mais... Les sphinx sont ma foi assez
rares, surtout dans la région.
—
Comment s'est-il procuré les chenilles d'origine dans ce
cas ?
—
Avec du temps, de la patience. En arpentant les champs,
les forêts, aux saisons adéquates... Il existe aussi
des lieux où les amateurs se rencontrent, pour acheter
ou vendre des spécimens. Une espèce de marché
aux puces, dans le vrai sens du terme...
—
Et les boutiques spécialisées, comme celles où l'on
peut se procurer des araignées ?
—
Ce ne sont pas des insectes, mais des arachnides, avec
huit pattes. Non, les commerces dont vous parlez sont
consacrés à la terrariophilie. Reptiles, amphibiens, sauriens,
invertébrés... Rien qui se rapporte aux insectes
qui, eux, n'intéressent que les vrais férus, les entomologistes.
Nous
arrivâmes devant l'ascenseur.
— Une
dernière question. Vous parliez de miel non traité,
tout à l'heure. Vous vouliez dire... du miel d'apiculture ?
— Ah, je
vois ! Une voie d'investigation sérieuse, j'aurais
dû y penser et vous en parler avant ! Comme quoi,
je n'aurais pas fait un flic terrible...
Elle
enfonça le bouton d'appel, le regard trouble.
— Les
transformations chimiques dues à l'action de l'air
sur le miel sécrété font qu'il perd rapidement sa teneur
en acide lactique, je dirais une douzaine d'heures.
Passé ce délai, le miel, puisque sans acide, ne séduit
pas plus les moustiques qu'une gousse d'ail. Donc,
si votre type s'est effectivement servi de miel pour
attirer les anophèles, soyez sûr qu'il l'a directement prélevé sur la ruche,
au jour le jour...
En
effet, une piste s'ouvrait. Mais elle renforçait l'horreur
de ce qu'était vraiment l'assassin. Un monstre.
Car il ne se contentait pas de tuer. Il poussait la
perfection de ses crimes au plus infime détail, il les travaillait,
les peaufinait, comme de véritables œuvres d'art.
Et il
composait, avec la mort... une toile de maître...
Chapitre onze
Le soleil entamait sa paresseuse descente vers l'ouest,
tremblant dans les transparences de pollution.
Je venais de croupir deux heures dans les bouchons, écrasé
par la morsure des gaz, trempé au point de pouvoir tordre ma chemise. Mon
estomac hurlait de faim, ma
gorge flambait. Mon corps tout entier ressemblait à une
torche furieuse.
Une terrasse, enfin. Je m'offris des tomates à la mozzarella
rehaussées d'un verre de chianti, avec, pour unique
vue, le cadre idyllique des trottoirs noirs de monde.
Puis, d'un pas tranquille, je remontai la longue chevelure
grise de la Seine, direction le Quai des Orfèvres.
Del Piero m'attendait au creux de sa tanière pour un topo.
Vingt heures trente, la journée commençait.
La flic semblait, elle aussi, accablée par la brûlure des
degrés. Malgré l'acharnement du ventilateur, son corsage
n'avait su chasser les larges auréoles nichées sous
ses aisselles. Son visage portait la fatigue des journées
trop lourdes, ses ridules de jeune quadragénaire sans doute amplifiées par les
tracas de ces longues heures blanches.
Elle m'adressa un sourire, mais ce sourire-là avait tout de
la politesse forcée.
— Installez-vous,
commissaire, je vous en prie...
Elle
rabattit le capot de son ordinateur portable et
débrancha
la batterie d'un mouvement las.
— Sale,
très sale journée...
Elle
accorda un rapide coup d'œil à la serpillière qui me servait
de chemise, un sourcil légèrement rehaussé.
—
Tout d'abord, je tenais à vous féliciter pour le coup du
miel de ruche. J'ai immédiatement branché Sibersky
sur le sujet. Les apiculteurs ne doivent pas courir
les rues dans la région.
—
Je n'ai fait que mettre à profit les informations dont
nous disposions. C'est cette... Calypso Bras qui m'a
ouvert la voie.
Elle
acquiesça et posa une main sur son ventre.
— Vous le
prenez comment... cette chose, en nous ?
Je
fermai légèrement les yeux, la peau caressée par
l'air
lourd du ventilo.
—
Pas terrible... Le tueur nous a touchés en profondeur. Un véritable
coup de poignard, une hémorragie interne.
Un coup... autant habile que subtil...
Del
Piero palpait ses flancs à divers endroits, les pupilles
portées vers nulle part. Des lanières de lumière chahutaient
le cuivre de sa chevelure. Dans les tons orangés
du couchant, avec ses mèches d'une humidité raffinée,
les hommes devaient la trouver belle.
—
Vous ne pouvez imaginer à quel point ça me répugne,
confia-t-elle entre deux grimaces. Je pense que
c'est une sensation pire pour nous, les femmes. Je me
sens... souillée... presque violée...
Violée...
Le mot explosa dans ma tête. Violée de l'intérieur...
Elle
porta une cigarette tremblante à sa bouche et m'en
proposa une, que j'acceptai. Puis elle resta sans réaction,
un peu ailleurs.
— Ça va
aller ? fls-je en lui allumant sa clope.
Elle se
raidit soudain.
— Oui,
oui ! Il n'y a aucun problème.
Elle
désigna le téléphone.
—
Le labo a promis d'appeler dans la soirée. Nous saurons
bientôt si ces anophèles sont résistants ou pas. Une
méchante torture mentale. Je ne sais pas comment je
réagirais si... je veux dire...
— Faites
comme moi, évitez d'y penser...
Elle
opina, entassant des dossiers déjà entassés.
—
Bon ! L'autopsie d'Olivier Tisserand à présent... J'y ai
assisté, en partie...
Son nez
se plissa.
—
... J'en ai vu, des autopsies, mais de ce style ! On atteint
le summum de l'horreur.
Sa voix
avait perdu son grain agressif de la matinée. Nous
étions là, comme deux galets sur une plage, indifférents l'un à l'autre et
pourtant rapprochés par les circonstances. Cette journée trop chaude nous
avait vidés de toute envie d'entrer en conflit.
— Paludisme
? me hasardai-je.
Elle
secoua la tête, avec cette belle moue des nouveau-nés.
— Si ce
ne pouvait être que ça...
— C'est-à-dire
?
—
Le mari Tisserand présentait une longue plaie en forme
de faux, sur le pectoral gauche. Provoquée par un
instrument tranchant, genre scalpel, puis recousue de
façon artisanale, au fil à soie. Van de Veld a estimé la
cicatrisation à une dizaine de jours.
Des
rubans de fumée serpentèrent entre nos deux visages,
grisant nos mines blêmes.
— Torture
? soufflai-je dans un nuage flou.
—
C'est un mot encore trop doux. Il n'y a rien pour définir
ça. Voyez par vous-même...
Elle me
tendit des clichés. Le chianti remonta jusque dans ma
gorge.
— Ça
ressemble à...
— Quand
Van de Veld a incisé... ça grouillait, des milliers
de larves pas plus grosses que des puces, enfoncées
dans la peau comme autant de forets... Elles se
dirigeaient vers une destination commune...
Je
fronçai les sourcils, les yeux rivés sur les gros plans
de ces asticots répugnants.
— Le cœur
?
— Exactement.
D'après l'entomologiste du labo, il s'agit
de larves de Lucilies bouchères. Des
mouches d'Amérique centrale, qui pondent
dans les plaies ou les oreilles.
Leurs larves se nourrissent de chair, creusant des
sillons internes dans les corps de leurs hôtes. Après une
dizaine de jours, elles atteignent un organe vital. Cœur,
cerveau, foie. Une seule issue...
— La
mort...
— Oui,
précédée de souffrances abominables. Je vous
laisse imaginer ce que Tisserand a dû endurer. En définitive,
vous avez abrégé son calvaire...
Mon
diaphragme priva mes poumons d'air. Je toussotai et finis par écraser ma
cigarette violemment.
— Ce
n'est pas tout, ajouta-t-elle encore. Ce pauvre type a
été roué de coups. De l'extérieur, les ecchymoses ne sont plus visibles, parce
que supérieures à dix jours,
mais les structures tissulaires de nombreux muscles
étaient sérieusement abîmées. Jambes, bras, dos,
poitrine... La forme très localisée des lésions laisse présager
qu'il a été battu avec un objet contondant, genre
bâton ou matraque.
Je fis
crisser les poils de mon bouc. Del Piero rejeta sa
longue chevelure vers l'arrière, dévoilant le doux vallon
de ses épaules, et demanda :
— Pourquoi
s'est-il acharné sur l'homme sans toucher à la femme ? Il l'avait nettoyée,
parfumée, rasée au sexe
sans même la violer. L'absence de piqûres,
1 A r\
quand
nous l'avons découverte, prouve qu'il ne s'en servait
plus pour infecter ses moustiques... Alors, pourquoi l'avoir gardée en vie
jusqu'au bout ? Eclairez- moi,
commissaire. Il paraît que vous excellez dans ce domaine-là...
Mon
interlocutrice me dévisageait.
—
Il voulait accompagner cette femme jusqu'à sa fin, la
remettre entre les mains du Seigneur pour qu'il décide.
Il l'a emmenée au purgatoire...
— Le
purgatoire ?
—
Le lieu du jugement. Le choix du Paradis ou de l'Enfer.
D'après l'une de mes connaissances, Paul Legendre,
le tueur aurait tiré son inspiration de l'Apocalypse selon saint Jean pour
rédiger son message. Une Courtisane
représente une Eglise corrompue, qui s'éloigne
de la voie droite des Ecritures. Mais ce mot, Courtisane,
désigne aussi Viviane Tisserand. L'amalgame est peut-être osé, mais je crois
qu'aux yeux de notre
assassin, cette femme était corrompue ou fautive. Voilà
pourquoi il l'a lavée avant sa mort. 111'a préparée à cette
rencontre avec le Seigneur, sans pour autant la punir
de ses propres mains. Et elle est morte... d'elle- même...
Del Piero semblait happée par mes conclusions. Derrière le
grain sombre de ses pupilles, elle me fixait avec une
intensité presque féline.
—
Mais... comment aurait-il pu savoir qu'il ne restait à Tisserand que
quelques heures à vivre ?
—
Il ne savait pas ou pas précisément. Le fait qu'elle
ait succombé à ce moment-là a dû renforcer ses croyances,
en coïncidant à la perfection avec ses convictions.
A ses yeux, c'est Dieu qui a jugé et rappelé cette femme, pas lui.
Del Piero pressait ses paumes de mains sous son menton.
— Et pour
le mari ?
—
Selon Legendre, quand notre meurtrier parle à'abîme et
à'onde qui devient rouge, il fait référence à Satan,
jeté dans un puits de lave par ses propres disciples. Pour la Bête, il n'y a pas de pardon possible, pas de
confessionnal. La mort brutale est la seule issue...
Le parallèle avec Olivier Tisserand, mort dans une
fosse, est ici évident.
J'écrasai
mon index sur le bureau.
—
Ce salaud n'a pas frappé au hasard. Un lien suffisamment fort
l'unissait aux Tisserand pour qu'il en arrive
à de tels extrêmes. Il leur a consacré du temps, de la
patience, il s'est creusé la tête pour élaborer un scénario
diabolique. Pensez au message, inaccessible, au mal
qu'il s'est donné pour descendre Tisserand par trente
mètres de fond. Il les a tous deux souillés de l'intérieur, avec les insectes.
Vous parliez d'un viol, vous aviez
tout à fait raison. Il les a violés, avec la froide maîtrise
du bourreau, de l'exécuteur. Un viol organique, spirituel. La chair, l'esprit.
Pensez aussi à Viviane,
ligotée, rasée, forcée d'ingurgiter du miel et assaillie
de piqûres. Imaginez un seul instant le supplice de son mari. L'incision à
vif, la ponte des mouches,
ces larves qui lui rongent les entrailles. Torture physique, torture morale.
Quant à Maria...
La
commissaire eut une expression de dégoût.
— Vous...
la croyez toujours en vie ?
—
Il n'a pas épargné les parents, il n'épargnera pas la
fille. Tout est une question de temps. Dans sa prose, il ne
parle que des deux Moitiés, Maria
n'est pas concernée et pourtant, il la
retient. Elle tient un rôle précis
dans son parcours. Un rôle personnel, qu'il ne veut
pas partager...
Les idées affluaient, des images m'aveuglaient. Del Piero
ne décrochait plus ses yeux de mes lèvres.
—
Notre pisteur suit un but et veut que nous l'accompagnions. Pour ça, il
a utilisé deux moyens. Le message,
avec ses énigmes, et les moustiques. En nous contaminant,
il nous mêle à son histoire, nous implique.
Nous faisons partie de son plan. Il cherche à nous
montrer quelque chose. Peut-être par l'intermédiaire de ces sept papillons, à
chaque fois proches du lieu du
crime. Nous devons en saisir le sens, si nous voulons
avancer.
Del Piero chiffonna une boule de papier, de rage.
—
Le sens de quoi ? On se retrouve avec deux cadavres
et une personne disparue, qu'y a-t-il à comprendre
?
—
Le sept est un chiffre très puissant, un symbole du
renouveau. Les papillons font penser à la résurrection. Viviane a été tuée
dans une église. Tout nous porte
à... une espèce de renaissance. Quel en est le sens ?
Je l'ignore. Mais ayez toujours ceci en tête : aux yeux de
notre tueur, Viviane Tisserand est corrompue et son
mari représente le diable. Il considère leur mort non pas
comme un acte criminel, mais comme... une forme
de justice. Par cette action, il nous signale qu'il...
renaît...
Je me levai.
—
La personne que nous traquons est en grande forme
physique et mûre spirituellement. Ce qui nous conduit
à un âge compris entre vingt et quarante-cinq ans.
Nous recherchons un homme costaud, capable de dominer
une personne de la corpulence d'Olivier Tisserand, d'escalader des échafaudages
ou de descendre par trente
mètres de fond, maîtrisant les techniques de plongée.
Célibataire, sans doute, habitant un endroit isolé
pour y retenir trois adultes. Il a lardé de coups de couteau
les figures des posters de vedettes américaines, il
avait bandé les yeux de Viviane. Le regard que posent
les autres sur lui le dérange. Peut-être présente - t-il un
défaut physique, un problème au visage. Ou alors
il a honte de ses agissements. Il est organisé, minutieux,
doit fréquenter les bibliothèques et se passionne pour les insectes. Il élève
des papillons, parmi lesquels
des sphinx têtes de mort. Est-il abonné à des revues
? Calypso Bras m'a aussi parlé de bourses aux insectes,
ça doit valoir le coup d'investiguer.
Les
lèvres de la commissaire, légèrement écartées, soufflaient
une forme de sollicitude.
— Notons,
finalement, l'aspect religieux. La complexité de son texte, cette connaissance
approfondie des finesses
catholiques, le choix du lieu pour nous présenter sa
victime. Aussi incroyable que cela puisse paraître,
cet homme croit en Dieu. Ses actes, soyez-en persuadée,
lui paraissent... justes, ce qui complexifie largement
notre travail. Pourquoi ? Parce qu'il se comporte
tout simplement comme vous et moi. Il est le
banquier, le facteur, le manutentionnaire... Veillez aussi à
recenser les clubs de plongée. Il y est sans doute
inscrit...
Des
rideaux d'obscurité éteignaient lentement nos faces.
La nuit dévalait avec ses grandes ombres mouvantes. Je conclus :
— Vous
vouliez mon sentiment... Vous l'avez eu... Désolé
si j'ai été un peu long...
Del
Piero brancha une lampe de bureau.
— Ce que
vous racontez cadre parfaitement avec l'environnement
social des Tisserand. Je dois l'avouer, je
suis... impressionnée.
— Rien de
bien extraordinaire. A mon tour de vous écouter...
Cette
fois, son sourire fleurait l'authenticité.
— Echange
de bons procédés, n'est-ce pas ?
— Collaboration
intelligente, dirons-nous...
Elle
rassembla un tas de feuilles.
— Les
Tisserand se sont mariés en 1970. Ont passé une
bonne partie de leur vie à Grenoble. À l'époque, ils
sont psychothérapeutes dans un hôpital psychiatrique. Ils quittent leur région
en 82 pour Paris, où, après
la naissance de Maria, ils fondent une clinique d'évaluation
de la dangerosité, à Ivry. Une structure spécialisée
dans le traitement des patients violents, ramenés
par les services sociaux ou les établissements de
santé ne possédant pas les installations adéquates. Les
stagiaires, âgés de dix-huit à une quarantaine d'années, y séjournent
quatre-vingt-dix jours, encadrés de psychologues,
infirmiers, personnel compétent. Une dernière
chance avant l'aller simple pour un hôpital psychiatrique
ou la pri...
Subitement,
elle se plia en deux et disparut en quatrième vitesse, avant de réapparaître
avec un visage plus
léger.
— Effets
secondaires sans conséquences, prétendait Diamond,
mon cul ! Mon estomac n'arrête pas de gargouiller. Je ne tiendrai jamais comme
ça un mois.
Mes
lèvres formèrent un ersatz de risette. Derrière ses
airs de totem inébranlable, cette femme me plaisait de plus
en plus. La chaleur suffocante lissait son corsage d'une transparence
discrète, un voile de sueur éclairait
ses formes cachées.
— Il
faudra bien, pourtant. Revenons-en aux Tisserand, s'il vous plaît...
— Euh...
Oui. Ils ont dû déménager à plusieurs reprises.
Vitres cassées, voiture taguée, agressions verbales et écrites. Dernièrement,
le mari s'était fait attaquer par un type de vingt-six ans. Le frère d'un des stagiaires... Bref,
ce vaste merdier cadre avec vos propos. À l'évidence, il se cache là-derrière
une sombre histoire de vengeance.
—
C'est aussi mon avis, mais une vengeance très élaborée,
qui implique aussi leur fille... Plus concrètement... J'avais demandé à
Sibersky d'interroger les ouvriers
qui ont rénové l'église...
—
Sans résultat. Aucun d'eux ne se souvient avoir remarqué
le message de la colonne. D'après le chef de chantier,
vu la dureté du béton et la profondeur des lettres,
il a fallu au moins trois ou quatre heures pour inscrire
l'avertissement. On a affaire à un acharné de la belle
ouvrage, mais ça, vous l'aviez deviné...
—
Et l'enquête de proximité ? On a pu interroger des
témoins ? Qui s'occupe d'établir la liste des adeptes
de la messe ? Il faudrait...
Del
Piero claqua des mains.
—
Stop, commissaire ! Je connais le métier un minimum, quand même ! A
Lyon aussi, les criminels existent. Ces points sont en cours, les informations remontent.
Nous ne négligerons aucune piste.
Je
m'appuyai sur le bureau, mains bien à plat.
— Quels
axes de recherches privilégiez-vous ?
—
La clinique et la filière insectes. On va
se procurer les dossiers médicaux des patients, procéder à des recoupements
géographiques, notamment avec Issy- les-Moulineaux.
Nous disposons aussi d'empreintes digitales
et génétiques, relevées dans le confessionnal.
Je nous
allumai une dernière cigarette.
— Vous me
placez sur quoi ?
Elle
agita la bouche de droite à gauche, soufflant la fumée
par le nez.
— Bureau
ou terrain ?
— A votre
avis ?
—
Vous avez visité le P3. Les insectes, ça vous botte?
— J'ai le
choix ?
Elle
haussa les épaules, fixant une énième fois le téléphone
muet.
—
Contactez l'entomologiste pour les
Lucilies bouchères. Rapprochez-vous des douanes, des
aéroports, voyez comment sont introduites de
telles bestioles sur notre
territoire. Fourrez le nez dans ces marchés, ces boutiques
spécialisées. Et, aussi, trouvez la source du miel...
Où se le procure-t-il ? Bougez, commissaire, je sais
que vous adorez ça ! La rue et les monstres qui la peuplent
sont à vous... Mais, cette fois, rendez-moi des topos
réguliers et respectez les procédures ! Je n'admettrai aucun écart des gars de
mon équipe, aussi bons soient-ils...
Et...
Elle
dévia son regard vers ses feuilles.
—
... Vous êtes très bon, commissaire... Nos bases sont
solides, j'ai confiance...
—
Pas moi. Une fille de dix-neuf ans croupit quelque
part. Des anophèles infectés traînent par milliers, prêts à frapper si ce
n'est déjà en cours. Le message parle de fléau, de déluge. J'ai le sentiment
que ce merdier ne fait que commencer.
Et, alors que je me levais, que les spectres de la nuit dévoraient
les rouges du crépuscule, retentirent de longues
sonneries lancinantes, que la commissaire se décida
à interrompre après une ample expiration.
— Le
laboratoire...
Il m'arrivait d'avoir des mauvais pressentiments. Mais
jamais d'une telle intensité...
Chapitre douze
Eloïse
t'appelle encore, Franck. C'est de plus en plus
difficile de supporter ses pleurs. Sans cesse, elle me répète
que c 'est de ma faute.
Non, c
'est de la mienne, ma chérie. J'aurais dû veiller sur vous. Tout est si...
douloureux pour moi... J'aimerais tant être près de vous. Rien n'a plus de
sens ici...
Il fait
noir et froid autour de nous. Pourquoi c'est comme ça
? Qu 'est-ce qui se passe, Franck ? Avons- nous fait
le mal ? J'ai froid... J'ai froid... Il... Il y a comme des
présences, autour de nous. Des... Seigneur !
Suzanne ! Qu 'est-ce qui vous arrive ? Suzanne !
Un hurlement. Noir. De l'eau, partout. Ma sueur. Des
halètements. Les trains. Bolides en fusion qui s'arrachaient les entrailles.
Au creux de l'obscurité, tous mes
membres tremblaient, endeuillés de froid. Un cauchemar...
La voix
jaillit.
— Mon
Franck ! Qu'est-ce que tu as ?
Une balle dans ma poitrine. Cette voix... Non ! Pas possible
! Je palpai l'interrupteur. Elle se dressait devant
mon lit, en robe de chambre, les mains le long du
corps. La petite au livre de Fantômette. Ses
yeux brillaient d'une lueur argentée, ses
cheveux, impeccablement coiffés, ruisselaient sur ses épaules. Elle s'approcha
encore.
— Tu vas
mourir ?
Je
protégeai mes pupilles de la lumière aveuglante. Ma
montre. Trois heures du matin... Ce terrible rêve, à la
saveur du réel. Suzanne en danger. Des présences, autour
d'elle et Eloïse... Je secouai la tête.
— Qu...
Quoi ?
— La
maladie, dans ton ventre. Elle va te tuer ?
La
morsure du sel, sur les rétines. Les perles qui
gouttent
du front.
— Comment
es-tu...
...
Entrée... J'avais laissé la porte déverrouillée, avec la
volonté secrète de la voir apparaître, pour que, chose impossible,
elle m'accompagne jusqu'à ce que je m'endorme. Et là, elle surgissait des
ténèbres, au cœur des rails,
aussi raide qu'un santon de crèche. Je coupai l'alimentation
de mon réseau et m'assis sur le lit, sonné par un
réveil trop brutal. Ma poitrine vibrait sous la cavalcade
de mon cœur.
—
Tu... tu ne peux pas venir la nuit chez moi, comme
ça !
—
Maman est au boulot. J'aime pas rester toute seule.
—
Je... Ta mère... Demain, il faut que j'attrape ta mère.
Ça doit cesser... Que... Que vont penser les gens ?
Imagine ! Imagine un peu si quelqu'un te voit venir
ici ! Je pourrais avoir de gros ennuis !
Elle pointa
un doigt accusateur.
—
C'est toi ! C'est toi qui as laissé ouvert ! Tu m'invites
et maintenant, tu me demandes de partir ?
Je
regroupai mes mains le long de mon caleçon, la tête
baissée.
— Ce
n'est pas ça mais... Tu as une maman. C'est à elle
de s'occuper de toi... Et les enfants ne doivent pas se
promener la nuit ! C'est dangereux !
Elle se
musela, fixe, face à moi. Elle portait de jolies bottines
cirées. Des bottines rouges avec une robe de chambre,
drôle d'idée.
Je
voulus poser une main sur son épaule, mais elle s'écarta,
le visage fermé.
—
Ecoute, murmurai-je. Je vais te raccompagner jusqu'à
ton appartement, d'accord ?
Pas de
réponse. Mais que cherchait cette fichue gamine
? Sa mère m'entendrait, ça oui ! Après un bâillement diabolique, je me
dirigeai vers la cuisine les pieds
traînards. Je percevais ses pas de souris, derrière moi.
Alors que je nous servais du lait, une parole me revint
brusquement à l'esprit.
Je
m'accroupis, lui tendant un verre :
—
Tu as dis que j'étais malade, tout à l'heure. Pourquoi ?
Elle
tourna la tête, refusant le lait.
—
Tu n'as pas arrêté de faire des cauchemars, confia-t-elle.
Tu as beaucoup raconté... C'est quoi, cette
histoire de chêne et de frêne ?
—
Tu m'as... regardé dormir? J'ai parlé du chêne et du
frêne ?
— Oui !
C'est quoi ?
—
Un secret, entre ma femme et moi, que je ne veux
pas partager...
— J'en
sais plus que tu ne le crois.
L'enfant
qui veille sur l'adulte, le monde à l'envers. Que
devais-je y voir ? Tout le symbolisme sur le désordre
de ma vie ? Ou, en définitive, se reflétait-il, dans
ces yeux humides, les faiblesses d'un père déchu ?
—
Personne ne doit savoir que je suis malade, d'accord ? Tu
pourras garder le silence ? J'ai juste été piqué par un
méchant moustique et je vais guérir, parce que je
prends un traitement.
Elle cracha
dans ses mains.
— Juré !
— Très
bien. Maintenant... Descendons chez toi...
Elle
secoua vivement la tête.
— Non,
non ! Pas maintenant ! Je...
Elle
observait partout autour d'elle.
—
... je dois te guérir ! Sinon, tu vas mourir ! Je le sais !
Je
haussai les épaules, bien que lisant sur son visage une
panique incroyable.
—
Mais non, je ne vais pas mourir. Je te l'ai dit. J'ai des
médicaments, tout va bien se passer.
Elle
tournait avec cette impatience rude des félins en
cage.
—
Je sais ! Je sais comment te guérir ! Le sang... Ton
sang qui est malade. Tout va partir de là. Il faut tout
arrêter ! Vite, très vite ! Si on ne fait rien, il se propagera partout en
toi. Il te tuera, il te tuera et tu me laisseras
seule !
Elle
soliloquait, allait, venait, allait encore, dans le mouvement
perpétuel de ces savants fous qui cherchent sans
trouver.
—
Cesse de bouger comme ça, tu vas me rendre dingue
!
—
Tu vas mourir... C'est Eloïse qui l'a dit ! Elle t'appelle,
Franck, elle t'appelle à elle mais je refuse que tu
m'abandonnes ! Tu ne dois pas partir, tu comprends
? Une solution... Une solution... Vite ! Vite !
Le sang... Tout va venir du sang...
La
tornade brune se mit à ouvrir les armoires, la porte
du réfrigérateur, les tiroirs.
—
Mais arrête donc ! Et arrête de prononcer le nom de ma
fille ! Arrête, je t'en prie !
— Le sang
! Le sang malade !
Elle se
jeta sur la lumière, éteignit. Noir complet.
Bruits
de ferraille. Un chuintement. Un souffle. La morsure
de l'acier sur mon bras. La douleur qui me plie en
deux.
Du bruit, sur le sol. Flop, flop. Du liquide poisseux qui
roulait sur mon coude. Je me relevai, lançai mes doigts
vers le mur. L'interrupteur.
Rouge. Rouge partout. Une fente, sur le poignet. Verticale,
entre deux veines. L'œil du flic conclut à une blessure
superficielle. Pas de suture nécessaire. Coup de
chance.
La gamine avait disparu, le couteau à large lame traînait
sur le sol, sanglant de vie. J'enroulai un mouchoir autour
de mon poignet, appuyai de toutes mes forces de
l'autre main.
Et je pleurai, pleurai sans retenue, abattu par ces questions
sans réponse.
Elle m'avait saigné. Pourquoi ? Violence instantanée.
Comportement imprévisible. Peur de la solitude. Livrée
à elle-même, la nuit, le jour. Sans père, mère absente.
Comment ne pas déraper ? Après m'être pansé,
je dévalai au rez-de-chaussée, en furie contre cette
génitrice irresponsable. Porte sept. Fermée.
—
Ouvre, petite ! Ouvre cette porte !
Mais on ne m'ouvrit pas. Je remontai en grommelant, les
poings serrés. La fillette était malade et personne ne s'occupait d'elle. Demain,
la mère affronterait ma
colère.
Chapitre treize
La
lente respiration des loupiotes, au 36, flashs de vivants
perchés sur des dossiers criminels. Dans les
couloirs, des mines ravagées, des yeux bouffis, des forêts
de bâillements.
Cinq
heures du matin. Après l'épisode du couteau, je
n'avais su rappeler le sommeil. Les voix avaient res- surgi
du plus profond de mon être, se voulant apaisantes, réconfortantes. Suzanne me
parlait de plus en plus
souvent, mais dès que je dessinais son visage, dans ma tête,
il n'en jaillissait que cette expression de terreur, imprimée dans leurs
traits à toutes les deux avant que la
voiture ne les fauche... La présence de ces voix tournait
au harcèlement.
Face à
moi, des rapports d'autopsie, d'entomologie, de
toxicologie ; horribles dissections d'existences. Sur le
côté, un pavé sur la malaria, un autre sur les vecteurs de
transmission. Moins de feuillets sur la vie des Tisserand que sur leur mort,
un petit monticule de photos. Clichés
de l'église, du message, gros plan sur des plaies
tiraillées, des larves affairées. Le petit déjeuner d'un
flic, quoi...
Et des
heures qui filent...
— Vous
parlez tout seul maintenant ?
Je
sursautai, les pupilles explosées, puis lançai des regards
perdus autour de moi. Sibersky. Ma montre. Huit
heures trente. Le lieutenant débarquait, rasé de près,
avec, cependant, de profonds cernes qui traînaient une
petite nuit.
— Je...
réfléchissais à voix haute.
Il
désigna mon avant-bras gauche.
— Si
j'avais su le métier aussi dangereux, j'aurais hésité
avant de signer.
— Boîte
de conserve, répliquai-je en caressant la croûte.
— Del
Piero m'a appelé, hier soir... Elle...
— Je
sais, j'étais à ses côtés. Nos anophèles ne sont pas
résistants, et c'est tant mieux. Mais rien n'est gagné.
Rappelle-toi ce que disait Diamond... Alors, les
ruches ?
Il
perdit sa bonne humeur.
— Une
vingtaine d'apiculteurs dans les environs. J'ai
passé mes coups de fil hier soir. Rien de bien concret.
Le gros problème, c'est que bon nombre de personnes
achètent du miel de ruche, impur et non décanté.
Il conserve toute sa teneur en vitamines et sels minéraux,
ainsi que ses vertus d'antiseptique. D'après les
professionnels, il n'y a rien de tel qu'un verre d'urine
et trois cuillères de miel brut chaque matin. Je me
contenterai de les croire.
Il déplia
une carte de la région parisienne, persillée de
points rouges.
— Malheureusement,
c'est la semaine des grandes miellées,
ajouta-t-il. La plupart des apiculteurs ont des journées
surchargées et je n'ai pas pu les contacter. Je réessaierai
dans la matinée.
Je
localisai Issy-les-Moulineaux et constatai deux points
dans un rayon de quinze kilomètres.
—
Verrières-le-Buisson... Sceaux... Tu as pu joindre ceux-là
?
— Non, je
tombe sur un répondeur.
Je me
décollai de mon siège.
—
Laisse tomber, je vais m'en occuper moi-même et
aller sur place. Toi, jette un œil sur Internet, trouve- moi si
on peut se procurer des bestioles un peu spéciales, genre araignées
dangereuses, mantes religieuses, insectes
venimeux, enquête sur les bourses d'échanges et
fouille-moi tout Paris pour savoir où et comment les
passionnés de ces horreurs à pattes se rencontrent. Prends
Sanchez et Madison pour t'aider.
—
On peut aussi se charger des ruches si vous voulez. Vous avez sûrement
d'autres chats à fouetter.
Je
pointai mon index sur la carte.
—
Des églises, il en existe une par ville. Notre assassin
a choisi celle d'Issy parce qu'il la savait en rénovation
et qu'il pouvait passer par une porte annexe pour
élaborer sa mise en scène. Issy fait partie de sa proximité.
Comme par hasard, nous trouvons deux mielleries
à... moins de vingt bornes du lieu du crime.
J'empilai
les différents rapports.
—
La dernière fois que je me suis rendu à Verrières, c'était
avec Suzanne, bien avant la naissance d'Eloïse... J'adore
ce village et j'ai grand besoin de prendre l'air...
Je fermai ma messagerie électronique, éteignis l'écran
de mon ordinateur et pris mes clés de voiture, tout en
ajoutant :
—
Tu as déjà lu des rapports ou des études de cas de criminologie.
Tu sais que les tueurs organisés, et plus particulièrement
ceux à caractère pervers, évitent les virées
inutiles. Très, très longtemps avant d'agir, ils accumulent
la nourriture, ajoutent des verrous à leurs portes,
isolent les pièces. Une sortie représente un danger, une mise à nu. Un voisin
qui vient frapper, les victimes qui soupçonnent l'absence et se mettent à
hurler ou cogner contre les murs, la peur,
aussi, d'avoir négligé
quelque chose. Je me trompe ?
— Non.
C'est exact.
— D'accord...
Calypso Bras, l'un des ingénieurs responsables
du P3, m'a signalé que le miel perdait très rapidement
ses propriétés d'attire-moustiques, qu'il fallait le prélever quotidiennement.
Ce qui implique que notre
homme-insectes a été forcé de quitter sa tanière au
moins une fois par jour. Et donc ?
— Il est
allé au plus proche... Et s'il habite près d'Issy,
il se sera forcément rendu dans l'une de ces deux
mielleries...
Blottie
au pied des coteaux, emmitouflée dans les bras
d'une vallée, Verrières-le-Buisson déroulait ses vieux
remparts et ses allées verdoyantes jusqu'aux eaux
limpides de la Bièvre. C'était la petite Provence parisienne,
aux allures de village moyenâgeux où, sous l'ombrelle
d'une matinée, l'on pouvait oublier le noir de la
gomme et le fracas des klaxons. Après plus de vingt
ans, les rues brassaient toujours les mêmes parfums.
Et là ?
Oh... Suzanne... La petite boutique de poterie où tu
avais acheté ce vase, avec une bosse juste sous l'anse.
Sa marque d'originalité, disais-tu, son défaut charmant.
Ce vase... Qu'est-il devenu ? Des éclats anodins de vie qui, brusquement, grandissent
en feux d'artifice déchirants. Plus le temps nous éloigne, plus votre manque
me brûle, mes amours...
La
miellerie Roy Von Bart dominait le clocher à renfort de collines et de
plateaux. Un joli havre de paix, où les
abeilles n'avaient pour limites que le bleu sombre du ciel
couché sur le bleu-vert des cimes forestières.
Une
clochette éveilla deux grands yeux à mon entrée dans
l'antre de miel.
Une
femme mince à la longue chevelure grise leva la tête
de ses cartons, où elle entassait des pots de verre
vides.
— Madame
Von Bart ?
Elle
puisa une fraîcheur transparente dans un seau, aspergea
son visage lissé de fines rides avant de s'éponger.
— Oui.
Excusez-moi. Je peux vous aider ?
Je lui
exposai la situation. Je recherchais un homme ayant
acheté du miel de ruche, au jour le jour et non traité.
Elle rejeta ses cheveux légèrement humides vers l'arrière,
stimulant des senteurs de fleurs coupées.
— Nous
avons énormément de clients qui...
—
... vous commandent du miel naturel, je sais. Mais
vous allez essayer de faire un effort pour vous souvenir,
parce que cet individu est très certainement impliqué
dans une affaire d'homicide.
Elle
porta ses mains squelettiques sur ses lèvres.
— C'est
pas vrai !
—
Celui dont je vous parle doit avoir entre vingt- cinq et
quarante ans, il est venu régulièrement pendant deux
semaines mais depuis hier ou avant-hier, vous ne le
voyez plus. Il doit être costaud, présente peut-être une
particularité physique, un défaut sur la figure... Ça ne vous
évoque rien ?
Par la
baie vitrée, elle scruta l'étendue du domaine, les
yeux plongés dans le lointain.
—
Une particularité physique, vous dites ? Hum... Quelqu'un
me revient en mémoire, un type très original... Enfin, original n'est pas le
terme exact, disons plutôt...
à part. Avec mon mari, on l'appelait
Vhomme- soleil.
Je la
considérai d'un regard qui en redemandait.
—
L 'homme-soleil ?
Elle
poussa un emballage bien plein dans un angle avant
de revenir à moi.
—
Excusez-moi... Oui, Vhomme-soleil. Voilà
à peu près trois semaines, un bonhomme a
débarqué en tenue d'apiculteur.
Gants, vareuse, pantalons, bottes et même la
coiffe. Il a déclaré vouloir du miel non décanté et de la
propolis, qu'il paierait un bon prix s'il les prélevait lui-même.
—
Quoi ? En tenue d'apiculteur ? Mais ?! Ça ne vous a
pas surprise ?
—
Bien sûr que si ! Vous imaginez bien ! Mais il a expliqué
être allergique au soleil, qu'il ne pouvait pas sortir
de jour sans être couvert des pieds à la tête. Une maladie
orpheline, dont il m'a donné le nom, le... xero- derma
pigment quelque chose. Avais-je des raisons de ne pas
le croire ?
Je ressentis l'impuissance d'une plante verte au fond d'une
cave. Il était venu ici, exposé au grand jour et pourtant
incognito.
— Vous
n'avez donc jamais vu ses traits ?
—
Non, pas le moindre centimètre carré de chair. Je ne pourrais
même pas vous dire s'il était blanc ou noir.
Sous son large front arrondi, elle me jaugea d'un œil
vif.
—
Physiquement, il avait exactement votre corpulence. Environ un mètre
quatre-vingt-cinq chaussé, belle
largeur d'épaules. Un gars solide avec une voix grave,
très grave, à la Ray Charles.
Sur mon carnet, je notai l'essentiel. Ma pointe de stylo
perçait presque le papier. En tenue d'apiculteur ! Le
fumier...
—
Donnez-moi la date exacte de son premier passage.
—
Euh... Je dois posséder les encaissements... Une minute...
Elle effectua quelques opérations informatiques derrière
son comptoir.
—
Voilà les tickets. Environ cinq cents grammes de miel et
trois cents grammes de propolis, tous les jours vers
onze heures depuis le... deux juillet.
J'entourai
la date de rouge sur mon calepin.
— Il vous
a payée en liquide je suppose ?
— Oui.
— Pas
d'adresse, de nom, de traces de son écriture ?
— Absolument
pas.
— La
propolis... Qu'est-ce que c'est ?
Elle
désigna des crèmes, des gélules, alignées sur des
étagères.
—
Un composé résineux que les abeilles récoltent sur les
bourgeons et écorces de certains arbres, auquel elles
apportent leurs propres sécrétions. Elles l'utilisent pour
fortifier la ruche, réparer les fissures, stériliser les alvéoles
avant la ponte de la reine. Chez l'humain, son absorption
sert à renforcer le système immunitaire. Mélangée
avec une préparation à base de plantes, on s'en
sert aussi pour apaiser les rhumatismes. Pure, en pommade
sur la peau, elle aide à une cicatrisation plus rapide
des petits bobos.
— Comme
les boutons de moustiques par exemple ?
—
En effet. Là où une piqûre mettrait cinq jours à disparaître,
il n'en faut plus que deux avec la propolis.
Je
m'approchai des étals, relevant les divers pourcentages et les préconisations
pharmaceutiques.
—
Trois cents grammes par jour, même en application sur tout le corps,
c'est tout de même beaucoup, non ?
—
Enorme ! Car, de manière générale, quelques grammes
suffisent. Mais la propolis se conserve. Peut- être se
constitue-t-il des stocks pour l'hiver ? Ou alors il
tient une boutique ? Qu'est-ce que j'en sais, moi ?
—
Et dans le cas contraire ? S'il la consommait au jour le
jour ? S'il avait à dépenser ces
trois cents grammes ?
Elle
retourna à ses occupations, toujours en me faisant face. Bocaux dans des
cartons.
—
Je ne vois pas. Dans les temps anciens, on en usait à
d'autres desseins, mais c'est d'une époque révolue. Ça ne vaut pas la peine
que...
— Ça
m'intéresse...
Elle se releva et mit ses mains sur ses hanches, comme
si elle avait un point de côté. Une grimace stressa
ses hautes pommettes.
— Excusez-moi...
Une sale douleur lombaire...
— Je vous
en prie... Prenez votre temps.
Elle
s'écrasa sur une chaise en rotin.
—
La... la propolis est connue pour ses propriétés antiseptiques
et anesthésiques très puissantes, supérieures encore à la novocaïne. Au temps
des pharaons, on l'employait pour éviter la
putréfaction et embaumer les
momies. Plus tard, notamment pendant les guerres hivernales,
on la chauffait pour la couler à l'intérieur des
plaies. En refroidissant, elle agissait comme un écran
aseptique qui, en plus d'éviter l'infection, stoppait l'hémorragie. Solution
difficilement applicable l'été,
car au moindre rayon de soleil la propolis fond et le
sang s'échappe du corps...
Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. La propolis...
L'homme-soleil, l'homme-insectes, le tueur quoi, ne s'en
était certainement pas procuré pour protéger son
organisme des bactéries, ni celui de ses victimes d'ailleurs.
Dans quel but, alors ? Accélérer le processus de
disparition des piqûres de moustiques ? Certainement, mais seulement en
partie. Trois cents grammes quotidiens,
c'était trop énorme.
Embaumer... Stopper les hémorragies...
Viviane Tisserand ne présentait aucune blessure, son mari une seule
sur le pectoral, propre et suturée au fil à soie.
Toute la propolis ne leur était pas destinée. Leur fille...
Dans quel but ?
Tout en inscrivant un tas de notes, je poursuivis mon questionnement
:
— Décrivez-moi
sa voiture, le plus précisément possible.
Couleur, type, caractéristiques. Et je vous paie un
caisson de Champagne si vous me donnez sa plaque
d'immatriculation.
Elle
désigna des frondaisons imposantes, par-delà les
baies vitrées.
— Vous en
ferez l'économie, du Champagne. Pas de véhicule.
Il venait à pied, en passant par le petit sentier qui
attaque le bois et donne sur une départementale. Il y a un
parking, à environ cinq cents mètres de l'autre côté.
Il se garait certainement là-bas.
Mes
dents grincèrent. Ce fumier avait su prendre ses précautions.
S'attendait-il à notre visite, tôt ou tard? L'apicultrice
mesura soudain la portée de ses propos : un
criminel, peut-être, au creux de ses ruches. Son visage
blanchit, elle resta un moment sans réaction, les doigts
tremblotants. Je me raclai la voix et ses yeux revinrent
à moi.
— Racontez
tout ce qui vous passe par la tête, ce dont
vous vous rappelez. Son comportement, sa façon de
parler, de se déplacer. Etait-il bavard, plutôt discret ? Semblait-il calme,
nerveux ?
Elle
agita la tête, confuse.
— Je...
je suis désolée, mais nous sommes en pleine période
touristique. J'ai eu énormément de travail avec la
boutique, les grandes miellées. Vous devriez demander tout ça à mon mari. Le
temps de la récolte, ils ont bien dû
discuter de sujets et d'autres...
J'abandonnai
une carte de visite sur le comptoir.
— Très
bien, mais dans tous les cas comprenez bien que la
police va vous solliciter très prochainement.
Elle se
gorgea d'air.
— Manquait
plus que ça...
Elle me
fit traverser l'arrière-boutique, déverrouilla une
porte qui donnait sur un arc-en-ciel de fleurs, plusieurs hectares cloisonnés
par des murs de grillage.
— Vous
allez enfiler cette tenue et une coiffe tressée, dit-elle en désignant un
ensemble blanc crème plié sur une
table. Suivez ce sentier, vous trouverez les ruchers
à deux cents mètres et probablement mon époux.
Les butineuses sont en plein travail, ne les perturbez pas avec de grands
gestes ou elles deviendront agressives.
Elle
remplit une jarre en terre d'eau du robinet.
— Buvez
un bon coup avant de partir. Une fois comprimé
dans vos protections, vous allez mourir de chaud.
Et, une fois sur place, je vous déconseille vivement de les enlever...
Après
que j'eus enfilé ma combinaison d'homme de l'espace,
elle me lança, un poing sur les lèvres :
— Votre
carrure... Il avait exactement votre carrure ! Ainsi habillé, rien ne vous
différencie de celui que vous
recherchez...
Je
m'enfonçai dans des tourelles de buissons, des entrelacs
de fougères et de fleurs à hautes tiges. Sur tous
les fronts les abeilles s'affairaient, leurs thorax crevant
de pollen.
Au bout
de ces verdures exacerbées, l'espace se craqua, dévoilant un alignement de
ruches noires de vie. Une
ville volante palpitait sous le soleil, peuplée de mini-torpilles
brun et jaune qui fusaient de buildings aux
fenêtres en alvéoles. Un cosmonaute, penché sur l'une
d'elles, propulsait une épaisse fumée au cœur de la cité
paniquée. Il se figea en m'apercevant, regarda sa
montre avant de me faire des signes de la main.
— Vous
êtes en avance ! Je vous ai attendu, hier ! J'ai
une belle ruche pour vous. Du miel tout neuf !
Des
gouttes salées enflaient mes sourcils, ma bouche s'asséchait
déjà. Je m'approchai légèrement, sans décrocher
un mot. La face de grillage me serra la main et
désigna un cabanon.
— Ecoutez,
murmura-t-il, je vais vous rendre vos petites
choses. C'est très gentil de votre part mais... je n'en
n'ai pas besoin, c'est trop risqué et... malhonnête.
Bal
masqué. Il me prenait pour l'autre. Entrant dans le jeu,
je haussai les épaules et écartai mes mains gantées, d'un air de dire :
pourquoi ? Des insectes au dard puissant
s'agglutinaient sur la grille, à quelques centimètres de mon nez. Je dus me
mordre la langue pour ne pas
hurler.
— Si je
fais ça, ils... ils finiront par se douter et comprendre
que ça vient de moi, confia l'homme sur le ton
du secret. Non, non, je ne peux pas... Désolé, je ne veux
pas de ces horreurs ici, alors rembarquez-les ou je
m'en débarrasse...
Le type
était aussi nerveux que ses abeilles. Il racla avec
une bande de caoutchouc les aiguillons enfoncés dans sa
main et m'invita à le suivre dans la cabane, où grognait
une chaleur de fournaise. Des chardons ardents
brûlaient dans ma gorge.
L'homme
ôta sa coiffe et dévoila une figure de cratères. Le feu l'avait rongé dans le
cou et jusqu'à la pointe
du menton, y imprimant un sillon cruel.
Il
plongea ses mains dans un seau d'eau, les porta sur son
visage tourmenté et indiqua une bâche de plastique opaque.
— Ils
sont là-dessous. Reprenez-les, répéta-t-il.
Il se
tenait à l'écart, avec cet air anéanti des bêtes acculées.
De quoi avait-il peur ? Je me soutins à une poutre
de bois, à hauteur d'homme. Ma vision se troublait, mon corps tout entier se
déchirait en lambeaux d'eau.
Après deux ou trois inspirations, je m'avançai prudemment
et, du bout, mais vraiment du bout des doigts,
levai la toile plastifiée.
Je
m'attendais à Goliath, je dévoilai David. Deux scarabées
pitoyables tentaient d'escalader les parois de verre
d'un bocal fermé. Impossible de simuler plus longtemps,
j'allais crever, étouffé, décomposé. J'ôtai mes
protections, repris une seconde mes esprits et brandis ma carte de police.
—
Main... maintenant, vous allez me raconter... à quoi...
rime tout ce bordel !
Von Bart en lâcha sa coiffe sur le sol. Sa bouche s'ouvrit,
immense puits d'incompréhension.
—
Vous... Vous étiez flic? Depuis le début? Mais...
Qu'est-ce que ça veut dire ? J'ai rien fait !
Il était perdu, en miettes. Ses joues vibraient. Je montrai
les coléoptères.
— Qui
vous a donné ça ?
