Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
Âñå êíèãè àâòîðà
Ýòà æå êíèãà â äðóãèõ ôîðìàòàõ
Ïðèÿòíîãî ÷òåíèÿ!
La memoire fantome
Franck Thilliez
FRANCK
THILLIEZ
LA MÉMOIRE FANTÔME
Prologue
La rumeur rapportait qu'elle
les avait tous tués. Une femme, un enfant de quatre ans, des hommes,
retrouvés pendus, au fil des années. De génération en
génération, la parole s'était répandue, déformée, amplifiée.
Jamais il n'y eut de preuve, ni la moindre certitude. On
soupçonnait, voilà tout. On prétendait même que, la nuit, les
esprits du passé venaient à nouveau l'habiter, que
d'étranges lumières dansaient à l'étage. Des bulldozers avaient essayé de la détruire, disait-on, mais ils avaient à chaque fois subi de mystérieuses pannes. Toute tentative de l'arracher à ses terres, et ce depuis longtemps déjà, avait été vaine.
La semaine précédente, Salima
plaisantait devant un tel déferlement d'idioties. La veille encore,
elle n'y croyait pas. Mais là, face à cette maison de
maître abandonnée, entre Hem et Roubaix...
—
Tu prends juste tes photos et
on fiche le camp, OK ?
Contre la clôture de la
propriété, Alexandre l'attrapa
pour l'embrasser façon cour d'école.
—
Tu commencerais pas à
flipper, toi ?
— C'est pas ça. Mais moins on traîne, mieux ce sera. Tu connais ma mère...
Ils escaladèrent un mur par le
nord, en prenant appui sur de la ferraille et du bois déjà entassés par
d'autres chasseurs de
fantômes, et atterrirent parmi les orties et les buissons d'épines.
Salima se redressa. Les cyprès agités par le vent
se détachaient sur l'écran noir des ténèbres. Puis,
juste derrière, la demeure figée, à la pierre froide,
si froide... Les doigts de la jeune fille se
crispèrent sur le blouson de son copain.
Ils s'avancèrent et grimpèrent péniblement
jusqu'à l'une des rares fenêtres non murées de l'étage.
L'intérieur. Des crissements de verre pilé, sous
leurs pas. L'adolescent alluma sa lampe torche.
— Des canettes, chuchota Salima.
—
Et des seringues. Je savais
pas que les fantômes se shootaient. Ça casse un peu le mythe.
Alexandre éclaira l'espace alentour. Un cube écœurant
de tapisserie décollée, de cloisons vergetées d'humidité. Pas de meubles, pas de lit, juste un matelas mal en point,
piqueté de taches d'urine.
—
C'était la chambre du môme.
C'est là que sa mère l'aurait retrouvé raide mort. Sous tes
pompes, exactement.
— Ferme-la, merde ! Pas besoin de savoir ça !
En un clin d'œil, Alexandre coinça sa petite
lampe entre ses dents et sortit son appareil photo
numérique.
—
Demain, je balance tout sur
mon blog. Ils vont être verts au bahut. Suis-moi, on se fait d'abord
le bas.
Salima, beurette aux longues tresses travaillées,
se raidit.
—
Pourquoi ? Y a pas besoin !
Tout est muré, y a pas d'issue ! Si on doit...
— Si on doit quoi ?
—
Je... Je sais pas... Se
tirer, par exemple ! Merde ! Il s'est quand même passé des choses zarbi ici !
Le front relevé, Alexandre haussa les épaules.
— Reste ici si tu veux, trouillarde. Moi, je
descends...
Elle se cramponna à lui.
— Faut toujours que t'aies le dernier mot. Sale
con.
Ils s'engagèrent dans l'escalier. Partout
s'étalaient les
teintes glacées de l'obscurité. L'imagination de
la jeune fille se mit à galoper. Elle voyait des doigts
osseux effleurer les siens, des profils évanescents se creuser d'ombre et de feu. Oui, la demeure respirait, son cœur palpitait, quelque part.
Pour la première fois, Alexandre répondit à l'étreinte de sa
petite amie avec la même intensité.
À présent, il n'en menait pas
large non plus, du haut de ses dix-sept ans. Le sang allait-il suinter
des murs et dégouliner aussi noir que le raisin, comme on le
prétendait ?
Non, non, impossible. Juste une légende urbaine.
Ils débarquèrent dans un hall
circulaire aux fenêtres condamnées, aux perspectives fuyantes. L'antre
sentait le renfermé, le salpêtre, l'humidité d'une
mauvaise cave. Sur le carrelage défoncé s'entassaient des
sacs de plâtre, de l'enduit, des outils de chantier.
Truelles, pelles, burins, scies, pioches. Salima pressa son
écharpe contre son nez. Soudain, dans sa tête, la brutale
vision d'un crâne fracassé à coups de marteau.
Devant elle, le crépitement
d'une charge électrique, puis la violence blanche d'un flash. Alexandre
tournait sur lui-même, le doigt sur le déclencheur
numérique. Dans la succession des éclairs surgirent les
morceaux d'un miroir brisé, des assiettes ébréchées, des
bougies consumées disposées en pentacle.
Alexandre se figea. Son
assurance de jeune coq vola en éclats.
Face à lui, sur le sol, un
récipient débordant d'un liquide rouge.
— Fuck !
Il se pencha.
— On dirait du...
Un craquement, dans une autre pièce. Suivi de l'explosion d'un objet qui chute.
Quelqu'un. Ou quelque chose.
Alexandre recula de trois pas, ses pieds s'emmêlèrent
avec ceux de sa copine. Scène de panique. Soudain, une caresse poisseuse
refroidit sa nuque.
La terreur le bâillonna. Il posa sa main sur son oreille. Ses doigts se teintèrent d'un film pourpre.
Ça coulait du plafond.
Du sang.
Salima étouffa un cri, puis tomba à la renverse contre la première marche de l'escalier. Alexandre lâcha sa lampe qui roula contre la cloison. Sa respiration s'accéléra.
Il aida la jeune fille à se relever.
Et, tandis qu'ils fuyaient, les jambes à leur
cou, une ombre se déplia lentement et s'avança vers le
centre du hall. Sous sa capuche noire, la silhouette
ramassa la lampe abandonnée, puis orienta le faisceau vers
le haut.
L'Œuvre touchait à sa fin. Le chaos mathématique, contenu dans la perfection du cercle.
L'œil de lumière épousa un serpent
d'inscriptions, nourri de centaines de chiffres. L'ensemble
dévorait le moindre centimètre carré de plâtre.
Une main gantée plongea son pinceau dans la
bassine. Il fallait des chiffres, encore, et encore.
Jusqu'au sol.
Sceller le destin d'une prochaine victime.
Brusquement, alors que la matière visqueuse se répandait sur les murs, le visage sous la capuche se teinta d'un étrange reflet blanchâtre.
La masse sombre paniqua et ajouta alors d'un
geste précipité, avant de disparaître : « Si tu aimes
l'air, tu redouteras ma rage. »
Un mois plus tard
Les essuie-glaces peinaient à
évacuer les trombes d'eau qui se déversaient sur le pare-brise de la
Mercedes. Au-dessus de l'habitacle, les arbres, secoués par une force monstrueuse, semblaient sur le point de se rompre.
Alain se pencha sur le volant,
le nez collé au tableau de bord. Il n'y voyait absolument rien.
Se faire plumer au casino de
Saint-Amand-les-Eaux pour, à présent, affronter la tempête du siècle !
Malchanceux jusqu'au bout des ongles. Les derniers kilomètres avant Valenciennes
risquaient d'être pénibles.
Il décéléra encore. Fichue
météo. On prévoyait des pluies torrentielles accompagnées d'orages d'une
rare intensité pour le reste de la semaine.
En une fraction de seconde,
son visage se creusa d'une affreuse grimace. Son pied écrasa la pédale
de frein, les roues arrière se bloquèrent dans une
éruption de gerbes liquides. L'avant de la voiture
s'immobilisa à quelques centimètres à peine d'une énorme
branche arrachée. D'autres débris propulsés à une vitesse effroyable déchirèrent le faisceau lumineux des phares.
—
C'est pas vrai !
Alain braqua et opéra
rapidement une marche arrière. Il suffisait qu'un véhicule débarque, et
boom !
Un bruit sourd fit alors
trembler la vitre passager. Alain sursauta.
Il crut d'abord à un nouveau
projectile venu percuter la voiture. Mais il ne s'agissait pas de cela. Non, c'était... des mains... plaquées contre le carreau.
Alain crispa ses doigts sur le
caoutchouc du volant. Il perçut un visage dans l'obscurité. En proie à
une folle panique, il enclencha la première.
Déguerpir, le plus vite
possible.
Dehors, un cri se mêla aux
lamentations de la nature.
Là, droit devant, dans la
lumière de ses phares, les mains sur les genoux, noire de boue, une femme.
Elle agitait la tête, le vent et la pluie lui fouettaient
le visage. À deviner l'épouvante dans son regard, à
percevoir les soubresauts de sa poitrine, Alain comprit qu'elle le suppliait de l'arracher aux ténèbres.
Elle surgissait du sous-bois.
En baskets et en survêtement.
Alain hésita à quitter sa protection
de tôle. Et si on lui tendait un piège ? La branche d'arbre en
travers de l'asphalte, le lieu isolé, l'absence de
témoins... Pourtant il finit par déverrouiller sa portière et sortit, son blouson par-dessus la tête. Il se courba pour affronter les rafales. En trois secondes à peine, il se retrouva complètement trempé.
—
Madame ? Vous...
— Où sommes-nous ? Dites-moi où nous sommes ! hurla-t-elle, haletante.
L'eau s'engouffrait dans sa
bouche. Elle frôlait la rupture physique.
— Pas loin de Valenciennes, mais...
— Valenciennes ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Elle lui montra la paume de sa main, marquée de
profondes
entailles pleines de sang et de terre, avant de crier :
—
C'est à Lille que...
que vous devez... me conduire ! Je vous en prie ! Conduisez-moi à Lille
!
Des coups, sur la porte.
Lucie Henebelle considéra sa
montre. Presque 22 h 30. Qui pouvait bien frapper à une heure
pareille ? Elle se leva, attentive au sommeil des jumelles
calées l'une contre l'autre dans la chaleur du canapé,
ôta le verrou et ouvrit.
En face d'elle, deux jeunes,
trempés. Les étudiants des appartements du dessus. Jérôme et Anthony.
—
Madame ! Faut que vous
veniez voir ! fit Jérôme, complètement décoiffé. On revenait du Sombrero !
À cinquante mètres d'ici ! Une femme, qui a l'air
dans un sale état ! Elle a voulu se relever, mais
elle est morte de fatigue ! Venez !
Lucie soupira. Les voisins la
dérangeaient toujours à la moindre broutille.
— Il faut appeler les pompiers. Ou la police.
— Mais c'est vous la police !
La flic tira l'onde blonde de
sa chevelure vers l'arrière et, tout en la nouant avec un
élastique rouge, expliqua :
—
Sauf que là, tu vois, je ne
suis pas en service, il y a un orage de folie, et je ne vais pas me
pointer à chaque fois qu'il y a une scène de ménage ou un
problème de voirie. Moi aussi, j'ai une vie après le boulot. C'est pas marqué Restos du cœur sur ma porte, OK ?
Lucie voulut refermer, mais
Jérôme bloqua le battant avec son pied.
— Un problème de voirie ? Cette malheureuse, elle a des traces de corde sur les poignets ! De la boue partout sur elle !
Et elle ne sait même pas quel jour on est ! On dirait...
On dirait qu'elle n'a pas vu la lumière depuis des mois !
Le lieutenant de police
hésita. Flic H24. Obligation
d'assister les personnes en
danger.
Elle se retourna, en proie au
dilemme permanent de chaque mère. Que faire de ses chéries ? Les
laisser, encore ? Et sa promesse : « les nuits, plus
jamais » ?
Trop tard pour contacter la
nourrice.
—
A cinquante mètres d'ici, tu
dis ?
—
Même pas... Là... A côté !
Constater, réclamer une
équipe si nécessaire, et revenir. Juste quelques minutes, avant de
retrouver ses petites. Elle détestait les abandonner de la
sorte. Les absences interminables, les planques
destructrices... Fini tout ça.
— Bon, OK. L'un de vous veut bien rester ici et veiller sur mes filles ? Anthony ?
Le jeune homme, d'une
timidité de nonne, acquiesça sans ouvrir la bouche. C'était une
gueule d'acné, nourrie aux hamburgers et aux circuits
électroniques, étudiant dernière génération. Elle le savait en école d'ingénieur, le genre de type sérieux. Pas trop père, mais pas trop débile non plus pour surveiller deux gamines de quatre ans.
Lucie se précipita vers son
ordinateur, connecté à un site de rencontre, et éteignit l'écran. Puis
elle enfila son vieux caban, laça ses rangers au cuir usé et
entassa des livres et des papiers dans un meuble
d'angle. D'un rapide coup d'œil, elle vérifia l'état de la
pièce. Tiroirs, portes de meubles, placards : fermés.
Hormis les poupées et les jouets éparpillés sur le sol,
tout était propre et rangé.
—
S'il te plaît, ne touche à
rien. N'oublie pas que je suis flic, et que les flics ont du nez. Je
peux avoir confiance ?
Anthony hocha la tête et
s'étala dans un fauteuil face aux jumelles.
— Et merci quand même, ajouta-t-elle.
— Si un jour j'ai un PV à faire sauter...
Sans plus attendre, Lucie se laissa emporter par
le souffle de l'orage. Et la grandeur décadente
d'une nuit de printemps. La jeune femme était recroquevillée dans le
hall de la résidence Saint-Michel, au cœur d'un quartier
abritant un ensemble de grandes écoles lilloises. ISEN, ICAM, HEI... Des étudiants venaient de lui apporter une couverture et une tasse de chocolat chaud, à laquelle elle n'avait pas touché. Mine défaite et apeurée, cheveux
noirs ébouriffés, survêtement trempé... Tout, dans ce
hérissement fauve, ce repli sur soi, faisait penser à une bête traquée et terrorisée. En s'approchant, Lucie
remarqua sur-le-champ les entailles de cordes au niveau de ses poignets, qu'elle tenait groupés contre sa
poitrine. La flic secoua son parapluie et s'accroupit devant elle.
—
Vous ne craignez rien. Je
suis de la police.
L'inconnue tenta de se
relever, mais Lucie l'en
empêcha en posant la main sur son épaule.
— Vous semblez très éprouvée. Mieux vaut rester assise, en attendant qu'on s'occupe de vous.
Elle souleva délicatement le
bas du jogging. La femme grimaça.
—
Vous me faites mal !
— Pardonnez-moi...
Marques de cordes également sur les chevilles,
presque jusqu'au sang. Lucie se retourna :
— Quelqu'un a appelé le 17 ?
Des hochements de tête négatifs pour toute
réponse.
—
Je m'en charge, se proposa
Jérôme, avant que la flic ait le temps de dégainer son portable.
—
Tu dis qu'on a un individu
de sexe féminin, trente, trente-cinq ans, à amener aux UMJ.
— Aux quoi ?
—
Urgences médico-judiciaires.
Éveillée et réactive, mais sans doute victime de sévices. Précise que
le lieutenant Henebelle, DIPJ[1],
est sur place. Dis-leur de se magner, OK ?
— Très bien, répliqua Jérôme, téléphone à
l'oreille.
La jeune femme s'agitait de plus en plus, ses
doigts
crispés sur la couverture.
—
Ma mère ! Il faut prévenir
ma mère ! Marie Moi- net, elle s'appelle Marie Moinet. 282, boulevard
du Maréchal-Leclerc, à Caen. Oui, à Caen. Et
puis... Et puis mon frère aussi ! Frédéric Moinet ! Impasse
du Vacher, Vieux-Lille ! S'il vous plaît !
—
Nous allons les prévenir,
mais le plus important, pour le moment, c'est vous. Comment vous
appelez- vous ?
— Manon. Manon Moinet. Nous sommes à Lille ?
— Oui. Je...
—
Vous... Vous devez m'emmener
chez moi. Même adresse que mon frère. Tout de suite ! Je
vous en supplie ! J'ai besoin de mon appareil ! Mon
appareil !
— Quel appareil ?
Sans répondre, elle chercha à agripper Lucie,
qui lui attrapa calmement les mains et sentit comme une
plaie dans la paume gauche.
—
Écoutez Manon, je m'appelle
Lucie Henebelle, je suis lieutenant de police. Vous ne craignez plus
rien et vous allez bientôt rentrer chez vous. Mais il va
falloir vous rendre à l'hôpital, pour qu'un médecin vous
ausculte. C'est la procédure quand nous recueillons des personnes un peu désorientées. Vous comprenez ?
— Oui, oui. Je comprends parfaitement, mais...
—
Ils arrivent dans moins de
dix minutes, intervint Jérôme.
—
OK, répondit Lucie.
Maintenant Manon, racontez-moi ce qu'il vous est arrivé.
Lucie retourna la main de la jeune femme. Du
sang séché. Elle regarda de plus près. La paume,
charcutée. Une inscription : « Pr de retour ».
Elle releva brusquement la tête et demanda :
— Qui vous a fait ça ?
Manon détourna les yeux avant de s'exclamer :
—
Ma montre. Ma montre a
disparu. Quel jour sommes-nous ? Quel jour ? Dites-moi !
—
Elle nous l'a déjà demandé
il y a cinq minutes, dit l'un des étudiants.
Lucie fit signe à l'attroupement de s'écarter et
de la boucler.
—
Nous sommes mardi. Mais
parlez plus calmement, d'accord ?
—
Mardi... Mardi...
D'accord... février... 2007,
c'est cela ? Dites, c'est
cela ?
Des chuchotements derrière elles. Lucie garda un
air serein. Réflexe professionnel. Ne pas terroriser
cette femme davantage.
— Nous sommes en avril. Fin avril...
— Ô mon Dieu ! Avril. Déjà avril.
Manon resta prostrée quelques
instants, puis, d'un geste éclair, saisit son interlocutrice par le
col de son caban.
—
Racontez-moi ce qui s'est
passé ! Qu'est-ce que je fiche ici ? Qui sont ces gens ? Pourquoi me
regardent-ils ? Dites-le-moi ! S'il vous plaît !
Elle avait hurlé. Lucie se
défit de l'étreinte et s'écarta légèrement. Cette femme sentait
l'hôpital psychiatrique à plein nez.
La flic reprit posément :
— Des personnes vous ont vue errer le long du boulevard
Vauban. Vous avez de la boue partout, jusque dans vos cheveux. Vous étiez très affaiblie et ils vous ont recueillie, voilà quelques minutes. Vous ne vous souvenez pas ?
Manon jeta un œil inquiet sur
le groupe des étudiants.
— Tous ces visages... Il y a trop de monde. Des inconnus. Madame, faites-les partir.
Lucie se retourna vers les badauds.
— OK, merci à tous pour votre soutien, c'était
très gentil. Mais... les secours vont arriver et il
faut rentrer chez vous maintenant. Vous pouvez reprendre la
tasse de chocolat... Et on laissera la couverture dans
le coin là-bas. Jérôme, tu passes prévenir Anthony que
je risque d'en avoir pour un moment. Qu'il veille bien sur mes filles.
Ça râla, ça murmura, sans
bouger. Quand la carte tricolore surgit de la poche du caban, ça obéit.
Une fois seule avec Lucie, Manon réclama :
— Il me faut un médecin. Un médecin s'il vous plaît. Je veux savoir. Je dois savoir s'il ne m'a pas touchée. Madame,
un médecin. Vite.
—
Ne vous inquiétez pas, nous
allons nous rendre aux urgences. On va vous soigner, vous protéger, d'accord ?
—
Vous devez me prendre pour
une débile. C'est sûr. Mais... Comment vous expliquer? Cela défie toute logique.
Lucie s'approcha de nouveau très près de Manon
et la caressa doucement dans le dos.
—
Si nous commencions par le
commencement ? Une personne vous a retenue contre votre gré ?
— C'est lui. C'est bien lui. J'en suis certaine.
— Qui est-ce, « lui » ?
—
Vous ne savez pas ? Je ne
vous l'ai pas encore dit ? Si, si, forcément vous savez. J'ai dû vous
le dire...
— Non, pas encore... Je vous assure.
—
Pas encore. Pas encore,
comment ça, pas encore ? C'est le Professeur ! Le Professeur !
— Quel professeur ?
Manon parut ne pas comprendre, devant l'évidence de l'allusion. Elle dévisagea Lucie avec mépris.
—
Vous êtes de la police, et
vous me posez la question ? Comment pouvez-vous ignorer cela ? C'est impensable. Vous le connaissez forcément. Le Professeur !
Elle s'essuya le nez du bout de sa manche, avant
de regrouper ses jambes contre son torse.
—
Il n'a jamais accordé la
moindre chance à ses victimes. Jamais. Pourquoi m'aurait-il épargnée
? Ça ne correspond pas à son mode opératoire ! Ça n'a aucun sens ! Vous saisissez ?
Lucie inclina la tête. L'autre parlait de « mode
opératoire », un terme assez technique. Une flic ?
— Le Professeur... Vous voulez dire le tueur ?
demanda Lucie.
Manon considéra les incisions sur la paume de
sa main.
— Ou alors... Peut-être que je l'ai tué... Oui...
J'ai réussi, je l'ai enfin retrouvé et je l'ai tué. De mes propres mains.
C'est une possibilité. Oui, oui, ce serait logique. Toutes ces années...
Elle bouillonnait, ses tourments semblaient
ruisseler juste sous sa peau, prêts à en crever la surface tendue. Lucie
observa ses mimiques obsessionnelles, ses raideurs musculaires, ses
contractions nerveuses.
Quelles sombres horreurs avait subies cette
femme ? Le Professeur, de retour... Lucie ne put s'empêcher de réprimer un
frisson.
Soudain, une porte claqua violemment derrière
elles. Manon sursauta. Puis ses bras retombèrent mollement le long de son corps
et elle se mit à regarder en détail le hall, les boîtes aux lettres, la
couverture. Elle se redressa alors, fouilla dans ses poches et, prise de
panique, demanda :
— Madame ?
Lucie, qui guettait l'arrivée des secours,
répondit avec un temps de retard :
— Oui?
— Qu'est-ce que je fiche ici ? Et qui êtes-vous ?
Lucie installa Manon à l'arrière du véhicule de
police secours. Elle avait réussi à joindre Anthony au
téléphone. Déjà prévenu par Jérôme, il avait accepté sans problème de veiller sur ses amours jusqu'à son retour.
Lucie tournait régulièrement avec police
secours, mais de plus en plus rarement avec les équipes
de nuit. Elle rencontrait Tibert, le brigadier-chef au
volant, et son collègue Malfeuille pour la première fois.
Deux gaillards aux épaules de demi de mêlée, des
arpenteurs de bitume, vampirisés par le métier.
Avant de repartir, Tibert fit marcher les
essuie- glaces à pleine vitesse.
— Pas possible, une météo pareille. J'ai jamais
vu ça.
Il jeta un coup d'œil dans le rétroviseur et
démarra.
— Alors, c'est quoi le menu ?
Manon grelottait. Le visage dans l'ombre, les
paupières fermées, elle venait de s'endormir, écrasée de fatigue.
—
Je n'en sais rien, répliqua
Lucie à voix basse en épongeant ses cheveux dans une serviette. Ça
ressemble à un enlèvement : marques de liens super profondes aux poignets et
aux chevilles.
— Wouah !
—
Comme tu dis. Elle a de
sacrés problèmes de mémoire. Incapable de se souvenir quand, ni où.
— Amnésie ?
—
Choc traumatique, plutôt.
Elle connaît son nom et son adresse. Mais tout se bouscule dans son
crâne, elle parle très vite et ce qu'elle dit est
carrément confus. Par exemple, elle affirme avoir trente-deux ans
et, juste après, elle explique qu'il faut
absolument nourrir Myrthe, son chien.
— Un sens vachement aigu des priorités.
Tibert avala une pastille Valda et en proposa
une à Lucie, qui refusa.
—
Pas de trauma crânien,
d'ecchymoses? ques- tionna-t-il.
—
Rien d'apparent, en tout
cas. Mais j'ai peur des résultats des exams. Ne pas se souvenir de son
kidnappeur, des conditions de son enlèvement, ça s'annonce franchement pas terrible.
— GHB[2]
?
— Je n'en sais rien.
Lucie posa doucement la main sur le front de Manon. Pas de fièvre.
—
Elle est morte de fatigue,
on dirait qu'elle n'a pas dormi depuis des lustres. Quelle espèce de
salaud a pu la mettre dans un état pareil ?
—
Le même genre de salaud qui
bat sa femme à mort ou qui viole sa gamine. Exemple encore
hier soir à Wazemmes. Hein, Malfeuille ?
—
Ouais, rétorqua le
brigadier. La fille en prend pour un mois
d'hospitalisation. Mâchoire explosée à coups de cul de
bouteille.
Lucie resta songeuse un instant.
—
J'ai appelé le central, ils
vont vérifier son identité, reprit-elle. Et essayer de prévenir la mère qui habite Caen. Enfin, d'après ce qu'elle m'a dit.
Tibert tourna la ventilation à fond. Avec la
buée, il ne distinguait plus grand-chose à l'extérieur.
—
C'est quoi cette croûte de
sang, sur sa main? demanda Malfeuille en se retournant.
—
Un truc horrible. On l'a
tailladée. Une phrase incisée avec un objet tranchant : « Pr de
retour ».
—
C'est pas vrai... Elle est
sacrément mutilée. Ce « Pr », qui est-ce ?
—
Je n'en sais rien. Elle m'a
parlé du Professeur... Le tueur en série d'il y a quatre ou cinq
ans...
Plus un mot. Juste ce mélange écrasant de
silence et de pluie.
Malfeuille finit par dire :
— Et vous la croyez ?
—
Je crois surtout que cette
femme est sous le choc... Même si ces inscriptions dans sa chair,
elle ne les a pas inventées.
À ses côtés, Manon respirait de plus en plus
fort.
—
En tout cas, elle est
obnubilée par ça, continua Lucie. Elle ne se rappelle pas d'où elle vient,
ne sait pas qui l'a enlevée, ni quel mois nous sommes.
Par contre, elle n'a pas cessé de me parler du
Professeur. C'était comme s'il occupait toute sa mémoire.
C'est vraiment curieux.
—
Sacrément bizarre, ouais.
Avec notre « Chasseur de rousses », ça nous ferait deux tarés qui
tournent en France au même moment. Cette femme, c'est peut-être un mauvais présage...
Lucie remonta le col de son caban. Puis, sans
répondre, elle posa son front sur la vitre et se laissa aspirer par le déluge. À droite, le Port de Lille et ses longs entrepôts. Un pont, l'autoroute A25, et les feux stop des camions qui explosaient sous la pluie en pétales de sang.
Quatre ou cinq ans plus tôt, elle aurait
ressenti une excitation sans bornes pour une telle enquête, accueillant l'arrivée de cette femme comme un cadeau du ciel. Un enlèvement, le spectre d'un psychopathe qui rôde... L'occasion enfin d'extérioriser ce pour quoi elle se torturait depuis l'adolescence, au travers de ses lectures et des
films sanglants qu'elle dévorait par dizaines. Mais à caresser le Mal dans son intimité[3]... Elle s'était juré une chose : « Plus jamais ça. »
Lucie releva la tête. Devant elle, le vaisseau
hospitalier, illuminé, battu par la pluie. L'antre de la
connaissance du corps. Des kilomètres carrés réservés à la
maladie, aux études, à la médecine. Cardiologie, neurologie,
psychiatrie... Dans cet ensemble de bâtiments, les policiers connaissaient une destination mieux que les autres : les UMJ, niveau -i de l'hôpital Roger Salengro. Viols, violences
physiques, drogues, mutilations... Point de rencontre des victimes et des
agresseurs en garde à vue.
La voiture se gara à côté des ambulances, dans
un espace à l'abri. Les brigadiers allongèrent
Manon sur un brancard.
— Elle ne se réveille même pas ! Carrément dans les vapes !
— Magnez-vous !
Ils la transportèrent vers l'accueil en
courant.
Une infirmière se précipita vers eux, talonnée
par un interne. Profil en lame de rasoir, lunettes
rondes à monture verte. Le docteur Flavien.
—
Messieurs... Lieutenant
Henebelle ! De retour? Les ambiances nocturnes vous manquaient ?
— L'ambiance, non. Mais vous, oui.
Sans ciller, Flavien ôta ses lunettes et se mit
à les nettoyer minutieusement. Les deux marques
qu'elles laissèrent sur son nez témoignaient d'une
journée interminable, faite de viscères et de sang.
— Où est la réquisition ?
—
Je vous prépare le papier
tout de suite, répondit Lucie. J'ai été un peu prise de court.
L'essentiel, pour le moment, c'est cette femme.
— Prise de court ?
Le médecin haussa les épaules, tandis que
l'infirmière disparaissait avec le brancard derrière une porte battante.
—
C'est toujours le même
cinéma avec vous, soupira l'urgentiste. Dans médico-judiciaire, il y a judiciaire.
Vous en connaissez la signification ?
Lucie se contrôla, même si Flavien l'exaspérait
déjà.
—
Je vous attends, docteur...
Et je vous offre un bon café dès que vous aurez terminé. Prenez
bien soin d'elle.
— Un bon café, ouais...
Il s'éloigna sans se retourner, en ajoutant :
— N'oubliez pas mon papelard, sinon, pas de
certif.
—
C'est rare de réussir à
l'amadouer, celui-là, déclara Tibert. On devrait engager plus de
femmes dans la police. Ça faciliterait le boulot...
— Si peu.
Il agita ses clés de voiture.
— C'est OK pour nous ?
—
Oui, allez-y. Je vais
rester auprès d'elle. Elle aura besoin de quelqu'un en se réveillant.
— Et pour rentrer, ça va aller ?
— Je m'arrangerai avec une ambulance
des urgences. Merci les gars.
Avant d'aller régler la
paperasse, Lucie sortit sous le porche pour
téléphoner. Elle qui aspirait à une soirée paisible... C'était plutôt raté. Mais à dire vrai, elle y prenait dangereusement goût. Elle se mit à penser à ses filles qu'elle avait laissées seules avec Anthony. Flic, mère, l'équilibre était si fragile, la bascule si sensible.
Non, non, songea-t-elle.
Seulement lancer l'enquête,
refiler le bébé et
disparaître. Faire le boulot, sans plus. Ils étaient informés
à la DIPJ pour les jumelles, et assez conciliants,
si tant est qu'un commandant de police puisse être
conciliant.
Éviter la nuit, tant que
possible. Sa promesse...
Lucie s'empara de son
portable et ouvrit le répertoire, à la recherche du nouveau numéro de
l'astreinte. Devenir incapable de retenir un pauvre numéro à
dix chiffres... Fichue mémoire, fichue trentaine,
fichu vieillissement.
Les noms défilèrent. Amélie,
Corinne, Eva, Maman...
Pierre... Pierre Norman... Collègue, ami, amant... Son flic
à la chevelure de feu, accro à sa ville natale, Dunkerque... Et pourtant envolé si rapidement pour Marseille, voilà trois ans, alors qu'elle préparait son concours de lieutenant... Lucie n'avait jamais pris le temps d'effacer son numéro. Ou peut-être ne l'avait- elle jamais souhaité ?
Elle ferma les yeux. Le
commissariat de Dunkerque, sur le quai...
Son petit bureau à l'étage, en face de La Duchesse Anne.
L'odeur salée du port de plaisance... Lille était si
différente, si sophistiquée. Un diamant, effleurant un croissant
de charbon.
Elle inspira profondément et
appuya sur « Supprimer ».
—
Salut commandant Pierre
Norman, murmurat-elle dans un grondement de tonnerre. Bon vent dans les calanques, si loin de chez nous...
Elle composa le numéro de la
permanence, au bureau de la DIPJ. À peine son interlocuteur
avait-il décroché qu'elle demanda :
—
Du neuf pour Manon Moinet ?
—
Bah, j'allais vous
rappeler, justement ! rétorqua Greux, l'OPJ[4]
d'astreinte. Individu non fiché, mais deux faits
vraiment bizarres.
Primo, une info de la sûreté urbaine : un type a débarqué là-bas, complètement affolé. Il
prétend avoir recueilli un individu féminin qui errait au bord de la route, à
une quarantaine de bornes d'ici, à proximité de Raismes !
—
Manon Moinet ?
—
C'est l'identité qu'elle
lui a filée, oui ! Elle lui
aurait demandé de la
conduire dans le Vieux-Lille, puis elle l'aurait
agressé avant de sauter du véhicule, comme ça, à un feu
rouge, à l'entrée de la ville, au niveau de la porte
de Béthune.
—
Ça fait un sacré bout de
chemin à pied jusqu'à Vauban, quand même.
—
Surtout avec une tempête
pareille. Et le gars l'a regardée s'éloigner, tout con. Il lui vient en
aide, et elle lui colle une droite ! Il n'a pas dû piger
ce qui lui arrivait.
—
Il est toujours au 88 ?
—
Les collègues l'asticotent
un peu.
Lucie fit quelques pas en
arrière sous le porche pour
échapper à la pluie qui
commençait à l'atteindre.
—
Rappelle-les, demande-leur
de le garder ! Préviens aussi le commissariat ou la gendarmerie de Rais- mes,
qu'ils se tiennent prêts ! Tu as quelqu'un pour te remplacer à la perm ?
— Malouda.
—
OK. Embarque un binôme, on
doit se rendre là- bas. Moinet était à pied, donc proche du lieu de séquestration
présumé. L'individu du 88 saura t'y reconduire. Il faut agir très vite ! Je
vais essayer de choper une ambulance pour me ramener. Normalement j'arrive dans
dix minutes. Si je ne suis pas là, vous filez, reçu ?
—
Reçu. Mais attendez avant
de raccrocher! J'ai encore un truc louche concernant Moinet.
Greux marqua une pause.
— Alors ? T'attends quoi, là ? s'impatienta Lucie.
—
Il s'agit de sa mère, Marie
Moinet. L'adresse que vous m'avez transmise, à Caen... J'ai appelé. C'est un
type qui a répondu.
— Le père ?
— Pas vraiment. Le nouveau proprio de la maison.
— Quoi ?
—
Marie Moinet ne crèche plus
à cette adresse depuis trois ans.
—
Mince ! Comme si cette
histoire n'était pas assez compliquée. C'est pourtant l'info qu'elle m'a donnée
! Et tu as pu dénicher son adresse actuelle ?
— Bah, ouais. Le boulevard des trépassés...
— Quoi ?
—
Le boulevard des trépassés,
le cimetière quoi ! Cette femme est morte il y a presque trois ans.
—
Trois ans ? Tu déconnes ?
Sa fille vient de la réclamer !
—
Elle s'est foutue en l'air
dans un HP. Le 8 juillet 2004.
Lucie raccrocha. Elle n'y comprenait
absolument rien. La nuit risquait d'être longue.
Et tout à coup, de nouveau, la culpabilité.
Ses filles, éviter la nuit. Sa promesse...
Il lui suffisait d'appeler un officier de
remplacement et de rentrer. Le commandant n'apprécierait
pas, mais il comprendrait. Il l'aimait bien, elle, la
petite Dunker- quoise.
Ses filles, Manon. Manon, ses filles. Une
décision, vite.
Elle se précipita dans le hall des urgences.
Flavien se dirigeait à sa rencontre d'un pas alerte.
— Vous avez un instant ? l'interpella-t-il.
— Écoutez, je...
Elle réfléchit une seconde.
—
Je viens de recevoir un
appel. Je dois partir au plus vite pour Raismes, on y a vu votre
patiente en train d'errer au bord de la route. Je vais
envoyer un collègue pour veiller sur elle.
Flavien leva sa main en l'air.
—
Je crois que vous devriez
remettre votre voyage à plus tard.
—
Qu'est-ce qu'il se passe?
C'est Manon? Vous l'avez auscultée ? Elle n'a pas...
—
Elle se repose encore en
salle de soins. Mais c'est quand elle a ouvert les yeux, j'ai...
Il fronça les sourcils, l'air grave.
—
Suivez-moi... C'est
au-dessus, dans l'unité de
neurologie, que ça se
passe. Manon vous y attend...
—
Mais... Vous venez de me
dire qu'elle était en bas !
—
Je le sais bien, cher
lieutenant. Mais attendez-
vous à un choc. Parce que
je vous garantis qu'elle se trouve aussi en
haut.
5.
À la station Châtelet, Romain
Ardère se laissa bercer par le long tapis roulant qui le menait vers la ligne 4 du métro parisien, direction la gare Montparnasse. La sensation de l'air sur son visage lui fit du bien. Il inspira profondément. Le directeur de Mille et une étoiles appréciait le calme des couloirs en cette heure avancée de la soirée.
Depuis 5 heures du matin,
il ne s'était pas arrêté. Il revenait d'une
réunion importante avec les différents fournisseurs
d'équipements pyrotechniques, ses assureurs, son maître artificier, et
surtout, l'adjointe au maire de Saint-Denis.
Bilan de la journée ? Sa
petite société faisait partie de la short list pour le feu d'artifice du 14 Juillet à j ^ Saint-Denis. Pas encore la tour Eiffel, certes, mais on s'en approchait doucement, avec cette ville de presque cent mille habitants. Nom du projet : « L'Empire céleste ».
Avec une chance sur cinq
d'être retenu, Ardère possédait néanmoins un avantage de taille sur ses concurrents
: le « calisson d'étoiles », une bombe de sa composition, mélange secret de nitrate de baryum,
d'oxyde de strontium, de chlorure cuivreux et
d'un réactif complexe, qui libérait des grains de
lumière en forme de losanges multicolores. La précision
géométrique appliquée au charme de l'imaginaire. Du jamais vu.
L'homme au costume
impeccable, au style jeune et engagé, se
réjouissait d'avance. Un tel contrat permettrait à son entreprise de percer
hors de son département, le Maine-et-Loire, et d'aborder de nouveaux horizons. Lui qui n'était parti de rien pourrait bientôt embraser la France entière de ses shows féeriques.
Il emprunta un escalator.
Une fois sur le quai du métro, il plaça sa mallette entre ses jambes
et observa les jeunes, de l'autre côté des voies, qui
jouaient au football avec une canette de Coca.
L'intellect, face à la
racaille. À leur âge, lui bâtissait déjà le monde ;
eux s'y repaissaient. Il les méprisa.
Les wagons jaillirent de
leur bouche d'ombre. Ardère s'installa sur un strapontin, défit le
nœud de sa cravate et sortit des boules anti-stress de sa
poche, tatouées du logo de sa société. Il les fit
rouler entre ses doigts. Elles émirent un léger bruit
métallique qui le détendit. Boule rouge, boule bleue. Le Yin et
le Yang.
Lentement, il regarda sur
la droite. La vue d'un cercle graffité sur la porte coulissante lui rappela sa
pièce secrète, décorée d'instruments de cirque, de
ballons, de massues et, surtout, d'une large cible
jadis utilisée par un célèbre lanceur de poignards. C'était
dans ce petit local discret qu'il élaborait ses
amalgames éclatants. Son jardin secret. Sa raison de vivre.