Lorsqu'il comprit qu'il n'avait pas affaire à la même personne,
sa poitrine se relâcha. Il me resservit le même
discours que sa femme. Le type en tenue d'apiculteur, atteint d'une allergie
au soleil, n'ayant jamais ôté sa
tenue. La collecte journalière du miel et de la propolis.
—
J'ai l'impression de détenir une bombe, fit Von Bart.
Incroyable que ces cochonneries existent.
Il
parlait avec dégoût.
— Expliquez
!
—
Ce sont des petits scarabées de la ruche, de redoutables
parasites dont moi-même j'ignorais l'existence. Ils se reproduisent à une
vitesse folle, leurs larves
tuent le couvain d'abeilles, se nourrissent de pollen, de miel et des œufs de
la reine. Les adultes sont capables
de traquer les essaims sur plusieurs kilomètres, ils colonisent les ruches et
les détruisent en moins
d'un mois. Un véritable carnage.
Je me penchai vers le pot et me redressai aussitôt lorsque
ma tête partit une première fois à la renverse.
—
Dans... dans quelle région... vivent-ils ? bégayai- je, une
main sur mon front brûlant.
—
Quel pays, vous voulez dire ! On ne les trouve qu'au
fin fond de l'Afrique et en Australie ! Je ne sais pas
comment ce gus se les est procurés, mais la réalité est
bien là.
Je nageais dans ma sueur. Des mouches bourdonnaient dans
mes oreilles, noircissaient mes rétines. La chaleur
m'écrasait si fort que je dus ôter ma vareuse précipitamment
et m'asseoir sur un coin de table.
— Excu...
sez-moi un... instant...
Je m'appuyai sur mes cuisses, inspirai, expirai. Inspire,
expire. Une claque liquide me percuta le visage.
—
Vous n'avez pas l'air bien, fit Von Bart après m'avoir
versé un torrent d'eau sur la tête.
— Ça...
ça... va aller...
Je me relevai, chancelant. Les scarabées... Les parasites...
L'Afrique...
— Qu'auriez-vous
pu faire de ces... bestioles ?
L'apiculteur
s'approcha d'une fenêtre et décrivit une
arabesque
avec son bras.
—
Tuer la concurrence, commissaire. La miellerie de
Sceaux possède deux fois plus de ruchers que nous, ce qui
lui permet de proposer des tarifs plus attractifs sur
tous ses produits. Cire, miel, propolis, gelée royale. Une
exploitation apicole est une entreprise très fragile. Les
conditions météo, les parasites comme le varroa ne nous
facilitent pas la tâche. La survie est difficile.
— Que...
savez-vous de cet individu ?
—
J'ai... sympathisé avec lui. Il s'y connaissait comme
personne, m'a sorti des trucs que je n'avais jamais
entendus de ma vie. Il m'a longuement causé des
abeilles tueuses d'Afrique, leur capacité à décimer n'importe
quel troupeau en moins d'une heure. C'était...
effrayant et passionnant, cette manière de tout tourner
vers la mort, la destruction. Il avait l'intime conviction
qu'un jour ou l'autre, les insectes balaieraient l'humanité. Ils sont un
milliard de fois plus nombreux que la totalité des êtres humains, qu'il
disait, rien que la masse des fourmis est
supérieure à celle de tous les
hommes réunis, vous imaginez ? Il me parlait de la multiplication
des araignées, de la violence des poisons, de ces fléaux qui causaient des
pertes immenses.
— Quels
fléaux ?
—
Le paludisme, les invasions de criquets, les pucerons.
— Les...
pucerons ?
—
Toutes ces espèces disposent d'une arme difficile à
vaincre : leur ahurissante fécondité. Les pucerons, en plus
d'être les plus gros pondeurs, sont parthénogéné- tiques,
leurs femelles n'ont pas besoin de fécondation. Alors
elles pondent, sans cesse. Leurs jeunes, après quelques
jours seulement, pondent à leur tour et ainsi de
suite. Nous entrons dans le monde terrifiant des progressions géométriques ;
seuls leurs prédateurs naturels, les fourmis, réussissent à les vaincre. Sans
elles, l'humanité aurait été anéantie
depuis longtemps... Or les
hommes cherchent à éradiquer les fourmis, et les pucerons
résistent de plus en plus aux insecticides. L'équilibre
est en train de se rompre, ce gars en était parfaitement
conscient.
Il me proposa une bouteille d'eau. Je le remerciai d'un
hochement de menton avant d'engloutir plusieurs gorgées.
— Continuez,
s'il vous plaît...
—
De là, il en est venu à me parler de ces scarabées, de leur
incroyable pouvoir destructeur. Il m'a confié pouvoir
se les procurer quand il voulait, il suffisait que je les
lui commande. Pourquoi m'a-t-il branché sur ce sujet ?
Mystère... Toujours est-il que le dernier jour où je l'ai
vu, il me les a ramenés en m'annonçant, de cette même
voix grave, étouffée : Cadeau. Posez-les à proximité
d'une ruche. Ils feront le reste...
Ses
dents grincèrent, cercle blanc au cœur d'un visage
de flammes. Il s'empara du bocal, l'ouvrit, le bourra
d'un chiffon, s'apprêtant à en écraser les locataires.
— Non...
Ne... touchez plus à rien ici ! ordonnai-je en
tendant la paume. Des... policiers vont venir... pour...
des relevés... Vous... allez répéter tout ça devant...
un officier...
Je me
pris la tête dans les mains, tandis qu'il ajoutait
:
—
Je n'en reviens toujours pas... Deux petites bêtes, capables
de décimer des milliers d'abeilles et le travail de
toute une vie... Votre mec... à l'entendre parler, je peux
vous garantir qu'il croyait réellement en sa théorie... un sacré fanatique...
Chapitre quatorze
Après ma visite chez Von Bart, je rapportai l'histoire à Del
Piero qui, immédiatement, dépêcha des équipes sur
place. De son côté, elle exigea mon retour au 36, où m'attendaient
deux types au sujet de l'affaire Patrick Chartreux.
Le feu d'artifice commençait.
D'abord un gars de l'IGS. Pas la mine de l'emploi, le
loustic. Fin comme une allumette. Mais un tueur de première.
Questions fusantes, regard perçant. Un détecteur de mensonges sur pattes.
Alors je me contentai de lui
raconter la vérité, omettant mon petit détour par Saint-Malo.
Après tout, je n'avais passé là-bas qu'une demi-journée,
sur le chemin du retour... Rien de prémédité. J'étais tombé sur Chartreux par
le plus grand hasard, je l'avais tabassé. Pas de
quoi fouetter un chat...
Le pire, c'était l'autre. Le psy. Une belle vacherie de Leclerc,
qui voulait s'assurer de l'équilibre de ma santé mentale.
Ça n'avait pas duré plus d'un quart d'heure, me
semblait-il. Un quart d'heure pendant lequel je n'avais
pas ouvert la bouche. On répond aux cons par le
silence...
Je sortis de là un poil énervé, pour ne pas dire carrément
en rage.
Sibersky ne me laissa pas le temps de regagner mon bureau,
se faufilant devant moi pour me bloquer le passage.
—
Vous m'aviez demandé des recherches sur les insectes.
Il n'existe pas de boutiques qui en vendent à proprement
parler. Les seuls établissements dans ce domaine
sont les magasins de terrariophilie. Reptiles, amphibiens,
sauriens, invertébrés, comme la mygale...
— Ça, je
le savais déjà. Quoi d'autre ?
—
A une cinquantaine de bornes d'ici, on trouve le CARAT,
le Centre d'Acclimatation et de Reproduction d'Animaux Tropicaux. Une ferme
d'élevage spécialisée dans la reproduction de reptiles, d'insectes et d'arachnides,
vendus ensuite à des particuliers, laboratoires ou facultés de science. Suivi
de près par les services de santé, avec des contrôles très stricts. Caméras, comptage
quotidien des spécimens, fécondations limitées. D'après moi, la faille ne
vient pas de là.
J'allumai une cigarette entre mes doigts tremblants. La
première bouffée tapissa ma gorge d'un velours désiré.
Saloperie de drogue.
— Et pour
les bourses d'insectes ?
—
Pas grand-chose. Organisées toutes les semaines, un peu
partout dans Paris. Les marchandises vendues sont
légales et inoffensives, des vérifications fréquentes ont lieu. Il existe
aussi un gros volume d'échanges
sur Internet. J'ai fourré le nez dans des forums
publics traitant du sujet. A priori, rien d'irrégu- lier.
Je te cède ma mante religieuse, tu me refiles ton papillon.
Sanchez et Madison creusent plus en profondeur, on ne sait jamais.
Sibersky sortit d'une pochette une petite pile de procès-verbaux.
—
J'ai gardé le meilleur pour la fin. La détention illégale
d'animaux...
—
Accouche !
— Boas,
pythons, lézards, il y en a des mille et des cents,
mais j'ai recensé les cas les plus intéressants dans la
région, ceux les plus proches de... nos aspirations.
Il me
tendit le feuillet du dessus.
— Celui-ci
sort du lot...
— Là, tu
commences à me plaire.
— J'ai
joint l'officier de la police des animaux, chargé
de l'affaire à l'époque. Ça remonte à l'année dernière.
Une femme, hospitalisée suite à de violents accès
de fièvre, des hallucinations, de graves nausées. Les
médecins constatent, sur son mollet, deux trous minuscules...
Sibersky
se pencha sur mon bureau, appuyant sur le
papier.
— Les
examens toxicologiques ont été formels, la vieille
dame avait été piquée dans son appartement par une... malmignatte,
l'une des araignées les plus dangereuses d'Europe, inexistante dans nos
régions ! Immédiatement, la mamy pense à son voisin de palier. Elle l'a
déjà vu entrer avec de petites boîtes bourrées de sauterelles.
Lorsque les flics débarquent chez lui, ils ne trouvent
que des vivariums peuplés en effet de sauterelles, des documents traitant des
insectes, mais rien de plus.
En fouillant les poubelles, au sous-sol, ils découvrent cependant deux souris
mortes, frappées par des poisons
très violents. Après analyses, on conclura à de l'atraxine
et de la robustine, des protéines caractéristiques du venin de
YAtrax robus tus, une aranéide australienne mortelle
pour l'homme !
— Très
très intéressant. Et ça s'est terminé...
— Sans
suite. Le type, Amadore, a nié en bloc. Biologiste, il a prétendu avoir ramené
le duo de cobayes de son
labo. Expérience sur les neurotoxines, qu'il disait. L'enquête
n'est pas allée plus loin, par manque de
1 c
preuves.
Ni la malmignatte, ni VAtrax robustus n'ont été
retrouvés et les lois sur le recel illicite d'animaux n'en
sont qu'à leurs balbutiements... On ne voyait pas réellement
de quoi l'incriminer.
Je
m'enfonçai dans mon fauteuil, l'air satisfait.
— Bon
boulot ! La filière des détentions illégales d'animaux...
Je n'y avais pas pensé...
— Je n'ai
fait que mon job.
— Tu en
connais davantage sur ce... Vincent Ama- dore?
— Un
métier à rallonge, biologiste au laboratoire de zoologie
des arthropodes du muséum d'Histoire naturelle de Paris. Vingt-huit ans,
physique fluet. Il a déménagé depuis cette salade et vit maintenant au nord de Paris,
un hameau du nom de... Rickebourg. Il habite dans un
ancien... pigeonnier...
— Un
pigeonnier ?
— Ouais,
bizarre, mais je n'en sais pas plus... En tout
cas, il est chez lui. J'ai appelé et simulé un faux numéro...
Je
fermai un instant les yeux.
— D'après
ton document, l'incident s'est déroulé en octobre
2003. Passe des coups de fil auprès du muséum,
des collègues d'Amadore, ont-ils eu vent d'un
voyage en Australie ? Mais je crois connaître la réponse.
À mon avis, une personne ou un réseau organisé refile des bestioles
dangereuses dans notre proximité...
Je
claquai des doigts, alors qu'il disparaissait déjà dans le
couloir.
— Attends
! Laisse-moi tous les autres P-V, je vais quand
même y jeter un œil.
— Au
fait, le zig de l'IGS... ça s'est déroulé comment
?
Je lui
envoyai un sourire discret.
— Pas de
soucis...
Une
fois ma porte fermée, je tirai les persiennes, déclenchai
le ventilateur et engloutis trois gobelets d'eau.
Un psy... Oser me coller un psy aux fesses... Leclerc
ne manquait pas d'audace...
J'eus à
peine le temps de baisser les paupières que Del
Piero débarqua sans frapper, le visage déformé par une
détresse d'aliénée.
— Commissaire
! Venez, tout de suite !
—
Quoi ! Quoi encore ? Un autre interrogatoire à la mords-moi
le nœud ?
Elle
plaqua le poing sur la table.
— Venez !
! !
Elle
pivota dans le couloir et me poussa devant elle. La
porte de son bureau, qui jouxtait le mien, était fermée.
—
Ils... ils sont entrés par la fenêtre, il y en a une dizaine
derrière cette porte ! Allez-y et regardez à quoi joue
cette espèce de fumier !
— De quoi
vous parlez ?
— Poussez
cette porte, nom de Dieu ! ! !
J'ouvris
avec prudence et elles me sautèrent au
visage,
cinglantes dans leur blancheur de marbre.
Les
têtes de mort. Elles me frôlèrent avant de fondre sur la
chevelure de Del Piero, qui battait des mains dans
tous les sens.
Les
gros sphinx noirs se mirent alors à crier...
Chapitre quinze
Leclerc
grinçait des dents, ses pieds fustigeaient le plancher
de colère. Il pressait entre ses doigts nerveux un
message, fixé sur le thorax de l'un des lépidoptères.
—
Déluge de papillons, en attendant bientôt le pire... Ce
petit malin joue avec nos nerfs, il cherche à nous
ridiculiser. Jette un œil par la fenêtre !
Dehors,
un bel attroupement. Flashs en tout genre et badauds
ahuris.
—
Un journaliste de Libé a reçu
un coup de fil anonyme, expliqua-t-il, lui demandant de se pointer devant nos
locaux à seize heures précises, afin de voir des papillons
prendre d'assaut les bureaux de la Crim' ! T'imagines
le délire ! Ce téléphone n'arrête pas de sonner ! ! !
—
Notre homme est un original. Mais s'il avait voulu
parler des anophèles et du paludisme à la presse, il ne
s'en serait pas privé. Il veut juste nous prouver qu'il a
les cartes en mains. C'est un joueur.
— Un
joueur, oui ! Un putain de joueur !
Del
Piero réapparut brusquement. Son teint avait blêmi.
— Alors ?
envoya Leclerc.
— L'entomologiste
a passé une lampe à ultraviolets
sur la
carrosserie de ma voiture. Elle a révélé de minuscules traces de phéromone.
J'ai dû m'en imprégner au simple
contact avec ma portière. Courbevoix m'a fait une
démo. Ces saloperies volantes se précipitaient sur tout ce
que je touchais, même après m'être lavé les mains !
Leclerc
s'enfonça dans son fauteuil.
—
D'accord, d'accord, d'accord... Bon... Vous êtes en
train de m'expliquer que ce fumier a pu lâcher n'importe où ses papillons et
qu'ils vous auraient retrouvée rien
qu'avec... le flair ?
—
Tout à fait exact. Cette même hormone qui les a attirés
dans le confessionnal, ou dans le local de plongée.
Je
levai les yeux vers Del Piero.
— Comment
aurait-il pu approcher votre véhicule ?
—
De n'importe quelle façon ! Dans les rues de Paris,
à un feu rouge, devant chez moi ou même ici. La phéromone
ne se récolte pas, à proprement parler. Mais laissez
par exemple un morceau de carton plusieurs jours
avec des femelles sphinx et il s'imprégnera de l'hormone.
Il suffit ensuite de frotter ce carton contre un
objet quelconque pour attirer les mâles. Vous voyez ce que
je veux dire ? Ce n'est pas comme si l'assassin cassait
une vitre. C'est un geste totalement anodin...
Le
divisionnaire ne tenait plus en place.
Il se pencha à nouveau par la fenêtre puis, se retournant,
envoya :
—
L'église d'Issy, la carrière de craie, la maison des
Tisserand, le laboratoire parasitaire... Des chemins bien
balisés, où il savait que nous nous rendrions. Peut- être
a-t-il agi dans ces moments-là. Un peu de cette cochonnerie
sur l'une de nos voitures et hop ! Le tour est
joué !
Del Piero haussa les sourcils en fixant le message, alors
que Leclerc embrayait sur un autre sujet.
— Bon !
Et les dossiers médicaux des patients des Tisserand
? Cette clinique de la dangerosité où ils bossaient ? Ça donne quoi ?
— Trois
gardes à vue pour le moment, trois alibis vérifiés.
Aucune piste négligée. Plus d'une dizaine d'inspecteurs
planchent là-dessus, jour et nuit. La description succincte fournie par le
commissaire Sharko, dans
les un mètre quatre-vingt-cinq, large corpulence, voix
très grave, va franchement accélérer le processus. Si le
meurtrier se cache dans ces parages, nous le coincerons.
Le
divisionnaire acquiesça.
— Très
bien. Vous veillerez à élargir au maximum les
recherches. Personnel de l'hôpital, famille du personnel, cousins, cousines et
même le labrador du voisin, bien compris ?
— Bien compris,
opina-t-elle.
Le
diable Leclerc s'enfila trois chewing-gums.
— Cette
histoire de fléau est à prendre très au sérieux,
rajouta-t-il. Les services de maladies tropicales de
chaque CHU de la région ont pour directive de signaler
aux autorités sanitaires le moindre cas suspect de
fièvre ou de malaise. Une cellule spéciale a été mise en
place.
Il nous
adressa un regard tendu, d'abord à elle, puis à moi.
Je lui répondis avec la même intensité.
— Il faut
le choper vite, très vite. Je marche sur des charbons
ardents, j'ai des comptes à rendre. Employez tous
les moyens qu'il faudra... Au boulot ! Shark, reste un
instant dans mon bureau...
Il
attendit la fermeture de la porte. Des rides profondes lui barraient le front.
— Tu as
joué à quoi avec le psy ?
— Et vous
?
—
Ecoute ! Je suis sur la corde raide ! On me surveille,
comme on te surveille. On se surveille tous les uns les
autres, c'est comme ça. Ta famille, le palu, ce Tisserand
qui t'a claqué dans les pattes, ça peut faire beaucoup.
Je veux m'assurer que tu es encore apte à mener
une enquête.
—
C'est Del Piero qui dirige l'enquête, pas moi. Vous
oubliez déjà ? Et pour ce qui est de ma santé mentale,
ça va. Merci de vous en soucier.
—
Ta santé mentale, parlons-en. L'inspecteur de l'IGS
m'a fourni un premier bilan de ton entretien. Il n'a
noté aucun signe de panique, ni de tromperie. Tu t'es
bien débrouillé, mais... il a décelé quelque chose dans
tes yeux. Certaines absences, de temps à autre, où, d'après
lui, tu semblais... ailleurs, comme déconnecté. Tu t'en
es rendu compte ?
Je
haussai les épaules.
— Peut-être...
Je suis... un peu fatigué.
Il
pointa mon avant-bras gauche.
— Des
soucis particuliers ?
—
Aucun, répliquai-je en glissant mes doigts sur la blessure.
Une simple boîte de conserve... Alors c'est pour ça
que...
Leclerc
fit craquer sa nuque.
— Tes
doigts tremblent un peu, tu avais remarqué ?
— Je
sais... La chloroquine...
—
Moi, elles ne tremblent pas... Nous sommes tous éprouvés,
nos vies ne sont pas simples, il fait chaud à crever
et ce traitement antipaludique ne nous aide en rien.
Mais... certains... remontants ne peuvent qu'aggraver les choses.
Je
levai un sourcil.
— Qu'est-ce
que vous insinuez ?
Ses
pupilles virevoltèrent du sol avant de se river dans
les miennes.
— Rien du
tout. Mais pour continuer ce boulot,
nous
devons être à cent dix pour cent. Si tu te sens... trop
fatigué, rentre te reposer.
— Ça
ira...
—
Pour le psy, tu repasseras à la moulinette, un jour ou
l'autre. Je ne lâche pas l'affaire et j'espère que la prochaine
fois tu seras plus coopératif...
Je sortis en claquant la porte, les poings serrés. Des absences...
Les crétins de l'IGS ne manquaient pas de ruse
pour semer la confusion.
De retour dans mon bureau, je contactai Sibersky qui m'annonça,
selon les dires du directeur du muséum, que
Vincent Amadore n'avait jamais parlé d'un voyage en
Australie.
Aujourd'hui samedi, il ne travaillait pas. Du fond de son...
pigeonnier, il devait s'attendre à tout, sauf à la visite
d'un flic furax...
Chapitre seize
Le hurlement du gyrophare et son bleu cinglant m'avaient
permis de survoler Paris et de quitter la ville par le
nord en direction de Rickebourg. Aux premiers tressautements
de la campagne, des battements aigus dans ma
tête me forcèrent à stopper sur le bas-côté, où je
m'aspergeai le crâne d'eau tiède. Je me promis d'arrêter coûte que coûte ces
fichus cachets. Ils n'avaient pas
sauvé ma femme. Ils ne me sauveraient pas...
Le bled vivait au rythme lent des moissonneuses, dans
cet or glorieux des blés fraîchement coupés et de la
germination de terres brunes. La capitale, au loin, prisonnière
de ses tas écrasés d'habitations, s'asphyxiait sous les fluides gris de sa
propre respiration.
Le pigeonnier d'Amadore bordait une communale à peine
répertoriée. La bâtisse de pierres s'enroulait en une
haute tour, chapeautée d'un toit à quatre pentes et percée
d'innombrables fenêtres aux volets fermés. Le fantôme
d'un moulin sans pales déroulait une langue de
graviers sur laquelle j'engageai mon véhicule. À ma gauche
agonisait une vieille voiture, resplendissante de poussière
sous les rayons victorieux de l'astre.
Mes coups répétés sur la lourde porte d'entrée n'obtinrent
aucune réponse. La bête terrée avait décidé de ne pas
ouvrir. Je tournai la poignée, au cas où. On peut toujours
rêver.
Hors
de question de rebrousser chemin, Amadore aurait
tout le temps de se débarrasser de ses charmantes bestioles.
Je cognai sur les battants de devant, poussai à
gorge déployée un : Police ! Ouvrez s'il vous plaît ! avant
de plaquer l'oreille contre le métal. Un lointain craquement
de plancher trahit une présence...
Même
la plus puissante des épaules n'aurait pu défoncer
la porte. La grosse serrure devait résister à n'importe
quel kit de manucure et les volets métalliques étaient, bien sûr, clos de
l'intérieur. Amadore s'était
enfermé.
Je
contournai la forteresse d'un pas vif, constatai une large
meurtrière sur l'un des flancs, à deux hauteurs d'homme.
A vue de nez, en comprimant, mais en comprimant
franchement la poitrine, ma carcasse passerait.
Je
rebroussai chemin et mordis les gravillons d'un démarrage
sévère. Protégé par un virage, plus loin sur la
route, je pivotai dans un chemin de terre, coupai le contact,
attendis une poignée de minutes avant de foncer à travers champs, front levé
sur dos courbé. Je finis collé
contre la tour, juste sous cette meurtrière qui m'ouvrait
sa gueule.
Agrippé
à un lierre, prenant appui sur des treillis en bois,
je me hissai deux mètres plus haut avant de me suspendre
au bord de l'ouverture. Après une douloureuse traction des biceps, je basculai
sur le côté, me contorsionnai
à me briser les reins, m'éraflai cuisses et avant-bras
avant d'être avalé par la fente.
Ténèbres.
Face à moi, un trou horizontal, un tunnel si
étranglé que mon corps tassé n'avait pour respiration que
l'infime mouvement des coudes et des pieds. Les coulées
d'obscurité m'ensevelirent, toute lumière stoppée net par la masse de mes
épaules.
Je progressai au rythme du soldat blessé, le nez dans la
poussière, ma liquette s'effritant sur les parois latérales.
Soudain, mon cœur explosa. Mes doigts palpaient des
restes emplumés, des os brisants, des becs effilés.
Roulement de pierre. Le génie lumineux jaillit du briquet.
Je plissai les yeux, alors que la flamme s'éteignait déjà dans un courant
d'air. Dans la demi-seconde de
clarté, je les avais vus. Et tous mes organes s'étaient
contractés.
Des pigeons, raides morts. Des tas de pigeons crevés...
Un mot claqua dans ma tête. Araignée.
Des signaux d'alerte rougirent partout en moi. Fuir ! Immédiatement
! Ma cadence respiratoire tripla. Mal- mignatte...
Mygale... Atrax robustus... Demi-tour impossible.
Marche arrière. Rentrer la tête entre les épaules,
pousser des coudes, racler des pieds. À la manière
d'un vieux navire, l'inversion des vapeurs commença.
Mon corps reculait à peine quand ÇA chuta dans le bas de
mon dos. Un murmure de chair, qui se mit à bouger
en direction de ma nuque. Une lenteur de prédateur méticuleux. La gardienne du
tombeau.
La décharge d'adrénaline dans mes fibres fut fulgurante,
mes muscles refusèrent de se gorger de sang. Mon nez
pointait à deux doigts d'un oiseau pourri, des cercles
de saletés m'embrassaient les lèvres.
Ne plus bouger. La mort pendait au bout de son fil de
soie. Elle remontait le long de ma colonne vertébrale. Les pattes crissaient
prudemment sur ma chemise, dans ce parfait quatre temps des machines de guerre,
hérissant des sillons de poils. La tueuse s'enivrait de ma sueur, se régalait
de mon horreur. Elle pique,
je crève. Et elle allait piquer... Et elle avançait, avançait,
avançait...
D'un
coup, je m'arquai dans un long hurlement rauque.
Mon dos, ma tête percutèrent violemment la paroi.
La
substance poisseuse qui traversa le tissu remonta sur
mon échine dans un grand baiser glacial. Je m'y repris
à une, deux, trois reprises.
Le
coup de fouet de la frayeur me propulsa vers l'avant.
Du bout des doigts, à la force des phalanges, je
chassai les cadavres des piafs sur le côté, rampai au travers
de toiles épaisses qui me collèrent au visage comme
des masques de terreur. Mes ongles percutèrent enfin
un loquet. Les dents serrées, je basculai la tige de fer
sur le côté et, sous le défilement d'une trappe, un grand
arc lumineux perfora les épaisseurs enténébrées. Je me
glissai dans ce cœur de vie sans réfléchir, au bord
de l'asphyxie, aveuglé par cette soie meurtrière. La
chute m'aspira, un mètre de vide qui me jeta sur un plancher
et me brisa les reins.
Pour
l'entrée discrète, c'était raté.
Le
confinement, sous le contrôle de néons scintillants, mesurait tout juste un
mètre cinquante de haut. Pas de
fenêtres. Ça puait. La crotte, la pisse, la pourriture.
Au ras
du sol, des nuages de souris galopaient, leurs moustaches
tendues en frontal de leurs petits corps en coton.
Par groupes serrés, elles s'escarmouchaient sur des
feuilles de salade encore fraîches. N'importe qui aurait
cherché à s'en débarrasser. Amadore, au contraire,
les entretenait.
Je
dégainai mon flingue et ôtai ma liquette ainsi que mon
holster. Ne restait de l'araignée qu'une rumeur blanchâtre,
persillée de la finesse des pattes et de la poche
crevée de l'abdomen. Je me redressai et, échine courbée,
cassée plutôt, me dirigeai vers une porte en bois.
Je saignais des coudes, des genoux, un filet pourpre
roulait le long de mes lèvres et un hématome d'un
bleu betterave marbrait mon flanc droit. Dire que je
m'étais fait ça tout seul.
Derrière
la porte, une solide torsade de marches en pierre,
élancée vers les cieux ou s'abîmant vers les profondeurs. J'optai pour le bas.
Rez-de-chaussée.
Trois pièces. Salon, cuisine, salle de
bains. Vieux meubles, poêles usés, baignoire à l'ancienne, avec les quatre
pieds en laiton. Le grand vide des
choses mortes.
Une
autre porte, dans le hall circulaire, protégeait l'entrée
d'une gueule caverneuse. J'y plongeai un œil. Le long
d'un escalier en colimaçon, les parois s'endeuillaient de pulsations
violettes. Du fond de ce puits de
ténèbres émanait la curieuse respiration de lampes à lumière
noire. Elles devaient être là, sous la terre... Il allait
falloir affronter la multitude des araignées et je n'avais,
pour me rassurer, que cette moiteur infernale, qui
coulait du creux de mes paumes jusqu'aux rigueurs froides
de mon arme.
Au fil
de ma descente, les briques crevaient sous le souffle
tiède de la moisissure, qui perlait avec ce chuintement pâle des grisous
menaçants.
À dix
mètres sous la surface, mon Glock fouillait l'espace
des voûtes muettes. Dans les souterrains plus sinistres
encore, entre des forteresses de verre, une silhouette se figea.
— Ne
bougez pas ! criai-je, le canon à bout de bras.
Le
spectre s'enroula lentement jusqu'à se confondre
avec
l'obscurité.
— Je...
Je n'ai rien fait ! fit une voix.
Les
lumières noires agrippées au plafond allumaient mes
mains comme les gants blancs d'un clown. J'avançai prudemment vers Amadore,
recroquevillé dans un coin,
tremblant comme un agneau naissant.
Autour,
des alignements de vivariums géants, épris d'ombre
et d'humidité, où frissonnaient, de temps à autre,
les feuilles d'arbustes miniatures. Elles bourgeonnaient là, par dizaines,
invisibles sous des murmures de végétaux ou des copeaux de bois. Les araignées.
Je
brandis ma carte de police et enjoignis d'un signe à
Amadore de se relever.
— Vous...
vous n'avez pas le droit ! gloussa-t-il.
Il
tendit un large cou de buffle sur un corps aux épaules
tombantes, genre boxeur déchu, avec de tout petits
yeux de fouine où dansait le louvoiement de la crainte.
—
Que contiennent ces vivariums ? grinçai-je en claquant
la crosse de mon arme sur le plexiglas.
—
Des... des araignées. Il n'y a rien qui m'interdise d'en
posséder !
— Ça
dépend. Sont-elles dangereuses ?
— Absolument
pas...
— Approchez,
monsieur Amadore. Lentement...
Il
s'exécuta. Une veine grossissait le long de son arcade
droite. Pas un modèle de beauté, le type, une laideur de mauvais insecte. Je
cerclai son poignet de ma main,
ôtai le capot d'une cage et plongeai nos deux avant-bras
à l'intérieur, le sien légèrement plus en avant,
politesse oblige. Il se mit à hurler.
— Arrêtez
! Arrêtez ! D'à... d'accord !
Je
relâchai la pression.
—
Très bien, monsieur Amadore. Repartons sur de meilleures
bases. Ces araignées sont-elles dangereuses ?
Il
serra les dents.
— Oui !
Merde ! Vous avez failli...
Il
tapota sur le carreau. Deux pattes exploratrices transpercèrent
le tapis de feuilles.
— Atrax
robustus ? me hasardai-je.
Ses
yeux flambèrent.
—
J'ai pris toutes les précautions, j'ai même des sérums
antivenins ! J'habite au milieu des champs, elles
sont enfermées et ne peuvent nuire à personne !
—
Vous oubliez la copine de l'étage, dans l'espèce de
tunnel qui donne sur l'extérieur...
—
Ma Steatoda nobilis ! Me
dites pas que vous l'avez écrasée
?
— Une
belle purée blanche.
Je
l'acculai contre l'habitacle de VAtrax, la
poitrine bien haute.
— Où vous
les procurez-vous ?
Le
visage du biologiste se décomposa.
— Je...
je... Qu'est-ce que vous allez me faire ?
Sympathique,
ce petit, et malléable. Le tutoiement
s'imposait.
—
Tu sais quoi ? répondis-je en posant une lourde main
sur son épaule, je me fiche royalement de ces bestioles que tu caches ici. Si
tu as envie de te foutre la frousse,
c'est ton histoire. Ce qui m'intéresse, c'est la façon
dont tu les obtiens.
Il me
regarda par deux fois.
—
Je... je ne peux pas parler... J'aurais de graves problèmes.
— Pour le
moment, ton problème, c'est moi !
Amadore
saisit toute la subtilité de ma remarque
quand
ma main encercla à nouveau son poignet.
—
Non ! Ne recommencez pas ! C'est... c'est dans une
bourse d'insectes que je l'ai rencontré la première fois...
Ça doit remonter à un an...
— Qui ça
?
—
Un mec que je n'avais jamais vu, mais qui, apparemment, me
connaissait. Ce jour-là, il est venu vers moi et
m'a dit qu'il pouvait dénicher n'importe quelle variété.
Vous comprenez, monsieur...
— Sharko...
Il
remua le bras et je finis par le lâcher.
— ...
Monsieur Sharko, les passions entraînent parfois bien au-delà du raisonnable.
Les gens ont plus peur des
araignées que de la mort et pourtant, moi, je les admire.
Ce sont des modèles... parfaits. Aucun acier, aucune
fibre synthétique actuellement ne présente une stabilité
comparable à celle de leur soie. On l'étudié même
pour fabriquer des gilets pare-balles, vous imaginez ? J'avais l'occasion
d'avoir sous la main les spécimens
les plus extraordinaires de la planète, moyennant
finances, bien entendu. Aucun arachnophile n'aurait
refusé pareille proposition.
Les
yeux d'Amadore s'illuminaient. Se déployait en face de
moi un tout autre être, qui avait redressé ses épaules
et ouvert grand ses yeux.
Passage
au vouvoiement.
— Que
savez-vous de ce fournisseur ?
— Rien du
tout, répondit-il d'un geste résigné. C'est lui qui
me contacte lors des marchés d'insectes, quand bon lui
semble. Il me demande alors si je suis intéressé par
telle ou telle espèce. Dans ce cas, il me donne rendez-vous dans un endroit
chaque fois différent... Parfois j'attends une, deux, trois semaines. Ça...
vous allez trouver ça bizarre, mais j'ai
remarqué que ça dépendait du
cycle de lune.
Je
fronçai les sourcils.
— Comment
ça, le cycle de lune ?
— J'ai dû
voir ce type une dizaine de fois. Nous procédions
toujours à l'échange une nuit de lune nouvelle. J'ai vérifié sur un
calendrier. Pile poil à la nouvelle lune...
— Les
cycles lunaires... Ça n'a aucun sens... Les araignées
y sont sensibles ?
—
Absolument pas. J'ai cherché aussi, mais je n'ai pas
d'explication. Ça restera un mystère...
Une toile vibra, à ras de ma tête. Deux pattes sombres
rayées de jaune s'éveillèrent au bord d'une fissure.
Je reculai de trois pas.
—
N'ayez crainte, fit le biologiste. Ce sont de petites
épeires, que l'on trouve dans tous les jardins. Pas de
quoi fouetter un chat.
Je me
décalai légèrement, les mains sur le torse.
— Comment
s'approvisionne-t-il ?
—
Aucune idée. Il expose une liste d'arachnides, je
choisis.
— Combien
vous les vend-il ?
Amadore s'effaça dans les ténèbres, plongea lentement la
main dans un tapis de sciure et collecta une mygale
aux mandibules rosées, qu'il caressa.
—
A votre gauche, la Latrodectus mactans, une veuve
noire d'Amérique du Sud, m'a coûté plus de mille
euros. UAtrax robustus, le double.
Il m'entraîna sous une autre voûte, éclairée d'ampoules
rouges, barrée d'une gigantesque vitre en plexiglas.
De l'autre côté, l'enfer. Des pyramides de soies
entrecroisées, des insectes encoconnés, des carcasses digérées.
—
Ce superbe spécimen de néphile est le plus cher de ma
collection, pas loin de quatre mille euros. C'est une
variété tropicale qui possède le fil le plus résistant au
monde. Sa toile est capable de stopper des humains au
rythme de marche. Regardez-la travailler, dans le coin,
en haut à droite. Il lui faut une heure et quart pour tisser
cent quarante mètres de soie parfaite. Une pure merveille
!
Mes poils se hérissèrent, pris dans ce froid intense qui me
remontait l'échiné.
—
Des milliers d'euros qui croupissent au fond d'une
cave, j'avoue que j'ai du mal à saisir, constatai- je d'un
geste nerveux.
Amadore se braqua, appelant une colère brune dans ses
yeux.
—
Et une lithographie plus laide qu'une chiure de pigeon,
vous croyez que ça a un sens ? Les araignées ont
toujours imposé le respect ! Ce sont de nobles architectes,
les Indiens Navajos s'en inspirent encore pour
construire leurs hogans. Les biologistes utilisent le
venin des Atrax pour créer des céréales qui empoisonnent
les insectes. On a tellement à apprendre d'elles ! Elles
sont partout. On en trouve deux millions dans un champ
et plus d'une trentaine à l'intérieur des maisons les
plus propres qui soient. Elles sont hors de vous et en
vous. Sur une vie, ici en France, vous en avalez une
dizaine durant votre sommeil. C'est véridique ! J'adore
raconter ça aux femmes ! Vous verriez leurs têtes !
Dix araignées qu'on avale, en pleine nuit, sans s'en
rendre compte !
Je déglutis bruyamment et me forçai à rester concentré.
—
Physiquement, à quoi ressemble votre fournisseur ?
—
Une quarantaine d'années, pas très grand, peut- être un
mètre soixante-dix. Type mexicain, avec un accent
hispanique et des bagues plein les doigts. Un gars
nerveux, le genre qui fait peur, moustache noire et regard
inquiétant.
Il ne s'agissait pas de l'assassin, beaucoup plus imposant
d'après l'apicultrice.
Nous quittâmes les tunnels d'araignées, vers la surface, et
j'accueillis les grandes bouffées brûlantes de l'astre
comme une délivrance.
—
Le coup de fil anonyme, c'était vous, tout à l'heure
? me demanda le biologiste en ouvrant les volets.
J'acquiesçai
en plissant légèrement les paupières.
—
Nous sommes samedi. Il y a bien une bourse aujourd'hui,
non ?
Il
secoua vivement la tête.
— Non,
non, non. Je vous vois venir. Je n'irai pas !
—
Vous n'allez pas me décevoir maintenant, monsieur Amadore ? Petite
araignée deviendra grande...
— Vous
êtes...
— Quoi ?
Il se
musela. Je poursuivis.
— Où
a-t-elle lieu ?
—
Sur la place du Tertre, à Montmartre. C'est une nocturne,
de vingt et une heures à minuit, mais...
Je
sortis mon téléphone portable.
—
Qu... qu'est-ce que vous faites ? gloussa Amadore.
—
Des collègues vont venir, nous allons vous briefer et
mettre un plan d'action en place. Ce soir, vous allez
nous livrer ce Mexicain sur un plateau.
— Et...
et s'il ne vient pas ?
—
Nous verrons... En attendant, redescendons dans votre
cave. Je viens d'avoir une idée... mortelle...
Chapitre dix-sept
C'était un homme le torse à l'air, éreinté, accablé par les
sécrétions de son corps, qui regagnait son appartement, bien seul au milieu de
sa fatigue. Dans une poignée d'heures, cet homme-là arpenterait encore le pavé,
sous la nuit lourde, avec cet espoir vain d'attraper, encore et encore, ces
fantômes du crime qui empourpraient
l'asphalte de leurs lames étincelantes.
Samedi, dix-neuf heures. Le moment du rituel, ma pulsation
d'espoir.
Rafraîchi par la douche, habillé, rasé, j'activai le pied
par les rues déjà tranquilles du quartier jusqu'aux murs
hauts et droits du parc de la Roseraie. À cette heure,
ses grilles étaient fermées au public mais Marc, le
gardien, connaissait mon histoire et l'importance que revêtait
à mes yeux ce territoire de promenades. J'appuyai sur l'interphone, Marc
apparut à l'une des fenêtres
de sa maison et déverrouilla en m'adressant, au
loin, un ample signe de la main. Je lui répondis avec autant
de générosité.
Mes
chéries avaient été enterrées dans leur terre du Nord,
dans le ventre malheureux du charbon usé et des chevalements
abandonnés. Alors, trop loin d'elles, je venais
me recueillir ici, chaque semaine, sur ces tapis tressaillant
de la poussée des roses et de la gerçure de leurs
bourgeons. Dans cet écrin de solitude, je sillonnais les sentiers amincis par
l'abondance des pétales, mes doigts
frôlaient les écorces franches des ormes, les bois
peints des vieux bancs sur lesquels s'étaient abandonnés tant d'amoureux. Et,
comme tous les samedis, à cette
même heure, je pleurais. Je pleurais tout bas, de ces
pleurs chauds d'enfant qui roulaient depuis si longtemps sur mon cœur. Sans
haine, sans douleur, mais avec
tant d'amour !
Marc,
souvent, me voyait remonter, les joues maladroitement essuyées, les yeux
brillants, et il me regardait m'éloigner sans mot dire, avec ce même signe chaleureux
au bout des doigts. Au revoir, commissaire, et à
la semaine prochaine...
Mon
épopée se finissait toujours au fond du parc, au détour
d'un parterre de fleurs où un superbe chêne ridiculisait un frêne peu
vaillant. Avec Suzanne, nous avions
choisi ce dernier, son tronc cabossé, pour y graver nos initiales, il
symbolisait la fragilité intérieure des êtres
et la pureté délicate des sentiments. J'aimais caresser
ces lettres d'hier, rappeler, du fond de ma mémoire,
les lèvres effacées de ma femme et la rosée de ses
mots... Paul Legendre avait raison, les arbres dégageaient
de l'énergie.
Mais,
ce soir-là, mes doigts palpèrent autre chose que nos
inscriptions. Des lacérations, des déchirements d'écorce,
si profonds que le frêne saignait. Le F de Franck,
le S de Suzanne n'existaient plus,
torturés par la violence d'une lame. La sève
coulait encore.
Je me
retournai brusquement. Le soleil déclinant m'aveugla,
éclaté par les feuillages. Les ombres s'étiraient. Des futs, des rosiers, des
étendues herbeuses. Personne. Qui avait pu faire une chose pareille ? Mon
secret...
Alors,
d'un coup, je sus. Une intime évidence. La fillette
du numéro sept. Cette petite garce ! Celle qui m'avait
entendu rêver du chêne et du frêne...
Je
m'élançai au travers des allées, coupai par les pelouses
soignées, chassant les larmes par la colère, puis
frappai chez le gardien.
Un peu
surpris, il me tendit sa main que j'enveloppai des
deux miennes.
—
Marc ! As-tu vu une petite fille venir ici, seule ? Elle
doit avoir dix ans, cheveux bruns, assez longs !
Il me
jaugea de bas en haut, d'un air curieux.
— Il
s'est passé quelque chose ?
Je
pressai plus fort ses phalanges. Il se concentra un
instant.
—
Il y a énormément de monde qui se promène ici la
journée, y compris de nombreuses gamines. Comment
veux-tu que je sache ?
— Tu
n'as vu personne après la fermeture ?
Il
agita la tête.
—
Tu es le seul que je laisse pénétrer dans le parc en
dehors des horaires... Tu veux entrer boire un thé ?
— Non,
je n'ai pas le temps, désolé.
Marc
ne cacha pas sa déception.
—
Bon... Si je peux t'aider, si tu as besoin de... parler, n'hésite
pas...
J'inclinai
la tête, prêt à partir, quand il s'enquit :
— Tu
viens deux fois par semaine maintenant ?
— Quoi ?
— Eh
bien oui, hier, puis aujourd'hui.
— Hier ?
Quand ?
Il me
dévisagea bizarrement.
—
Eh bien ! À vingt-deux heures trente, presque la nuit !
Tu as sonné à l'interphone, C'est Franck Sharko. Laisse-moi
entrer ! Tu ne te souviens plus ?
Je me
frottai le front.
—
Merde ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Hier
soir, je n'ai pas bougé de chez moi !
Les
yeux de Marc s'arrondirent.
— Mais...
— Qui
as-tu vu hier soir ?
—
Je... À vrai dire, je n'ai pas réellement prêté attention. Il faisait
sombre, j'ai distingué une large carrure, une grande taille, comme la tienne.
Tu... n'as pas levé la tête dans ma direction, ça m'a semblé bizarre parce que
tu me salues toujours. J'ai pensé que tu devais être en rogne ou distrait...
Mes
doigts tressautaient sur mes lèvres.
— Et la
voix ? La voix ? Quel genre ?
—
L'interphone fonctionne très mal, je leur ai déjà demandé des milliers
de fois de le changer ! Les voix sont toutes les mêmes...
Je
rapprochai mon visage du sien, à portée d'haleine. La ronde de mes sens
bouillait.
— Tu n'as
rien remarqué d'autre ?
—
Non, rien. Tu... Enfin, il a sonné à nouveau un quart d'heure plus tard,
sans même dire bonsoir, puis il est parti... Ce... cet individu, qu'est-ce
qu'il est venu foutre dans mon parc ?
—
J'en sais fichtre rien, Marc, j'en sais fichtre rien, répliquai-je en
m'essuyant la figure d'un mouchoir.
Et je disparus sur l'asphalte tiède,
le pas traînant...
Les
trains... Démarrer les trains. Arabesques des bielles, figurines de vapeur.
Réfléchir. Je m'installai au cœur du réseau, position de l'Indien, mes poings
sous le menton.
D'abord
Del Piero, avec les sphinx. Moi à présent, en s'attaquant à mes trésors
enfouis. Il nous avait contaminés, atteints de l'intérieur et maintenant, il
travaillait nos âmes. Comment avait-il réussi à toucher mon intimité à ce
point ?
Un
bilan... Qui aurait pu deviner, pour la Roseraie ? Ce coin... Notre coin. Personne ne savait. Les inscriptions, balafrées... Notre frêne... Tout devait
venir de la petite, forcément. Elle avait
raconté l'histoire à quelqu'un. Un type de ma carrure. Qui ?
Ça ne va pas, Franck ? Explique-moi
! Je suis prête à
t'écouter.
Fous-moi la paix ! C'est pas le moment, OK ?
Je démarrai l'armada des locomotives électriques, poussai
la puissance au rouge, éveillant la clameur brusque
de l'acier.
Après le viol de mes organes, il brûlait les souvenirs de ma
femme, déchirait mon passé. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Jamais mes mains n'avaient tremblé aussi fort. Je suais
de partout, une sécheresse de four roulait dans ma gorge.
Il m'en fallait une, encore. Une pilule magique. Une
drogue dangereuse, mais nécessaire.
Un sifflement, derrière moi. Je tournai la tête. La gosse !
Elle allait et venait au fond du salon, son regard de
félin braqué dans ma direction. D'où sortait-elle encore
?
—
Merde ! ! ! Viens ici, toi ! J'ai deux mots à te dire !
—
Ne répète à personne que tu me connais, Franck. Surtout
! C'est un secret entre toi et moi ! Tu ne dois pas
trahir ce secret, jamais ! Jamais ! Ou...
Je me levai brusquement, fulminant de colère, les poings
serrés. Je voulus m'élancer dans sa direction mais
mon pied percuta un convoi en furie et je voltigeai vers
l'avant, avec ce dernier réflexe d'éviter la catastrophe ferroviaire en
atterrissant sur les paumes. Un tunnel
explosa néanmoins, mon épaule gauche pulvérisa une gare et anéantit toute
forme de vie fictive dans les
alentours. Vaches, personnages, buissons... broyés.
Je me redressai, me propulsai dans le salon à ses trousses.
Elle s'était déjà enfuie dans le couloir.
Je claquai la porte d'entrée violemment, verrouillai à
double tour et criai :
— Je ne
veux plus te voir ici, tu as bien compris ! ! !
Pourquoi
avais-je, encore une fois, laissé cette porte
ouverte
? Je m'écroulai sur le sol, le dos plaqué, me couvrant
le visage de mes bras.
Tu
craques, Franck, tu craques. Il faut te ressaisir, mon
homme. Ta vie sans nous est difficile à supporter, mais tu
dois faire avec. Il le faut ! Il n'y a pas d'autre solution,
mon amour. Crois-moi, il n'y a pas d'autre solution...
Je me
relevai, fouillai dans la poche de mon pantalon crotté
de toiles d'araignées et de poussière. Mon pilulier... Disparu
! J'avais dû le perdre dans ce fichu tunnel, chez Amadore...
Armoire à pharmacie, plus rien. Meuble de salle
de bains, vide. Merde ! Merde ! Merde !
Il me
fallait un comprimé, absolument. Du tout, du n'importe
quoi. Un comprimé, peu importe la substance. Willy...
Mon portable
sonna.
— Sh...
Sharko !
C'était
Sibersky.
—
Commissaire ! Qu'est-ce que vous fichez ? Je suis
déjà en place, aux côtés d'Amadore !
Je
jetai un œil sur ma montre. Vingt heures quinze.
— Merde,
j'ai pas... vu le temps passer !
—
Mais... Vous êtes encore chez vous ? Avec la circulation, il va vous
falloir des plombes pour...
—
Ne... t'inquiète pas... pour ça et commence sans moi !
J'arrive !
Une
dernière fois, avant de quitter cette tombe dévorée par la voracité des trains
blessés, je m'attardai sur mes
mains, leurs doigts hagards, agités de ce tremblement permanent et impulsif
des drogués...
Je
cognai à la porte voisine, mais Willy ne me répondit pas.
Pas de
cachets... Comment mon organisme allait-il réagir
?
Chapitre dix-huit
Les pas lents des noctambules grimpaient le pavé, entre
la respiration calme des érables et celle ralentie des
tilleuls. C'est sous la fresque rose du crépuscule que la Butte Montmartre brûlait de vie, par-delà les habitations
grises et embrumées de l'étau parisien.
Piégé dans les artères bouchées de la capitale, je n'avais
rejoint Sibersky qu'à vingt-deux heures, la nuque
dure de tension. Au coup de frein près, j'avais manqué
de percuter des véhicules, encore et toujours chahuté
par ces voix d'outre-tombe. Là, quelque part dans ma
tête, ma fille chantonnait, tandis que ma femme
m'engageait à prolonger le combat de la vie. Ces
paroles arrivaient, partaient, puis revenaient aussitôt, grandies de leurs
glorieuses intentions. Elles voulaient le bien, ces voix, en définitive. Mais
quand me ficheraient-elles la paix ?
Le lieutenant veillait à la terrasse de La Crémaillère, une fine oreillette soigneusement
enfoncée dans le conduit
auditif.
À deux reprises, je l'avais contacté sur son portable, à
l'affût des nouvelles. Mais le loup mexicain se faisait toujours
attendre.
Devant, sur la place éclairée, des rangées ordonnées de
vendeurs déroulaient leurs étals d'insectes. Des spirales de mouches, des
fractales de fourmis, des tourbillons de coccinelles, bondissant contre des
parois translucides. S'éveillait un monde
de vibrations, de cra- quettements,
un grouillement contrôlé exposé à l'œil curieux
de badauds ou d'experts passionnés venus dénicher
la perle rare. Mantis religiosa, Morphos bleus, scarabées
pique-prunes... L'extrémité gauche du marché
assombrissait le tableau avec ses alignements écœurants
d'araignées. Pattes velues, abdomens tendus. Dans ce
foisonnement de mandibules, les visages des touristes
se tordaient, certaines femmes, attisées d'une curiosité
dangereuse, frôlant même la crise de nerfs.
—
Où est Amadore ? demandai-je à Sibersky en commandant
une bière.
Il considéra ma tenue passe-partout, fin pantalon beige,
chemise unie et chaussures bateau, et répliqua :
—
Dernière allée. Sanchez le tient à l'œil. Madison se
balade sur le marché, à la recherche de ce Mexicain.
Il
désigna mon portable.
—
Del Piero a essayé de vous joindre avant d'appeler ici, il y a dix
minutes. Vous n'avez pas répondu ?
Ma Leffe arriva. J'en liquidai la moitié d'un trait, histoire
de compenser le comprimé. Un besoin irrépressible de saloperie dans mes
veines.
—
J'ai pas entendu, ça klaxonnait sec. Elle voulait quoi ?
—
Juste savoir où nous en étions. On doit la tenir au
courant après l'opération.
J'essuyai ce front ivre de sueur, écoutant à peine le lieutenant.
Une fois mon verre vidé, mes doigts tremblaient un peu moins.
—
Ce n'est pas trop votre style d'être en retard, piqua
Sibersky. Vous semblez... nerveux. Quelque chose
ne va pas ?
Il
cherchait à capturer mon regard. Je me levai.
—
C'est cette saleté... de chloroquine... Je me tords toute
la journée sur le trône... Si tu permets, je vais inaugurer
celui de ce café...
Je filai dans les toilettes pour m'y frapper le visage d'eau
glacée. Mes yeux se levèrent vers le miroir face à moi,
ces yeux d'apparence, las d'en avoir trop vu. Je m'enfermai
dans un cabinet, déroulai de longues respirations, tentai de calmer mes mains,
l'une massant l'autre. La
fillette, les lacérations sur le frêne, l'assassin qui usurpe mon identité... Mon
estomac me torturait, un manque atroce grossissait dans ma gorge. Les pilules...
Cognant des deux poings sur le mur, je me relevai
violemment. Si je devais veiller sur quelqu'un aujourd'hui,
il s'agissait bien de moi.
La place vide de Sibersky me donna une grande claque.
Volatilisé ! Je me ruai en bordure de terrasse, fouillai
les alentours. Les peintres, sur la gauche. La houle
moite des promeneurs, à front de rue. Les allées animées,
plus en arrière. Mais pas de policier.
Mon
portable vibra, je décrochai aussitôt.
—
Madison a aperçu un type qui pourrait coller ! expliqua
Sibersky. Genre Mexicain, moustache, des bagues
plein les doigts. Il fout le camp en direction de l'église,
à l'opposé de la place ! Je l'ai en visuel !
— Merde !
Il nous a repérés ?
— Je ne
crois pas, il marche. Je le serre ?
— Non !
J'arrive !
Je m'élançai sur le pavé, à vive allure, contournant la
place par une voie latérale. Mon cœur grimpa rapidement dans le rouge, ma
glotte flamba sous mes exhalaisons brûlantes. Ces foutus cachets me
bousillaient la cervelle
et tout l'intérieur.
Sibersky progressait, en amont, dans cette grande voie
rectiligne. Je courais toujours, dans l'ombre des façades,
jusqu'à rejoindre le lieutenant dans la douleur du
halètement trop court.
—
Là-bas ! fit Sibersky, indiquant une silhouette cent
mètres plus loin.
— Madi...
son Sanchez ? Où... sont-ils ?
—
Sanchez veille sur Amadore, Madison poursuit ses
rondes, au cas où...
La
forme s'évapora brusquement.
— Merde !
Sibersky s'envola au quart de tour, je lui accrochai les
baskets, la respiration sifflante. Il me distança rapidement, cinq, dix, vingt
mètres, survolant l'asphalte de cette
foulée jeune et entraînée. Il bifurqua dans l'angle invisible
d'une minuscule ruelle. Au fond, le Mexicain encombrait
le passage de poubelles qu'il renversait avant
de fuir encore. Le lieutenant inspirait fort, l'arme au
poing, les bras vifs, le corps tendu dans sa course. Je
traînais la langue mais tenais bon. Le second souffle arrivait,
par-delà la douleur et le goudron des cigarettes. Mon rythme s'accéléra enfin.
Dans le goulot, des enfants se plaquèrent au mur, une
femme rentra illico chez elle. Derrière un virage, la
venelle se rétrécit en un étranglement de bitume. L'obscurité
dévalait sale, grise, à l'image des murs de crasse.
Sibersky avait gagné du terrain, le fuyard était tout
proche, en lutte contre un grillage branlant. Son râle
s'entendait distinctement à présent ; il se hissa du bout
des doigts, grogna, roula de l'autre côté. Le lieutenant se précipita dans un
cri, avala l'obstacle, dopé par la
rage. Moi, je fonçai tout droit, la clôture se froissa sous le
poids de mes cent kilos. Hurlements anonymes, passants
qui s'égaillent, crissements de pneus.
Devant, une artère d'enseignes clignotantes, de pubs, de
restaurants. En mire, les dômes limpides du Sacré- Cœur.
De l'autre côté de la rue, deux hommes en cavale,
dans les ténèbres d'un autre fil étroit. Je coupai tout
droit, sans fléchir ni réfléchir, les dents serrées. Mes
pieds enflaient, mes talons brûlaient. Plus loin, un gouffre
de marches m'aspira alors que se battaient, dans sa
pente, les deux êtres en furie. J'en vis un agripper le second, le fracasser
contre une rambarde, le violenter encore avant que la chute l'avale. Le type
aux bagues dévala six marches en
gémissant. Tout là-bas, dans
des grognements de fauves, le flic dominait, les deux
genoux sur une échine brisée.
Je
terminai la descente au ralenti, une belle bile aux lèvres,
le corps en ruine. Je m'écrasai sur le sol, l'haleine dans celle de ce corps
menotté, tandis que Sibersky récupérait contre un piquet, écroulé, les jambes écartées.
Nous restâmes tous trois sans un mot, terrassés par le feu de nos poumons,
comme des bêtes agonisantes.
Après
que j'eus recouvré un semblant de calme et deux ou
trois neurones encore vaillants, j'empoignai l'homme
par la peau du dos et le soulevai.
Dans
ses yeux mauvais, il me fumait d'un air de défi, avec le
sourire de ceux qui haïssent, puis me cracha à la
figure, proférant un morveux hijo de la perra ! Je lui
envoyai mon poing dans la poitrine, le meilleur des coupe-sourire.
— C'est...
certainement pas le moment de m'énerver ! rageai-je en le secouant avec
générosité.
La
fouille corporelle révéla un cran d'arrêt, une barrette de shit et trois mille
euros en liquide...
— Bien,
Umberto... Valdez ! J'ai quelques petites questions
à te poser et je n'ai pas trop le temps. Alors j'espère
que tu seras...
Un
autre coup lui fit manger son rictus.
— ...
coopératif.
— Va
te... faire... foutre... s'étrangla-t-il dans une rafale
de postillons.
Il
parlait avec cet accent de général de guérilla, sa bouche
se déformait sous les r
roulant dans sa gorge.
Je lui
saisis les cheveux et lui relevai la tête, sous le regard
ahuri de Sibersky.
— Raconte-nous
ce que tu fichais à cette bourse !
Il
ricana encore, par-delà la douleur.
— Promenade...
Qu'est-ce qui m'en empêche ?
Je me
tournai vers le lieutenant.
— T'as
pris ta caisse ?
— Je suis
venu avec celle de Madison.
—
Parfait ! Appelle Madison et Sanchez. Dis-leur que le
mec s'est tiré et qu'ils peuvent rentrer chez eux !
Le
lieutenant écarquilla les yeux.
— Mais...
—
Fais ce que je te dis, putain ! Ce salopard, on va le
saigner !
Je
m'essuyai encore le front et ajoutai :
—
Pendant ce temps-là, je vais chercher ma voiture. Attends-moi
avec cet enfoiré en haut de l'escalier !
Sibersky
entraîna Valdez dans un coin et m'agrippa la chemise.
—
Vous êtes hors de vous ! Qu'est-ce qui vous prend ?
— Surveille-le
et ferme ta gueule !
Je
réapparus quinze minutes plus tard, derrière mon volant,
tendu à me rompre les nerfs. Sibersky comprima
Valdez à l'arrière et s'assit à ses côtés.
—
Sanchez et Madison, c'est réglé ? envoyai-je en lorgnant
dans mon rétroviseur.
— Oui.
Ils ne sont au courant de rien, mais...
—
À partir de maintenant, plus la moindre question. OK ?
—
Je... vous fais confiance... répondit-il sans grande
assurance.
Le
Mexicain commençait à se trémousser.
—
Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? braillat-il. Eh,
hombre ! Où que tu m'emmènes ? Et toi, tu dis rien ?
Et mes droits ?
—
Tes droits, on s'assoit dessus ! répliquai-je, la risette
mauvaise.
Je
démarrai en trombe, la main caressant un sac à dos
plein de surprises.
Il me
fallait un endroit isolé. Le panneau
déchetterie, à
proximité de la porte de la Chapelle, tombait idéalement. Je remontai donc
l'avenue du même nom et obliquai dans une rue sans vie, surchargée de
préfabriqués et de petites entreprises, qui nous
amena aux frontières du
monstre d'ordures. Derrière, Valdez avait étrangement cessé de s'agiter.
Phares
coupés, Maglite, sac à dos. En route. Mais Sibersky,
sorti du véhicule tout en matant le Mexicain,
m'arrêta.
— Qu'est-ce
que vous faites ?
—
Cet enfoiré va parler et tout de suite ! Reste ici, prends
soin que personne ne me dérange !
Il
m'agrippa par l'épaule.
— On ne
peut pas faire ça ! Commissaire !
Je le
repoussai avec fermeté.
—
On n'a pas le temps ! Il doit cracher le morceau ! Illico
! Et dégage de mon chemin !
J'éjectai
Valdez de la voiture et le propulsai devant moi.
Sibersky resta appuyé sur le capot, le mot coupé.
—
A quoi tu joues, hombre ? Tu
veux me faire peur ?
T'es flic ! Tu ne me feras rien !
—
Tu ne sais pas de quoi je suis capable... murmu- rai-je
au creux de son oreille. J'ai plus rien à perdre, plus
rien du tout... Par contre toi, tu vas perdre tes couilles.
Après
que nous eûmes franchi la barrière de sécurité, je
l'entraînai dans l'alignement des bennes, lui, ordure parmi
les ordures. Je l'aplatis contre une tôle luisante d'huile,
les watts de ma torche dans ses yeux.
— Tes
insectes, tu te les procures comment ?
— Va te
faire foutre ! Connard !
Mon poing percuta son flanc gauche, il se plia en deux
avant de cracher un rire infâme.
—
T'as l'air salement perturbé, h
ombre ! C'est quoi ton
problème ? Tu te cames ? Les camés, je les sens à des
kilomètres, tu sais ! Eh, lieutenant ! Ton collègue, il se
came !
Il tendit encore son regard de raclure, embrasé d'une haine
d'instinct envers les flics. Ses fossettes crevaient de
cicatrices, tirant cette peau volcanique brûlée par le soufre
des bagarres.
Je le forçai à s'asseoir et ôtai mon sac à dos. J'en sortis
deux mouchoirs que je lui engouffrai dans la bouche.
Il hurlait étouffé, crachant une fureur sourde, lorsqu'un
triple tour de chatterton le musela pour de bon.
— Si tu
te décides à jacter, tu feras oui de la tête...
Il
soufflait par le nez, son front haut plissé de colère,
tapant
des talons avec la hargne des taureaux fous. Je m'assis
sur ses cuisses, mon nez à deux centimètres du sien.
Sous ces rectitudes de métal, ses genoux craquèrent.
—
Tu vois, il a été démontré par des médecins spécialistes de la douleur
que la pire des souffrances physiques est la suffocation sèche. Quand tout l'organisme réclame
l'air, avec la langue qui enfle dans la bouche, le cœur
qui bat de plus en plus fort, jusqu'à exploser dans la
poitrine. Brrr ! J'aimerais pas être à ta place.
Ma main se glissa avec prudence dans ma musette. Lorsque
j'en extirpai un petit cercueil de Plexiglas, les yeux du
Mexicain se révulsèrent.
—
Tu la reconnais ? Latrodectus mactans, la
veuve noire la plus dangereuse au monde.
Un putain de concentré de venin. Je crois qu'elle
n'a pas trop apprécié son enfermement. Elle semble... nerveuse. Bon... À moins
que tu sois au courant, je vais t'expliquer ce que sa
morsure va provoquer...
Je déboutonnai sa chemise, posai la boîte sur son torse
et retirai un petit cadenas.
L'araignée se tassait sur elle-même, prête à bondir, les
mandibules lourdes de poison.
—
J'adore ! J'adore ces petites bestioles ! ! !
Mes mains volèrent au ciel, tandis que ses joues gonflaient
de peur. Il me prenait pour un dingue. Tant mieux.
—
Dix minutes après la morsure, tu vas ressentir une
très grande douleur, d'abord dans la zone piquée, puis
dans l'ensemble du corps. Contractions musculaires violentes, oppression
thoracique, sympathique comme
tout... Puis... Ils appellent ça des neurotoxines... Il
paraît que ça paralyse un à un tes muscles respiratoires, lentement, très
lentement. Tu sais à quoi ils comparent
ça ? À un type essoufflé, qu'on mettrait sous
l'eau et qui n'aurait pour respirer qu'une paille très
fine ! Amusant, non ?
Je posai le bout des doigts sur la tirette. La tueuse aiguisa
ses crochets.
—
Dans moins d'une demi-heure, sans secours, t'es un
homme mort. Ton cadavre croupira au fond de ces bennes.
Je te laisse cinq secondes pour réfléchir. À cinq,
j'ouvre.
L'orage craqua au fond de ses rétines, des veines saillaient
sur son front et ses tempes. A l'ultimatum, il n'avait
pas réagi.
—
T'es plus coriace que je le pensais... Mais tu sais pas à
qui tu te frottes, face de pet.
L'araignée vit la trappe disparaître, palpa, puis s'aventura
sur le territoire de poils, ses huit yeux décortiquant ces vibrations de
poitrine. C'était un monstre de cauchemar,
avec son thorax démesuré piqueté de taches
rouges et ses pattes si crochues qu'elles donnaient l'impression d'aiguilles.
La
panique retourna les tripes du Mexicain, une odeur
de défécation flirta avec celle des ordures. Lorsqu'il secoua la tête pour
indiquer qu'il abdiquait, le prédateur
mordit au beau milieu du pectoral gauche. Le cri de
Valdez transperça les épaisseurs de scotch.
J'écrasai
l'horreur du pied, son corps se comprima tandis
que ses pattes se rétractaient. Je m'accroupis, approchant
mon visage de celui du Mexicain.
—
Tu n'y croyais pas, fumier? Petite frappe de mes
deux !
Je le
lâchai avec mépris, me rendant compte que je le
serrais encore à la gorge.
—
Maintenant, je vais enlever le scotch. Dis-moi ce que je
veux entendre et j'appelle les secours. Tu gueules,
je te bâillonne et te balance dans la benne, OK?
Il
acquiesça vivement. J'arrachai le chatterton ainsi qu'une
bonne partie de sa moustache, puis retirai les mouchoirs
de sa bouche.
Il
cracha ses boyaux avant d'envoyer :
—
Putain ! T'es un malade ! Me laisse pas crever ! Putain
de merde !
—
Je répète ma question. Tes araignées, tu te les procures
comment ?
Il
s'étouffa encore, les yeux fixés sur les deux minuscules
points rouges de son torse.
—
Sanctus Toxici ! Le sanctuaire des poisons ! Un endroit,
sous terre !
— Où ça,
sous terre ?
— Putain
! Ils vont me faire la peau si je parle ! ! !
—
Ce devrait être le moindre de tes soucis...
Il
évalua rapidement la remarque, puis répondit :
—
On dirait... une station de métro fantôme... Un tunnel
de rails, sans accès extérieur, muré. Inaccessible... Mais y a un moyen de
descendre. Un passage secret...
— Où ? Tu
perds de précieuses secondes !
Il
agita la tête. De grosses gouttes perlaient sur ses tempes
brunies.
—
Je sais pas exactement ! Le rendez-vous... dans la cave
d'un bar africain... l'Ubus... Dans le vingtième... Après,
ils te bandent les yeux... Tu dois marcher pendant plusieurs minutes...
Je
collai mon front contre le sien.
— Et que
trouve-t-on là-dessous ?
— Merde,
connard ! J'ai pas le temps !
— J'attends
!
Les
mots se chevauchèrent dans sa bouche.
—
Toutes sortes de bizarreries ! Des animaux venimeux, cobras, scorpions
noirs, insectes dangereux ! Des
drogues aussi, mais pas du classique... des substances à base de venin... Dans
des passages annexes, ils
font d'autres choses... Sorcellerie, magie noire, vaudou. À éviter...
Il se
claqua la tête contre la tôle.
— Les
secours ! Je t'ai tout balancé !
—
Pas tout à fait. Tu as déjà refilé des moustiques infectés
?
— Quoi ?
— Paludisme,
fièvre jaune ! Qui vend ça ?
Je le
pressai par le col. Il accoucha.
—
J'en ai seulement... entendu parler... Je sais pas... si
c'est vrai... Ahrrr ! Putain ça... Ahrrr ! Ça commence ! Merde !
Me laisse pas crever !
Un œil
sur ma montre.
—
Six minutes. Ça agit plus rapidement que prévu... Bonne
bébête ! Comment on entre là-dedans ?
— Sans
moi... t'entreras... pas...
Je
patientai sans piper mot. Ses lèvres se tordaient en huit désastreux.
—
Dans le... bar... Demande... Opium. Parle du... baiser
de l'araignée. C'est... un code...
— Ça se
déroule quand ?
—
Une fois... par mois... pendant... la lune nouvelle... Faut que... tu
te magnes... C'est la dernière... nuit... avant le cycle suivant... Le bar...
ferme... dans quatre heures... Hombre !
Merde !
— Ils
vont me fouiller ?
Son
souffle prenait le vent. Symptômes de la paille dans la bouche.
—
Oui. S'ils ont... un doute... ton... tu disparaîtras... là-dessous...
Il
s'effondra sur le côté, les dents serrées.
Je
sortis une seringue de mon sac, mélange de sel de calcium et d'un sérum antilatrodecte,
et enfonçai l'aiguille dans son épaule.
—
Tu ne sentiras plus rien dans quelques minutes. Merci de ton aide...
hombre...
Je
secouai la barrette de shit devant son nez.
—
Je veux bien oublier ça, en guise de remerciement et... en échange d'un
petit service...
Il se
redressa lentement, à moitié sonné.
— Et...
mon fric... Rends... mon fric...
Je
souris.
—
Je le garde au chaud... On va t'emmener au 36, pour un interrogatoire
dans les règles, et tu répéteras ce que tu m'as dit, mais... oublie ce qui
vient de se passer. Tu as été coopératif, j'appuierai ta défense. Si tu me
trahis, je laisserai avec plaisir ton adresse à l'Ubus, leur signalant que tu
jactes avec les flics... et...
J'écrasai
mon index sur la photo d'une femme, dans son portefeuille.
—
... je saurai m'occuper d'elle aussi. Une petite araignée,
et hop !
— Fils
de... pute...
—
Bien ! Je vois que tu retrouves tes capacités intellectuelles. Tu as
bien compris ?
Il
cracha sur le sol. Il avait compris...
Je reboutonnai sa chemise, récupérai dans un mouchoir
l'araignée morte et me rapprochai de Sibersky, qui
faisait les cent pas. Valdez tremblait sous ses chairs,
le visage couleur paprika.
—
Commissaire ! Qu'est-ce... commença le lieutenant.
—
Dans la voiture ! On n'a plus beaucoup de temps !
Je vais tout t'expliquer en route mais... j'appelle Del Piero, qu'elle fasse
des recherches sur Valdez. Contacte immédiatement Sanchez et demande-lui de
rappliquer au bureau, d'urgence. On va avoir besoin de lui,
et de personne d'autre...
Chapitre dix-neuf
Les
trois jours d'enquête écoulés avaient décimé une bonne
partie de nos capacités de résistance. Sous la lumière
tamisée de son bureau, Del Piero gazait à la
nicotine et à la caféine. Les post-it s'accumulaient, sur les
murs, le tableau, les contours de son ordinateur, les
dossiers s'empilaient autant que les heures de sommeil à rattraper. Les
pressions subies par la hiérarchie, le
paludisme et nos petits soucis personnels n'arrangeaient rien.
L'inspecteur
Sanchez se tenait à mes côtés, courbé, le
visage tiré et les mains jointes sur les genoux. Je lui proposai
une cigarette, qu'il refusa. Je voulus porter une
clope aux lèvres mais me ravisai. Appeler la flamme
d'un briquet serait la meilleure façon d'attirer l'attention
sur mes doigts... et de faire remarquer qu'ils tremblaient
encore.
— La
station fantôme Haxo s'étend sur plusieurs kilomètres,
expliqua Del Piero en stabilotant une ligne sur un
plan d'archivé de la RATP. La Compagnie du Métropolitain
envisageait, au début des années 1900, d'exploiter
à meilleur escient les lignes 3 et 7, notamment avec le prolongement des rames
Pré-Saint-Ger- vais de
la ligne 7 jusqu'à la porte des Lilas. Une station est alors bâtie, à voie et
quai uniques. Haxo... Aucune bouche
extérieure n'a jamais été construite, pas un seul voyageur
n'a emprunté la ligne. On s'en servait, il y a quelques
années encore, comme garage à rames, puis les
accès ont été définitivement murés.
Elle
désigna une croix rouge.
—
La ligne oubliée passe à proximité d'Haxo et du cimetière
de Belleville. D'après cette carte, la partie supérieure
du tunnel se situe, en moyenne, à quatre mètres
sous terre. Autrement dit, à partir d'un endroit déjà
profond, comme une cave ou une tombe, en creusant un peu on doit atteindre la
voûte facilement.
Il y
eut un claquement sec qui me fit sursauter.
—
Vous m'écoutez, Sharko ? demanda-t-elle en haussant
le ton.
J'acquiesçai.
—
Bon... Outre les caves, il semble possible de pénétrer par les voies
d'aération, joignant Haxo aux lignes 3 et 7.
Elles ont normalement été fermées, côté Haxo, mais ont très
bien pu être démolies... Si ces passages existent, ils sont
terriblement dangereux, car donnant sur des tunnels à voie
unique où circulent des rames.
Je
retournai le plan et considérai la zone surlignée.
—
Valdez prétend ne pas connaître le point d'entrée, on lui bande chaque
fois les yeux. Selon lui, il faut marcher
trois ou quatre minutes, monter, descendre des escaliers,
même sortir à l'extérieur, peut-être au travers du
cimetière. Sans doute la raison de ces... marchés interdits
pendant la nouvelle lune. Obscurité absolue, pas de
risque d'être repéré...
La commissaire repoussa une mèche rousse sur le côté.
Son chignon, parfait dans la journée, ressemblait à
présent à une nébuleuse éclatée.
—
Nous disposons de trop peu d'éléments et de ressources pour quadriller
le périmètre, constata-t-elle sous
les plis inquiets de son front. Ces boutiques, ces maisons
attenantes à la ligne sont des sources potentielles d'abords illicites. Si
vous descendez là-dessous, personne
ne vous appuiera. C'est une opération extrêmement hasardeuse qui...
m'embarrasse.
—
J'en suis conscient, mais... mais nous avons un moyen
inespéré d'approcher ces vendeurs d'insectes meurtriers.
Il faut prendre le risque, c'est la nuit de nouvelle
lune.
Polo
Sanchez envoya, tout penaud :
— Excusez-moi...
Mais qu'est-ce que je fiche ici ?
Je me
tournai vers lui :
— Tu es
ma clé du sanctuaire.
Le
jeune inspecteur me regarda sans comprendre. Je lui
tendis le téléphone portable de Valdez.
—
D'après ce que la commissaire a comme infos sur
Valdez, il a passé cinq ans à Fresnes pour trafic de stupéfiants,
en 95. Je vais prétendre auprès d'Opium être
l'un de ses compagnons de taule. Je me débrouillerai pour le baratiner, mais
il se méfiera sûrement. À tous
les coups, il appellera sur ce portable, pour que le Mexicain
confir...
Une
goutte de sueur me brûla soudain la rétine. Je m'arrachai
de mon siège.
—
Merde ! Merde ! Merde ! J'en ai plus qu'assez de cette
putain de chaleur ! ! !
Del
Piero me fixa, les lèvres serrées, sans décrocher une
parole. Je restai debout et poursuivis mes explications.
—
Ex... cusez-moi. Tu... tu es d'origine hispanique. À peu
de chose près, tu as le même accent que ce pourri
de Valdez. Tu te feras passer pour lui.
Je
brandis une fausse carte d'identité, que je traînais depuis
mes années à l'antigang.
— Je
m'appelle Tony Shark. Retiens bien ce nom...
Sanchez
écarta les bras.
—
Mais je ne connais rien de ce putain de Mexicain
!
—
Débrouille-toi, bordel ! Il te reste une heure avant que je
débarque là-bas ! Va dans la salle d'interrogatoires, discute avec lui, prends
ses intonations de voix ! Agis !
C'est pourtant pas compliqué !
Le
regard qu'il croisa avec Del Piero me déplut. Il dit, en
sortant :
— Je vais
faire mon possible...
Dès
qu'il eut quitté la pièce, la flic se massa les tempes.
—
Désolée de vous dire ça, mais vous êtes dans un sale
état, Franck. Vos nerfs sont à fleur de peau, vos mains...
tremblent. Je ne pense pas que vous soyez ce soir en
état de...
J'inspirai
un grand coup.
—
Vous allez jouer la psy, vous aussi ? Au contraire,
mon... état sera un avantage. Je serai plus crédible,
plus loin de mon personnage de commissaire.
Elle
pianotait avec un stylo.
—
Vous avez toujours réponse à tout, hein ? Combien
de temps tiendrez-vous ?
— Plus
que vous.
Elle
ignora la remarque.
—
Cet Opium a sûrement été en contact avec notre assassin.
On devrait peut-être l'interpeller directement, en
force.
—
Sans savoir de quoi il en retourne ? On risque de foutre
un boxon pas possible. Laissez-moi d'abord fouiner.
Elle
agita la bouche de droite à gauche.
— Que
sait-on d'Opium ?
—
Sénégalais, crâne rasé, balèze, avec un anneau dans le
nez. Valdez n'a pas voulu en dire plus.
Elle
affina ses yeux félins.
—
Il en a déjà dit beaucoup, je trouve. Ce type a l'air de tout
sauf tendre, et pourtant, j'ai vu la façon dont il vous
dévisageait. Comme... s'il avait peur de vous.
Je
claquai mes mâchoires, comme un requin.
— L'effet
Sharko, sans doute...
Elle se
força à sourire et déplia une carte de l'Est parisien.
—
Bon ! Nous posterons deux hommes à l'angle de l'avenue
Gambetta et deux autres rue Haxo. Je vais aussi
mettre en place une brigade d'intervention, au cas où il y
aurait un problème. Mais... surtout, pas de zèle ! Vous
descendez, repérez les vendeurs louches, puis remontez.
Nous les intercepterons à leur sortie, en douceur, en espérant qu'ils pourront
nous mener au meurtrier. C'est... le scénario le plus optimiste...
J'opinai
du chef. Elle me jaugea rapidement, le poing
sous le menton, et ajouta :
—
Et si le tueur se trouve là-dessous ? Si, d'une manière
ou d'une autre, vous vous faites pincer ? Si les choses
tournent mal ? Vous n'aurez même pas d'arme ! Franck,
c'est extrêmement dangereux !
—
C'est tout ce qui me plaît dans ce métier. Et puis, avons-nous
une autre solution ?
Elle
serra la mâchoire.
—
Je vais contacter la BRB. En attendant, prenez vos
hommes et allez-y. Mais... Soyez extrêmement prudent... Je resterai en liaison
radio avec les équipes à l'extérieur.
Je
décochai une risette nerveuse.
—
Vous devriez aller vous coucher une heure ou deux.
Demain risque d'être une très grosse journée.
— Et
lâcher mon enquête ? Vous êtes taré ou quoi ?
Elle se
plaqua au fond de son fauteuil, son visage
englouti
par l'ombre.
—
Je ne sais pas si je devrais vous dire ça mais... J'ai
une mauvaise intuition... Une très mauvaise intuition...
Chapitre vingt
En
frontière des dix-neuvième et vingtième arrondissements, à l'extrémité d'un
maillage de magasins, l'Ubus
se tassait entre la haute palissade ouest du cimetière de Belleville et la
vitrine minuscule d'une boutique africaine.
Enseigne
branlante, béton crade, tuiles explosées. Pour
trouver l'endroit accueillant, il fallait beaucoup, mais
vraiment beaucoup d'imagination.
Le
videur, même pas Noir, me plaqua sa large paluche
sur le torse.
— On
n'entre pas. C'est plein.
— Il n'y
a pas l'air d'avoir foule, pourtant.
— Qu'est-ce
que t'en sais ? J'te dis que c'est plein.
Borné,
qui plus est. Je fouillai dans ma poche, en
sortis
un mouchoir taché et jetai la Latrodectus mac- tans
éclatée au beau milieu de son tee-shirt. Il bondit vers
l'arrière, les yeux exorbités.
—
Je suis venu voir Opium. Ma veuve noire a pris un coup
de vieux et il lui faut une remplaçante.
Il
fallait ouvrir la porte pour qu'enfin s'étirent les espaces
et jaillissent les couleurs. Des ocres modérés, des
rouges furtifs, des tons d'ébène, tourbillonnant sur les
murs en figurines énigmatiques. Des profondeurs couraient
les roulements de jembé et les
élans des sons Ragga,
tandis qu'au fond, entre des tentures sombres, un
écran géant déroulait un concert de Mory Kanté. Une
vaste illusion, tout ça, puisque dans le bar ne planaient que deux ou trois
silhouettes, assommées à l'eau-de-vie
agricole. Un samedi soir ambiance Toussaint...
Je me dirigeai vers le comptoir, derrière lequel s'endormait
un métisse aux dreadlocks aussi impressionnantes que ses narines. Il portait
des lentilles jaunes cerclées
de marron, façon lézard.
—
On s'est perdu ? fit-il dans un sourire de dents ternies.
—
J'aime bien Mory Kanté, répliquai-je en désignant le film. C'est l'un
des derniers d'une famille de trente-huit
enfants, tous nés avec un destin d'artiste. Le sien
était de voyager par la musique.
— Et le
tien, c'est de venir m'emmerder ?
Après le borné, le type direct. Je hochai le menton en
direction des étals colorés.
— Sers-moi
le pire de tes poisons.
Le
Lézard fit tourner une bouteille entre ses mains.
—
Rhum blanc de Jamaïque, cinquante-cinq degrés. Ça te
va ?
— Je
voulais parler d'Opium.
—
Je connais pas d'Opium, répliqua-t-il en me foudroyant de son haleine
tue-mouches.
—
Dans ce cas, comment tu sais que je parle d'une
personne ?
Je m'approchai
de ses cratères nasaux.
—
Je ne suis pas ici pour perdre mon temps, z'yeux de
lézard, mais pour le business. C'est Valdez qui m'envoie.
Dis à Opium que j'aimerais goûter au
Baiser de l'araignée... Et, si
je peux te donner un petit conseil, évite
de me casser les couilles. J'suis pas d'humeur ce
soir.
Il me détailla de ses yeux d'écaillé, agita ses tresses d'un
bref mouvement de tête et lâcha :
—
Plutôt effronté, pour un nouveau. Ça me plaît bien...
Il s'éloigna avec son portable et revint dans la même minute.
—
Descends. En bas de l'escalier, tourne à gauche... Dis
Papayou au mec devant la porte.
—
Sponsorisés par Carlos ?
Il déroula sa belle langue bifide et retourna à ses occupations
de barman miteux. Au fil des marches, les roulements
de tam-tam enflaient, une moiteur de savane
s'épanouissait sous les plafonds arqués.
En bas de l'escalier s'étirait une grande salle peu éclairée,
habitée de figures soûles. C'était un lieu de danses
lentes, de respirations creuses, de fronts luisants. La musique enivrait, entêtait,
poussant ces corps d'ébène
et d'ivoire à s'épuiser toujours plus. Je repérai la
porte dans un renfoncement et annonçai à son Cerbère le mot magique.
Papayou. Grincement de gonds...
Au cœur de l'ombre plongeait un goulot en vieilles pierres,
flatté de néons malades. Plus loin, des voix, étrangères,
piquées d'intonations brusques. Au fond d'une
cavité minuscule, chaude de sueur et d'alcool, quatre
Blacks jouaient au poker, à billets réels.
L'un d'eux me fuma du regard, tirant une belle grimace de vipère.
Au bout du couloir, deux montagnes me
fouillèrent dans les règles avant de m'escorter aux portes
de la tanière d'Opium. Une niche de ténèbres, protégée
par un habile jeu d'éclairages qui ne laissait paraître
que les mains, deux mains de géant posées sur les
accoudoirs d'un fauteuil en velours grenat.
Un cigare déroulait ses volutes en un long serpent de
soie.
— Alors
comme ça, c'est Valdez qui t'envoie...
Sa
voix, d'un grave profond, était empreinte de cette même
langueur qui habitait l'endroit. Je plissai légèrement les yeux, aveuglé par
un projecteur en surplomb.
—
Je lui ai rendu pas mal de services, à Fresnes, répliquai-je,
une main en visière. Aujourd'hui, j'ai besoin
de pognon. J'ai quelques amateurs, prêts à payer cher,
pour des araignées un peu... spéciales...
Le
barreau de chaise disparut soudain dans l'ombre puis
flamba en un rouge de braise.
— Pourtant,
Valdez n'a jamais parlé de toi.
— Pourquoi
il l'aurait fait ?
— Tu
t'appelles ?
— Tony
Shark...
—
Shark, Shark, Shark... Le requin... Alors
tu l'as connu à Fresnes ? Qu'est-ce que tu
fichais là-bas ?
—
Transport d'héroïne, depuis l'Angleterre. On m'a pincé
avec un kilo.
Un long
silence. Des rivières me ruisselaient dans les yeux,
la nuque, partout sur le corps.
— Tu
travaillais pour qui ?
—
J'en sais rien, j'étais juste chauffeur routier... On m'a
proposé de la tune pour planquer la marchandise dans
mon camion, à l'intérieur de carcasses de porcs. Alors,
j'ai dit OK, banco...
La main
gauche fit courir ses phalanges sur l'accoudoir.
—
Tu sues beaucoup... Tu as quelque chose à cacher
?
J'ôtai
ma chaussure et ma chaussette gauches, désignant d'un doigt tremblant les
veines démolies de mon pied.
Vestiges de rangers trop serrées.
— Thromboses
veineuses... J'essaie de décrocher.
— Héroïnomane...
Il
claqua des doigts. On lui apporta un plateau d'argent, barré de crêtes
blanches. Cocaïne...
—
Hum... Valdez a le sens du secret... Ça m'étonne qu'il t'ait parlé de
notre business... Il me déçoit beaucoup.
Quand la mimine décrivit d'amples arcs de cercle, on
m'empoigna fermement. Ça sentait le roussi.
—
J'ai trois mille euros dans ma poche ! expliquai- je en jouant des
coudes. Il y en a mille pour mon droit d'entrée !
—
Je n'ai pas besoin de ton autorisation pour prendre ton fric, ni même ta
vie...
Après le borné et le type direct, le modeste. Une longue
aspiration nasale l'interrompit.
—
Je vais passer un coup de fil à notre ami commun, fit-il de cette même
voix de pierre froide. J'espère qu'il va répondre... Ce serait... préférable...
Ses mains s'effacèrent, entraînant une masse démesurée vers
l'arrière de la niche.
Il y
eut un bruit de porte malmenée.
—
Je crois que maintenant vous pouvez me lâcher ! m'énervai-je en
mouvements saccadés.
—
Au contraire... répliqua judicieusement Sbire gauche. Ça renifle
vraiment pas bon pour toi, mec...
À présent, mon sort tenait à un nom, Polo Sanchez. Un pas de
travers, la moindre hésitation, une mauvaise intonation et le cimetière voisin
s'encombrerait d'un occupant de plus. Mes deux gardiens m'immobilisaient
puissamment, leurs pectoraux contre mes épaules. Je percevais, au travers de
leurs vestes, le grand baiser glacé des revolvers.
Glissement de bois, au fond de la niche. Martèlements de
pas. La lumière déclinait lentement, au fil de l'approche du monstre. Il
m'apparut soudain.
Du haut de son immensité, il ressemblait à ces images de
diables modernes, avec ses gros yeux noirs au fond laiteux, son crâne en
pointe, son anneau de métal lui fouillant la cloison nasale. Des torsades d'encens
fleurissaient de ses gestes, toutes sortes d'or cliquetèrent autour de son cou
lorsqu'il se pencha à mon oreille
et murmura :
—
On va te montrer comment on traite les intrus. Bon
voyage...
Dans la seconde, on me bâillonna d'une lanière de cuir,
m'enfonça une cagoule sur le crâne, mes bras s'arquèrent
vers l'arrière et des menottes me cisaillèrent les poignets. Je me débattis
avec l'énergie du condamné,
entre ces poitrines chaudes de fureur, pressantes au point de me couper le
souffle.
On m'allégea de mes billets et, sous l'autorité d'un claquement
sec, me propulsa violemment dans un angle.
Un battant grinça.
—
Avance !
Je mordis le bâillon avec rage, tirai sur mes entraves, frappai
de la tête dans le vide. Un coup de crosse dans les
reins me cassa en deux.
—
Avance, on t'a dit !
La capuche m'asphyxiait, la sueur me rendait fou. Je ne
contrôlais plus rien, mon destin m'échappait.
On grimpa un escalier. Droite, gauche. Une porte, encore.
Odeurs de riz, de braises sauvages.
Des clameurs, dans le fouillis des dialectes chuintants,
des rires bestiaux. Ricanements de gonds. Frémissements de grillage,
raclements de graviers. Des ronflements
lointains de voitures. Le cimetière, on devait
progresser entre les morts, sous le couvert d'une nuit
sans lune.
Et je marchais toujours, indéfiniment, violenté par les
directions à suivre. Gauche, droite, pente... Terre, herbe,
cailloux...
Porte à nouveau, virages... puis une nouvelle volée de
marches dans des couloirs de chuchotements. Couinements d'objets qu'on
déplace. Meubles ? Lit ? Réfrigérateur ? Un courant ascendant glissa sur ma
peau. De l'air frais. Ma langue tournait sur
mes lèvres, chassait ce sel
des suées et ces minéraux de peur. La descente se
prolongea. Vingt-quatre marches exactement, raides à se
fendre le crâne. De l'arrière, des mains me forçaient à me courber au
possible, tant le plafond écrasait.
—
Stop !
On m'ôta cagoule, bâillon, menottes. J'étais plié en deux,
mon accompagnateur, derrière moi, désigna une trappe
avec le pinceau de sa lampe.
—
Ouvre et attrape l'échelle... En bas, prends à droite...
—
Vous avez une drôle de façon d'accueillir les nouveaux.
Autour, des couches de craie, d'argile, du béton creusé,
des tiges de fer perçant les murs et un tablier d'acier
déchiqueté. Un trou à rats, démoli à la masse, à la
perforeuse, façon brutale. Je m'accroupis, tirai sur un anneau métallique.
Un vent glacé, ce souffle froid qui parcourt
les tunnels éteints m'ébouriffa les cheveux. La
fraîcheur des abysses grondait sous mes pieds, si proches
de l'enfer...
Haxo, la station de métro fantôme, ayant épuisé tant
d'abatteurs, de boiseurs, d'ouvriers malheureux. Gueule
gigantesque d'un serpent de roches... Vivante...
Une atmosphère de film de carnage s'enroulait, silencieuse,
autour d'ampoules éveillées par des groupes
électrogènes. Un endroit de fin du monde, cerclé
de parois irrégulières, tendu de rails morts où traînaient
encore les spectres des rames oubliées. Le plus
effrayant était cette absence de vie, ce grand vide sombre
à l'odeur de métal chaud, où l'on s'attendait à voir
jaillir, dans la bouche lointaine, des êtres d'outre- tombe venus
vous arracher les membres.
Au-dessus, creusée dans les hauteurs, la trappe s'était
déjà refermée.
Je longeai le boyau par la droite, serré contre cette paroi
de briques noires, évitant la voie, comme si une motrice
allait surgir et me déchiqueter. Des lieux s'esquissèrent dans mon cerveau.
Egouts, catacombes, stations fermées. Molitor, Invalides, Maillot. Ossuaires, messes
noires, sectes. L'empire de la mort régnait ici, sous
Paris, sur presque deux mille cinq cents kilomètres de souterrains infâmes.
Loin, bien loin de la lumière
éclatante des Champs-Elysées.
La courbe grandissait, mangeait de l'obscurité à n'en plus
finir. Des kilomètres, avait dit Del Piero. Des kilomètres dans le ventre de
la terre, coupé du monde, sans
arme, sans téléphone, sans fuite possible. Avec, pour
couronner le tout, les habitants du cimetière de Belleville
à fleur de voûte...
Un autre virage. Deux formes surgirent, face à moi. Elles
s'élancèrent sur le mur opposé, têtes baissées, avant
d'accélérer dans le néant. Une question me traversa l'esprit. Comment
sortait-on de ce trou ?
Devant, une lueur d'un vert bouteille vint mordre la nuit
qui se dissipa, comme une main se retirant. Le virage
se terminait, s'élargissait, se tendant brusquement en une longue ligne noire
bordée d'un quai.
Sous le biais des pulsations verdâtres, sur des centaines
de mètres, le peuple silencieux des ténèbres s'éveillait
enfin. Ils étaient là...
Un foisonnement de silhouettes assises, repliées devant
des étalages de mort. Les visages n'étaient que des
suggestions, des jeux d'ombres, les ampoules glauques
n'éclairaient pas, elles dévoilaient juste. Des masses
brunes glissaient de place en place, se baissaient, observaient, palpaient. Ça
chuchotait, concluait, des
rendez-vous se fixaient, par papiers interposés...
Je grimpai sur le quai, évoluai lentement entre les premiers
étals, curieux, dégoûté, halluciné. Devant moi, un
type au visage de cratères proposait, dans des bocaux
percés, des serpents, pas plus longs que des pailles.
Mambas verts, trois semaines, disait une pancarte. Morsure dévastatrice. À ses
côtés, un Noir aux cheveux
jaune pisse, à l'œil gauche crevé, leva une couverture
et dévoila toutes sortes de racines.
—
Drug... Puissant... Visions... souffla-t-il. Broyer et
respirer. Acheter. Toi acheter.
Je
détournai la tête et continuai ma lugubre percée, me
joignant à un groupe de trois personnes rassemblées autour
d'une quatrième. Ce dernier pilait des carcasses séchées
de Bufo marinus, un crapaud venimeux, expliquait-il,
dont le résidu permettait de produire une substance capable d'atteindre le
système nerveux par simple
contact avec la peau. Dans les rites vaudous, on l'utilisait,
en mélange avec la tétrodoxine, pour fabriquer la poudre à zombies. Mais le
dealer en proposait un tout
autre usage. Il suffisait de déposer de cette substance sur un objet que
toucherait la victime - verre, cuvette
de toilettes, poignée de porte - pour la paralyser dans les minutes qui
suivent. Ensuite, elle délirait pendant
plusieurs heures, sans se souvenir une fois les effets
dissipés. Idéale pour le viol anonyme, GHB puissance dix... L'un des trois
enfoirés sortit des billets de sa
poche.
Mes
poings se serrèrent, je dus déployer toute ma volonté
pour ne pas défoncer le crâne à ce camelot de merde...
Le trouble
m'envahissait, ma gorge s'asséchait... Cette
ambiance... Ces caves morbides... Ces lieux d'horreur...
Six ans en arrière. L'Ange rouge... L'icône du
mal... Son spectre planait à nouveau en moi, toujours aussi net. Une terrible
impression... Celle de le voir
encore surgir, drapé dans sa cape de sang.
Tout
était-il réellement fini ?
J'avançai encore, aux aguets, des battements intenses
enflaient en moi. Où se cachait le vendeur d'anophèles
? Et l'assassin des Tisserand ? S'embusquait-il dans ce grand cercle de
ténèbres ?
Dans une niche d'aération, un peu en hauteur, un très vieil
homme enveloppé d'une pèlerine brûlait des encens,
face à un être recroquevillé. Entre eux, une poupée,
piquetée d'aiguilles.
En dessous, à même le sol, un individu orné d'un chapeau
blanc, costume de lin impeccable, assis sur un banc en
carrelage, posait à plat des cartes de tarot. Il leva un
regard scintillant vers moi ; sous l'ombre de son
couvre-chef, je ne distinguais que l'éclat étrange de son
sourire. La carte qu'il retournait représentait le squelette
de la mort.
Plus loin, on parlait venin.
Cenchris controtrix, venin
de serpent à tête cuivrée, venin de crotale des bois.
Puis drogues. Puis scorpions, noirs, jaunes, gris. À côté,
une espèce de prophète, pas plus haut qu'un nain de
jardin, clamant haut et fort que le règne des insectes renverserait
l'évolution. Il parlait de catastrophes, d'invasion de cigales tueuses, du
Grand Festin des criquets, propageant famine et destruction.
La puce avait amené la peste noire ; les moustiques et les
tiques, les arbovirus. Selon lui, les insectes décimeraient l'humanité dans
les années à venir... Pas de doute,
le tueur était déjà venu ici. Et il pouvait être n'importe
où, à m'épier. Devant, derrière, peut-être juste à
quelques mètres. Pas loin, en tout cas. Vraiment pas
loin.