Ardère fixa son reflet dans
la vitre latérale. À la station suivante, ses yeux se perdirent le long des
murs carrelés, attrapèrent la course aveugle des
passants et s'arrêtèrent sur les panneaux publicitaires,
dont la
plupart vantaient les mérites du dernier roman
de Stephen King.
Soudain, un bond dans sa poitrine.
Il se leva subitement et se faufila de
justesse entre les portes.
Face à lui, déployée sur trois mètres de haut,
une affiche.
Une femme sublime, aux iris d'un bleu
éclatant.
C'était bien elle. Aucun doute possible.
Ardère posa sa mallette et se tamponna le
visage avec un mouchoir. Ça bourdonnait sous son
crâne. La fatigue. Et le choc de ce portrait.
Il se ressaisit rapidement. Tout était loin,
et enterré. Il en vint même à sourire devant ce curieux
clin d'œil du hasard.
Mais il n'y avait pas de hasard.
Il attrapa la rame suivante, incapable de se
débarrasser de ce slogan, lu au bas de l'affiche : « Faites comme moi, avec N-Tech, n'oubliez jamais votre mémoire. »
Il serra les dents.
Cette garce de Manon Moinet était de retour.
Le lieutenant de police et
le médecin urgentiste sortirent de l'ascenseur et se dirigèrent vers le Centre
de la mémoire, dans l'unité de neurologie. Sur un
panneau en liège, près de l'accueil, étaient punaisées des affichettes sur Alzheimer, l'épilepsie, la maladie à corps de Lewy. Rien de bien réjouissant.
— Le visage de cette patiente me disait
vaguement quelque chose, expliqua Flavien. Puis ça a
fait tilt, tout à l'heure, quand elle a ouvert les yeux. Le
bleu si particulier de ses iris. On ne peut pas oublier un tel regard... En tout cas, pas moi ! Je me suis souvenu que je l'avais déjà vue, ici même, voilà tout juste deux heures, avant d'attaquer ma garde.
— Deux heures ? Ça me paraît vraiment difficile. Elle devait errer dans les rues de Lille, du côté de la porte de Béthune. Je pense que vous vous trompez.
—
À vous de me le dire...
Il ouvrit la porte d'une
salle de consultation.
Au fond, un poster,
accroché au mur. Lucie s'appuya contre le
chambranle. Elle n'en croyait pas ses yeux.
—
Bon sang ! Qu'est-ce que
c'est que ce cirque ?
En face d'elle, sur le
papier glacé : Manon.
Elle tenait un organiseur
électronique à la main. Au
bas de l'affiche, un
slogan publicitaire disait : « Faites comme moi, avec
N-Tech, n'oubliez jamais votre mémoire. »
— Docteur ! À quoi ça rime ?
Il haussa les épaules, perplexe.
— Restez ici, je vais chercher le professeur
Ruffaux ou l'un de ses collègues de garde... Je dois
retourner à mes urgences, m'occuper de notre vedette.
Tenez-moi au courant, cette histoire m'intrigue.
Lucie, à la fois subjuguée
et désorientée, acquiesça sans réussir à décrocher son regard de
l'affiche. Manon, tailleur beige, sourire éclatant, maquillage
léger, resplendissait de beauté.
Le lieutenant s'approcha de
la photographie. Qui était donc la victime en survêtement, trempée
et traumatisée, allongée en unité de soins ?
Elle sentit une présence dans son dos et se
retourna.
— Je suis le docteur Khardif, dit un homme de
type méditerranéen, à la stature imposante. Mon
confrère m'a demandé de venir vous voir, mais je n'ai
pas beaucoup de temps à vous accorder. Alors
essayez de faire vite s'il vous plaît. De quoi s'agit-il
?
Lucie se présenta et exposa
rapidement la situation. D'un geste un peu précieux, le neurologue,
corespon- sable du service de neurologie et pathologie
neurovas- culaire, fit crisser les poils de son bouc,
taillé avec la plus grande précision.
— Manon Moinet aurait été victime d'un enlèvement
?
— Vous la connaissez ?
— Pas vraiment, non. Mais depuis quelque temps, elle est devenue la figure emblématique de l'hôpital Swynghedauw.
— Pardonnez-moi si j'ai l'air de venir d'une
autre planète, mais... c'est quoi, cet hôpital
Swyn...
—
Swynghedauw, le bâtiment à
l'architecture colorée, une centaine de mètres plus haut... Ici, à Roger Salengro, nous diagnostiquons et traitons, entre autres, les pathologies du cerveau. Nos services se concentrent sur la
neuroradiologie, l'exploration fonctionnelle de la vision, les troubles mnésiques. L'hôpital Swynghedauw, lui, est
spécialisé dans la rééducation et la réadaptation des
troubles cognitifs et mnésiques importants.
Traumas crâniens et, dernièrement, amnésies rétrogrades et antérogrades.
—
Tout cela ne me dit pas
grand-chose.
Khardif s'installa sur un
fauteuil en cuir, derrière un bureau, puis
regroupa ses mains devant lui.
— Disons, pour faire simple, que l'hôpital Swynghedauw
a pour mission d'éviter qu'en quittant nos lits, les patients cérébro-lésés se retrouvent errants dans la nature, sans savoir qui ils sont, ni où ils vont.
—
Et Manon est l'une de
leurs patientes ?
— Elle est plus que cela. Grâce à elle, un
partenariat a été développé entre l'hôpital et les
organiseurs électroniques N-Tech. Neuronal Technology, vous connaissez ?
—
Je vois ce que c'est, oui.
— Ils ont monté ensemble un programme appelé MemoryNode. Un gros coup pour N-Tech, mais plus encore pour Swynghedauw. Une importante campagne de publicité vient d'être lancée par le fabricant d'organiseurs, qui
met en valeur l'aspect universel de son outil en prouvant que même les amnésiques, les sourds- muets ou les aveugles peuvent l'utiliser et mener une vie moins... difficile. Vous risquez d'apercevoir la photo de Moinet placardée un peu partout en France.
Lucie s'empara du petit
carnet fourre-tout qu'elle emportait
toujours avec elle.
Elle surprit le regard
curieux que le neurologue portait sur ses rangers et son jean moulant.
— J'avoue que j'ai du mal à saisir, reprit-elle,
gênée de son accoutrement. Si Manon Moinet est une
de leurs patientes, de quoi souffre-t-elle,
exactement ?
Le médecin lui tendit
délicatement le stylo qui
dépassait de la poche de
sa blouse.
— Je ne l'ai jamais soignée personnellement, je
n'ai pas eu accès à son dossier. Vous devriez vous
entretenir avec son neurologue. Moi, je ne puis vous donner qu'une vision assez... théorique de son affection. Une conception globale, qui ne s'applique pas forcément au cas Moinet.
— Je vous écoute.
Il inspira longuement.
— D'un point de vue pathologique, Manon Moinet souffre d'une amnésie hippocampique, appelée, de manière plus schématique, antérograde...
— Génial. Vous pourriez traduire ?
Il continua sans sourire :
— Cette amnésie se caractérise par une
incapacité à fixer les nouveaux souvenirs. Sans entrer dans
des explications compliquées, les patients qui en
souffrent peuvent promener leur chien vingt fois par
jour sans s'en rendre compte. S'ils manquent
d'organisation, ils ne parviennent plus à mener une vie normale.
Ils se mettent à accomplir des actions aberrantes. Se
nourrir deux fois d'affilée par exemple, puisqu'ils
oublient qu'ils ont déjà mangé. Si vous retournez voir
Moinet, tout à l'heure, elle ne vous reconnaîtra pas.
Lucie nota les mots-clés de
la conversation. Le comportement de Manon, cette terreur qu'elle semblait res- sentir dans la résidence Saint-Michel, lui
paraissait à présent plus logique. Elle demanda au
spécialiste :
— Un peu comme Alzheimer ?
Khardif secoua la tête en
émettant des petits bruits de succion.
—
La maladie que l'on
placarde sur n'importe quelle pathologie en rapport avec la
mémoire... Non, non, non... Alzheimer est une pathologie
neurodégé- nérative. La personnalité se dégrade au fil
du temps, jusqu'à la démence. Ce n'est pas le cas pour
Manon Moinet, loin de là. Elle a conservé
l'ensemble de ses facultés intellectuelles, son caractère, son
énergie. Et croyez-moi, pour convaincre une société comme
N-Tech de verser des fonds à l'hôpital, il a dû en
falloir, des qualités ! En réalité, cette stabilité
relative est sûrement due au fait que ses autres mémoires ont été épargnées,
parce qu'elles se situent dans des zones moins sensibles au manque d'oxygène ou de glucose.
— Ses autres mémoires ?
Khardif se leva.
—
Pendant tout le xxe
siècle, la médecine n'a jamais fait la
différence entre le souvenir de ce que l'on a préparé à dîner, et celui de la
manière dont on l'a préparé. Pourtant, ces
deux souvenirs stimulent des mémoires différentes,
dans des zones distinctes de l'encéphale. Mais il me faudrait toute une vie pour vous expliquer les mystères qu'abrite notre cerveau... et j'ai des obligations.
Sachez juste que les patients atteints par ce genre de troubles se rappellent très bien leur passé, savent encore conduire une voiture ou jouer du piano, et sont parfaitement capables d'apprendre. Pas de retenir des visages,
des phrases, des chansons, mais d'apprendre des
gestes, des automatismes. Mettre une ceinture de
sécurité, éteindre la lumière, se lever quand un réveil sonne...
— Une espèce de conditionnement ?
—
Exactement, c'est le
terme employé, le conditionnement. Le problème de taille est que ces personnes
ignorent complètement que les tours du World Trade Center ont été détruites ou que le pape JeanPaul II est mort. Elles vivent dans un
présent furtif, avec un passé qui s'efface au fur et à mesure
et un futur qui n'est qu'illusion. Il m'est arrivé
de rencontrer un sujet atteint d'une encéphalite à herpes
simplex, persuadé de vivre en 1964, et qui ne
comprenait pas que les autres, autour de lui,
vieillissaient. Il répétait perpétuellement
la même chose, ne pouvait pas enregistrer trente lignes d'un texte sans en
oublier le début, tenait un journal intime où il notait
toujours cette même et unique phrase : « Je viens de me
réveiller. » L'information ne se stockait plus dans sa
mémoire à long terme, celle des souvenirs, celle qui
permet aussi de lire un roman ou de regarder un film sans
perdre le fil de l'intrigue.
— Vous voulez dire que... Manon pourrait
ignorer que sa propre mère est décédée ? Qu'elle
pourrait ne pas se remémorer un événement qui pourtant la
touche au plus profond d'elle-même ?
—
Si cela s'est produit
après son accident cérébral, oui. Comme j'ai
essayé de vous l'expliquer, les imprimantes qui fabriquent les souvenirs,
appelées hippocampes, n'ont plus d'encre. Vous êtes policier. Considérez, pour comprendre, qu'elle est sous l'emprise permanente de benzodiazépines ou de GHB, votre drogue du violeur.
Buvez deux coupes de champagne, avalez un
somnifère et vous aurez un aperçu de ce qu'elle ressent
à chaque seconde. Tout cela est purement chimique, voire électrique : quand vous coupez un câble, le courant ne passe plus.
Lucie peinait à assimiler
l'information, tant ce phénomène cérébral défiait toute logique. Que se
passait-il quand Manon cherchait à joindre sa mère ?
Apprenait- elle à chaque fois son décès ? S'écroulait-elle
alors en larmes, avant d'oublier la raison de son
chagrin ?
Comment réussissait-elle
tout simplement à vivre ?
À sortir, à manger, à
faire ses courses, à retirer de l'argent, à
savoir où elle allait ?
Tant de questions,
d'inconnues. Lucie en restait interdite. Le
neurologue l'interrompit dans ses pensées :
— Pourriez-vous me rendre mon stylo, s'il vous plaît ? C'est un Faber-Castell, j'y tiens beaucoup.
De ses doigts de
couturière, il le replaça exactement au même endroit,
sur le bord de la poche.
— Je vais devoir y aller. Je vous le répète, je
ne connais pas le dossier de cette patiente,
elle n'a jamais été traitée dans notre centre. Par contre, je
peux vous donner le nom de mon confrère. C'est lui qui
est en charge du programme MemoryNode, il est
neurologue et travaille en permanence avec des
neuropsychologues qui suivent, eux aussi, Manon Moinet...
— Je vous écoute.
—
Charles Vandenbusche.
Mais ne cherchez pas à le joindre cette nuit, Swynghedauw est un
hôpital de jour, et les médecins ont horreur des appels
à leur domicile. Les journées pèsent déjà assez
lourd...
— Malheureusement, les victimes ne peuvent pas toujours attendre.
Khardif continua sans tenir compte de la
remarque :
— Vous venez de plonger dans l'une des zones
les plus mystérieuses et les plus excitantes de
l'histoire de la médecine, chère inspectrice... La mémoire.
Un labyrinthe élastique constitué de milliards
de chemins différents.
— Lieutenant, pas inspectrice.
— Pardon ?
— Je suis lieutenant, pas inspectrice. Et
j'avoue que cela ne m'excite qu'à moitié, parce que j'ai
en face de moi une femme qui sera probablement incapable
de reconnaître son agresseur... Une dernière
chose. En quoi consiste précisément ce programme
Memory- Node?
—
C'est une chance pour les
amnésiques. Un moyen de leur rendre un semblant de mémoire,
grâce à un N-Tech adapté avec des fonctions
spéciales. Photos, enregistrements audio, boutons « Qui », « Quoi », « Où », « Comment »... Une sorte de mémoire prothé- tique... Mais allez voir Vandenbusche. Il prendra certainement le
temps de vous expliquer tout cela.
Le portable du neurologue se mit à sonner.
Khardif répondit. Après
avoir raccroché, il dit, en s'éloignant vers
la porte :
—
C'était le docteur
Flavien. Il veut vous voir de toute urgence.
Lucie pénétra dans la
chambre, précédée par Flavien. Manon semblait dormir paisiblement, la tête
enfoncée dans un grand oreiller.
— Hormis les marques aux poignets et aux chevilles,
je n'ai pas constaté de sévices particuliers, expliqua le médecin.
— Elle n'a pas été violée ? demanda Lucie à
voix basse.
— Non... Vous pouvez parler normalement, elle
ne risque pas de se réveiller. Comme elle s'est brusquement agitée, tout à
l'heure, nous lui avons administré un léger sédatif. Son sang et quelques
cheveux sont partis en toxico, pour analyse. Mais elle n'est pas déshydratée et
ne souffre pas de carence nutritionnelle. De plus, ses ongles coupés excluent
l'hypothèse d'un enfermement prolongé. Ses pieds très gonflés prouvent qu'elle
a dû marcher sur une longue distance. Pas de coups, pas de blessures, sauf cette
plaie dans la paume de sa main gauche...
Lucie l'interrompit :
—
Cette inscription, ce «
Pr de retour ». Une idée ?
— Des incisions réalisées avec un objet très
tranchant.
— Sacré scoop...
Il prit la main de Manon et la retourna.
—
Vu la profondeur,
l'auteur de cette barbarie n'a pas fait dans le détail... Mais ce n'est pas
tout...
Flavien souleva les draps avec précaution.
Lucie contracta les mâchoires.
— Merde...
Le ventre de Manon était traversé par deux
larges scarifications. Des cicatrices blanchâtres, régulières, indélébiles, et
qui formaient comme des lettres, des mots, des phrases, en apparence
incompréhensibles. Sauf si...
Lucie inclina la tête.
— Qu'est-ce que...
Elle se recula vers le pied du lit.
—
Oui... Ces scarifications
ont été faites de manière à pouvoir être lues dans un miroir, expliqua Flavien.
Chose curieuse, quand on les regarde bien, elles diffèrent assez l'une de
l'autre. Comme s'il s'agissait de deux graphies.
—
Vous pensez qu'elles sont
l'œuvre de deux personnes différentes ?
—
Oui, je crois. Et pour
avoir cicatrisé comme ça, il faut qu'elles aient été faites il y a au moins un
mois.
Lucie tenta de déchiffrer les inscriptions.
Sous la poitrine, une phrase : « Rejoins les fous, proche des Moines ». Et,
juste en dessous : « Trouver la tombe d », avec un long trait qui filait vers
la gauche, après le « d ». À l'évidence, la « gravure » avait été violemment
interrompue, la lame avait mordu la chair sur près de dix centimètres.
— Mince... À quoi ça rime ?
—
Je l'ignore. En tout cas,
ce qui est sûr, c'est qu'elle est obligée d'affronter ces deux phrases tous les
jours,
quand elle se regarde dans la glace pour
faire sa toilette. Elle n'a aucun moyen de les éviter. Un peu
comme...
—
Des stigmates...
—
Oui. Ou une punition.
Lucie observa l'épaule
droite de Manon, tatouée d'un coquillage, puis
se laissa bercer quelques instants par le battement hypnotique de l'électrocardiogramme, juste à gauche, avant de demander brusquement à Flavien :
— Docteur, vous pouvez la réveiller? Je... Je
dois l'interroger !
— Pas pour l'instant! Et, de toute façon, que croyez-vous qu'elle vous dira ? Elle ne se souvient probablement pas de la signification de ces entailles !
— Elle s'en rappellera, forcément. Ces marques
l'ont fait souffrir, elle... elle n'a pas pu
oublier. Combien de temps ? Dans combien de temps je pourrai lui
parler ?
— Une ou deux heures. Mais à son réveil, elle
aura besoin du plus grand calme. J'ai l'impression
que vous n'avez pas très bien saisi toute la
situation.
Il attrapa Lucie par le
coude et l'entraîna à l'autre bout de la
chambre.
— Quand elle émergera, elle ne reconnaîtra personne.
Elle ignorera la raison de sa présence ici et elle ne saura pas non plus ce qu'elle a fait ces dernières années. Elle est prisonnière du présent, il faut que vous compreniez ! Certains amnésiques oublient même qu'ils sont amnésiques, ils tournent dans leur bocal comme des poissons rouges ! Ces taillades, sur son ventre, sont peut-être ses seuls repères. Ou au contraire un supplice à supporter chaque jour. Dans tous les cas, allez-y mollo, d'accord ?
Lucie acquiesça, un peu
grimaçante. Une douleur se réveillait dans
son mollet. Trop de footings, ces derniers jours...
—
Dites, fit-elle. Le
docteur Khardif m'a donné le nom de son
psychologue, un certain Vandenbusche...
— Son neurologue, plutôt...
Flavien sembla hésiter.
—
D'accord, je vais essayer
de le joindre... Moi aussi, j'aimerais en savoir un peu plus sur
cette histoire de dingues.
Lucie sentit la vibration de son portable
dans sa poche.
— Lieutenant ? Ici Greux !
Le major hurlait dans l'appareil. Sa voix
tentait de couvrir le grondement de la pluie qui
s'abattait sur la voiture de police.
—
On a fait comme vous avez
dit, on vous a pas attendue ! On vient d'arriver aux alentours
de Rais- mes, sur les lieux signalés par l'individu
qui avait embarqué Manon Moinet ! En fait, les
collègues de la gendarmerie étaient déjà là à cause d'un
accident provoqué par une saleté de branche !
— Vous tenez quelque chose ? demanda Lucie.
—
Bah, je veux ! Quelque
chose qui risque de vous plaire ! Ou de vous déplaire, j'en sais trop
rien ! Quand on leur a raconté que la fille avait
été découverte à cet endroit exact, ils n'ont pas tergiversé ! Il n'y a rien aux alentours, hormis un refuge de chasseurs, à cinq cents
mètres de là, dans une espèce de sous-bois ! Eh
bien, vous savez quoi ? Bingo !
Il se racla la gorge.
—
Je reviens juste de la
cabane ! Je pense qu'on a
affaire à un truc sérieux
! Faudra peut-être penser à réveiller du
monde !
— Quoi ? Un corps ?
Il brailla plus fort encore.
— Bah pas vraiment, non !
Mais faut vous amener, c'est inexplicable, j'ai jamais vu ça de ma vie ! On...
On nous a posé un ultimatum ! Si on en croit les marques sur les murs, si on
ne se magne pas, ce corps, il risque de pas tarder !
8.
L'air satisfait, Anthony
replia son téléphone portable et le fourra dans sa poche.
Aux dernières nouvelles,
la flic venait de récupérer sa voiture dans
le parking juste en bas et filait sur Valenciennes.
Pourquoi n'était-elle pas montée jusqu'à l'appartement cinq minutes, histoire de vérifier que tout roulait ? Drôle de gonzesse.
En tout cas, elle ne
reviendrait pas de sitôt. En bonne mère,
malgré tout, elle l'avait questionné sur son activité. Il avait alors simplement raconté qu'il remplissait des grilles de Sudoku, dans le fauteuil face aux jumelles, et qu'elles dormaient à poings fermés.
Certain qu'il ne serait
pas dérangé, l'étudiant partit en exploration.
Grâce aux interrupteurs à
intensité variable - le seul dispositif un
peu high-tech de l'appartement -, il tamisa la
lumière, ce qui lui permit de voyager au cœur de ce petit trois pièces sans risquer d'éveiller les mouflettes.
L'ordinateur, d'abord. Il
alluma le moniteur. Tiens, tiens, une
connexion ouverte sur Meet4Love, un site de rencontre. En pleine page, le profil de la flic : « La trentaine épanouie, dynamique, couche-tard et lève-tôt. Caractère dunkerquois, poigne dure et cœur tendre. Aime le mystère et la magie d'un regard. Réserver une grande place pour mes deux filles. » Anthony, un sourire moqueur aux
lèvres, prit soin d'éteindre l'écran et décida de s'intéresser au meuble dans l'angle du salon. À son arrivée, il avait vu la flic y ranger dans l'urgence des papiers et des bouquins. Elle devait ignorer que plus curieux que lui, ça n'existait pas.
Dans le tiroir du haut, un ouvrage sur le
vaudou, avec des pages arrachées. À l'intérieur, des
dessins de jumeaux. Des espèces de cérémonials cruels,
photographiés par l'auteur du livre. Vraiment bizarre. Sous le bouquin, des photocopies. Etudes détaillées, dossiers médicaux, apparemment confidentiels, sur des tueurs en série américains, avec des clichés bien sanglants comme il fallait.
Un peu ébranlé, Anthony commença à
s'interroger. Qui était donc cette Lucie Henebelle, la
nana bien élevée et polie qu'il ne croisait que brièvement le
matin et le soir, qui n'invitait ni meufs, ni mecs, ne
faisait jamais de bruit, ni de fêtes ? Que fichait la mère de
deux petites avec de telles monstruosités ? Lui qui
s'intéressait principalement à la robotique et à la fabrication « artisanale » de décodeurs de chaînes cryptées pour la famille... Tout cela lui paraissait bien loin de son monde.
Cela ne l'empêcha pas d'ouvrir un vieux
grimoire sur la dissection, intitulé Anatomia Magistri Nicolai Physici,
dissimulé sous de la paperasse. Il s'agissait d'un original, aux pages légèrement piquées. Des croquis extrêmement
minutieux présentaient les coupes des différents
muscles du corps humain. Certains dessins montraient un homme attaché en
croix, tailladé de grandes
fentes pourpres par des savants à la barbe fournie. Un hymne à la douleur.
Quand il tomba sur des
feuillets tachés de sang - du vrai sang, il
en aurait mis sa main à couper -, il rabattit la couverture et replaça précipitamment le livre bien au fond du tiroir.
« Arrête un peu de
flipper ! T'as plus quinze ans ! »
La vue des mômes
endormies le rassura, il se ressaisit. Sachant que Henebelle ne risquait pas
de le surprendre, il se décida à aller explorer sa chambre, histoire de se changer les idées. Il veillait sur les petites, il ne
faisait rien de mal... Il s'occupait un peu, voilà tout. Et puis, photographier avec son portable la petite culotte d'une inspectrice plutôt bien roulée... Joli trophée de chasse...
Il tourna la poignée et
ôta ses Reebok, s'assurant ainsi de ne pas
abandonner d'empreintes sur la moquette. Pas
flic, mais pas con non plus.
La pièce était propre et
très sobre, comme dans le reste de
l'appartement. Pas de bibelots inutiles. Juste une brosse à cheveux sur le lit, des photos des jumelles, ainsi qu'un
bouquin. Encore un truc d'horreur. Le dernier roman
de Grangé, une histoire de meurtrier déjanté...
Décidément, à quoi
carburait cette bonne femme ? Les flics de la
PJ n'en avaient pas assez de leurs journées pour, le soir, se gaver encore de
trucs gore ?
Au-dessus d'un haut bahut
en pin, sur la droite, l'éclat bleuté d'un pistolet attira son
regard. Du bout des doigts, il tira sur le holster en cuir.
Sur le côté, une pochette
fermée avec un bouton pressoir. À l'intérieur, une clé minuscule, qui ouvrait
sans doute un coffre, ou un casier personnel au
commissariat. Il la remit à sa place et sortit le Sig
Sauer 9 mm de son étui. L'arme glissa dans le creux de ses
mains. À vingt- deux ans, il n'avait jamais tenu un tel
engin, et en ressentit une étonnante sensation de puissance. Il retourna le semi-automatique, le soupesa, se surprit à viser une lampe de chevet, une paupière baissée.
Un « Pan ! » filtra entre
ses dents. Quel sacré revolver ! Non, pas « revolver », mais pistolet, sans
barillet. La seule chose qu'il connaissait sur les
flingues, à force de s'abrutir de séries télé. Sig
Sauer, chargeur 15+1. Était-il chargé, justement ? Cette
folle s'en était- elle déjà servi, du côté de Lille-Sud ou
dans les coins chauds de Roubaix ?
Il se sentit soudain mal
à l'aise. Ce jouet pouvait tuer. Il le
rengaina et le repositionna exactement à la même place. Henebelle n'y verrait que du feu.
Il allait examiner
l'intérieur du bahut, mais une armoire au
vitrage teinté, calée dans un renfoncement, retint son attention. Il s'accroupit, voulut en ouvrir la porte. Verrouillée. Il plaqua son front sur le carreau. À l'intérieur, une masse ovale... Il n'arrivait pas vraiment à voir ce
que c'était. Un machin d'apparence bizarre, en
tout cas.
Un tas de photos
traînaient sur le meuble. Il les parcourut rapidement du regard. Sur l'une
d'elles, Henebelle, gamine, une dizaine d'années, encadrée par ses parents. Fille unique, apparemment, et vieux pas bien riches, à en juger par leurs fringues et la façade de leur pavillon en crépi usé. Une fille d'ouvrier, de travailleur à la
chaîne, à tous les coups. Aujourd'hui elle devait se sentir toute puissante, avec son uniforme... Anthony gloussa, puis s'intéressa aux autres clichés. Les jumelles avec une glace à la crème, les jumelles à la mer, les jumelles dans leur bain... Chose certaine, elle aimait ses bambins.
Il s'intéressa de nouveau
à l'armoire. Qu'avait-elle à cacher
là-dedans ? Un orteil ? Une oreille ? Un doigt coupé ?
Il fallait trouver la
clé. S'agissait-il de celle à l'intérieur de la ceinture de cuir ? Une clé
qu'elle devait utiliser souvent, puisqu'elle la gardait en sûreté, auprès d'elle. Une clé qu'elle ne voulait pas perdre, ni laisser traîner n'importe où.
Sauf que, ce soir...
Il posa le holster sur la
couette et récupéra le petit morceau de
métal. Quand il le pressa dans sa main, il marqua un temps d'hésitation. Pouvait-il violer l'intimité de cette
femme à ce point ? Bah ! Il garderait cet écart de conduite pour lui. Quand on fabrique des décodeurs pirates, on sait rester discret.
La clé s'enclencha à la perfection dans la
serrure.
Tandis qu'une vague
d'angoisse montait dans sa gorge, il
écarta lentement la vitre et saisit une large feuille plastifiée.
Une radiographie. Ou,
plus précisément, une écho- graphie.
Il s'approcha de
l'ampoule du plafonnier et se mit à observer en
détail sa trouvaille. On pouvait distinguer une tache transparente et deviner une forme en haricot. Ou plutôt, deux formes.
Des jumeaux.
Il haussa les épaules. Sa
déception était immense.
Alors, c'était que ça ?
La simple photographie des deux fillettes
avant leur naissance ?
Il se pencha de nouveau
et découvrit une deuxième échographie,
qu'il ne prit pas le temps de consulter. Parce que, derrière, se dressait quelque chose.
Quelque chose d'inimaginable.
Son visage se tordit en une infâme grimace.
Lucie se frotta les
paupières. Le chauffage de sa vieille Ford
peinait à supprimer la buée à l'assaut du pare-brise. Le mois précédent, des crétins avaient cassé l'antenne radio sur le toit et, cerise sur le gâteau, des gouttelettes perlaient à présent à l'intérieur de la voiture. Avec son salaire de lieutenant et les primes, elle avait cru pouvoir vivre plus aisément que dans son petit pavillon de Malo-les-Bains. Mais Lille était une ville chère, et les loyers hors de prix. Sans compter les frais de nourrice qui mangeaient plus du tiers de ses revenus. Alors, pour une nouvelle voiture, elle pouvait toujours rêver...
Une demi-heure qu'elle
roulait en direction de Valenciennes. La pluie ne faiblissait pas.
Au loin, elle aperçut enfin les lumières d'un périmètre de
sécurité. Elle s'approcha encore. Des pompiers et des
gendarmes, trempés comme des gardiens de phare. Derrière eux, deux véhicules encastrés, œuvre de gomme et de métal plissé.
Lucie se gara sur le
bas-côté, derrière une autre voiture, et boutonna son caban jusqu'au cou. Elle
récupéra une lampe dans son coffre et un K-way qu'elle déploya au-dessus d'elle. Elle se dirigea en courant vers un pompier.
— Lucie Henebelle ! Police judiciaire de Lille
!
L'homme tendit le bras en direction de la
forêt.
— Par là ! cria-t-il. En face, à trois cents
mètres ! Il y a un collègue à vous !
— Et l'accident ? Que s'est-il passé ?
— Une branche, sur la route ! Véhicules en
choc frontal ! On désincarcère encore !
— Des morts ?
— Deux! Je vous laisse! On n'a jamais vu un temps pareil ! On est débordés depuis hier !
Lucie enfila son K-way.
Une dizaine de personnes
s'activaient, d'autres,
quelques mètres plus loin, observaient. Silhouettes sombres enfoncées dans la
nuit. Il en fallait toujours, à proximité des
accidents. Des consommateurs de morbidité, venus de nulle
part.
À la lueur de sa lampe,
elle s'engagea sur un chemin boueux à travers les arbres. Que faisait-elle là, loin de ses gamines ? Tout était allé si vite.
Elle pensa au calvaire
qu'avait dû vivre Manon,
paumée, incapable de se
repérer, avec cette seule phrase au creux
de sa main : « Pr de retour ». Peut-être de l'automutilation. Pour se forcer à fuir. Et comprendre la raison de
cette fuite.
Lorsqu'elle parvint au
refuge, ses rangers et son jean étaient
noirs de boue. Greux discutait avec deux gendarmes en uniforme, à l'abri sous le porche de la cabane. Lucie les salua en retirant son K-way. Elle secoua ses cheveux et tenta de s'égoutter au mieux.
— Attention où vous mettez les pieds, la
prévint l'un des gendarmes au moment où elle
poussait la porte.
À peine pénétra-t-elle à
l'intérieur qu'elle aperçut comme une mer
ondoyante, jaune et rouge. Elle s'immobilisa.
— Des allumettes, fit Greux qui la suivait,
une puissante torche à batterie à la main. Je ne pense pas en avoir utilisé autant dans toute ma vie de fumeur.
Les petits morceaux de
bois tapissaient les trois quarts de la
surface du sol. Combien y en avait-il ? Des milliers ?
Dans un angle de la
pièce, Lucie repéra des cordes. Elle releva la
tête. Sur le mur de gauche, cette phrase peinte en rouge, avec une substance qui ressemblait à du sang : « Ramène la clé. Retourne fâcher les Autres. Et trouve dans les allumettes ce que nous sommes. Avant 4 h 00. »
Lucie remarqua des traînées de boue sur le
côté.
— Ce sont eux qui ont piétiné ?
murmura-t-elle.
— Bah ouais, répliqua le major. Ils ont
débarqué un peu avant nous, mais ça va, ils ont fait
gaffe, ils ont pas trop pourri l'endroit. La scène est
intacte.
— Et toi ? Tu es venu seul ?
— Vous avez pas vu Adamkewisch sur la route ?
Il est resté près de l'accident. Il y a deux
morts, il essaie de voir s'il n'y a pas de rapport avec tout
ce bordel... Même si c'est improbable... Enfin, vous le
connaissez, toujours à fourrer son nez partout...
Greux se moucha et demanda :
— Vous pouvez enfin m'expliquer ce qu'il se passe ? C'est qui, cette Manon Moinet qui croit dur comme fer sa mère vivante alors qu'elle est morte depuis des plombes ?
La jeune femme résuma la
situation à son collègue. L'errance de
Manon. Les urgences. L'amnésie.
—
Ça, c'est une sale
histoire, conclut Greux en lissant sa moustache.
Lucie agita son portable entre ses doigts,
les lèvres serrées. Son jean mouillé lui collait à la
peau. Une sensation très désagréable.
—
Bon... Il faut figer la
scène. J'appelle l'astreinte du LPS[5].
Qu'ils nous envoient une équipe pour les prélèvements primaires, en attendant
qu'il fasse plus clair.
—
Vous êtes sûre ? Les IJ[6]
n'aiment pas trop qu'on
les dérange la nuit. On
n'a pas de corps.
—
La séquestration est
punissable d'au moins vingt ans d'emprisonnement,
alors ces messieurs, crois-moi qu'on va les
déranger. Et t'as vu la tronche du message ? Tu as un appareil photo ? Des
rubans PN ? Des gants en latex ? J'aimerais regarder de
plus près.
—
Bah non, j'me promène
pas avec la tenue de lapin blanc sur moi.
— Et dans le coffre ?
— On a bien quelques bricoles...
— Un aller-retour sous l'orage, ça te tente ?
—
On appellerait pas
Adamkewisch ? Il est à proximité !
—
Non. Je préfère qu'il
continue là-bas. Tu ne voudrais quand même pas que j'y aille moi-même ? La galanterie, t'en fais quoi ?
Greux bougonna, boutonna son duffle-coat et
disparut dans le déluge.
Lucie ausculta la serrure et considéra les
gendarmes qui grillaient une cigarette à l'abri. L'un
d'eux propulsa d'une pichenette une allumette consumée.
— Évitez de contaminer l'endroit !
râla-t-elle. Il faut préserver la scène au maximum ! Vous le
savez bien, non ?
— La PJ lilloise en pleine action ! lâcha le
plus ventru en se retournant. Vous avez vu l'ombre d'un cadavre, vous ?
Encore un délire de jeunes, à tous les coups ! Ou des écolos, ils en sont bien capables ! Ils sont un poil nerveux ces derniers temps ! Eux et les chasseurs, vous savez...
Il haussa les épaules, avant de continuer :
— Passez-moi l'expression, mais je comprends
pas bien ce que les Lillois viennent foutre
dans notre patelin pour des tags et des allumettes dans une cabane paumée ! On nous fait moisir ici ! On nous empêche de faire notre boulot alors qu'on a un accident sur les bras, et avec ce temps ça risque de pas être le seul !
Lucie ne répliqua pas.
Elle choisit d'adopter un ton plus
conciliant.
— Ce refuge est tout le temps ouvert ?
— Oui. De toute façon, y a rien à voler, rien
à démolir. C'est qu'un vulgaire abri. Un
toit, un plancher, quatre murs.
— Et la clé ? La clé de cette porte ? Où se trouve- t-elle ?
— Ah ! Ah ! Vous réfléchissez déjà à ce
message ? « Ramène la clé » ? Vous chômez pas, vous !
Qu'est- ce que j'en sais ? Faudrait peut-être
passer à la mairie. Mais attention, pas avant 9 heures demain
matin. Sinon, ce sera fermé.
Son collègue esquissa un
sourire et tira de nouveau sur sa
cigarette.
Lucie comprit qu'il
était inutile d'insister. Elle observa
attentivement le sol autour de la cabane. Boue, eau, mélasse. Avec ce qui tombait, aucune chance de prélever la moindre empreinte.
Elle promena son regard sur les arbres
alentour. Un ravisseur. Un abri isolé, inoccupé. Un
message d'avertissement, incompréhensible. Une énigme tordue. Des signes annonciateurs d'un sacré boxon.
Le Professeur... Un dossier géré par Paris,
dont elle connaissait à peine plus que ce qu'en
avaient dit les médias : un tueur à l'esprit
particulièrement retors. Imprévisible.
Et jamais interpellé.
Presque quatre ans... Comment l'auteur de
six meurtres aurait-il pu s'interrompre et se
mettre en veille si longtemps ? À de très rares
exceptions près, jamais les tueurs en série n'agissaient de
la sorte. Leurs pulsions, leurs fantasmes les en
empêchaient. Ils devaient tuer, répéter leurs crimes, sans
cesse. Elle regretta amèrement de ne pas avoir eu accès
à plus d'informations sur cet assassin.
Quand Greux réapparut, hors d'haleine,
Lucie ôta ses chaussures, ses chaussettes, et sous le
regard amusé des gendarmes, enfonça ses pieds
mouillés dans des sachets plastique avant d'enfiler une
paire de gants en latex. Elle regagna l'intérieur du
refuge, bientôt suivie par son collègue, et mitrailla la pièce de photos. Puis, en prenant soin de ne pas déplacer trop d'allumettes sur son
passage, elle s'approcha des morceaux de corde.
— Des traces de sang... Manon avait la main
tailladée... Vu la longueur des liens, son ravisseur a dû la ligoter des pieds à la tête. Les extrémités sont brûlées pour éviter que le nylon s'effiloche, donc ils n'ont pas été coupés.
— Elle se serait détachée comment, alors ?
—
Je ne vois pas de
nœuds... Quand on se détache, il reste
toujours des nœuds. Le nylon enroulé garde une forme particulière, non ?
—
Peut-être, oui. J'suis
pas expert dans les jeux sadomaso.
—
L'autre truc étonnant,
c'est que les liens sont tous regroupés
au même endroit. Presque rangés... Il faudra
vérifier dehors, mais a
priori, je ne vois pas
de bâillon...
—
Bah... Il n'y avait pas
grand risque qu'on l'entende. On peut pas dire que ce soit la
foule dans le coin. En plus, il pleuvait comme vache qui
pisse.
— Ouais... Ou alors, elle était inconsciente...
Elle observa les murs un à un, avec une
attention chirurgicale.
—
Le type avait dû
repérer l'endroit pour s'assurer qu'il ne
serait pas dérangé durant la mise en place de son « effet »...
— Un gars du coin ?
— Pas forcément.
Elle réfléchit à voix haute :
—
Il l'amène ici ligotée
et inconsciente. Il la pose dans l'angle
et défait ses nœuds, inscrit son avertissement sur le mur, répand ces kilos
d'allumettes, avant de disparaître. À son réveil, Manon n'a
plus qu'à s'évader, abandonnée à son amnésie.
—
Vachement logique...
Enlever quelqu'un pour le laisser fuir
ensuite...
Sans répondre, Lucie se pencha vers les
allumettes.