Et,
encore au-delà, devant l'œil aveugle d'un autre tunnel,
se tenaient, sous la joute de plusieurs marchands, les spécimens les plus
dangereux d'araignées ; Loxosceles,
Latrodectes, Atrax... Abdomens rouges, poils urticants, poisons foudroyants. Autour, nombre d'amateurs. D'où
germaient tous ces gens ? Combien de ces réunions secrètes dans les entrailles de la
capitale ?
Au bas d'un escalier, dans un hall muré, se terrait un dernier
camelot, entouré de bougies allumées. Maquillage noir, vêtements noirs, bottes
noires. Une cicatrice crevait
sa pommette gauche et se tendait vers son œil de
verre. Il me fixa tout au long de ma descente et coassa
:
— Dégage
!
Mon cœur se leva, mes pas se ralentirent, tandis que je comprenais
l'impossible. Taille, carrure, blessure à la
face. Et si... Il me fallut un gros effort pour que je balance,
d'une voix à peu près normale :
— Qu'est-ce
que c'est ?
Je désignai un recueil épais intitulé À
propos de la pédiatrie. Il
n'avait que ça sur son stand, ce recueil, posé au
beau milieu d'une couverture, noire elle aussi. Je
croisai mon regard avec celui de l'homme. Il ne brillait dans sa pupille
aucune chaleur, juste une flamme bleue
de méchant diable.
Sa bouche tombait comme morte, peinte de cette noirceur
des gothiques. La lame d'un cran d'arrêt jaillit.
—
Je t'ai dit de te tirer ! Y a rien pour les connards comme
toi !
Il avait tailladé mon frêne, peut-être avec ce même couteau.
Il connaissait mon visage, savait que j'étais venu
pour lui, impuissant sans mon arme, dans ce cimetière
de déchéance.
Ses lèvres s'ourlèrent, dévoilant des canines taillées, alors
que deux ombres grandissaient en haut des marches,
les mains dans les poches.
Je l'avais face à moi, je sentais son haleine rauque. Un flic
face au pire des meurtriers. Impuissant.
—
Qu'est-ce que tu cherches ? lui demandai-je, les dents
serrées.
— Toi,
qu'est-ce que tu cherches ?
Il fit
jouer le reflet des flammes sur son cran.
Opium
ne m'avait prélevé que mille
euros. J'en jetai deux
cents sur le sol.
— Pour
voir... dis-je comme dans un mauvais jeu.
Il
reluqua l'argent, fit courir sa lame sur sa langue,
y
traçant un sillon de sang.
—
Tu crois m'impressionner avec tes tours de passe-passe
? envoyai-je en récupérant mes billets.
Il me
saisit le poignet et me les arracha des mains.
— Alors
tu veux t'amuser un peu ? Tu peux mater...
Il me
fumait, il me fumait vraiment avec ses yeux
animés
d'un rouge diabolique.
—
... Et pour aller au-delà, faudra allonger le pognon...
Mais... Fais d'abord ton choix...
Je tirai
l'album vers moi, accroupi.
Un rat
de la taille d'une belle mangue grimpa sur l'épaule
du vampire. En haut, le duo avait disparu. Seul avec un
monstre, au fin fond de l'enfer. A propos de la pédiatrie. Quels
horribles secrets cachaient ces épaisseurs de papier ?
Quand
je tournai la première page, je ne pus repousser la vague de dégoût qui me
froissa le visage.
Des
photos. Des dizaines, des centaines de photos d'enfants
nus, dans des positions humiliantes. Un mot claqua
dans ma tête. Pédophilie.
Je jetai
l'album sur le sol.
— Va te
faire foutre ! Sale enfoiré !
Il
replia son cran, un pli mauvais sur les lèvres.
—
Pourquoi ? Tu t'attendais à quoi, hein ? Qu'est- ce que
t'es venu foutre ici, dans ma place ?
Une
voix à la Ray Charles, avait dit l'apicultrice. Cette
voix-là était bien moins grave. Je gravis les marches
en courant, alors que l'autre gueulait encore :
— Qu'est-ce que t'es venu foutre ici ? Fils de pute !
Sur le quai, des mines furieuses se braquèrent vers moi. Le
fumier à la cicatrice profitait du système pour refiler ses visions de torture.
Celui-là, je l'attendrais personnellement à la sortie. Si je sortais.
Concentration. Retrouver la concentration. Nettoyage
mental. Chasser les images de ma tête. Ces peaux roses d'innocence, ces
poitrines de lait. Eloïse... Son sourire m'apparut, sa fragilité. Mon enfant...
Chasse tout ça. L'enquête... Concentration... Gauche,
droite, j'avais à présent parcouru l'ensemble des stands. Aucune piste de
moustiques, de larves, de scarabées meurtriers. Echec sur toute la ligne.
Je fouillai une dernière fois parmi ces figurines
démoniaques. Le nain prophète, les poisons, les drogues, le vieux sorcier...
Ma respiration s'accéléra lorsque je découvris les cartes de
tarot, abandonnées sur le banc carrelé. Le squelette de la mort, retourné. Mais
plus aucune trace de leur propriétaire.
Je sautai sur la voie, observant de part et d'autre. Dans un
brouillard verdâtre, par-delà les stands d'araignées, la forme au chapeau
blanc s'évanouissait dans le tunnel.
Mon corps se braqua dans sa direction, mes pas s'allongèrent,
d'abord discrètement, tant on me reluquait, les yeux mauvais, les moues
méfiantes.
Mais une fois hors de vue, dans la grande courbe
souterraine, je déliai de larges foulées. L'air frais oxygéna correctement mes
muscles, ma respiration gagna en fluidité, loin de la douleur endurée à Montmartre.
Je trouvai rapidement le rythme d'un bon coureur de fond.
D'un coup, trois détonations roulèrent, à m'exploser les
tympans. Une balle ricocha au-dessus de ma tête, une autre fusa par-derrière,
au ras de mon épaule.
Je me
plaquai contre le béton, haletant, ramassai des
poignées de cailloux que je projetai contre les ampoules.
L'obscurité. Grondements de foule, depuis le
quai.
Je
m'élançai plein rail, alors que là-bas, en bout de virage,
le couvre-chef disparaissait dans un conduit latéral.
Je tirai sur mes jambes, poussai des orteils, aussi
vite que possible. A mes trousses, la clameur se soulevait,
la fuite enflammait l'acier, sous les cris les gens
cavalaient, aiguillonnés par la panique. Les rats quittaient
le navire.
La
bouche d'aération, au-dessus, là où l'autre avait disparu.
Je me ruai sur une vieille échelle en métal, tirai sur une
grille et m'enfonçai dans l'ouverture infâme.
C'était
une vaste conduite cimentée où l'on tenait presque
debout. L'air y circulait lourd, ronflant, brûlé par ces
parois écrasantes, fuyant sous la terre. Les tronçons se succédaient, dans ce
noir d'encre, où les pas de l'homme-au-chapeau
battaient une sinistre mesure. Une
bifurcation, juste devant. Gauche... Il avait pris à gauche.
Son souffle roulait furieux, sifflant, amplifié par
l'écho.
Soudain,
plus de pas. Je plongeai à temps, guidé par l'instinct
de flic, tandis qu'un feu de poudre illuminait la
gueule de ténèbres, suivi de deux autres, très rapprochés. Les balles fusèrent
dans l'ellipse, éraflant le béton
de flammèches rouges et de cisaillements assourdissants. La traque reprit
aussitôt.
Six
balles. J'avais compté six balles. Normalement, son
revolver était vide.
Normalement.
Un long
hurlement ébranla l'obscurité, suivi de gémissements
incessants. J'accrus l'allure, les bras décrivant
de grands moulinets devant moi pour me guider.
Plus loin, mon pied percuta des éboulis, mon biceps droit
s'écorcha à des barres de fer. Dans ma glissade, mon
oreille frôla un pic d'acier tendu en une arme mortelle. Je sentis l'odeur du
sang frais, là où avait dû s'éperonner
le type.
Je gueulai à mon tour, la douleur décupla ma hargne et je
me mis à courir, sans garde, sans savoir si un trou allait
m'avaler ou un autre obstacle me défoncer l'arcade. Le conduit n'en finissait
plus mais les pas grossissaient, les halètements s'étiraient en grognements de
bête.
Il y eut soudain un vent, puis le grand tourbillon du vide...
La chute m'aspira. Ma main agrippa dans un dernier
réflexe un panneau de signalisation vert, propulsant mon corps suspendu contre
la brique. Sous mes pieds,
une ligne de métro.
Feux rouges, lampes folles et... un tremblement... Une
onde dévastatrice grimpait des rails, le terrible feulement d'une rame qui
approchait.
Je me plaquai au mur, toujours suspendu, tirai sur les avant-bras,
m'accrochai au bord de la bouche d'aération.
L'homme-au-chapeau se ruait droit devant, dans ce tunnel
étroit à voie unique, boitillant, hors d'haleine. Il s'écroula,
se releva, s'écroula encore, la jambe traînarde. J'aperçus, dans une giclée de
sang, une barre métallique
lui transperçant la cuisse. Il se hissa sur le côté,
alors que le fer vibrait, que le raclement fou assourdissait.
Le convoi surgit de toute sa masse, propulsé de toute sa
vitesse. Je hurlai, l'homme beugla, les deux mains en
avant comme pour repousser la bête.
Dans un raz-de-marée d'étincelles, la morsure des freins
me vrilla les tympans.
Sous une vapeur rouge, j'aperçus ce couvre-chef blanc
qui volait comme une colombe et ce corps, au ras du mur,
presque intact, les jambes volatilisées...
La rame stoppait, au fond, pleine de ses visages plaqués
à la vitre arrière.
Mon cœur me faisait mal, ma trachée brûlait, ma tête tournait,
enflée de souffrance. Je me laissai choir jusqu'à terre. Ma gorge lâcha un
râle maudit, tandis que mes
genoux percutaient une traverse. J'engendrais la mort
sous chacun de mes pas. Et les crissements... Les crissements
des freins se remirent à gémir dans ma tête...
Le baiser de l'acier sur le disque. Les cris de mes chéries.
Leur bouche grande ouverte au moment du choc.
Je m'arrachai les cheveux à deux mains, une poignée m'en
resta entre les doigts.
Chancelant, les traits démolis par la rage, l'horreur, les
pleurs, je me relevai, avançai, me penchai sur le buste,
détournant le regard de cette face aux yeux implorants,
de cette expression figée, clamant encore.
Ma main tremblante plongea sous la veste, fouilla la poche,
en rapporta un petit carnet. Pas de papiers, pas d'argent,
aucune identité. Juste ce carnet. Piètre fragment de vie...
Je tournai les pages, le cœur au bord des lèvres, alors que le
chauffeur rappliquait au loin, braillant des Mon Dieu
! Mon Dieu ! par-dessus les clameurs sourdes des
passagers.
Je plissai les yeux, sous cette lumière mauvaise, synthétique.
Des heures de rendez-vous, des lieux. Parking
Est Orly,
allée 4B, 3 juin, 22 h 45. 1 cobra.
Ou encore Parc Brossolette, Melun. 7/3, 1 h
15. 2 Tsé-tsé. Gros collectionneur, bon
prix.
Soudain
mon corps se comprima.
19 juin.
Appeler Ronan, voir possibilité Lucilies bouchères.
25 juin.
A/R Guinée pour livraison du 27. Plasmodium falciparum. Scarabées ruches : 27 juin. Livraison.
Coord :
49° 20' 29" nord, 03° 34' 20" est.
RDV à 00
h 00.
Je
fermai les yeux et m'abattis contre les parois noires
de crasse.
L'homme-au-chapeau
et l'assassin s'étaient rencontrés voilà vingt jours pour une livraison
mortelle. Un lieu de rendez-vous dont j'avais
sous les yeux les coordonnées
GPS. On le tenait enfin... Peut-être...
Autour de
moi, des lampes d'alerte clignotaient. Rouge,
encore et toujours rouge.
Dans
ces incandescences morbides, ma montre indiquait une heure quatorze.
L'homme-au-chapeau
avait eu les jambes arrachées par le
dernier métro.
Chapitre vingt et un
Je ne m'octroyai pas le temps de respirer, de me replier
dans ce tunnel de ténèbres. Une fois l'alerte donnée,
dès que les équipes pénétrèrent dans les bouches
d'aération et investirent l'Ubus, je m'envolai pour ce
lieu de rendez-vous secret. Brûlé par ma rage, par
cette violence gratuite, cette folie grandissante, je ne
marchais plus à l'intelligence, à la réflexion. Non, non. A
présent, je chassais, traquais, d'une manière brute,
avec mes tripes. Rien ni personne n'aurait pu m'empêcher
d'aller au bout.
Pas même Del Piero qui, lorsqu'elle flaira ma colère, la
fureur sourde jaillissant de mes pupilles, préféra m'accompagner
et prendre le volant. Habillée en circonstance. Jean noir, sweat beige et
chaussures militaires aux pieds. Loin du totem en tailleur.
Porte de Charenton. Maisons-Alfort. Créteil. Puis la gare de
triage de Villeneuve-Saint-Georges, long vaisseau gris ronflant sur ses
flancs. Del Piero avalait le bitume,
la pédale d'accélérateur lourde, le regard porté vers
l'horizon où filaient les dernières étoiles.
Dans ces visions de renaissances, sous la montée de l'astre
repoussant la nuit, je n'éprouvais plus le soulagement du jour nouveau. Des
cauchemars de sang et de
cris me
hantaient encore l'esprit. Au plus profond de moi, le
cycle de la vie n'existait plus.
Je
tournai des yeux vides vers Del Piero, caressant mon
alliance du bout des doigts.
— Vous
avez une famille, des enfants ?
Elle ne
répondit pas immédiatement, comme embarrassée par cette brusque irruption dans
le silence.
—
Je suis divorcée... Mais j'ai deux beaux enfants, Jason
et Amandine...
J'inspirai
longuement, la nuque contre l'appuie-tête.
— Dans ce
cas, vous ne devriez pas être ici...
Elle
garda en ligne de mire la rectitude d'asphalte,
imperturbable,
hormis ce petit mouvement de mâchoire et
cette contraction infime qui trahissaient la profondeur de ses tourments.
—
Il y a une petite fille qui me rend visite, le soir, murmurai-je
encore. C'est dingue... Au moment où je vous
parle, je me rends compte que j'ignore même son
prénom...
Je me
pris le front dans la main.
—
C'est tellement... étrange... Les trains... Comment elle a
su pour les trains... Elle n'y connaissait rien...
— Et ?...
Je
secouai la tête.
—
Ce... cette gamine me rappelle tout ce que j'ai perdu,
elle m'ébranle intérieurement, et pourtant vous ne pouvez
imaginer à quel point je souhaite chaque soir sa
présence. J'en laisse ma porte d'entrée ouverte. C'est
dans le manque qu'on se rend compte de la valeur
des choses et de l'importance des êtres...
La
commissaire me considéra d'un air sombre.
— Pourquoi
me dites-vous cela ?
—
N'attendez pas de ressentir un pareil manque. Ce métier
n'a pas d'issue, c'est un ogre qui vous volera
vos
proches. J'ai pisté des assassins toute ma vie. Le dernier
d'entre eux a ravagé l'esprit de ma femme et bousillé
nos existences. Celui de trop...
— L'Ange
rouge, c'est ça ?
Je
mirai le plafonnier.
— Chaque
jour, j'ai espéré que Suzanne irait mieux, qu'elle
se remettrait des sévices, des tortures physiques et
morales subies durant de si longs mois. Je me persuadais que les traumatismes
mentaux finissent forcément par guérir, qu'à voir notre petite Eloïse, elle trouverait
la force de combattre son mal invisible. J'y ai cru,
j'y ai vraiment cru... Et voilà le résultat aujourd'hui...
Je la
fixai intensément.
— Croyez-moi...
Ce métier vous volera votre famille.
Elle
détourna le regard, la bouche légèrement ouverte,
enroulée dans ce silence si éloquent. Je l'observai une dernière fois, dans
l'attente d'une réplique, d'un
sursaut, d'un je sais, commissaire, mais je suis comme
vous, mais il n'y eut que la douleur muette. Je posai
l'arcade sur la vitre passager, l'œil sur ces champs
morts, si sinistres...
— Nous
arrivons bientôt... fit-elle enfin, désignant la
croupe noire d'un bois gigantesque.
— Vous
n'êtes pas convaincue, n'est-ce pas ? Vous pensez
que cette piste ne nous mènera nulle part ?
— Ces
coordonnées GPS nous larguent au beau milieu
de la forêt. Que pourrait-on y découvrir d'autre que...
des arbres...
— Les
cartes topographiques ne peuvent révéler ce que nos
yeux apercevront.
—
Peut-être... Mais avouez qu'il y a de quoi être sceptique.
—
Pourquoi être venue, alors ? Pourquoi avoir réclamé
Sibersky et Sanchez pour nous accompagner, alors
qu'il y avait du pain pour tout le monde à l'Ubus et dans
ces tunnels ?
Ses
lèvres se crispèrent.
—
Je... sais pas trop... Depuis le début, vous n'avez eu que
de bonnes... intuitions...
— Mes
intuitions... Evidemment...
Dessous,
la Seine palpitait, ivre de tranquillité, alors qu'en
face, la forêt de Sénart brandissait ses mâchoires d'un
vert sombre. Sous les premières frondaisons, l'obscurité regagna en puissance,
en lutte contre l'aube lointaine
déjà rouge de chaleur. Après bifurcation, la route
nous planta dans les profondeurs incertaines du lugubre.
Sanchez et Sibersky vinrent se garer à nos côtés.
—
Alors ? demandai-je à Del Piero en désignant
le GPS portatif.
Elle
sortit et annonça, sous le soleil pâle des phares :
—
L'appareil indique deux kilomètres, nord nordest.
C'est-à-dire... cette direction...
Pas de
sentier. Un mur d'écorces dans un délire de feuilles.
—
À quoi ça rime ? beugla Sibersky. Il n'y a rien ici !
—
Tu t'attendais à quoi ? répliquai-je avec agacement. Une piste balisée
de flambeaux ?
Sanchez
s'appuya sur le capot de sa voiture.
—
Et on a besoin d'être quatre pour faire la cueillette aux champignons ?
ajouta-t-il avec un air de provocation. Je commence à en avoir ma claque de
cette journée !
—
Il est cinq heures du matin. Ta journée, elle vient juste
de démarrer ! En route... Et la ferme !
Sous le
couvert de ma Maglite, j'ouvrais la marche et
Sanchez, à juste litre, la fermait.
Dans ces murailles végétales, les chênes se tordaient en
spirales tourmentées, les animaux se cachaient nombreux, levant des brames
lointains ou des craquements tout
proches. L'endroit appelait un autre style de peur, cette
frayeur d'enfant d'où surgissent des monstres ensanglantés
et des loups mythiques. Dans la respiration lente du bois, nos cœurs battaient
à l'unisson.
Nous contournâmes des mares à la brume sévère d'où
claquaient des cris d'oiseaux, avalâmes des raidillons, chevauchâmes des
escarpements d'humus... La forêt
grossissait, tendue en arcs bruissants, au fil du GPS qui
nous emportait dans cette gueule d'ogre.
À peine trois cents mètres avant la cible. Nos pas ralentirent,
nos dos se courbèrent malgré le doute, dans ces ténèbres
angoissantes, une fois nos lampes éteintes. Nous
progressâmes alors au jugé, les paumes sur nos armes,
guidés par cette seule loupiote verdâtre qui rayonnait
de l'appareil électronique.
Dans les dix derniers mètres ne s'élevaient plus que nos
haleines sifflantes d'angoisse et cette mort, prête à fuser
de nos revolvers... Cinq... Trois... Un...
49° 20' 29" nord, 03° 34' 20" est. Pas
d'erreur. Nous y étions. Les faisceaux
lumineux giclèrent. Fûts, frondaisons,
ramassis de branchages.
—
L'emplacement d'un putain d'arbre ! Bordel ! Bordel
de bordel !
Feu d'artifice d'insultes, jaillies de quatre bouches énervées.
—
La piste s'arrête ici ! ragea Del Piero sans cacher sa
déconvenue. Ce n'était qu'un stupide endroit de rendez-vous ! Rien d'autre !
Je m'en doutais !
Je la
toisai d'un air mauvais.
— Je ne
vous ai jamais priée de venir !
Sanchez se perdit dans des gestes osés, Sibersky tournait
sur lui-même, les mains au ciel.
—
Tous ces étangs, ces eaux croupissantes ! consta- tai-je
sans céder à ma déception. L'endroit isolé, la proximité avec
Issy-les-Moulineaux. Tout concorde ! Il aurait
pu choisir tellement plus simple ! Un parking, un parc,
une zone industrielle ! Pourquoi un lieu si difficile d'accès ? La prudence ne
peut pas tout expliquer !
Je
fixai Del Piero.
—
Cette forêt doit forcément cacher des habitations non
répertoriées !
—
Impossible ! répliqua-t-elle, un poil irritée. Elle est
sous le contrôle de l'Office national des forêts, les cartes
topographiques sont régulièrement mises à jour. Croyez-moi,
il n'y a ni maisons, ni souterrains, ni galeries secrètes. Du végétal... Rien
que du végétal...
— Merde,
c'est pas possible !
La
commissaire haussa les épaules.
—
Ces bois sont cernés d'agglomérations. Draveil, Etiolles,
Epinay, Montgeron, j'en passe et des meilleures. Vous avez raison, l'assassin
doit habiter le coin, ce qui
représente un indice non négligeable. Non négligeable mais, dans l'heure,
difficilement exploitable. Autant
chercher une aiguille dans une botte de foin.
Je frappai du poing contre l'écorce, observai ces troncs
qui chuchotaient entre eux. J'imaginai l'homme- au-chapeau-blanc
face au monstre invisible, ici, en ces lieux
de feuilles. Leurs regards viciés, l'échange des bestioles
tueuses. La forêt... Empire des insectes... Fourmis,
araignées, papillons... Encore et toujours là. Pouvait-il
s'agir d'un simple hasard ? Mes lèvres se mirent
soudain à trembler.
—
J'ai... Merde, on aurait dû y penser avant ! App... appelez
l'entomologiste !
Del Piero, qui s'éloignait sous le couvert de sa lampe-stylo,
m'examina par deux fois.
— Pardon
?
—
Houcine Courbevoix ! Téléphonez-lui ! J'ai peut-être
trouvé le moyen de remonter à la source ! D'atteindre
le tueur !
—
Et on peut savoir comment vous allez vous y prendre
? râla, comme d'une tradition, Sanchez.
— La
chasse aux papillons, à cinq heures du matin, ça vous
tente ?
Le lieutenant Sibersky lançait des bâtons, vautré sur un
tronc mort, l'inspecteur Sanchez roupillait à grandes gorgées
de ronflements, tandis que Del Piero contemplait les feuilles frissonnantes
dans le levant, avec de petits
yeux. Quant à moi, je luttais contre la fatigue, fumant
à proximité d'une mare où rampait une vapeur sinistre.
Au-dessus, haut dans le ciel, les frondaisons saluaient
l'arrivée du jour.
L'entomologiste débarqua enfin, sa montre GPS dans une
main, un large sac de sport dans l'autre. Dans son
bermuda bleu et son polo orange, il ressemblait à un
manège de foire.
J'accourus
vers lui.
— Tu en
as combien ?
—
Treize, répliqua-t-il en observant Sanchez qui avalait
un dernier grognement. Le reste est mort.
—
Et vous avez amené les croissants ? eut la force de
plaisanter Sibersky.
Malheureusement pour lui, sa vanne n'amusa personne. Nous
nous regroupâmes autour du sac ouvert.
Dans de petites boîtes transparentes, les lépidoptères crépitaient
d'impatience.
—
Ils ont l'air nerveux, constata Del Piero en se frottant
les paupières.
—
Ils sentent peut-être la phéromone. Si l'assassin élève
des femelles dans un rayon de dix kilomètres, ces mâles
vont nous conduire directement à bon port. Vous avez eu
une sacrée idée, commissaire !
—
Et pourtant, il n'est pas au mieux de sa forme... confia
la rouquine.
Houcine
Courbevoix s'empara d'une boîte et expliqua
:
—
Il y a cependant un problème, et de taille. Les têtes
de mort peuvent voler jusqu'à quarante kilomètres par
heure. Comment allons-nous les pister ?
—
Vous n'avez pas d'émetteur ou de choses comme ça ?
brailla Sanchez, des brindilles plein les cheveux.
— Pas
pour de si petits animaux, malheureusement.
Je me
plaçai au milieu du club des cinq.
—
J'ai encore une idée, mais soyez sûrs que ce sera la
dernière...
Je
désignai le sac de sport :
—
On lâche un premier papillon ; l'un d'entre nous le suit
le plus loin possible, jusqu'à la limite du champ visuel.
Les autres le rejoignent ensuite ; on renouvelle l'opération
avec un sphinx et un coureur différents. Je sais
que nous sommes tous sur les rotules, mais ça peut valoir
le coup d'essayer...
Ma
proposition fut accueillie comme on reçoit un type
avec un costume blanc à un enterrement. Les sourcils se levaient, les mains
couraient sur les mentons crissants.
Del
Piero annonça finalement :
— Je
trouve que c'est excellent !
—
Pas mal, tout compte fait, admit Sanchez. Si après
ça je peux rentrer chez moi et me coucher...
Je
hochai la tête.
—
OK. Nous allons nous relayer. Priorité à la jeunesse et... attention
aux chevilles...
Sibersky
se mit en position.
—
Prêt ? s'enquit l'entomologiste en lui tendant sa montre
GPS.
Le
lieutenant acquiesça. D'emblée, le papillon prit
de
l'altitude avant de filer dans les tissages bruissants. Le
flic s'élança à sa poursuite, coupant au plus court entre
des arbustes et des racines dangereuses. Je le vis tomber
une fois, se relever aussitôt, le visage braqué vers
le ciel. Courbevoix ramassa son sac, tira la fermeture et annonça :
—
C'est de bon augure. Le sphinx ne vole que très rarement
de jour...
Dans la minute, par portables interposés, Sibersky nous
indiqua ses coordonnées. La commissaire les inséra
dans son GPS, qui renvoya sur-le-champ une distance
de trois cents mètres. Pas terrible...
Le lieutenant apparut, agenouillé dans les entrelacs de
verdure. Du sang coulait de son avant-bras droit.
—
Putains de ronces, grogna-t-il en serrant les dents.
—
Salement amoché, nota Sanchez sans sourire. Je peux
passer mon tour ?
Sibersky, ignorant la remarque, pointa le doigt au nord
:
—
Il a continué par là, tu peux prendre de l'avance. Alors
qu'il s'éloignait, Del Piero déplia sa carte et leva un
sourcil.
—
On se dirige droit sur la Seine, à l'extrême nord de
Draveil. II... reste plus de trois kilomètres de forêt avant
le fleuve...
— Et après
le fleuve ?
— Encore
de la forêt...
—
Putain de Vietnam, soufflai-je d'une voix que j'aurais
voulue moins défaitiste. Vas-y, Houcine, envoie la
bête.
Plein ciel, le papillon éclata comme un éventail de deuil.
—
Seigneur... On dirait que ça fonctionne... admit Del
Piero en m'emboîtant le pas. Il fonce vers le nord. En
plein sur la Seine...
Et
nous consommâmes de la bonne tête de mort. Il y
avait dans cette situation du comique et du tragique, une
sombre tristesse de voir quatre éléments de la police
judiciaire, à bout de forces, s'escrimer à poursuivre de pauvres bestioles
ivres de sexe. De plus en plus
les bois se cabraient, jouant de vallons sévères, de mares
infranchissables, de raidillons douloureux...
Nous
gaspillâmes rapidement les munitions. Mes jambes
bouillaient, le visage de Sibersky se décomposait de fatigue, Sanchez râlait à
s'en fendre la mâchoire.
Del Piero aussi morflait, même si elle essayait
de garder l'allure droite et la tête haute. Mais le
sifflement dans sa gorge ne trompait pas. Dégâts de cigarettes...
— Il en
reste deux, alerta Houcine. C'est bientôt la fin.
— Il
faut... les économiser... haletai-je, les mains sur
les genoux, alors que je venais de réaliser un exploit
de médiocrité. À combien... se trouve... le fleuve
?
Del
Piero déplia à nouveau son plan, les manches de son
sweat remontées jusqu'aux coudes. Elle suait à grosses
gouttes.
— Encore
deux cents mètres avant de tomber sur un très
grand étang, qui se déverse dans la Seine par un court
chenal. Pas de pont d'indiqué... Comment allons- nous
traverser ?
— Ben
on va nager ! brailla Sanchez. Tant qu'à faire ! Vous n'avez...
— La
ferme ! ! ! répliquèrent quatre voix exaspérées.
Le
feu de l'action nous incita à persévérer. Nos corps,
bien que brûlés de fatigue, trouvaient des ressources inespérées.
Soudain
la clarté grandit, le grand bleu du ciel chassa
le vert sombre des feuillages. La terre se déroba pour
laisser place, en contrebas, à une gigantesque clairière d'eau. Par-delà le
gris-noir de la brume, dans un alentour
d'arbres, s'éveillaient sur l'onde des masses fantômes,
entremêlées, craquant dans un roulis inquiétant. L'entomologiste en lâcha son
sac, bouche bée.
— Bon
sang... Ça ressemble à...
— Un
cimetière... Un cimetière de péniches...
Cernée
d'un haut grillage et de barbelés, l'étendue
liquide
soutenait des dizaines de carcasses fracturées. Des
vaisseaux éteints, veinés de rouille, frappés par la violence
de l'abandon. Paysage d'apocalypse, de destruction morbide, un lieu maudit où
la mort plus qu'ailleurs semblait planer. Le brouillard rampait bas, à fleur d'eau,
dans un silence dramatique que seuls les gémissements de tôle blessée venaient
perturber.
—
J'ai déjà vu ça à Quesnoy-sur-Deûle, dans le Nord,
murmura Sibersky. Elles attendent là, des années parfois,
avant qu'on vienne les découper...
Del
Piero s'accroupit, les pupilles dilatées.
— Vous
croyez... qu'il se cache là-dedans ?
Je
m'emparai d'une boîte à sphinx.
— Nos
allons en avoir le cœur net...
L'insecte
fila plein champ, virevolta par-dessus l'enceinte de fer avant de foncer vers
l'amas d'agonies.
Le
brouillard le happa instantanément. Je plissai les yeux.
— Il
est là... Dans l'un de ces bateaux malades...
—
Merde... murmura Sanchez d'un ton soudain moins
gouleyant.
— Approchons-nous
en douceur...
Nous
descendîmes prudemment l'escarpement de roches,
coude à coude, comme dans ces grandes aventures d'adolescence, longeâmes la
clôture, sur laquelle était
clairement indiqué « Danger, zone non autorisée ». Autour ne se hérissait que
cette violence verte, alors
que dans l'horizon brumeux, au bout du canal, ronflait
le fleuve.
—
On dirait que le grillage court jusqu'à la Seine, grimaça Sibersky. Et il y a des barbelés partout. On
ne pourra pas atteindre le cimetière
sans barque...
Je
lançai un regard furtif dans ce cercle irréel.
—
Remontons la mare en sens inverse... Il doit forcément exister une
brèche quelque part...
Demi-tour.
La masse d'eau déroulait ses courbes irrégulières,
à renfort de passages délicats et de sentiers rebelles.
De plus en plus, la vapeur fine soufflait ses spectres
éphémères.
— Là!
Un
trou de taille d'homme avait dévoré le maillage de
fer. Nous pûmes alors, à dos courbé, gagner la berge.
A quelques brassées, voilée de ténèbres grises, La Dérivante
pointait son long bec d'acier vers Vent du sud,
dont ne restait de la cabine qu'un amas de bois brûlé.
Dans l'ombre de cette flore lugubre, bien dissimulée, ballottait une barque
chétive.
—
Ça se précise... murmurai-je en tirant une amarre qui
amena l'embarcation à portée de mains.
Les
visages s'aggravèrent, au fil de l'odeur de décompositon
grandissante.
—
Si cette barque lui appartient, alors il n'est pas ici...
remarqua Del Piero.
— Pas
certain... Il faut rester vigilant...
Je
m'emparai du dernier sphinx et m'installai à l'avant.
L'embarcation bringuebala méchamment.
— On ne
tiendra pas à quatre là-dedans...
Del Piero me tendit le bras.
— Je
vous accompagne...
Venise,
version petit budget... Labyrinthe pour trépassés. Les bêtes de fer
grognaient, mordues au sang par
la substance même qui les soutenait. La brume roulait entre les Titans comme
une main curieuse. Del Piero
se recroquevilla à l'arrière, ses yeux aux aguets fouillant
ces routes endeuillées.
— Il
existe un fleuve, en Enfer, que les défunts doivent traverser, lui murmurai-je
en ramant. Je ne crois pas
que ce soit seulement de la mythologie...
— Si
vous vous imaginez me faire peur avec ça, c'est
raté...
— N'empêche
que votre voix tremble un peu...
— Et
vous, vous parlez dans l'unique but de vous rassurer...
Taisez-vous...
La
nuit tomba une seconde fois, tant le brouillard nappait
de ses épaisses toiles grises. Les carcasses noircissaient, l'air charriait
une odeur de bois tiède, tandis que
l'eau verdissait, polluée de mille déchets.
— On
devrait lâcher le dernier papillon, suggéra mon
équipière.
— Ce
n'est pas la peine... répliquai-je en désignant la
proue d'une péniche. La Courtisane nous attend... La Courtisane,
d'un noir de jais, déployait ses tonnes d'acier
malade. Un vieux trente-huit mètres de commerce,
doté d'une cale capable d'engloutir un troupeau d'éléphants, d'un aplomb à
donner le vertige. Nous
en fîmes le tour sans un mot, pressés entre ces coques
menaçantes, immobilisées par leurs seules ancres
gigantesques.
Dans
ce silence d'outre-tombe, on percevait pourtant des
froissements d'ailes, des heurts chétifs mais acharnés.
Là, au-dessus, les têtes de mort butaient contre
le métal, comme autant de crépitements malvenus. Il n'en manquait pas une à
l'appel. Douze têtes de
mort...
— Ils
cherchent à pénétrer... On y est... Le cœur de la
machinerie meurtrière...
Del Piero pinça les lèvres, tout en dégainant son Glock. Je
gravis les quatre barreaux d'une échelle branlante, qui me conduisit au pont
arrière.
Les carreaux de la timonerie avaient volé en éclats, des
nids de rouille dévoraient les garde-fous, les cordages enroulés se
flétrissaient de moisissure. On aurait dit que le vaisseau dérivait entre deux
mondes, dans ce champ de vestiges, abandonné de son équipage.
Del Piero monta à bord, se faufila le long d'un enrouloir en
ruine avant de s'enfoncer dans la cabine. Bois gorgés d'humidité, gouvernail
craquant, tôle froissée. Sous ses pieds, une trappe fermée.
Arme à la main, elle désigna un cadenas et chuchota :
— Trop
neuf pour être d'origine...
Elle me fit signe de reculer, pointa son canon vers l'anse
et, visage à couvert, yeux fermés, ouvrit le feu.
Une clameur d'oiseaux claqua au loin. Mon cœur bondit dans
ma poitrine quand mon portable sonna.
—
Je vais me coltiner une fichue crise cardiaque si ça continue...
rageai-je en décrochant.
Tout en calmant mes doigts, j'expliquai à Sibersky, par téléphone,
que tout allait bien...
Les marches, qui plongeaient façon phare breton, hurlaient
sous nos pas. La péniche nous saluait à sa façon.
Nos ombres s'étirèrent en fins couteaux lorsque nos torches
- enfin, la mienne, Del Piero n'avait que sa lampe-stylo - crevèrent
l'obscurité. Dans le puits sombre, deux portes métalliques. Salle des machines
sur la droite, cale sur la gauche. L'arme au poing, je disparus dans la cale,
tandis que ma collègue tournait la poignée de l'autre porte.
Une ampoule rouge pleurait ses watts dans un minuscule sas,
hermétique, saturé par le ronflement d'un groupe électrogène à allumage
électronique. Cinq câbles
électriques y puisaient leur énergie avant de filer sous
le plancher. Face à moi, un panneau coulissant. Je portai
la main vers lui lorsqu'un bip retentit, de l'arrière. Le bourdonnement
stoppa, le noir ensevelit le confinement.
Dans mon dos, un craquement. Un souffle.
Une lueur aveuglante dans les yeux. Des mains
brandies.
— Commissaire
? fit Del Piero.
— Si
vous pouviez éviter de m'éblouir...
Son
pinceau ausculta les lieux oppressants.
—
Dans la salle des machines... Il y avait
comme... un détecteur. Je crois que... j'ai
déclenché quelque chose...
Je me
penchai par-dessus le groupe électrogène et tentai
de le rallumer, sans succès. Verrouillé par un code.
— Vous
avez coupé l'électricité...
Je me
redressai, tout en m'interrogeant à voix haute.
—
Pourquoi a-t-il installé un tel système ? Pourquoi couper
le courant ? Ou, plutôt... Pourquoi l'avoir fait fonctionner
en son absence ?
Nous
nous observâmes un instant, sans trouver de réponse.
Pourquoi l'électricité ?
Je
disséquai une dernière fois le sas. Tôle, poussière, boulons.
— Continuons.
—
Attendez ! fit Del Piero. Et si c'était piégé ? Et si...
des insectes tueurs nous attendaient là-derrière ? Ou...
une bombe ou... un truc du genre ?
— Nous
ne tarderons pas à le savoir...
—
Non ! Je... je crois qu'on ne devrait pas ! J'ai comme...
un mauvais pressentiment.
—
Vous et vos mauvais pressentiments... Retournez à la
barque si vous le souhaitez. Moi, j'entre, avec ou sans
vous.
Elle
me devança.
— Allons-y...
Nous
dûmes pousser très fort pour que coulisse l'ouverture de fer.
Alors
il jaillit, nous cerclant le visage de sa grande mâchoire
affûtée. Le froid.
— On se
les gèle ici... murmura Del Piero en se recroquevillant.
Qu'est-ce que ça veut dire ?
J'envoyai
mon faisceau sur la gauche, puis au fond, légèrement
grelottant. Ce bloc plus vaste présentait des parois
capitonnées, couvertes d'épaisseurs et d'épaisseurs d'isolant phonique. Je
braquai ma lampe au plafond et la lumière me revint en pleine figure.
— Un
immense miroir, vissé dans le plafond ! À quoi
ça rime ?
Sur
le côté, un grand drap suspendu à un fil d'acier séparait
la pièce en deux. Tandis que nos torches avalaient l'espace clos, Del Piero
s'immobilisa dans un cri
étouffé.
— Jésus
Sainte Marie...
Je
suivis la direction de ses yeux. Dans le soleil artificiel, un visage.
Paupières closes, bouche fermée, lèvres
craquelées, d'un bleu mauve.
Un
être nu, scarifié, labouré à la lame, aux poignets entravés
par des bracelets rouillés. Les longs cheveux blonds
mouraient sur les épaules déchirées, figées dans ce
corps immobile, fauché en pleine jeunesse. Dans des coins
opposés, de l'autre côté du drap, deux autres paires
de chaînes, maculées de sang aux fermoirs. Pas de
matelas, de couvertures. Juste des bols d'eau, des seaux
où fermentait un mélange de déjections. Dans un dernier
angle, deux climatiseurs. Les boutons tournés au
minimum. Dix degrés.
Je
m'approchai avec appréhension, la gorge serrée, le
front barré de plis, tandis que Del Piero retrouvait son
aplomb de flic. L'odeur de mort enflait, dans cette puanteur
âcre, imprégnée dans la glace des ténèbres. Sur
les parois, des traces de griffes, enrayées de sang. Des
morceaux d'ongles et même, planté dans un panneau de mousse, l'ongle complet
d'un pouce.
Je m'accroupis, une main devant la bouche, observant de
plus près le quadrillage de plaies. Bras, avant- bras,
poitrine, flancs, cuisses, mollets. Rien n'avait été épargné.
J'éclairai d'un peu plus près. Quelque chose clochait.
Les meurtrissures n'avaient pas saigné. Elles avaient...
Soudain, les muscles tressautèrent, les paupières s'écartèrent
pour s'ouvrir sur des pupilles d'un noir furieux.
Des mains m'agrippèrent les cheveux, les tirant
avec rage dans d'atroces hurlements. Mes traits se
crispèrent de douleur, tandis que Del Piero me hissait vers l'arrière, criant
à son tour :
— Elle
est vivante ! Mon Dieu ! Elle est vivante !
Maria
Tisserand se recroquevilla, la tête retombant
entre
ses cuisses déchirées. L'horreur me claqua à la figure.
Cette cire, à l'intérieur des blessures...
La propolis... La propolis liquide, en durcissant avec le
froid, avait empêché l'hémorragie. Une torture sans égale,
qui provoquait l'agonie et la repoussait sans cesse,
telle une marée au sel brûlant. Je voyais ces chaînes,
de l'autre côté du drap, j'imaginais les parents, les
yeux fixés sur le miroir du plafond, perdus dans cette
vision indirecte, priant Dieu pour que cesse ce calvaire,
ces ignominies qu'ils avaient eues à porter jusque
dans leur mort, sans savoir, sans savoir combien de
jours encore le monstre supplicierait leur fille.
Del Piero se redressa lentement, affichant cette grande
détresse des mères.
—
Il faut... appeler... L'ambulance... Faites-le... commissaire...
S'il vous plaît...
Pas
de réseau, tout ce métal. Je remontai en courant, prévins
les secours. Le soleil grossissait, la brume se dissipait,
la chaleur grimpait, rampant sur les tôles maudites...
Je
fonçai à nouveau en bas, beuglant :
— La
porte ! Il faut fermer la porte !
Le
thermomètre ! Trois degrés de plus, déjà ! Je nous cloisonnai
à l'intérieur, fixant Del Piero d'un regard perdu.
— La
température ! Si la température monte, la propolis va fondre ! Merde ! Il
faut... du courant !
Nouvelle
ouverture de porte. Nouveau coup de téléphone. Frémissement du mercure.
Del
Piero caressait le visage perdu, de toute sa tendresse. La fille vibrait d'une
terreur démente, ses poignets saignaient, tant elle avait lutté contre ses entraves,
encore et encore.
Nul
mot pour la consoler, elle ne gémissait plus et pourtant
sa bouche restait ouverte, saturée par cette violence
palpable.
Et,
sur ces territoires de chair démolie, de bourgeons de
sang, les plaies s'étiraient à chaque geste, l'onde rouge
coulait sous la propolis qui, désormais, virait plus
sur le jaune clair, prête à libérer un magma de mort
sous la montée du thermomètre.
— Ne
bougez plus ! Ne bougez plus ! Je vous en prie
!
Quatorze
degrés. L'astre rayonnait sur la tôle d'une fureur
sourde, bientôt l'étuve cracherait sa chaleur dangereuse. Dans le noir du
confinement, entre les cuisses de
Maria, se déversait ce filet de vie d'un pourpre trop foncé.
Combien de fois avait-elle été violée, humiliée, battue
sous le regard d'une mère fiévreuse, d'un père torturé
dans ses chairs ? Je serrais les poings à m'en- foncer
les ongles dans mes paumes, je pensais à mon frêne
scarifié, aux affiches balafrées, dans la chambre de
cette martyre, à toute cette abjection qui jaillissait comme
un geyser de sang. Quel monstre était-il ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Mes yeux roulaient fous dans mes orbites, ma colère transperçait
les pores de ma peau sous cette sueur grasse,
écœurante, ce boulet de sécrétions que je traînais partout. Je me relevai
brutalement et, bien qu'anéanti
par mon impuissance, posai la main sur un second
panneau.
— Il faut voir ce qu'il y a encore là-derrière... Veillez
sur elle...
Del Piero acquiesça, embrassant la jeune fille sur le front.
J'ouvris et refermai aussitôt. Mon faisceau révéla les gouffres
d'inconnu. Un matelas, sur le sol. Un petit établi, couvert de répulsifs
antimoustiques pour la peau, de
cachets de quinine, de vitamine B6. Au fond, une chaise
essoufflée, une table branlante supportant des dizaines
d'ouvrages, vergetés de moisissure.
Des dessins partout, au fusain, scotchés aux parois, sur
le plafond d'acier. Par dizaines, par centaines. Des fresques
de terreur, des patchworks de furie. Deux hommes
aux faciès déformés, brandissant leurs mains sur
un corps de gosse recroquevillé. Des grandes mâchoires
grises, suspendues au-dessus d'un lit tapissé d'araignées.
Des trompes géantes de moustiques, creusant le marbre d'une tombe. Et,
toujours, des ciels d'orages
gonflés d'éclairs, saturés de nuages hideux. Ma
tête tournait. Il ne restait plus un centimètre carré de
tôle visible. Le Mal. Le Mal déployait ses longs tentacules
noirs.
Je pivotai encore sur moi-même, ma Maglite dévoilant à
chaque fois des atrocités grandissantes. Là, un poster,
sur la table, représentant la copie couleur d'un tableau
du Louvre. Mon cœur manqua un battement. Le
Déluge.
Des corps enchevêtrés, nus, aux gestes dramatiques, frappés
par le tumulte des eaux. Des enfants cassés par les
vagues, des femmes brisées, implorant le Seigneur, des
hommes tentant d'échapper à la colère céleste. Les fragiles
embarcations se rompaient, dans ce chaos d'horizon
torturé, de mer furieuse, alors qu'au fond, l'Arche
s'éloignait sur des crêtes d'écume.
Quatre poids empêchaient le poster de s'enrouler. Braquées
sur l'œuvre, deux lampes. Le tueur étudiait ce
tableau. Avec la plus grande attention. Je devinais ses
doigts, courir sur les êtres en perdition, je voyais sa langue
tournoyer sur ses lèvres, alors que ses phalanges caressaient
chaque silhouette abattue. Que cherchait-il dans
cette hécatombe ?
Alors, au
son de la trompette, le fléau se répandra et, sous
le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la
lumière.
Le Déluge. Le dernier pan de l'énigme était en train de
s'abattre...
Je me redressai, les yeux braqués sur une autre paroi. À
l'origine, ces compartiments devaient servir à séparer les différentes
marchandises, mais lui leur avait attribué
un aménagement plus personnel. Combien de sas
macabres recelait cette cale gigantesque ?
Je fis basculer l'ouverture de ferraille de toutes mes forces,
dans un roulement dramatique. Des effluves de marécages,
de champignons me plissèrent soudain le visage...
Ainsi qu'une chaleur de four.
Des frémissements d'ailes, des bourdonnements déments.
Sur le sol, dans d'immenses cuves couvertes de
filets, des centaines de moustiques vibraient, agglutinés sur les parois
translucides ou des nénuphars. L'eau
verdissait de microbes, de larves, d'œufs, de bestioles crevées. Bien
cloisonnées, au sec, des souris couinaient,
effondrées par le poids des insectes qui leur pompaient
le sang. Derrière, entre deux vitres, de la terre,
creusée de tunnels. Vestiges d'une fourmilière... vidée
de ses occupantes... Ces tranchées de ténèbres dévoilaient
l'inimaginable, les frontières d'une forteresse noire, cachée dans les limbes
d'un esprit malade.
Du fin fond de ma terreur, je m'aperçus que trois des cinq
cuves avaient été vidées de leurs hordes sanguinaires. Il manquait des
milliers de moustiques. Le fléau...
Nous arrivions peut-être trop tard.
Je posai mes doigts sur les tempes, fermai les yeux, à la
recherche d'un calme intérieur, appelant des ressources qui m'aideraient à
comprendre, à LE comprendre.
Le Déluge, l'Apocalypse, les fusains, les Tisserand...
Franck !
Fils de pute ! Qu 'est-ce que tu fais ? Tu ne nous as
pas encore rejointes ?
Non ! Laissez-moi ! Je...
Amène-toi
! Amène-toi ! Fous-toi ce putain de canon dans la
bouche et tire ! Ail...
Des cris. Ceux, longs et douloureux, d'une femme. Bien
réels ! J'étais au sol, la tête contre la tôle, fiévreux de
sueur. Le canon dans la bouche...
Que
m'arrivait-il ?
Je me relevai, perdu, déboussolé, me ruai vers l'arrière,
traversai les salles d'horreur, chevauchant le matelas,
percutant la chaise, chutant lourdement sur des amas
de dessins. De toute ma hargne, j'ouvris la cloison. Del Piero était à genoux,
les mains couvertes de sang.
— La
propolis ! ! ! La propolis fond ! ! !
De petites gouttes suintaient des plaies, tandis que la cire
se ramollissait lentement. Bras, cuisses, torse, épaules.
Maria était immobile, le regard fixé sur la voûte,
une prière au bord des lèvres. J'ôtai ma chemise, la
déchirai en lambeaux, tandis que mon corps ruisselait.
—
Tenez !
Nous
épongeâmes les épanchements naissants, très vite
le bleu de mon linge vira au rouge méchant. Un autre
foyer se déploya à la cheville. Puis là, sous le sein droit.
Le corps mutilé craquait comme un vieux navire. La
malheureuse nous suppliait de ses grands yeux en amande,
la bouche ouverte, cette bouche qui demandait encore
pourquoi ?
Del
Piero, à toute vitesse, arracha son sweat avec des mouvements
fous, presque vains. Et elle murmurait, avec
acharnement, sans cesser une seule seconde, ça va aller
ça va aller ça va aller.
Des
larmes grossissaient sur les joues de Maria, nos regards
obliques se croisaient, vides d'espoir, tétanisés d'impuissance.
Del
Piero ne trouva que des caresses à lui adresser, des
mines tendres, des prières muettes. Aucun n'aurait eu
l'indécence de l'interroger, si proche du tombeau.
Maria
esquissa comme un sourire, alors que ses yeux se
fermaient, que la mort arrivait, étonnamment douce. La
femme, à ma droite, s'enroula à côté d'elle, la serra dans
ses bras, lui passa une main dans les cheveux, au bord
des pleurs.
Je
m'élançai vers l'extérieur, gueulant de tout mon saoul,
cognant contre les rambardes jusqu'à faire saigner mes poings. Non ! ! ! Non !
! ! Non ! ! !
Là,
dans la canicule, ne s'éveillait plus que le grincement des coques fantômes,
innombrables, alors qu'autour la forêt se refermait, cette grande main
possessive. Puis Del Piero remonta, les bras
croisés sur sa poitrine laiteuse,
frissonnante, me signalant sans mot que tout était
fini...
Chapitre vingt-deux
La
péniche s'était transformée en un tumulte de voix et
d'allers-retours incessants. Policiers, légiste, inspecteurs, hauts
responsables de la santé publique... Les techniciens
de la police scientifique avaient pénétré en priorité,
afin d'installer un couloir de rubans où nous pouvions
circuler sans risques de contaminer les éléments sensibles. Poils, empreintes,
squames de peau, poussière.
Van de Veld les avait suivis dans la foulée, sa
valise en aluminium à la main.
Accoudé
au bastingage, j'observais les ondoiements qui
glissaient de poupes en proues. L'astre rayonnait de son
plus beau jaune, imposant dans ce profond ciel bleu.
Dans des circonstances normales, cette journée aurait
pu être belle.
Mais
la mort rôdait. En nous et autour de nous.
Peu à
peu, la fatigue m'envahissait. Mes mains tremblaient
un peu moins. Plus de quinze heures sans antidépresseurs
ou stimulants, Deroxat, Guronsan, Olmifon,
Tranxène. Même plus de vitamine C. La pénurie
de pilules, à l'appartement, était peut-être un bien,
en définitive. Il faudrait tenir sans, affronter les appels
au secours du corps, et résister. Ne plus sombrer...
Leclerc, cravate grise sur visage fermé, me tendit un gobelet
de café.
—
Tu devrais retourner chez toi une heure ou deux, fit-il
en s'appuyant à son tour au garde-corps. Le temps que
les premières analyses arrivent. Tu n'as même plus de
liquette et, franchement, tu as une tronche à effrayer un
poulpe !
Je palpai mon visage creusé. Poils crissants, cernes profonds,
plis prononcés. Du pas joli-joli, en effet.
— Et
Del Piero ?
—
En bas, avec les techniciens... Elle a passé la chemise d'un de nos
hommes, tout ça pour éviter de rentrer chez elle. Un sacré bout de femme, elle
ne lâche pas facilement, elle non plus...
Il se
racla la voix.
— Ce
salopard de tueur sait que nous sommes ici...
— Le
détecteur, dans la salle des machines ?
—
Oui. Il était couplé à une vieille station d'émission qui a pu envoyer
des ondes radio sur, estime l'expert, un rayon d'une vingtaine de kilomètres.
C'est-à- dire jusqu'aux portes de la
capitale.
— L'enfoiré...
—
On ne le tient pas encore, mais avec les traces qu'il
y a là-dedans, on aura bientôt son profil génétique complet
et son groupe sanguin. Quant aux empreintes digitales,
on en possède plus qu'il n'en faut.
—
Encore faut-il des suspects ou qu'il ait un casier ! Ce
dont je doute franchement.
—
Pour les suspects, on va se débrouiller. Le procureur a lancé une
opération d'envergure à l'église d'Issy.
Nous sommes dimanche, dès la sortie des fidèles,
nous allons relever les identités et procéder à un
filtrage. Le barman de l'Ubus nous indiquera les clients
potentiels.
—
Parce que vous croyez qu'il va se pointer à la messe
? Et cet... Opium ? Vous l'avez coincé ?
—
Volatilisé, avec tous ses porte-flingues, les acheteurs, les vendeurs.
Un beau fiasco, quoi !
Il eut un geste de sourde violence.
—
L'entrée se trouvait sous le magasin africain, voisin
du bar, mais la sortie officielle se
faisait par l'arrière-cour d'un restaurant, à plus d'un kilomètre de là. Ils
ont fui comme des rats, nos équipes n'y ont vu que du
feu...
Il se brûla les lèvres dans son café.
—
Merde ! ! ! Ce... cet Opium s'appelle Seal Bou- regba,
un escroc déjà arrêté pour vol de voitures de luxe.
Avec sa petite équipe, il organisait la logistique, l'accès
à la station, la remontée, les prélèvements d'argent. Un business qui
permettait aussi aux patrons respectifs des établissements d'arrondir leurs
fins de mois. On va
quand même cuisiner ceux qu'on a sous la main, en
attendant mieux. Barmen, serveurs, responsables. Peut-être
obtiendra-t-on des éléments permettant de dresser
un portrait-robot de l'assassin.
Je haussai les épaules.
—
Il y avait un sacré monde là-dessous... Tout ceci risque
de prendre du temps et des ressources.
Il se redressa brusquement et broya son gobelet dans ses
mains.
—
Je sais, je sais ! Ça part dans tous les coins ! Je me
perds en paperasses, on me tombe dessus de partout, jusqu'au ministre de la
santé, qui appelle ma hiérarchie au moins une fois par jour !
Un silence s'étira. Une envie soudaine de respirer, d'oublier
un peu. Aussi difficile que de creuser le marbre.
—
Trois des cinq cuves ne contenaient plus de moustiques,
fis-je sans décrocher mes yeux de l'eau où mon
visage las se réfléchissait. Le fléau... On est peut- être
arrivés trop tard...
Le divisionnaire tentait de garder son aplomb, mais je
sentais que la situation le déstabilisait, comme nous tous.
—
Pour l'instant, aucun signe d'alerte dans les hôpitaux du secteur,
fit-il. Mais la canicule ne nous aide pas.
Les urgences des CHR sont saturées de coups de chaleur,
le personnel soignant est débordé. Ça tombe vraiment
au mauvais moment.
— C'était
peut-être volontaire...
Je
fixai Leclerc dans les yeux.
— Cette
fille, il l'a violée, n'est-ce pas ?
—
Van de Veld est catégorique, répliqua-t-il en réajustant sa cravate. On
a retrouvé du sperme et du sang à
proximité de ses entraves, dans le vagin, de même que...
dans l'anus. Il l'a violée régulièrement... et par- derrière...
Torturée, bafouée, violentée sans pitié. Ma haine grandissait,
cette rage incontrôlable, cette envie de tuer à mon
tour. Après avoir inspiré un grand coup, je baissai les paupières et annonçai
:
—
Il y avait trois paires de chaînes, chacune dans un coin
de la pièce... Le père, la mère, Maria... L'assassin voulait
que les parents le voient agir... mais pas directement... Alors... il dresse
un drap et... installe un miroir au
plafond...
Leclerc frappa du plat de ses mains contre le garde-fou.
—
Cet enfoiré est peut-être frustré, ou il a honte... Merde
! Il est même pas fichu d'assumer ses actes !
Il
retrouva un calme apparent.
—
... Le légiste affirme qu'à première vue, le meurtrier, en mutilant la
fille, n'avait sectionné aucune veine
ou artère vitale. Aucune blessure, en soi, n'était mortelle.
Il voulait prolonger le calvaire, le plus longtemps possible. C'est la montée
de la température et la
simultanéité des saignements qui ont entraîné le décès.
Mes tempes puisaient, de plus en plus fort, tandis que
ma tête bourdonnait.
—
Il faut... analyser ces dessins... Comprendre... Pourquoi...
Pourquoi... Je... Je vais rentrer me reposer... quelques
heures... Oui, quelques heures... J'ai... la vision
qui se brouille...
Alors que je m'apprêtais à embarquer dans un Zodiac,
Houcine Courbevoix surgit de la cabine en courant,
se pencha par-dessus la rambarde et désigna les
papillons.
—
Ça m'est revenu d'un coup, comme ça ! s'épou- mona-t-il
dans de grands gestes désordonnés. Regardez-les !
Leclerc
se pencha à son tour, l'air indifférent.
— Et
alors ?
—
Nous n'en avons découvert aucun dans la cale ! Des
moustiques, oui, et j'ai même trouvé les vestiges d'une
fourmilière, mais pas un seul lépidoptère ! Alors, dites-moi
ce que ces mâles sont venus chercher ici ?
Je
remontai les quelques barreaux, interloqué.
Exact. Ils n'avaient pas bougé d'un millimètre depuis
mon arrivée avec Del Piero. Ils battaient de l'aile
sur la coque, sans s'interrompre, avec la volonté farouche
de percer la carapace d'acier.
Leclerc pointa un doigt autoritaire vers le pilote du canot.
— Polo
! Essaie d'en choper un !
L'inspecteur se débrouilla fichtrement bien, en équilibre
sur un boudin, pour piéger un papillon. Non sans dommages,
certes, puisqu'il lui amocha sérieusement l'aile
droite. Le sphinx couina. Un long cri désespéré.
—
II... en faut un autre ? demanda le policier en tendant sa prise
effarouchée.
—
Ça devrait aller, mais restez à proximité ! fit Courbe
voix en récupérant par l'abdomen l'insecte braillard.
Bon... Aidons un peu ce gros nigaud à s'orienter...
L'entomologiste se précipita à l'intérieur de la cabine
et lâcha la bestiole qui, un poil bringuebalante, hissa
sa tête de mort en direction de la cale avant de disparaître
dans le premier sas.
— Laissez
passer la bête ! brailla Leclerc.
L'autel du carnage, avec ses entraves, ses climatiseurs
éteints, son drap, son miroir, s'illuminait sous le feu
des puissantes lampes à batterie. Van De Veld, à proximité
de sa mallette, poursuivait son travail de fouille
morbide, exigeant du photographe des plans rapprochés
des plaies. Derrière lui, deux techniciens gantés
réveillaient l'invisible avec des produits chimiques. Le luminol, un réactif
au fer des globules rouges,
transformait toute marque de sang, même effacée, en une grosse trace
fluorescente. On en détecta sur les
parois, près des coups d'ongles, dans les fermoirs des
chaînes, sur les maillons, le sol. Le cyanoacrylate de
méthyle révélait, quant à lui, des flopées d'empreintes digitales, des crêtes,
des lacs, des bifurcations papillaires
que dévoreraient bientôt les ordinateurs, les comparant
à des milliers d'autres.
Le papillon, dans son ivresse sexuelle, ignora ces activités
mortifères et fonça vers le sas suivant.
Là aussi, les flashs battaient. On photographiait les dessins
au fusain, on plaçait des numéros près de chaque
pièce à conviction, on enfermait divers petits matériels
- stylos, gommes, ciseaux - dans les sachets apprêtés.
On empaquetait la mort.
Le sphinx changea brusquement de direction, traversa le
rayonnement d'un halogène avant de plonger droit
sur la table. Sa cavalcade amoureuse finissait ici, sur
le torse nu d'une femme à l'agonie, au milieu des flots
furieux et des vagues géantes.
En plein sur la scène du Déluge... Ses minuscules pattes
crissaient, ses longues antennes courbes se déroulaient,
comme des radars affolés. Du fin fond de son
cerveau unicellulaire, il devait se demander ce qu'il faisait
là.
—
Merde ! Qu'est-ce que ça veut dire ? aboya Leclerc.
L'Arche de Noé...
—
Cette reproduction doit être bourrée de phéromo- ne !
Une lampe ! Une lampe à ultraviolets ! réclama Courbevoix
en claquant des doigts.
—
Je vais en chercher une ! se proposa un technicien.
Del Piero nous rejoignit et se pencha par-dessus l'image,
un trait interrogatif dans le regard.
— J'ai
déjà vu l'original quelque part...
J'enfilai
une paire de gants en latex et prélevai une
vieille
Bible à la couverture salpêtrée, posée juste à côté.
Un marque-page me porta au bon endroit. La Genèse...
—
Vous l'avez aperçu au Louvre, répondis-je en parcourant
des versets du doigt. Il s'agit d'une reproduction d'un tableau de Théodore
Géricault, Le Déluge... Mon
Dieu... Ecoutez ces passages, qu'il a soulignés
:
«L'Eternel dit à Noé : Entre dans
l'arche, toi et toute ta
maison ; car je t'ai vu juste devant moi parmi cette
génération...
...Tu prendras auprès de toi sept
couples de tous les animaux
purs, le mâle et sa femelle...
... Tout ce qui se mouvait sur la
terre périt, tant les oiseaux
que le bétail et les animaux, tout ce qui rampait sur la terre, et tous les
hommes...
... Tout ce qui avait respiration,
souffle de vie dans ses
narines, et qui était sur la terre sèche, mourut... »
Je
refermai l'ouvrage, les lèvres pincées.
—
Il continue dans son délire, envoya Leclerc en approchant
le nez. Ça rime à quoi, ces papillons ?
—
Des messagers... Je crois qu'il s'en sert comme messagers...
La phéromone les guide et eux nous guident à leur tour... Il voulait nous
conduire à cette vision du
Déluge.
—
Tu voudrais dire qu'il comptait nous amener ici, tôt
ou tard ?
—
Possible. Et nous sommes peut-être arrivés plus vite
que prévu... Il n'a pas eu le temps de tout... déménager...
— C'est
du délire, putain ! répéta le divisionnaire.
Le
technicien réapparut avec la lampe, qu'Houcine
Courbevoix
approcha du poster. Nous nous pressions tous
les quatre autour, épaule contre épaule, le cœur au bord
des lèvres.
Lumière. Le voile violet réveilla alors des filaments blanchâtres,
indétectables à l'œil nu. Des filaments qui formaient
des lettres et les lettres, des mots. De l'encre invisible,
sur laquelle s'égaillaient des traces de phéromone.
—
Seigneur Dieu ! s'exclama Leclerc, une main devant
la bouche.
Del Piero se mordit les lèvres, ma mâchoire se figea, comme
prise dans un gel instantané. L'immonde nous frappait
au visage.
Sur chaque centimètre carré de la reproduction, le tueur
avait noté des prénoms et la première lettre du nom.
Des identités, des tas d'identités entassées les unes
sous les autres.
Frédéric T... Jeanne P... Odette F... Michel O... Femmes,
hommes, enfants peut-être...
Et là, successivement ? Renée M... Guy M... Damien M... Fabien M... Une famille complète ? BSHK5 iï ' i ' • •
Une
liste. Ce tableau dissimulait une liste de victimes. Je voyais ces vagues
furieuses jaillir de l'œuvre et
anéantir sous leur écume mauvaise des vies et des vies.
Je pensais aussi aux cuves vidées de leurs insectes.
La machine meurtrière était en marche, une grande
main assassine capable des pires atrocités.
Leclerc
leva les yeux vers ces tracés déments, ces tourbillons
de colère, avant de plaquer ses deux mains grandes
ouvertes sur son visage.
— Nous
ne sommes qu'au début... murmura-t-il. Nous
ne sommes qu'au début...
— J'ai
compté... souffla Courbevoix. Cinquante- deux...
Il y en a cinquante-deux...
Les
prénoms tournoyaient, sous les rayons inquisiteurs. Des fantômes d'existences,
qui réclamaient secours,
là, sous nos yeux, si proches et pourtant si loin.
Leclerc abattit ses poings sur la table, dans un douloureux
souffle d'impuissance. Del Piero se tourna vers
l'entomologiste.
— Nous
avons découvert des insectes à proximité de chaque
victime. Le confessionnal, le local de plongée. À chaque fois, de la
phéromone. Mais vous n'y avez
rien remarqué, ni textes, ni noms dissimulés ?
Courbevoix
secoua la tête.
— Les
techniciens de la scientifique ont tout examiné aux UV et j'ai vérifié
derrière, au niveau des marques
d'hormone. Aucune inscription particulière. Désolé...
— Merde
! Que foutaient ces putains de sphinx sur les
lieux des crimes ? Ce fumier les utilise pour nous faire
découvrir des pistes cachées ! Alors pourquoi on n'a
rien trouvé ? J'ai l'impression que nous sommes passés
au travers de quelque chose. Mais quoi ?
Del
Piero grinça, tandis que je me redressais, la tête lourde,
vide.
—
Je... je vais rentrer... Je n'arrive plus à réfléchir... Tenez-moi...
au courant, si vous avez du nouveau...
—
Tu ne vas pas nous lâcher maintenant ? brailla Leclerc.
Avec cinquante-deux victimes potentielles sur les
bras ?
—
Désolé, commissaire... Je me sens... vraiment pas bien...
Un foutu mal de crâne. Ce serait pas... une bonne
idée que...
Il me
posa une main sur l'épaule.
—
Excuse-moi. Ça fait je ne sais combien de temps que
tu n'as pas dormi. Va te reposer un peu.
—
Il va... falloir... qu'on me ramène... J'ai pas de...
voiture...
— Polo
s'en occupe.
Avant de partir, du bout, mais vraiment du bout des lèvres,
je demandai au photographe de m'envoyer par mail,
dès que possible, un scan de toutes ses photos et de
chaque dessin. Il promit de me les fournir dans l'après-midi.
Alors que je m'éloignais en Zodiac, dans l'ombre des
monstres curieux et de ce métal trop dense, je me surpris
à adresser une parole au ciel, pour ces personnes que je ne connaissais pas...
Ces cinquante- deux
personnes...
Chapitre vingt-trois
Je n'avais jamais éprouvé un tel soulagement d'enfin regagner
mon chez-moi. La fatigue avait surpassé toute forme
d'énergie et de mélancolie. Une seule chose allait
et venait au-devant de mes yeux. Un bel oreiller à la
blancheur d'ange...
Je traversai d'un pas morne le petit carré fleuri, puis remontai
les allées droites et ordonnées qui se faufilaient entre les immeubles de la
résidence. Les dimanches
d'été, le quartier s'animait d'une forme d'ivresse
populaire. Des gens descendaient faire leur footing,
d'autres promenaient leur chien dans le parc, des
enfants jouaient au ballon, casquette et crème sur le
visage... Tout respirait la joie de vivre. Presque tout.
Quarante-huit marches avant ma caverne, avant cet hiver
perpétuel que seuls les élans ferroviaires venaient ébranler.
Je ne me sentais jamais autant seul qu'entre ces
quatre murs, où je vivais dans une forme de transparence, à l'image de mes
trains qui n'avaient pour unique
distraction que celle de tourner en rond. Une bien
triste punition, en définitive. Mais tout ça m'importait peu. Dormir. Je
voulais juste dormir...
Là, quelque part dans l'air, la petite odeur de marijuana
s'éveillait, un coin d'horizon ouvert sur la
Guyane
et ma vieille voisine, que j'avais tant aimée. Elle
aussi, dodelinant dans ses grands ensembles de madras,
me manquait.
— Wouah,
Man ! J'te savais pas si balèze ! Mate les
pecs !
— Oh
non !... pas lui...
Je me
retournai avec mollesse. Vautré contre la porte trente
et une, Willy pompait au ralenti sur une cigarette, les volutes voilant son
air détaché de Rasta paisible. Vêtu d'un pyjama à pois, il dissimulait dans
ses yeux d'un jaune cireux les stigmates
d'une nuit terriblement zen.
— T'aurais
pas dû laisser ouvert, Man ! fit-il en se levant.
On rentre chez toi comme dans un moulin ! Pas fameux,
pour un flic !
Je
tournai brusquement la poignée. Il disait vrai, le bougre
!
— Bon
sang de bonsoir ! râlai-je en levant les bras. J'étais
pourtant certain de...
— T'as
eu une visite, en pleine nuit. La petite fille... Drôlement
fringuée, en robe de chambre bleue avec des bottines
rouges.
J'écarquillai
les yeux, alors que l'homme aux cheveux-serpents se glissait dans
l'entrebâillement. Mes tempes
battaient furieusement.
— Il
devait être... trois heures du matin. Je sortais fumer
mon dernier... ma dernière clope, et j'ai vu que ta
porte était entrouverte. Alors je suis entré, comme je le
fais maintenant.
Il
désigna l'enchevêtrement de rails.
— C'était
le gros bordel. Tes locos roulaient comme des
malades, ta télé bavait des tonnes de parasites, chaîne
quarante-deux. J'ai tout éteint en repartant...
Je le
suivais sans un mot, avec la bouche ouverte de ceux
qui ne comprennent pas. Willy s'arrêta brusquement. Un nuage de fumée enroba
son visage lisse.
—
La môme était assise ici, les jambes croisées à l'indienne.
Et elle parlait, c'était ça le pire, elle parlait à ce
putain d'écran ! Crois-moi, c'était pas une hallu ! Moi,
ça m'a foutu les jetons, direct ! Tiens, regarde mes
bras, mes poils se dressent encore ! Tu sais, ma grand-mère
jouait avec les trucs de vaudous, les Poltergeist.
J'peux te garantir que ça existe !
Je
fonçai dans toutes les pièces. Rien n'avait été retourné,
pas de dégâts. Les trains miniatures ronflaient dans
leurs alignements de voies, le poste était fermé. Je demandai
à Willy, un léger vibrato dans le timbre :
—
Et qu'est-ce qu'elle disait ? De quoi discutait- elle
avec... cette télé ?
Le
Black ourla ses lèvres charnues.
— Ça
risque de pas te faire plaisir...
— Accouche,
bordel !
Je
passai une main sur mon front. Ruisselant. Mes mains
tremblaient fort. Par-delà la fatigue, le calvaire recommençait.
—
Elle disait qu'elle y arriverait, qu'elle trouverait le
moyen...
Je
l'agrippai par le col de son stupide pyjama.
— Le
moyen de faire quoi ?
— Eh !
Doucement, Man ! T'énerve pas comme ça !
— Le
moyen de faire quoi ! ! !
Il
s'écarta d'un pas, bras en avant. Un mégot rougeoyant tomba sur la table
basse.
—
Le moyen de te tuer ! Aussi fou que ça puisse paraître,
cette gamine cherche à te buter, Man ! C'est elle
qui t'a amoché l'avant-bras comme ça ?
Je
m'écroulai dans le clic-clac, une grande détresse dans
le cœur.
—
Ça n'a aucun sens... Aucun sens... Cette fillette est
complètement cinglée...
Willy
s'assit à mes côtés.
—
Elle était comme... catatonique, elle ne voyait même
pas que j'étais là. Elle fixait cet écran et baratinait toute seule.
Il se frotta les épaules énergiquement, comme pour se
réchauffer.
—
Va falloir que tu te méfies de tout. De l'eau que tu
bois, de la nourriture que t'avales, des pas que tu fais dans
les escaliers. J'ai vu les yeux de cette gosse quand elle
s'est tirée. C'est le Diable en personne... Crois-moi, Man,
je sens ces choses-là...
Il parlait sérieusement, avec gravité, tandis que ses doigts
d'ébène caressaient ses lèvres craquelées. À nouveau
ma vision se troubla. En moi, autour de moi, le
mauvais air gonflait. Des mouches noires bourdonnaient dans ma tête, se
fracassant avec hargne dans mon
esprit. Et si cette enfant n'était pas venue par hasard?
Si, d'une quelconque façon, on l'utilisait pour...
Je me levai brusquement. Après avoir enfilé un teeshirt, je
m'élançai dans l'escalier, butai à me rompre les
poings sur la porte numéro sept. Sept... Sept papillons. Sept fléaux. Le sept
de l'Apocalypse.
Un bruit, à l'intérieur. Le sang grimpa dans mes tempes.
— Je
sais que vous êtes là ! Répondez ! Répondez !
Rien.
En fiirie, je traversai le parterre entre les
immeubles
et délogeai le concierge à coups de sonnette impatients.
—
Venez m'ouvrir une porte ! ordonnai-je lorsque le
jeune en jean et baskets apparut, aux côtés d'un doberman
à la belle gueule d'émail.
— Un
problème particulier ? répliqua-t-il d'un air las.
J'abusai de ma carte tricolore.
— Magnez-vous
!
Il
flanqua un coup de pied gratuit au chien, s'empara d'un
large anneau de clés et me talonna au pas de course.
— C'est
là ! Allez-y !
—
Je ne comprends pas bien, commissaire, dit-il en fouillant
dans ses doubles. Cet appartement, il n'est...
À peine
avait-il débloqué l'entrée que je le poussai sur
le côté et chassai le battant d'un grand geste de colère.
Une
bouffée de vide me frappa le visage. Sous mes pieds,
un froissement de papier. Une écriture serrée, aux
lettres anguleuses. Mon écriture. Votre fille a été enfermée
dehors. Elle se trouve chez moi, au troisième, en
sécurité. Numéro trente-deux. Je suis policier. La lettre
n'avait pas bougé d'un millimètre.
Le
gardien fit tinter son trousseau.
—
C'est ça que je voulais vous dire ! Cet appartement, il n'est plus
habité depuis plus de quinze jours !
Les
bras m'en tombèrent au sol. Plus un seul meuble,
des pièces mortes, des murs nus.
—
C'est... c'est pas possible ! Il y a une petite fille ! Elle
vit ici !
Le
jeune se gratta les cheveux, l'air ennuyé.
—
Ça, ça m'étonnerait beaucoup... Comment s'appelle-t-elle
?
—
Je n'en sais rien ! Elle doit avoir dix ans, cheveux bruns, yeux noirs
! Elle se balade souvent avec des
chaussures rouges !
Je
tournai un robinet. Eau coupée.
—
Ça m'aide pas beaucoup, ce que vous me chantez là !
J'ai six immeubles à gérer, plus de cinq cents familles
! Vous imaginez le délire ? Des mouflettes avec
cette description, il en existe des dizaines et des dizaines.
Vous devriez peut-être interroger les autres locataires...
Je le
remerciai et frappai chez des voisins. Cinq, six, huit,
neuf. Réponse identique. Jamais vue. Mystère et boule
de gomme.
Dix heures du matin. Willy avait squatté mon canapé,
ses yeux explosés plus tout à fait en face des trous.
Il grogna un coup quand je le flanquai dehors et refermai
à double tour. Mes os me faisaient horriblement mal, mes jambes imploraient
grâce, quelques bleus
tapissaient ici et là mon corps épuisé. Quant à ma tête...
Misère...
Je m'écroulai sur mon lit, pas douché ni changé, hors service.
La mort claquait de tous les côtés. La péniche, les
Tisserand, cette petite, à la violence incompréhensible. Je bouillais dans mes
draps. De quelle sombre tanière
sortait l'enfant au cœur à droite ? Elle m'avait épié
dans mon sommeil. Elle m'avait tailladé au couteau. Elle me haïssait autant
qu'elle semblait m'aimer... Ma
porte... Ma porte, toujours... ouverte. Pourtant... j'étais...
certain de...
...
Le... Diable...
Chapitre vingt-quatre
Je me
réveillai sans violence, au milieu d'une literie chiffonnée
et de la chaleur écrasante. Le radio-réveil indiquait
dix-sept heures vingt et une. Sept heures d'un sommeil
au plomb bien trempé, le tout sans somnifères, antidépresseurs et trains qui
vrombissent. Un miracle.
Après
avoir ingurgité mon traitement antipaludéen, je me
traînai sous la douche, où une eau tempérée me fouetta
l'échiné. Une énergie nouvelle connecta mes premiers
neurones et, dans cette tiédeur apaisante, je ressentis
une forme de bien-être presque oubliée. Je m'attardai
sous le jet une bonne demi-heure.
Le
soleil glorifiait la terre, par la fenêtre du salon, flattant
mes belles locomotives d'un voile doré. Je versai une goutte d'huile dans les
tenders des vapeurs vives,
lustrai leurs bielles d'un coup de chiffon précis avant
de les élancer sur les rails. Le week-end, j'aimais à
m'occuper d'elles, avec ces manières de gosse, jusqu'à les entendre siffloter
de plaisir. Si Eloïse pouvait voir
ça...
Armé
d'un paquet de biscuits, d'un bol de café, de papier
et des photos de l'intérieur de La Courtisane, je m'installai
au cœur de cette effervescence métallique, entouré
par les tunnels, les montagnes, les prés animés par
leurs vaches tranquilles. Avec minutie, j'étalai les pièces
importantes de l'enquête. Le message, gravé dans
l'église. Les photos des Tisserand, dans leur vie et
dans leur mort. Les gros plans sur les scarifications de
Maria, sur son visage aussi, piégé dans la terreur des dernières
secondes. Le poster du Déluge, avec ses cinquante-deux identités, les
fusains... Puis j'inscrivis, en grand
sur des feuilles séparées, tout ce qui me venait à l'esprit...
Déluge, Apocalypse, Bible, châtiment, importance du « sept ». Sept sphinx,
sept trompettes, sept fléaux...
Je tirais des flèches, dressais des lignes, entourais des termes, posais des
interrogations...
Petit
à petit, l'espace se couvrit de mes écritures, mes
ratures, mes allers-retours de pensée. Mon cerveau carburait
à la drogue pure du bon flic...
Je
portai ma tasse de café aux lèvres mais stoppai brusquement
mon mouvement. Tu devras te méfier de tout...
avait averti le Black aux cheveux de spaghetti. Je
m'emparai d'un autre papier, notai : La
petite ? La chambre 7 ? puis
bus mon petit noir d'un trait.
Mon
attention se focalisa alors sur les dizaines de dessins
que m'avait envoyés par e-mail le technicien. Le
coup de patte était gracieux, ce salopard ne manquait pas de talent. Mais ses
assauts de mine étaient horriblement
macabres, tournés vers la souffrance et le repli.
On sentait sur le trait la pression des phalanges, la
tension d'une main mauvaise. On devinait même, à certains
endroits, les pointes de crayon brisées par l'insistance. Après tout, ces
illustrations ne représentaient que
la mise à plat d'un esprit malade.
Très
vite, des thèmes récurrents surgirent. Le sombre du
ciel, gonflé de nuages déchirés. La présence des insectes,
qui se disputaient soit le thème principal - des
mouches butinant entre les côtes d'un squelette, des
fourmis dans les entrailles de deux cadavres en décomposition
- ou qui apparaissaient en second plan, sur
une fenêtre, un drap, une ampoule.
Il y avait aussi ces deux hommes soudés par la tête, avec
leurs doigts crochus, leurs dents pointues, martyrisant un enfant
recroquevillé qu'on ne voyait que de dos.
Ce
môme... Pouvait-il s'agir de l'assassin ?
D'autres croquis représentaient une très jolie femme, à la
chair pure et d'un blanc pieux, mains et pieds entravés
par des cordes, reliées aux extrémités d'un vieux
lit en fer. Sur son sexe rasé, le tatouage d'un nœud,
une espèce de nœud marin, et des multitudes de plaies
sur sa poitrine, en forme de croix, alignées comme
des marques sur un calendrier. Un corps stigmatisé.
Chaque reproduction de cette captive présentait des similitudes
- chambre sinistre, privée de fenêtre, au plafond
bas, très bas - seule l'expression changeait, virant
de la colère à la terreur, et de la terreur à la tristesse. Jamais une once de
joie. Noirceur et ténèbres.
Je m'enfilai trois ou quatre biscuits, fis rouler ma nuque.
Je vieillissais, mes jambes s'endolorissaient encore
des jours précédents. La traque du Mexicain, puis
celle dans Haxo, sans oublier les kilomètres dans la
forêt, à se tordre les chevilles. Oui, je vieillissais et je
n'osais imaginer la tristesse de ma vie dans quelques années,
sans compagne, enfants ni petits-enfants. Un bien
lugubre avenir...
Des minutes... Des minutes à me souvenir d'elles... Suzanne,
Eloïse... Impossible d'obtenir des images claires,
silencieuses. À chaque fois, le crissement des freins,
leurs bouches hurlantes... Seigneur... Une larme.
Retour aux esquisses, que je parcourus encore et encore.
Un détail m'interloqua soudain, un détail que je
n'avais pas distingué jusque-là. Je plissai un peu les yeux,
découvrant, à l'arrière-plan, derrière le lit de la femme
attachée, une glace renvoyant un visage très flou,
tout juste suggéré. Un visage enfantin. Un môme tapi
dans l'un des coins de la pièce.
Le sel de l'excitation gagna mon palais. Je fouillai dans
les autres planches, mes pupilles se contractèrent, dissociant
le blanc du noir, le visible de l'évoqué. Comme
une illusion d'optique, la figure apparut encore.
Très, très habilement dissimulée. Dans le carreau d'une fenêtre, fondue parmi
les nuages agités. Puis
ici, réfléchie par le marbre d'un caveau. Et là de nouveau,
sur la surface d'un lac où s'écrasait une cascade. Jamais un regard direct,
franc, parfaitement visible.
À chaque fois, des reflets cachés.
Ces yeux de gosse lui appartenaient, ces fusains ramenaient
à la surface ses traumatismes passés. Aujourd'hui
comme alors, le tueur ne supportait pas qu'on
le regarde en face. Les posters lacérés. Viviane, morte
avec les paupières bandées. Sa fille, violée dos à son
agresseur. Le miroir, installé au plafond de la cale.
Les dessins... Plafonds bas, caveaux, squelettes, insectes.
L'enfermait-on, gamin, dans un lieu qui le terrorisait, une cave menaçante
avec des araignées, un placard
où vibraient mites et moustiques ? Pourquoi cette
présence féminine ligotée ? Que signifiaient ces blessures
en forme de croix, sur sa poitrine ? Etait-elle battue
? Maltraitée ?
Et que dire de ces représentations, celles des deux hommes
à la tête collée, pointant leurs dents menaçantes sur un bambin recroquevillé
?
Qu'avait subi le garçonnet pour que l'adulte ôte si cruellement
ces vies ?
Un enfant... Peut-être ne fallait-il pas fouiller le présent...
mais le passé... Je repris les notes concernant les
Tisserand.
La clinique d'évaluation de la dangerosité, à
Paris...
Vingt années à côtoyer des milliers de malades. Vingt
années... Il fallait pousser nos recherches bien plus
en amont, remonter à la source. Lorsque l'assassin était
tout jeunot ou adolescent...
Je parcourus à nouveau le dossier des deux médecins. Avant
Paris, Grenoble... Psychothérapeutes dans un
hôpital psychiatrique... Aucune info là-dessus. Rien. Je
traçai un gros point d'interrogation rouge en plein milieu
de la feuille.
Je fis craquer mes os carpiens, avalai quelques biscuits.
Le meurtrier se rapprochait de plus en plus, son souffle
glissait, là, sur chaque vertèbre de ma colonne. À
travers son guet pictural, le monstre m'observait.
Un bruit, derrière. La cuisine. Je m'y précipitai. Rien.
Fenêtre ouverte, minots dans la cour, chiens qui aboient.
Et personne sous la table...
Tasse de café renversée, au milieu des rails. Hérissement
de poils.
Mais non,
c'est toi qui l'as culbutée, en te levant brusquement
! Comment serait-elle entrée ? Tu as fermé à
clé !
Je furetai dans l'appartement, par précaution, puis retrouvai
ma position de réflexion. Mon cœur battait un peu
plus vite dans ma poitrine, mon front libérait la chaleur
de mon corps. Quant à mes doigts... Je les glissai entre mes jambes... Puis je
démarrai les trains électriques, bien plus bruyants que les vapeurs vives. Ce chahut
coutumier me rassura.
Je me replongeai dans le texte gravé en haut de la nef,
en isolai le dernier point obscur. Alors, au son de la
trompette, le fléau se répandra et, sous le déluge, tu reviendras
ici, car tout est dans la lumière. Ma langue s'enroula
sur mes lèvres. C'était subtil, très subtil.
Effectivement,
tout était dans la lumière. Celle qui avait
permis de trouver, sous le Déluge, les
cinquante- deux identités.
Mais pourquoi revenir ici,
dans l'église ? Pour y dénicher
une piste dissimulée ? L'entomologiste avait été
formel, le confessionnal avait été passé au peigne fin
des UV. Aucune prose à l'encre invisible, hormis des
taches de phéromone sur Viviane Tisserand. Leclerc
avait vu juste, sur la péniche : s'il n'y avait pas de
texte sur les lieux des crimes, pourquoi les papillons ? Où fallait-il
chercher, dans ce cas ? Dans la clarté
des vitraux, derrière le tympan... ou alors...
L
'Apocalypse est un texte de codes secrets, de messages cachés. Tout est en
profondeur, derrière les mots, avait dit Paul Legendre. Tout est derrière les mots...
Mon cœur partit au galop. Vingt secondes plus tard, mes
pieds fous dévalaient les étages. Il me fallait une échelle,
une très grande échelle ainsi qu'une lampe à ultraviolets.
Parce que tout était inscrit au sommet de la colonne fissurée,
dans la maison de Dieu, depuis le début...
Tu
reviendras ici, car tout est dans la lumière...
Et, par douze mètres de haut, sous les arches puissantes de
l'église d'Issy, un nom apparut sous la lumière
ultraviolette. Un nom inconnu, barrant l'avertissement initial en une grande
diagonale blanche.
Vivian
Maleborne.
Chapitre vingt-cinq
Leclerc n'était pas rentré chez lui du dimanche. Quand
je débarquai au 36, il pianotait sur son ordinateur portable, cerné de
gobelets vides et de chewing- gums
roulés en boule. Sa cravate pendait sur un porte-manteaux,
dans ce bureau au plancher couleur chêne
sombre, craquant comme dans un vieux grenier.
—
Trois Vivian Maleborne dans toute la France, expliqua-t-il
en brassant des amas de feuilles. Un gamin
de douze ans, dans la Creuse... Un type de cinquante-cinq ans dans le Midi...
Et un autre qui habite... dans
le deuxième arrondissement !
Je me penchai par-dessus son bureau, un peu haletant.
— Ça
se... précise. Et ?
—
Plus tout jeune, tout jeune. Soixante-quinze ans... Ancien
médecin, psychanalyste-hypnotiseur...
—
C'est bien ça... L'assassin veut nous ramener en arrière.
Vers le passé... Son passé...
Le divisionnaire s'écrasa dans son profond fauteuil, une
nouvelle gomme à mâcher emballée entre les doigts.
—
Cette affaire commence à me chauffer ! On ne fait
que subir, depuis le début. Pas fichus d'établir un putain
de portrait-robot ! Dernière nouvelle, tu sais quoi
? Aucune personne de l'Ubus n'a pu identifier notre
fantôme. A priori, le gus se pointait avec un masque
africain sur la tronche. Non mais t'imagines le délire
? Un masque africain !
— Il se
cache le visage... Mais pourquoi ?
—
Seul cet Opium doit savoir à quoi il ressemble, mais
pour le moment... Pff, envolé, le gros Black !
Il
serra les poings sur les accoudoirs.
—
Là-haut, ils n'apprécient pas cette enquête un peu
trop carte au trésor. Ils
le veulent lui, et non les cadavres
qu'il a semés sur son chemin.
Je
déroulai un geste de colère, levant un bras pardessus ma tête.
—
Facile à dire ! On prive déjà les gars de leurs congés,
on les oblige à venir le week-end ! Tout juste si on
les laisse dormir !
—
Je sais, je sais... Je suis bien le premier concerné...
Dimanche, vingt heures, en plein juillet et je
suis ici, enfermé entre ces quatre murs à remuer la mort,
mais... il devient urgent de le coincer...
— Ça a
toujours été une urgence pour moi.
—
Tu dois aller voir cet hypnotiseur, tout de suite. Profitons
de l'avance que nous avons prise sur son jeu pour
le contrer. Si ce fumier se sert du vieux pour nous parler,
soit ! Ecoutons ce qu'il a à nous dire ! J'attends ici...
Tiens-moi au courant...
Il
m'interpella une dernière fois, alors que je franchissais la porte de son
bureau.
— Shark
! Ça va aller ? Tu sembles un peu... pâlot.
—
À trop côtoyer les macchabées, on finit par prendre
leur couleur.
Vivian
Maleborne habitait à deux pas du Louvre, dans
un grand immeuble haussmannien dont l'entrée était
protégée par un gardien en uniforme rouge. Sous l'impulsion
de ma carte tricolore, l'automate m'accompagna dans les longs couloirs au
plafond très haut et aux
tentures de velours magnifiques.
Le docteur m'accueillit en fauteuil roulant, poussé par
un sbire aussi souriant qu'une statue de l'île de Pâques.
Le vieillard était vêtu d'un costume trois- pièces
blanc, au col de chemise si serré que son maigre cou
débordait en plis de peau disgracieux. Il portait un nœud
papillon noir, en parfaite harmonie avec sa couronne de cheveux d'un gris très
foncé.
—
C'est un commissaire de police, annonça le pousse-charrette
d'un ton sans nuance. Le commissaire Sharko.
Le médecin me fixait intensément, sans ciller. Ses yeux étaient
tapissés d'un fin tulle transparent, mais on devinait,
par-delà le voile, le bleu mystérieux des pierres
précieuses.
— Que
puis-je pour vous, commissaire ?
Sa voix était en retard sur son âge, étonnamment fluide
et posée.
—
J'aimerais vous parler seul à seul, si vous le voulez
bien.
D'un lent mouvement de main, il congédia son majordome
qui disparut dans l'une des pièces, dont le gigantisme
n'avait d'égal que l'immense impression de
vide qu'elles insufflaient. Peu de meubles, encore moins
de bibelots, aucun tableau, juste la lumière fatiguée d'un jour blafard,
agonisant sur le marbre du sol. Maleborne
se dirigea en marche arrière vers le salon, à l'autre
extrémité du hall, sans même se retourner.
—
Installez-vous, commissaire, fit-il en désignant d'un
geste approximatif des fauteuils à oreillettes beiges.
Un bar, sculpté dans un mur. Des dizaines de marques
de grands whiskeys et autant de cognacs.
L'ancien
appréciait les bonnes choses. En m'asseyant, je
déposai les fusains sur une table d'ébène. Maleborne ne
réagit pas.
— De
quoi allons-nous parler, commissaire ?
— D'un
homme... un homme qui a dû être l'un de vos
patients. Je vous ai apporté certains de ses dessins...
Un
dernier rayon de soleil joua sur ses dents impeccables.
— Avez-vous
vu un seul livre ici, le moindre tableau
? Mes yeux ont été toute ma vie mais aujourd'hui, ils m'ont presque abandonné.
Une cataracte inopérable, j'ai le fond de l'œil mauvais, paraît-il. Le comble,
pour un hypnotiseur, non ? Le fond de l'œil mauvais
!
Son
rire se termina en un murmure fatigué. Ça partait mal.
— Je
voudrais juste...
Il me
coupa encore.
— Des
patients, j'en ai soigné des centaines, pour ne
pas dire des milliers. Mes dernières thérapies doivent remonter à cinq ans et
ma mémoire... Ah ! ma mémoire...
Elle s'efface aussi vite que ma vue... Ma vie n'est
plus qu'une grande plaine sibérienne...
Son
regard de quartz ne me lâchait pas, figé dans l'éternel
hiver de ses pupilles blanches. Que distinguait-il ? Juste des formes ? Une
aura ? Des masses sans
nuances ? Je me penchai vers lui, les mains entre les
cuisses.
— L'individu
dont je vous parle est très versé dans la
religion, il se sert de supports comme l'Apocalypse ou le
Déluge pour composer les messages qu'il nous adresse...
II... il pense fermement que la fin des temps arrivera
avec les insectes, il les utilise comme vecteurs pour
répandre sa colère... Le terme de... fléau est récurrent. Les illustrations
que nous avons retrouvées sont très
sombres... Ciels d'orages, cavités, squelettes et toujours
des insectes... A plusieurs reprises, on y voit une
femme... jeune... attachée sur un lit... Longs cheveux blonds, peau ivoirine,
des croix sombres sur le corps,
peut-être des mutilations... Et un tatouage sur son
pubis, un tatouage en forme de nœud... Chaque...
Les lèvres usées de Maleborne s'écartèrent légèrement,
tandis que le reflet acier de ses iris ensauvageait ses
traits.
—
... Chaque fois, une présence l'observe, conti- nuai-je
en articulant clairement. Une présence enfantine entrevue dans...
—
... un miroir. Le visage est... très flou, vous le... distinguez
à peine. Le lit est en bois... non, en métal, oui,
en métal je crois, le plafond très bas... Il se dégage comme...
une puissante impression... d'écrasement, d'enfermement...
Je me trompe, commissaire ?
Maleborne avait parlé très lentement, avec hésitation,
comme si les mots remontaient d'un puits fort profond.
—
C'est... tout à fait... exact, répliquai-je sans cacher
le trouble qui me gagnait.
Les sillons de son front se creusèrent plus encore, ses
longs doigts osseux s'arrimaient fermement aux roues
de son fauteuil.
—
Qu'a-t-il fait pour que la police se déplace chez moi ?
—
Il a exécuté une famille complète. Le mari, l'épouse,
la fille. Et... votre nom était caché sur l'un des
textes à notre attention.
Une exhalaison brûlante siffla dans sa gorge, alors qu'il
plaquait ses mains sur ses pommettes d'anorexique. Je sortis un dictaphone.
—
Vous permettez que j'enregistre notre conversation ? Et, je vous en
prie, ne me parlez pas de secret professionnel.
Votre ex-patient a commis des actes... impensables.
Alors que les ombres croissaient autour, Malebome finit
par acquiescer. Je déclenchai l'appareil sur ses premières
paroles.
—
Tout ceci paraît... si loin... Comment... a-t-il pu faire
une chose pareille ?
— À
vous de me le dire.
Il resta un instant sans réaction, la tête un peu inclinée.
—
Vincent... est venu me voir alors que je n'exerçais plus depuis...
quatre bonnes années...
J'avais l'impression de me retrouver au bord d'un gouffre,
avec l'incroyable envie de sauter pour me rapprocher plus vite de l'issue
fatidique. Toutes les clés se cachaient
dans ce cerveau émietté...
— À
quand cela remonte-t-il ?
—
Voilà cinq ans, fin 2000... Son cas m'intéressait, un
cas... incroyable... Vraiment incroyable... Je me rappelle un être fracturé,
très angoissé... incapable de se souvenir
des seize... non, quinze premières années de son
existence... Oui, c'est ça... Ses quinze premières années...
La partie n'était pas gagnée. Le vieux bafouillait, écumait,
cherchait ses mots.
—
Un homme... victime d'un cauchemar récurrent depuis
son adolescence... Il y voyait... cette femme, dont
vous avez parlé... sanglée sur un lit en fer... Un placard
avec un trou, au fond... Le tatouage d'un nœud, sur
son sexe... Ces croix sur son corps...
Une gravité lourde plombait à présent sa voix. Derrière
lui, au travers d'une fenêtre ovale, des troncs hargneux s'étiraient en une
armée noire. Un jardin privé, peut-être.
—
Et il y avait les hurlements... C'est ça qu'il supportait le moins,
Vincent... les hurlements incessants dans
sa tête qui... nuit après nuit, l'anéantissaient...
Il
tendit un ongle manucuré vers un porte-bouteilles.
—
Pourriez-vous nous servir un peu de vin, monsieur Sharko ? Le bordeaux
85, s'il vous plaît.