—
Il s'est peut-être
juste servi d'elle pour nous orienter ici
et nous délivrer son message. Une personne incapable de se souvenir de son
visage. Ce qui implique qu'il la connaissait, de près ou
de loin... Ou alors, il a eu accès à son dossier médical.
Puis il y a ces étranges cicatrices... Peut-être que...
« La voilà repartie dans son trip... » se
dit Greux en soupirant.
—
Mais pourquoi tant
d'efforts? s'interrompit Lucie.
Pourquoi pas un simple coup de fil anonyme qui nous aurait directement amenés ici ?
—
Pour la beauté du
geste, à coup sûr, répondit ironiquement le major. Le coup de fil ? Trop
minable.
Lucie releva légèrement le menton.
— Tu te fous de moi ?
—
Non, mais bon... En
général, on n'a pas vraiment affaire à des
lumières...
Lucie se redressa, les mains sur les
genoux.
—
Note... Note qu'il
faudra vérifier si la branche qui a provoqué
l'accident n'a pas été sciée. Notre kidnappeur serait bien capable d'avoir
poussé son délire jusque-là.
Greux mordilla le capuchon de son stylo
sans ouvrir son carnet.
—
Bon là, faut quand même
pas abuser... Ils n'existent que dans les films et dans votre tête, ces
malades.
Lucie le fusilla du regard. Greux se mit à
rougir, soudain conscient de sa bévue. Tous, à la
brigade, connaissaient son abominable histoire avec
cette gamine diabétique. « La chambre des morts », où la
réalité avait largement dépassé la fiction.
La flic finit par s'orienter vers les
curieuses inscriptions.
— Peinture... constata-t-elle.
—
Heureusement. Vaut
mieux ça que... Enfin, vous comprenez...
—
Oui, je vois. « Ramène
la clé. Retourne fâcher les Autres. Et
trouve dans les allumettes ce que nous sommes. Avant 4 h 00. » Quel charabia ! J'ai
horreur de ça ! Quelle clé ?
— Toutes ces allumettes, vous avez une idée ?
Lucie secoua la tête.
—
« Trouve dans les
allumettes ce que nous sommes. » Peut-être qu'il faudrait les compter... Mais
ça nous prendrait des heures. Sans oublier
qu'on a une chance sur deux de se tromper. Il y en a
tellement.
—
Et quand bien même ?
Pour sûr on obtiendra un nombre, cinq
mille, dix mille ou quinze mille. Voire dix mille cinq cent quarante et un ou quinze mille cinq cent soixante-neuf. Et alors ? Ça nous avancerait à quoi ?
Lucie pivota sur elle-même.
—
Il nous manque la clé.
Qui sont les Autres ? Tu remarqueras
qu'il a noté ce mot avec une majuscule.
Greux relut rapidement la phrase sur le
mur.
— Bah ça non, j'avais pas vu !
—
Non mais c'est pas vrai
! Là, ça commence à bien faire, major, OK ?
Lucie considéra sa montre, nerveuse.
—
Il nous reste à peine
trois heures... Il faut compter, je suis persuadée qu'il faut compter...
—
Franchement, j'suis pas
chaud. J'ai déjà les yeux explosés.
Elle se baissa de nouveau, ses doigts
glissèrent sur les fines tiges de bois.
—
« Trouve dans les
allumettes ce que nous sommes. » Manon a un rôle là-dedans, il s'est servi
d'elle pour nous alerter, nous amener ici dans des
délais qu'il a lui-même fixés...
Elle se redressa brusquement. Elle venait
de comprendre pourquoi le ravisseur avait libéré sa proie.
C'était une évidence.
Manon était la clé. Celle qui comprendrait
le message.
Elle sortit sur le perron. Toujours le
grondement de la forêt autour d'eux. Les gendarmes
jetèrent simultanément leurs mégots par terre.
—
Est-ce que vous avez
touché aux allumettes ?
demanda-t-elle. En
avez-vous ramassé ?
Le plus replet - encore lui - la considéra
d'un air surpris.
—
Deux trois, oui. On
s'est... amusés à en griller quelques-unes,
avec notre cigarette. Fallait bien passer le temps en vous attendant.
— Combien ? Deux ou trois ?
—
Quoi? Mais j'en sais rien! Deux, trois, huit, douze ! Qu'est-ce que ça peut faire ? Il y en a des milliers d'autres
ici ! Vous n'allez pas pleurer pour quelques allumettes ? Y'a quand même plus
important dans le monde, non ?
Lucie sortit son portable.
—
Je réveille le
commandant de la brigade, qu'il se débrouille
avec le parquet de Valenciennes pour nous donner des moyens et lancer la procédure judiciaire.
—
Z'êtes folle ou quoi ?
Pourquoi vous voulez alerter la cavalerie ?
Le gendarme jeta un œil vers son collègue.
—
Après tout, c'est vous
que ça regarde. C'est vous qui aurez les
chiens sur le dos, pas nous...
Lucie ne se laissa pas impressionner.
—
Messieurs, je fais
appel à votre bonne volonté et à votre collaboration.
Dès les prélèvements de la scientifique effectués, il faudra compter ces
allumettes, y compris celles balancées dans la boue. Et
sans erreur.
— C'est un gag, là ?
Lucie prit son air
mauvais. Elle haussa sérieusement le ton.
— Ça y ressemble ? Je fais mon job, voilà
tout ! On a en face de nous un type qui a séquestré
une femme, et qui nous pose un ultimatum ! Vous
voudriez faire quoi ? Rester ici et attendre ?
Les deux gendarmes
gardèrent le silence. Lucie se retourna vers
la porte.
— Greux, à partir de maintenant, veille à ce
que personne ne touche plus à rien ! Je
retourne à l'hôpital ! Manon est la clé !
Au téléphone, le
commandant, qu'elle sortait du lit, la reçut
vertement. Mais, face à son acharnement, il comprit rapidement l'importance de la situation. Il savait que dans toute enquête, les premières heures sont les plus précieuses. Il fallait agir vite. Une demi- heure plus tard, la police scientifique assiégerait les lieux.
Après son appel, Lucie
partit en courant dans la forêt.
Elle devait regagner sa
voiture, rejoindre la jeune amnésique.
Cette quantité
effroyable d'allumettes... Compter... Était-ce
réellement la solution ou une perte de temps ? S'agissait-il d'un traquenard destiné à attirer inutilement
l'attention, à monopoliser les ressources de la police ?
Et surtout, qu'allait-il se passer à 4
heures ?
Frédéric Moinet se gara
en catastrophe sur le parking de l'hôpital
Roger Salengro. Il claqua la portière de sa BMW dernière génération et disparut dans
le hall des urgences. Après vérification de son
identité, on lui indiqua le numéro de la chambre où sa sœur avait été admise. Il s'y précipita en courant, son long
imperméable gris bruissant dans le sillage de sa mince
silhouette.
Il pénétra dans la
pièce, légèrement éclairée par une veilleuse. Un
homme, assis sous un poste de télévision suspendu au mur, se leva immédiatement
pour le saluer. Le docteur Vandenbusche.
— Merci de votre appel, fit Frédéric en
serrant la main du neurologue. Mais pourquoi n'avoir
rien voulu me dire au téléphone ? Que s'est-il passé
? Comment va-t-elle ?
Frédéric transpirait
d'inquiétude. C'était un homme tout en
nerfs. Sa chevelure d'un noir sévère, rejetée vers l'arrière, renforçait l'impression
qu'il donnait d'un bolide propulsé à cent à l'heure.
— Rassurez-vous, elle va bien, expliqua le
médecin avec un très léger accent belge. Elle
dort, on lui a administré un sédatif.
Frédéric s'empara d'une
petite housse crème dans la poche
intérieure de sa veste.
—
Je l'ai... Il se
trouvait à côté de son ordinateur, dans son
appartement.
Le médecin s'appuya
contre le mur, visiblement soulagé.
— Dieu merci...
Frédéric Moinet extirpa
le N-Tech de sa pochette en cuir et le
posa sur une tablette à côté du lit. Son interlocuteur l'entraîna vers le fond
de la pièce. Il était complètement décoiffé, bien différent du
Vandenbus- che impeccable, monolithique, qu'il avait
l'habitude de rencontrer.
—
Écoutez, Frédéric...
Votre sœur a été retrouvée par la
police. Elle était en train d'errer dans les rues de Lille. Trempée, en survêtement,
complètement désorientée.
Frédéric se passa les
mains sur le visage en soufflant lentement. Puis il plissa les yeux.
—
Quoi? Mais... Elle ne
peut pas s'être égarée
dans Lille ! C'est la
ville de son enfance, elle en connaît les moindres recoins !
—
Elle ne s'est pas vraiment
perdue... Elle était à
bout de souffle...
Vandenbusche se racla la gorge. Il
paraissait gêné.
—
Je n'en sais pas plus
pour le moment, mais elle... elle aurait
été séquestrée. Elle présente des traces caractéristiques aux poignets et aux
chevilles. Des marques de liens.
Frédéric se raidit instantanément.
—
Séquestrée! Vous
plaisantez, j'espère? Je l'ai encore vue ce
matin !
Il s'approcha de sa
sœur et lui caressa doucement le front. Puis
il s'adressa de nouveau au médecin.
— Et vous allez continuer à me dire que
cette fichue campagne de publicité ne présente aucun
risque ?
Vandenbusche avait
préparé sa réplique. Frédéric Moinet
s'était toujours farouchement opposé à ce que sa sœur devienne l'égérie de N-Tech.
— Si nous avions estimé qu'exposer son image
la mettrait en danger, jamais nous ne
l'aurions fait, et vous le savez.
— Alors de quoi parle-t-on ? D'une
coïncidence? Ma sœur se serait fait kidnapper par hasard juste après le lancement de la campagne ? Il n'y a pas
de hasard, monsieur Vandenbusche !
Le médecin lui agrippa
le bras pour l'éloigner du lit. Il répondit
calmement :
— Le cambriolage a eu lieu il y a plus de
trois ans, et à Caen ! Comment pouvez-vous imaginer
un seul instant que la même personne s'en prenne à
la même victime, simplement parce qu'elle aperçoit
sa photo sur une affiche publicitaire ? Ceci n'a
aucun sens !
Il regarda Frédéric droit dans les yeux et
continua :
— Voilà plus de deux ans que je me démène
pour Manon ! Je sais, et vous savez, qu'elle a
besoin d'aller de l'avant ! MemoryNode est un programme
primordial pour elle. Pour son équilibre.
— Il est surtout essentiel pour votre
carrière ! Ma sœur n'est pas un pantin !
Le neurologue soupira.
— Ne rentrons pas une nouvelle fois dans ce
débat. Pas ici... Ce n'est pas parce que Manon ne
se rappelle pas de la majeure partie de ses actes
qu'elle n'est pas responsable. Elle a conservé toutes ses
capacités intellectuelles, elle progresse tous les jours et se débrouille mieux que quiconque. C'est à elle, et à
elle seule, que
revenait cette décision. Elle a accepté
l'offre de N- Tech. Et son argent. Point à la ligne.
Frédéric secoua la tête, dépité.
—
J'ai dû céder notre
entreprise familiale pour revenir ici, pour... la mettre à l'abri de son
agresseur... Je l'ai éloignée de Caen, de cette ville où
notre propre sœur a été assassinée, de cette ville où
elle a perdu la mémoire, six mois plus tard ! Je vis avec
elle, dans la même maison, je l'ai aidée à affronter son
handicap, à oublier le... le Professeur... Et à
présent...
—
Je vous comprends
bien. Mais Manon est ma patiente, et
elle est aujourd'hui plus épanouie que jamais. MemoryNode lui fait un bien
immense. Ce programme l'a transformée. Vous ne pouvez
dire le contraire.
Frédéric garda le silence. Vandenbusche se
frotta les sourcils, l'air soudain embarrassé.
—
Frédéric, il y a
quelque chose que vous devez m'expliquer.
Un fait intrigant qui... qui me tracasse.
— De quel genre ?
Le spécialiste se dirigea vers Manon. Il
souleva délicatement le drap puis le haut de sa tunique verte.
— Ces cicatrices...
Frédéric se figea.
—
C'est bien ce que je
pensais, poursuivit le neurologue. Vous étiez au courant... Celle-ci : «
Rejoins les fous, proche des Moines », a été faite par
un gaucher.
Il désigna la montre de Frédéric qui
encerclait son poignet droit.
— Et vous êtes gaucher.
— Comment vous...
—
Les cicatrices ont une
mémoire. Quand on observe ces scarifications de près, on
devine, à l'orientation des berges dermiques, dans quel sens ont été
tracées les lettres. C'est très subtil,
surtout dans le cas présent, où le texte est écrit de façon
inversée. Cependant on le voit à la forme des rondes. Les « o » notamment. Je
suis moi-même gaucher, ou plus précisément ambidextre, ce genre de détails ne
m'échappe pas... À quoi cela rime-t-il ?
Frédéric explosa :
— Vous n'avez pas à le savoir ! Pour qui
vous prenez-vous à violer ainsi l'intimité de ma sœur ? Si le secret médical a été trahi, je...
—
Le docteur Flavien n'a
nullement trahi le secret médical. Il
était persuadé que j'étais au courant. Et j'aurais dû l'être !
— Pourquoi ? Je l'ai aidée à se scarifier de
la sorte parce qu'elle m'en a supplié, tout
simplement !
— Elle vous en a supplié ?
—
Inscrire cette
absurdité dans sa chair était devenu pour elle une
obsession. Elle disait sans cesse que c'était la seule solution, la seule façon
de conserver une information cent pour cent fiable. Que
sur son corps, personne ne pourrait venir
l'effacer, ni la trafiquer.
Le regard absent,
Frédéric paraissait revivre cette épreuve
pénible.
— Je n'ai pas eu le choix, elle était
presque hystérique. Vous savez parfaitement comment elle se comporte quand
elle a une idée en tête. Elle la note partout, l'enregistre sur bande audio, se la répète
sans jamais s'interrompre. Alors, je l'ai fait pour...
la soulager... Et parce qu'elle... parce qu'elle n'avait
pas le courage d'agir seule, comme elle l'avait pourtant
fait la première fois.
— Ainsi, elle s'est elle-même infligé
l'autre mutilation ? Elle ne m'en a jamais parlé.
— Pourquoi l'aurait-elle fait ?
—
Parce que cela fait
partie de la thérapie ! Plus du tiers de mes
patients se scarifient, voyez-vous ! Ils utilisent leur corps comme des
parchemins. Et savez- vous de quelle façon tout ceci se termine
? L'hôpital psychiatrique ! Que signifie cette phrase
: « Rejoins les fous, proche des Moines » ? Et cette
histoire de tombe ? Pourquoi cette brusque
interruption ?
—
C'est assez compliqué.
Et je n'ai pas envie de vous
expliquer cela maintenant. Ce n'est ni l'endroit, ni le moment.
—
Encore un rapport avec
le Professeur, n'est-ce pas ?
Frédéric ne répondit pas. Il replaça la
tunique, puis le drap, d'un geste tendre. Vandenbusche
n'insista pas. Il répéta néanmoins :
— Oui... Vous auriez dû m'en parler...
Frédéric se retourna vers lui. Il serra le
poing et se mit à crier :
— Il faut retrouver l'ordure qui l'a enlevée
!
Manon remua légèrement les lèvres.
Frédéric vint
s'asseoir sur le bord du lit.
— Je suis là, ma petite sœur. Ne t'inquiète
pas...
Il prit la main de Manon. Il sentit alors
sous ses doigts une croûte de sang coagulé.
Intrigué, il la retourna vers lui.
Le message le frappa comme un coup de
couteau. « Pr de retour ».
Frédéric sentit ses jambes se dérober sous
lui.
Le passé venait de refaire surface. Ce
passé que Manon traquait avec un acharnement sauvage, jour
après jour. À s'en rendre malade.
Le Professeur...
Frédéric s'empara d'un rouleau de gaze qui
traînait sur la tablette et, d'un geste nerveux, se
mit à bander la main endolorie. Cacher la vérité.
Derrière lui, Vandenbusche ne bougeait
plus. Toute son attention s'était focalisée sur
l'organiseur. Il demanda :
—
Quelque chose me
tracasse, depuis tout à l'heure... Le
N-Tech, vous dites que vous l'avez trouvé chez
elle ?
— À côté de son ordinateur.
— Et... Et sa porte d'entrée, elle était...
—
Ouverte, l'interrompit
Frédéric en terminant le bandage.
—
Vous savez comme moi
que Manon ne se sépare
jamais de son N-Tech.
Dès qu'elle met le nez dehors, elle le prend
avec elle. Frédéric... Je pense que Manon a été enlevée chez elle... Chez vous...
Dans votre propre maison.
Moinet devint livide.
— Je reviens. Il me faut un café...
Il se rua vers la sortie. Dans le hall, il
croisa une jeune femme qui courait, le regard décidé.
Une blonde à la chevelure bouclée, avec de
vieilles rangers couvertes de boue.
11.
Après un rapide
décrassage aux toilettes, Lucie convia Vandenbusche à la machine à café, qui se
dressait à l'extrémité droite du hall, en face de
l'accueil. Des malades patientaient, écrasés sur des
chaises, le teint d'une blancheur d'autopsié. Les urgences
oscillaient toujours entre deux mondes. Eveil,
sommeil. Vie, mort.
— En attendant que
Manon émerge, racontez-moi son histoire,
entama Lucie. Qui est-elle ? De quoi souffre-t-elle
exactement ?
Elle glissa une pièce
dans la fente de l'appareil et se servit un
café serré sans sucre, tandis que Vandenbusche optait pour un chocolat chaud.
Il l'observa d'un regard trouble et vacillant - ses fesses
bien bombées en priorité - tandis qu'elle lui tournait
le dos. Drôle de dégaine pour une femme si mignonne. Une
croûte de boue recouvrait ses chaussures - ces
espèces de bottes militaires infectes - et le bas de son
jean. Son ample chevelure bouclée aurait pu mettre en
lumière le velours de ses courbes, si elle n'avait
pas été si maladroitement attachée par un élastique rouge et rendue grasse par la pluie. Quant au
maquillage... absent, tout simplement.
La beauté ne faisait pas tout. Vandenbusche détestait les femmes sans
sophistication.
— J'ai rencontré Manon Moinet pour la
première fois il y a un peu plus de deux ans,
précisa-t-il en haussant les sourcils. Elle présentait de graves troubles mnésiques. Manon avait subi une agression
à Caen, environ
un an plus tôt.
Lucie s'empara de son
carnet et de son stylo Bic rongé qu'elle
venait de retrouver au fond de sa poche.
— Début 2004 donc... Quel genre d'agression
?
— Un cambrioleur qu'elle a surpris, et qui
l'a laissée pour morte après l'avoir étranglée. Elle habitait un quartier cossu, dans la banlieue de Caen. Un quartier frappé, à l'époque, par une vague de
cambriolages. La police locale soupçonnait un gang
organisé. Toujours est-il que l'intrus a pris la fuite au
moment où les voisins, alertés par les cris, sont venus cogner à la porte. Le malfrat avait dérobé des bijoux et
divers objets de valeur. Quand on a découvert Manon, elle
était inconsciente. Encore en vie, certes, mais son cerveau avait subi des dommages irréparables.
Lucie griffonnait à la
va-vite des signes qu'elle seule pouvait
comprendre.
— Et elle a perdu la mémoire. Pardon, l'une
de ses mémoires, si j'ai bien compris le docteur
Khardif.
Vandenbusche baissa un instant les
paupières.
—
Manon n'a pas perdu la
mémoire, ou ses mémoires, comme vous dites. Ça ne se passe pas comme à la télévision où l'amnésique oublie
absolument tout, jusqu'à comment faire pour marcher. En
fait, les mémoires de Manon sont même quasiment
intactes.
— Je n'y comprends rien. Elle est amnésique
ou pas ?
Il répondit avec calme,
d'un ton un peu académique :
— Ne soyez pas si restrictive. Amnésique ne
signifie pas forcément sans mémoire.
— Bon ! Allez droit au but s'il vous plaît !
Et évitons d'y passer la nuit !
Pas sophistiquée, mais
caractérielle. Peut-être même dominatrice.
Cela, par contre, il aimait. Il expliqua :
— Toutes les cellules du corps humain
consomment de l'oxygène, transporté par les globules
rouges. Mais s'il en est de plus gourmandes que les autres, ce
sont assurément les neurones des hippocampes, des zones de
l'encéphale situées dans les profondeurs de la région
temporale, dont la forme rappelle la queue d'un cheval de
mer.
— Logique, pour des hippocampes...
Vandenbusche esquissa
un sourire avant de poursuivre :
— Il faut imaginer ces zones minuscules
comme des centrales à souvenirs, chargées de
transmettre les données fraîches, des engrammes, provenant de la mémoire à court terme vers diverses
régions de la mémoire à long terme.
Il s'interrompit devant
les difficultés de Lucie à prendre si
rapidement des notes.
— Dites, vous n'êtes pas équipés de
dictaphones dans la police ?
Lucie lui jeta un
regard sans relever le front de son cahier.
— Continuez, s'il vous plaît.
Conciliant, il reprit en ralentissant le
débit :
— Les multiples passages d'une information
dans les hippocampes, une information que l'on
veut retenir, lui permettent d'aller se frger dans le cortex, au sein de la mémoire épisodique - celle des
faits et des épisodes autobiographiques - afin de
constituer un souvenir. Mais privez les cellules
hippocampiques d'oxygène ou de sucre, même un court
instant, et elles se ratatinent comme des crêpes. La
fabrique à souvenirs est alors atteinte. On parle de lésions post-anoxi- ques
irréversibles.
Vandenbusche avala une
gorgée de chocolat en grimaçant. Pas meilleur qu'à Swynghedauw.
— Les zones hippocampiques sont réellement
minuscules, à peine quelques millimètres, ce qui accroît leur fragilité. Ce
sont les premières à écoper quand le sang ne circule plus dans la tête. Dans la
plupart des cas, elles survivent à ce type d'attaques. Mais Manon se trouvait,
à l'époque, dans un état de stress très intense. Et il a été prouvé que les
glucocorticoïdes sécrétés à cause du stress, le cortisol notamment, diminuent
la neurogenèse dans les hippocampes et les atrophient. Ce cas clinique a été
constaté par exemple chez les GI qui ont combattu au Vietnam, ou encore chez
les enfants victimes d'inceste, qui, scientifiquement parlant, présentent un
terrain plus favorable aux troubles de la mémoire.
— En résumé ?
— Disons, concernant Manon, que
l'étranglement, donc le manque d'oxygène, a sérieusement endommagé des
hippocampes déjà malmenés.
— Juste amoché, ou définitivement détruit ?
— L'un et l'autre. S'ils étaient
complètement lésés, Manon présenterait des troubles irréversibles de la perception
spatiale. Elle serait vraiment impotente et incapable de vivre sans
assistance, ce qui est d'ailleurs le cas de la plupart de mes patients. Mais
dans celui de Manon, l'hippocampe gauche fonctionne aujourd'hui à dix pour cent
de ses capacités, et nous gagnons chaque mois du volume, grâce à notre
programme. Manon peut stocker pendant trois ou quatre minutes de l'information
verbale ou auditive, voire plus longtemps si elle la note et la relit souvent.
— Sa mémoire ressemblerait donc... à un feu
qui faiblit, et qu'on ravive en jetant du bois
?
— Si l'on veut. Et si l'on n'entretient pas
ce feu, comme vous dites, tout s'efface... Manon
oublie. Pour mémoriser, elle doit écouter des
enregistrements audio,
jour après jour, et
répéter l'opération des dizaines et des dizaines
de fois. Il lui faut accomplir énormément d'efforts pour préserver une infime
quantité d'informations.
— C'est vachement compliqué à appréhender. J'avoue que j'ai un peu de mal.
— Songez simplement à la récitation que vous
apprenez à l'école primaire. Vous la lisez une fois, vous n'en retenez absolument rien. Si vous la
relisez tous les jours, de manière
intensive, vous finissez par la connaître par cœur et vous savez la réciter devant la
classe sans réfléchir. Mais après, sans nouvelle répétition, elle s'efface progressivement de votre mémoire et il
vous en reste juste des bribes, du genre : « Maître
Corbeau, sur un arbre perché, tenait en son bec un
fromage. » C'est ainsi
que Manon fonctionne.
Seule la répétition intensive lui permet
d'apprendre. Sa mémoire parvient alors à restituer l'information, mais sans
les sentiments qui l'accompagnent. Et en plus, à un moment
donné, sans l'entraînement de la mémoire, ou son
entretien, pour être plus précis, presque tout finit par
s'estomper.
Il posa son index sur sa tempe droite.
— Quant à son hippocampe droit, celui en
relation avec la mémoire visuelle, il est atrophié
à quatre-vingt- quinze pour cent. Entrez dans sa chambre,
serrez-lui la main sans lui adresser la parole, et
ressortez. Si quelque chose la déconcentre, un bruit, un coup de klaxon ou de tonnerre, alors, même si vous
rentrez de
nouveau dans la minute, elle ne vous
reconnaîtra pas. Impossibilité de stocker des images, ou
des visages.
Lucie mâchouillait son
stylo, dubitative.
— En bref, Manon a méchamment oublié tout ce qui s'est passé depuis son étranglement,
mais pas les faits antérieurs ? Une amnésique inversée
?
— Disons que Manon a oublié ce qu'elle n'a
pas noté et essayé d'apprendre, soit
quatre-vingt-dix-neuf pour cent de sa vie. De plus, l'amnésie
rétrograde, celle du « voyageur sans bagages »,
accompagne presque systématiquement l'amnésie antérograde. La perte de souvenirs touche donc également, à des
degrés divers, la période qui précède cette... bascule
dans l'univers de l'oubli. Dans le cas de
Manon, cette perte est totale en ce qui concerne les deux
mois avant son agression, puis les choses se stabilisent
progressivement, lorsqu'on remonte dans le temps.
— Incapable, donc, de se remémorer la physionomie
du cambrioleur, par exemple... Ni la manière dont l'agression s'est déroulée...
— On ne peut rien vous cacher. Elle a dû
faire l'apprentissage des circonstances de sa
propre agression, vous imaginez ? De toute façon, comme je
vous l'ai dit, Manon ne peut pas reconnaître un visage, à
cause de son hippocampe droit. Elle est devenue ce
qu'on appelle prosopagnosique. Même si elle observe
votre photo des milliers de fois, elle ne vous reconnaîtra
jamais « physiquement ». Seuls des mots ou des intonations de voix lui suggéreront quelque chose, et encore. Elle
est aveugle du cerveau, sans être totalement sourde...
Lucie tapota la feuille
de son carnet avec son stylo.
— Et... Sinon, pour le reste ? Ses autres...
capacités ? Sont-elles vraiment intactes ?
Il acquiesça.
— Manon est très intelligente. Elle a
conservé toute sa faculté à aborder des problèmes complexes.
En plus, elle fait preuve d'une organisation
remarquable. Elle s'en sort également
grâce à la technologie. N-Tech avec GPS intégré et téléphone portable
l'escortent où qu'elle se rende, quoi qu'elle
fasse. Chez elle, tout est planifié, noté, enregistré. Ce qu'il faut faire, ce
qu'il faut éviter. Absolument tout. Un
modèle de discipline extraordinaire. Allez dans son appartement, et vous comprendrez...
—
Vous y êtes déjà allé
?
— Évidemment. Il est primordial pour moi de connaître l'environnement de mes patients.
—
Ah bon.
Vandenbusche marqua un
temps d'hésitation.
— Vous savez, Manon était déjà une femme
hors du commun avant tous ces problèmes, mais elle
l'est plus encore aujourd'hui. Elle compense ce
besoin de stocker des souvenirs grâce à son intelligence. Elle s'est adaptée à son handicap.
—
Pourquoi hors du
commun ?
Il termina sa boisson
avec une nouvelle grimace et lança son
gobelet dans une poubelle.
— Manon a été diplômée de l'une des plus
prestigieuses écoles d'ingénieurs, à vingt-deux ans. À vingt- trois, elle a obtenu un master en sciences
mathématiques au...
Instinctivement, Lucie
leva le nez de son carnet et fixa son
interlocuteur.
—
Allez-y... Poursuivez,
s'il vous plaît...
—... au Georgia
Institute of Technology, aux États- Unis. Puis...
Hum... Il est difficile d'expliquer précisément ce qu'était son métier... Je
n'y comprends moi- même pas grand-chose, même si Manon a un
don pour traduire simplement et avec passion ses
anciennes activités.
— Essayez toujours. Je suis flic, mais j'ai
quand même un cerveau.
Vandenbusche afficha
deux belles rangées de dents blanches.
— Manon travaillait sur l'un des sept
problèmes mathématiques du millénaire, concernant
le... le « comportement qualitatif des solutions de
systèmes d'équations différentielles », sur
lesquels se sont escrimés les plus illustres mathématiciens. Ces problèmes sont si ardus que le Clay Institute, basé
à Cambridge, propose un prix d'un million de dollars à
celui qui en trouvera la solution.
Lucie siffla entre ses dents.
— Ça vaut la peine de se casser la tête !
— Ne croyez pas cela, la complexité de ces
problèmes va bien au-delà de notre imagination. À ce niveau-là, il ne s'agit pas de se creuser
la tête mais de se couper du monde, d'y sacrifier sa vie,
sa famille. Chaque démonstration demande plusieurs
centaines, plusieurs milliers de pages ! En fait,
Manon ne travaillait pas à proprement parler à la résolution du problème dont
elle s'occupait, elle était plutôt chargée de comprendre et d'évaluer les solutions
proposées par d'autres mathématiciens, pour les valider
ou les rejeter.
Vandenbusche racontait
tout cela avec une petite flamme au
fond des rétines, comme un entraîneur qui aurait vanté les mérites de son cheval de
course.
— Ma patiente est parfaitement bilingue en
anglais, elle connaît le latin et, en guise de
passe-temps, elle s'est, ou plutôt s'était penchée sur
l'étude du disque de Phaistos, un des exemples les plus
mystérieux d'écriture hiéroglyphique. Un langage
jamais décrypté.
—
Pas mal comme hobby.
— N'est-ce pas? Le comble, c'est que Manon l'amnésique possède une mémoire de travail
fabuleuse, comme les grands joueurs d'échecs, capables d'analyser de nombreux coups en très peu
de temps.
—
Vous me parlez d'une
autre mémoire ?
— Oui. La mémoire à court terme, ou mémoire
de travail. Celle qui vous permet, par
exemple, de retenir un numéro de téléphone quelques secondes,
le temps de le composer après sa lecture dans
l'annuaire. Vous comme moi pouvons stocker en moyenne sept
éléments dans notre MCT. Maison, volcan, poussette, éponge, microscope, carbone, langue...
Manon, elle, en mémorise plus d'une vingtaine.
Ils furent interrompus
dans leur échange. Flavien se dirigeait
vers eux d'un pas rapide.
— Elle est réveillée. Elle a déjà le nez
plongé dans son N-Tech. C'est stupéfiant, elle semble
reprendre vie. Mais elle se pose des questions sur
la raison de sa présence ici. « Ce n'est pas inscrit dans
mon N-Tech, donc c'est anormal », m'a-t-elle dit. Son
frère essaie de la rassurer, mais il lui explique ce
qu'il veut bien...
—
C'est-à-dire ? demanda
Lucie.
—
Une version...
apaisante de la réalité.
—
On vous suit, docteur,
fit la jeune femme.
Flavien les arrêta d'un
geste de la main.
— Je vous demande juste de patienter encore
quelques minutes. Je viens d'envoyer une infirmière effectuer des soins. Et
n'oubliez pas ce que je vous ai dit, lieutenant,
elle a besoin de repères, pas d'être perturbée ! Alors calmos !
Puis, s'adressant à Vandenbusche avec un
sourire, il ajouta avant de s'éloigner :
— Cher confrère, vous tâcherez de la
contrôler...
Sans prendre la peine de répondre, Lucie
passa rapidement en revue les notes sur son carnet. De but en blanc, elle demanda à Vandenbusche :
—
Vous avez remarqué
cette inscription tailladée sur sa main ?
« Pr de retour » ?
—
Oui, j'ai vu, mais
j'avoue que je ne saisis pas bien...
—
Elle pense qu'il
s'agit du Professeur, un tueur qui a sévi il y a
quelques années.
Vandenbusche sembla soudain déstabilisé.
—
Elle affabule. Elle en
a fait une fixation, depuis...
— Depuis quoi ?
Le neurologue inspira longuement.
— Depuis qu'il a tué sa sœur... Karine...
Lucie, ahurie, fit immédiatement le
rapprochement.
—
Bien sûr ! Karine
Marquette, l'une des six victimes ! Vous auriez pu m'en parler avant !
—
Désolé. Je n'ai pas
vos réflexes de policier... Ou policière ?
Comment dit-on ?
—
J'en sais rien.
Racontez-moi ce que vous savez sur cette
histoire !
—
Pas grand-chose, en
fait. Tout cela s'est passé avant que
Manon devienne ma patiente.
— Mais encore ?
—
Lorsque sa sœur s'est
fait assassiner, Manon
n'avait pas de
problème de mémoire. Mais j'ai tout de même appris que ce décès l'avait plongée
dans une profonde dépression. En réalité, c'est à
ce moment-là qu'elle a arrêté ses recherches, sa
brillante carrière...
Elle s'était mis en tête de traquer le
Professeur. C'était devenu pour elle...
— Une obsession ?
—
... sa raison de
vivre. Son frère m'a raconté qu'elle y
consacrait toute son attention, toute son énergie. Venger sa sœur. Elle s'est
rapprochée de la police, elle a réussi
à se procurer les dossiers... Elle est allée interroger les familles des autres
victimes, les légistes, les
psychologues, pour tenter de cerner le mode de fonctionnement de l'assassin, cette
sauvagerie qui l'habitait. Elle l'a fait avec le même
acharnement qu'elle déployait face à ses problèmes
mathématiques. Une obstination sans limites...
Il garda le silence un instant, avant de
reprendre :
— Et puis il y a eu ce cambriolage qui a mal
tourné, six mois plus tard, qui... qui a tout
interrompu... Du moins, je le croyais...
— Comment ça, vous le croyiez ?
— Il y a à peine une heure ou deux, le
docteur Flavien m'a montré les mutilations sur son corps... Je m'aperçois aujourd'hui qu'elle n'a jamais
cessé de le pourchasser, même dans son état... Elle a
brillamment caché son jeu, je n'ai absolument rien
vu... Très impressionnant, elle est vraiment d'une
grande intelligence.
— Vous pensez qu'elle est elle-même l'auteur
de ces scarifications ?
— Je ne le pense pas, j'en suis sûr ! Elle
et son frère. Il vient de me le dire. Et Manon me
les avait toujours cachées...
— Son frère ? Mais... Pourquoi ?
— Je n'en sais rien. Il n'a pas voulu me
donner plus de précisions. Mais j'ai la certitude que
ces blessures ont un rapport avec le meurtrier de leur
sœur.
Lucie referma son carnet. Les
interrogations se bousculaient sous son crâne.
La sœur de Manon, victime du Professeur.
Puis Manon en personne, qui s'était fait
agresser voilà trois ans. Cambriolage. Et à présent, nouvelle
agression juste au début d'une campagne de publicité
où elle tenait la vedette. Simple coïncidence ?
Avait-elle tailladé sa main sous l'effet de la
panique, persuadée d'avoir affaire au Professeur ? Son
handicap pouvait-il être à l'origine d'hallucinations,
créait-il de faux souvenirs, une « sensation d'avoir vécu » ?
Il fallait l'interroger, très vite. Saisir
le sens de ces énigmes. Les allumettes, les Autres, les
scarifications...
Ils s'avancèrent dans le hall,
Vandenbusche sortit une carte de visite de sa veste.
— Comme moi, vous devez vous poser beaucoup
de questions. Et vous vous en poserez encore
plus au contact de ma patiente. C'est réellement
une personnalité stupéfiante.
Il lui tendit sa carte.
— N'hésitez pas à m'appeler si je peux vous
être utile en quoi que ce soit. Et pourquoi
n'accompagne- riez-vous pas Manon à Swynghedauw demain ?
Ça vous permettrait de mieux saisir les
bizarreries que notre cerveau est capable de générer.
C'est... tout à fait étonnant.
— Merci. Je pense qu'on va de toute façon
être amenés à se revoir.
Il acquiesça et ajouta :
— Surtout, lorsque nous entrerons dans la
chambre de Manon, gardez bien en tête qu'elle ne
doit pas être bousculée dans ses habitudes plus qu'elle
ne l'est déjà. Il n'y a rien de pire pour un amnésique
que de se réveiller dans un environnement inconnu.
Ce sont alors les instincts de survie qui
resurgissent. Manon, se sentant en
danger, pourrait... dérailler... devenir violente.
— Je sais. Le chauffeur malheureux qui l'a
récupérée à Raismes en a déjà fait les frais...
Il prit un ton grave.
— Une dernière chose, très importante. Sa
mère s'est suicidée en se tranchant les veines,
peu de temps après le cambriolage.
— Je sais... Hôpital psychiatrique...
— Marie Moinet n'a jamais supporté la
brusque disparition de sa fille Karine, ainsi que ce qui est arrivé à Manon.
— Il faut reconnaître que ça fait
beaucoup...
— Certes... Toujours est-il que Manon a...
comment expliquer... choisi d'ignorer le décès de sa mère.
— Choisi ?
— Choisi, oui. Manon se forge sa propre
existence. Elle sélectionne ce qu'elle veut retenir
en le répétant une multitude de fois, et elle omet le
reste. Or, elle n'a noté ce décès nulle part. Elle n'a pas
décidé d'en constituer un souvenir.
Lucie n'en revenait pas.
— Mais... Comment peut-elle choisir
d'ignorer une chose pareille ? Il s'agit de sa mère !
— Je pense que vous ne vous rendez pas
encore vraiment compte... Imaginez juste qu'en pleine nuit, des gendarmes
viennent frapper à votre porte, et vous annoncent que votre mère est morte. Imaginez-le
réellement, s'il vous plaît... Le noir, les coups sur la
porte, les gendarmes... On vous laisse alors encaisser le choc et pleurer jusqu'à la nuit suivante. Puis on vous
efface la mémoire, vous ne savez plus la raison de votre
effondrement. Vous vous tenez là, une barre dans la tête, les
yeux piquants, et vous ne comprenez pas ! Vous vous remettez
à peine, et on vous réapprend cette terrible nouvelle.
Les mêmes gendarmes, qui viennent frapper à la même
porte. Et ce, nuit après nuit, une vingtaine de fois,
jusqu'à ce que ce malheur se fige enfin en un pénible
souvenir. Manon a refusé cet effort insoutenable. Elle a
préféré préserver ses souvenirs heureux, et ne pas les obscurcir
avec ce décès. Car les souvenirs antérieurs à l'accident
sont tout ce qui lui reste. Un parfum, une caresse, un
éclat de rire... Ils sont les seules choses qui la raccrochent
à la vie, qui lui offrent un passé, la sensation d'avoir
vécu. Alors, sa conscience veut à tout prix les garder
intacts. Vous comprenez ?
Lucie hocha la tête.
— Très bien, reprit Vandenbusche. Avec son
frère, nous... respectons son choix de ne pas
savoir. Nous avons décidé d'aider Manon dans sa volonté
de croire que Marie Moinet était encore en vie.
Personne ne peut accéder à son N-Tech. Il est protégé par
un mot de passe qu'elle change régulièrement. Impossible
pour nous, donc, d'y inscrire de fausses informations
concernant « l'existence » de sa mère. Mais... nous
lui disons régulièrement qu'elle a omis de noter sa visite, qu'elle l'a appelée dans la journée, et ainsi de
suite. Manon entre alors elle-même ces données dans son
organiseur. Si je lui dis qu'elle a appelé sa mère la
veille, elle me croira. C'est... d'un
commun accord avec elle que j'agis ainsi, pour éviter de la faire souffrir
inutilement.
Lucie se sentait emplie d'un sentiment de
révolte.
— C'est une histoire de dingues. N'importe
qui peut truquer le passé de Manon... Quelle
horreur...
— Je suis d'accord avec vous, ces patients
sont vulnérables. Vous savez, l'humanité, et même plus généralement le règne
animal ont survécu parce que le cerveau
enregistre plus aisément les informations négatives que les positives, cela a été
prouvé par la science. Depuis la nuit des temps, ce sont
les émotions négatives qui font que l'on échappe à son
prédateur, ou que, sans cesse, on cherche à se
nourrir, même sans la sensation de la faim. Pensez aux ours,
qui s'alimentent des mois à l'avance avant d'entrer en hibernation. Ils anticipent le danger de l'hiver. Mais
cet instinct d'autodéfense n'existe plus chez les
amnésiques anté- rogrades. Ils se savent fragiles mais n'y
peuvent rien, et cela conduit certains d'entre eux à des
états dépressifs sévères, qui parfois se terminent en suicide. Les statistiques sont là pour en parler, et
les hôpitaux psychiatriques enregistrent chaque jour de nouveaux cas d'amnésiques dont on ne sait que faire.
Voilà pourquoi vous trouverez Manon très vigilante. Elle
s'est isolée pour se protéger. Elle n'a confiance qu'en
elle-même et dans les informations de son N-Tech.
— Et en son frère, non ?
— Si, bien sûr. Ils sont très liés, Frédéric
veille sur elle avec énormément d'attention. Mais
Manon est changeante. Un jour, elle a confiance, le
lendemain, non. Vous pourrez la voir très violente
et, dans la minute qui suit, adorable. C'est ainsi...
Ils arrivèrent en face des ascenseurs.
— Je vous ai parlé de la mémoire à court
terme, voilà quelques minutes. Ces sept mots, que
je vous ai cités... Vous vous rappelez ?
— Euh... Maison, poussette... Je ne sais
plus...
— Vous ne savez plus... Eh bien pour Manon,
c'est pareil avec votre visage... Elle ne sait
plus...
12.
Au moment où Lucie voulut pénétrer dans la
chambre de Manon, un beau mec, bronzé, peut-être un peu trop propre sur lui à une heure aussi
tardive, l'interpella du haut de son mètre quatre-vingt-cinq. Tout, dans son regard, rappelait celui de la
jeune amnésique.
— Que faites-vous ? demanda-t-il sèchement.
Lucie se sentit un peu gênée de lui
apparaître accoutrée comme un ramasseur de champignons.
—
Frédéric, vous vous
adressez à un lieutenant de police, dit
Vandenbusche.
— Excusez-moi, je ne pensais pas...
—
Pas de soucis,
répondit Lucie, je n'ai pas vraiment eu l'occasion de me pomponner depuis hier
soir. Je dois interroger votre sœur. Le docteur
Flavien vous a mis au courant ?
— À peu près, oui. Je n'arrive pas à y
croire.
—
C'est pourtant la
vérité. Nous venons de retrouver son lieu de captivité.
Frédéric Moinet fronça les sourcils.
— Où cela ? Où a-t-elle été retenue ?
—
À proximité de
Raismes, dans un abri de chasseurs. Monsieur Vandenbusche m'a signalé que vous étiez très proche de votre sœur. Quand
l'avez-vous vue pour la dernière fois ?
Il répliqua sans même prendre le temps de
réfléchir :
—
Pas plus tard que ce
matin. Elle s'apprêtait à aller faire son
jogging à 9h30. À 9hl0 exactement. Je partais travailler.
— Vachement précis...
—
C'est nécessaire quand
on vit aux côtés de quelqu'un comme ma sœur. Toute son
existence est régie par l'angoisse du temps qui
s'écoule.
— Et ensuite ?
—
Je suis parti
travailler, et je ne l'ai plus revue. Je me trouvais encore au bureau quand le
docteur Van- denbusche m'a appelé.
— Vers 1 heure du mat ?
—
Ne travaillez-vous pas
vous-même en ce moment ? Je me couche à des heures
impossibles depuis plus d'une semaine. Je suis
directeur d'Esteria, une entreprise lilloise qui fabrique des
systèmes informatiques de suivi de bagages, basés sur l'étiquette radio RFID. Nous bossons sur un important
appel d'offres pour Air France. Un marché de
plusieurs millions d'euros.
Canon, jeune,
intelligent. Le Meet4Love idéal. Pourtant,
Lucie resta distante.
—
Et vous n'avez rien
remarqué de particulier ces derniers
jours ? Des faits inhabituels dans l'environnement de votre sœur ?
— Pas vraiment, non.
Il réfléchit un instant.
—
Sauf évidemment ce
soir. Après le coup de fil du docteur
Vandenbusche, je suis repassé à la maison lui prendre des vêtements de rechange. Et là,
la porte n'était pas fermée à clé et j'ai trouvé
son N-Tech à côté de son ordinateur... Or, elle ne s'en
sépare jamais et ferme toujours à clé avant d'aller
courir.
—
Peut-être a-t-elle
tout simplement oublié ? Ça me paraîtrait
assez logique, pour une amnésique. Après tout, ça arrive à tout le monde d'oublier
son téléphone portable ou de fermer une porte. Alors
elle...
Frédéric riposta du tac au tac :
— Avez-vous déjà oublié de vous habiller
avant de sortir ?
— Euh... Non, pas vraiment. Et heureusement, d'ailleurs.
— Manon a été conditionnée pour ne jamais
oublier son appareil. Des gestes, répétés des
centaines de fois pour atteindre sa mémoire profonde. Une
habitude relevant du réflexe, comme celui de
s'habiller.
— Le conditionnement permet d'apprendre aux amnésiques à utiliser les N-Tech, intervint
Vandenbusche en s'approchant. Ils ne peuvent plus se souvenir, mais peuvent apprendre et progresser car
la mémoire sollicitée, la mémoire procédurale, n'est
pas la même.
Lucie se sentait de
nouveau dépassée. Ces histoires de mémoire
commençaient à lui prendre sérieusement la tête. Elle demanda, dubitative :
— Et donc, puisqu'elle n'avait pas cet
appareil sur elle, je devrais en déduire qu'elle a été
enlevée à son domicile, en plein jour ?
— Avec le docteur, c'est ce à quoi nous
avons pensé. Ma sœur et moi n'habitons pas réellement
un immeuble, mais une maison hispano-flamande divisée
en quatre appartements, qui m'appartiennent. Seuls
Manon et moi y vivons. La demeure se situe impasse du
Vacher, dans le Vieux-Lille. Un couloir étranglé avec des
murs de brique très hauts, un endroit absolument pas
fréquenté, même en journée. Deux de mes appartements sont en
travaux
depuis plusieurs mois. D'ordinaire des
ouvriers y bossent, mais là, ils sont en congé.
Lucie jeta un œil sur sa montre. Déjà 2 h
45. Plus qu'une heure et quart avant la fin de
l'ultimatum. Et toujours au point zéro...
—
Nous rediscuterons de
ces histoires plus tard. Et aussi des
scarifications.
Frédéric fixa méchamment Vandenbusche
avant de lancer :
— Alors vous aussi, vous êtes au courant !
—
Oui. Mais pour le
moment, il devient urgent, très urgent, que
je parle à votre sœur.
Frédéric l'entraîna un peu plus loin dans
le couloir.
—
Inutile de
l'interroger, vous ne feriez que retourner le couteau dans la plaie. Elle ne se
souviendra de rien.
—
Je sais, le docteur
Vandenbusche m'a expliqué. Mais le
ravisseur a laissé une énigme dans la cabane. Un truc incompréhensible. Et je pense que
votre sœur pourrait nous aider à piger.
Frédéric ôta sa cravate de soie noire d'un
mouvement résolu.
— Quelle énigme ?
—
Écoutez, pour
l'instant, ça relève de l'enquête. Et je n'ai pas le temps !
— Il s'agit de ma sœur tout de même !
—
Le message abandonné
parle d'une clé, qui pourrait être Manon en personne. J'aimerais en discuter avec elle, si c'est pas trop vous
demander.
— Puis-je refuser ?
— Pas vraiment, non.
Sa mine prit l'air joyeux d'un bloc de
fonte.
—
Dans ce cas, je reste
à côté de vous. Mais faites très
attention à vos propos.
— Vous avez parfaitement le droit d'être
perturbé par ce qui est arrivé à votre sœur, mais changez de ton, s'il vous
plaît. Je ne suis pas votre employée ! Et c'est moi le flic, pas vous.
Elle le laissa sur
place et se dirigea vers la chambre. Il s'empressa de la rejoindre, suivi par
Vandenbusche. Dès qu'elle ouvrit la porte, son regard croisa celui de la femme alitée.
Elle lut dans ses yeux bleus une forme de curiosité, l'absence de l'étincelle
qui témoigne que l'on a déjà vu. Assurément, l'experte en mathématiques, aux
capacités prodigieuses mais aux circuits électriques grillés, voyait Lucie pour
la première fois.
La flic se sentit
désarçonnée. Elle aperçut le bandage autour de la main de Manon. Que lui avait
raconté son frère ? Qu'elle s'était juste blessée ? Ou qu'elle avait fait un
malaise ? Qu'avait-il bien pu inventer concernant les marques aux chevilles et
aux poignets ? Était-il vraiment nécessaire de la plonger de nouveau dans
l'horreur de ces heures noires ?
— Cette dame est de la police, intervint
Frédéric en constatant le désarroi de Lucie. C'est moi qui l'ai amenée ici.
Elle aimerait te demander quelque chose.
Il se tourna vers le lieutenant.
— Allez-y. Mais faites vite. Soyez concise,
précise. Sinon, ma sœur perdra le fil.
Lucie le remercia d'un
imperceptible mouvement de tête. Manon posa son N-Tech sur la table de nuit et
la regarda d'un air intrigué.
— Me demander quelque chose ? À moi ?
— La police traîne souvent dans les
hôpitaux, rétorqua Lucie en se forçant à sourire. En fait, je bosse sur une
affaire qui, selon moi, a un rapport avec les mathématiques. Et, d'après votre
frère, il paraît que vous êtes plutôt douée en la matière.
Le visage de Manon s'éclaira d'un
rayonnement semblable à celui de l'affiche
publicitaire. Comment pouvait-elle être à ce point indifférente
à l'épreuve qu'elle venait de traverser ? Lucie se mit
à considérer Manon autrement : une femme qui renaissait
à chaque minute. Un souffle éphémère.
— Plutôt oui... répondit Manon.
Elle désigna les rangers crottées.
— Policier de terrain ?
— Si on veut.
— Sur quoi travaillez-vous ?
Lucie échangea un regard avec Frédéric et
Vandenbusche. Elle hésita, puis se lança :
— Un acte de délinquance. Des jeunes,
probablement.
—
Une affaire concernant
de jeunes délinquants qui aurait un
point commun avec les mathématiques ? Je suis curieuse de connaître lequel. Je vous
écoute.
— Ça s'est passé à Raismes, du côté de
Valenciennes.
—
Je connais Raismes,
merci. Amnésique, mais pas ignare.
Lucie resta un instant interdite. Parler
de son handicap avec un tel détachement...
—
Très bien. Nous avons
découvert dans un abri de chasseurs un
message inscrit sur un mur. Ça disait, écoutez bien : « Ramène la clé. Retourne
fâcher les Autres. Et trouve dans les allumettes ce
que nous sommes. Avant 4 h 00. »
Manon et Frédéric se raidirent
simultanément.
—
Qui a écrit cela ?
demanda Manon en se relevant brusquement
sur son lit.
Elle se mit à parler de nouveau très
rapidement.
— Qui ? Dites-moi qui ? Dites-moi !
—
Je l'ignore, répliqua
Lucie. Qu'est-ce que ça signifie,
selon vous ?
—
Tout ce remue-ménage a
un rapport avec moi ! Vous n'êtes pas ici par hasard, comme vous
le prétendez !
— À vous de me le dire.
Manon restait sur la défensive. Son frère
s'approcha d'elle et lui prit doucement le bras.
— Ne te sens pas obligée de répondre.
Manon se défit de son étreinte dans un
geste de méfiance spontanée.
—
Pourquoi ? Pourquoi ne
répondrais-je pas ? Il n'y a rien
d'extraordinaire ! Absolument rien !
Elle se tourna vers Lucie.
—
Je ne comprends pas
votre énigme, et je ne vois aucune
relation avec les mathématiques. Mais...
— Mais ?
—
Mais c'est ce «
Retourne fâcher les Autres » qui m'a
interpellée. N'est-ce pas, Frédéric ? Toi aussi, tu te souviens ?
Il acquiesça et précisa :
—
Il s'agit d'une
expression que nous utilisions adolescents,
avec des amis et certains de nos cousins. « On va retourner fâcher les Autres. » Les
Autres étaient... les esprits.
— Les esprits ?
—
Oui, les esprits,
reprit Manon. Ceux de la maison hantée de
Hem. Une vieille bâtisse où les morts se seraient mystérieusement succédé. On se
rendait là-bas de temps en temps, à la nuit tombée. Pour
l'adrénaline. Hem, la maison de Hem...
Elle s'interrompit. Frédéric allait et
venait comme un lion en cage. À son regard autoritaire,
on devinait le meneur d'hommes. Lucie tenta de faire
abstraction de sa présence pour concentrer toute son
attention sur Manon, qui dit finalement :
—
Il s'agissait de notre
expression. Comment a-t-on pu la retrouver ? C'est impossible ! Il y a
tellement longtemps !
Elle chercha du secours auprès de
Frédéric, avant de poursuivre seule :
—
Mais je ne comprends
pas le reste de votre message. Même en réfléchissant, rien ne me vient. Désolée.
Sincèrement désolée madame.
Manon se saisit de son N-Tech, de son
stylet, et se mit à vérifier le déroulement des dernières heures de la journée.
Elle tapota rapidement sur son écran tactile. Cases de rendez-vous non cochées.
Celui de la banque à 11 heures : manqué. Visite chez le vétérinaire pour Myrthe
à 15 heures : manquée. À quoi tout cela rimait- il ?
— Manon ?
Elle releva la tête en direction de Lucie.
— Ce n'est pas tout, insista le lieutenant.
—
Qu'est-ce qui n'est
pas tout? Et... pourquoi je parlais de la maison de Hem ? Qu'est-ce que vous
voulez déjà ?
Frédéric vint s'intercaler et poussa Lucie
légèrement vers l'arrière en lui disant :
— Laissez...
Il s'adressa à Manon :
— Cette dame est de la police...
Et il lui réexpliqua très brièvement la
situation, avec les mots adéquats, les raccourcis appropriés, contrôlant avec
justesse les réactions de sa sœur. Un peu perplexe, Lucie put finalement
reprendre son interrogatoire :
—
Dans cette cabane de
Raismes, étaient dispersées sur le sol un très grand nombre d'allumettes.
Plusieurs milliers. Mes collègues font...
—
Un grand nombre
d'allumettes? l'interrompit Manon.
Comment étaient-elles disposées ? Expliquez- moi !
—
Répandues un peu
partout, complètement au hasard.
Manon claqua des doigts plusieurs fois
d'affilée. Frédéric ne bougeait plus d'un millimètre.
—
Au hasard, oui ! Bien
sûr ! Au hasard ! Et ce sol, c'était un
parquet ?
— Exact.
—
Avec des lames de la
largeur d'une allumette ? Dites-moi !
La piste semblait s'ouvrir. La serrure
trouvait sa clé.
—
Euh... Je pense, oui.
Mais... Quel est le sens de cette mise en
scène ? C'est quoi, le rapport entre ces allumettes et la maison hantée de Hem ?
Soudain, la jeune amnésique observa le
bandage autour de sa main. Elle fut prise d'une
brusque suée. Avant que Frédéric ne puisse intervenir,
elle l'arracha d'un geste enflammé.
Son cœur se serra. Au creux de sa paume,
cette phrase terrifiante : « Pr de retour ».
Elle adopta une position de bête traquée
et se mit à crier :
—
Il est de retour ! Ce
salaud est revenu nous hanter ! Et il s'en est pris à moi ! Arrêtez de mentir
et dites-moi si je me trompe !
—
Personne ne te ment,
mentit le frère. Nous allons rentrer chez
nous, tout va bien se passer.
Manon n'écoutait plus. Paniquée, elle cria
plus fort encore :
—
Emmenez-moi là-bas !
Emmenez-moi dans la maison hantée de Hem ! Tout de suite !
Lucie répliqua calmement :
—
Donnez-moi d'abord la
signification de ces allumettes !
En un éclair, Manon se
retrouva à quelques centimètres du visage de Lucie. Dans ses yeux bleus
palpitait la flamme noire de la colère.
— Il est revenu ! Je ne louperai pas
l'occasion de l'attraper ! Emmenez-moi d'abord, ou vous
ne saurez rien !
13.
Dans l'habitacle de la vieille Ford, Manon
s'affairait sur son N-Tech. De l'appareil électronique
irradiait une légère lumière blanche.
— Il faut que je note tout cela,
répétait-elle inlassablement. Continuez, continuez à me raconter. Tout ce que vous savez. Absolument tout.
Après avoir quitté les boulevards déserts,
la voiture s'engagea pleins gaz sur une bretelle de
la rocade nord-ouest. Marquette, Bondues,
Wambrechies... Les sorties défilaient, tandis que, dans cette
carcasse de tôle écrasée par des tonnes d'eau, vibrait
la voix d'une femme flic qui tentait d'être rassurante
tout en racontant le pire, une énième fois. L'enlèvement, l'errance dans les rues de Lille, la cabane de
chasseurs et le message alambiqué. Manon ne perdait pas une miette de cet enfer verbal, notant les principaux
événements et enregistrant la parole de Lucie grâce
au micro intégré de son engin.
— Le Professeur... Comment aurait-il pu me
retenir ? Pourquoi ? Comment a-t-il pu savoir pour « les Autres » ? C'était notre expression à nous
! Et... Non ! Ceci n'est pas possible !
Manon ne parvenait pas à retrouver son
calme. Ses efforts de réflexion les plus acharnés n'y
pouvaient rien : les questions tournaient dans sa tête,
sans réponses.
—
Vous en avez peut-être
parlé pendant qu'il vous détenait ?
suggéra Lucie en regardant sa montre. Peut- être vous y a-t-il contraint, d'une façon
ou d'une autre ? Comment le savoir ?
—
Ma détention... Ma
détention, mon Dieu... Non, non ! Je
n'aurais jamais parlé de mon enfance ! Jamais !
—
Comment pouvez-vous en
être aussi sûre, alors
que vous ne vous en
rappelez pas ?
—
Il y a des choses que
l'on sait sur soi ! Même si l'on est
amnésique ! Je n'ai pas perdu mon identité ! Je suis moi ! Vous pouvez comprendre ?
Lucie adopta un ton plus apaisant.
—
D'accord, d'accord. Ne
vous énervez pas, ça ne sert à rien.
Parlons de ces scarifications, sur votre ventre... J'aimerais que vous
m'expliquiez ce qu'elles signifient.
Le docteur Vandenbusche m'a dit que votre frère et vous en étiez les auteurs.
Manon répondit du tac au tac :
— Je n'en sais rien.
— Comment ça, vous n'en savez rien ?
—
Je n'en sais rien, je
vous dis ! Je ne comprends pas le sens
de ces cicatrices ! Je sais qu'elles sont là, en moi, mais je n'en connais pas la
signification ! Quand ont-elles été inscrites ? Pourquoi ?
Je l'ignore complètement !
Elle agrippa le poignet du lieutenant.
—
Comment le Professeur
a-t-il pu m'enlever? Comment m'en suis-je sortie ?
— Manon, je...
—
Il faut qu'on le
retrouve ! Dites-moi que vous allez le
retrouver ! Dites-le-moi !
— Nous allons tout mettre en œuvre pour.
Lucie la regarda dans les yeux un instant,
avant d'ajouter :
—
Vous pouvez me croire.
Mais si vous voulez que je vous aide,
il faudra me faire confiance...
Elle prit la voie en direction de
Roubaix-Est, la gorge serrée. 3 h 35. Moins d'une
demi-heure...
—
Parlez-moi des
allumettes. Vous ne m'avez toujours pas raconté ce qu'elles signifiaient. Je
dois savoir.
— Quelles allumettes ?
Manon dévisagea la conductrice. Ses doigts
glissèrent discrètement vers la poignée de la portière.
—
Où est votre carte ?
Vous ne m'avez pas montré votre carte !
Votre carte de police !
Lucie soupira.
—
Si, avant de monter
dans la voiture. Puis deux fois déjà
durant le trajet. Prenez-la, elle se trouve dans la poche de mon caban, je n'ai pas pensé à
la laisser en vue. Je n'ai pas encore les réflexes,
excusez-moi... Mais par pitié, lâchez une bonne fois pour
toutes cette poignée. Vous allez finir par l'arracher
et par achever ma pauvre bagnole.
Manon récupéra la carte tricolore avec
soulagement.
— Pardonnez-moi. J'ai tendance à radoter.
—
Ça aussi, vous me
l'avez déjà dit. Mais ne vous excusez pas.
Je comprends parfaitement, même si c'est...
difficile. Dites, vous parlez toujours aussi rapidement ?
—
Oui, c'est une manière
de condenser les conversations. Tout s'efface si vite dans ma tête... Où
allons- nous ?
— Maison hantée de Hem. Déjà dit...
Lucie réfléchit un instant, et reprit :
—
Les scarifications, sur
votre corps. Que racontent-elles ?
— Je l'ignore.
— D'accord. Je réessaierai plus tard.
Sans l'écouter, Manon replongea dans les
méandres de son N-Tech, avant de se tourner de
nouveau vers la conductrice :
—
Puis-je vous
photographier? Cela m'évitera de vous demander
sans cesse votre identité.
Lucie acquiesça. Manon alluma le
plafonnier et figea l'instant avec la fonction « Photo » de
son organiseur. Stylet à la main, elle se mit ensuite à
écrire sur l'écran.
—
Qu'est-ce que vous
notez ? s'intéressa Lucie en détournant
brièvement les yeux de la route.
—
Votre nom, votre
métier, les raisons de notre rencontre. Et vos principaux traits de caractère.
Enfin, l'impression que j'en ai à l'instant
présent.
—
Je suis curieuse de
savoir ce que vous pensez de moi.
—
Pas ce que je pense.
Ce que je ressens, ici et maintenant.
Solidité, à votre regard directif. Passion, parce que vous êtes ici avec moi en pleine
nuit. Rigueur, on le lit aussi dans vos yeux. Beaucoup d'émotion passe dans
votre voix, vos mains, et cette façon que vous avez de discuter... On perçoit
votre écoute, ainsi qu'une certaine forme de douleur.
Énormément de douleur même. Je me trompe ?
Lucie resta un long moment silencieuse,
interloquée, avant de répondre.
—
Pas vraiment, non.
J'ai vécu une adolescence en partie
tourmentée, par...
Elle hésita, puis finit par lâcher :
—
... par une opération
chirurgicale, qui... qui m'a beaucoup
affectée.
— De quel genre ?
— Je préfère ne pas en parler.
— Vous pouvez, vous savez. Je sais me
montrer discrète et... oublier ce qu'on me confie, si vous voyez ce que je veux dire.
Sans réellement
connaître celle à qui elle s'adressait, Manon se sentait à l'aise, rassurée.
Sensations inexplicables. Elle demanda, constatant
les difficultés de Lucie à se livrer :
— Et cette opération a marqué une rupture
dans votre jeunesse, votre comportement ? Comme
moi, avec mes problèmes cérébraux ?
Cette fois, Lucie fixa la route.
— Après ça, ma vie n'a plus jamais été la
même. Et... je fais des actes que je déteste...
que... que les gens ne comprennent pas toujours. Mais...
Excusez- moi... Je ne peux rien vous dire de plus.
— Moi non plus, les gens ne me comprennent
pas. Ça nous fait au moins un point en commun.
Manon appuya sa nuque
contre l'appuie-tête et inspira longuement.
— Vous, c'est le passé qui vous hante, mais
moi, c'est l'avenir. Je ne peux plus bâtir de
projets, ni partir en vacances parce que je ne saurais même
pas où je me trouve, et cela ne servirait à rien car
je n'en garderais aucun souvenir. Pas de souvenirs. Jamais.
Lucie se sentit obligée
d'admettre que Manon avait raison. Sans
souvenirs, les photos ne sont jamais que le papier glacé d'un vulgaire catalogue.
Manon concentra son
attention sur les bandes blanches qui défilaient sur la route. Chacune d'entre
elles disparaissait dans la nuit, identique à
son existence fugitive. Elle ne savait pas où elle
allait, ni pourquoi. Sans doute la conductrice à ses côtés le lui avait-elle
déjà expliqué deux, trois, dix fois... De toute évidence ces renseignements
étaient-ils notés dans son N-Tech... Mais elle n'eut pas envie de fouiller, pas
maintenant, pas encore, parce qu'elle se sentait en paix.
— En tout cas, vous avez de jolies jumelles.
Lucie écarquilla les yeux.
— Comment vous savez ?
Manon tendit l'index.
—
La photo, là, sur
votre porte-clés. Comment s'appellent-elles ?
Lucie était étonnée. Si Manon allait
oublier dans la foulée, pourquoi cherchait-elle à connaître leurs prénoms ? A
quoi bon ?
— Clara à gauche, et Juliette à droite.
— Et Juliette est la dominante ?
— Alors là, vous m'en bouchez un coin !
—
Elles sont assises
côte à côte pour la pose, mais, si vous regardez bien, Juliette a le bras
devant sa sœur, comme une barrière, comme pour la repousser vers l'arrière, lui
montrer que l'espace lui appartient.
Lucie se raidit un peu. Elle se rappela la
manière dont Vandenbusche parlait de sa patiente. Un être incroyablement
précis, organisé et intelligent, en dépit de son amnésie.
— Sacrément observatrice...
—
Ça, ce n'est même pas
dû à mon handicap, c'est une déformation professionnelle. J'ai un parcours de
scientifique et toutes les sciences, notamment la physique, sont basées sur
l'observation.
—
Vous savez, les
sciences et moi... C'est un peu comme demander à un Dunkerquois de boire une
Tourtel.
— Quand vous souriez ainsi, vous avez des
yeux magnifiques. J'ai toujours cru que je
parviendrais à retenir les images heureuses, que cette
dysfonction de quelques millimètres dans mon cerveau
pouvait être dépassée par la volonté de tout le reste.
Je pense que, depuis... ma... mon...
Instinctivement, elle passa la main sur sa
gorge.
— ... ce qui m'est arrivé, j'ai dû essayer
d'en mémoriser des tonnes et des tonnes. Les
sons, les voix, les intonations passent parfois, avec une
infinité d'efforts, mais jamais les images. Le trou
noir. Vous comprenez ?
— Bien sûr. Que conserverez-vous de ce soir
par exemple ? De ce que nous vivons en ce
moment ?
— Je suis désolée, mais de vous je ne
retiendrai rien. Si nous nous quittons plus de
quelques minutes, ce sera comme si je vous voyais pour la
première fois. Je ne sais déjà plus de quelle façon cette
conversation a commencé. De quoi parlions-nous ?
Pourquoi ? Et où allons-nous ? Bientôt, j'ignorerai que
vous avez des jumelles et quel métier vous exercez. Du
moins, avant de consulter mon N-Tech... Noter. Il faut
que je note tout et que j'apprenne. C'est le seul
moyen. Le seul.
— Et après consultation de votre machin ?
— Après, je saurai. Mais sans aucune
sensation, sans sentiment, sans rien. Cela me fera le
même effet que d'apprendre que Berlin est la capitale
de l'Allemagne. Du procédural, rien que du procédural. Un « cerveau machine
». Désolée. Sincèrement désolée.
Lucie la regarda avec tendresse.
— Ne le soyez pas. Moi, je me souviendrai...
C'est le plus important...
Manon ferma les yeux, inspira, et les
rouvrit.
—
Parfois, je me mets en
colère contre mon frère Frédéric, ou alors j'éclate de rire, et je suis obligée
de lui demander : « Mais... pourquoi suis-je en rage contre toi ? Pourquoi
suis-je heureuse ? Pourquoi je pleure ? Explique-moi Frédéric, explique-moi ! »
Je sais que certains jours il m'emmène à Caen voir maman, mais je ne me
rappelle pas de nos rencontres, je ne sais plus si elle vieillit, comment
changent ses traits ou si elle est contente de me voir... J'ignore aussi
l'image que je laisse derrière moi. Celle d'une égarée, d'une malheureuse ? À
quoi se résumera mon existence quand je serai morte ? Quel héritage je léguerai
à...
Elle marqua une pause,
visiblement émue.
—
J'aurais tant aimé
donner la vie, j'adore les enfants, plus que tout au monde. Mais peut-on être
mère, quand on va récupérer son petit à l'école et que l'on est incapable de le
reconnaître ? Quand on ne connaît ni la couleur de ses yeux, ni le son de sa
voix ?
Elle désigna son
organiseur, tandis que Lucie l'écou- tait, touchée par tant de sensibilité.
—
On ne peut pas noter
les sentiments dans le N- Tech, ni le bonheur, ni les pleurs, ni le vécu. Juste
de l'information procédurale. Des mots anonymes, froids, sans substance.
L'amnésie, c'est vivre seul... et mourir seul. De cette soirée, je ne pourrai
retenir que ce qui est noté et enregistré là. Je vais apprendre les faits
essentiels par cœur, jusqu'à en constituer une espèce de souvenir aveugle, sans
image. Comme si j'apprenais des numéros de téléphone ou des plaques d'immatriculation.
—
Ou que Berlin est la
capitale de l'Allemagne...
Manon approuva.
—
Tout passe par les
souvenirs. Ce sont eux qui nous font pleurer à un enterrement, ce sont encore
eux qui font battre notre cœur quand nous pénétrons dans une chambre
d'enfant...
Elle considéra Lucie, des larmes
troublaient le bleu de ses iris.
— Mademoi...
— Pas mademoiselle... Lucie, je m'appelle
Lucie Henebelle.
— Lucie, vous rendez-vous compte que je suis
obligée de sélectionner ce que je veux retenir ? Des événements, des faits de
tous les jours auxquels vous ne songez même pas, qui, à vous, ne demandent
aucun effort ? Apprendre quelle est l'année en cours, qu'un tsunami a tué des
centaines de milliers de personnes, qu'il y a la guerre au Proche-Orient ou
qu'aujourd'hui il existe des graveurs de DVD. Répéter, sans cesse répéter pour
ne pas oublier, pour ne pas paraître idiote ou inculte. J'ai même dû apprendre
la cause de ma perte de mémoire ! Ce qu'il m'est arrivé ! Si je ne note pas, si
je ne répète pas chaque chose cent fois, alors tout disparaît...
Malgré la tristesse de ses propos, elle
parvint à esquisser un sourire et demanda :
— Je vous l'ai déjà dit, n'est-ce pas ?
— Non, non, rassurez-vous, c'est la première
fois.
— Mais certainement pas la dernière. Si vous
voyez que je joue au 33 tours rayé, n'hésitez pas à m'inter- rompre. Il n'y a
rien de pire pour moi que de... Enfin, vous voyez ?
— Je vois, et je n'hésiterai pas à vous le
dire. Vous pouvez me faire confiance. D'ordinaire, je suis assez directe.
— Dites, puis-je avoir vos coordonnées, et
votre numéro de téléphone ? Enfin, si je ne les possède pas déjà...
Lucie tendit une carte
que Manon rangea précieusement dans la pochette de son N-Tech. Elles gardèrent ensuite le silence, chacune perdue dans
ses pensées, jusqu'à arriver à destination. Le véhicule
s'enfonça dans une rue sans habitations, privée
d'éclairage. Au fond, une masse sombre
et immobile. La maison hantée de Hem. Monstre de briques aux perspectives en
pointes acérées. 3 h 45.
Moteur coupé. Torche au
poing. Lucie regretta de n'avoir pas
pris son Sig Sauer. Dire qu'il s'agissait à l'origine d'un simple constat, à cinquante
mètres de chez elle ! Quel don pour s'embarquer dans
les galères ! Les mauvaises bagarres, les interventions casse- gueule, c'était toujours pour sa poire !
Elle savait qu'elle
aurait dû solliciter une patrouille en renfort.
Règle numéro un : toujours intervenir à deux. Mais elle avait décidé d'y aller
seule. Pas le temps...
— Prête à affronter une nouvelle fois
l'orage? demanda Lucie en vérifiant le bon
fonctionnement de sa lampe.
— On l'a déjà fait ensemble ? répondit Manon
en détachant les yeux de son organiseur.
— Ensemble, pas vraiment, non, plutôt
chacune de notre côté. Vous connaissez un moyen
d'entrer ?
Manon pointa son doigt devant elle.
— Quand nous étions jeunes, nous passions
par- derrière, puis nous grimpions sur le toit
du patio. À l'époque, les portes et les fenêtres du
rez-de-chaussée étaient murées. Elles doivent toujours
l'être, je suppose.
Lucie perçut une
étincelle dans les yeux de la jeune femme.
— Cela me fait drôle de revenir ici, confia
Manon. Tant de souvenirs... Vous devez trouver
curieux que je me remémore ces détails de jeunesse,
mais pas ce que j'ai fait voilà trois minutes, non ?
— En fait, non, le docteur Vandenbusche a
tenté de m'expliquer... Les différents types de
mémoire... Je crois que j'ai à peu près compris.
Lucie attrapa la poignée de la portière.
— OK ! Attendez deux minutes dans la
voiture, je sors d'abord vérifier.
— Deux minutes, c'est trop pour moi ! Je
vous accompagne.
—
Vous êtes têtue !...
Bon, prenez mon K-way ! Et restez en
retrait ! Je risque ma place s'il vous arrive quelque chose.
Manon fourra son N-Tech
dans sa housse hermétique, puis la housse dans la poche intérieure de son blouson, avant d'enfiler le K-way. Lucie
boutonna son caban jusqu'au cou.
— Allez, on fonce.
— Attendez ! Vous ne prenez pas des gants en
latex, des masques, des charlottes ? Nous allons
peut-être pénétrer sur le lieu d'un crime ! On ne
doit pas le contaminer ! Cheveux, poils, empreintes digitales !
— Vous feriez un bon flic. Vous semblez vous
y connaître.
— Après la mort de ma sœur, je me suis
sérieusement penchée sur la question.
—
Ne vous inquiétez pas.
Ici, nous n'aurons pas
besoin de gants ni de
blouse stérile. Enfin, je l'espère. Allez ! Go !
Dès qu'elles eurent
claqué les portières, le vent et la pluie les
agressèrent. Elles avancèrent, recroquevillées, jusqu'à atteindre un mur dévoré par le
lichen à l'arrière de la propriété. Elles
l'escaladèrent péniblement et atterrirent dans le jardin, poche de boue infecte. Lucie leva la tête en direction
de la maison. Sous les trombes d'eau, sa lampe éclaira
les sapins, le porche, les murs infiniment hauts.
Quand elles remontèrent
en direction du patio, elles ne prêtèrent pas
attention à l'ombre immobile qui les observait depuis l'étage, par une fenêtre
aux vitres brisées.
Sans un bruit, la
silhouette se retira dans la maison.
3 h 50.
Les deux jeunes femmes
longèrent la façade en courant. À présent leurs respirations s'entremêlaient, comme si elles ne formaient plus qu'un
seul et même organisme. L'une se mit à pousser, puis
l'autre à tirer, tandis qu'elles s'entraidaient pour
grimper. Grimaçante - fichu mollet -, Lucie s'arma d'une grosse branche qui traînait sur la toiture et
pénétra à l'intérieur la première, sur ses gardes. Voilà quelques heures, elle était tranquillement allongée dans
son canapé, ses filles à ses côtés, et maintenant...
Une fois à l'abri, elle
reprit son souffle. Elle était ruisselante,
sa gorge sifflait. Elle se retourna légèrement vers Manon.
— Ça va ? chuchota-t-elle en frictionnant sa
jambe douloureuse.
— Non, ça ne va pas ! Qui êtes-vous ?
Pourquoi sommes-nous ici ? répondit Manon d'un air
effrayé avant de s'enfuir dans un coin pour
allumer son N-Tech.
Fonction « Derniers
événements saisis ». L'enlèvement. .. Les urgences... Lucie Henebelle...
L'énigme...
Elle resta prostrée et
se mit à répéter :
— Le Professeur... Le Professeur... Non,
impossible...
Lucie accourut, sa
carte de police devant elle.
—
Manon, écoutez... Ne
cherchez pas à comprendre ce que nous faisons ici, ni ce qu'il vous est
arrivé. Je vous l'ai déjà expliqué plusieurs fois.
Faites-moi juste confiance, d'accord ?
— Je... Je ne vous fais pas confiance,
mademoiselle Henebelle. Vous avez beau être policier,
je ne vous connais pas.
Elle se leva
brusquement, s'empara de la torche et se mit à observer la pièce.
—
Qu'est-ce que vous
faites ? demanda le lieutenant.
— Je n'en sais rien. Il est écrit dans mon
N-Tech que le Professeur nous a amenées ici.
Qu'il y avait un message là où il m'a retenue ! Alors il
doit forcément y avoir un autre message quelque part, des
indices, un moyen de nous mettre sur la voie.
Elle considéra son
poignet, constata qu'elle n'avait pas sa montre
et se rabattit sur son organiseur.
—
3 h 58. Le message
parlait bien de 4 heures ? Je ne me trompe
pas ? Je n'ai rien manqué ? Dites-moi ?
— Non... L'ultimatum est presque arrivé à
son terme, et apparemment, toujours pas de
victime...
Sans savoir où elle
allait, ni pourquoi, Manon traversa la chambre et s'engouffra dans le couloir
de l'étage. Lucie se précipita à sa suite.
Soudain, elles entendirent le plancher craquer derrière
elles.
Lucie n'eut pas le
temps de se retourner. Un bras robuste lui
enserra la gorge. Ses pieds décollèrent du sol.
— Elle veut jouer, la salope ?
Elle se retrouva
propulsée contre le mur, son front percuta le
béton. Elle s'effondra, inerte, glissant lentement contre la paroi.
Avec un petit cri,
Manon lâcha la lampe. Bruit sourd du
métal qui roule. Elle se mit à reculer, les muscles tétanisés.
—
Qui êtes-vous ?
—
Tu veux savoir ?
À une vitesse
prodigieuse, l'homme se rua sur elle et, à sa grande surprise, reçut une
semelle dans la poitrine. Il grogna, tandis qu'un second coup de pied fit craquer son genou droit. Il parvint quand
même à agripper Manon par les cheveux. Le N-Tech
glissa sur le plancher. La mathématicienne hurla,
frappa... Sans savoir pourquoi, elle visa le plexus
solaire, mais l'homme, cette fois, ne se laissa pas
surprendre. Elle voltigea sur le sol, propulsée par une
force titanesque.