Je me
sentais frigorifié. Les voix, dans sa tête... Les cauchemars,
les hurlements. Suzanne, Eloïse. Un être fracturé,
disait-il. Brisé intérieu...
—
Commissaire ? fit-il en inclinant sa maigre tête d'oiseau.
Je vous sens... soudain distant...
— Ex...
cusez-moi... je pensais juste... à quelque chose...
Je
lui tendis son verre, bus une gorgée de ce breuvage qui devait coûter des
mille et murmurai d'un timbre
que j'aurais voulu moins vacillant :
— Continuez,
docteur, je vous écoute...
Il
huma son grand cru, puis s'en humecta d'un geste fin
les lèvres avant de poursuivre :
—
Avez-vous déjà vu le mental influer sur le physique, le subconscient
lutter au point de blesser et de torturer
le corps ? Vincent appartenait à ces
stigmatisés, ces êtres frappés par une
puissance psychique phénoménale...
— Qu'entendez-vous
par là ?
—
Chaque fois que je poussais l'analyse trop loin, que
je déverrouillais des portes, Vincent se mettait à saigner
du nez... très intensément... C'est... la seule image
physique que je garde de lui... Ces rivières rouges
sur le flou de son visage...
—
Le flou de son visage ? Vous voulez dire que... vous
ne pouvez pas le décrire ?
Le
vieillard porta ses mains noueuses à ses paupières plissées.
—
Hélas non, ma vue était déjà atteinte... Je conserve
juste de lui une impression générale, une vision
confuse... Si lointaine...
— C'est
pas vrai ! Et quelle impression ?
—
Je... ne sais plus... La même impression que j'ai de
vous, ce soir, sans vous distinguer réellement... Grand...
Cheveux foncés... Châtain, peut-être bruns... Et
une voix... très grave...
Il se
prit le front dans les mains.
— ...
Rien d'autre... Rien d'autre, désolé...
Je contractai les mâchoires. L'assassin s'était un jour assis
ici, peut-être dans ce même fauteuil. Avait-il goûté
à ce vin, lui aussi ?
— Et
son nom ? Donnez-moi son nom !
—
Il m'a toujours dit qu'il s'appelait Vincent... même
pendant nos séances. Vous savez, l'hypnose n'est
qu'un état de semi-conscience où le patient ouvre certaines
barrières et en ferme d'autres... Priez un hypnotisé de se déshabiller alors
qu'il n'en a pas envie, il ne le
fera jamais... Vincent s'était fixé certaines règles avant
de venir ici... Peut-être trop... Quelque chose, dans
sa tête, cherchait à le protéger... Quelque chose de suffisamment
fort pour provoquer les saignements...
Je me levai et m'accroupis devant son fauteuil. Ses yeux
rayonnaient d'un froid intense, alors qu'à l'extérieur, le soleil déclinait
entre les troncs, jetant une poche
d'ombre grandissant autour de nous. Le salon se transmua
en une cave sombre, saturée de mystères.
— Racontez-moi
son histoire, docteur.
Maleborne
fronça ses sourcils neigeux.
—
Ne me demandez pas des miracles, vous n'aurez que
ce que ma mémoire voudra bien me restituer, c'est- à-dire...
des bribes... Après soixante-dix ans, le cerveau a
perdu plus de dix pour cent de sa masse... les neurones, quant à eux...
—
Les enregistrements ! Vous avez bien des enregistrements audio
des séances !
Il
secoua la tête.
—
Vincent est revenu les récupérer l'année dernière...
— C'est
pas possible...
Presque triste, il plongea ses lèvres fébriles dans son verre,
puis finit par dire :
—
Notre travail s'est focalisé autour de sa quinzième année... Je vais
vous raconter les épisodes à reculons,
si vous le voulez bien... C'est de cette façon que
nous avions procédé quand il se tenait là, à quelques
centimètres...
— Je
vous écoute.
Face à moi, deux fentes horizontales, d'un blanc de vipère.
—
Vincent a... seize ans. Il habite avec... son oncle et sa
tante, au bord de la mer... Une grande maison... très
lumineuse... avec énormément de fenêtres. D'en haut,
on y voit les bateaux d'un côté... les maisons du village
de l'autre... Vinc...
— Quel
village ?
—
C'était sans importance... Je n'en sais rien et... ne m'interrompez
plus, s'il vous plaît... Vincent aime les journées
ensoleillées... car, depuis quelque temps... les nuits
lui font peur. Un méchant cauchemar s'est installé dans
sa tête... Une vision qui l'arrache de son sommeil, le
laissant en pleurs... Nous... remontons alors jusqu'à cette
fameuse nuit... où le mauvais rêve est apparu... La nuit
d'un très violent orage... Il aperçoit de grands flashs,
entend les murs trembler. Le vent... gémit dans les
gouttières et... les volets claquent... Au loin, la mer est
noire, furieuse... Les vagues ébranlent les bateaux... Vincent
hurle, recroquevillé dans un coin de sa chambre...
Il tremble, urine sur le sol... Il est seul dans la
maison... Son oncle et sa tante sont sortis au restaurant... Il croit qu'il
va... mourir...
Maleborne
claqua brusquement des doigts.
—
Pour la énième fois, Vincent saigne du nez. Nous interrompons
la séance... Notre avancée dans son psychique est... pénible et douloureuse,
mais nous sentons que...
nous sommes sur la bonne voie... Vincent accepte
de poursuivre la thérapie. Il témoigne de beaucoup de volonté...
Il reprit un peu son souffle, lapa de petites gorgées de
vin avant de poursuivre :
—
Donc, l'orage a créé le cauchemar... Pourquoi? Reculons...
avant, bien avant cet orage. Vincent ne cau- chemarde
pas encore, il a quinze ans... Il vient d'arriver dans
cette nouvelle demeure qui donne sur la mer... mais
pour lui, à vrai dire, tout est nouveau... La plage, l'école,
les camarades. Une chambre l'attend... avec des
jouets, des puzzles, des disques... Il reçoit beaucoup d'amour... Des figures
se succèdent autour de lui...
Il sait qu'ici, il sera bien... Il est heureux... Il a l'impression
de renaître, ou même de naître... L'analyse révèle qu'il... est très
intelligent, comprend vite, s'adapte
très facilement. C'est un gentil garçon, coopératif et entreprenant... Ceux
qui le côtoient sont fiers de
lui...
Les paroles ruisselaient de ses lèvres, pareilles aux remous
d'une rivière tranquille. Il s'en dégageait une vibration
douce, si ensorcelante que l'on avait envie de s'en
laisser bercer.
—
Allons plus en arrière, approchons-nous du point de
rupture... Un mois plus tôt... 1980, je crois... Oui, c'est
ça, 1980, l'année de la mort de Sartre... Il y a vingt-cinq
ans... Important pour vous, la date, n'est-ce pas
commissaire ?
—
Effectivement. Vincent aurait donc aujourd'hui... quarante
ans...
Il
acquiesça.
—
Donc, 1980... Une très longue route... la nuit... la pluie
qui fouette les vitres de la voiture... Vincent est allongé
sur la banquette arrière... Il pleure, il est terrorisé... Il n'a aucun
souvenir de l'homme et la femme assis
à l'avant... Elle, se retourne de temps à autre, sourit, lui caresse les
cheveux... Avec le conducteur, elle chuchote
sans cesse... Il n'entend pas, la pluie est trop forte...
Maleborne
tressauta.
—
... Durant cette séance, se dresse en face de moi un
être qui sanglote, s'agite, se cabre brusquement. Je sais
que le travail va aboutir. Mais je devine aussi que... l'inconscient
lutte, bec et ongles. Le défi se révèle très dangereux...
Les saignements croissent en intensité et violence.
Mais nous poursuivons nos rencontres... Il fallait
aller au bout, c'était primordial pour... sa santé mentale...
L'hypnotiseur ne racontait plus, il vivait ses paroles. Autour
l'espace s'effaçait, saturé d'ombres et de spectres
naissants. Ne restait du vieil homme que cette transparence
oculaire, ces cristallins blessés, hermétiques aux grandes lumières du
crépuscule.
—
Remontons... de quelques heures... à l'origine... Avant
cette longue route... Son réveil à l'hôpital... Vincent se souvient... une
chambre, deux personnes autour de
son lit... On lui dit que... qu'il s'est cogné la tête très violemment
et... qu'il est resté dans un coma profond... plusieurs
semaines... Il n'a le souvenir de rien, ces visages
sont ceux de... sa tante et de son oncle... mais il ne
les reconnaît pas... Sa mémoire implicite n'est pas affectée...
comme souvent dans les amnésies... Il sait le
nom des arbres, distingue les couleurs, peut compter jusque
des mille et des mille... Un test de QI révélera même
qu'il a une intelligence au-dessus de la moyenne...
mais... sa mémoire explicite, celle des souvenirs, de ce qu'il fut, est
anéantie... Il ignore qui il est...
Il a oublié tout ce qui précédait ce réveil... Il réclame
une mère, un père... On lui répond que le père est
parti avant sa naissance et... que la mère est décédée d'un
cancer des poumons, quand il était... tout jeune... Il ne
peut qu'admettre... Il passe encore plusieurs semaines
à l'hôpital, on lui explique que... sa tante et son
oncle sont sa seule famille et... qu'ils se sont toujours occupés de lui... Il
va repartir avec eux et... rebâtir son
identité... car sa mémoire risque... de ne jamais revenir...
Maleborne
s'agita brusquement dans son fauteuil.
—
... Devant moi, Vincent s'évanouit... Une hémorragie trop forte... Je
me précipite, tombe de ma chaise ! Je
pose mes mains sur sa poitrine ! Le cœur ! Le cœur a
cessé de battre ! Faites-le revenir ! Faites-le revenir, je
vous en prie !
Je
lui pressai fort la main.
— Docteur
!
Il happa une grande bolée d'air, comme après une apnée
douloureuse, desserra son nœud papillon d'une main
frémissante et manqua d'arracher le dernier bouton de sa chemise.
—
J'ai failli appeler les pompiers... Mais j'ai aperçu...
une palpitation sur sa gorge... Sa jugulaire battait...
Elle battait alors que son cœur... était arrêté... J'ai
cru à un nouveau phénomène étrange, une manifestation de son inconscient...
puis j'ai pensé à autre chose...
À ces personnes qui naissent avec les organes inversés...
Alors j'ai posé la main à droite... Le cœur battait...
Impossible ! Comme la fillette... Tout s'embrouillait dans
ma tête. Le réel, l'imaginaire, les souvenirs. Maleborne continuait à parler,
la sueur aux lèvres :
—
Alors j'ai tout interrompu... C'était trop risqué... Nous...
y étions presque... Nous avons failli toucher au but... Franchir le mur du coma... Tout s'est arrêté,
définitivement... Je ne l'ai plus jamais revu, sauf quand il est revenu chercher
ses enregistrements, l'année dernière... Alors j'ai compris... J'ai compris
que la barrière avait été enfoncée, qu'il savait à présent et...
qu'il cachait un... terrible... secret... Je l'ai senti... Il était froid comme la mort...
Comme la mort... On aurait vraiment dit... quelqu'un de différent... Je ne le
reconnaissais pas...
Mes tempes puisaient. La petite, au cœur à droite... Deux
êtres de constitution anormale, surgis au même moment
dans ma vie... Mais... Qu'y avait-il à comprendre ? C'était une histoire de
dingue ! Je secouai la tête. Il
fallait clore l'entretien.
—
Je compatis à votre douleur, docteur... soufflai- je,
mais...
—
Ce n'est pas ma douleur... C'est la sienne... Vincent n'a pas subi un
choc physique, comme l'ont prétendu les médecins, mais psychologique... d'une violence
capable de le plonger dans le coma et de lui fracturer
la mémoire. Tous ces gens... lui ont menti...
—
Il faut... me donner des détails qui pourraient m'aider
davantage. Ces toubibs qui l'ont soigné à l'hôpital avaient bien un nom ? Ses
tuteurs aussi ? Tous ces gens,
ces lieux ! S'il vous plaît !
Le vieillard rabattit sa main devant lui, comme pour mettre
fin à ces évocations trop éprouvantes.
—
Des noms... Bien évidemment, qu'il m'en a cité ! Il
m'a même décrit un à un les jouets qu'il avait dans sa
chambre, le nombre de pièces de ses puzzles. Mais... comment
voulez-vous que je m'en souvienne ? C'était tellement...
secondaire ! Vous ne saisissez pas bien, commissaire,
je crois...
Il enveloppa son verre ballon de ses paumes, comme la
flamme d'une bougie qu'on chercherait à protéger.
—
Vous a-t-il déjà parlé d'une fillette ? Dix ou onze ans ?
Cheveux noirs, très jolie ?
— Jamais.
— Et si
je vous dis Tisserand ?
Il
secoua la tête, l'air un peu agacé. Je lui énumérai des
prénoms inscrits sur le tableau du Déluge.
— Non,
non, non...
Le
déclic du dictaphone conclut mes salves de questions. Je laissai une carte de
visite sur la table.
—
Vous avez raison. Il a réussi à défoncer lui-même cette
barrière, il connaît l'origine de son cauchemar et la
cause de son oubli. Voilà pourquoi aujourd'hui il tue des
gens... Et il en tuera encore tant que nous ne l'aurons pas arrêté... J'espère
que des flashs vont vous revenir.
Jour ou nuit, appelez-moi, même s'ils vous paraissent
sans importance.
Maleborne
m'agrippa soudain le poignet et ne le lâcha
plus.
—
Ces personnes... Elles ont dû le blesser alors qu'il
était enfant... Tout vient de là... Du traumatisme... Il ne
faut pas fouiller son présent... Mais son passé... Ces
prénoms... à quoi correspondent-ils exactement?
—
Il s'agit d'une liste. Une liste de cinquante-deux victimes
qu'il s'apprêtait à nous livrer...
—
Oh ! Mon Dieu... Cinquante-deux... Les démons de
son enfance...
Ses
doigts, sans plus de forces, finirent par se décrocher de ma veste. Alors que
je m'éloignais, il m'interpella une dernière fois :
—
Attendez ! Juste un détail, un petit détail ! Il se remémorait
des montagnes... Les montagnes couvertes de
neige, qu'il apercevait depuis la fenêtre de sa chambre
d'hôpital...
Un
nom explosa dans ma tête.
Grenoble.
Là où les Tisserand avaient vécu, il y a plus
de vingt-cinq ans.
Chapitre vingt-six
Ma lanterne s'éclairait progressivement. Le tueur avait
subi un choc émotionnel d'une violence rare, un choc
qui lui avait arraché la mémoire. Pourtant les souvenirs avaient persisté,
quelque part, piégés entre les toiles
complexes de son inconscient. Alors, parfois, ils affluaient
par débris, dans les méandres de la nuit, au travers
d'images codées, de hurlements.
Ces hurlements que Suzanne poussait elle aussi, dans
nos draps trempés. Le choc émotionnel. Les
fractures cérébrales. Quel parallélisme troublant... Le pire des
assassins et ma femme, fondus dans un même moule
d'oubli. Horrible signe du destin.
Pour en revenir à Maleborne, il avait tout fait exploser
chez ce Vincent vingt-cinq années plus tard, par ses consultations
harassantes. Quinze ans d'oubli, de joies, de
peines, de mensonges ressurgis en un quart de seconde.
Une véritable bombe. Aujourd'hui, Vincent se
vengeait, déchirait les cicatrices de son passé à renfort de sang et de
cruauté. L'hypnotiseur avait raison. Ces
personnes, sur la liste du Déluge,
établissaient le lien
avec son enfance.
Pour remonter au meurtrier, il fallait aller à la source.
Vingt-cinq années en arrière. Là où tout avait commencé...
Grenoble... Leclerc m'avait laissé carte blanche
pour un déplacement express vers la capitale des
Alpes.
Il
fallait que je sente la ville frémir sous mes pieds, que
j'arpente son CHR, puis l'hôpital psychiatrique des
Tisserand.
Je
voulais voir la chambre de son coma, de mes yeux,
converser avec ses médecins de l'époque. Donner un nom à ce Vincent...
...
Et mettre des visages sur les cinquante-deux identités de cette liste. Vincent
revivait son enfance. La clé se
trouvait là.
De
retour chez moi, j'apprêtai quelques affaires pour ma
longue chevauchée nocturne. Chemises, sous-vêtements de rechange, nécessaire
de toilette...
L'excitation
me brûlait les lèvres, en même temps qu'une
très grande haine pour cet inconnu que je traquais, cet homme qui, du fin fond
de sa raison, rachetait par la voie du crime ses années de vie volée.
— Tu
t'en vas où comme ça, Man ?
Vacances ?
Willy
venait de se jeter dans mon fauteuil, son éternel mégot aux lèvres. Il n'avait
toujours pas changé de pyjama.
Stupides pois bleus sur fond noir.
— Tu
tombes bien ! répliquai-je en enfournant dans mon
sac des Petits-Beurres, trois bananes et mes comprimés
de chloroquine. Je vais te donner le numéro de
téléphone d'un collègue, ainsi que mon numéro de portable.
Si tu aperçois la petite, tu nous appelles immédiatement.
Tu... devras essayer de la retenir, jusqu'à ce que mon équipier arrive.
Willy
dessina un huit avec ses grosses lèvres.
— Wouais...
ça pourrait me causer des tas d'emmerdes ! Imagine qu'elle gueule ! J'suis un
pacifique, moi, Man !
—
Dans ce cas, tu la suis. Je veux savoir où elle habite.
Je peux compter sur toi ? C'est très important.
Le Rasta fît jouer ses tresses de brefs mouvements de
tête.
—
Tu penses bien, j'suis avec toi, Man. Ma grand- mère,
elle t'aimait bien. Moi aussi, je t'aime bien...
—
Arrête, tu vas me faire pleurer...
Il dévoila ses dents impeccables.
—
Tu reviens quand ?
—
Demain soir probablement. Après-demain au plus
tard...
Je descendis une première fois au sous-sol pour ranger
mon sac dans le coffre, puis remontai au troisième chauffer une cafetière de
café bien noir, que je transvasai
dans un thermos.
Après
avoir poussé Willy à l'extérieur - gentil, le Willy,
mais un peu lourd à la longue - et fermé la porte d'entrée,
je ressentis comme une grande victoire sur moi-même.
Mes doigts tremblaient moins et je n'éprouvais
pas, tout au moins dans l'instant, cette envie
de me gaver de pilules. Fallait-il y voir un signe d'amélioration
?
La rectitude de l'A6. Etoiles dessus, bitume dessous. Un
petit air des Red Hot, à la radio, en sourdine de mes pensées
incessantes, de toutes ces images, ces dessins, ces
flashs de sang. L'enquête grandissait encore en moi,
avec la fougue d'un lierre sauvage. Elle chassait l'homme
faible et appelait le flic, sans cesse. Ce flic qui
n'avait besoin d'aucun cachet. Juste cette soif d'hémoglobine...
Mais, replié dans les ténèbres, l'homme songeait encore
à son frêne, lacéré de coups de couteau. L'homme
voyait les yeux blanc-bleu de Maleborne, ses
lèvres craquelées murmurer des phrases enterrées, douloureuses.
Vincent...
Vincent qui saignait du nez par la force de son
psychisme... Un stigmatisé... Puis ce cœur à droite, comme
l'enfant... Une telle rareté...
Tu n 'arrêtes pas de penser aux autres. Et à nous, tu y penses
? Ta fille ? Tu sais combien elle souffre dans cette
obscurité perpétuelle, sans toi ?
J'augmentai
le volume de l'autoradio, ouvris les deux
fenêtres arrière. L'air s'engouffra dans un grondement de locomotive. Les voix
s'estompèrent un peu avant
de revenir en fanfare. Le seul moyen, pour les supporter,
restait de leur tenir la conversation.
Quatre
heures à manger de l'asphalte, à broyer du noir,
à subir le poids des reproches, à entendre rire et chantonner
dans ma tête. J'avais roulé plusieurs fois sur
la bande d'arrêt d'urgence, un peu ailleurs, mais heureusement,
les rugosités m'avaient éjecté de cette torpeur
dangereuse. Une aire de repos arriva enfin, une cinquantaine
de kilomètres avant Lyon. Je mis mon clignotant...
Mes
vêtements étaient imprégnés de sueur et de fumée
de cigarettes, une vague odeur de café tiède fleurissait de l'habitacle. Sur
le parking, des camping-cars, des
caravanes, quelques chauffeurs fatigués, leurs femmes
et marmots endormis à leurs côtés. Plus jeune, j'adorais
quand mes parents se garaient sur ces espaces perdus,
sous l'arc fantastique des étoiles. J'en garde au cœur
le goût des vacances et une grande part de rêve. Un
temps si lointain...
Alors
que je sortais m'étirer un peu, des coups sourds
résonnèrent contre de la tôle. Puis une petite voix,
à peine audible :
— Au
secours ! Au secours !
Ça
provenait d'un coffre. Le coffre de ma voiture.
— Mince,
Franck ! râla la gamine lorsque j'ouvris. T'aurais
pu t'arrêter avant ! J'étouffe là-dedans !
Robe de chambre bleue et chaussures rouges. La fillette
sauta hors de sa cachette, s'étira, les deux bras tendus au-dessus de sa tête,
alors que je restais là, sans réaction,
complètement abasourdi. Puis la colère afflua à mes
joues. Je cognai avec une rage folle contre une poubelle.
—
Merde ! Merde ! Merde ! Qu'est-ce que tu fiches
ici ! ! !
Je la dévorai d'un air mauvais, les dents grinçantes, tandis
qu'elle regroupait ses mains sous son menton, comme
pour se protéger.
—
Tu me fais peur, Franck... Tu ne vas pas me frapper, hein ?
Le front baissé, j'allais et venais, avec l'acharnement d'un
prédateur furieux.
—
C'est toi qui me fais peur ! Qu'est-ce que tu me veux
? Dis-moi pourquoi tu es entrée dans ma vie ! Et...
épargne-moi tes airs de chien battu !
Un type qui sortait de la cafétéria se retourna dans ma
direction avant de se fondre dans la nuit.
—
Mais... C'est... mon chat... L'autre fois, rappelle- toi !
J'étais... enfermée dehors...
—
Mensonge ! Tu n'habites pas au sept ! J'ai vérifié ! Cet appartement est
inoccupé !
Ses doigts fluets montaient et descendaient sur sa maigre
poitrine, au rythme de sa respiration. Elle rentra la
tête entre les épaules.
—
Mais je te parlais pas du sept de ta résidence ! L'autre
sept, dans la résidence des Ibiscus ! L'immeuble d'à côté !
— Arrête
de mentir !
—
Je suis venue chez toi parce qu'on m'avait dit que
tu avais des trains miniatures partout dans ton appartement
! Et moi, j'adore les trains miniatures ! J'ai
toujours rêvé d'en avoir, mais maman ne veut pas m'en
offrir... Elle ne m'offre jamais rien...
—
Pauvre petite ! On finirait presque par s'apitoyer ! ! !
Je
dévoilai la cicatrice de mon avant-bras.
—
Et ça, tu peux m'expliquer ? Mon voisin m'a raconté
que tu discutais avec la télé, que tu voulais me
nuire !
Elle
tortilla son vêtement sous ses paumes menues. Des
larmes gagnèrent ses yeux.
—
Eloïse et moi, on voulait te protéger ! Ton sang malade,
tu te rappelles ?
—
Suffit, avec ma fille ! Ma fille est morte, elle n'est
plus ici, tu comprends ?
—
Oh ! Franck ! Je ne veux pas te faire du mal ! Si tu
savais...
Elle
se jeta contre moi et me serra fort, délivrant des torrents
de larmes. Je luttai pour ne pas céder à sa douceur entêtée mais n'y parvins
pas. Il restait une flamme,
au fond de moi, qui brûlait encore.
Je me
baissai à sa hauteur et lui caressai les cheveux.
— Ça va
aller... d'accord ?
Elle
acquiesça, étranglée dans ses sanglots.
— Tu
entends des voix dans ta tête, c'est ça ?
—
Tout le temps... murmura-t-elle en étouffant un gros
chagrin. Elles ne me laissent jamais tranquille... Parfois...
elles m'ordonnent de faire des choses pas bien...
Toujours la même chose... Eloïse, elle, elle joue avec
moi. Elle est gentille...
Je la
portai dans mes bras et la forçai à me regarder.
—
Tu te souviens, l'histoire du frêne et du chêne ? Le
cauchemar que j'avais eu ?
Elle
opina lentement.
— A qui
tu en as parlé ?
—
Mais... À personne ! Je t'ai demandé de m'expli- quer
! T'as jamais voulu ! Je sais même pas ce que ça signifie
!
—
Bon... Tu dois me donner ton nom. Des amis à moi
vont prévenir ta mère, lui dire que tu vas bien. Puis on
s'occupera bien de toi...
—
Non ! Non ! Je ne veux plus la voir ! Elle n'est jamais
là, tout ça, c'est sa faute ! Je veux rester avec toi !
—
Mais même si je le voulais, je ne peux pas te garder
!
—
Je t'embêterai pas, promis ! susurra-t-elle en plaquant sa paume
ouverte sur sa poitrine. J'vais m'as- seoir
dans la voiture, sans rien dire ! Tu t'apercevras même
pas de ma présence !
Je la
posai à terre et lui attrapai la main.
—
C'est pas la question... Tout est tellement plus compliqué
dans la vie des grands... On va aller à la cafétéria
et appeler la police. Si tu ne veux rien me confier,
je ne peux plus rien pour toi.
Elle
se débattit avec une rage entêtée.
— Non !
Garde-moi avec toi ! S'il te plaît !
—
Pas question. Sais-tu que je pourrais avoir de gros
ennuis ?
—
Justement ! Lâche-moi ou je raconte que tu m'as emmenée
de force avec toi !
Je
lui serrai le poignet plus fort.
— Quoi
? !
—
Arrête ! Arrête ou je hurle ! J'te jure que j'vais hurler
!
Je
levai les mains en l'air et reculai de trois pas.
— D'accord,
d'accord. Calme-toi...
—
Regarde mes ongles, fit-elle avec un pli mauvais sur
les lèvres. J'ai gratté, dans ton coffre. Tu es sur une aire
d'autoroute avec une gosse en robe de chambre et tu ne
connais même pas son nom. Les... voix... m'ont dit de
cacher des choses, chez toi. Sous ton matelas, dans
tes placards... Elles ont de sacrées bonnes idées, parfois,
les voix...
Je virevoltai sur moi-même, les doigts brandis au ciel.
—
C'est pas vrai ! Qu'est-ce que tu as planqué ? Petite
peste !
Elle
étira la bouche de ce sourire dangereux.
—
Des... culottes de petite fille... Ils vont croire qui, à ton
avis ? Et ce n'est pas parce que tu es policier !
Je dus lutter contre de très grandes forces pour ne pas
la gifler. J'étais bouleversé, désorienté par le chantage d'une mioche !
Chanter pour quoi ? Je n'avais rien à me
reprocher ! Absolument rien ! Et pourtant, elle me tenait
par le bout du nez. J'avais l'IGS sur le dos, Leclerc
m'observait d'un œil curieux ces derniers temps,
comme, d'ailleurs, la plupart de mes collègues. Les
apparences jouaient méchamment contre moi. Des culottes
de petite fille... Elle avait le diable dans le corps.
Comment m'en débarrasser, si loin de Paris ? Hors de
question de la ramener. Mais alors ? La traîner avec moi
dans une enquête criminelle ? Et si sa mère la recherchait
? Je zyeutai ma montre. Trois heures du matin.
Certainement pas le moment de déranger qui que
ce soit, on me prendrait pour un dingue.
Excusez-moi de vous déranger, mais
vous savez quoi ? Il y a une fillette embusquée
dans ma bagnole ! Elle ne
veut pas me dire son nom, elle veut juste rester avec moi
!
Sept, immeuble des Ibiscus, qu'elle prétendait... Mentait-elle,
encore une fois? Bientôt j'en aurais le cœur
net. Très bientôt ! Elle causerait, ah ça oui !
—
Allez, monte là-dedans ! Et je ne veux pas t'entendre, compris ?
— Wouiiiii
!
Elle
effectua un aller-retour vers le coffre.
—
Mon livre de Fantômette ! Tu
vois, je ne l'ai pas oublié
! Eloïse aussi les aimait bien, ces histoires !
J'inspirai
profondément, décollai d'un mouvement bref
la chemise trempée de mon corps et démarrai.
L'autre,
à l'arrière, chantonnait Stewball,
l'histoire de ce cheval blessé. Je la chantais
tous les soirs à Eloïse,
en la bordant... Comment cette gamine pouvait- elle
savoir? Cœurs à droite, elle et le tueur... Frêne lacéré...
Ses apparitions nocturnes... Sa violence, sa gentillesse...
Sa mère, jamais croisée... L'appartement vide
du sept... Sept, encore sept... Quelque chose d'irrationnel imprégnait cette
histoire. Mais quoi ?
Malgré
ma colère, mon incompréhension, je ne pus m'empêcher,
dans le rétroviseur, de la fixer avec cette tendresse
d'instinct, de la voir s'ensommeiller, alors qu'autour,
les collines gonflaient, les vallons se creusaient, déjà tourmentés par le
grognement lointain des Alpes...
Chapitre vingt-sept
Les champs avaient craqué sous la poussée des roches,
les routes s'étaient brusquement tordues, l'horizon s'était déchiré en une
grande mâchoire affûtée, d'un
noir presque effrayant dans la nuit furieuse. Puis l'aube
avait grandi, tirant son lourd soleil par l'est. Dans
cette poussière d'aurore, la vapeur blanche des échappements
montait toute rose de la ville. Grenoble, alors,
enflait de vie, frémissant dans le grand berceau des
montagnes.
L'enfant, à l'arrière. Là, à la place d'Eloïse. Dans l'obscurité,
je n'avais eu qu'à imaginer. Ma fille, allongée sur la banquette, endormie. Je
l'aurais réveillée doucement,
un bisou sur la joue. Elle aurait voulu son grand
verre de lait, avec des morceaux de biscuits coupés
dedans.
Fini,
tout ça... L'imagination. Juste l'imagination...
Le centre hospitalier s'ancrait sur les hauteurs, au pied
de la butte Bastille et en regard des eaux palpitantes de l'Isère. C'était un
grand vaisseau spatial, dont le
blanc cinglant des bâtiments ultramodernes luisait par-devant
le bleu-gris du granit alpin.
À l'entrée, un gardien m'indiqua la direction de l'unité
de soins pédiatriques. Sa voix sortit de ses rêves
ma
petite passagère, qui se frotta longuement les yeux avant
de coller son front contre la vitre.
— Les
montagnes !
— Exact
! Tu as bien roupillé, on dirait ?
— On
est en vacances ?
— Puis
quoi encore ?
Je me
garai face à une immense barre aux fenêtres oblongues.
Ma nuque était pleine de tension, mes muscles
pareils à des cailloux. Je me versai une tasse de
café tiède et agitai un paquet de biscuits par-dessus mon
épaule.
— Des
Petits-Beurres, ça te va ?
Elle
secoua la tête.
— Et un
verre d'eau ? Une banane ?
Même
réponse muette.
—
Comme tu veux, mais je laisse tout ici, si ça te tente...
Bon... Tu vas m'attendre dans la voiture, OK ? Je
devrais en avoir pour une heure maximum.
—
Je veux venir avec toi ! répliqua-t-elle de sa voix grêle
d'oisillon.
—
Tut tut tut ! Rappelle-toi ce que tu as promis. Je t'ai
emmenée mais, en retour, tu ne me déranges pas !
Elle
abdiqua et se cala sagement dans le fond de la banquette,
son livre de Fantômette
ouvert entre les jambes.
Je
piochai rapidement une chemise propre dans mon sac,
me passai un filet d'eau sur le visage et lissai les plis
de ma veste. Presque retapé à neuf, le vieux Sharko.
Et pas tout à fait mort.
Dénicher
rapidement l'interlocuteur adéquat dans un hôpital
peut, pour la personne lambda, relever d'une mission
impossible. Aussi fallait-il agir avec poigne. À la
première blouse croisée, en l'occurrence une infirmière, j'exigeai de parler
au chef de service dans les plus
brefs délais. J'avais utilisé ma plus grosse voix,
celle
du flic sévère. Lorsque, de surcroît, elle lut Direction
de la Police judiciaire de Paris sur ma carte et qu'elle
entraperçut mon arme dans son holster, elle s'effeuilla
presque.
J'eus alors droit au défilé des grades, à qui il fallait répéter
encore et toujours la même histoire. Infirmière en
chef, médecin, médecin-chef et, finalement, chef de service
adjoint.
Cet dernier arborait un faux air du docteur Magoo. Crâne
piqueté d'une poignée de cheveux, yeux luisants et une
belle paire de baskets aux pieds. Son badge indiquait
Docteur Cross.
—
Je dois avouer que votre visite... me surprend un peu,
fit-il en déchaussant ses lunettes. Nous sommes plutôt
habitués aux brigades du coin. Mais là, direction de la
police parisienne ? À... sept heures du matin ?
Une nuée d'infirmières s'était regroupée au bout du couloir.
Ça chuchotait dur, mais la basse-cour se volatilisa quand Cross y alla à coups
de regards furibonds. Je
réajustai ma veste sur mes épaules et expliquai :
—
Nous avons des raisons de penser qu'une personne que nous recherchons a
été hospitalisée dans votre
établissement. Et je suis ici pour le vérifier.
—
Dans ce cas, nous allons régler cette affaire immédiatement.
J'ai énormément de travail et très peu de
temps pour le réaliser.
Le médecin me pria de le suivre et se dirigea d'un pas de
grenadier derrière le comptoir de l'accueil pour s'installer
devant un écran.
—
Bien ! Allons-y ! Son nom ?
—
Tout n'est malheureusement pas aussi simple. Je ne
connais que son prénom... Et... cette hospitalisation remonte
à vingt-cinq ans...
Le toubib se perdit dans un long sifflement.
—
Ah d'accord ! Et... vous voulez que je fasse quoi ?
—
Que vous consultiez vos archives. Cet enfant est resté
plusieurs semaines dans le coma. II...
—
Je vous arrête tout de suite, trancha Cross en éteignant
son écran. Nous n'avons plus ces dossiers.
Une claque en pleine figure. Docteur Magoo enfouit ses
mains dans les poches de sa blouse.
—
Il y a des centaines et des centaines de mètres carrés
d'archives mortes sous le sol de cet hôpital. Des rapports
d'entrées, de sorties, de consultations, les protocoles opératoires, établis
bien avant que l'informatique devienne monnaie courante. La plupart de ces dossiers
sont en cours d'informatisation, mais le Code civil
nous autorise à détruire ceux de plus de vingt ans. J'aime
autant vous dire qu'on ne s'en prive pas.
Six heures de route dans les pattes pour s'entendre dire
ça. Les veines gonflèrent toutes bleues sur mes avant-bras.
—
Et les médecins, les infirmières qui se sont occupés
de lui ? Vous avez bien les moyens de les retrouver,
non? Année 1980 ! Donnez-moi les noms, juste
les noms !
Une femme débarqua avec un bébé dans les bras. Elle
braillait plus que l'enfant.
— S'il
vous plaît ! Quelqu'un ! Docteur ! Docteur !
—
Les urgences ! lança-t-il en la regardant à peine. Il faut
passer aux urgences pédiatriques avant de venir ici !
L'autre aile du bâtiment, sur la gauche !
—
Mais ! Il a eu plus de quarante de fièvre ! Toute la nuit
! Docteur !
Une infirmière éloigna la mère affolée, sous l'œil mauvais
de Cross.
—
Des fièvres, des fièvres et encore des fièvres ! Les
coups de chaleur engorgent nos urgences ! Ça n'arrête pas depuis quelques
jours ! Jeunes, vieux, bambins. Tout le monde y passe. Fichue canicule !
Il recouvra son calme après de petits mouvements de poitrine,
puis me reluqua d'un œil blasé.
—
Bref, où en étions-nous ? Ah oui ! Un coma, il y a
vingt-cinq ans... Et vous aimeriez rencontrer les praticiens de l'époque...
Savez-vous combien de patients nous
traitons par an, commissaire ? Plus de mille... Espérer
déterrer des souvenirs vieux d'un quart de siècle
relève de la pure utopie !
—
C'est mon problème. Y a-t-il un moyen, oui ou non ?
L'autre haussa les épaules et déroula un geste d'énervement.
—
Essayez de voir avec les services administratifs ! Un
bâtiment aux vitres teintées, face à la géode de cardiologie, juste derrière.
Ils s'occupent de tout ça. Bon ! Excusez-moi,
commissaire, mais j'ai à faire. Bonjour à la tour
Eiffel...
Je l'attrapai de justesse par un pan arrière. Il n'apprécia
pas vraiment.
—
Une dernière chose ! Ces prénoms vous évoquent-ils quelque chose ?
Il m'arracha la liste du
Déluge des mains, la mine furibonde.
— Vous en
avez de bonnes, avec vos prénoms !
— C'est
très important... Prenez votre temps...
Après
un silence réfléchi, il envoya :
—
Rien qui ne coïncide. Je connais bien des Olivier, Pascal,
Jean. Mais... La première lettre du nom ne correspond pas... Désolé...
Il m'abandonna là, comme un rond de flan. Allez, courage
! Direction les services administratifs...
En sortant du bâtiment de pédiatrie, je reluquai de loin ma
voiture. La petite lisait tranquillement à l'arrière. Cinq cents bornes, pour
avaler du Fantômette. Et si sa
mère s'était affolée ? Si elle avait appelé la police, inquiète
de ne pas voir sa môme revenir ? Dans quelle galère
m'étais-je embarqué ?
Services administratifs. Même topo. Carte de police, le
responsable du responsable du responsable. Une attente
interminable, des coups de téléphone. J'eus droit
finalement à une bonne grosse, à la face de saxophoniste
et aux doigts boudinés.
—
La Criminelle de Paris ! fit-elle en pianotant
sans se presser sur un clavier. J'aime
bien le commissaire Moulin.
Vous connaissez ?
— Il
travaille dans le bureau juste à côté du mien.
Elle ne
m'épargna pas sa plus belle risette.
—
Alors, 1980... Unité de soins pédiatriques... Le chef de
service était le docteur Reynalds, il a dirigé de 71 à
83. Et...
Après maints clics de souris, elle imprima une feuille.
—
... voici le listing de tous les médecins qui ont travaillé
dans l'unité cette année-là. Quatorze au total... Sans
compter les infirmières, quarante-sept... Je vous sors
leur liste aussi... Notez que les adresses fournies sont
celles de l'époque...
—
Je me débrouillerai, merci bien. Puis-je utiliser votre
fax ?
— Bien
sûr !
Elle se
mit à chuchoter.
—
Dites, vous enquêtez sur quoi ? Un tueur sadique,
comme dans les romans policiers ? J'adore les romans
policiers.
—
Plus sadique encore. Il pose des asticots dans les plaies
de ses victimes et recoud par-dessus. Les pauvres
se font alors dévorer de l'intérieur...
Ses joues gonflèrent comme deux petites montgolfières. Elle
s'éloigna sans plus rien dire, une main devant
la bouche.
Je faxai les imprimés à Leclerc, lui expliquant qu'il fallait
interroger par téléphone cette cinquantaine de personnes,
leur demander de se rappeler un gamin, avec un situs
inversus et potentiellement hospitalisé dans
leur service voilà un quart de siècle. Je le voyais déjà se
plier de rire. Enfin, de rire... Si on peut dire...
Je remerciai la fan de séries policières et regagnai ma
voiture. La mouflette aux bottines rouges sourit jusqu'à ses dernières
molaires.
— Mon
Franck !
—
Tu vois, je n'ai pas été trop long, répliquai-je d'une
voix que j'aurais souhaitée plus dure. Tu veux te dégourdir
les jambes ? Il y a une machine qui fait de bons
chocolats chauds dans le hall.
—
J'aime pas les hôpitaux, grogna-t-elle en s'emmitouflant dans sa robe
de chambre. C'est plein de microbes...
—
Ah, j'oubliais ! Madame est nunuche ! Tu vas bien
manger quelque chose, quand même ? Ou boire un coup
?
— Non,
non et non ! Arrête de m'embêter avec ça !
Je
haussai les épaules et posai mes mains à plat sur
le
capot, l'énumération du Déluge sous
les yeux. Un tas d'inconnus qui avaient sans
doute vécu dans la proximité de Vincent, alors que le gamin n'avait pas quinze
ans. L'hôpital de Grenoble... Probable qu'il ait passé
son enfance dans la région. Et, fatalement, ces gens
aussi. Il fallait oublier Paris et chercher là, autour, dans le
cercle des montagnes... La solution approchait, je la
sentais vibrer sur la trame de ma feuille. Cinquante-deux noms... Un passé
commun, il y a vingt- cinq
ans... Un enfant dans un hosto... La mémoire fracturée... Grenoble...
La tôle brunissait de chaleur. Je levai un sourcil vers ce
soleil déjà agressif qui, par-delà le granit, diluait sa brûlure
sibylline.
Derrière, la mère avec son bébé jaillissait des urgences,
un portable à l'oreille. Hystérique. Sur le parking, les voitures s'amassaient
déjà, lourdes de malades aux
visages pas frais.
Des coups de chaleur, avait
dit Cross. Les coups de chaleur...
Les premiers symptômes du paludisme s'apparentaient à des coups de chaleur...
Et si l'assassin avait
profité du pic de températures pour frapper ? Pour que la
maladie se noie dans l'engorgement des fièvres liées à
la canicule ? Pour qu'elle puisse se développer à son
maximum et... tuer ?
Certes, la vigilance sanitaire avait été renforcée dans la
région parisienne, à tous les niveaux. On poserait les bonnes
questions aux patients, réaliserait les tests adéquats. Mais partout ailleurs
? Comme ici, à Grenoble ? Un
verre d'eau, de bons conseils et hop, dehors ?
Les urgences... La grande enseigne rouge et blanche m'appelait
à elle, j'empochai alors cette fameuse liste de
prénoms. Il fallait vérifier... Juste vérifier... Je me penchai
par la fenêtre.
— Attends-moi
encore un peu...
—
Dépêche-toi, Franck, fit-elle sans relever le menton. J'ai bientôt fini
Fantômette.
—
Je ne fais que ça, me dépêcher... marmonnai-je entre
mes dents.
L'aile du service déroulait ses grands couloirs encombrés,
baignés d'odeurs d'antiseptiques et bruissants de gémissements lointains. Les
consultants étaient regroupés dans une salle aux
parois de plexiglas, à laquelle on accédait après
l'étape de l'accueil où une file d'attente grossissait déjà. Je doublai sans
ménagement, provoquant des grognements et des protestations
basses, puis brandis ma carte de police à la
secrétaire.
— Un
docteur, et vite !
Une
femme en blouse, très cernée, apparut dans la
minute.
Je lui resservis mon discours passe-partout, expliquant
qu'il me fallait absolument le listing de leurs
récents clients.
Elle
m'emmena dans un bureau fermé puis souffla un
grand coup.
— Un peu
de calme... ça fait tellement de bien...
Elle
mit en route un logiciel.
—
... Ça n'en finit plus. Nous avons eu plus de cent patients
en moyenne ces derniers jours...
— Vous
pouvez imprimer ?
—
Je ne préfère pas, pour des raisons de confidentialité, mais je peux
répondre à vos questions. Que voulez-vous, précisément ?
Je
dépliai ma feuille de papier.
—
J'ai en ma possession une série de prénoms avec, chaque
fois, la première lettre du nom. J'ai besoin de savoir
si ces personnes sont passées ici.
—
D'accord... Donnez-moi juste une période de départ...
— Saisissez...
deux semaines en arrière...
—
OK... Démarrons la recherche au 5 juillet... Je vous
écoute...
— Odette
F...
— ...
Non...
— Gérard
G... Monique L...
— Non...
Non...
— Frédéric
T... Jeanne P... David O...
Elle
eut un geste fatigué, alors que je débitais les identités.
—
... Non... Non... Et non. Vous en avez encore beaucoup
comme ça ?
Je
perdis les dernières forces qui m'animaient. J'en avais
plein les bottes. Cinq cents bornes de bitume, pour
remuer un passé dont personne ne voulait se souvenir. J'écrasai la feuille
entre mes doigts et, dans un dernier
sursaut de rage, lançai :
—
Il faut... essayer encore ! Alexis U... Nathalie R... Roland
D...
Elle
soupira de lassitude.
—
Non... Non... et... N... Attendez ! J'ai un Roland Dumortier
! Avant-hier en milieu d'après-midi !
Mon
cœur partit en fanfare.
— Pour...
Pour quelle raison ?
—
Fièvre et fortes suées. Un simple coup de chaleur...
Le
virage d'une enquête criminelle, jailli des lèvres d'une
toubib qui ne se doutait de rien.
—
Ce... n'est peut-être qu'un hasard, un simple hasard...
Continuons ! Thierry H, Arnaud P, Valérie U...
Elle
cessa de taper au clavier.
— Mais
que cherchez-vous exactement ?
—
Poursuivez, s'il vous plaît ! Je répète, Thierry H, Arnaud
P, Valérie U...
— Doucement,
commissaire... Non... Non... Et non...
— René
G... Yvonne G...
Une
nouvelle expression de surprise écarquilla ses yeux.
—
C'est dingue ça ! Ils sont venus hier tous les deux
pour... un coup de chaleur !
Elle
fit courir son doigt sur l'écran, fronçant les sourcils.
— Mais...
c'est assez curieux... une minute !
— Quoi ?
Quoi !
De
rides lui barrèrent le front.
—
Avez-vous un... Christian Valentin sur votre liste,
une... Laurette Boidin et un... Michel Vortreux ?
Christian
V, Laurette B, Michel V. Je hochai vivement la tête, au bord de l'asphyxie. Le
docteur m'invita derrière
son bureau, avec de petits gestes rapides de la
main.
— Comment
avez-vous deviné ? haletai-je.
— Voyez !
Toutes ces personnes habitent un lieu- dit,
situé sur les hauteurs, à une quinzaine de kilomètres d'ici...
— Seigneur
! C'est pas possible ! Dites-moi que j'halluciné
!
— Excusez-moi,
commissaire, mais... C'est quoi le problème
? Je...
—
La Trompette blanche... Ces gens habitent tous La
Trompette blanche !
— Et
alors ?
Je
portai mes paumes à mes joues. J'avais l'impression que mon corps se vidait de
son sang. Alors, au son de la
trompette, le fléau se répandra. La Trompette blanche...
— Commissaire
? Commissaire ?
Une
douleur brûla en moi, une profonde déchirure des
chairs. Les noms, cette encre aveugle sur du papier, prenaient
subitement vie. Des hommes, des femmes étaient
peut-être en train de mourir. Je voyais encore le cadavre
de Viviane Tisserand, nu, foudroyé par cette maladie
ignoble. Des millions de parasites dans son organisme,
détruisant un à un ses globules rouges, escaladant
les viscères jusqu'à frapper son cerveau. Je posai
une main sur mon ventre, instinctivement, parce que
cette saloperie y avait peut-être grossi et une grande
vague nauséeuse remonta jusque dans ma gorge.
Je me pliai en deux. Mon front se tartinait de sueur,
mes yeux bouillaient dans leurs orbites. Le médecin
m'attrapa par l'épaule.
— Que se
passe-t-il ? Commissaire !
— Il
faut... aller vérifier, tout de suite... Tout de suite...
— Vérifier
quoi ?
— Le
paludisme !
— Mais
que...
—
Un moyen ! Est-ce qu'il y a un moyen rapide de savoir
si quelqu'un est contaminé ?
Elle se
cabra brusquement.
—
Mais lâchez-moi, bon sang ! Qu'est-ce qui vous prend ?
Je
levai les bras en l'air.
—
Ex... excusez-moi ! Mais des personnes sont en danger
! Dites-moi s'il y a un moyen de savoir si on est
infecté par cette putain de maladie ! ! !
Impossible
de maîtriser mes mains, prises de violents soubresauts. Mon interlocutrice
recula, un pas derrière
l'autre, partagée entre terreur et incompréhension.
—
II... faudrait voir avec le service des maladies infectieuses.
Je...
— Faites
! Qu'on ramène ce qu'il faut ! Vite ! Vite !
Elle se
mordit les lèvres.
—
Je ne sais pas à quoi vous jouez mais... Attendez ici !
Je ne
tenais plus en place. Mon corps partait en lambeaux, les afflux de sang
poussaient les parois de mes veines.