— T'es plutôt bonne, toi. Une belle petite
gueule d'ange. Je crois que tu vas y passer la
première.
Il la plaqua face
contre terre. Manon respira une poussière
écœurante puis cracha, cruellement en manque d'air. La pointe d'un genou lui
écrasait le dos.
Tintement d'une boucle
de ceinture. Une braguette qui se
déboutonne. Des halètements bestiaux, là, tout contre sa nuque. Que se passait-il ? Où se
trouvait- elle ? Seule ? Et pourquoi ? Allait-elle
mourir ?
L'homme n'eut pas
l'occasion d'aller plus loin. Un gourdin lui
fracassa l'arcade sourcilière. Il se releva, titubant, la main sur le front, quand un
fantastique coup dans les testicules le plia en deux.
Il bascula dans les
escaliers, sans parvenir à se rattraper, et roula jusqu'au bas des marches
pour enfin s'écraser sur le carrelage, inerte.
Lucie se massa le
crâne, récoltant une fine pellicule de sang sur
le bout de ses doigts. Elle se pencha ensuite vers Manon, qui recula sur ses
mains pour se retrouver plaquée contre le mur du fond.
— Laissez-moi ! Laissez-moi !
— Manon ! Je suis Lucie ! Lucie Henebelle !
Elle s'empressa de sortir sa carte
tricolore.
— Rappelez-vous !
Manon n'avait jamais vu cette carte. Dans
quelle galère se trouvait-elle ? Pourquoi cette
agression ? Comment avait-elle appris à se battre ? Où
? Elle recula encore, jusqu'à finir repliée dans
un angle.
—
Qu'est... Qu'est-ce
que je fais ici ? Qui est cet homme ? Et
vous ? Pourquoi la police ? II...
Elle se précipita vers son N-Tech, à
quatre pattes.
—
Vous avez tout
enregistré dans votre machine, dit Lucie.
L'hôpital, notre conver...
— Quel hôpital ?
Manon se mit à crier :
— Quel hôpital ?
—
Je... Je n'en sais
rien, je... ne sais pas comment vous
appréhender, Manon... C'est trop... compliqué...
Lucie coinça sa carte de police en haut de
la poche de son manteau, afin de la rendre visible
en permanence, puis elle ramassa sa lampe et dit :
—
Je descends vérifier
s'il... est encore en vie. Rejoignez-moi,
dès que possible.
—
Comment ? Qui est
encore en vie ? Expliquez- moi !
Expliquez-moi !
Elle avait hurlé de toutes ses forces.
Lucie ne répondit pas et, la torche à la main, se hasarda dans la cage d'escalier. Une fois en bas, elle posa
l'index sur la jugulaire de l'agresseur et perçut un
pouls régulier. Elle se mit à lui fouiller les poches.
Une piqûre au niveau du pouce la fit
grimacer. Ses doigts ressortirent en sang. Du verre brisé
et des aiguilles...
— Merde, c'est pas vrai !
Des seringues... Un
junkie... Juste un junkie, venu squatter l'endroit...
Elle se redressa, le
pouce levé. Dans un réflexe inutile, elle aspira à pleins poumons les
gouttelettes avant de les recracher sur le sol.
Quatre lettres
explosèrent alors dans sa tête. SIDA.
—
C'est pas vrai ! C'est
pas vrai !
Alors, un autre choc
dans sa poitrine l'ébranla.
Elle tourna sur
elle-même, ébahie.
Au-dessus. Et partout
autour dans cette pièce circulaire. Dans la lumière de sa torche. Des
chiffres. Des milliers de chiffres.
Peinture rouge.
Sur le carrelage, une
phrase : « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage. » Lucie serra les dents.
Combien de temps ce salaud allait-il continuer son jeu ?
Surtout, ne pas
paniquer. Elle sortit son portable. Presque plus de batterie. Elle appela une
ambulance et fonça à l'étage.
En montant les
escaliers, elle entendit sa propre voix, échappée d'un appareil. Manon était
assise à l'indienne, face à sa mémoire prothétique.
L'égérie de N-Tech leva
le front, inquiète, partagée entre tristesse, terreur et fermeté. Elle ouvrit
le dossier « Photo », fit défiler les portraits, proches, amis, connaissances,
tous étrangers à sa mémoire, et découvrit l'identité de la femme qui se
dressait en face d'elle. Un officier de police aux boucles d'un blond de blé.
Lucie Henebelle. Trois mots... «Solidité. Passion. Rigueur. » Était-elle ce
policier qu'elle avait attendu pour sa quête du Mal ? Etait-elle enfin arrivée
?
— J'ai besoin de vous, fit le lieutenant en
éclairant sur la gauche.
—
Moi aussi, j'ai besoin
de vous. Plus que vous ne le croyez.
Elles s'observèrent durement, presque en
adversaires, avant que Lucie ne finisse par lui tendre la main.
— Venez en bas.
L'une derrière l'autre, elles s'engagèrent
sur les marches. Manon eut un mouvement de recul
en découvrant le corps étalé et manqua de tomber dans les escaliers. Lucie la
retint par la taille et la rassura :
— C'est bon, Manon ! Il est vivant !
— Qui est-ce ? Que...
Elle s'interrompit instantanément,
découvrant les chiffres rouges.
—
Mon Dieu !
s'exclama-t-elle en s'approchant des formes
peintes.
Elle réclama la torche de Lucie et se mit
à parcourir la spirale algébrique avec le rayon
jaunâtre.
—
Ça vous suggère
quelque chose ? demanda le lieutenant de
police.
Manon paraissait subjuguée. Elle plaqua le
N-Tech contre son oreille.
—
Chut... Taisez-vous,
murmura la scientifique. Taisez-vous,
je vous en prie.
Elle écoutait une nouvelle fois la
conversation enregistrée dans la voiture. Lucie soupira. Le chronomètre continuait à courir, même si l'ultimatum
avait expiré.
Quelques minutes plus tard, Manon demanda
:
—
Sur l'enregistrement,
vous m'avez bien parlé
d'allumettes,
découvertes par milliers sur le parquet où j'aurais été...
Le mot tarda à sortir.
— ... séquestrée ? C'est exact ?
— En effet. C'est tout à fait ça.
—
Et je ne vous en ai
pas expliqué la signification, n'est-ce pas
?
—
Non. Vous avez exigé
qu'on vienne d'abord ici. Vous ne me
faisiez pas confiance...
Manon s'approcha de Lucie et l'éblouit
malencontreusement. Elle détourna le faisceau lumineux et déclencha la fonction « Enregistrement »
de son appareil.
—
Vous ai-je déjà
demandé de me faire une promesse ?
— Pas encore, non.
—
D'accord, d'accord.
Alors promettez-moi de
m'intégrer à votre
enquête. Promettez-moi que vous me laisserez
vous accompagner dans la traque du meurtrier qui
a sauvagement tué ma sœur. Promettez- moi de faire tout votre possible pour
retrouver le Professeur.
— J'essaierai, dans la mesure de mes moyens.
— Je veux des certitudes ! Promettez !
Lucie se rapprocha encore, à quelques
centimètres seulement.
—
Je vous le promets. Et
vous, promettez-moi de
me faire confiance.
Manon secoua la tête.
— Ça ne marche pas dans ce sens-là.
Désolée...
Elle laissa tourner l'enregistrement. Elle
apprendrait
tout cela. Sa mémoire en absorberait à
peine cinq pour cent, mais elle apprendrait. Après avoir
consulté une dernière fois l'ensemble de ses notes -
nouvelle attente interminable pour Lucie -, elle finit par
expliquer :
—
Ces allumettes que
vous avez découvertes représentent un moyen de trouver le nombre n.
— Quoi ?
— Lancez-en une importante quantité au
hasard sur un parquet dont la largeur des lattes est
égale à la longueur d'une allumette. Il suffit de diviser le nombre total d'allumettes par le nombre
d'allumettes qui chevauchent deux lattes, et de multiplier le résultat par deux. C'est Buffon, un naturaliste du xvnf
siècle, qui le premier a fait l'expérience de cette
loi de probabilité. Avec une grande quantité d'allumettes, la précision est
stupéfiante.
Elle leva la tête, dévorant
des yeux les serpentins rouges.
— 71 est l'une des curiosités mathématiques
qui suscitent le plus d'interrogations dans les congrégations scientifiques, poursuivit-elle. Depuis des
siècles, les plus illustres savants tentent d'en percer
les mystères. Archimède, Descartes, Newton et bien
d'autres. Mais croyez-moi, ce nombre est aujourd'hui,
enfin, était il y a trois ans, encore bien loin d'avoir
révélé tous ses secrets.
La tache de lumière
continuait à balayer l'espace. Des neuf, des
huit, des trois. Soupe incompréhensible et indigeste.
— Je n'imprime toujours pas, confia Lucie.
Aidez- moi Manon, je vous en prie...
— Vous savez que n est un nombre sans fin,
un nombre réel qui présente une infinité de
décimales, et qu'il n'y aurait pas assez de tout
l'univers pour l'écrire ?
— Je crois me rappeler de ça... Un nombre
infini. 3,14 et des poussières... qui permet de
calculer la circonférence d'un cercle.
Manon acquiesça.
— Vous avez de bons restes. En 2004, on
connaissait déjà plus de mille milliards de ses premières déci- males, et je suppose qu'aujourd'hui, avec
l'évolution des ordinateurs, cette valeur a
considérablement augmenté. Pourquoi s'acharner à chercher ces chiffres insignifiants, me direz-vous ?
—
Manon, si vous
pouviez...
— En fait, le nombre n est utilisé pour
étalonner la rapidité des gros calculateurs, ou la
précision de certains logiciels. Et puis, il s'agit avant tout d'un défi pour les communautés scientifiques. Un peu
comme l'Everest pour les alpinistes.
Manon s'approcha d'un
des murs, ses doigts effleurèrent les traces de peinture.
— Je suis persuadée que cette farandole de
chiffres représente des décimales successives de n.
Non pas les premières, je les connais par cœur, mais
celles prises à une position particulière dans n.
Peut-être à la millième, à la cent millième ou à la millionième place.
—
Mais pourquoi ?
Pourquoi ?
Le vent s'engouffrait
par les fenêtres brisées à l'étage. La
bâtisse gémissait de part en part. Manon semblait réellement bouillir au cœur de
cet univers étrange. Lucie se demanda s'il lui
arrivait, à certains moments, de se sentir « normale »,
d'oublier son amnésie.
— Pourquoi ? L'énigme, Lucie, l'énigme ! «
Trouve dans les allumettes ce que nous sommes. »
Trouve dans 71 ce que nous sommes ! Trouve dans
ces décimales ce que nous sommes ! Et que sommes-nous, Lucie, sinon un numéro ? Un numéro qui nous
identifie, dès la naissance ! Un numéro qui fait de nous
des êtres classés, rangés dans des programmes
informatiques !
Lucie écoutait en
regardant autour d'elle. Cette interminable
chenille de symboles l'impressionnait.
Combien de temps avait-il fallu pour la
tracer ? Plusieurs heures ? Une journée ?
— Un numéro de sécurité sociale ?
proposa-t-elle.
Manon ressentit l'excitation du
scientifique qui, sur
une simple intuition, résout un problème
difficile.
— Oui ! Oui, exactement ! Un numéro de
sécurité sociale ! n est chaotique, rien ne permet
de deviner la décimale suivante en observant ce qui est
déjà sorti. Et... je pense qu'aujourd'hui, on a réussi
à démontrer que c'est aussi un nombre univers,
c'est-à-dire qu'en fouillant suffisamment loin, on peut
dégoter n'importe quelle combinaison dans ses décimales. Des
dates de naissance, des numéros de série, des
plaques d'immatriculation ou des numéros de sécurité sociale. Tous les codes génétiques des êtres de la planète,
la numérisation du
Requiem de Mozart,
tout ce qui est identifiable par une suite
de chiffres est recensé dans ce nombre incroyable. Il contient tous les secrets
de notre monde ! Les chances de détecter une
séquence choisie de treize chiffres consécutifs sont très
faibles, peut-être une sur un million, mais elles existent.
— Voilà donc ce que nous cherchons, dit
Lucie comme pour elle-même. Une identité...
L'identité de quelqu'un que le Professeur a dû éliminer
il y a quelques minutes...
— Le Professeur ? Pourquoi vous...
— Laissez tomber, Manon. Je vous
réexpliquerai tout plus tard. Concentrez-vous sur ces
chiffres. Ces chiffres uniquement. Ça urge. Nous
cherchons donc un numéro de sécurité sociale !
— Précisément. Treize chiffres.
En s'avançant, la jeune
mathématicienne fixa le message sur
le sol.
— « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma
rage. » Qu'est-ce que cela signifie ?
— Laissez tomber ! Le numéro de sécu. Seul
le numéro de sécu compte pour l'instant !
Manon repéra rapidement
le début de la séquence, en haut à
gauche, et la fit défiler en déplaçant la torche vers la droite.
— OK ! reprit Lucie. Celui qui a fait ça a
dû frapper dans le Nord, peut-être dans le
Pas-de-Calais ou la Somme ! Manon, on cherche quelque chose
qui contient les numéros de département 59, 62, ou 80 !
— Oui, oui, je vois ! Les quatre chiffres
précédents doivent représenter l'année et le mois de
naissance, et celui encore avant sera 1 ou 2. 1 pour les
hommes, 2 pour les femmes...
Plus un mot. Le regard
happé par le halo lumineux, Lucie ne
parvenait plus à refouler ces émotions étranges qui montaient en elle, cette
excitation, cette forme de jouissance
interdite qu'elle ressentait devant l'impensable.
N'y avait-il que l'horreur, la promesse du pire pour la stimuler ? Elle considéra
Manon, elle aussi hypnotisée par la suite des
décimales. Étaient- elles si différentes ? Pour quelle raison
mystérieuse évoluaient-elles là, à deux, dans la
tourmente des éléments en furie ? Quel terrible hasard
avait poussé Manon au pied de sa résidence, voilà
quelques heures ?
Manon avalait
littéralement les signes, rejetant en un coup d'œil les mauvaises combinaisons.
Et, alors que le faisceau continuait sa course, que
les secondes filaient, inexorablement, elle s'écria
soudain :
—
Je l'ai ! Je l'ai !
La jeune femme se
précipita vers le mur de gauche et
s'agenouilla.
—
2280162718069! Une
femme! Soixante-dix- neuf ans ! Dans le Pas-de-Calais !
Lucie déplia le capot de son portable.
L'indicateur de batterie clignotait.
— Merde... J'espère qu'il va tenir !
La permanence. Malouda.
—
Malouda ? Henebelle !
J'ai un numéro de sécu ! File-moi l'identité, l'adresse ! T'as dix secondes !
Manon rentrait les nouvelles informations
dans son N-Tech, dont la jauge d'autonomie était, elle aussi, assez basse. Elle
tira plusieurs clichés de très médiocre qualité, en raison de l'absence de
luminosité.
Deuxième bip du téléphone portable. La
batterie allait lâcher.
— Magne-toi, bon sang !
Malouda répondit sur-le-champ :
— Vous allez halluciner !
— Accouche ! Ma batterie rend l'âme !
— Il s'agit de Renée Dubreuil ! Chemin du
lac !
Un tilt.
—
La Dubreuil qui
s'était pris perpétuité, et qui a été relâchée après trente ans de taule ?
— En pers...
4 h 32. Rupture du contact.
Elle remit son téléphone dans sa poche en
râlant et entraîna Manon par le bras.
—
Attendez ! s'écria
Manon. Vous avez parlé de Dubreuil ! Le diable du lac ? Cette ignoble bonne
femme qui a torturé ses trois gamines avant que son mari les tue et s'explose
la cervelle ?
—
Oui, c'est son numéro
de sécu que nous avons trouvé dans ce... chaos.
Manon resta interdite.
—
Dubreuil ? Mais déjà
enfants, nous connaissions cette
histoire, je me rendais souvent au lac de Roeux le week-end et...
— Allons-y Manon ! S'il vous plaît !
—
Deux secondes ! Il
faut encore que je recopie l'avertissement
sur le sol ! Il n'est pas là pour rien !
— Oui ! Oui ! Allez !
—
Attendez j'ai dit ! «
Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage. » Le Professeur adore cacher des messages
dans d'autres messages. Palimpsestes, anagrammes, stéganographie. Et là, ça sent franchement
le message codé !
Elle désigna le junkie.
— Et lui ? Qui est-ce ?
—
Je vous raconterai
dans la voiture. En tout cas il n'ira pas
loin, il est démantibulé comme un pantin. Les secours vont arriver.
Lucie arracha une feuille de son carnet et
nota :
« Prévenez immédiatement le commandant
Kashma- reck, 06 64 70 29 55. Dites-lui d'envoyer
des renforts au chemin du lac, à Roeux. C'est
probablement là-bas que Pr a frappé. Il faut aussi une équipe
ici même. D'urgence.
Lucie Henebelle, lieutenant de police
(plus de portable). »
Elle abandonna son papier sur le
carrelage.
Sur la feuille, une petite tache de
sang... Son pouce...
—
Espérons seulement
qu'il ne lui ait pas fait subir le même sort
qu'aux autres, fit-elle.
Et elles regagnèrent la Ford. Direction le
Pas-deCalais. Vers la
promesse d'un meurtre violent...
14.
Roeux. La pluie
frappait le lac Bleu en bouillons ininterrompus. Sous cette météo furieuse,
dans l'obscurité la plus sévère, deux silhouettes féminines,
liées par la douleur, déjà sérieusement éprouvées par leur escapade, dévalaient au pas de course un raidillon
calcaire.
Sous la seule lueur de
leur lampe, elles traversèrent une rangée
d'arbres mêlés à des enchevêtrements de ronces et avancèrent encore péniblement
sur plusieurs centaines de mètres, jusqu'à discerner une
maisonnette branlante. Une faible lumière traversait
les carreaux, jouait avec le vent et la pluie. En ces
terres de campagne arrageoise, l'orage arrivait avec force du Nord. Chaque goutte sur les joues donnait
l'impression d'une coupure au rasoir.
Elles approchèrent
enfin du pavillon, perdu loin derrière le lac. Lucie éteignit sa torche. A priori, aucune voiture à proximité, aucun papillotement
de phares, y compris sur le chemin qui menait vers la
communale.
L'utilisation du N-Tech
en mode GPS avait terminé de vider la
batterie. Sans son appareil, Manon se retrouvait nue, seulement armée de sa
mémoire à court terme et de sa concentration.
—
Le lieutenant
Henebelle m'aide dans une enquête pour
retrouver le Professeur, mon N-Tech n'a plus de batterie... Le lieutenant Henebelle m'aide
dans une enquête pour retrouver le Professeur, mon
N-Tech n'a plus de batterie... répétait-elle
inlassablement.
Elles se plaquèrent contre un gros arbre.
— Je vais faire le tour, essayer de voir
quelque chose depuis l'extérieur, murmura Lucie en
chassant de la main l'eau qui ruisselait sur son
front. Dans tous les cas, on attend les renforts.
—
Le lieutenant
Henebelle m'aide dans une enquête pour
retrouver le Professeur, je dois l'attendre ici, mon N-Tech n'a plus de batterie... Le
lieutenant Henebelle m'aide dans une enquête pour retrouver le
Professeur, je dois l'attendre ici, mon N-Tech n'a
plus de batterie...
Lucie la serra
soudainement dans ses bras et se mit à lui
caresser le dos.
— Vous êtes quelqu'un de bien... J'espère sincèrement
que vous vous souviendrez de ça...
Manon ferma les yeux et répéta de nouveau
:
— Le lieutenant Henebelle m'aide dans une
enquête pour retrouver le Professeur...
Le cœur serré, Lucie
l'abandonna et disparut derrière les rideaux de pluie. Cette fois, pas de
boue, mais des bosses de craie gorgée d'eau. Des
flaques, des trous, des tord-chevilles.
Il était presque 5 h 30. Dans une heure,
il ferait jour.
Arrivée à hauteur de la
maison, Lucie se colla
contre un mur et jeta
un œil par la fenêtre aux rideaux jaunis.
Un coup de scalpel lui écorcha les
rétines.
À l'intérieur, un corps
étalé sur le sol. Du sang, partout autour. Lucie mit sa main en visière sur
son front.
Cette surface blanchâtre, pelliculée d'un
voile pourpre... Il s'agissait bien d'un crâne. Le crâne de Renée Dubreuil.
La vieille dame avait
été scalpée. Marque de fabrique du Professeur. Les « affabulations » de Manon
se précisaient dangereusement.
Lucie se précipita vers
l'entrée. Décidément, son arme lui
faisait cruellement défaut.
Porte non verrouillée,
aucune marque de fracture. Elle ouvrit
en prenant garde à ne pas contaminer la poignée avec ses empreintes.
L'intérieur. Pas un
son. Hall minuscule, carrelage en damier noir
et blanc. Lucie entra prudemment, longea les murs afin de ne pas polluer la scène
de crime. Ses pas abandonnèrent de petites flaques sur
le sol. Elle sentit ses muscles se raidir.
Puis le séjour. Elle se
boucha les narines. Odeur de défécation.
Une puanteur.
La septuagénaire avait
les chevilles ligotées. À côté d'elle, une
feuille avec un texte imprimé et une ardoise d'école gribouillée de dessins et de
chiffres. Dans sa main, une craie bleue. De ses yeux, ne
restaient que deux globes laiteux, dont les pupilles
avaient roulé vers le haut jusqu'à presque disparaître.
Ses lèvres fendues de cicatrices avaient régurgité une mousse grise. Quant au scalp... Réalisé dans les règles
de l'art : plus de cuir chevelu. Ne se dessinaient plus
que des continents de peau sur un orbe de faïence.
Face à l'horreur de ce
tableau d'épouvante, Lucie sentit une
colère sourde monter en elle. Plus jeune, cette sadique avait torturé ses propres
gamines. Des jours et des jours. Et maintenant, le «
monstre d'Arras », son surnom de l'époque, changé
ensuite en « diable du lac » lors de sa sortie de
prison et de son installation à Roeux, s'était fait
assassiner par un autre monstre, bien
pire encore. Le Professeur.
Pourquoi ?
À voir l'état du corps,
la blancheur des membres, la coagulation
du sang sur le crâne, le décès semblait remonter au moins à la veille, et non pas
à 4 heures comme le prédisait le message de la
cabane.
Lucie sursauta. Dehors,
un éclair, presque immédiatement suivi d'un immense coup de tonnerre. Les carreaux,
les murs tremblèrent.
Elle s'agenouilla et,
le nez dans son caban, observa attentivement
le cadavre, puis la scène autour d'elle. Position de la victime, type de liens,
déplacements ou bris d'objets, le moindre élément revêtait
de l'importance. On pouvait lire dans ces informations des comportements,
deviner des actions, décrypter des gestes. Et ressentir, au plus profond de soi-même,
la violence du crime.
Lucie fut traversée par
un frisson. Un frémissement d'excitation.
Et de terreur.
Dans cet endroit isolé,
Dubreuil avait déverrouillé sans se
méfier. Pourtant, quatre cadenas sur la porte témoignaient de sa crainte envers le monde
extérieur. Le tueur lui avait sans aucun doute
inspiré confiance. Était-il un familier de son environnement
? Le connaissait-elle ? S'était-il présenté à elle comme un quelconque
représentant, un flic, un facteur ?
Il avait décidé de
frapper dans un lieu où il était en sécurité,
comme pour l'abri de chasseurs. Jamais de risques. Il aimait prendre son temps, se
délecter de la souffrance de ses proies sans craindre la
surprise d'une mauvaise rencontre.
Lucie examina la corde
autour des chevilles. Pareille à celle de la cabane. À peine
serrée ici, juste un symbole de domination. Je suis le maître, celui qui dirige la danse. Et vous, vous ne représentez que des objets jetables. Puis elle revint au scalp. Le découper, faire racler le bistouri sur l'os du crâne
avait dû lui procurer une jouissance infâme. Que
pouvait-il bien fabriquer avec ces chevelures ?
Lucie regardait les annotations sur
l'ardoise quand un nouveau coup de semonce, plus violent
encore que le précédent, détourna son attention. Elle
entendit la pluie redoubler à l'extérieur et pensa à
Manon, seule dehors, sous un arbre.
Elle quitta prudemment le théâtre du
meurtre.
Au moment où elle mit le pied à
l'extérieur, elle n'eut pas le temps d'esquiver le bâton qui
lui percuta l'arcade sourcilière gauche. Le coup la
propulsa dans une large flaque.
Elle hurla de douleur, tenta de se
relever. Son manteau imbibé pesait des tonnes, alourdissant chaque geste. À genoux sur le sol, elle porta sa
main à son front, la bouche grande ouverte.
Quand elle se retourna, l'arme déchirait
l'air, prête à frapper encore.
Lucie tenta de se protéger, les avant-bras
enroulés sur la tête, dans un ultime hurlement.
À cet instant précis, des phares et des
sirènes surgirent, arrachés à l'obscurité.
L'ombre se retrouva piégée, aveuglée par
un projecteur et braquée par trois Sig Sauer.
Lucie se laissa choir à la renverse dans
l'eau, la tête vers les cieux noirs et déchaînés.
Elle vivait.
15.
Assise au bord du
coffre d'une 407, à l'abri sous la porte arrière
relevée et enveloppée de couvertures, Lucie se laissait suturer l'arcade
sourcilière par un médecin de la police. Deux points réalisés
au fil de soie éviteraient l'hospitalisation.
Le commandant
Kashmareck se dressait face à elle, sous un large
parapluie. La quarantaine, coupe en brosse, rasé
de près, même à cette heure tardive - ou matinale. Un modèle de discipline,
estampillé « brigade criminelle ».
— Il s'en est fallu de peu pour qu'elle te
mette une sacrée branlée, fit-il en tirant sur sa
cigarette. Elle était
complètement
hystérique, prête à te fendre le crâne. Depuis quand un flic entraîné se laisse
surprendre par une civile ?
Lorsque le médecin lui
tamponna de nouveau le sourcil
gauche avec un coton imbibé d'antiseptique, Lucie grimaça de douleur. Sa tête lui
paraissait peser des tonnes.
— Le tonnerre a dû la faire sursauter,
expliqua-t-elle. Elle a perdu le fil de sa pensée, s'est
retrouvée trempée, sans son N-Tech, ignorant totalement la
raison de sa présence près de chez Dubreuil. Elle se
sent forcément en danger, menacée, surtout qu'elle connaît
l'endroit, qu'elle sait que Dubreuil a torturé des enfants.
Que fait-elle là, seule, si tard ? Pourquoi ? Comment ? Elle
s'approche de la maison et me voit accroupie près d'un
cadavre... Et là, au moment où je sors, bing... Son
neurologue m'avait prévenue. Elle peut avoir des réactions
violentes si elle évolue dans un environnement qui ne lui
est pas familier.
—
De toute façon, elle
n'aurait jamais dû être ici avec toi.
Elle aurait dû rester à l'hôpital ! Son frère et Flavien sont en rogne ! Tu te rends compte
que si le proc l'apprend...
Le médecin demanda à
Lucie d'ouvrir la bouche et glissa un
coton-tige derrière ses molaires.
— C'est nouveau ça ? râla-t-elle.
— On fait des prélèvements de salive à toute
personne en contact avec la scène de crime pour éviter les recherches ADN inutiles.
Lucie considéra ses doigts blessés.
— Vous... Vous pouvez aussi me prélever du sang ? Je me suis piquée avec une
seringue... Dans la maison de Hem...
Le médecin acquiesça,
l'air grave, et sortit un kit de prélèvement
sanguin. Il demanda :
— La longue cicatrice, à l'arrière de votre
crâne... Tumeur ? Kyste ?
Lucie se raidit et improvisa :
— Euh... Kyste...
— De quel genre ?
— Je... m'en rappelle plus, c'était dans ma
jeunesse. Un... Un petit truc pas bien grave en tout cas.
Le toubib l'observa,
sceptique, puis opéra en silence.
Lucie frissonna devant la montée de son sang dans un petit tube transparent.
—
Allez, fous le camp
maintenant ! ordonna le commandant.
Elle ouvrit et ferma plusieurs fois la
main, avant de rebaisser sa manche imbibée d'eau, puis
elle plissa les yeux et regarda en direction des autres
véhicules.
— Où se trouve Manon ?
—
Dans la bagnole,
là-bas. J'ai eu Flavien et son neurologue,
ce... Vandenbusche au téléphone. Selon eux, il est préférable de la ramener chez
elle. D'après ce que j'ai compris, inutile de
l'interroger.
— Ça, c'est sûr. Elle oublie tout au fur et
à mesure.
Lucie désigna sa blessure.
— La preuve...
Le mégot rougeoyant finissait de se consumer
entre les doigts du commandant.
—
Je vais poster une
équipe devant chez elle. Il paraît
qu'elle habite avec son frère.
—
Oui, enfin pas
vraiment, ils habitent la même maison mais
ils ont chacun leur appartement... Elle va bien ?
— Mieux que toi.
Lucie tenta de se relever mais elle se
sentit mal.
— Toi aussi, on va te ramener au bercail !
— Non, je...
—
T'en as fait assez
pour cette nuit ! T'aurais pas oublié tes
mômes, par hasard ? Un étudiant a appelé le 17, il cherchait à tout prix à te joindre
!
Lucie regarda sa montre.
— Mince ! Anthony ! Et...
—
Rien de grave,
t'inquiète. Mais il comprenait pas pourquoi tu
répondais pas sur ton portable... et comme il croyait qu'il allait rester qu'une
heure ou deux... Et puis t'as vu ton état ? Pire qu'une pompe
à bière en fin de soirée. Règle le souci avec tes
gamines, pionce un
peu et reviens-nous en forme. On a du pain
sur la planche. Trois sites à passer au crible... Raismes, Hem et maintenant Roeux. Ce petit malin aime la
diversité et les kilomètres.
Il se retourna. Des phares
en haut de la route.
— Le proc d'Arras, à tous les coups. On va figer la scène, le légiste va bientôt arriver pour
les premiers exams. Le temps que les IJ fassent tous
les prélèvements, on en a pour un bout de temps.
— Je veux rester sur l'affaire ! J'ai promis
à cette fille de...
— T'as promis ? Depuis combien de temps on
bosse ensemble, Henebelle ?
—
Presque trois ans.
— Depuis que je te connais, c'est toujours
la même chose. Tu veux toujours être la première
sur tout. Les basions de quartier, les violences conjugales,
les agressions... T'es une vraie tête brûlée, tu fais des heures et des heures si bien que tu ressembles plus
qu'à une loque... Et puis, tout d'un coup, tu
décroches. Tu t'arranges pour refiler le bébé, pour
t'effacer et te plonger dans un dossier plus tranquille...
Tu crois qu'on ne le remarque pas ?
—
C'est que...
— Je sais, tes filles. Peut-être qu'un jour
elles te feront prendre conscience qu'on... qu'on
ne fait pas le plus beau métier du monde. T'es un bon
flic, et je sais que t'es aussi une bonne mère. Mais tout
ça doit être difficile à gérer, non ? Les sentiments
d'un côté, le boulot de l'autre. Moi aussi j'ai des
mômes. Je sais de quoi je cause.
— Difficile, oui, mais j'y arrive, se
défendit Lucie. Ne m'écartez pas !
Kashmareck serra ses
lourdes mâchoires de meneur d'hommes.
— Cette fois, c'est autre chose, ce n'est
plus du règlement de comptes. On change de
catégorie.
— Je sais ! Je suis déjà passée par là,
commandant !
— Du temps où tu avais la niaque ! Où tu ne
craignais pas la nuit ! Si tu fonces, sur un truc comme ça, il faut être à cent pour cent ! Pas de
retour en arrière, cette fois, pas d'esquive ! Alors rentre
chez toi, et réfléchis bien ! Car ce dossier sent
mauvais !
Lucie répondit dans la seconde :
— Je suis prête à foncer. Je crois que le
Professeur est de retour. Et je vais tout mettre en
œuvre pour le coincer. Pour protéger Manon.
— Manon, Manon... Tu parles d'elle comme si
tu la connaissais depuis des lustres. Elle a
quelque chose à voir avec toi ?
— Non, ce n'est pas ça, mais... je me sens
proche d'elle, tout simplement.
Kashmareck lança son
mégot dans une flaque et désigna la
maison.
— Cette mise en scène ressemble étrangement
à l'enfer que les collègues ont traversé il
y a quatre ans. Les énigmes mathématiques, l'ardoise
d'écolier, la craie bleue, le mode opératoire... Faudra
voir avec Paris pour obtenir les détails du dossier.
Mais si vraiment l'assassin l'a tuée de la même façon, s'il lui a fait subir le même... calvaire, alors je crois
qu'on est mal barrés... On verra ce que révélera l'autopsie...
Il n'y a qu'un truc que je ne comprends pas...
— Pourquoi elle, n'est-ce pas ? Pourquoi
cette sadique de Renée Dubreuil...
Il opina du chef et demanda :
— Pourquoi vouloir d'un seul coup devenir une espèce de justicier, lui qui ne s'attaquait jusqu'à présent qu'à des
gens « normaux », sans soucis particuliers ?
— En quatre ans, beaucoup de choses peuvent changer...
Ses pulsions peuvent évoluer suivant sa maturité, ses fantasmes, son quotidien
ou simplement son entourage. Moi, ce que je ne comprends pas, c'est comment un tueur en série peut brusquement s'interrompre et reprendre
si longtemps après. C'est extrêmement rare. Et en général, il y a une bonne
raison.
— De quel genre ?
— Quelque chose qui les empêche de tuer. L'emprisonnement,
des troubles psychologiques, un grave accident... Ou
alors, c'est qu'ils ont tué ailleurs, d'une autre manière Autre pays, autre mode opératoire. Mais hormis ces cas marginaux, ils ne se mettent jamais si longtemps en veille... Quatre années, vous imaginez ?
—
Soit. Mais s'il s'agit
vraiment du Professeur, nous traquons un tueur sans mobile apparent, sans
type prédéfini de victime, et qui frappe dans une
région différente à chaque fois. Un suspect zéro par excellence.
Lucie secoua la tête négativement.
— Je ne crois pas au suspect zéro. Même si on ne peut pas la voir, si elle est très difficile à deviner, il y a toujours une motivation présente, derrière ses actes, derrière son
modus operandi.
— Tu me fais rire ! Dans ce cas, trouve-la, cette motivation ! T'as le champ libre ! Mais n'oublie pas que les collègues se cassent les dents là-dessus depuis le début !
Lucie plaqua sa main sur son
front. Une douleur, quelque part dans la tête.
— OK ! Allez, disparais ! On te raccompagne !
—
Une dernière chose...
murmura-t-elle en se massant le crâne. Sur la feuille... Le problème qu'il lui
a posé... Je n'ai pas eu le temps de bien regarder.
—
Un truc pas trop compliqué,
mais vu son âge et son QI, suffisant pour la piéger. « Un nautile,
avec sa coquille, pèse 200 g. Le nautile pèse 100 g de plus
que la coquille. Combien pèse le nautile ? »
— C'est pourtant évident... 100 g... Non ?
—
C'est ce qu'elle avait
répondu sur l'ardoise... Et comme elle, tu serais morte...
Lucie ne chercha pas à comprendre. Elle n'en pouvait
plus.
—
Bon, je rentre. Mais appelez-moi
pour l'autopsie. Je veux y assister...
—
Tu veux toujours assister aux
autopsies. C'est une distraction pour toi, ou quoi ?
—
Laissez tomber
commandant... Je vais me coucher...
16.
Un cauchemar de boue, de sang et de sueur.
— Mon Dieu ! s'écria Anthony, les yeux exorbités.
Il s'éjecta du fauteuil. Lucie ferma la porte.
—
Ça va, fit-elle, ne me
regarde pas comme ça. Une nuit un peu agitée, pas de quoi fouetter un chat.
Elle bâilla à s'en décrocher la mâchoire.
L'étudiant se faufila sur le côté, attrapa son blouson et se
dirigea vers la porte, sans plus lui accorder le moindre
regard.
— Anthony ?
Il se retourna. Pouvait-elle voir qu'il tremblait
?
—
J'ai... J'ai cours dans...
dans à peine une heure, s'excusa-t-il, la main sur la poignée. Faut...
absolument que j'y aille. Désolé...
—
Mais attends, je vais te
payer... Dis-moi au moins si ça s'est bien passé !
—
Tout s'est très bien passé.
Elles ne se sont pas réveillées, je me suis même demandé si elles
n'étaient pas mortes... Pour l'argent, on verra ça une
autre fois.
Et il disparut si vite que Lucie n'eut même pas
le temps de le remercier. Drôle de mec.
La jeune femme, exténuée, aurait volontiers
plongé directement sous ses draps, mais restaient deux
choses
à régler. Primo, une douche d'enfer. Secundo, les jumelles. On était mercredi, pas d'école. 7 h 30. Maud devait déjà être réveillée depuis longtemps. Lucie l'appela et lui demanda si elle pouvait venir chercher les petites à l'appartement. Par bonheur, elle accepta. Un trésor, cette nounou.
La douche. Le contact de l'eau
chaude sur sa peau. Elle souffla longuement, apaisée... avant de se
mettre à éternuer. Si elle n'attrapait pas un rhume,
c'était à n'y rien comprendre. Peu à peu, des nuages de
vapeur autour d'elle... Elle remonta ses doigts sur
l'arrière de son crâne. Sa cicatrice... Elle ne put s'empêcher
de repenser aux scarifications, à Manon.
Les cheveux noués dans une
serviette, Lucie fit quelques gestes pour s'étirer et grimaça de
douleur. Sa jambe. Bilan de la nuit ? Bosse sur la tête,
mollet enflammé, suture à l'arcade sourcilière. Le cap
de la trentaine n'était pas seulement symbolique. Elle vieillissait, la vieille ! Sans oublier ces blessures aux doigts. Quatre lettres qui pouvaient se déverser dans son organisme avec la violence d'un cauchemar.
Elle eut soudain très froid.
Et si sa vie dépendait subitement du résultat d'une analyse sanguine ?
Et si on lui annonçait que...
Trop d'interrogations.
Manon... Son enlèvement... Tous ces mystères autour de la mémoire... Le
Professeur. ..
Elle se força à chasser ce
brouillard de son esprit. Pour le moment, il y avait une autre priorité.
Réveiller les petites. Redécouvrir leurs yeux, étoiles de
bonheur infini. C'est dans les choses les plus simples
que l'existence reprend un sens. Longuement, dans le canapé, elles s'échangèrent leur chaleur, leur tendresse, dans un
câlin plein d'amour. Elles formaient une vraie famille,
même sans homme. Qui en avait besoin, ici ?
Pourquoi encore souffrir ?
— Tu t'es fait bobo maman ?
Juliette. La plus réactive. À
cent pour cent à peine l'œil ouvert. Portrait craché de sa mère. Clara,
elle, s'étirait lentement. Une chrysalide fragile.
—
Maman s'est cognée, répondit
Lucie en tentant de cacher son trouble.
Juliette repoussa sa sœur pour
se coller contre sa mère.
— Juliette ! Je ne veux pas que tu pousses ta sœur
!
Lucie l'empoigna. Elle se rappela la remarque de
Manon, dans la Ford, à propos de la jumelle dominante.
— Ne recommence plus jamais ça, d'accord ?
Juliette se replia sur le côté. Elle connaissait
sur le
bout des fesses les colères foudroyantes de sa
mère. Mieux valait ne pas insister.
Lucie les enlaça toutes les
deux et embrassa Clara sur la bouche. Elle aurait tant aimé pouvoir être
plus présente auprès d'elles, les voir grandir sous
son aile protectrice. Mais avait-elle vraiment le choix ?
Il fallait bien remplir les estomacs. Flic... Son métier, sa vie. Elle ne savait rien faire d'autre. Elle avait quitté les études et le foyer familial si jeune pour plonger dans cet univers de mecs et de sang...
La jeune mère usa ses
dernières forces à leur verser leur lait chocolaté,
les laver, les habiller, nouer leurs chaussures, préparer
leur sac, y glisser leur doudou, leurs chaussons, des
bonbons, des briquettes de jus d'orange et de
compote. Des gestes tendres qu'elle répétait chaque jour
avec simplicité.
Un dernier gros bisou, avant
que la nourrice arrive et les embarque, sans traîner. Toujours une
déchirure de les voir s'éloigner ainsi, leur petit sac au
dos. Juliette devant, Clara derrière. Un jour, elles
s'envoleraient pour de bon, comme leur père biologique l'avait fait. Et il serait trop tard pour rattraper tout ce temps perdu.
Elle s'effondra dans son lit,
après avoir réglé son réveil sur 11 heures. Sa première nuit blanche
depuis longtemps. Et quelle nuit ! Les allers-retours
entre chez elle, la résidence, le CHR, Raismes, Hem,
Roeux... Combien de kilomètres en une soirée ? Trois cents
? Sous la tempête, à escalader, déraper, recevoir
des coups, dont un par Manon en personne. Manon...
Son handicap était tellement difficile à appréhender.
À admettre, même. Dire que quand elle se
réveillerait, tout repartirait de zéro, Et toujours la même
solitude, le même vide effrayant. Ne pas connaître la date
du jour, ce qu'il s'est passé la veille, ce qu'il se
passera le lendemain. Y avait-il la guerre, quelque part ?
Des gens mouraient-ils encore de faim ? Ne pas savoir
de quels événements se gonflait l'Histoire, depuis
que son histoire à elle s'était arrêtée... D'un geste
mécanique, Manon ouvrirait son N-Tech, observerait les
photos - celles de Lucie, de la maison hantée, des décimales de n -, écouterait les enregistrements et lirait ses notes. Qu'en résulterait-il ? L'impression d'avoir écouté une histoire ? Un
apprentissage d'événements bruts sans liens entre eux, sans référents ? Un « Berlin est la capitale de l'Allemagne » ?
Lucie n'abandonnerait pas
Manon, elle l'avait promis.
Dans une mélodie reposante, la
pluie frappait contre le volet roulant. Les mains croisées sur la
poitrine, elle respira lentement. Impossible de s'endormir.
Bien plus tard, sous ses
paupières, se mirent à défiler des images, des flashes à la puissance
destructrice. Des successions de chiffres. Des éclats de
scalpel. Un crâne parsemé d'îlots de peau croûteuse. Dans ses oreilles, le crissement d'une craie sur une ardoise. Des pleurs, les siens. Odeurs bizarres. Cellules en nid- d'abeilles. Horreurs, aux portes de son inconscient. Cadavres, sang, morgue. Des ténèbres, rien que des ténèbres... Si seulement la cicatrice sous sa chevelure, comme les vieilles entailles sur ses mains, pouvaient disparaître...
Elle releva la tête, le front
trempé, l'oreiller humide.
À gauche, la petite armoire
aux vitres teintées. Son contenu. L'origine de toute sa souffrance. Et de
son incapacité à accepter le pire. Elle se détestait
pour ça. Savoir analyser les autres, sans se comprendre
soi- même. Peut-être pour cette raison qu'elle avait
voulu devenir flic. Une fierté pour ses parents, pour
elle un exutoire. Refouler les attaques insidieuses de
l'esprit, par la violence de l'arme.
Enfin, cette fois, le sommeil
fut plus fort que tout. Et, tandis qu'elle sombrait, ce mot, ce simple
mot qu'elle traînait dans sa chair depuis si
longtemps, qui avait changé sa perception du monde, pourri son
adolescence, explosa une dernière fois sous son crâne. Ce mot, apparu comme un couperet au détour d'une chambre d'hôpital, à l'aube de ses seize ans. Douze lettres qui se matérialisaient aujourd'hui dans cette armoire aux vitres opaques.
Cannibalisme.
17.
Manon se relaxait dans son
bain brûlant, les yeux mi-clos, la nuque posée sur une serviette en
éponge légèrement humide et parfumée au monoï. Au-dessus de la baignoire hydromassante, une horloge indiquait l'heure, le jour, le mois, l'année. 10 h 25, le mercredi 25 avril 2007. Posé sur le rebord du lavabo en marbre, entre les savons, les crèmes et les huiles essentielles, le N-Tech récitait en boucle les diverses conversations de la nuit.
Des propos effrayants.
Inimaginables.
Une histoire d'enlèvement, son
propre enlèvement, raconté par un lieutenant de police aux boucles
blondes, Lucie Henebelle.
Le regard grave, Manon
considéra une nouvelle fois ses poignets, ses chevilles contusionnées, le
pansement sur sa main. Le dernier enregistrement, un long
monologue qu'elle venait de prononcer dans le salon - elle y avait cité l'heure et le lieu -, précisait qu'une enquête venait d'être déclenchée. Des dizaines de policiers sur le
coup, avec un but commun : traquer le Professeur, revenu d'entre les morts.
Après quatre ans de silence, il se réveillait enfin. Manon savait qu'elle attendait ce moment depuis longtemps, même si la conscience des jours qui s'égrènent lui échappait et que son « hier » à elle remontait à trois ans. Ce cambriolage dont
elle n'avait aucun souvenir...
Lentement, les muscles
relâchés, elle promena un gant de crin entre ses seins, puis sur son bassin
barré de meurtrissures. Deux phrases qu'elle avait
apprises par cœur, écrites en miroir : « Rejoins les fous,
proche des Moines » et « Trouver la tombe d »...
Pourquoi de telles inscriptions ? De quelle tombe
s'agissait-il ? Quel secret cachaient ces cicatrices ?
L'enregistrement audio parla
de Raismes. De l'abri de chasseurs. D'une fuite dans l'orage.
Comment avait-elle pu se
retrouver en forêt, à cinquante kilomètres de Lille, sans son N-Tech ? Alors qu'elle ne s'en séparait jamais ? Ce malade était-il venu l'enlever chez elle ?
Elle observa autour d'elle,
soudain mal à l'aise. Seule dans sa baignoire... Personne pour la
défendre. N'importe qui pouvait pénétrer chez elle... lui
faire du mal et repartir...
Elle se sentait si
vulnérable... Avait-elle déjà croisé son ravisseur ?
Rôdait-il tous les jours autour d'elle ? L'avait-il déjà
touchée ? Elle donna un coup de poing furieux sur la
surface de l'eau. Elle savait qu'elle ne saurait jamais.
Elle se détendit peu à peu. La
succession des enregistrements audio, le calme, dans cette pièce où des enceintes intégrées dans les cloisons diffusaient des chants de canaris, lui permirent de se concentrer. Elle procéda à une esquisse mentale de sa nuit. L'aire visuelle de son cerveau se créa ses propres représentations spatiales,
un peu à la façon d'un film qu'on imagine juste en l'écoutant, sans le voir.
Ou de personnages que l'on bâtit selon ses propres
envies, au fil des pages d'un roman.
Son kidnapping. Son errance
dans Lille. Lucie Henebelle.
Lucie Henebelle... Un nom aux
consonances familières. Éveillant comme un écho dans sa mémoire lointaine. Sa
mémoire lointaine ? Non, impossible. Elle ne connaissait pas cette femme. Elle ne l'avait jamais connue.
Elle s'immergea plus
profondément dans la baignoire, la bouche au ras de l'eau. Elle savait qu'à
force d'écoute et de répétition, le ciment prendrait,
cette fresque se fixerait dans sa mémoire épisodique.
Elle se souviendrait des éléments essentiels de cette
nuit-là. Mais une question la taraudait : ce passé
synthétique dont elle se souviendrait était-il fidèle ou
éloigné de la réalité ? Sans compter que le temps et les
efforts qu'il lui faudrait pour apprendre tout cela la
rendraient incapable d'intégrer d'autres événements, comme l'actualité, ses
activités du jour, le déroulement « normal » de sa vie, tout simplement. Son existence se dessinait uniquement sur des
choix ou des priorités.
Avait-elle vécu des périodes
d'allégresse ? De douleur ? Certaines de ses amies « d'avant », Laurence, Corinne, s'étaient-elles mariées ? Était-elle allée leur rendre visite ? Était-elle encore seulement en contact avec elles ? Et les décès, les naissances, les baptêmes ? Tous ces détails traînaient sans doute dans un coin de son N-Tech, de son ordinateur, s'affichaient sur ses murs ou se cachaient dans des tiroirs. Peut-être même disposait-elle de photos, d'enregistrements, qu'elle n'avait pas eu le courage de mémoriser. Il y avait tant à assimiler, chaque jour, et si peu de temps pour le faire. Elle perdait tout. Même les mathématiques, sa chair spirituelle, s'effaçaient en partie de sa tête. Elle qui avait toujours aimé apprendre, rester cloisonnée à étudier... Transformée de Fourier, équation de Schrôdinger, théorie des grands nombres... Aujourd'hui elle n'était même pas fichue de connaître le jour de l'année. La cause ? Quelques neurones défaillants, dans un cerveau composé de milliards de connexions...
« Si tu aimes l'air, tu
redouteras ma rage », récita le N-Tech. L'énigme abandonnée
dans la maison hantée de Hem. Manon lâcha son gant. Comme toujours avec le Professeur, il devait y avoir une indication dans la phrase elle-même. Un indice, une piste à suivre. Un truc balèze, genre anagramme ou rébus. « Si tu m l'r »... Remplacer un « r » par un « m » ? Elle se promit d'en venir à
bout. « Grâce » à son amnésie, elle pouvait s'acharner à
la besogne, réaliser une infinité de fois la même action
sans jamais se lasser.
Traquer. Toujours traquer. Ne
jamais s'arrêter. Sa raison de vivre.
L'eau était devenue froide. 10
h 50. Combien de temps était-elle restée dans la baignoire ? Elle
secoua la tête. Rien à enregistrer dans son N-Tech, pas
de trouvaille extraordinaire durant ce moment de
tranquillité. Bientôt, elle aurait oublié ce bain, et tout ce qu'elle venait de se dire. Un nouveau pan de son existence qui se
volatiliserait.
Elle se rinça sous le jet,
sortit, et cocha dans son organiseur qu'elle venait de faire sa toilette.
En face d'elle, des piles de
vêtements. Manon préparait toujours ses habits le dimanche soir, et les glissait
dans de petits casiers sur lesquels étaient indiqués les jours de la semaine. Un système de rotation, basé sur des étiquettes portant un descriptif des tenues qu'elle adaptait ensuite en fonction de la météo, lui permettait de varier son aspect vestimentaire. Ne pas enfiler, tous les mardis, la même robe bleue avec le même chemisier blanc. Et ainsi éviter de ressembler à un automate.
Des papiers, des notes, des
Post-it, des photos et des éphémérides, on en trouvait partout. Sur la
machine à laver, les miroirs, dans ses poches, sur les
murs, tables de chevet, armoires. Des horaires, des tâches à
effectuer.
Quel jour était-on, déjà ?
Elle regarda encore l'horloge. Mercredi... Le 25 avril. Quelle météo ? Un œil sur le baromètre. Orage. Humidité affolante. Dans le compartiment approprié, elle découvrit son tailleur beige, son chemisier blanc et ses escarpins Jimmy Choo. Une tenue sophistiquée... À quand remontait l'achat de ces habits ? Deux mois, six mois, un an ? Étaient-ils démodés ? Non, sûrement pas. Manon avait toujours aimé la coquetterie, même sur les bancs de Math sup, dans ces lieux sans âme où les filles ressemblent à des mecs
à cheveux longs. Différente avant. Et différente
aujourd'hui. Si différente...
Elle ajusta correctement son
tailleur, admira sa taille fine dans la glace, de face, puis de profil. Elle
se trouvait jolie. Faisait-elle des régimes ? Courait-elle encore aussi souvent et aussi rapidement qu'avant ? Se voyait-elle vieillir ? Impossible de le savoir, sauf à fouiller dans son N-Tech... Là où se déroulait le ruban de sa vie, heure par heure. Mais la question perdait alors toute sa spontanéité. Et elle en avait marre de fouiller. Toujours fouiller.
Elle se parfuma délicatement.
Le flacon au verre sculpté se trouvait toujours à gauche, en
troisième position après la brosse à cheveux et la crème
antirides.
Se brosser les cheveux, se passer la crème
antirides, se parfumer.
Vu sa tenue, elle devait avoir un rendez-vous, MemoryNode probablement. Elle avait sûrement déjà consulté son agenda pour vérifier son programme de la journée, mais si elle traînait encore ici, c'est qu'il ne devait pas y avoir d'urgence ce matin... De toute façon, le N-Tech biperait quand il faudrait. Il saurait lui « dire » ce qu'il fallait faire. Manger, nourrir le chien, sortir les poubelles ou aller chercher le courrier.
Scotchée sur la porte de la salle de bains, une
liste plastifiée de vérifications à accomplir :
« 1. TOUTE cette liste a-t-elle bien été dressée
avec TON écriture ?
2. As-tu vidé l'eau, rincé la baignoire ?
3. As-tu débranché tous les appareils électriques ?
4.
Es-tu correctement habillée,
coiffée, parfumée ? Regarde-toi une dernière fois dans le miroir.
5. Ton N-Tech, à ta ceinture...
6. Tu peux sortir. Et bonne journée ! »
« Merci », se répondit-elle après un contrôle
scrupuleux de chaque point.
Elle sursauta en entrant dans le salon. Frédéric
apparut derrière elle, la chemise froissée, les yeux rouges et les veines saillantes. Myrthe, le labrador de Manon à l'épais pelage sable, vint se frotter contre lui.
—
Frédéric ? Bon sang, que
fais-tu là ? J'ai horreur quand tu rentres sans prévenir !
—
Tu me l'as déjà dit avant
d'aller prendre ton bain... Mais je te signale que c'est toi qui m'as
laissé entrer...
Il bâilla, avant de continuer :
—
Je n'ai pas fermé l'œil de la
nuit, avec ce qu'il t'est arrivé...
—
Qu'est-ce que tu veux dire ?
Il soupira et caressa le
labrador. Se taire ou parler ? Après tout, cela
revenait au même.
—
L'enlèvement, le Professeur,
la police...
Ces mots-clés - des amorces -
activèrent chez Manon l'ensemble de ses souvenirs, encore
fragiles. Elle perçut une ébauche très floue, en pointillé,
de sa nuit. Comme un panneau routier que l'on
distinguerait au loin, dans la brume, sans jamais pouvoir le
lire.
Frédéric releva la tête et se
plaqua les cheveux vers l'arrière.
— Les flics m'ont interrogé. Sur toi, ton emploi du temps, tes connaissances. Ils... m'ont demandé de te convaincre de... me prêter ton N-Tech. Nous pensons que tu as été enlevée ici, chez nous. Ils sont convaincus que ton
organiseur pourrait renfermer des informations intéressantes, sur les
personnes que tu connais ou tes rencontres de
ces derniers jours.
Manon se recula
instinctivement. Derrière elle, un téléphone avec un
calepin et un stylo à proximité, une vieille télévision
sans lecteur de DVD, une pile de modes d'emploi -
chaîne hi-fi, logiciels d'entraînement cérébral, jeu d'échecs électronique -,
une bibliothèque où les livres laissaient place à des CD de musique. Schubert, Vivaldi, Fauré, des sonates, des symphonies, des requiem dont les sons la pénétraient bien au-delà de la chair.
— Hors de question ! Ils n'en ont pas le droit !
Personne ne touche à mon N-Tech ! Ce serait comme... un viol !
—
Tu as raison, ils n'en ont
pas le droit... Mais...
—
N'insiste pas !
Frédéric changea de sujet.
— Tu devrais aller te coucher, tu n'as pas dormi de la nuit. Pas de MemoryNode ni de sortie aujourd'hui, d'accord ?
Manon se dirigea vers la
cuisine sans répondre. Frédéric la suivit. Elle ouvrit le réfrigérateur.
Fruits à gauche, légumes à droite, yaourts classés par date de péremption. Là aussi, des messages, des étiquettes, des compartiments, des horaires de repas. Hors de question de manger en permanence la même nourriture. Elle se servit un grand verre de jus d'orange, auquel elle rajouta du sucre, par réflexe. Le glucose, carburant de la mémoire... Puis elle avala un comprimé de vitamine C.
— Non, je n'irai pas me coucher maintenant, et arrête de me dicter ma vie, d'accord ?
Elle regarda son emploi du
temps de la journée dans son organiseur.
— Rendez-vous avec un journaliste de La Voix du Nord à 15 heures pour
Memory Node, puis ma sieste à
Swynghedauw à 16 heures,
ensuite on a le groupe de travail à 17 heures, avec le docteur
Vandenbusche. Tu vois ? Comment veux-tu que je dorme ? Il faut que
je progresse ! Nous avançons bien tu sais... Dis, tu
sais ?
Frédéric écarta discrètement
les rideaux et constata que la 306 blanche des deux plantons au bout de l'impasse n'avait pas bougé.
— Tu te mets en danger en t'exposant comme ça ! Il t'a kidnappée, et il recommencera ! J'ai entendu ces conversations enregistrées ! Ces énigmes, ces décimales de 71, peintes... dans la maison hantée de Hem.
Il réfléchit quelques
secondes.
— Tu... Tu ne dois pas essayer de les apprendre, efface-les, tu te fais du mal pour rien ! On va soigner ta main. Laisse ces traces sur tes poignets disparaître, et... oublie ces horreurs... Je t'en prie !
Manon consulta de nouveau son
N-Tech, les mots- clés, le résumé de sa nuit. Puis elle le posa
devant elle, sur la table, après avoir verrouillé l'accès aux
informations par un mot de passe.
— Pourquoi tu le verrouilles toujours ? s'énerva Frédéric. Tu as confiance en moi, alors pourquoi tu le verrouilles ? Ces simagrées ne riment à rien !
Elle éluda en partie la
question.
— Ce N-Tech, c'est ma vie. Tu comprends ? Si je perds son contenu, je perds tout. J'ai déjà réussi à retenir quelques
éléments de ce qui s'est passé cette nuit, Frédéric. Pourquoi tu tiens tant à ce que je les oublie ?
Il leva les bras au ciel.
— Mais pour te protéger, bon sang ! Comme je le fais depuis le début ! Pourquoi penses-tu que nous soyons venus ici, à Lille ? Pourquoi je t'aurais éloignée de maman, si
ce n'est pour te mettre en sécurité et m'occuper de toi
? Tu crois traquer le Professeur, mais tu tournes en
rond ! Comment veux-tu avancer avec ton amnésie ?
—
Arrête !
— C'est cette campagne qui a ramené ce malade et provoqué ton rapt, j'en suis certain ! Ta photo, placardée dans toute
la France ! Nous étions bien, ici, tous les deux... Comment
veux-tu que je te protège à présent, avec toute cette publicité ?
— Me protéger ? Tu ne comprends donc pas le but de tout ceci? Ce qui m'a poussée à... m'investir autant pour MemoryNode ?
—
Non. Qu'y a-t-il à comprendre
?
Le N-Tech sonna trois fois
d'affilée, deux longues et une brève. Un dispositif simple, identique au
morse, qu'elle avait mis en place : une action associée
à chaque combinaison de sons. Et celle-ci signifiait : «
Donner à manger à Myrthe. » Manon alla chercher des
croquettes et les versa dans une gamelle, à l'intérieur de
laquelle était indiqué, au marqueur : « 11 h 30 et 19 h 00
». Le sac était presque vide. Dans sa liste de courses
électronique, elle cocha la case « croquettes pour Myrthe ».
Puis elle se retourna, les
poings serrés le long de son corps.
— Ce qu'il y a à comprendre ? Tu veux que je te le dise ? Ce programme, cette exposition médiatique, je les ai souhaités plus que tout au monde. Et j'ai enfin obtenu ce que je désirais !
Frédéric bondit comme un chat.
— C'est pas vrai ! Ne me dis pas que toute cette volonté que tu déploies pour progresser, c'est pour...
Manon se mit à crier :
— Oui, je me suis exposée ! Parce que je veux le forcer à s'exposer lui aussi. Son retour ! Je veux son retour !
Frédéric la dévisageait,
complètement ahuri. Il avait peine à réaliser à quel point Vandenbusche et
lui- même s'étaient fait bluffer, comment Manon avait poursuivi pendant tout ce temps, malgré son handicap, un but complètement fou et suicidaire.
Il reprit enfin, criant plus fort encore que sa
sœur :
— Et tu crois que tu arriveras à l'affronter seule
? Mais c'est stupide ! Il t'a enlevée, il aurait pu
te tuer !
D'un pas décidé, Manon sortit
de la cuisine, traversa le salon, un long couloir, et se dirigea vers une
lourde porte de métal, une porte blindée. Elle consulta
son N-Tech, puis, la main sur un pavé numérique, elle
tapa un code à quatre chiffres. Un bip, et la porte
s'ouvrit.
Un bureau, une chaise, un ordinateur, quatre
murs...
Quatre murs de béton, sans
fenêtre, tapissés de feuilles blanches, vertes, orange, rouges, du sol
au plafond. Une couleur suivant l'importance du fait. Un réseau complexe d'indications, l'étalement de toute une vie sur feuillets avec, en permanence, ce même souci : le temps. Une horloge au-dessus de la porte battait les secondes dans un tic-tac entêtant.
Sur le mur de gauche où l'on
ne distinguait plus un centimètre carré de
libre : le passé. Des espaces réservés aux faits de société, politiques, familiaux, professionnels. Le
tsunami du 26 décembre 2004, les attentats du 7 juillet 2005 à Londres, George W. Bush président des États-Unis. On y lisait aussi la création, puis l'évolution du programme MemoryNode depuis 2005. Des noms, des adresses, des clichés enchevêtrés, des dates, des événements personnels. L'écriture de Manon, toujours. Parfois des mots en latin, émaillés de chiffres. Un moyen sommaire de crypter son texte, de le rendre incompréhensible pour les autres. Car, un an avant l'utilisation
systématique du N-Tech, son amnésie la forçait à exposer par écrit certains éléments de son intimité. Problèmes médicaux, bilans neurologiques...
Sur la paroi opposée : le
futur. Un axe horizontal, l'axe chronologique,
la divisait en deux. Aujourd'hui, demain, cette
semaine, la semaine prochaine, ce mois- ci, cette année. Des feuilles, qu'elle pouvait ôter et remplacer par d'autres comme les pièces d'un puzzle. Le seul moyen pour elle d'appréhender l'avenir. Par papiers interposés.
Le troisième mur concernait
les mathématiques. Des formules, des
équations, des chiffres, partout. Ne pas perdre les acquis, entraîner la mémoire procédurale, celle qui sait compter, calculer, jouer aux échecs ou nager. Également, dans l'angle, un coffre-fort à combinaison.
Quant au dernier pan, il était
réservé au Professeur, avec des notes entièrement codées, des schémas,
une carte de France percée de punaises, des photos
des victimes. Parmi celles-ci, le cadavre de sa sœur.
Une méthode d'avant le N-Tech,
fastidieuse, gourmande en espace, qu'elle continuait néanmoins à mettre à
jour, sans réelle nécessité. Mais elle aimait cet endroit. L'occasion pour elle de se retrouver.
Sous le bureau, des cahiers
entassés renfermaient des tranches de sa vie, à présent classées comme
des dossiers administratifs. Son passé se résumait à
des mots sur des pages blanches.
Manon alluma son PC. Elle
synchronisa son N-Tech avec l'unité centrale de son ordinateur et
recopia sur une feuille rouge la dernière énigme du
Professeur : « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage ».
Puis elle la punaisa à un endroit très précis, à l'extrémité
droite de sa mémoire murale.
La jeune femme se retourna
vers la porte restée ouverte. Frédéric.
—
Non ! N'entre pas ici ! lui
dit-elle. C'est chez moi ! Dans ma tête ! J'ai besoin de réfléchir à
ce qu'il m'est arrivé !
Frédéric pénétra quand même
dans la pièce, l'air dépité.
—
Tu tiens vraiment à ce que je
te mette dehors et que je m'enferme ! continua-t-elle.
—
Tu me dis cela à chaque
fois... Ton univers, ce qu'il y a à l'intérieur de toi, et patati, et
patata... Tu crois que je ne connais pas chacune de tes notes
? Chacun de ces bouts de papier ? Bon sang, Manon, je viens ici presque tous les jours ! Et je t'aide à tout organiser ! À préparer chacun de tes lendemains !
Manon se rongeait les ongles,
sans l'écouter.
—
Le Professeur s'est enfin
réveillé. Je sais que je peux trouver la faille. La raison des spirales.
—
Les spirales, ça recommence !
Mais elles ne t'ont jamais menée nulle part, tes spirales ! Pas plus
que tes cicatrices ! Tu ne comprends pas que cette nuit,
tu aurais pu y rester ! Qu'il rôde dans notre ville
! Que si tu ne te protèges pas, il peut te tuer quand il
veut !
Elle se crispa.
—
Mais il ne l'a pas fait. Il
ne m'a pas tuée. Pourquoi, je n'en sais rien. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il reviendra vers moi, et je l'attendrai ! Oui, je l'attendrai !
Frédéric s'avança vers elle, furieux.
—
Tu l'attendras? Mais sans ton
N-Tech, tu n'es même pas capable de te rappeler ce que tu viens
de manger ! N'importe qui peut te rouler dans la
farine, et toi, tu prétends lutter contre un boucher qui a
massacré sept personnes, et qui joue avec la police depuis
quatre ans ?
Manon se prit la tête dans les mains. Plus rien n'existait autour d'elle.
— Je détenais la solution, j'en suis persuadée...
Elle fit glisser son chemisier sur son épaule et
effleura le tatouage du coquillage.
—
La spirale du nautile, la
tombe, les Moines... Tout est là, sur mon corps... Comme une carte au
trésor...
— Sauf qu'il ne s'agit pas d'un jeu, bordel !
Manon pianota sur le clavier de son ordinateur,
puis
ajouta :
—
Les policiers sont enfin
revenus sur le coup. Des policiers intègres. Des dizaines et des dizaines
de policiers. Ils vont m'aider, je vais les aider. Cette...
Une photo s'afficha à l'écran.
—... Lucie Henebelle... C'est
elle qu'il me fallait. Elle m'a promis. Oui, elle m'a promis. Crois-moi,
cette fois, le Professeur ne nous échappera pas. Je
vais le tuer pour ce qu'il a fait à Karine. De mes propres
mains.
Frédéric arracha le N-Tech de
son support. Il le leva au-dessus de lui, prêt à le fracasser.
— Vas-y, essaie, ricana Manon. Je sauvegarde régulièrement
son contenu sur un serveur, protégé par mot de passe. On ne
pourra pas m'effacer ni me trafiquer la mémoire ! Jamais !
Il reposa l'engin et sortit en
arrachant violemment l'énigme du Professeur qu'elle venait de
punaiser.
— Tout cela te tuera ! lui dit-il en se retournant.
Je ne pourrai pas veiller sur toi indéfiniment !
Il rabattit la lourde porte de
métal, qui se verrouilla automatiquement.
Une fois seule, Manon recopia
de nouveau patiemment le message et retourna l'accrocher au même endroit sur le mur avec une punaise rouge. Elle s'assit ensuite par terre, au centre de la pièce, l'œil rivé sur les clichés des six précédentes victimes. François Duval... Julie Fernando... Caroline Turdent... Jean-Paul Grunfeld... Jacques Taillerand... Et sa sœur... Karine... Redécouvrir,
perpétuellement, la violence des crimes. Tant de ténèbres nécessaires à entretenir le feu de sa rage.
Elle resta là, sans bouger, à
écouter les enregistrements, à apprendre, face au visage de Lucie, sur l'ordinateur.
À midi, son N-Tech sonna. Elle
s'en empara et consulta l'écran. Elle fronça les sourcils. Il ne
s'agissait pas d'une tâche quotidienne à accomplir, mais d'une alarme programmée, dissimulée dans le système, et qui s'activait brusquement. Une information datant du 1er mars 2007. Saisie voilà presque deux mois. Deux mois ?
Manon entra son code. Un
message apparut : « Va voir au-dessus de l'armoire de la chambre. Prends l'arme, et arrange-toi pour ne jamais t'en séparer. Jamais. »
Elle se leva, intriguée. Elle
seule avait pu programmer ce message. Mais pourquoi le faire apparaître seulement
maintenant ? Et pourquoi l'avoir dissimulé ?
Elle sortit de la pièce, se
rendit dans sa chambre, grimpa sur une chaise et chercha à l'aveugle
au-dessus de l'armoire.
Le contact du cuir, dans sa
main. Une ceinture. Puis quelque chose de froid.
Elle le tenait. Son cœur
battait jusque dans sa gorge.
Un Beretta 92S, calibre 9 mm
Parabellum.
Manon descendit de sa chaise,
toute tremblante.
Comment connaissait-elle tous
ces détails sur l'arme ? Où avait-elle bien pu se la procurer ?
Elle sortit le pistolet de son
holster et l'empoigna plus fermement. Numéro de série limé. Le contact
de la crosse lui parut familier. Elle ferma l'œil,
tendit le bras, arma puis désarma le chien d'un geste
assuré. Il était chargé, quinze balles. Elle pouvait tirer,
là, maintenant. Elle savait comment s'en servir. Elle qui n'avait jamais tenu d'arme de sa vie !
«Prends l'arme, et arrange-toi
pour ne jamais t'en séparer. Jamais. »
Manon ôta la veste de son
tailleur, son chemisier, et enfila le holster.
Le Beretta vint se caler contre son flanc gauche.
Mon Dieu, pensa-t-elle en
réajustant ses vêtements. Qui es-tu, Manon Moinet ?
18.
Lucie peinait à émerger.
Douche, café, rien n'y fit. Seul le mot « autopsie
», abandonné sur son répondeur, la secoua définitivement. 11 h 42, elle
n'avait pas entendu la sonnerie du téléphone, catastrophe !
Elle plongea dans des
vêtements propres - jean, teeshirt, pull à col roulé -, attrapa son Sig Sauer et rejoignit sa Ford d'un pas rapide. L'heure était à l'accalmie, mais l'orage avait fait de nombreux dégâts. Vitres éclatées, arbres déracinés, toitures arrachées. Quant au ciel, il gardait la couleur lugubre d'une aile de grive.
Elle passa un coup de fil à
Maud, la nourrice, pour échanger quelques mots tendres avec ses petites.
Leur dire que ce soir, elles joueraient ensemble après
le travail. En raccrochant, elle ressentit un pincement au cœur.
Quatre heures à peine après
s'être couchée, Lucie débarqua de nouveau dans les sous-sols de
l'hôpital Roger Salengro. À l'institut médico-légal, cette
fois. Un antre de catelles blanches, de bacs à déchets
et d'acier inoxydable. Elle détestait venir ici.
Même si quelque part au fond d'elle-même, très loin dans
les replis de son cerveau, s'ouvrait à chaque fois
une petite lucarne dans laquelle elle ne pouvait
s'empêcher de s'engouffrer.
L'exploration des chairs avait
largement commencé. Corps ouvert en Y, des épaules au pubis, crâne
scié, organes exposés sur des balances ou sur des
plateaux. La vieille Renée Dubreuil était devenue un coffre ouvert, qu'un cambrioleur au masque vert et aux gants de latex poudrés avait brusquement forcé. Et dévalisé.
Lucie fit un signe à
Kashmareck et à Salvini, officier de police technique et scientifique. Elle
reconnut sur-le-champ le jeune légiste, Luc Villard, qui
lui tournait pourtant le dos. En revanche, le quatrième homme, habillé d'un pull camionneur remonté jusqu'au cou, au visage aussi sec et tendu qu'une toile de jute, ne lui disait absolument rien.
— On dirait que j'arrive un peu tard, dit Lucie en étalant une crème mentholée sous ses narines, à disposition près de
l'entrée.
— Ce n'est pas trop votre style de manquer une autopsie, rétorqua Villard en se retournant. Je crois que si vous deviez payer pour entrer ici, vous viendriez tout de même.
Je me trompe ?
Lucie se mit à rougir.
—
Faut pas exagérer. Je fais
mon job, c'est tout.
Villard sortait tout juste de
la faculté de médecine
Henri-Warembourg, à trois cents mètres de
Salengro, après ses cinq ans d'études plus cinq autres de
spécialisation en médecine légale. Arrogant, un brin dragueur, mais compétent. C'était le seul en tenue réglementaire : casaque chirurgicale, surbottes, pyjama de bloc, deux paires de gants, dont l'une anticoupures.
— Dommage, vous avez manqué le plus intéressant, ajouta-t-il, moqueur.
Kashmareck fit rapidement les
présentations entre Lucie et l'inconnu au menton anguleux.
— Le lieutenant Turin nous arrive de Paris. Il bossait
sur le dossier Professeur au moment des faits. Et il connaît bien Manon Moinet. Elle s'était rapprochée de lui et de l'enquête après le meurtre de sa sœur. Elle l'a aidé à comprendre les délires mathématiques du Professeur.
— Parce que les Parisiens reprennent l'enquête ? répliqua Lucie en saluant son collègue.
— S'il est vraiment question du Professeur, ce qui ne paraît plus réellement laisser de doute, alors ouais, en partie, répondit Turin.
Sa voix aussi était sèche, et
plutôt celle d'un contre- ténor que d'un baryton. Il poursuivit :
— C'est l'antenne lilloise qui enquête, mais on centralise
chez nous. J'interviens en soutien et comme coordinateur,
puisque le dossier Professeur, c'est moi...
Lucie ne se sentait pas à
l'aise face à ce gars de terrain, mal rasé, tranchant dans ses gestes. Elle se
plaça néanmoins à ses côtés pour observer le cadavre.
Immédiatement, elle sentit une fascination malsaine la gagner. Attirance morbide, aurait dit un psy. Elle détestait les psys. Et le morbide. Et pourtant... Impossible de s'en
défaire, pire qu'une malédiction.
Inconsciemment, elle toucha
l'arrière de son crâne. Sa longue cicatrice semi-circulaire. Alors, elle
se rappela les fermes en nid-d'abeilles, les odeurs, le plafond écrasant, les membres déformés sous le verre des bocaux... Figés à jamais dans son esprit.
— Qu'est-ce que ça donne ? demanda-t-elle soudain sans quitter des yeux le corps ouvert sur la table.
Le légiste aux lunettes
design, sans monture, se tourna vers le
commandant.
— Je réexplique vite fait ? demanda-t-il.
— Allez-y, je vous en prie.
—
Très bien. J'estime l'heure
du décès entre 10 heures et 13 heures, hier, le 24 avril. La
rigidité cadavérique était encore bien en place, avec néanmoins
un léger début de putréfaction. Estimation renforcée par la température
corporelle et la concentration en potassium dans
l'humeur vitrée.
—
Au moins une quinzaine
d'heures avant l'ultimatum de 4heures laissé dans la cabane de chasseurs... releva Lucie. Il l'avait donc déjà tuée depuis longtemps au moment où
nous avons retrouvé Manon Moi- net.
—
Soit, riposta Turin. On en
causera plus tard. Poursuivez, docteur.
—
Partons du haut, si vous le
voulez bien. Concernant le scalp, je n'aurais pas fait mieux. Incision précise
au niveau de la zone occipitale, l'ensemble du cuir chevelu est alors venu d'une simple traction de l'arrière vers l'avant, comme une chaussette qu'on enlève. La technique n'a pas changé. On pratiquait déjà de cette façon au temps des Scythes, six ou sept siècles avant Jésus-Christ.
Il désigna le visage tuméfié.
—
Suivons le circuit des
éléments que son tortionnaire l'a forcée à ingérer. La muqueuse oculaire est légèrement cyanosée, ainsi que la langue qui, elle, est en plus lacérée de centaines de microcoupures. Ces coupures ont également endommagé le palais, le larynx, et on les retrouve aussi dans une partie du système digestif,
de l'œsophage à l'estomac. Elles ont provoqué des hémorragies internes qui, à elles seules, suffisaient à la tuer.
Face à Salvini, Lucie se pencha au-dessus de la table aspirante, où s'écoulaient encore des fluides aussi noirs que la mûre. Elle fouilla des yeux l'intérieur de la
carcasse. Le poitrail de la victime ressemblait à deux grandes lèvres figées,
les côtes avaient été sciées de façon brutale. Un être humain, réduit à
l'état de vallée organique.
Villard se décala, une tige télescopique à la
main, et désigna les bassines derrière Lucie.
— Visez-moi cette rate. Totalement hypertrophiée, huit fois son volume normal. Le foie est congestif, rouge violacé, et le pancréas hémorragique, d'un autre rouge, plus foncé.
Autres bassines, autres organes. Le puzzle
Dubreuil.
— Les reins aussi ont souffert. Congestion rénale bilatérale.
Le commandant Kashmareck ne cessait de promener ses doigts sous son menton, l'air à la fois grave et lointain, Salvini
restait impassible, tandis que Turin s'était éloigné vers le fond de la pièce, pour s'adosser contre le mur carrelé, façon Dick Rivers en pose pour une photo rock. Il soupirait régulièrement, ses pupilles de fouine écrasées sur Lucie. Elle se sentait observée, jugée par cet inconnu monté de la capitale.
— Empoisonnement ? se hasarda-t-elle.
— Empoisonnement, ouais, embraya Turin en anticipant
la réponse du légiste. J'ai déjà vu le même tableau, il y a
quatre ans...
Il baissa les paupières, puis ajouta :
— Votre poison, c'est de la strychnine.
Villard n'appréciait pas qu'on lui vole la
vedette. Il objecta, d'un ton sec :
— Cela reste à confirmer ! J'ai envoyé des prélèvements
du contenu stomacal liquidien à la toxico. Le spectre de masse et la chromato devront valider votre hypothèse.
Il s'adressa à Lucie, en ôtant
ses lunettes pour en nettoyer les verres.
— Je leur ai fait aussi parvenir des échantillons
de sang, d'urine et de poils, à défaut de cheveux,
pour la recherche de drogues ou de composés médicamenteux...
— À l'époque, on avait parlé d'empoisonnement à la mort-aux-rats, se rappela Lucie en considérant son collègue parisien.
— Déformation des médias... Il s'agissait bien de strychnine.
— Et cette strychnine, de quoi s'agit-il exactement
?
C'est Villard qui dégaina le plus rapidement.
— Vous n'avez jamais lu Agatha Christie ?
— Pas trop mon style.