Cinquante-deux noms, étalés sur le papier comme
autant de pierres tombales. Un carnage démesuré.
Elle
réapparut avec un type balèze, genre gardien de phare,
qui portait une mallette en aluminium. Docteur Flament.
—
Qu'est-ce que c'est que ce bordel ! furent ses premiers
mots.
—
Commissaire Sharko, DCPJ de Paris. Vous avez de quoi
tester là-dedans ?
Il
hocha la tête, se forçant un peu.
—
J'ai des kits de Parachecks, utilisés par les équipes
mobiles qui partent pour...
—
Parfait. Allons-y ! envoyai-je en m'élançant vers l'entrée.
Mais
Flament ne bougea pas d'un millimètre. Sa grosse
moustache noire mangeait ses lèvres pincées.
—
Avant, vous m'expliquez ce qui se passe ! répli- qua-t-il
d'une voix très grave. Vous débarquez ici, exigez un tas d'informations,
agressez presque ma consœur,
me demandez de vous suivre pour... vérifier si des
patients sont atteints du paludisme ? Ça n'a aucun
sens ! Où sont vos collègues ?
Je le
harponnai par la manche.
—
Je vous jure que vous allez comprendre ! Mais s'il
vous plaît, suivez-moi ! Des vies sont enjeu !
Le
colosse hésita, puis finit par s'adresser à la toubib.
— Je
reste joignable sur mon portable !
Elle
acquiesça, bouche bée.
Nous
fonçâmes sur l'asphalte, remontâmes la longue bâtisse
de pédiatrie jusqu'à ma voiture. Une fois assis, Flament
posa sa petite valise sur ses genoux.
—
Voilà... les adresses que... votre collègue m'a données...
haletai-je en lui tendant un imprimé. Nous devons
nous rendre... à La Trompette blanche et... voir si ces
gens... réagissent à votre test paludique...
À l'arrière,
la petite regroupa ses genoux contre sa poitrine.
—
C'est un docteur ! Pourquoi tu ramènes un docteur ici ? Tu essaies de
me jouer un mauvais tour !
Je me
retournai brusquement.
—
Toi, ce n'est pas le moment, OK ? Il n'est pas là pour
toi ! Il veut juste m'aider !
Je
passai la marche arrière et fis crisser mes pneus.
—
Ne faites pas attention à... ma nièce, justifiai-je en
fixant mon rétroviseur. Je joue les baby-sitters, on ne
devait normalement pas bouger mais il y a eu un imprévu.
Je ne pensais pas que la journée serait aussi...
agitée...
Le
médecin serra si fort son attaché-case que les jointures
de ses poings blanchirent.
— Elle...
a l'air... charmante...
Il
était devenu blanc comme la mort.
—
Un problème ? dis-je en l'observant en coin. Vos mains...
Elles... tremblent très fort...
—
Pou... Pourriez-vous... vous arrêter à l'entrée ? Je dois...
signaler ma sortie...
Je
fronçai les sourcils. Sa voix trahissait une peur bleue.
—
Signaler votre sortie ? Mais... Ça n'a aucun sens !
Il
parlait sans me regarder, un pli inquiet sur les lèvres.
— C'est...
la procédure...
— Pourquoi
me mentez-vous ?
— Je...
je ne vous mens pas...
Alors
que je ralentissais au niveau du poste de garde, il me
lança sa mallette au visage et se jeta sur moi, les deux
bras en avant. J'eus le temps d'enfoncer par réflexe
la pédale de frein.
— Mais !
Arrêtez ! ! !
Il me
domina de tout son poids, comprimant ma joue contre
la vitre. Une main m'agrippait les cheveux, une autre
appuyait sur ma pomme d'Adam. Je parvins à envoyer
un coup de boule sur le côté, il y eut alors un bruit
d'os broyé.
Dans un
long cri rauque, il pressa encore, de plus en plus
fort, alors que des clameurs montaient de l'extérieur. Je m'arquai violemment,
sa tête percuta le plafond et il finit sur son siège, à moitié groggy.
Devant,
la barrière s'abaissait, deux hommes couraient dans ma direction.
Je
démarrai en trombe, grillai le feu et fonçai droit dans
l'avenue, laissant le grand vaisseau blanc dans mon
rétroviseur. Je secouai le médecin par sa blouse.
— Mais
qu'est-ce qui vous a pris ?
Flament
déplia un mouchoir sur son nez, un bras levé
pour se protéger.
—
Vous... Vous êtes malade... Il faut... vous faire soigner...
—
C'est à vous de vous faire soigner ! Vous m'agressez
sans raison ! Je suis commissaire de police, bon
sang ! Commissaire de police ! ! !
Il se
ratatina contre la fenêtre passager.
—
Laissez-moi m'en aller... Je vous en prie... Qu'est-ce...
que vous allez me faire ?
—
Mais je ne vais rien vous faire ! C'est dingue ça ! Vous me
prenez pour qui ?
—
Vous... vous êtes créé un univers dément... Ces gens
n'ont pas... le paludisme... Vous n'êtes pas... commissaire
de police...
—
Ah d'accord ! J'aurais peut-être dû vous briefer avant,
il est vrai que la situation...
—
Il n'y a personne non plus à l'arrière de cette voiture... Aucune
petite fille... Tout ceci... sort de votre imagination.
Je
freinai violemment et l'empoignai par le col. Des bagnoles
klaxonnèrent.
—
Vous commencez à me chauffer sérieusement, OK?
A
l'arrière, la gamine envoyait de grosses grimaces, tirant
sur son nez et retournant ses paupières.
Le
médecin devenait hystérique. Il embrassa l'arrière de l'habitacle avec de
grands gestes circulaires.
—
Rien ! Il n'y a absolument rien ! hurlait-il. C'est dans
votre tête !
La môme
glissa sa frimousse entre nous.
—
C'est parce qu'il ne peut pas me voir, murmurat-elle. Il n'a pas cette
sensibilité qu'ont certains, prédisposés... Tu es... différent... Il ne pourra
jamais comprendre. Ne perds pas ton temps
avec lui, d'accord? Tu n'aurais jamais dû le faire venir ici... C'est un
scientifique, les scientifiques sont dangereux...
Je me
pris la tête dans les mains.
—
Mais qu'est-ce que tu racontes ? C'est pas possible... Docteur !
Dites-moi que vous la voyez ! Elle est juste
là ! Derrière vous ! Une robe de chambre bleue ! Des
chaussures rouges ! Willy, mon voisin, la connaît aussi !
Flament
secoua la tête.
— Il n'y
a rien, monsieur... Absolument rien...
Mes
bras fuyaient, mes jambes cédaient. Une
incroyable
impression de m'évaporer.
—
Je... je ne peux plus conduire... Faites-le, docteur, s'il
vous plaît... Rendons-nous à cet endroit...
—
D'accord, mais... promettez-moi de me relâcher dès
que... j'aurai... examiné ces personnes...
Je sortis de la voiture, tout chancelant, tandis qu'il prenait
ma place au volant.
L'enfant me suivait du regard, ce regard d'un noir profond,
brillant comme une pierre de vie. Alors que je m'installais,
elle se faufila entre les sièges et posa son doigt
sur mes lèvres. Ce doigt, dont je ne perçus pas la
chaleur.
—
Chut ! Franck... Chut ! Je t'expliquerai tout, quand
le temps sera venu... Mais, à partir de maintenant, ne parle plus de moi à
personne. Pour notre sécurité, à tous les deux...
Un fantôme... Aussi dingue que cela pût paraître, le fantôme
d'une fillette flottait dans mon véhicule.
Heureusement, Willy l'avait vue, lui aussi. L'unique lien
prouvant que je n'étais pas devenu dingue.
Chapitre vingt-huit
Très vite, le paysage s'était déchiré, la roche effleurait
à présent l'asphalte de ses remparts bleutés. La route
sinuait sauvage, le vide plongeait d'un côté, en contradiction
avec les raideurs effrontées de l'autre. On ne
respirait plus, par les fenêtres ouvertes, que l'haleine blanche
des Alpes.
Les doigts crispés du docteur ne décollaient plus du volant.
Il fixait le serpent de bitume, sans un mot, essuyant
de temps à autre la sueur qui coulait grassement sur ses tempes.
Moi, je me concentrais sur le rétroviseur. Elle se tenait
bien là, à l'arrière, le front plaqué contre la vitre. Je
pouvais la décrire si précisément ! Ses cheveux de jais,
la finesse de ses traits, les cocardes de ses lacets, avec
leurs doubles nœuds. Pourquoi Flament ne la voyait-il
pas ?
Dans les temps passés, il m'était arrivé de croire aux esprits,
aux présences spectrales qui revenaient accomplir une dernière mission. Mais
là... Un fantôme que j'avais
porté dans mes bras ? Dont j'avais senti le cœur battre
? Ce cœur à droite ?
La route chuta subitement vers un plateau d'un vert émeraude,
tant la nature y frissonnait avec générosité.
Semées
sur les plaines douces, une poignée de maisons élevaient
leurs fiers toits rouges par-dessus le gris clair de
leurs pierres. L'endroit isolé fleurait bon, entre les chèvres
et les vaches mollassonnes, dans la paix du silence
alpin. Et dire que la mort s'y déployait, farouche
et cruelle...
Au cœur du lieu-dit, le calme rappelait ces villages perdus
dans l'Est américain. Des chaises vides devant les
façades aux persiennes closes. Ici comme ailleurs, on
cherchait à se préserver de la fournaise qui déboulait des
plaines, éclatait dans la rue en grandes flammes dévastatrices.
Pourtant, par-delà les cimes, un front nuageux
semblait grossir. Un mirage, probablement.
—
Nous sommes arrivés, annonça mon chauffeur en se
garant devant une vieille bâtisse. Roland Dumortier...
— Y a pas
l'air d'avoir foule...
Je me
retournai.
—
Je sais, Franck, je vais attendre, glissa la gamine en
agitant son livre. Je suis bientôt au bout de mon histoire... Toi aussi,
n'est-ce pas ?
Elle poussa un rire léger de rossignol avant de se replonger
avec acharnement dans sa lecture.
Mes coups sur la porte d'entrée de Dumortier n'obtinrent
pour réponse qu'une toux écrasée, lointaine. Personne
ne vint ouvrir.
— Il faut
entrer, fis-je en tournant la poignée.
Le visage de Flament s'était aggravé. De l'intérieur, la toux
grondait forte, pareille à une sérieuse bronchite.
— Allons-y...
Mais la porte était verrouillée, les volets fermés. La serrure
ne résista pas longtemps aux limes à ongles de mon kit
spécial. Flament hésita à franchir le seuil. À maintes
reprises il aurait pu s'échapper, mais il m'accompagna quand même, la mâchoire
serrée. L'instinct du
médecin, probablement.
Des épées de lumière découpaient l'obscurité de la chambre,
étoilant un visage aux yeux très brillants. Recroquevillé
dans son lit, tremblant par-dessus ses draps
trempés, Dumortier nous fixa bizarrement avant de
s'étrangler dans une quinte sévère.
—
Comment... vous êtes là... gémit-il, une serviette en
éponge sur les tempes.
Le listing de l'hôpital indiquait quarante-deux ans mais
l'ours en paraissait dix de plus. Des poils hirsutes jaillissaient
de ses joues, sa face se contractait en un amas de
rides profondes.
—
Je suis médecin, expliqua Flament en s'approchant de lui. Vous êtes
venu aux urgences il y a deux jours.
Depuis quand toussez-vous ?
—
J'ai commencé... c'te nuit... C'te saloperie de fièvre
se pointe tous les quat' doigts... Jamais... jamais eu
aussi froid de ma vie...
Flament
ouvrit sa mallette.
— Et...
pourquoi ne pas avoir appelé un médecin ?
Dumortier
se redressa fébrilement sur ses coudes.
—
C'te con de toubib... du village voisin... il est encore
en vacances... Le plus près... c'est... Grenoble... On m'a
dit... que c'te fichue fièvre passerait... Mon cul...
L'homme alité retrouva une toute relative lucidité lorsqu'il
aperçut une aiguille.
—
Mais... Qu'est-ce que vous foutez ici ? J'ai quoi ?
—
Simple contrôle, répliqua le praticien en enfilant des
gants en latex. Nous voulons nous assurer que vous êtes
victime d'un simple coup de chaleur, et non pas d'une
infection ou d'un quelconque virus. Je vais vous poinçonner
le doigt de manière à vous prélever une goutte
de sang. Vous ne sentirez rien.
— Et lui
? Qui c'est ?
— Un
assistant, mentit le docteur.
Dumortier
tendit un bras tremblant. Avec l'aiguillon stérile,
Flament fit fleurir un pétale de sang, qu'il étala ensuite
sur une bandelette jaune en son extrémité. Dans son
geste, il m'adressa une œillade sévère.
— J'espère
qu'après ça, vous me ficherez la paix !
Il
agita la bande-test, tout en posant sa main sur le
front
du patient, puis il se rigidifia brusquement quand le
jaune clair vira au bleu cobalt.
— Sacré
bon Dieu ! Comment est-il possible que...
—
Quoi ! brailla Dumortier en se suçant l'index. Quoi !
Flament
peina à retrouver sa voix.
—
Cette couleur... prouve la présence d'antigène du plasmodium
dans votre sang. Je suis désolé mais... vous
avez... le paludisme...
Dumortier
tressaillit, se perdit dans une expression de
vacuité avant que la réalité ne le fouette violemment.
—
Mais... Mais c'est pas possible ! C'est pas possible ! Toubib ! J'ai
jamais quitté c'te place ! C'est une erreur
! Une putain d'erreur !
—
Navré, souffla le docteur en secouant la tête. Mais le
test est sûr à cent pour cent... Je ne peux pas dire...
quel taux de parasite, mais la période d'incubation est passée. Nous allons
vous hospitaliser. Maintenant...
Dumortier
s'arracha de sa couche et lui agrippa la manche.
— Vous
déconnez, docteur ! C'est pas vrai !
Il
s'effondra sur son lit, à genoux, les paumes tournées au ciel, tandis que
Flament s'approchait de moi en ôtant
ses gants.
—
Combien... de personnes avez-vous sur... votre liste ?
Je dépliai
difficilement la feuille, les phalanges paralysées.
— Cinquante-deux...
— Seigneur
Dieu !
Ça y
était... Le fléau était ici, dans les foyers. On pouvait
le sentir à la moiteur, à la douleur des visages. Cet air
lourd, humide, souillé. Nous arrivions trop tard, bien
trop tard...
Je me
ressaisis et poussai les identités sous les yeux hagards
de Dumortier.
—
Je suis sincèrement désolé, monsieur... Mais... vous
devez me dire si vous connaissez ces personnes.
Il
serra un drap entre ses poings, les traits décomposés, avant d'acquiescer
lentement.
—
Odette Fanien... Gérard Greux... Frédéric Taver- nier...
Oui... tous... Ils habitent... ici... au pied des collines...
Une
nouvelle quinte de toux le plia en deux. Je m'assis sur le lit, les jambes
fébriles. Aujourd'hui plus que jamais,
je détestais mon métier.
—
Commissaire... Qu'est-ce qui se passe ici ? s'éberlua
le médecin, la bandelette bleue entre ses mains
agitées.
Je
sortis mon téléphone portable.
—
Ce village est en train de mourir... Ne... ne passez aucun
coup de fil tant que je n'ai pas joint mes supérieurs...
Chapitre vingt-neuf
Leclerc
avait accusé un sacré coup à l'autre bout de la
ligne. Une fois seul, je lui avais expliqué que le palu avait
touché un lieu-dit sur les hauteurs de Grenoble et que,
pour le moment, nous ignorions l'étendue des dégâts.
Une
chose était cependant certaine. Le délai d'incubation avait explosé. Si les
personnes atteintes ne mouraient pas, elles traîneraient les fièvres et les
malaises jusqu'à la fin de leur existence.
Le
divisionnaire m'avait demandé d'assurer la plus grande
discrétion, dans l'attente de directives précises des
hautes instances. Il ne s'agissait pas de laisser se répandre
une peur panique. Pour chapeauter un plan d'urgence,
il avait contacté l'antenne grenobloise du SRPJ de
Lyon. Les équipes ne tarderaient pas à débarquer, avec ambulances et personnel
soignant.
À
l'étage, Dumortier tremblotait en chien de fusil, brûlant
de fièvre. Il délirait presque, ses yeux roulaient fous
dans ses orbites d'un jaune cireux.
Le médecin,
à ses côtés, paraissait désemparé.
— Nous
devons l'emmener à l'hôpital ! Maintenant ! Lui et... les autres de la liste !
— Des
secours vont arriver rapidement, accompagnés de policiers.
Flament
me lança un regard furieux.
—
Je suppose que vous n'allez pas me dire ce qui se
passe ? J'ai le droit de savoir, bon sang ! À quelle... expérience
diabolique ont été exposés ces gens ? Vous êtes...
des services secrets ? Sont-ils victimes d'un acte
terroriste ?
Je le
tirai par le bras vers l'autre bout de la chambre.
—
Il n'y a rien de terroriste ! Ce sont les folies d'un malade
qui court nos rues. Il se venge de... ces cinquante-deux personnes... Dites,
vous connaissez le coin. Y
a-t-il un risque que les moustiques aient essaimé
dans d'autres villages ?
—
Le plus proche est à plus de trois kilomètres d'ici.
Il n'y a pas eu un seul grain de vent ces quinze derniers
jours et les anophèles sont plutôt endophages. Le
risque est donc quasi nul... Mais... Pourquoi se vengerait-il de ces individus
?
—
Je l'ignore, ça a très certainement à voir avec son passé,
il y a vingt-cinq ans. La réponse se trouve forcément dans la bouche de ces
villageois. Alors vous allez rester
avec lui, en attendant les renforts. Je file interroger quelqu'un de plus
vaillant.
—
Commissaire ! Vous me devez plus d'explications !
—
Je ne vous dois rien du tout ! Faites votre boulot, je fais
le mien ! OK ?
Avant
de quitter la chambre, je me retournai :
— Vous me
prenez toujours pour un fou ?
L'homme
de l'art, l'air toujours très grave, garda le
silence.
Je tendis un doigt menaçant dans sa direction.
—
Ne parlez de ce qui s'est produit dans la voiture à
personne ! Surtout pas aux policiers qui vont bientôt débarquer,
vous m'entendez ? Tout ceci... vous échappe...
— J'essaierai
d'agir au mieux...
J'opinai
et disparus à grandes enjambées.
Mon
véhicule brillait sous le soleil, le bitume se craquelait sous la chaleur. Je
me penchai par la fenêtre arrière,
une main en visière. Ma gorge se serra. Plus de livre
de Fantômette, plus de gosse.
J'envoyai
un regard paniqué aux alentours. Les plaines,
la rue déserte. Quel nom crier ? Je ne connaissais même pas son prénom ! Je
m'élançai au travers de la voie
d'asphalte en courant. Pas un chien.
— Petite
! Petite ! Et merde !
Flament
ne l'avait pas vue... Un fantôme... Elle ne buvait
pas, ne mangeait pas, ne suait pas. Venait et allait-elle
à sa guise ? Comme dans mon appartement, malgré...
les portes fermées ?
Pas le
moment de tergiverser, il y avait bien plus urgent.
Odette Fanien. Deux pâtés de maisons plus loin.
Un pavillon minuscule.
Dieu
merci, elle répondit. C'était une vieille dame au teint
frais, droite sur ses jambes, avec des mains semblables à des pierres érodées.
Son nom figurait sur la liste,
pourtant elle n'avait pas consulté les urgences et semblait
moins branlante que Dumortier. Carte tricolore devant ses yeux.
— La
police ?
— Pourrait-on
discuter à l'intérieur ?
Des
senteurs de lavande et de menthe fraîche montaient, puissantes, de pots en
terre cuite.
À
l'arrière, une large baie vitrée ouvrait sur les grandes
mâchoires blanches des Alpes.
— Vous
allez trouver curieux que je vous demande ça,
entamai-je en l'aidant à s'installer dans son rocking-chair, mais
comment vous portez-vous ? Pas de fièvre,
de maux de tête, de toux ?
— Drôle
de question mais je vais bien, merci ! Qu'est-ce
qui se passe ?
Des bouquets de fleurs explosaient en papillons multicolores,
soulignant avec une cruauté passive comme il
devait être agréable de vivre en ces hautes terres. Sur l'invitation
de la vieille dame, je m'installai sur une banquette
en rotin.
—
Je mène une enquête, articulai-je lentement, et les
circonstances m'ont amené ici, à La Trompette blanche.
Dites-moi, les déménagements sont-ils fréquents ?
—
Vous rigolez ou quoi ? La Trompette blanche vieillit
au rythme de ses habitants. Aujourd'hui, les jeunes
partent, mais les vieux, eux, restent. On a tous grandi
ensemble et on mourra tous ensemble...
La Trompette blanche, telle une photo ancienne, dont
les couleurs jaunissaient avec le temps mais sans perdre
son identité profonde. Assurément, les villageois d'il y avait vingt-cinq ans
n'avaient pas bougé.
—
L'un de vos voisins, monsieur Dumortier, est assez
malade. Nous pensons que plusieurs personnes du
coin, vous y compris, pourraient être touchées par... une
maladie.
— Une...
une maladie ? Quel genre ?
—
Elle est transmise par certains moustiques, apparaît avec la fièvre
et...
—
Ah ! Bon Dieu ! C'est ça ! Y en a trois ou quatre qui ont
chopé la fièvre ! Ils ont tous cru à un coup de chaleur,
le soleil est tellement mauvais cette année ! Et...
c'est dangereux ?
—
Difficile de vous préciser plus pour le moment. Un
médecin va venir vous ausculter.
Elle poussa sur ses pieds fatigués, le regard brusquement
évasif.
—
Bizarre, cette histoire... Des moustiques, y en a jamais
par ici, mais j'en ai vu une flopée dans mon hall l'autre
fois. D'autres aussi en avaient chez eux. On aurait
dit une invasion.
Ce
fumier n'y était pas allé de main morte. Plus je sème,
plus je récolte.
— Ils ne
vous ont pas piquée ?
Elle
désigna un vase débordant de feuilles de menthe.
—
Trente ans que je me frotte bras et jambes avec de la
menthe fraîche, tous les soirs ! Une recette de ma mère,
pour la circulation sanguine. À tous les coups, ça les a
écartés.
Elle
parlait avec simplicité, comme si ces
détails ne la
concernaient pas.
Je pris
un air plus grave.
—
Ecoutez-moi très attentivement, madame Fanien. Le
prénom de Vincent vous suggère-t-il quelque chose ?
— Vincent
? Non, non... Absolument pas...
Elle
avait répondu très vite, sans vraiment réfléchir.
—
Et Tisserand ? Viviane, Olivier Tisserand ? Cherchez
loin en arrière. Ça remonte à vingt-cinq ans.
Elle
sollicita encore le rocking-chair d'un balancement mollasson.
—
Vingt-cinq ans ? Oh ! C'est bien trop vieux tout ça...
Non, non, désolée. Tout ceci ne me dit absolument rien.
—
Faites un effort, bon sang ! Il y a vingt-cinq ans ! Il a dû
se passer quelque chose de sérieux ici, à La Trompette blanche
!
— Sérieux
? Mais...
—
Rappelez-vous de deux docteurs, les Tisserand ! Un
gamin de quinze ans, Vincent ! Une femme aux longs
cheveux torsadés, jeune et très jolie, peut-être sa mère !
Avec des cicatrices, partout sur la poitrine ! Ça vous
évoque bien quelque chose, nom de Dieu !
Elle
tressaillit soudain. Ses joues qui vibrent, ses mains
sur ses tempes. Le tourbillon d'un malaise.
—
Vin... Vincent ! Suis-je bête ! C'est de ce Vincent-là dont vous me
causiez !
— Oui !
Oui ! Ce Vincent-là !
— Oh !
Mon Dieu !
Le
souvenir était là, sur le bout de ses lèvres. Si fragile, si loin, mais
pourtant tout proche. Un pétale prêt à
éclore. Je lus dans ses yeux la détresse d'un marin perdu.
Son rocking-chair s'immobilisa dans un dernier craquement.
— Oh !
Vincent... Vincent... Vincent...
Je pris
une position plus entreprenante, le dos vers l'avant,
le front bien droit.
— Parlez-moi
de lui.
Elle
secouait la tête de dépit.
—
Pas étonnant que ça m'a pas fait tilt... Après le drame,
aucun des habitants de La Trompette n'en a reparlé.
On voulait oublier... Tout oublier... Oh ! Pourquoi retourner ça aujourd'hui,
après tant d'années ? C'est
une cicatrice... si douloureuse...
Son
regard triste accrocha la photo de son mari. Je l'accompagnai
dans le silence quand elle pointa soudain un index fébrile.
—
Vincent vivait sur l'autre versant de cette colline...
— Avec
ses parents ?
—
Juste sa mère... Son père les a abandonnés quand sa mère
a commencé à... entendre les voix... Ils n'étaient
pas mariés... Juste concubins... Il est parti comme
ça, du jour ai^ lendemain. On ne l'a plus jamais
revu...
— Sa mère
entendait des voix ?
Odette
acquiesça, les yeux rivés sur les vallons verdoyants.
—
Elle n'avait pas vingt-cinq ans... Une femme... magnifique...
Mais c'était... une beauté empoisonnée... Une
représentation cachée du Diable !
Elle réagissait à ses propres paroles. Ses rides se plissaient,
son visage devenait colère.
—
Jeanne d'Arc, je me souviens... Tout le monde, à La Trompette,
l'appelait Jeanne d'Arc... Elle était persuadée que...
La vieille dame se signa.
—
... le Seigneur l'avait choisie, avec six autres messagers,
pour mettre à l'épreuve les hommes face aux
péchés. Les sept péchés capitaux...
Elle compta sur ses doigts, très lentement.
—
... Avarice... Colère... Envie... Gourmandise... Luxure...
Orgueil... Et paresse...
Cette fois, sa main désigna une Bible, posée sur une étagère.
Sa jugulaire battait fort, toute bleue sur son cou
très pâle.
—
Tout ceci n'avait aucun sens, poursuivit-elle d'une
voix blanche. Les péchés capitaux n'existent pas dans la Bible, aucun des pères de l'Eglise n'y fait allusion. Ils n'apparurent qu'au sixième siècle,
ils n'ont rien à voir avec Dieu ! C'était de
la pure... folie, rehaussée
d'une grossière erreur ! Et cette... folle prétendait parler au nom du
Seigneur ? Et elle osait se rendre à l'église, le dimanche, y traînant son
pauvre garçon ? Je l'ai détestée rien que
pour ça !
Elle porta une main tremblante à ses lèvres.
—
De ressasser tout ça me donne la chair de poule...
Elle croisa les bras sur sa poitrine, la mine distante.
—
Personne ne la soignait ? Un médecin, un spécialiste ?
—
Ça a duré des années comme ça. Elle... comment dire...
n'était folle que par intermittence. Elle pouvait travailler,
élever son fils, entretenir sa maison. Mais quand
les crises la frappaient, elle... devenait quelqu'un d'autre.
C'était... effrayant... Bien plus tard, quand les gens en
blouse sont venus, ils ont collé un nom à sa maladie...
Schizophrénie...
— Des
gens en blouse ? Qui ça ?
Elle
poussa sur ses bras, le visage froissé, et se servit un
grand verre d'eau.
Le
goulot claqua contre le verre, elle renversa même un peu
de liquide sur la table.
— Vous...
vous en voulez ?
—
Oui, s'il vous plaît... Qui étaient ces gens en blouse
?
Elle
expira longuement.
—
Vous... Vous voulez réveiller cette histoire malheureuse, alors je vais
vous la raconter... Mais, je vous en
prie... ne brûlons pas les étapes...
—
D'accord, d'accord... Juste un détail, avant. Son nom...
Le nom de Vincent...
Elle me
lança un regard assombri.
—
Oui, bien sûr. Vous êtes policier, il n'y a que ces choses-là
qui vous intéressent ! Des noms ! Le reste, vous
vous en fichez !
—
Vous vous trompez. Vous ne pouvez pas savoir à quel
point j'ai envie de le connaître, qui il était, pourquoi il a tant souffert.
Parce qu'il a souffert, madame, n'est-ce
pas ?
Elle
écarta un rideau d'une des fenêtres de la façade.
—
Enormément... Il s'appelait... Vincent Crooke. Oui,
Vincent Crooke...
Je le
tenais enfin.
—
Ça alors, annonça-t-elle l'œil rivé au carreau, il y a des
hommes en tenue militaire qui entrent dans les maisons.
Ce serait trop vous demander de me dire ce qui se
passe ?
—
Ne... n'y prêtez pas attention ! Continuez, je vous en
prie ! L'histoire !
—
Pas avant vos explications ! Il semblerait qu'ils veulent
aussi venir chez moi !
—
Et merde !
Je me jetai dehors, la rage aux lèvres. Deux types au pas dur
se précipitèrent vers moi.
—
Commissaire principal Lallain, antenne grenobloise, entama le plus
grand, en costume bleu et cravate rayée.
Et voici le médecin-major Bracks.
—
Merde ! Que fiche l'armée ici ? envoyai-je sans tendre
la main.
—
On préfère garder au maximum le contrôle de l'information
! répondit Bracks sur un ton sans ambiguïté. Ordres du ministère ! Cette
population va être conduite
dans le service de parasitologie de l'hôpital militaire
de Grenoble, sous notre escorte !
Loin, très loin dans le ciel, il y eut un craquement d'orage.
L'air se saturait d'une moiteur électrique.
—
Je vois le genre ! rétorquai-je d'une voix sèche. Excusez-moi,
mais je retourne là-dedans terminer mon interrogatoire
!
—
Minute ! intervint le flic. Il va falloir que vous me
détailliez tout le dossier, Sharko, et très vite !
Mes nerfs commençaient à se tendre. J'entraînai le duo un
peu à l'écart.
—
Pas le moment de me saouler avec de l'administratif, OK ? Faites votre
boulot de ramassage, je termine le mien ! Ces gens sont en train de crever, on
a plus urgent que de palabrer !
Odette Fanien nous observait au travers de sa fenêtre,
les poings sur la poitrine.
Entourés de blouses et de treillis, les villageois s'engouffraient
dans les ambulances alignées en une longue procession
blanche. Hommes, femmes, même des enfants.
Des sanglots étouffés roulaient sur la plaine, mêlés
aux lamentations sinistres des plus malades. L'endroit
n'était plus qu'une chape de gémissements,
un camp
morbide d'où éclataient sans mesure des prières
violentes et des hurlements d'incompréhension.
—
Un putain de merdier ! cracha Lallain en desserrant sa cravate et ôtant
sa veste.
Un
médecin voulut franchir le seuil d'Odette Fanien. Je me
précipitai sur lui.
—
N'entrez pas là tout de suite, bordel ! Je m'en occupe
!
Il
grogna un coup avant de passer à la maison voisine.
—
Ecoutez, Lallain. Laissez-moi terminer cet interrogatoire en paix avant
d'embarquer Fanien, OK? Après,
je vous raconterai tout ce que vous voudrez !
—
D'accord, Sharko. Mais magnez-vous ! On n'a pas
notre journée.
M'isolant,
j'appelai Leclerc et lui communiquai un nom,
Crooke, avant de retourner dans ce pavillon minuscule,
recroquevillé dans les profondeurs des Alpes.
Là où m'attendait la fin de l'histoire...
Et la
naissance d'un monstre...
Chapitre trente et un
La vieille dame ne décollait plus son front de la vitre.
Ceux qu'elle avait côtoyés toute sa vie, ses voisins, amis, compagnons de
parole disparaissaient brusquement, happés par la vengeance d'un seul être.
—
Qu'est-ce qui se passe dehors ? Pourquoi toutes ces
ambulances ? Ces militaires, ces docteurs ? Vous avez
parlé d'une maladie ! Les moustiques !
—
Ils transportent un parasite qui pourrait causer des
fièvres, mais les médecins vous donneront un traitement très efficace. Dehors,
c'est impressionnant, mais on
préfère prendre nos précautions et vous faire passer
des examens à l'hôpital.
—
L'hô... L'hôpital ? Mais... Et vous là-dedans ? Pourquoi
la police ?
Elle ne lâchait pas l'affaire. Ces crétins en kaki avaient
vraiment débarqué au mauvais moment.
—
Je... je suis à la recherche de Vincent. Nous pensons qu'il est revenu
à La Trompette blanche semer ces insectes,
pour se venger. Ecoutez, madame Fanien, je sais
que c'est difficile pour vous, mais vous devez me raconter
cette histoire parce que, sinon, Vincent pourrait recommencer. Vous comprenez
?
Odette se laissa submerger par les émotions, les sil-
Ions
profonds de son visage se comprimèrent, s'entrecroisèrent, appelant peine,
colère, chagrin. Au bord des pleurs,
toute ramassée sur une chaise, elle tamponna ses
joues de roche avec un mouchoir.
— On ne
méritait pas ça... On ne méritait pas ça...
Je
m'installai à ses côtés et lui pris les mains.
—
Aucun être humain ne mérite une chose pareille, quoi
qu'il ait pu faire... Odette, je vous en prie... Aidez- nous à
le coincer.
Elle versa une larme, puis releva le menton en signe de
collaboration.
—
Donc, repris-je tout bas, sa mère entend des voix, qui lui
ordonnent de mettre à l'épreuve les hommes en les
confrontant à l'un des sept péchés capitaux. C'est bien ça
?
— Oui...
— Quel
péché s'était-elle vu confier ?
Ses
doigts noueux s'enroulèrent sur les miens.
—
L'envie... Par l'envie, elle testerait la fidélité. De l'envie
naîtrait l'adultère, que la Bible condamne sévèrement. L'envie allait se
répandre sur nos collines paisibles en un grand serpent sournois et
destructeur.
Ses paroles saignaient, à nouveau son visage s'obscurcissait,
à l'image des nuages qui dévalaient furieux des
pentes. Un craquement plus sévère résonna dans les vallées.
Ça approchait...
—
Elle emploiera tous les subterfuges, les artifices pour
piéger nos maris. Et elle y arrivera. Oh ça oui, elle y
arrivera !
— Comment
?
—
Le charme. Les sous-entendus. Les tenues affriolantes. Les bains
qu'elle prenait au petit matin, nue, à la
cascade, loin dans la forêt... Oh ! Croyez-moi, les hommes
connaissaient cet endroit ! Puis... On découvrira plus tard, chez elle, un tas
de composés aphrodisiaques ou des hallucinogènes puissants... Notamment des
psilocybes, des champignons du coin...
— Comme
des philtres d'amour ?
— En
quelque sorte, oui...
—
J'avoue que j'ai du mal à saisir... Vous auriez dû réagir
? Je ne sais pas moi, vous...
Elle rabattit
sa paume sur la table.
—
Vous n'avez pas vécu ici, ne connaissez pas l'état
d'esprit de l'époque ! Vous ne pouvez pas comprendre...
Je
levai le front vers les ondulations verdoyantes. J'y imaginai
l'être de chair aux longs cheveux ondulés, aux yeux de
jade, aux seins rebondis, jaillie de l'un des dessins au fusain pour embaumer
les mâles de ses potions
diaboliques.
— Et
Vincent ?
Elle
inspira profondément, de ses poumons fatigués.
—
La police nous apprendra plus tard qu'elle le forçait à épier ses perversités...
Dans la chambre, il y avait une
glace déformante au plafond qui... faisait onduler les
corps... Vous savez, un peu comme dans les foires.
J'acquiesçai.
—
... Puis un placard, percé d'un trou, où elle enfermait le petit avant
d'amener des gars dans son lit... Un trou
trop haut pour que le gamin ait les yeux en face... Alors,
on a supposé qu'il ne voyait sa mère... que de biais,
par l'intermédiaire de ce drôle de miroir... On n'a jamais
bien su... le pourquoi de ce stratagème... Apr... Apr...
Son verbe
fléchissait, tant ses pensées la blessaient. Je lui
serrai à nouveau les mains fort entre les miennes.
—
Prenez votre temps, Odette. Tout le temps qu'il faudra...
—
Après... l'acte, elle... se mutilait la poitrine avec...
un couteau... Elle... y traçait... une croix...
Comme
un trophée de plus... II... il paraît aussi que... qu'elle
s'était... fait ligaturer les trompes... pour... pour ne plus
jamais être fécondée...
La ligature des trompes. Le tatouage représentant le nœud...
Odette allait craquer, elle n'irait pas au bout. J'empoignai
les rênes de la conversation, inclinant un peu la
tête.
—
Je crois savoir le pourquoi de ce stratagème, la glace
déformante. Vous voulez en connaître la raison ?
Elle
leva un visage attristé, opinant lentement.
—
La mère ne voulait montrer à son fils qu'un reflet d'elle,
une simple image. Peut-être lui faire sentir que ce
n'était pas elle qui officiait, pas son âme mais juste son
enveloppe charnelle. Le corps n'est qu'un instrument ; le miroir le
dématérialise encore plus, il l'aplanit, le déforme, le détache de son
propriétaire, il sépare la
chair de l'esprit... Je crois que Vincent l'a perçu comme
tel et il n'en a jamais voulu à sa mère... J'en suis
même persuadé...
Elle émit un long souffle rauque. Moi aussi, l'histoire me
prenait aux tripes, me soulevait de terre, m'ébranlait.
Je nous versai un nouveau verre d'eau. Elle le but à grandes
gorgées bruyantes.
—
Donc, repris-je d'une voix comparable à un murmure, Vincent grandit
avec une mère qui a des crises de
délire et attire des hommes chez elle. À quoi ressemble sa jeunesse à La Trompette blanche ?
Elle
garda le verre au creux de ses paumes.
—
Un mur de dégoût a grandi contre ces deux êtres...
Les femmes détestent la mère, leurs gosses détestent
Vincent... Personne ne le connaît réellement, en
définitive... Il est très solitaire, parle peu, reste constamment
enfermé, aux côtés de... cette folle. Je pense
même qu'il... qu'il s'occupait d'elle, quand elle ne
pouvait pas le faire... On le voyait souvent remonter des
bûches de la forêt... ou aller chercher le lait et le pain au
village voisin...
— À
Veyron, c'est bien ça ?
—
Oui, Veyron... Les quatre ou cinq années où il a vécu
ici, il a subi les agressions verbales, les brimades, les
sobriquets. L'œil de Satan Jean d'Arc. A
l'école primaire de Veyron, ou dans le bus
qui l'emmenait au collège,
à Grenoble, il était, pour les enfants comme les parents,
tantôt le fils de la folle, tantôt le fils de... la salope...
Il a traversé cette route tous les soirs en pleurs, avant
de grimper sur sa colline, sous les insultes... Que vous
dire ? Je... je n'ai pas été différente des autres... Je les
ai haïs, moi aussi...
Elle considéra la photo de son mari, les yeux embués.
— ...
pour ce qu'ils m'avaient volé...
Odette se leva et resta figée devant sa baie, les pupilles
rivées vers ce vert d'émeraude.
—
Nous sommes maintenant en 1980, poursuivis-je en la
rejoignant. Vincent a quinze ans. Comment cela s'est-il
terminé ?
Elle croisa les bras, bouleversée par le froid intense de ses
souvenirs.
—
Mal, très mal... Nous... avions promis de ne plus jamais
en parler... à quiconque... Il fallait oublier... Tout ce
mal...
—
On n'oublie jamais... Tout reste enfoui là, en nous,
quoi qu'on fasse...
Elle
rencontra mon regard dans le reflet de la vitre.
—
Un... un soir d'été, la folle est descendue en larmes,
sanglotant que son enfant avait disparu, qu'il... qu'il
était parti en courses à Veyron sans en revenir. Vous
l'auriez vue cogner à nos portes ! Personne ne lui a
ouvert, on... lui a même...
— Ri au
nez ?
—
On peut dire ça, oui... L'air était très chaud, brûlant même, je me
rappelle... Certainement l'un des étés les
plus étouffants, jusqu'à cette année... Ensuite... elle part
errer dans les collines puis... s'enfonce dans la forêt,
alors que la nuit tombe et que l'orage gronde très fort au
loin... Les hommes veulent l'empêcher d'aller là-bas
et partir eux-mêmes à la recherche du gosse, mais...
les femmes font bloc. Pas question de lui porter secours,
surtout pas eux ! A ce moment, personne ne pense à
Vincent, la colère, la rage, le ras-le-bol sont trop
forts...
— Et?
—
Elle est revenue le lendemain matin... les membres
en sang, les paumes ouvertes... L'orage avait été
d'une violence inouïe, la forêt est dangereuse, très pentue
et pleine de silex tranchants, de racines... Son fils
n'était pas là... Cette fois, l'inquiétude grandit... Sans
crier gare, la folle se rue sur Renée, la mère des frères
Ménard... Elle lui arrache les cheveux, lui lacère le
visage de ses ongles, prétendant que ses mômes ont toujours
détesté son petit et lui veulent du mal... Les hommes
se précipitent, on appelle la police...
Le drame grandissait, on pouvait palper, rien qu'à observer
ces collines, l'ambiance morbide de l'époque. Des
habitants isolés, apeurés, haineux, ligués en masse contre
une pauvre femme et son fils.
—
... L'un des Ménard finit par avouer, sous la pression de la police...
Alors il raconte... Avec son frère, ils ont
voulu effrayer Vincent en l'entraînant dans un endroit
qu'ils ont découvert, derrière la cascade de la Goutte-d'Or, loin
là-bas, derrière la forêt... Le minot aurait
glissé au fond d'une galerie, alors ils ont fui, pris de
panique... Vincent sera remonté de la grotte une nuit et un
jour après sa disparition...
Elle
pleurait à présent, de larmes silencieuses.
—
Les hommes qui sont allés... visiter cette grotte profonde
rapporteront qu'elle était envahie... d'insectes... Des centaines d'araignées,
de cafards, un tas de
bestioles horribles... pire que dans un cauchemar... Il
paraît que c'était à cause... de l'humidité et de la lumière,
je sais pas trop... Imaginez un peu la terreur du
gamin... Un gamin de quinze ans...
—
J'imagine parfaitement, croyez-moi, j'imagine parfaitement...
Et donc, Vincent retrouve sa mère ?
—
Quand il rentre chez lui, il... il y découvre deux médecins...
un homme et une femme, qui... qui lui expliquent
que sa mère ne va pas bien... qu'ils... qu'ils vont la
placer en sécurité, pour la soigner...
— À
l'hôpital psychiatrique ?
— Oui...
— Les
Tisserand...
— Pardon?
— Ces
docteurs s'appelaient Tisserand...
Elle ne releva pas, fonçant dans cette dernière ligne droite.
—
Un policier garde Vincent avec lui mais... dans un
moment d'inattention, il lui échappe et réussit à se glisser
dans la chambre... où la mère est sanglée sur le lit,
alors que les médecins s'apprêtent à l'embarquer... Elle
abjure, hurle que ce sont des envoyés de Satan, qu'ils
nuisent à sa mission et qu'il faut les éliminer... Vincent
crie à son tour, on l'arrache à sa mère à laquelle
il s'accroche fermement... Puis... Le drame s'est
produit... Lor... lorsqu'ils la libèrent... pour... la faire
sortir, elle s'empare... du couteau caché sous son matelas...
ce même couteau qui lui servait à se mutiler... Elle s'en infligera trois
coups en pleine poitrine...
Elle
avait mimé le geste.
—
L'un des deux toubibs, la femme je crois me rappeler... informe alors
Vincent que... sa mère va mourir... Il s'évanouira instantanément,
paraît-il... Ils l'ont évacué
en ambulance...
Elle se
retourna brusquement.
— La
suite, on ne la connaît pas... On ne voulait pas la
connaître... Tout était fini...
Ses
lèvres se refermèrent comme un vieux livre qu'on
n'ouvrirait plus jamais. Son regard s'égara vers le
plafond. Y cherchait-elle la réponse à une quelconque prière ?
Je
redressai les épaules, lentement, secoué jusqu'aux derniers
os. Devant moi, s'esquissait le portrait d'un gamin
humilié, à l'enfance meurtrie dans une succession d'images violentes et de
heurts incessants.
Je
comprenais le silence de ses oncle et tante, cette porte
fermée sur son passé en sang, cette envie de lui offrir
une seconde naissance. Quelle avait été l'ultime pensée
de Vincent avant son coma ? Celle de deux docteurs, les Tisserand, le
dépouillant de sa mère pour l'éternité
? Ou celle de ces visages mauvais, hommes sans
scrupule, femmes et progénitures, qui les avaient acculés
dans les retranchements de la méchanceté ?
À
l'extérieur, les derniers secours prenaient la route.
Ce fut
au tour d'Odette, qui n'avançait plus que tête baissée
comme si, quelque part, elle portait le poids mort de
ses regrets.
Les
cendres noires des nuages mangeaient le soleil, le
paysage virait au gris, l'herbe frémissait d'un vent grossissant.
L'orage arrivait, droit sur nous. Avec son armada
d'éclairs et sa fraîcheur cinglante...
Une
voiture stoppa, juste à mes côtés.
— Suivez-nous
! fit Lallain. On file à l'hôpital militaire poursuivre les interrogatoires,
puis aux bureaux. Vous
m'expliquerez tout là-bas !
— Les
premiers bilans pour le palu, ça donne quoi ?
—
Vingt-neuf personnes contaminées, sur les cinquante analysées. Plus
trois hors liste mais en vacances chez les malades... Trois petits-enfants...
—
Putain, c'est pas vrai ! Vous... vous m'avez parlé de cinquante... Il y
avait pourtant cinquante-deux noms ?
—
Ces deux-là n'habitent plus ici mais Grenoble. Une équipe est partie sur
place, on n'arrive pas à les joindre...
Je
fronçai les sourcils.
— De qui
s'agit-il ?
— Les
frères Damien et Fabien Ménard...
J'eus
du mal à déglutir. Les deux hommes martyrisant le corps juvénile recroquevillé
sur les fusains. Leurs mains crochues, leurs dents pointues... Eux... Les frères
Ménard...
Je me
penchai par la fenêtre.
—
Je... Je vous rejoins... Encore une chose à vérifier...
—
Magnez-vous alors ! grogna Lallain. Je me goure, ou vous
faites tout pour me foutre des bâtons dans les roues ?
Chapitre trente-deux
J'étais resté là, seul, appuyé sur ma voiture, la tête dans
mes mains tremblantes. La Trompette blanche ne respirait
plus, privée de ses âmes, étouffée par la maladie. Tout s'était passé si
vite... Le tueur rachetait sa jeunesse volée, comme Zeus avec Tantale, il
avait condamné ces gens à un supplice
éternel ; la prison de leur
corps. La fièvre partirait et viendrait, les ébranlant, transparente
aux notions de temps et d'espace. Pire qu'une
exécution. Une bombe, au creux de leurs entrailles.
Ils se souviendraient, toujours, à chaque fois...
Ils se souviendraient d'une femme qu'il aurait fallu
soigner, d'un enfant qu'il aurait fallu aider.
Les premières gouttes éclatèrent comme de grands baisers
humides. Je brandis les paumes au ciel, l'eau s'y
invita sans retenue, tandis que les collines tressaillaient, leurs sols
libérant soudain leurs bonnes odeurs de
terre fraîche. Je partis alors, les maisons aux murs blancs
et toits rouges s'évanouirent lentement, dans cette
brume d'eau, comme si rien de tout cela n'avait existé.
Juste un rêve...
Je roulai jusqu'à Veyron, ce village d'où se déroulait l'immense
forêt de pins à la pente agressive, érigée d'arbre
en arbre jusqu'aux flancs des sommets. Dans quelques
heures, on traquerait Vincent partout en France,
arpenterait chaque pavé, interrogerait proches, voisins,
amis. On chercherait, mais on ne trouverait pas.
Parce qu'il avait une dernière mission à accomplir. Ici, en
ces terres fracturées.
Les
frères Ménard.
Je m'engouffrai dans un bistrot, la veste par-dessus la tête
tant le ciel crachait, puis demandai le moyen d'atteindre
la Goutte-d'Or. La patronne, un peu surprise, m'accompagna sur la terrasse et
désigna une montagne en forme de dent de requin.
—
Il n'y a pas de sentier balisé qui mène à la cascade. C'est un endroit
sauvage et dangereux, en bordure d'un gouffre d'une dizaine de mètres de profondeur...
Je vous déconseillerais d'y aller aujourd'hui... Nous ne sommes pas encore au
cœur de l'orage et,
croyez-moi, il va être d'une violence rare !