— Vous devriez. Un poison très à la mode dans les années cinquante, car très facile à obtenir. La strychnine appartient
au groupe des rodenticides, on l'utilise pour l'élimination
des petits animaux sauvages dits nuisibles. Pour
info, elle est transportée par les globules rouges et, après avoir quitté la
circulation sanguine, se fixe au niveau rénal et hépatique. C'est là
qu'elle se transforme et attaque le système nerveux. A forte
dose, elle est mortelle. Vomissements, défécation,
spasmes musculaires au bout de dix à vingt minutes, puis
convulsions, avant l'asphyxie. Bien évidemment, on reste conscient jusqu'au bout, sinon ce ne serait pas drôle.
Il ôta sa double paire de gants.
— Et, je précède votre question, oui, on peut s'en procurer. Elle est interdite à la vente depuis peu et tous les mouvements de strychnine sont aujourd'hui contrôlés par les
autorités phytosanitaires, mais les circuits détournés pour en obtenir sont nombreux. Officines, laboratoires, Internet, pays étrangers, ou, plus simplement, dans nos
bonnes vieilles fermes, qui en ont encore des stocks
inimaginables dans leurs granges.
—
Et la strychnine aurait
provoqué de telles lésions ? demanda Lucie. La langue, les lèvres
sont quand même salement amochées...
Villard secoua négativement la
tête et pointa du doigt une coupelle.
—
Voici la bizarrerie qui fait
la réelle originalité du crime, et qui laisse penser que nous avons
affaire à un beau détraqué. J'ai retrouvé ce composé gris-noir
en grosse quantité dans le système digestif,
l'estomac notamment. Au départ, j'ai cru à du silex, qui
aurait été cassé en éclats tranchants, de taille plus ou
moins importante.
Le médecin en saisit un
échantillon avec une pince.
Lucie s'approcha. Kashmareck
et Salvini la suivirent, le visage irrévocablement fermé. Le commandant songeait aux conséquences de cette première nuit d'épouvante. Un tueur en série de retour. Ce qui portait leur nombre à
deux, avec le « Chasseur de rousses ». Cela risquait de faire du bruit au
ministère de l'Intérieur. Et de transformer leurs journées en
un véritable enfer.
—
Mais dans l'estomac, j'ai
prélevé ce morceau plus gros que les autres, poursuivit le légiste.
Lucie fronça les sourcils.
—
On dirait une...
—
Spirale. Celle d'un fossile,
apparemment. Je vais transmettre des scellés à un ami, au laboratoire
de paléontologie et stratigraphie, à l'université
Lille I.
Pierre Bolowski. Il possède les accréditations
pour travailler avec la scientifique. En tout cas, ces
éclats ont ravagé tout l'intérieur du corps, un peu
comme si elle avait ingurgité des lames de bistouri. J'ose
à peine imaginer sa souffrance. En plus, avec les vomissements,
l'effet dévastateur des éclats tranchants a été renforcé... Mélangez des vêtements et des couteaux dans une machine à laver, mettez-la en marche, vous obtiendrez le même résultat.
— J'ai remarqué un tatouage sur l'épaule de Manon Moinet. Un coquillage en forme de spirale... La même spirale que celle-ci.
Elle se tourna vers Turin.
Toujours plaqué sur son mur, il jouait avec une cigarette éteinte, qu'il
lançait puis rattrapait.
—
Y a-t-il un rapport ? lui
demanda-t-elle.
— Probable... J'allais justement en venir à ces coquillages au moment de votre arrivée. C'était un élément sensible du
dossier. On pense que le Professeur posait... Parlons
plutôt au présent... pose son problème sur une ardoise, et force ses victimes
à ingurgiter régulièrement des coquilles de nautiles broyées, alors que les malheureuses se tuent, c'est le mot, à résoudre ses saloperies d'énigmes. Je vous laisse imaginer comme il
doit être facile de réfléchir alors qu'on vous laboure la
langue et le larynx, et qu'on menace de vous buter à
chaque seconde. Puis, quand son «jeu » est terminé,
quand cet enfoiré estime avoir suffisamment pris son pied, il les finit à la
strychnine avant d'embarquer un souvenir, pour satisfaire
ses petits fantasmes de pervers : le scalp.
D'un mouvement rapide de la
main vers l'arrière de son crâne, Kashmareck donna du tonus à sa brosse.
—
Vous avez parlé de coquilles
de... nautiles ?
— Exact. Un mollusque céphalopode assez rare, qui vit dans les profondeurs du Pacifique depuis plus de cinq cents millions d'années.
Il daigna enfin s'approcher, enfila un gant et s'empara du fragment entre son pouce et son index.
— Mais on dirait que pour son come-back, il manquait
de nautiles... et qu'il s'est contenté de choisir un fossile du même genre...
Il s'adressa à Lucie, d'un air provocateur :
— J'ai entendu parler de vos exploits, quand vous n'étiez que simple brigadier. De cette « chambre des morts ». De votre... capacité d'analyse. Nous, on disposait pas
vraiment de profilers, à l'époque... Mais balancez-moi donc ce que vous en pensez, ça m'intéresse.
— Chef... J'étais brigadier-chef, répliqua-t-elle sèchement. Et pour le moment, vu ma connaissance du dossier, je n'en pense pas grand-chose. Du moins, rien qui puisse vous intéresser.
— Peut-être qu'il faudra vous y mettre, alors, et
vite fait. Parce que vous allez bientôt vous rendre
compte que le Professeur n'est pas un tueur comme les
autres. Il est... à part.
— Dans ce cas, il est pour moi.
L'orage n'était plus dehors, mais dans la pièce.
Kashmareck tempéra tout son petit monde en ramenant l'attention sur le jeune légiste, un peu esseulé au milieu de ses viscères.
— Autre chose, docteur ?
— Pas pour le moment. Je vais remettre les organes en place avant d'établir le certificat de décès. Je faxe mon rapport au procureur en fin d'après-midi. Et je vous préviens dès que j'ai du neuf de la toxico et du paléontologue.
En sortant, Lucie ne put
s'empêcher de jeter un dernier coup d'œil au cadavre. Là, au niveau de la
boîte crânienne, le cerveau. Cette même matière
blanchâtre qui avait ordonné la torture d'enfants. Pourquoi
?
Une fois à l'extérieur, sous
les rouleaux gris du ciel, Turin offrit une cigarette au commandant et à
Salvini. Lucie, elle, refusa.
—
Sportive ? fit le Parisien en
rangeant son paquet dans la poche intérieure de son perfecto.
— On devrait tous l'être dans la police, non ?
La main de Turin trembla
légèrement lorsqu'il alluma son brûle-poumons. Ses doigts jaunes de
nicotine auraient pu éclairer une route en pleine nuit.
— Quand je bossais aux Mœurs, je courais comme un dératé. Mais depuis que j'ai intégré la Crim... Ça fait plus de huit ans que j'ai pas enfilé une paire de baskets. La rue, ça c'est le vrai sport !
Lucie s'avança sous le porche.
Ce type sortait d'un placard, pas possible autrement. Et le retour du
Professeur venait de le dépoussiérer. En se retournant vers lui, elle le surprit à mater ses fesses. Il ne chercha même pas à regarder ailleurs.
Kashmareck tira longuement sur
sa cigarette, avant de proposer :
— Bientôt 13 heures. On file à la boutique pour une messe générale avec toutes les équipes. Vous allez nous raconter à qui nous avons réellement affaire.
— Comme vous voudrez.
— D'après ce que m'a dit le proc, la presse est
déjà sur le coup, et on va avoir droit à la télé. Les
journa- leux disposeraient de clichés de l'intérieur de
la maison de Hem, avec tous ces numéros... Ces décimales de 7T.
—
Comment ont-ils pu se les
procurer ? demanda Lucie, stupéfaite.
—
Sur Internet, répondit
Salvini. Ça fait plusieurs semaines que des jeunes se rendent dans la
maison, pour prendre ces chiffres en photo. Et après, ils
postent les images sur leurs blogs. Ça fourmille sur pas
mal de sites. Bonjour la confidentialité.
—
Ça risque de foutre un sacré
boxon, intervint Turin.
Kashmareck pulvérisa sa cigarette du talon et lui demanda :
— Vous nous accompagnez ?
Turin secoua la tête.
—
Sorry, chef, mais je préfère
largement la présence d'une jolie femme... Je monte avec mademoiselle
Henebelle.
Il s'adressa à Lucie.
—
Vous me raconterez où en est
Manon aujourd'hui... Et puis, on discutera un peu plus
de ce programme, MemoryNode...
—
Je n'en connais pas beaucoup
plus que vous. Et ne m'appelez pas mademoiselle, j'ai horreur de
ça.
Avant de s'éloigner vers sa voiture, le
commandant demanda une dernière chose :
— Au fait, pourquoi un nautile ?
Turin se retourna.
— Quoi ?
—
Ces coquilles de nautiles,
que le Professeur broyait... Pourquoi un mollusque rarissime, qu'on trouve uniquement dans le Pacifique ? Pourquoi pas des huîtres, des coquilles de moules, ou des cailloux tranchants, tout simplement ?
Turin écrasa à son tour son mégot avec le talon
de sa botte.
— C'est Manon Moinet qui nous a mis sur la voie. On pensait que les victimes - hommes, femmes, brunes, blondes,
petites, grandes - n'avaient absolument aucun rapport entre elles puisqu'elles étaient géogra- phiquement très éloignées et ne se connaissaient pas. Métiers fondamentalement différents aussi. Chef de projet, professeur de physique, vendeuse, etc.
— Et donc, le lien entre les victimes ?
— Nous savons maintenant qu'il y en a un, mais nous ignorons lequel, malheureusement !
— Voilà qui est original, ironisa Salvini. Savoir qu'il existe une relation entre des victimes vraisemblablement choisies
au hasard, et être incapable de dire lequel ! Ça va au-delà de l'entendement.
— Rien n'est conventionnel dans cette affaire, vous allez vite vous en rendre compte. Ce chaînon manquant est la clé,
aucun doute là-dessus. Ne reste plus qu'à le découvrir.
Lucie était tout ouïe. Kashmareck se tapota le
front.
— Mais bon sang, quel rapport avec un mollusque vieux de plusieurs millions d'années ?
— Vous aimez les maths ? demanda Turin.
— Je crois que la seule raison pour laquelle je
suis devenu flic, c'est pour ne plus jamais en
entendre parler.
—
Eh bien, vous risquez
d'être déçu. Le nombre d'or, ça vous dit
quelque chose ?
19.
Confortablement installé dans
un fauteuil en toile, au fond de son petit bureau, Romain Ardère
faillit recracher son riz au curry. À la radio, le flash
de 13 heures parlait d'un assassinat commis dans le
Nord- Pas-de-Calais. Les médias avançaient que le
Professeur, ignoble tueur qui avait sévi au début des années 2000, était sans doute de retour.
Impossible !
Ardère jeta son plat à la
poubelle, sortit une flasque de rhum et en avala une douloureuse rasade.
Sur le mur, le gigantesque
poster du « calisson d'étoiles » explosant en plein ciel se mit à
tourbillonner devant ses yeux.
Ardère vit rouge. Un rouge sang.
La veille, les photos de Manon
Moinet éblouissante, dans le métro parisien, lui avaient déjà
sérieusement levé le cœur. Mais là, ce reportage, sur une
radio nationale ! Cette soi-disant maison hantée, ces
décimales de 71 !
Cette vieille tortionnaire empoisonnée alors qu'elle essayait de résoudre une énigme sur une ardoise !
Les mathématiques, plus puissantes que jamais.
Pouvait-il s'agir du hasard ? Ardère grinça des dents. Non ! Il n'y avait pas de hasard !
Mais alors ?
Quelque chose était en train de se produire.
Quelque chose d'inimaginable. Ce meurtre portait bel et
bien la griffe du Professeur.
Le directeur de Mille et une étoiles se rua sur
son ordinateur portable pour écrire en urgence un
email. Avant de l'envoyer, il le crypta avec
l'algorithme incassable RSA en appliquant sa clé privée, Eadem mutata resurgo -
Changée en moi-même, je renais.
Des gouttes de sueur vinrent mourir sur le
clavier.
Il fallait rencontrer les autres, de toute
urgence. Et tenter de comprendre ce vaste merdier.
Tout ne pouvait pas s'interrompre ainsi. Son entreprise.
Sa vie.
Dans les minutes qui suivirent, il ouvrit un
navigateur web, se précipita sur le site des Pages blanches et tapa « Manon Moinet », en indiquant « Calvados » dans la rubrique « Département ». Rien. Il élargit sa recherche à chacune des régions de France. Toujours rien. Il recommença la même opération avec « Frédéric Moinet ». Le
résultat fut bien plus probant.
« 3, impasse du Vacher, 59 000 Lille. »
Ardère ressentit un léger soulagement. La salope
ne devait pas se trouver bien loin de son connard de
frère.
En évitant Paris, il atteindrait le Nord à la
tombée de la nuit.
Il s'empara d'une fusée à ailettes et la serra
dans son poing. De la poudre grise coula entre ses doigts.
Manon Moinet était devenue bien trop dangereuse.
Il fallait l'éliminer avant qu'il ne soit trop
tard.
La museler définitivement.
20.
Un bureau. Six hommes. Une femme aux boucles blondes.
— Octobre 2001, banlieue lyonnaise. Premier meurtre.
François Duval, responsable d'un pôle de recherche et développement, quitte très
tard sa société de production de microprocesseurs, Microtech. Il emprunte toujours le même trajet. Une partie ville, une partie campagne. Il ne rentrera pas chez lui et on le découvrira deux jours plus tard dans un entrepôt destiné à la
démolition. Scalpé, les pieds ligotés empoisonné à la strychnine et l'estomac
rempli de morceaux tranchants de coquilles qu'on identifiera comme
étant des fragments de nautiles. A côté de lui, à
proximité d'une ardoise, sur une feuille, un beau petit
problème de logique, tapé à l'ordinateur, à l'énoncé
simple mais à la solution coriace. Le problème d'Einstein[7],
que seulement deux pour cent de la population est
capable de résoudre. Bien évidemment, avec la torture des coquilles ingurgitées et la peur de crever, difficile d'être dans ces deux pour cent.
Hervé Turin se racla la gorge
et se mit à tousser. Trop de cigarettes. Face à lui, Lucie Henebelle,
le commandant Kashmareck, Greux, Salvini et deux brigadiers-chefs
de la brigade criminelle lilloise.
— Pour nous narguer, on recevra, au lendemain de la découverte du corps, une drôle de petite annonce publiée dans Le
Quotidien Lyonnais un mois
avant le meurtre : « En 97, Robert a écrit ceci : l'un des
ressentiments de Microtech munira dans un moka. Il étuvera le prénom d'une loqueteuse literie. Le Profiterole. »
Silence médusé dans
l'assemblée.
— Ça vous inspire pas, hein ? La technique employée est ce qu'on nomme le T+7, issue d'un jeu littéraire créé par un groupe d'écrivains, appelé Oulipo. On prend chaque verbe,
adjectif ou substantif du message original, et on le déplace de sept éléments dans le dictionnaire utilisé, ici le
Robert de 1997. Pour coder le nom « professeur » par exemple, on regarde dans
le dictionnaire : le septième nom commun consécutif, et on tombe sur « profiterole ». Ainsi, l'original était : « L'un des responsables de
Microtech mourra dans un mois. Il sera le premier d'une longue
liste. Le Professeur. »
—
Sympa, fit Kashmareck, l'air
dépité.
— Ouais, on peut dire ça. Ainsi se profile le mode opératoire de celui qui se fait appeler « Le Professeur » : il annonce
l'identité de sa victime en la cachant dans un
message qui peut se situer n'importe où en France, sur
n'importe quel papelard ou support, de n'importe quelle
façon, et il réalise ses putain de prédictions. Dans le
cas qui nous concerne aujourd'hui, il s'agit d'un
numéro de sécu, planqué dans le nombre n. À chaque fois, il y
a un rapport évident avec les maths ou la logique.
Lucie l'observait
attentivement, le stylo au bord des lèvres. Elle dut
admettre que la face de fouine s'en tirait plutôt bien.
Il parlait avec aisance, professionnalisme, maîtrisait chaque partie du
dossier. Elle se demanda jusqu'à quel point il avait bien pu
s'investir dans l'enquête. Elle glissa :
—
Le Professeur a aussi laissé
un autre message, dans la maison hantée. « Si tu aimes l'air, tu
redouteras ma rage. » Manon pense que là encore, il y a un rapport avec l'une de ses énigmes tordues.
— Mouais. Vu son état, Manon ne pense plus grand-chose d'intelligent.
— Vous...
—
Bref, sur les six crimes
commis, jamais on n'a retrouvé la moindre trace exploitable. Ni
empreintes, ni sang, sperme, fibres, poils ou cheveux, hormis
ceux des victimes elles-mêmes ou de certains proches. Il
prend un soin particulier à bien nettoyer le lieu du crime
à l'eau de Javel. Est-il chauve, imberbe ? Porte-t-il une
charlotte, des gants, des surbottes ? On n'en sait que
dalle. Les éléments abandonnés sur place sont toujours les mêmes. Ardoise, craie et corde qu'on se procure facilement au Carrefour du coin. L'ardoise est à chaque fois identique, à bords rouges, avec un côté vierge et l'autre quadrillé en jaune, et la craie toujours bleue. Le papier pour l'énigme provient du même lot de feuilles. Quant à la strychnine, à l'époque elle était encore en vente libre.
D'un mouvement du menton, il s'adressa à l'IJ.
— Vous avez pu trouver des éléments plus intéressants,
cette fois ?
Salvini hocha négativement la tête.
— Les équipes sont encore sur place, mais, pour le moment, rien de vraiment déterminant. À Hem, la maison est contaminée
par des centaines d'empreintes différentes Squatteurs, curieux, adolescents en
mal de sensations fortes, pire qu'un supermarché... Ça
risque de prendre du temps. On a quand même prélevé des échantillons de peinture et des poils de pinceau. Avec un peu de chance, on en tirera quelque chose. On a aussi fait appel à un graphologue, pour le tracé de ces chiffres qui, à première vue, ont été peints de la main gauche. Et cela voilà un bon bout de temps puisqu'un léger voile de poussière recouvrait déjà la peinture et que des photos de
l'endroit circulent sur Internet depuis un mois...
— Un gaucher, donc... Ça, c'est du lourd si c'est confirmé.
— Concernant la cabane de chasseurs, difficile, là aussi, d'avancer correctement. Beaucoup d'empreintes, de poils de bête, de traînées de boue, quelques cheveux, dont
probablement ceux de Manon Moinet. En plus, les conditions
météo jouent contre nous. Le vent et la pluie ont tout
effacé à proximité du lieu, ce qui rend nos chiens
inefficaces. Vous aviez demandé, lieutenant Henebelle, de vérifier si la
branche de l'arbre ayant provoqué l'accident avait bien été
arrachée. La réponse est oui. Il ne s'agit pas d'un acte
criminel.
Lucie acquiesça en silence.
— Quant à ces milliers d'allumettes, ajouta-t-il, nous allons vérifier si elles proviennent de chez le même fabricant. Mais elles n'ont, a priori, rien d'extraordinaire.
— On va faire le tour des magasins dans le périmètre,
histoire de voir si personne n'a acheté des allumettes en quantité importante,
intervint Kashmareck. Mais le problème c'est qu'on ignore en fait dans quel
coin chercher. Lille, Valenciennes, Arras... Ou
Marseille.
— Ça a toujours été l'un de nos soucis majeurs, fit Turin. Où chercher...
— S'il le faut, nous solliciterons les différents
commissariats et la gendarmerie de la région.
—
Je crois qu'on va pas y
couper...
Ils se tournèrent de nouveau
vers Salvini, qui poursuivit :
— Chez Dubreuil, le sol avait été lavé à la Javel.
On a retrouvé la serpillière et le seau pas loin de
l'entrée, le tout appartenant sans doute à la victime. Pour
l'instant, le crimescope est resté muet. Quelques cheveux gris, un seul type d'empreintes, probablement celles de Dubreuil. Elle ne devait jamais recevoir de visites...
— Et pourtant, elle a ouvert à notre assassin, fit remarquer Lucie.
Salvini approuva.
— Très juste, rien n'a été forcé, vous avez raison
de le souligner. On analyse aussi la poussière
récoltée sur place. On continue à ratisser, il risque d'y en
avoir encore pour plusieurs heures, voire plusieurs
jours.
Turin alluma une cigarette.
— OK... Je constate qu'on n'est pas plus avancés qu'il y a quatre ans...
—
N'oubliez pas que nous ne
sommes qu'à J+l.
— Ouais. Bon, je ne m'étalerai pas sur les autres
meurtres, vous verrez tout ça dans les copies du dossier qu'on vous a filées. On y parle de Julie Fernando, directrice de projets d'Altos Semiconductor, trente-sept ans, massacrée en banlieue parisienne. Caroline Turdent, quarante-trois ans, vendeuse dans une boutique de prêt-à-porter, à Rodez. Jean-Paul Grunfeld, trente-quatre ans, professeur de physique, dont le corps a été retrouvé à Poitiers. Jacques
Taillerand, cinquante et un ans, producteur de spectacles, liquidé au Mans. Et
enfin... Karine Marquette, la
sœur de Manon Moinet,
trente-cinq ans, assassinée à
Caen. Elle était à la tête,
avec son frère, d'une entreprise familiale qui
fabriquait des emballages. Ce dernier crime a été légèrement
différent. Karine Marquette a été violée post mortem, avec préservatif.
Lucie haussa les sourcils. Ce
pan de l'enquête avait échappé à la presse. Turin s'adressa directement
à elle.
— Eh oui, les pulsions du Professeur avaient évolué.
Ou alors, il a voulu tenter de nouvelles expériences. Ce qui rend encore plus
incompréhensible le fait qu'après ce meurtre, il ait tout arrêté.
— Jusqu'à aujourd'hui.
— Ouais, jusqu'à aujourd'hui...
Turin s'empara d'une baguette
en bois et désigna sur une carte de France les villes où le sang
avait coulé.
— Il frappe n'importe où, hommes, femmes, de tous âges, sans rapport physique dominant entre eux. Les catégories socioprofessionnelles sont variées. Il n'y a aucun repère temporel, aucune régularité flagrante. Les deux premières victimes ont été butées à quatre mois d'écart, puis il a agi sept mois plus tard, puis quatre, puis cinq, puis trois, ce qui fait quand même une activité intense,
sur environ deux ans...
— Lui s'arrête, et le Chasseur de rousses prend le relais trois mois après, souligna Kashmareck. C'est sans doute idiot ce que je vais dire, mais est-ce qu'on a cherché à établir un rapport entre ces deux tueurs en série ? Ne pourraient-ils pas n'être qu'une seule et même personne ?
Turin secoua fermement la tête.
— Avec le viol post mortem de Karine Marquette, on y a pensé, vous vous doutez bien. J'ai beaucoup travaillé avec la police nantaise à l'époque. Conclusion ? Assassins
différents. Les deux modes opératoires n'ont absolument rien à voir. Le
Chasseur frappe exclusivement dans les environs de Nantes. Il
séquestre des jeunes femmes qui ont toutes le même profil : célibataires, rousses, mignonnes, entre vingt-cinq et trente-cinq ans. Il les retient plusieurs jours, s'amuse à les torturer en leur infligeant toutes les brûlures possibles et
imaginables, avant de se les enfiler, encore vivantes. Et on les repêche dans la flotte, à chaque fois. Pas d'énigme, pas de maths, pas de mise en scène, rien ! Juste de la perversité, brut de fonderie. Sa dernière victime date d'il y a deux mois. Avouez que c'est à des années-lumière de « l'élégance », si vous me permettez l'expression, de notre Professeur.
Lucie se frotta le menton du
plat de la main, bien obligée de reconnaître que Turin avait raison.
Effectivement, les tueurs en série pouvaient évoluer dans leur modus operandi, y
apporter des modifications, mais jamais de façon
aussi radicale.
Turin plissa les yeux et marqua
un silence, avant de reprendre :
— Pour en revenir à notre affaire, les individus côtoyant les victimes de près ou de loin, tant dans le cadre familial que professionnel, ont tous été disculpés.
— Frédéric Moinet, par exemple ?
— En effet, Henebelle. Plus de trois cent cinquante personnes peuvent témoigner que le frère Moinet donnait une conférence
aux États-Unis, sur le recyclage, au moment du décès
de sa sœur. Et Manon Moinet était avec lui. Elle aussi s'était rendue à New
York, pour participer à un colloque autour de ses
recherches en mathématiques. Ça vous va, comme alibi ?
— C'est parfait.
— OK. Pour en finir avec les victimes, elles n'ont absolument
aucun point commun. Elles ne
se connaissent pas, de près comme de loin, n'ont pas fréquenté les mêmes écoles ou les mêmes bars à putes, et ne sont pas parties se bronzer le cul ensemble au Club Med. Rien, rien, rien !
Kashmareck fit osciller un
stylo-bille entre son pouce et son index.
—
Pas d'autres indices, en six
ans d'enquête ?
— À peu de chose près, non... On peut difficilement
attraper, quatre ans plus tard, un meurtrier qui n'agit plus, qui s'est fondu dans la masse. Disons qu'en un sens, son retour va nous être... bénéfique.
Turin vint se placer devant un
bureau, d'où il dominait l'assistance, les mains en appui sur le rebord.
— Intéressons-nous un peu au crime de cette nuit. Parlez-moi de cette Dubreuil. Une ancienne tortionnaire d'enfants,
vous m'avez dit ?
Le commandant enchaîna :
— Dubreuil et son mari ont infligé des sévices à leurs propres enfants, dans les années soixante-dix, pendant des
semaines et des semaines. Brûlures de cigarettes, coups de poing et de
ceinture, ongles arrachés, coupures sadiques. Et puis, un jour, alors
qu'elle n'était pas là, le mari a finalement achevé les gamines
d'un coup de fusil dans la tête, avant de retourner l'arme
contre lui et de se suicider... Elle n'a fait « que »
participer aux tortures. Ce qui a surpris tout le monde, à
l'époque de son procès, c'est le côté impassible du
personnage face à un tel déchaînement d'horreur. Jamais aucun
regret. Et pourtant, rien de psychiatrique dans son
dossier. Depuis qu'elle s'était installée à Roeux, après
sa sortie de prison, on l'appelait le « diable du lac ».
— Vous êtes aussi servis que nous en dégénérés, à ce que je vois... Donc, cette fois, le Professeur s'en est pris à un personnage « public » et la mise en scène est plus élaborée. Mais pour le reste, tout semble rigoureusement identique. Corde utilisée, feuille imprimée, ardoise
rouge, craie bleue, mode opératoire. Il faudra quand même
attendre confirmation des analyses comparatives entre
les points qui seront saisis dans SALVAC[8]
et ceux qui s'y trouvent déjà...
— La comparaison est en cours, précisa Kashmareck.
— Très bien. Alors qu'est-ce qu'on a appris, là, aujourd'hui, sur notre petit rigolo ? Qu'il est gaucher car, pour la première fois, il laisse une trace de son écriture dans votre maison soi-disant « hantée ». Qu'il s'est attaqué à une victime assez atypique : une vieille sadique de presque quatre-vingts balais. Nous devons comprendre pourquoi pour avancer.
Kashmareck ajouta :
— Un autre élément diverge assez de son mode opératoire
habituel. Cette espèce de fossile, qu'il lui a fait ingérer. Et qui n'était pas un nautile.
Turin tira sur sa cigarette et
cracha lentement la fumée, les yeux à moitié fermés.
— Exact, cet aspect est, ma foi, assez troublant. Pour ceux qui l'ignorent, c'est la première fois que le Professeur fait bouffer autre chose que des coquilles de nautiles à sa proie. À première vue, une sorte de fossile... Les nautiles, c'était pourtant très chic. Ça ne se trouve que dans le Pacifique Sud.
— Ou dans des magasins de pêche, non ? intervint Lucie en agitant le bras pour signifier que la fumée l'indisposait.
Turin ne sembla pas se soucier de ce détail.
— Des analyses poussées, notamment dans les constituants
en carbonate de calcium des coquilles, nous ont prouvé que les nautiles venaient tous de la même région du monde. Ou du même magasin, comme vous dites. Mais vous pensez bien que ces boutiques, on les a toutes passées au
peigne fin. Evidemment sans succès.
Lucie se recula sur son siège
et demanda :
— En tenant compte de ces divergences, pourrait-on émettre l'hypothèse qu'il ne s'agisse pas du Professeur cette fois, mais d'un simple imitateur ? Un « élève » qui aurait fait du Professeur son mentor, et qui essaie de le surpasser en créant des mises en scène plus élaborées ?
Turin éclata d'un rire gras.
— Vous avez sucé un clown ou quoi ? Certains aspects, comme la strychnine ou les coquilles de nautiles, n'ont
jamais été divulgués ! Et tout concorde ! On ne s'improvise
pas tueur en série d'un claquement de doigts. Ces
fumiers ne tuent pas pour copier, mais pour assouvir leurs
fantasmes de pervers !
— Je sais tout ça, se défendit Lucie. Et je sais
aussi que, sauf cas exceptionnel, un tueur en série est
incapable de s'arrêter sur une si longue période.
— Ouais... Vous semblez oublier l'affaire Fourniret par exemple. Six enlèvements et meurtres de 1987 à 1990, avant une mise en veille de dix ans, pour une reprise en 2000. Ça, vous l'expliquez comment ?
— Fourniret agissait dans l'ombre, il se
débarrassait des corps, les enterrait. Le Professeur, lui,
fonctionne à l'envers. Il cherche la lumière, les médias, il
veut qu'on parle de lui, il a un besoin évident
d'exprimer sa supériorité sur ses victimes, sur nous tous...
Par les mathématiques, par les énigmes, par les lieux
qu'il choisit. Pourquoi se serait-il brusquement
arrêté, au faîte de sa gloire ? Non, non, quelque chose
cloche. Il faudra vérifier les libérations récentes de
prison, ou les sorties de longues convalescences.
— Ah ouais, et dans quel hôpital ?
Kashmareck tenta de recadrer la conversation. Il
s'adressa à Turin :
— Vous allez peut-être enfin nous expliquer pourquoi
il choisissait des nautiles ?
—
Ah ! Le point sensible ! Le
nœud du problème, assurément. Au départ, on pensait que le
Professeur sélectionnait ses victimes au hasard, sans
mobile. C'est Manon Moinet qui nous a détrompés. Comme elle nous voyait paumés, elle s'est mise à réfléchir, et un jour elle a émis une hypothèse très intéressante. Elle a commencé à nous parler de spirale logarithmique...
— Quoi ?
Turin dévoila un cimetière de dents jaunes.
—
J'ai eu la même réaction que
vous, à l'époque. La première fois où j'ai rencontré Manon Moinet,
pas longtemps après le meurtre de sa sœur, je suis
rentré chez moi avec un putain de mal de crâne. La sale impression d'avoir bouffé une purée de chiffres.
Léger flottement dans le
groupe, avant que le sérieux ne reprenne le dessus.
— La coquille du nautile présente une propriété mathématique fabuleuse. Il suffit de diviser la longueur de sa spirale
par son diamètre, et on obtient le nombre d'or.
Historiquement, ce nombre a toujours représenté la
perfection mise en équation. Il est la divine proportion pour les peintres, il cachait les dieux pour les Grecs, les Égyptiens l'ont utilisé pour bâtir la Chambre royale dans la Grande pyramide. Au xnf siècle, le
mathématicien Fibonacci s'en est servi pour établir une suite algébrique...
— Merci pour le cours d'histoire, l'interrompit Lucie.
Turin l'ignora superbement.
— Ce n'est pas anodin si le Professeur a choisi ce nombre. Il est le reflet de ce qu'il cherche dans ses actes : la perfection. Il se dit qu'en adoptant une logique
mathématique pour commettre ses crimes, il chasse le hasard et
ne peut pas faire de bourde.
— Ça reste vachement flou, fit Kashmareck en se grattant le crâne.
— Je sais, je sais, mais Moinet a su me convaincre, et son raisonnement tient sacrément la route. Pour comprendre, songez simplement à ces fameuses spirales. On en dégote
partout dans la nature. La forme des galaxies, celle des
artichauts, des pommes de pin, ou l'organisation des
graines de tournesol. Quelle que soit l'échelle, le
domaine, dans l'infiniment petit ou l'infi- niment grand, on les
retrouve. Certains scientifiques, et Moinet en fait
partie, pensent que la présence de la spirale ou des
fractales dans notre univers n'est pas fortuite. Que des
objets si parfaits, aux propriétés mathématiques si
extraordinaires, ne peuvent exister par hasard. Qu'ils
s'inscrivent dans une fonction très complexe, tout comme
les destinées de chacun d'entre nous ou plus
généralement la vie sur Terre. Une fonction qui régirait les lois de l'univers
tout entier.
L'assistance, en face, resta
sans voix, désorientée. Lucie prit quelques notes dans son carnet. Turin
était aussi allumé que mal fringué, mais il touchait sa
bille.
— Toujours pas pigé ? continua-t-il. Normal, pas facile. Alors, pensez à ce numéro de sécu, trouvé dans le nombre ! L'identité de Dubreuil n'était-elle pas gravée dans l'inaltérable depuis des lustres, bien avant sa naissance, bien
avant que ces putain de numéros de sécu voient le jour ?
C'est symbolique, je sais, mais notre illuminé y croit dur comme fer. Et cette
spirale du nautile est là pour nous indiquer que dans l'esprit de
l'assassin le hasard n'existe pas. Le Professeur suit un
parcours précis, tracé, dont lui seul a connaissance. Un chemin
mathématique qui relie nécessairement ses victimes entre elles. Et ces quatre années d'attente font peut-être tout simplement partie de son plan. À nous de déjouer ce plan.
Il regroupa un paquet de
feuilles sur le bureau et ajouta :
— C'est là qu'il faut creuser ! Et non pas à la
sortie des prisons ou des hôpitaux. Ce serait trop
simple, trop... primitif. En tout cas, messieurs, mademoiselle, bienvenue dans l'esprit tordu du Professeur.
Greux se lissait la moustache,
Kashmareck fumait du crâne. Lucie, elle, tournait les pages de son
carnet, sans lire, sans noter, hypnotisée par les paroles
de Turin. Elle se redressa un peu et proposa :
— Laissons un peu de côté ces maths qui semblent vous enchanter, si vous le voulez bien. Au-delà de...
— Pas plus que vous. Mais quand je mène une enquête, je la mène à fond.
— Hmm... Au-delà de tout ce charabia, a-t-on quand même une idée de son profil psychologique ? De sa réelle identité ?
Le lieutenant au perfecto râpé répondit :
— Contrairement au Chasseur de rousses, c'est un itinérant. On peut supposer que son métier, s'il en a un, l'oblige à se déplacer. Représentant, commercial, conférencier... Il étudie avec minutie ses victimes. Il connaît leurs habitudes, leurs horaires, leur environnement. Il sait
où frapper, et quand, sans être vu. Ce qui sous-entend qu'il
crèche sur place un certain temps, plusieurs semaines
avant de passer à l'acte probablement. À l'époque, on avait tout épluché.
Locations, hôtels, caméras des péages ou des parkings, en
vain...
— Jamais rien ?
— Jamais rien. Les psys impliqués sur le dossier estiment qu'il doit ressentir une frustration, un sentiment de
dévalorisation. Voilà pourquoi, comme vous le souligniez, il
éprouve le besoin de sublimer ses actes, et aussi
pourquoi il confronte ses proies à une énigme dans leurs
derniers instants. À ce moment-là, il reprend le dessus et
exprime sa supériorité, car lui possède la solution. Il est le maître, et les
autres, ses élèves. Ses victimes sont couchées sur le sol en position inférieure, les pieds liés, il les domine et les torture, mentalement, et physiquement avec des éclats de coquilles rares. La rareté apporte une touche « élégante »,
classieuse, à son crime. Et si l'on doit voir une évolution dans ses pulsions, le fait que Karine Marquette ait été
violée post mortem semble confirmer cette envie de dominer plus encore, de posséder.
— ATV. Amoindrir. Tuer. Violer... précisa Lucie.
— ATV, ouais, et pourquoi pas TGV tant que vous y êtes ? Il est asocial, renfermé, frustré, ça doit se lire dans son comportement. Les mathématiques sont peut- être, dans son cas, symbole d'isolement et de patience, vous savez, le mythe du mathématicien coupé du monde des années durant, et qui s'acharne, sans jamais s'interrompre ? Célibataire, probablement, car, même sans compter ses déplacements, la préparation de ses crimes lui demande beaucoup de temps et d'efforts. C'est un caméléon. Et un voyageur. Nous pensons qu'il est allé récupérer ses coquilles de nautiles sur place, loin, très loin d'ici, avec l'idée de toutes ces monstruosités en tête. Il est allé chercher lui-même la spirale parfaite... Et c'est sans doute le moment où cet enfoiré a le plus pris son pied !
Il agita le paquet de
feuilles.
— Mais tout est là-dedans. De quoi passer une belle nuit.
Lucie se laissa submerger par
les images qui lui arrivaient.
— Et donc, fit-elle, il s'approprie définitivement
ses proies en les scalpant. Ces scalps lui permettent
de prolonger ses fantasmes, il les place peut-être
sur des têtes de mannequins, toutes alignées, et il se
rejoue le film de ses meurtres quand il n'agit pas. Comme
ça, il peut patienter trois ou quatre mois. Voire plus.
— Sacrée imagination, lieutenant. Pour les mannequins,
je sais pas, mais il est clair que le scalp marque la supériorité tribale et possède en plus une connotation fétichiste.
Disons que, comme pas mal de frappa- dingues de son
genre, il se garde un petit souvenir.
Lucie se mit à griffonner
inconsciemment sur son carnet, alors que Turin la dévisageait. Joli nez,
beaux petits yeux, beau petit cul. Bref, baisable.
— Il y a tout de même quelque chose de flagrant qui m'interpelle... ajouta-t-elle.
Turin soupira. Cette crétine
était inusable. Et au pieu ? Il répliqua :
—
Je vous écoute...
— Après le décès de sa sœur, Manon Moinet se met à vous aider. Son neurologue m'a raconté qu'il s'agissait d'une
personne acharnée, rigoureuse, et qu'elle s'était entièrement
consacrée à la recherche du meurtrier, allant même jusqu'à abandonner sa
carrière prometteuse et ses équations.
—
Très juste. Un bel exemple de
dévouement.
— Donc, elle vous aiguille à travers les mathématiques,
vous aide à pénétrer l'intimité du Professeur, et repère un semblant de faille avec cette histoire de nautiles et de
spirales. Elle trouve « l'objet caché » de l'assassin, ou son
erreur, peut-être...
— Ouais, et elle nous guide aussi par rapport aux énigmes qu'il pose. Elle nous conduit vers des sources, des groupes de passionnés auxquels le Professeur pourrait appartenir.
— Bref, grâce à elle et à cette histoire de
spirales vous prenez d'autres voies d'investigation,
puisque vous croyez désormais que les victimes ont un
rapport entre elles. Je me trompe ?
— Non, non, exact. Le Professeur était sans doute persuadé que personne ne comprendrait le sens de ces coquilles. C'était... son truc à lui. Sa griffe.
— Une sorte de défi envers la police. Il pensait
vous dominer.
—
Il nous a sous-estimés.