— Je
prends le risque...
— Vous
seriez pas parisien, vous ?
Elle
ravala vite fait son sourire.
—
Bon, si vous n'avez pas peur de la foudre, ni de glisser
dans la gorge, libre à vous ! Il y a un parking, un peu
plus en hauteur. Garez-vous là et attaquez la forêt
de cet endroit. Gardez toujours la dent du Diable en
ligne de mire. Après deux kilomètres, vous arriverez normalement
au bord du canyon. Longez-le par la droite.
Vous trouverez alors la cascade... Mais, encore une
fois...
Je m'éloignais déjà, dans ces rideaux de pluie, la remerciant
d'un bref coup de menton.
Entre un aller-retour d'essuie-glace, je dégotai l'aire de
stationnement, un simple espace défriché à l'écart de
toute forme de civilisation. Je vérifiai l'état de mon Glock.
Chargé, sécurité du percuteur en place. La Maglite,
dans ma boîte à gants. Mon portable, que j'enroulai dans un emballage de
sandwich. J'étais paré. Seul
problème, cette flotte, tant désirée... Et qui se dressait
devant moi dans un vacarme de vitre brisée.
Instantanément, ma chemise, mon pantalon se gorgè- rent
d'eau, mes souliers de boue. Devant, racines pié- geuses,
silex acérés, aiguilles bruissantes. Et une brusque
noirceur de suie. L'orage. Fougueux et diabolique.
En mire, la dent du Diable... Happée
en sa pointe par le
déluge... Découpée par les troncs sinistres... Mais toujours
là, puissante, érigée.
J'imaginais... J'imaginais Vincent, traîné par les deux
frères, sous la colère du ciel, dans ces mêmes fureurs
liquides, insulté, peut-être battu. Je voyais les ombres
croître, autour, comme autant de démons, alors que la
forêt se refermait, obscure, pareille à une grande main
assassine. J'avançais sur ses pas d'enfant et frissonnais tout autant. Son
passé explosait devant mes yeux.
Ses hurlements, ses peurs, son calvaire. Aux autres
de subir, maintenant. Il allait le leur rendre au décuple.
Par la brutalité de ses meurtres.
Je le
détestais pour ça.
Combien ? Combien à marcher ? Le sol grimpait, sans
cesse. Je m'accrochais aux branches, me hissais aux
souches, m'écorchais à sang, ce sang qui ruisselait jusqu'à
mes pieds. Les flots boueux enflaient, la pluie claquait
sur mon corps, fumant comme une vieille chaudière
et je dus, à maintes reprises, faire une pause, essuyer
mes doigts gourds et rappeler ce souffle qui ne venait
plus.
Cette fin, j'avais déjà l'impression de l'avoir vécue. Pas une
impression. La réalité. Il y avait tant d'années. Ces
endroits rendus irréels par les éléments déchaînés. Cette
quête du Mal absolu. La souffrance des êtres, au- delà de
l'entendement. Tout allait-il finir dans le même bain de
terreur ?
Les mauvais pressentiments de Del Piero. Peut-être pour
maintenant...
J'aurais dû prévenir une équipe. Hélicoptères, fusils, mort.
Appeler Leclerc peut-être ? Savoir qui était Vincent ? Non... Non... Je le
voulais, face à moi, dans la pureté
de mon ignorance. Je le voulais tel que je le concevais.
Authentique. Beau et violent. Simple et abominable. Un être par-delà les
frontières du bien et du mal.
L'ultime face à face. Un seul vainqueur... Je le tuerai...
Je le tuerai de mes propres mains pour ce qu'il avait
fait.
Une pente plus abrupte, escaladée à l'arrache, dans un
déchirement de gorge. Puis l'haleine d'un ravin. Peu profond.
Quinze mètres, à tout casser. En son fond, le gros
bouillon d'un torrent. Par la droite, avait
dit la femme. Un éclair fracassa un arbre
sur l'autre rive. Le paysage
flamba, avant de replonger dans ce noir de cataclysme.
Le tonnerre faillit ébranler la terre.
Je m'agrippai à tout ce que je pouvais, dans la douleur
insoutenable de mes articulations et de mes cuisses brûlantes.
Le passage était vraiment étroit, glissant au possible.
Le gouffre guettait. L'averse emprisonnait le paysage.
Troncs gris, parois grises, montagnes grises. L'uniformité
d'une nécropole.
Là-bas, plus à droite encore, la roche s'extirpait du sol en
un colosse de granit. Un flanc de montagne, brut et
offensif. Coiffé de sa cascade, écrasante de puissance. Je m'approchai du
déluge d'eau, les mains sur les
genoux, avec un halètement devenu grognement. Une
cavité, derrière la cascade, avait dit la vieille dame. Où
? Et comment l'atteindre ? Les torrents dévalaient d'une paroi verticale, à
fleur de vide, avant d'éclater
au fond du canyon dans un lac intermédiaire. Non,
impossible. Pas sans cordage. Des enfants...
Comment
avaient-ils pu découvrir une grotte, y emmener
Vincent ?
Et sa
mère ? Etait-ce l'endroit où elle attisait les regards
des mâles, dans sa nudité originelle ?
J'avais emprunté la mauvaise voie,
forcément. Les dessins
au fusain. Le reflet des yeux dans le lac. Oui !
Le
dessin se trouvait là, sous mes pieds. Il ne fallait pas
attaquer la Goutte-d'Or par le haut... Mais par le bas...
Par le petit lac...
Une
vibration, dans ma poche. Le portable. Un nom, sur
l'écran, martelé par les barreaux d'eau. Leclerc. J'hésitai,
puis sortis l'appareil de l'emballage. Voix lointaine,
à peine audible. Grésillements, parasites en tout
genre, roulement incessant du tonnerre.
— Shark !
Ecoute bi... ce que... te di...
— Allô !
Commissaire !
— Vincent
Croo... On ...etrouvé !
Je
plaquai l'engin contre mon oreille.
—
Je n'entends rien ! ! ! Vous dites que vous l'avez retrouvé
? Vous avez retrouvé Vincent Crooke ?
— Oui ! !
! On l'a retr...vé !
Je me
sentis soudain très con, au cœur du déluge, dans le
trou du cul du monde. Ils l'avaient eu... Sans moi...
—
Il pleut ! Je ne peux pas m'abriter ! ! ! Je vous rappelle
dans une heure ! Le temps que je regagne ma voiture,
OK ?
—
Non ! ! ! Ne... croche pas... On a un... oblème ! ...
énorme prob... ! ! !
Je me
recroquevillai, protégeant au possible le téléphone de la flotte.
—
Un problème ? Quel problème ? Quel problème ! ! !
— Vin...
Crooke... mort ! ! ! Il est... ort...
— Quoi ?
Qu'est-ce que vous racontez ? Il est mort? !
— Y a
quat... ans ! ! ! Quatre...
— Allô !
Allô ! Commissaire ! ! !
Plus de
tonalité. Je recomposai son numéro. Sans succès.
— Merde !
Merde ! Merde !
Je
fracassai cette saloperie d'appareil contre un rocher,
bouillant de rage. Avais-je bien saisi ? Vincent Crooke
mort, il y a quatre ans ? Non ! Impossible ! Ça n'avait
aucun sens ! Je ne poursuivais pas un fantôme, nom de
Dieu ! Ces cadavres, ces gens malades, le mauvais air ! Le message, Maleborne,
l'hôpital, La Trompette blanche ! Tout m'avait amené à Vincent Crooke ! À sa
jeunesse ! Mais alors...
Quelqu'un
d'autre tuait. Quelqu'un d'autre remontait à la source, dans la peau de
Vincent Crooke. L'usurpateur
d'un anonyme... Animé d'une cruauté démesurée.
Pourquoi ?
La
réponse là, derrière la cascade. Aller au bout. Sous
mes pieds, l'encaissement. Comment descendre ? Rebrousser
chemin ? Eviter la forêt ? Je me frottai les joues,
le front, saturés d'eau, la pluie ruisselait sur ma nuque,
entre mes omoplates. L'orage fracassait sa hargne,
tout près. La forêt partout, ses éperons tendus aux
cieux. Devant, derrière, au-dessus. Le vide. Deux nouvelles
heures de route ou... trois secondes ?
Le tout
pour le tout. Pour savoir, comprendre. Torche
dans une main. Glock dans l'autre. Puis le néant.
La chute m'aspira. Un fracas. Une gifle. Des bulles.
Une
grande gorgée d'air. Je respirais. Les immeubles d'eau
grondaient, tout près, dans un nuage d'écume, de vapeur
froide, tandis que les roches se comprimaient. Je me
hissai sur la rive, m'agrippai aux flancs de granit, approchai
du monstre liquide...
Une
coupure, sur un rocher tranchant. Paume en sang.
Je lançai un grand cri en transperçant la muraille aqueuse.
Tête entre les épaules, yeux fermés. Des tonnes
sur le crâne... Une paroi, enfin. Mes doigts palpèrent alors un décrochis...
Une grotte...
Vingt-cinq
ans en arrière. Voyage dans les travées du
temps.
Maglite
en sale état, mais fonctionnelle. Quant au Glock...
Il avait vu pire.
Je
m'enfonçai dans les toiles d'ombre, les doigts collés
à la pierre. Le sol glissait, comme couvert de glaires.
Le rugissement de la cascade s'éloignait, relayé par
d'étranges crépitements. Bruissements d'ailes, crissements de pattes.
J'allumai
ma lampe torche. Juste à temps, car le sol plongeait
dans les ténèbres, juste devant, en une espèce de
toboggan géant. Et là, sur le côté, une corde nouée autour
d'une protubérance. Une corde tressée de gros nœuds.
Je l'attrapai.
Au fil
de la descente, le peuple des insectes cavernicoles croissait. Des mouches
énormes agglutinées sur des
champignons. Des araignées monstrueuses, munies d'espèces
de pinces. Des mites noirâtres, sans yeux. Un monde
de répugnance. Le cauchemar de Vincent.
Le sol
enfin, mâchoire de stalagmites et de stalactites. Une bouche humide. Le froid
saisissant. Le flop languissant
des gouttes. Et des gémissements lointains... Inhumains... Ils étaient là,
dans la gorge du néant...
Une
lueur, plus en profondeur. Des ombres qui s'étirent, les silhouettes figées
des roches déchirées. J'éteignis ma torche, me cramponnai à mon arme. Loin du monde,
au fond de la terre, la peur m'enveloppait.
Le
goulot vira brusquement sur la droite, la lumière grandit
soudain. Un puissant projecteur, accroché haut.
Des
espaces qui s'écartent. Des futs de calcaire d'une nuance
de pétale. Des concrétions tordues, des draperies ondulantes, des choux-fleurs
minéraux. Et le vert émeraude
d'un lac souterrain. La beauté cachée de l'enfer.
Je m'agenouillai dans un recoin, entre les stalagmites,
flingue tendu devant moi. En léger contrebas, au bord du
lac, deux hommes, face à face, attachés à des colonnes
séparées d'à peine un mètre. Nus, le visage brûlant
de terreur.
Des points rouges, minuscules, en mouvement sur leur
corps. Je ne distinguais pas bien. Des insectes ?
Panoramique visuel. La voûte, explosion de roses, de bleus,
de jaunes, jonchée de pics mortels. Des arches éclatantes,
des labyrinthes rocheux, des cavités étriquées.
Alors je le découvris, de dos, assis en tailleur dans une
niche surélevée... Vincent. Non, pas Vincent. Mais son
usurpateur... Un large paletot sur les épaules, une capuche
sur la tête... Affairé à dessiner.
Je me relevai doucement, le pied léger, progressai, tassé
sur moi-même. L'un des frères m'aperçut, puis l'autre,
juste après. Des fourmis... des fourmis rouges, échappées
au compte-gouttes d'une boîte transparente, escaladaient
leurs corps rasés. Parties génitales, nombril, torse, oreilles, elles étaient
partout, affamées de chair.
Certaines s'engouffraient dans leurs bouches maintenues
ouvertes par un anneau de métal. Leurs poignets,
chevilles, ripés de sang, tant ils avaient lutté contre
leurs chaînes, tant la souffrance, le feu des piqûres
devait être grand. Un calvaire abominable.
Je posai un doigt sur mes lèvres, appelant au silence. Exactement
au même moment, ils se mirent à hurler.
Plus le choix ! Je fonçai, dérapai sur un film d'eau, me
redressai de justesse en criant :
— Ne
bouge pas ! Lève les mains ! Lève les mains !
La
silhouette frémit, sans se retourner. Les frères
gueulaient
à la mort. Mes phalanges enroulaient la gâchette,
mon canon pointait la capuche bruissante. Trois
mètres, deux mètres... Des feuilles de papier, sous
mes pieds. Noir et blanc. Femmes, squelettes, ciels
d'orages. Des dessins.
— Tourne-toi
! Lentement !
Il n'obéissait pas. Sa main lourde écrasait un fusain entre
le pouce et l'index. J'approchai encore. De mon Glock,
je poussai l'arrière de son crâne.
— Tu vas
te tourner, bordel ?
Alors le corps s'éboula sur le côté. Des grappes d'asticots
suintèrent par ses orifices en bourgeons blanchâtres. Narines, oreilles,
globes oculaires. Un cadavre...
Je braquais un cadavre ! Mais alors...
Un déclic, derrière moi. Le baiser froid d'un canon sur ma
tempe.
—
Amusant, non, un peu d'obscurité, quelques vers et on a
l'impression que les chairs sont en mouvement. Les
sens de l'homme sont tellement imparfaits.
La voix... rien à voir avec celle de Ray Charles... Tellement
moins mûre, presque enfantine.
Je relevai la tête, mais un coup sur la nuque m'ébranla.
Mon arme roula dans la pente.
— Alors
c'est toi, le Méritant ?
Du bout de son flingue, il me força à le regarder. Face à
moi, un masque de sorcier africain, aux peintures vives, par-dessus un corps
nu gonflé de muscles saillants.
Taille, largeur d'épaules, épaisseur des cuisses...
Carrure identique à la mienne. Rigoureusement.
—
Il faut avouer que tu t'es bien débrouillé, poursuivit-il. Surtout pour
la péniche... Je voulais effectivement t'amener là-bas, à la scène du
Déluge, te faire découvrir
ce qui fut, durant quelques semaines, mon lieu de
vie mais... tu as été plus rapide que prévu, je n'ai
pas eu le temps de peaufiner les derniers détails et de
nettoyer un peu.
Il fit
battre ses pectoraux.
— Sanctus
Toxici... Je suppose que c'est par là que tu es
remonté jusqu'à moi... Comment tu as su ?
Je me
redressai sur mes avant-bras, l'occiput douloureux.
— Mais...
qui es-tu? Quel rapport avec Vincent Crooke
? Pourquoi nous avoir... trompés ?
Il
appuya sur un petit bouton, derrière le masque.
— Je n'ai
roulé personne !
Sa voix
devenait à présent, effectivement, celle de Ray
Charles, de Vincent Crooke...
— J'ai
juste suivi le chemin qu'il n'a jamais osé suivre.
J'ai agi comme il aurait dû agir, en respectant chaque
point, chacun de ses défauts et de ses qualités. Jusqu'aux
masques. Les masques... Je suppose que toi et ta
tripotée d'analystes en avez déduit que Vincent souffrait
d'un problème au visage, non? Que vous êtes
stupides !
Il
était fier de lui, ça sourdait de ses pores.
— Je te
vois réfléchir, tu sembles pensif, fit-il encore.
Tu te demandes, hein ? Tu te dis que je suis un pauvre
type battu, violé par un père alcoolique. Tu crois
qu'adolescent, je torturais des animaux ou tombais en extase devant des
incendies, à me branler sous mes
couvertures ?
— En
partie, oui. En tout cas, tu es sérieusement perturbé.
Il
ricana.
— J'ai eu
une jeunesse des plus heureuses ; je me rends à
la messe chaque dimanche ; je suis sorti dans les
premiers de ma promotion et je devais même terminer ma thèse de troisième
cycle sur le Plasmodium, avec
deux ans d'avance ! Tu le connais bien le Plasmodium
maintenant, non ? Ha ! Ha ! Ha ! Mais cette thèse...
Je ne la finirai pas... Mes aspirations sont différentes, maintenant... Bien
plus... simples...
Il
vrilla l'arme sur ma tempe.
—
Ma mère m'a choyé, mon père aurait voulu m'ai- mer,
mais il n'a jamais pu. Des saloperies, dans sa tête. Des tas
de cauchemars, des montées d'angoisse, le repli
sur soi. Je me souviens, plus jeune, il mettait souvent des masques, à la
maison, des masques de clown avec de
grands sourires, mais... mais ce n'était que pour
dissimuler sa détresse... Pour ne pas nous faire ressentir
son mal-être, pour cacher ses yeux, chaque jour
gonflés de larmes. Tu ne peux pas savoir à quel point
je l'admire pour ça.
Le fils... Il était le fils de Vincent Crooke... Quel âge pouvait-il
avoir ? Vingt-deux, vingt-trois ans ? Il serra plus
fort sa crosse.
—
Ça te troue le cul tout ça, hein ? Mon père s'est suicidé
il y a quatre ans. Je me rappelle encore, à son retour
de chez Maleborne, l'hypnotiseur. Il portait le masque
blême de Pierrot, ce masque d'une tristesse effroyable,
qu'il n'a plus quitté jusqu'à sa mort. Ce soir-là,
il nous a tout raconté. Cette enfance, à laquelle je t'ai
initié... La beauté de sa mère, sa folie, son dégoût des
hommes. Les agressions, les moqueries. Il nous a commenté
chacun de ses dessins, ceux qui sont ici, sous
tes pieds ou que j'ai volontairement abandonnés dans la
péniche... Je voulais que tu apprennes à connaître
mon père, progressivement, que tu reconnaisses son calvaire. Que tu comprennes
pourquoi ces gens ont été punis. Ils le
méritaient, tous ! Ils connaîtront la profonde signification du mot
souffrance.
—
Mais... Pourquoi la fille des Tisserand ? Elle était
innocente !
—
Ces deux médecins ont privé mon père de l'être qui
comptait le plus pour lui. Je voulais leur rendre la pareille,
à ma façon... Et puis... Elle était plutôt bonne...
L'un des frères hurla. Du fond de son masque, l'homme
dégorgea un rire ignoble.
—
Ha ! Ha ! Ha ! Ecoute-les ceux-là ! Si tu les avais entendus
supplier ! Je vous en prie, monsieur ! Pitié ! Pitié
! Et patati et patata ! Ils étaient pourtant plus entreprenants
quand ils ont traîné de force mon père ici, qu'ils
lui ont avoué qu'ils le laisseraient crever comme un
chien ! Il n'a jamais glissé, comme ils l'ont prétendu. Ils voulaient le tuer
! Le tuer, tu m'entends ? Hein !
Les gars ? C'est bien ça ? Je ne me trompe pas ?
— Qu...
qu'est-ce que tu leur as fait ?
Il
agita sa longue tête en bois.
—
Wasmannia auropunctata. Des fourmis urticantes
d'Amérique du Sud, extrêmement agressives. Elles
adorent piquer les yeux et les parties génitales, et pénètrent
volontiers dans les endroits à l'abri de la lumière.
Une bouche par exemple. Leur poison finira par les
occire, à petit feu. Un long... très long supplice... À la hauteur de leur
méchanceté.
Je désignai le cadavre, dont les orbites plongeaient dans
les miennes.
— Et lui
?
Le
masque oscilla, comme une marionnette folle.
— Cette
merde ? Tu n'as pas deviné ?
—
Ton grand-père... Tu as aussi assassiné ton grand-père...
—
Il les a abandonnés à leur triste sort comme de vieilles
chaussettes. Veux-tu que je t'explique ce que je lui
ai réservé ?
—
Tu ne t'en sortiras pas ! On sait qui tu es, toutes les
polices du pays sont à tes trousses. Ce n'est plus qu'une
question d'heures.
Il approcha sa figure de bois de mon visage, me couvrit de
la tiédeur de son haleine.
—
Etrange, dit-il en pressant le canon sur mon front.
Tu es venu seul ici. Je m'attendais plutôt à l'armada.
—
Je voulais Vincent, là, face à moi. Et j'y découvre
son fils. Je ne te cache pas ma déception... Ces
crimes sont les tiens, uniquement les tiens ! Ils n'ont
rien à voir avec ton père !
La face de sorcier se figea brusquement.
—
Non, tu n'imites pas ton père ! poursuivis-je en essayant
de planter de l'assurance dans ma voix. Il portait des masques pour cacher ses
émotions et vous protéger ! Toi, tu te dissimules derrière parce que tu as honte
de ce que tu fais, tu n'oses pas affronter le regard de tes
victimes ! Pourquoi avoir violé Maria Tisserand par-derrière
? Pourquoi ce bandeau, sur les yeux de sa mère ?
Avec le miroir au plafond, ils te voyaient sans te
voir, tu cherches à te déculpabiliser de tes actes ! Tu as peur
du jugement de Dieu, je me goure ?
—
Arrête !
—
Quel dilemme, n'est-ce pas ? Croire en Dieu d'un
côté, et buter des gens de l'autre. L'enfer ou le paradis
? L'enfer pour toi, sans aucun doute ! Non, tu ne
venges pas ton père. Tu salis sa mémoire ! Tu assouvis un besoin de défier, de
torturer ! Tu n'en saisis pas la
raison, peut-être prends-tu même du plaisir et c'est ce qui
te fait le plus mal. Tu n'es pas différent d'un Ted
Bundy ou d'un Francis Heaulmes. Une pourriture. Tu es
la pire des pourritures !
Le canon, sur mon œil gauche. Le souffle de ses narines,
court, saccadé. Il allait appuyer. Ma femme, ma
fille... Toutes proches... Un dernier sursaut.
—
Attends ! Je t'en prie ! J'ai... j'ai une dernière question
! Tu peux au moins m'accorder ça ! Une dernière question !
— Pourquoi
je le ferais ?
—
Je... je suis le Méritant, j'ai
compris l'histoire de ton
père, j'ai ressenti sa souffrance... Tu me dois bien ça...
Je t'en prie...
Il
jouait cruellement avec le silence.
— Je
t'écoute...
Je me
relevai davantage, sur les genoux.
—
Le parc de la Roseraie... Comment tu as su pour le
message, sur le frêne ? Je n'en ai jamais parlé à personne.
Derrière
son masque, il sembla réfléchir.
— De quoi
tu parles ?
—
J'aimerais savoir, avant de rejoindre ma famille...
S'il te plaît... Pourquoi avoir lacéré ce que ma femme
et moi avions gravé sur le vieil arbre ?
—
Je n'ai jamais détruit de tronc ! Je ne t'avais jamais
vu avant ! Tu peux me croire, je ne te mentirais pas
dans ton ultime instant ! Tu as fini ? T'es prêt à moisir
en enfer ?
— Tu...
tu m'y rejoin... dras... très... bientôt...
Il y
eut un bruit, derrière lui. Des claquements de pas...
Mes pupilles frémirent, par-dessus son épaule. La petite,
là, à quelques centimètres !
—
Non ! Va-t'en ! Va-t'en ! Je ne veux pas que tu assistes
à ça ! ! !
Surpris,
le criminel hésita un dixième de seconde. À la
force des mollets, je me propulsai sur le côté, hors de son
champ de vision restreint.
Il tira
une fois, trop haut, peinant à tourner sa lourde tête de
bois. Je lui expédiai mon pied dans son flanc, il grogna,
tira, encore et encore, à l'aveugle... Des stalactites se décrochèrent,
poignards acérés. Les frères beuglaient encore, de peur, de douleur.
Je me
ruai sur l'homme, il m'agrippa au cou, tous muscles
bandés. La pente nous aspira, nos corps roulé- rent,
brisant les stalagmites les plus fragiles, butant sur les
autres. Il cogna, de toute sa rage. Côtes, poitrine, nez.
Giclées de sang... Puis pesa de tout son poids sur moi.
Ses pectoraux qui saillent, et son halètement, toujours... Plus d'air !
Je me débattais de toute ma hargne, mais mon dos restait
plaqué au sol. Mouvements vains, il était trop lourd,
le dénivelé m'empêchait de me relever... J'agonisais...
Soudain, deux pieds, juste devant mon nez. Deux petites
chaussures rouges, dont l'une propulsa une stalactite brisée dans ma main. Je
repliai mes doigts sans force.
Un dernier geste...
Je brandis le pic et, gueulant tout mon saoûl, le lui plantai
entre ses omoplates, jusqu'à sentir la chaleur de sa
chair, entendre le son rauque de son dernier râle.
Il s'écroula sur moi, avec la mollesse terrible d'une bête
abattue.
Je me redressai, lentement, les mains sur la gorge, crachai,
pleurai presque, de ces larmes froides, sans vie.
La fillette se jeta dans mes bras, je pus sentir le parfum
de ses cheveux, percevoir les battements de son cœur. Elle
vivait. Et elle venait de me sauver la vie.
—
J'ai une dernière chose à faire... murmurai-je en la
posant doucement.
— Vas-y, mon Franck... Vas-y...
Je m'agenouillai près du corps inerte, ce corps si jeune,
dans la force de l'âge, et le retournai.
Le masque africain pâlissait dans l'éclat blanc du projecteur,
ses traits figés effrayaient, rappelant le terrible courroux d'un vieux
sorcier vaudou.
Avec précautions, je retirai la lanière de cuir, à l'arrière
du crâne. La parure glissa alors sur le côté, presque
au ralenti, dévoilant un très joli visage, aux traits
purs... Le visage d'un enfant qui aurait pu être mon
fils.
Ce fils que je n'ai jamais eu, cette fille, que je ne verrai
jamais grandir. Cette femme chérie, qui ne vieillira que dans mes souvenirs...
Toutes les deux, je vous aime
tellement.
Et je pressai l'enfant contre ma poitrine. La petite fille
au cœur à droite...
Chapitre trente-trois
Veyron. Un bon chocolat chaud, dans cet unique troquet,
sous ce même étau de pluie, au cœur de cet orage dont la
fureur semblait croître des entrailles de la terre. Au
creux des montagnes, le noir du ciel écrasait la moindre
lueur d'espoir. Tout était fini.
Les secours avaient évacué le corps de Jérémy Crooke
pour la morgue, mais son unique tombeau aurait
dû, en définitive, rester cette grotte lugubre et glaciale.
Les frères Ménard avaient résisté au poison des fourmis,
ils vivraient, mais à quel prix ? Leurs nuits trembleraient de cauchemars et
de réveils furieux, avec pour seul
goût sur la langue celui de la terreur. Quant aux habitants
de La Trompette blanche... Dieu les bénisse...
La fillette se tenait là, face à moi, un nouveau livre de
Fantômette entre les mains. De temps en temps, elle relevait
ses beaux yeux noirs, me souriait avec une infinie tendresse avant de se
replonger dans sa lecture. Je me
levais, elle se levait, je buvais, elle me regardait, comme
nourrie de chacun de mes gestes. Elle devenait mon
ombre, mon soleil, ma vie.
Je ne lui posai pas de questions, pas encore, tout au moins.
J'acceptais juste sa présence, dans l'instant, sa présence
chaleureuse et frigorifiante, dangereuse et terriblement enivrante. Elle me
donnerait des explications. Bientôt.
Je pris la route pour Grenoble où je comptais louer une
chambre d'hôtel avant ma remontée vers la capitale. C'était ça, ma vie.
Arpenter la pluie.
Un perpétuel recommencement, jalonné de traque et de
tristesse. On en arrêtait un, dix autres le relayaient, engendrés
par la veine intarissable du mal. Oui, je me sentais
triste, mais maintenant elle était là, à mes côtés. Rien
que pour moi. Je m'écoutais cogiter, voyais les gens me
dévisager bizarrement... Je me dis que, quelque
part, je devais devenir fou. Une bien douce folie...
Dans ma descente vers la ville, de grosses gouttes battaient
mon pare-brise, mes phares n'éclairaient qu'un
crachat saumâtre. Mes yeux plongèrent vers la combe.
Prends
garde à ce ravin, Franck. Je sais que plus rien ne
te retient ici-bas, maintenant. Mais ne fais pas de
bêtises, d'accord ?
Nous
t'attendrons le temps qu 'il faudra. Eloïse aussi patientera.
Il le faudra bien, même si c 'est difficile.
Je secouai la tête, plissai le front. Sur le siège passager,
la gamine s'agitait. Du bout du pouce, elle tournait les
pages de son livre à toute vitesse.
La route ! Prends garde à la route !
Un parapet, devant. La violence d'un virage... Mes freins
crissèrent, mes pneus réussirent de justesse à accrocher
la route... Le soulagement de l'ultime braquage.
—
Il était moins une, hein ? poussai-je d'une voix blanche.
— Moins
une pour quoi ?
— Pour
qu'on tombe dans le vide, pardi !
— Tu
sais, moi je n'aurais pas senti grand-chose...
Un
sourire timide chassa mon angoisse.
—
Tu... tu penses repartir quand ? Je veux dire... là d'où tu viens ?
—
C'est pas moi qui va
partir. C'est toi qui vas m'accompagner.
Brusquement,
son visage s'obscurcit, ses yeux s'assombrirent plus encore, transpercés de
ténèbres. Les pages de Fantômette
tournaient seules, à un rythme fou, tandis que ses cheveux s'électrisaient dans
l'air.
—
Tu dois m'accompagner, Franck ! Dans l'autre monde ! Il est l'heure !
La
pente grandissait, le frein moteur gémissait.
—
Tu... Tu restes à ta place, OK? ordonnai-je en tendant un bras dans sa
direction. Ne bouge surtout pas de là ! Ce monde-ci me va très bien !
Elle se
dressa sur son siège, pareille à un cobra.
— Tu n'as
pas le choix ! Il est trop tard !
—
Mais pourquoi ? Qu'est-ce que tu attends de moi, bon sang ?
Elle
s'abattit sur mon volant.
— Non !
Arrête ! ! !
La
voiture changea brusquement de direction. Le dernier flash qui illumina mon
existence explosa dans un grand feu d'étincelles...
Chapitre trente-quatre
La lente respiration des organes. Le grondement chaud
du sang, quelque part, dans ses tunnels serrés. Boum
boum... Boum boum... Le feulement de l'air, dans ma
gorge. Une pulsation de paupières... Le grand éclair
blanc du jour. Et les espaces fermés d'une chambre
d'hôpital.
Après mon réveil, ce fut Leclerc qui s'approcha le premier,
suivi de deux hommes dont l'un en blouse et l'autre
en costume sombre.
— Content
de te revoir parmi nous, Shark !
Je portai une main à mon crâne. Un bandage me le comprimait.
— Que...
que s'est-il passé ?
Le médecin poussa sur ma poitrine, alors que j'essayais de
me redresser un peu.
—
Votre véhicule a percuté un parapet et s'est encastré
dans un rocher, à quelques centimètres d'un ravin.
Votre tête a tapé violemment la vitre passager. Vous
avez eu une chance phénoménale de vous en être sorti
avec si peu de séquelles. Vous n'avez qu'un traumatisme crânien minime.
Par la fenêtre, les cimes enneigées resplendissaient sous le
soleil.
— Je...
je suis resté inconscient combien de temps ?
—
Une vingtaine d'heures... Vous vous êtes réveillé dans
l'ambulance et comme vous étiez très agité, nous vous
avons administré un sédatif. Vous vous trouvez au CHR
de Grenoble...
Je
m'abandonnai un instant, transpercé par une immense
fatigue. Tout me revenait en mémoire... L'orage,
la gosse sur mon volant, le parapet...
Après
m'être massé les tempes, je m'enquis, désignant l'homme à la cravate :
— Et qui
est ce monsieur ?
L'intéressé
s'approcha, les mains dans le dos.
— Docteur
Reeve. Je suis psychiatre...
Je
fronçai les sourcils.
—
Encore un psy ? J'avoue que je ne saisis pas bien.
Reeve
se racla la gorge.
—
Le docteur Flament, qui vous a accompagné à La Trompette blanche,
nous a fait part de vos... hallucinations. Cette... petite fille aux
chaussures rouges et à la robe de
chambre bleue. Je suis ici pour que nous en discutions.
Un feu
de colère empourpra mes joues.
— Quoi ?
C'est... c'est du délire !
Il ne
perdit pas son aplomb.
—
Essayez de garder votre calme, commissaire. Je ne suis
pas venu ici pour vous agresser, mais simplement pour parler un peu.
Je
voulus m'emmurer dans le silence, mais ne pus m'empêcher
d'exploser.
—
Mais... Que voulez-vous que je vous explique ? C'est
inexplicable ! Oui, il y a une môme qui apparaît quand
bon lui semble ! Elle s'installe chez moi, observe
mon réseau de trains, dans le salon ! Elle lit des
livres que ma fille lisait ! Elle prétend communiquer avec elle ! Mais... Que
vous dire d'autre ? Personne n'a l'air de la voir, c'est ça le pire ! Il n'y a
que moi et Willy !
— Votre
voisin, c'est bien ça ?
—
Oui. Demandez-lui ! Et vous verrez que je n'ai pas
d'hallucinations ! Bon sang ! J'étais bien le dernier à
croire aux fantômes !
Leclerc
s'approcha du lit, la mine fermée.
— J'ai...
j'ai fait vérifier certaines choses...
—
Commissaire... Me dites pas que... Vous non plus...
Il
baissa le regard et le releva aussitôt.
—
L'appartement de ta voisine guyanaise n'a jamais
été habité après sa mort. Tu n'as pas de voisin qui
s'appelle Willy. Tu es seul à ton étage.
Cette
fois, je me redressai avec force.
—
C'est pas possible ! ! ! Mais ! Comment vous pouvez
raconter des conneries pareilles ?
—
Je ne raconte pas de conneries... Ce Willy t'a-t-il déjà
proposé d'entrer chez lui ? Peux-tu me décrire l'intérieur
de son logement ? Et son métier, c'est quoi ? Il est
étudiant, ouvrier ? Vas-y !
— Commissaire
! Mais...
—
La... la porte de ton domicile était entrouverte. Ça
t'arrive souvent, ce genre d'oubli ?
Je me
pris la tête dans les mains.
—
Du coup, Polo a cru bon de vérifier qu'on ne te cambriolait
pas, il est allé jeter un œil chez toi... II... a retrouvé
deux couteaux, sous la table de cuisine. L'un avec de
la sève d'arbre sur le manche, mais l'autre... avec du
sang séché... La blessure, sur ton bras... Ce n'était
pas une boîte de conserve... Je crois que tu t'es coupé
tout seul...
Je le
dévisageai.
—
Comment osez-vous ! ! ! C'est une farce ou quoi ?
—
Il n'y a pas que ça... Le Franck Sharko que je connaissais
n'aurait jamais passé quelqu'un à tabac, comme
tu l'as fait avec Patrick Chartreux. Ce Franck Sharko-là
avait des principes.
— Je...
—
Tu parlais souvent aux collègues de ton réseau de
trains dans ton salon, de tous ces petits personnages, des
locos électriques, des vapeurs vives ! Mais il n'y a rien
chez toi ! Que des emballages de rails entassés, par douzaines,
même pas ouverts !
Il
tendit ses paumes au ciel.
—
Rappelle-toi aussi, je t'avais parlé d'absences, quand
tu avais rencontré l'inspecteur de l'IGS. Tous ces
signes... Ces tas de boîtes vides de médicaments, chez
toi. Antidépresseurs, stimulants, somnifères...
Il se
retourna brusquement, la tête dans les épaules.
—
Merde, Franck ! Je suis désolé... Tu ne peux pas savoir
à quel point... Dire qu'on ne s'est rendu compte de
rien...
Mes
lèvres tremblaient. Les mots ne venaient plus. Brouillard.
Malaise. Frissons. Soudain, deux doigts apparurent,
derrière la tête du psy, imitant des oreilles de
lapin.
— Yo, Man
! Y paraît que tu te payes des frayeurs ?
J'expirai
longuement.
—
Willy ! Oh ! Willy ! Aide-moi à démêler ce sac de
nœuds ! Ils me prennent pour... je ne sais quoi ! Un taré !
Explique-leur pour la fillette ! Tu l'as vue toi aussi ! Dis-leur que je ne
suis pas fou !
Il
pompa un grand coup sur sa cigarette et dispersa un
vaste nuage de fumée.
—
N'écoute pas ce qu'ils racontent, Man. Ils veulent juste t'embrouiller.
Mais moi je suis là pour t'ai- der. Tu
m'appelles, je viens.
Je
plaquai mes mains sur mon visage.
—
Oh non ! Ils ne te voient pas non plus... Seigneur...
Et, tandis que Willy jouait le pitre, tandis que la môme
arrivait, derrière lui, les yeux pleins de chagrin, comme
pour se faire pardonner, deux voix continuaient à
entrer en moi, lointaines, très lointaines.
Deux
voix que je n'écoutais plus. Celle de Leclerc et de
l'homme en costume...
—
Docteur... Qu'est-ce qui lui arrive ?
—
Seule une analyse approfondie nous le dira... Je ne
préfère pas trop m'avancer.
—
S'il vous plaît...
—
D'accord... À première vue, et au regard de ce que
vous-même et le docteur Flament m'avez raconté, son cas
laisserait penser à une schizophrénie paranoïde, caractérisée
par une richesse de productions délirantes et
hallucinatoires.
—
L'un de nos meilleurs flics, un schizophrène ? Mais
c'est impensable ! Il vient de mener l'une des enquêtes
les plus éprouvantes de sa carrière ! Pas un n'aurait
réussi aussi bien !
—
Il existe plusieurs formes de schizophrénie, plus ou
moins violentes. Certains malades, notamment les schizoïdes
paranoïdes, peuvent parfaitement continuer leur
activité socio-professionnelle et sont loin d'être des
malades mentaux. Cette pathologie n'affecte aucunement l'intelligence. Elle
s'installe parfois si lentement que la famille, et même le sujet atteint,
peuvent mettre longtemps à se rendre compte
que quelque chose cloche. On appelle cette forme
de dégradation lente
schizophrénie de survenue graduelle.
—
Mais... Il a plus de quarante-cinq ans ! Pourquoi ses
hallucinations sont-elles apparues si tard? Elles sont
liées à la disparition de son épouse et de sa fille ?
— Entre
autres. Sans oublier les facteurs du quotidien. Stress, tensions, pressions,
renfermement sur soi et
solitude. Cette enquête l'a aussi fortement affecté, je
suppose ?
— Oui...
— Outre
ces facteurs, on soupçonne même la génétique. Mais tout ceci reste très flou.
Quoi qu'il en soit, son
esprit s'est progressivement fracturé, le rendant incapable
de dissocier le fictif du réel. Ça a commencé de
manière très anodine, avec les locomotives, où il s'est
recréé un univers qui lui était familier, une espèce de
cocon protecteur, de pépinière à souvenirs. Ces petits
trains devaient lui rappeler sa gosse, les agréables moments
passés avec elle. Inconsciemment, il voulait la
ramener à lui.
— C'est
évident, oui...
— Alors
les personnages fictifs sont apparus et, peu à peu,
se sont immiscés dans sa vie. Probable qu'au départ,
ils ne se manifestaient que ponctuellement. Au détour
d'un couloir, dans la rue, la cuisine, la chambre. Juste
l'impression d'une présence. Puis leur emprise a grandi.
Ils le distraient, lui parlent, commencent à l'accompagner dans ses sorties
avant de disparaître inopinément. D'ici quelque temps, ils ne le lâcheront
plus, le troubleront, accapareront toute
son attention.
— Et...
ce coup de couteau, sur son bras ? Et l'accident de voiture ? La maladie, là
aussi ?
— Apparemment,
l'un des deux personnages, la gamine,
est dangereux, et c'est ce qui m'inquiète le plus.
Ça peut aboutir à des mutilations ou des tendances suicidaires. La fillette
est la projection de ce qu'il a
au fond de lui, dans son inconscient. Cette volonté,
peut-être, de rejoindre sa famille. En passant par le
suicide.
— Nom de
Dieu... Est-ce qu'on retrouvera le Franck
Sharko d'autrefois ?
—
Pour s'en sortir, il devra comprendre que ces êtres
sont fictifs, qu'ils sont le pur fruit de son imagination. Il y parviendra en
se rendant compte de leurs erreurs,
des situations impossibles dans lesquelles ils se retrouveront.
Par exemple, les fictifs accompagnant les schizophrènes
ne vieillissent pas, changent rarement de tenue,
fument des cigarettes qui ne se consument jamais.
S'il se rend à la piscine, seront-ils capables de nager ?
Il leur posera ces questions-là, ils devront se justifier
et peut-être les piégera-t-il... C'est une dure lutte
contre lui-même qui l'attend.
—
Combien de temps ? Combien de temps cet enfer va-t-il
durer ?
—
Le cerveau ne peut pas se guérir lui-même, malheureusement. Il devra
suivre une cure psycho-sociale, avec
soutien psychothérapeutique et médication adéquate, à base d'antipsychotiques,
qui atténueront voire effaceront
les hallucinations. En moyenne, l'amélioration de son état nécessitera quatre
à six semaines. Il faudra
encore une période de trois mois au moins pour ajuster
la posologie et éventuellement la modifier, avec le
minimum d'effets secondaires. Suivant les cas, le traitement
peut s'étendre sur plusieurs années. À vie, même,
parfois...
— Merde...
C'est pas vrai... C'est pas vrai...
Je sentis soudain la chaleur d'une main, sur mon épaule.
Leclerc s'installa sur le bord de mon lit, alors que
Willy faisait encore le clown, agitant ses cheveux en
spaghetti comme un hard-rocker déjanté.
—
Je ne te l'ai pas encore dit, mais t'as vraiment assuré
avec Jérémy Crooke, me confia le divisionnaire d'une
voix un peu fébrile. Je n'en connais pas deux qui auraient
pu assurer comme toi.
J'acquiesçai, lentement, la nuque posée sur mon oreiller.
— Et son
père, Vincent, qui était-il vraiment ?
—
Il a eu Jérémy très jeune, fit Leclerc, à seize ans, avec
une femme qu'il ne quittera plus jamais. C'était quelqu'un
de très simple, qui gagnait sa croûte chaque jour
dans une usine de textile... Mais avec de gros problèmes affectifs.
Dépressions à répétition, tristesse permanente. D'après son épouse, il portait
très souvent des masques
joyeux, pour donner une illusion de bien- être...
Au fond de lui, même sans savoir, il ne voulait sans
doute pas imposer à ses proches de revivre ce qu'il avait
subi plus jeune.
J'eus
un regard vague.
—
J'aurais tant aimé connaître ce Vincent... C'est une
bien triste histoire... Aussi triste que la mienne...
Je fixai Leclerc intensément, les lèvres serrées, pleines
de ma douleur. Je déclarai finalement :
—
Je suppose que si je me lève, là, maintenant, et que je
retourne au 36 exercer mon métier, ça ne le fera pas,
hein ?
Leclerc
serra les mâchoires.
—
Des gens compétents vont s'occuper de toi, Franck.
Et puis, tu pourras peut-être nous aider, même loin du
terrain ? Les scènes de crime à analyser ne manquent
pas ! On a tellement besoin de cerveaux !
—
Comme un vieil ami à qui on demanderait un service
de temps en temps ?
Je lui
pris la main et souris.
—
Ravi d'avoir travaillé avec vous, commissaire... Ce fut
un très grand honneur...
Il enveloppa ma main des deux siennes, les porta à son
cœur et s'éloigna lentement, m'accordant ce dernier regard de ceux qui
prennent en pitié.
Et je retins mes larmes, avec cette fierté des rois déchus.
Parce que je ne voulais pas que la petite fille qui
venait d'apparaître me trouve en pleurs. Cette petite fille,
dont je ne connaissais même pas le prénom...
Épilogue
Quatre ans plus tard
Dans ce
crépuscule de printemps, le sable craque tiède
sous mes pas, une douce caresse levée par une brise
légère me pèse un peu sur les paupières. La journée a été belle, la mer roule
de tranquilles vagues qui s'échouent
silencieuses sur la côte du Nord.
Ma
foulée est bonne, mon souffle délié. Sur le grand croissant
doré de la plage, j'accélère la cadence. Mon corps
en a encore sous le capot, il répond au quart de tour.
Ah, bien sûr, mes formes se sont un peu arrondies, surtout
le visage, mais j'ai bon espoir de retrouver ce galbe
élégant d'il y a quelques années. Et puis, la motivation est là, forte de
cette rage qui gronde en moi, cette
rage de vie et de grands espaces. Quand je cours, ni
Willy ni Eugénie ne trouvent la force de me suivre. Sa
clope au bec, le Black crache ses poumons au bout de dix
mètres, tandis que la fillette a de bien trop courtes
jambes pour prétendre rivaliser. Dans ces parcelles d'évasion, ils
disparaissent enfin de ma tête et ne reviennent
que tard dans la soirée.
Si je
le pouvais, je traverserais la planète au pas de course,
sans jamais m'arrêter, de par les montagnes majestueuses
et les océans infinis.
Juste
pour cette tranquillité de l'âme.
L'autre
jour, j'ai vécu une situation vraiment insolite avec
Willy, sur un mur d'escalade.
C'est
un vrai singe, il s'arrime à ma corde de rappel derrière
moi et me suit, grimpant d'une main, fumant de
l'autre. Même dans le vide, il parle, encore et encore,
s'agite, fait l'idiot, comme toujours. Si seulement les gens pouvaient le voir
!
Alors
j'ai pris mon couteau et ai coupé la corde. Je l'ai
vraiment surpris, il n'a trouvé aucune parade et ses yeux se
sont creusés de surprise. En tombant, il a crié :
— Tu
m'as eu, mec ! À tout à l'heure, en bas !
Ces
subterfuges, dans leur débilité profonde, me permettent de trouver ce simple
repos qui, à mes yeux, vaut
toutes les perles du monde. Je mène un combat de tous
les instants, mon cerveau en lutte contre mon cerveau.
Ce
soir, le soleil se couche sur un lit de rouges merveilleux. Je m'assois sur un
rocher et me régale de la respiration
calme du grand vide. Les mouettes volent haut,
décrivant de petits huit impatients.
J'apprécie
cette escapade en solo plus que jamais. Moi,
seul face à l'infini.
Avec
des visages souriant en toile de fond. Ce que Suzanne
et Eloïse peuvent être belles dans ma mémoire...
Plus de cris, de crissements. Terminées les images
violentes. Juste la pureté de ce qu'elles furent réellement.
Des diamants. Mes diamants...
Aujourd'hui
je sais qu'ils n'existent pas,
qu'ils sont le
fruit de mon imagination, mais je ne peux les empêcher de me harceler. Alors
je les ignore, dans la mesure du
possible. Les comprimés, ces dizaines et dizaines de comprimés,
m'aident grandement dans cette délicate entreprise,
même s'ils affectent un peu mon attention et me
décrochent, dans de rares circonstances, de la réalité.
Il
existe un équilibre entre la médication et l'abstinence qui, paraît-il, est
très difficile à trouver, tant les rechutes
menacent. Mais je pense avancer sur la bonne voie.
Je me sens bien...
Mon
nouveau métier me plaît. Durant ma longue convalescence,
j'ai passé une licence de criminologie avec
des étudiants qui n'avaient pas la moitié de mon âge. Un
retour en arrière nécessaire pour l'obtention du diplôme
qui me permet aujourd'hui de donner des cours à
l'Ecole de police de Paris. Mes relations à la DCPJ, le
soutien de Leclerc et de mes collègues m'ont permis
d'obtenir ce poste convoité. Maintenant, je dois faire
mes preuves, mais j'ai confiance, ayant toujours assuré
jusqu'au bout, quelle que fut ma mission. Ça doit
faire partie de ma nature. Et puis, je suis si bien au contact
des jeunes. En quelque sorte, ils me ramènent ma
fille. Enfin, ce qu'elle aurait pu être, je veux dire...
Devant,
le soleil enflamme les dernières braises du ciel.
Le jour se meurt, tandis qu'un autre se prépare déjà,
derrière, plus fort encore. La Nature nous l'enseigne chaque jour, il faut
faire le deuil des choses passées, parce que ce qui pointe devant brille d'une
beauté sans cesse renouvelée.
Faire
le deuil, en gardant sur les lèvres le goût de ce qu'elles
furent. Des deuils de miel...
Je ne
vous oublierai jamais.
[1] Train d'enfer pour Ange rouge - Rail Noir n° 5, Pocket n° 13053.
[2] OCDIP : Office central des disparitions inquiétantes de personnes.
Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
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