— N'empêche qu'il court toujours. Quoi qu'il en soit, voilà que... quelques mois après cette découverte, Manon se fait sauvagement agresser, et ne serait assurément plus de ce
monde sans l'intervention de ses voisins. Un
cambriolage... Cette malchance ne vous a pas... étonné ?
Turin s'empara nerveusement
d'une nouvelle cigarette, alors que la précédente vibrait encore entre ses lèvres.
— Bien avant son agression, Manon Moinet avait cessé de bosser avec nous. Une fois tous les éléments en sa possession, elle s'est mise à évoluer seule, dans son coin... Elle nous a largués.
—
Pourquoi ?
Il haussa les épaules,
incapable de réprimer des pensées qui, soudain, lui ordonnaient d'étrangler
cette petite garce de flic.
— Vous lui demanderez, d'accord ?
— Si vous voulez.
Après un moment de silence qui
déstabilisa tout le monde, Turin reprit la parole. Il semblait
éprouver le besoin de se justifier.
— Son cambriolage a été traité par le commissariat central de Caen. Et il n'y avait, pour les collègues du coin, aucune raison d'établir une relation avec le fait que sa sœur ait été victime d'un tueur en série. N'oubliez pas que des objets de valeur ont effectivement été piqués, et que dans l'année, cinq villas du même quartier ont été visitées ! À Paris, on a été au courant de l'agression de Moinet que bien plus tard, quand j'ai essayé de la joindre de nouveau pour clarifier certains détails. Mais... son frère l'avait déjà emmenée avec lui à Lille.
— Et vous y croyez vraiment, à ce cambriolage ?
Sa voix regagna en fermeté.
— Bien sûr que j'y crois, putain ! Ça n'a rien à
voir avec le Professeur ! S'il avait voulu l'éliminer,
il l'aurait fait avec brio, et non pas en cherchant à se
planquer derrière un cambriolage ! Renseignez-vous sur le dossier, avant d'avancer des trucs pareils ! Vous arrêterez peut- être de voir des liens là où il n'y en a pas !
Lucie soutint le regard de
Turin sans ciller. Mais elle se dit qu'il avait raison. Après tout, il
était très certainement mieux placé qu'elle pour pouvoir
juger.
— Excusez-moi... Mais une dernière chose, surenchérit-elle
en mordillant son vieux stylo.
— Écoute Henebelle, c'est vrai que tu devrais
t'atta- quer au dossier avant de tirer tes conclusions,
râla Kash- mareck en regardant sa montre. Le proc m'attend,
et nous sommes tous écrasés de travail.
— Je me suis excusée, commandant ! Et ça ne concerne pas le dossier, mais les événements de cette nuit. Et je crois que ça va vous intéresser.
Quelques soupirs dans le
groupe. Turin n'en pouvait plus.
—
Bon, vas-y. Mais rapidement.
— OK. Il y a d'abord cette cabane de chasseurs, où Manon a été retenue. Là-bas, un message : « Retourne fâcher les Autres », en référence à une expression que Manon utilisait dans son adolescence. Dans un premier temps, je pensais que le Professeur l'avait sans doute obligée à révéler ce pan de sa vie privée pendant qu'il la retenait. Il la contraint à se confier, puis il note la phrase, censée nous conduire à Hem.
—
En effet. Continue...
— À Hem, les décimales de n ont été peintes voilà quelques semaines, on est toujours d'accord ?
—
Toujours.
— Il avait donc préparé le terrain à Hem, avant d'enlever Manon. Il savait pertinemment que lorsqu'il détiendrait Manon, il inscrirait l'énigme « Retourne fâcher les Autres » qui nous permettrait de remonter à la maison hantée, et ainsi à Dubreuil. Il en connaissait déjà la signification.
Elle marqua un temps, avant de
conclure :
—
Et donc, il avait
percé l'intimité de Manon avant de l'enlever, depuis
très longtemps. Il a fait, ou fait encore, partie des individus
qui ont, d'une manière ou d'une autre, croisé sa
vie. Une personne à qui elle s'est peut-être confiée. Il peut avoir rencontré Manon avant son amnésie ou après... Mais une chose est certaine, il la connaît, et elle le connaît... Enfin, pas elle... plutôt son N-Tech.
Le CHR, de nouveau, identique
à lui-même.
Un peu plus tôt dans
l'après-midi, Lucie avait prévenu le docteur
Vandenbusche qu'elle souhaitait assister à la séance de travail à Swynghedauw. En attendant un début de piste et les retours des différents experts, l'occasion peut-être de comprendre l'univers dans lequel évoluait Manon, celui de l'oubli, et surtout de faire le tour des personnes que la mathématicienne côtoyait depuis le début de son suivi en ces lieux d'études.
Cintré dans une blouse
blanche, un porte-nom sur la poitrine, le
neurologue attendait Lucie dans le hall rouge vif de l'hôpital. Soigneusement coiffé, rasé de près, parfumé, il s'était glissé cette fois dans la peau d'un professionnel. Difficile de reconnaître en lui l'homme arraché de son lit au milieu de la nuit.
— J'ai fait au plus vite,
dit-il après lui avoir serré chaleureusement la
main. Voici la liste du personnel et des membres du
groupe en contact régulier avec Manon. J'ai aussi
indiqué les différents horaires pendant lesquels Manon travaille avec nous et
avec les commerciaux de N-Tech. Le lundi, le mercredi et
le samedi.
—
Avez-vous précisé l'identité
de ces commerciaux ?
—
Évidemment, vous me l'aviez
demandé. Et je respecte toujours mes engagements.
— Merci docteur.
Vandenbusche lui tendit un porte-nom. Toujours
pas maquillée, certes, mais infiniment plus craquante
que la veille, la petite.
—
Appelez-moi Charles, si vous
le voulez bien... Les porte-noms sont très importants ici, vous
verrez... Votre...
Il désigna son front.
— Oh ! Ça va ! Juste une mauvaise porte...
—
Ah bon... Suivez-moi, en
attendant que Manon se réveille, j'aimerais vous présenter quelques
cas très... intrigants. Ils vous aideront à
comprendre le fonctionnement de notre mémoire et à aborder un
tant soit peu l'incroyable machinerie du cerveau.
Lucie regarda sa montre. 16 h 51.
— Parce que Manon dort ici, à l'hôpital ?
—
Les siestes l'aident à
consolider son vécu de la journée. Le sommeil lent, après l'endormissement, favorise la mémorisation des faits et des épisodes. Ces conversations qu'elle enregistre, par exemple, ou ces notes qu'elle prend sans cesse.
—
Ah, je vois ! Vous les lui
diffusez en boucle pendant qu'elle dort.
—
Non, pas pendant qu'elle
dort. Ça, c'est une idée reçue. On n'apprend certainement pas une langue étrangère en se posant des écouteurs sur les oreilles et en dormant ! Le travail d'apprentissage se fait avant, le sommeil est juste là pour consolider. D'ailleurs, petit conseil, si vous avez des enfants...
Lucie revit ses filles...
— J'ai des jumelles de quatre ans. Clara et
Juliette.
— Quand elles grandiront, faites-leur toujours réciter
leurs leçons le soir, juste avant de les coucher, plutôt que le matin ou le
midi. La magie du sommeil fera le reste.
Ils avançaient dans un décor
étonnamment coloré. Chaises d'un bleu violent, rambardes jaunes,
carrelage d'un rouge éclatant. Une construction de Lego géante, assez loin de l'idée qu'on se fait généralement des hôpitaux.
— Je vous parlais du sommeil lent, mais le sommeil paradoxal aussi joue un rôle primordial dans l'acquisition des
connaissances. Il permet, entre autres, le stockage des automatismes dans la
mémoire procédurale, comme apprendre à utiliser le N-Tech.
Contrairement à ce que l'on croit, le sommeil est une période
d'activité cérébrale très intense. On n'apprend pas à faire du vélo uniquement sur un vélo, mais aussi en dormant ! Surprenant, non ?
Il enfonça ses mains dans ses
poches, fier de ses explications.
— Donc... Après son réveil, Manon saura enfin ce qui lui est arrivé hier ?
— N'allez pas trop vite. Tout sera très flou, et
assez désorganisé. Il lui faut un peu plus de temps, de
répétitions, de sommeil. Et elle n'aura en tête que les points essentiels.
— Mais c'est tout de même un bon pas en avant... Dites, doc... euh, Charles, j'aimerais savoir si, malgré son amnésie, Manon pourrait se souvenir un jour du sens des scarifications sur son ventre. Pensez-vous qu'il soit possible d'obtenir quelque chose... je ne sais pas... avec l'hypnose par exemple ?
Vandenbusche esquissa un léger
sourire avant d'expliquer :
— L'hypnose a pour but de faire resurgir tout ce que le cerveau enregistre, même de manière inconsciente. Manon, elle,
n'enregistre plus sans un effort soutenu, et les deux
petites taches blanches révélées par IRM au niveau de
ses hippocampes sont là pour nous rappeler qu'elle n'a ni passé
post-traumatique, ni aucun élément lui permettant d'appréhender le
futur. Les données ne sont pas en elle, tout simplement.
Il est donc strictement impossible de les faire resurgir
!
Ils s'engagèrent dans un
couloir. Au sol, une moquette verte imprimée de grosses flèches grises indiquait la direction de la salle de travail. Le docteur poursuivit :
— Manon n'est pas la première de mes patientes à se scarifier, c'est même malheureusement assez fréquent. Pour ces personnes, la chair devient souvent l'unique moyen d'exprimer leur détresse intérieure, c'est un appel au secours. Ce qui est plus rare, c'est qu'elles se fassent aider dans leur geste, comme Manon avec son frère... Il s'agit d'un acte hautement personnel.
— Savez-vous pourquoi il l'a mutilée ?
— Pas plus qu'hier. Frédéric ne m'a rien avoué, je l'ai découvert moi-même parce que la cicatrice a été faite par un gaucher, et que Frédéric est gaucher. Sinon, je crois qu'il ne m'aurait rien dit. Il paraissait assez... secret et embarrassé à ce sujet, d'ailleurs.
Lucie songea aux chiffres et à
l'énigme peinte sur le sol, dans la maison hantée de Hem. Tracés par un
gaucher.
— Pour en revenir à notre sujet, continua Vandenbusche,
ces mutilations ont dû être extrêmement douloureuses pour
Manon. Et si son esprit ne se
souvient pas de ces
scarifications, son corps, lui, s'en souvient
nécessairement.
—
Je ne saisis pas bien.
— On n'a pas de réelle explication scientifique, mais le soma possède
aussi une mémoire, mademoiselle Henebelle. Songez au membre fantôme par exemple, cette jambe amputée qui provoque encore des lancinements alors qu'elle n'existe plus. Et cela va encore plus loin. Que dire des réflexes néonatals ? Il ne s'agit de rien d'autre que de la mémoire des gènes. Savoir téter, respirer ou même crier.
Lucie eut un léger mouvement
de recul. La mémoire du corps... Sa cicatrice derrière le crâne...
Tellement présente...
— Mais si vous êtes sceptique, vous allez vite comprendre
après cette expérience, ajouta le spécialiste en constatant le trouble de son interlocutrice.
Il s'arrêta devant une chambre
fermée à clé. Numéro 209.
— Michaël Derveau est arrivé voilà une semaine. Il souffre du syndrome de Korsakoff, une pathologie engendrée par l'accoutumance à l'alcool, provoquant des lésions au niveau des corps mamillaires, des hippocampes et du
thalamus.
—
Jamais entendu parler.
— Et pourtant... L'une des principales causes d'amnésie antérograde. Michaël est incapable de se souvenir de quoi que ce soit après trente secondes et il ignore même qu'il est amnésique. Pour lui, tout est normal, il est complètement inconscient de sa maladie. Conséquence directe, il est aussi atteint de confabula- don, c'est-à-dire que de faux souvenirs meublent
le grand vide du temps qui s'écoule. J'aimerais que
vous entriez, que vous vous présentiez en tant que
médecin,
que vous lui serriez la main avec... cette
épingle, en le piquant assez fort.
— Que je le pique ?
—
Oui, pas trop fort tout de
même... Ensuite, res- sortez.
Lucie s'empara de l'épingle et vint se placer
devant la porte, d'un pas hésitant.
—
Vous ne risquez rien ! la
rassura le neurologue. Nous n'avons pas affaire à un fou dangereux ! Et
puis je reste là, derrière vous, vous n'avez qu'à
laisser la porte ouverte.
Intriguée, Lucie tourna la clé dans la serrure et pénétra dans la pièce, la gorge serrée. Michaël lorgnait par la fenêtre, les mains dans le dos. C'était un jeune homme « normal », comme on en croise chaque jour dans la rue, ni tremblant, ni shooté, pas même de cernes sous les
yeux, plutôt bien habillé.
Il se retourna.
— Ah ! Docteur...
Il plissa les yeux en direction du porte-nom.
—
... Henebelle ! Pour les
chemises que je vous ai demandées tout à l'heure...
Lucie lui tendit la main et l'interrompit :
—
Euh... je ne les ai pas
encore. Je revenais vous demander quelle couleur vous préfériez.
Il serra la main tendue et retira la sienne
aussitôt.
—
Aïe ! Bon sang de bonsoir !
Qu'est-ce que vous foutez ?
Lucie partit à reculons.
— Je vous rapporte vos chemises...
— Quelles chemises ? Eh ! Mais répondez !
Et elle claqua la porte.
—
Parfait, fit Vandenbusche.
Vous vous débrouillez très bien. Patientons quelques secondes...
Lucie faisait plus que se
prêter au jeu, elle vivait l'expérience avec
une passion malsaine. Comprendre les dysfonctionnements de cette chose bizarre, sous le crâne... Quelle fraction du cerveau générait les schizophrènes, les
fous, les pervers, les Dubreuil ? Comment les neurones, des messages chimiques, des connexions purement électriques,
créaient-ils la conscience, la mémoire, la ronde humanisante des sentiments ? Combien de millimètres
défectueux, dans ces centaines de kilomètres de plis et de replis, engendraient les monstres ? Et elle, que lui était-il arrivé pour que...
Le spécialiste l'arracha à ses pensées.
— Allez-y...
Elle s'exécuta, pleine de
curiosité. Cette fois, Michaël fouillait
dans la poubelle. Il observa Lucie lors de son entrée.
La jeune femme resta quelques secondes
complètement déconcertée. Il ne la reconnaissait absolument pas, alors qu'elle
venait de sortir ! Un Manon puissance dix.
— Vous ne savez pas ce que j'ai pu faire de mes clés de voiture ? l'interrogea-t-il en remuant à présent les draps de son lit. Ça fait des plombes que je les cherche ! Elles ont disparu, et tout le reste aussi !
— Vous... ignorez qui je suis ?
—
Qui vous êtes ? Mais j'en
sais rien, moi ! Un docteur, une infirmière, je m'en tape ! Je n'arrête pas d'appeler, mais pas un crétin ne vient m'aider ! Je veux juste récupérer mes clés ! Putain, c'est si compliqué ?
Lucie s'approcha de lui et lui
tendit de nouveau la main.
Il s'avança vers elle et fit
exactement le même geste que la première
fois, mais comme par réflexe il s'interrompit avant que leurs paumes n'entrent
en contact. Puis il enfonça sa main dans sa poche, troublé.
— Pourquoi vous ne me saluez pas ? s'étonna Lucie.
—
Je... J'en sais rien. Je...
On se connaît ?
Lorsque Lucie rejoignit
Vandenbusche, celui-ci
expliqua :
— La mémoire du corps... Celle associée avec notre mémoire implicite... Celle qui provoque les suées, qui accroît les pulsations cardiaques face à une situation déjà vécue mais dont on n'a pas forcément le souvenir. Son corps se rappelle que vous l'avez agressé, mais pas sa mémoire.
—
C'est... stupéfiant.
— Même les patients les plus gravement atteints conservent cette mémoire, et nous pouvons ainsi les conditionner à exécuter certaines actions, comme apprendre à utiliser des organiseurs électroniques ou des ordinateurs. Le seul problème est que cette mémoire est inconsciente, et qu'on ne peut pas l'appeler quand on
veut.
Il claqua des doigts.
— Je suis persuadé que Manon « sait » ce que ces cicatrices signifient, même s'il lui est impossible de faire revenir leur sens au-devant de sa conscience. Seul un événement déclencheur, ce que l'on nomme une « amorce » ou un rappel indicé, permettrait de tout faire resurgir. Il peut s'agir d'un geste, d'un mot, d'une situation qu'elle aurait à revivre. Songez à la madeleine de Proust, évoquant chez l'auteur son enfance et un tas de détails très précis, qu'il n'aurait pas pu se remémorer autrement qu'au travers de cette madeleine. Grâce à cette amorce, tout remonterait à la surface, Manon pourrait peut-être se souvenir pourquoi elle s'est sentie obligée de se mutiler ainsi. Tout le problème est d'être capable de retrouver ce déclencheur, et de
l'invoquer. Et cela...
Ils avancèrent de
nouveau dans le couloir. Lucie restait pensive, la détresse de Michaël l'avait
profondément émue.
— Que va devenir Michaël, votre patient ?
Vandenbusche eut un
haussement d'épaules désabusé.
—
Hormis notre hôpital,
il n'existe quasiment aucune structure en
France pour accueillir les Korsakoff. Si vous ne souffrez pas d'Alzheimer ou d'une
maladie «à la mode », vous n'êtes plus rien pour l'État
ni pour la sécurité sociale. Avec un peu de chance, il restera avec nous pour un long séjour, et participera à
MemoryNode. Mais je suis plutôt pessimiste. Il y a par
exemple vingt-trois étapes à suivre pour savoir prendre et
honorer un rendezvous à l'aide du N-Tech. Vingt-trois, c'est beaucoup trop pour Michaël... Si rien n'évolue,
alors... il partira pour l'hôpital
psychiatrique. Ou des centres spécialisés, en Belgique par exemple.
— C'est choquant.
— Comme vous dites. Nous sommes les
sous-sols de la société, cher lieutenant, les zones
de stockage des laissés-pour-compte. Et la psychiatrie
est malheureusement encore trop souvent le moyen de s'en débarrasser en toute discrétion. Une mise à mort de
l'âme, tout simplement, à coups de camisole chimique.
Lucie tendit l'oreille. Au-dessus d'elle,
des enceintes.
—
Des chants de
canaris, expliqua Vandenbusche en notant
l'intérêt grandissant de la jeune femme pour ses anecdotes. Ils ont un effet apaisant.
J'ai insisté personnellement pour qu'on les diffuse. Savez-vous que les canaris en changent à chaque
printemps, et ce jusqu'à la fin de leur vie ?
—
Je l'ignorais.
— Ce simple constat est d'ailleurs à la
base d'un nouveau courant de réflexion, inimaginable il y a à peine dix ans. Il porte à penser que le cerveau
adulte continue à produire des neurones, alors qu'on
croyait que ce stock était maximal à la naissance et diminuait
après un certain nombre d'années. Vous savez, l'histoire
des vingt ans, où tout commence à se détruire dans
l'organisme... Ce sont des pistes
nouvelles et encourageantes pour les recherches sur Alzheimer, et la mémoire
en général.
Ils croisèrent un
patient, qui tout en marchant remplissait à une vitesse folle une grille de
Sudoku.
— Docteur Vandenbusche, fit-il, c'est
exactement la soixante-septième fois que je vous croise
dans ce couloir ce mois-ci, et la vingtième sur cette dalle, la numéro douze en partant de l'entrée. Ça
se fête, non ?
— Champagne, alors, plaisanta Vandenbusche
en prenant élégamment Lucie par le bras pour
le laisser passer.
Après qu'il se fut
éloigné, Lucie demanda :
—
Encore une bizarrerie
de l'hôpital ?
— Damien est hypermnésique, tout l'inverse
de Michaël. Sa mémoire n'a pas de limites,
il retient tout. Il est capable de restituer des listes de
mots, même dénués de sens, des mois, des années plus
tard. Il vous a à peine regardée, mais si je lui
demande dans trois semaines quelle tenue vous portiez le
mercredi 25 avril 2007, il saura me répondre.
Il jeta un œil
derrière lui avant d'ajouter :
— Je l'ai vu au bout du couloir, attendre
puis se précipiter vers nous, afin de nous croiser à cet endroit précis...
Pour que la somme des quantités qu'il nous a énoncées soit égale à
quatre-vingt-dix-neuf... Damien est obsédé
par ce nombre, et nul ne sait pourquoi. Même pas lui.
—
Impressionnant. C'est
un peu comme ce qu'on
raconte de Mozart,
qui avait une mémoire démente ?
—
Ah Mozart...
Malheureusement pour Damien, ce n'est pas
exactement la même chose. Mais vous avez entièrement raison, Mozart était doué
d'une mémoire prodigieuse. Ce qui lui a d'ailleurs permis de pirater de la musique avant tout le monde.
Connaissez-vous cette
anecdote ? Le 11
avril 1770, il a quatorze ans et écoute, à la chapelle Sixtine, l'œuvre musicale la
plus secrète du Vatican, le Miserere d'Allegri. Un morceau joué deux fois par an, dont la partition est mieux
gardée qu'un trésor. Quelques heures plus tard, tranquillement installé à sa table de travail, Mozart en
retranscrit l'intégralité, sans aucune
fausse note. Il ne l'a écouté qu'une seule fois.
—
Non, je ne
connaissais pas... Excusez-moi, Charles, mais je ne comprends pas bien ce que
Damien fait ici. A priori il n'a pas vraiment de problème de mémoire, c'est plutôt l'inverse !
—
Le problème, c'est
que tous ces détails inutiles qu'il stocke
monopolisent cent pour cent de son attention. Il n'arrive donc plus à saisir
le sens général des dialogues ou de ce qu'il se passe autour
de lui. N'avez-vous pas, vous-même, le cerveau
encombré de vieux codes de carte bleue, ou de broutilles
sans importance ?
—
Pour ça, vous avez
raison ! Quand j'étais gamine, mes parents
avaient un chien, Opale. Un petit bâtard, avec un tatouage qui avait coûté plus
cher que le chien lui-même. J'avais appris par cœur ce
numéro de tatouage, RFT745. Eh bien, je m'en
souviens encore, alors que je n'arrive pas à retenir le
nouveau numéro de téléphone de la brigade.
— Voilà un exemple concret de mauvais
filtrage, de dysfonctionnement... Nous n'avons pas
encore compris comment le cerveau sélectionnait ce qu'il
fallait retenir seulement quelques heures, quelques
jours, ou toute une vie... Toujours est-il que Damien, lui,
se perd dans tous ces souvenirs inutiles... Le cortex
cérébral est fait pour apprendre,
mais surtout pour oublier ! Cela fait partie de l'équilibre. Or, Damien n'oublie jamais.
Ils se remirent à
suivre les grosses flèches grises.
— Notre cerveau est une machinerie
prodigieuse inimitable. Les gens s'extasient, par
exemple, devant les joueurs d'échecs, leur capacité à
retenir des centaines d'ouvertures Mais savez-vous que les mécanismes mis en œuvre pour voir ou se déplacer
sont encore beaucoup plus impressionnants ? La
preuve, les robots ne savent pas le faire, ou très mal,
alors qu'ils excellent aux échecs !
— C'est peut-être parce qu'on est tous capables
de se déplacer, alors personne ne s'en rend
compte. C'est presque... inné...
— Ce n'est pas inné, croyez-moi ! Il suffit
qu'une infime quantité de matière grise ne
fonctionne plus normalement, et on tombe immédiatement
dans des cas extrêmes. Je traite par exemple un
autre patient qui ne « voit » pas la parie gauche de son
corps. Défaut de prioperception, ce que l'on appelle plus
communément le sixième sens.
— Je pensais qu'on attribuait le sixième
sens uniquement à la gent féminine... fit Lucie en souriant.
— Non, non. Le sixième sens, c'est fermer
les yeux, et pouvoir, d'un geste, placer son index
au bout de son nez sans taper à côté. C'est avoir la
conscience de son corps. Essayez, vous verrez.
Lucie ferma les yeux. Le doigt pile sur
le bout du nez. Ça marchait. Excellent sixième sens.
— Eh bien, pour en revenir à mon patient,
les conséquences de ce défaut sont pour lui dramatiques. Son propre bras
gauche l'effraie, il le considère comme étranger, et il se frappe sans cesse la
jambe gauche en hurlant : « Va-t'en ! Va-t'en ! » Quand il mange, il ne mange
que la moitié droite de son assiette... Idem lorsqu'il se coiffe, le côté droit,
uniquement... Il faut vraiment le voir pour le croire, pourtant l'héminégli-
gence existe... Puis il y a Carole, aussi, dont le corps calleux, cette
substance blanche connectant les deux hémisphères cérébraux, est endommagé. Si
le cerveau lui donne l'ordre de visser un boulon, la main gauche vissera
correctement, mais la droite, elle, dévissera, persuadée qu'elle visse. Et
Georges ! Oui, Georges ! II...
Et, tandis que Vandenbusche continuait de
parler - maladie de Whipple, virus de l'herpès, aires de Broca et Wernicke -,
Lucie se mit à repenser à son séjour à l'hôpital, en pleine adolescence. Tous
ces médecins, autour d'elle, penchés sur son cerveau... L'opération, à
l'origine d'une longue cicatrice à l'arrière de son crâne, qui avait tout
changé. Soudain, du bout des lèvres, elle murmura :
— La Chimère...
Il s'interrompit :
— Pardon ?
— La... La Chimère, ça... vous dit quelque
chose ?
— Hormis le monstre mythologique ?
— Hormis le monstre mythologique...
Il répondit par la négative, continuant à
avancer. Au moment où elle allait enfin oser lui faire part de ses découvertes,
qui lui avaient causé tant de soucis, avaient généré tant d'incompréhension
autour d'elle, Vandenbusche s'exclama :
— Manon !... Réveillée, et déjà installée !
Quelle ponctualité !
Il s'arrêta et se retourna vers Lucie.
— Cette Chimère. De quoi s'agit-il ?
— Rien d'important...
— Bon...
Il leva l'index.
— Ah ! Une dernière chose. Répondez
rapidement s'il vous plaît. Quelles étaient les
couleurs du hall d'entrée ?
Lucie fut surprise par la question.
— Bleu, jaune, rouge, vachement fashion. Pourquoi ?
— Remarquable mémoire visuelle. Je pense
que cela doit vous servir dans votre métier,
sur les scènes de crime notamment. Bref, passons... Si
dans un an, je vous demande ce que vous faisiez le 25
avril 2007, vous ne vous souviendrez probablement
plus. Mais si je vous donne l'amorce, l'épingle au
creux de la main, par exemple... Michaël Derveau, MemoryNode, Manon, cet hôpital, le chant des
canaris... vous vous souviendrez même de moi ! Mémoire
autobiographique. Toujours dans un an, et même dans dix, vous saurez revenir
ici sans aucun problème, vous saurez qu'il faut suivre cette moquette verte avec ses
flèches grises pour atteindre la salle de MemoryNode.
Mémoire procédurale. Vous saurez aussi ce qu'est un hippocampe. Mémoire sémantique. Enfin, pouvez-vous me
citer les trois nombres qu'a énoncés Damien ?
— Euh... Il a parlé du nombre de fois qu'il
vous avait rencontré... Et la somme faisait
quatre-vingt-dix- neuf. ..
—
Soixante-septième
rencontre dans le couloir, vingtième
sur la dalle, numéro douze en partant de l'entrée. Ces détails ne revêtaient
aucune importance pour vous, ils ont disparu de votre
mémoire de travail... Le filtre naturel de l'oubli, qui maintient l'équilibre...
Voilà... J'espère que vous avez compris le rôle de chacune de nos mémoires.
Lucie acquiesça avant
de lancer un regard en direction de la salle de réunion. Rien d'extraordinaire.
Des chaises, une table, un tableau blanc, et
les organiseurs N-Tech. Guère plus. Elle qui s'attendait
à une débauche de technologie, à de l'imagerie, de gros
scanners...
—
Je sais, cette
simplicité surprend, murmura Vandenbusche. Mais rappelez-vous qu'il n'y a,
aujourd'hui, pas mieux qu'une feuille et un crayon
pour faire progresser la mémoire. Mes plus anciens patients sont incapables d'allumer un ordinateur. Ils
ne savent même pas que ces machines existent.
Manon était assise
avec d'autres personnes dans la salle où
Lucie et le spécialiste venaient d'entrer. Le lieutenant de police considéra
attentivement la quinzaine de visages qui convergeaient vers elle. Hommes, femmes, de tous âges. Certains regards
étaient absents, d'autres intrigués. Vandenbusche fit
signe à Manon qui s'approcha, l'œil rivé sur les
porte-noms. Vandenbusche... Sa physionomie ne lui disait évidemment rien, mais elle avait appris, elle le «
savait » responsable de MemoryNode. Quant à cette Lucie Henebelle... Une sonorité, des syllabes familières.
—
On s'est déjà
rencontrées, n'est-ce pas ? lui demanda-t-elle
avec un scintillement dans les yeux.
Lucie posa
instinctivement la main sur son arcade sourcilière suturée.
— En effet, nous avons passé un peu de
temps ensemble. Je suis...
— Lieutenant de police... anticipa Manon.
Oui ! Oui ! Attendez ! J'ai quelque chose pour vous !
Je... Je ne vous ai pas encore appelée au téléphone ?
Dites-moi ?
Lucie sortit son
portable. Un message.
—
Si ! Je n'ai pas dû
entendre en conduisant.
Manon fouilla dans son
N-Tech et entraîna Lucie
loin du groupe, vers le fond de la salle.
La flic retrouva immédiatement cette complicité, cette
chaleur même, qui les avait liées dans l'enfer de
l'orage. Proches et lointaines à la fois.
— Avec toutes mes notes, mes enregistrements
et ce que j'ai entendu aux infos, j'ai essayé
de reconstituer le chemin du Professeur. J'en ai déduit
qu'il était au courant avant même de m'enlever, pour
notre expression, quand nous étions jeunes et que nous nous rendions dans la
maison hantée de Hem ! Pour « fâcher les Autres » !
Apparemment, les
multiples répétitions et la sieste n'avaient
pas été vaines.
— Je sais, répliqua Lucie, admirative. J'ai
songé à la même chose, au cours d'une réunion de
travail que nous venons d'avoir. Si le Professeur a
obtenu cette information, c'est qu'il vous connaît,
d'une manière ou d'une autre.
— Cela semble logique, mais j'ai réfléchi,
et je ne vois pas comment c'est possible. Non,
vraiment pas.
— Vous habitez une impasse du Vieux-Lille,
très peu fréquentée. Nous n'avons pas de
témoins, il nous est difficile de savoir ce qui est
arrivé. Mes collègues
ont réalisé une
enquête de voisinage ce matin, à l'heure où
vous partez normalement pour votre footing. Personne n'a rien remarqué. Et
d'après votre
frère, rien n'a été renversé ni volé dans
votre appartement. Peut-être... avez-vous volontairement suivi ce ravisseur, parce que vous le
connaissez... Parce que sa photo se
trouve à l'intérieur de votre N-Tech.
Manon désapprouva de la tête et se palpa
discrètement le flanc : gauche. Elle devina un bloc métallique, froid, qui ressemblait à... une arme ?
— Quelque chose ne va pas ? s'inquiéta
Lucie.
Manon croisa les bras, dissimulant
maladroitement
son trouble.
—
Non, non, rien...
C'est juste... Avec tout ce qu'il se passe.
Mon... Mon enlèvement...
Elle se frotta légèrement le poignet
droit.
— De quoi discutions-nous ?
—
Du fait que votre
ravisseur évoluait sans doute dans votre
environnement. Pendant ces quatre années, il s'est peut-être servi de votre amnésie
pour s'approcher de vous. Il a très bien pu attendre que vous fabriquiez des
souvenirs de lui comme étant une personne de confiance pour ensuite vous tromper.
Il est peut-être là, tout proche. Manon, il me faudrait
votre N-Tech.
La jeune femme crispa ses doigts sur
l'engin et se retourna vers le reste du groupe,
inquiète.
—
Non, non. Je ne peux
pas vous le laisser. Il s'agit de mon
intimité.
Lucie remarqua un homme avec une fine
barbe qui les fixait avec insistance. Elle se mit à
chuchoter :
—
Je ne vous demande
pas de tout me livrer, juste ce qui
m'intéresse. Vous devez absolument me donner l'identité de toutes les personnes que
vous connaissez. Vous les photographiez toujours, n'est-ce
pas ?
La mathématicienne hocha la tête.
— Et vous pouvez me les montrer ?
— Si vous voulez. Mais... attendez...
Manon déclencha l'enregistreur, ferma les
yeux et résuma ce que les deux femmes venaient
d'échanger. L'absence de témoins, la probabilité
d'avoir déjà croisé le Professeur. Elle observa les
participants dans la salle, coupa le micro et demanda,
après un nouveau coup d'œil sur le porte-nom :
— Qu'est-ce que vous vouliez, déjà ?
—
Les photos de vos
connaissances, dans votre N- Tech.
— Pour quoi faire ?
— Manon... Je viens de vous l'expliquer !
La jeune amnésique hésita, avant de dire
:
—
Il y en a énormément,
vous savez ? Dès qu'une personne
entre en contact avec moi, je la photographie.
Puis elle ouvrit le dossier « Photo » et
fit défiler les portraits, accompagnés d'un maigre
descriptif. Médecins, amis, famille, livreur de pizza, facteur, plombier, patients de MemoryNode. L'homme à la fine
barbe, Alain Schryve, y figurait. Des dizaines
et des dizaines de visages.
— Minute ! Revenez en arrière ! s'exclama
Lucie.
Manon obtempéra.
—
Hervé Turin ?... « Ne
plus jamais travailler avec ce pervers.
» Mais pourquoi ?
Manon haussa les épaules et plaqua son
N-Tech contre sa poitrine, la bouche serrée.
—
Vie privée, cela ne
vous concerne pas... Je... Je ne montre
ces photos à personne. Vous le connaissez ?
Lucie prit un ton apaisant.
— Il est revenu aujourd'hui sur l'affaire,
ici, à Lille.
— Revenu ? À Lille ? Pourquoi ?
—
C'est lui qui a la
plus grande connaissance du dossier
Professeur, et il a l'air très compétent. Je me trompe ?
Manon baissa le menton. Après un temps de réflexion, elle répondit :
— Non, non... Il est brillant... Et
acharné...
— Vous vous connaissez bien ?
Manon soupira.
—
Avant le...
cambriolage, nous avons... collaboré... Je lui faisais part de mes idées, de
mes déductions concernant les problèmes mathématiques et, en retour, il me communiquait les éléments
sensibles du dossier. Nous avons... beaucoup voyagé
ensemble, dans les villes où ont eu lieu les
meurtres...
Sa voix était empreinte de rancœur. Que
signifiait : « Nous avons beaucoup voyagé ensemble » ?
Lucie insista :
—
Dans votre N-Tech,
vous avez noté : « pervers ». Pourquoi ?
Manon referma le dossier « Photo » et
revint au menu principal.
—
La séance va
commencer, madame... fit-elle en relevant la
tête. Je vais devoir y retourner.
Lucie lui caressa doucement le dessus de
la main pour attirer son attention.
—
J'ai vu comment Turin
regardait les femmes. Il a été
incorrect avec vous ?
Manon voulut se diriger vers son groupe
mais Lucie, cette fois, y alla plus fermement
en lui agrippant le bras.
— Répondez Manon ! Il vous a harcelée ?
Manon éleva la voix.
—
En quoi cela vous
regarde-t-il ? Est-ce parce que je n'ai plus
de mémoire que je ne peux plus avoir de vie privée ? Mon passé est intact ! Vous
pouvez admettre cela ? Dites-moi !
Lucie relâcha son étreinte. Toutes les
têtes étaient tournées vers elles.
—
Vous avez raison,
excusez-moi... Mais... il me faut cette
liste de contacts... Vous avez ma carte avec mon email...
—
Je vous l'enverrai
tout de suite après la séance ! Vous voyez,
je le note ! Et maintenant, laissez-moi tranquille !
En validant sa tâche, Manon constata qu'il
en existait une autre qu'elle n'avait pas cochée. Elle consulta la page concernée et dit, se rapprochant
de Lucie :
— Ah ! Je devais vous appeler au
téléphone...
Son ton était complètement différent,
bien plus doux. On aurait dit qu'elle avait déjà
oublié son coup de colère.
—
Vous l'avez fait.
Vous avez laissé un message que je n'ai
pas encore écouté.
— Quand je vous...
L'air incrédule, elle considéra l'arcade
sourcilière de Lucie, les sutures.
—
... ai frappée, cette
nuit, il était à peu près 5 h 30 d'après ce
qu'on m'a dit et que j'ai enregistré, n'est-ce pas ?
—
Ça, je m'en souviens
parfaitement, oui ! Vous m'avez prise
pour je ne sais quoi, et vous avez cogné ! Vous n'y êtes pas allée de main morte !
Manon entraîna Lucie plus à l'écart. Elle
chuchotait presque, à présent.
— Désolée pour cela, je...
—
Laissez tomber. Ce
n'était pas votre faute. Enfin... pas
vraiment.
—
Dites-moi, à ce
moment-là, Dubreuil était décédée depuis combien de temps ?
— Plus d'une bonne quinzaine d'heures.
D'après le légiste, elle a été tuée aux alentours de
midi, hier.
Manon ne put réprimer
un mouvement de surprise. Elle nota
scrupuleusement l'information dans son N-Tech puis se remit à parcourir les pages
électroniques.
— Ces endroits qui concernent notre
affaire... Rais- mes, Hem, Roeux, eh bien, ils forment un
triangle équilatéral, les trois côtés sont
strictement égaux. Prenez une carte routière, et vérifiez ! Vérifiez ! Exactement
cinquante kilomètres entre l'abri dans la forêt, proche de Raismes, et Hem, entre Hem et
Roeux, et entre Roeux et la forêt !
— Oui, et alors ?
— Et alors, il s'agit d'une figure
mathématique fondamentale ! Trois lieux qui, a priori, n'ont rien à voir, mais liés par la rigueur scientifique !
Elle déplaça son
stylet sur l'écran tactile et afficha d'autres informations.
— Puis il y a ces décimales de n, dont je
voulais vérifier l'exactitude. J'ai dégoté un logiciel sur Internet capable
de trouver n'importe quelle séquence dans le premier milliard de décimales. J'ai bien retrouvé
le numéro de sécurité sociale de Dubreuil, le
Professeur ne nous a pas trompées.
Position 112 042 004 dans 7t. Vous pourrez, là aussi, vérifier. Tout est exact,
croyez-moi !
Lucie était
impressionnée par la persévérance de Manon.
— Évidemment, je vous crois.
La jeune amnésique
parut soudain absente, comme repartie
dans ses pensées.
— Manon ? fit Lucie en agitant la main dans
son champ de vision.
— Oui, oui... C'est juste cette énigme. «
Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage ». Je ne
comprends pas...
— Certes. Mais je ne vois toujours pas où
vous voulez en venir avec ces histoires de triangle et de n.
Manon jeta un rapide
coup d'œil sur son N-Tech avant de
reprendre :
— C'est pourtant simple ! Il ne nous bluffe
pas sur 71. Cerise sur le gâteau, il pousse le vice
jusqu'à bâtir un triangle équilatéral. Et, d'un autre
côté, pour la première fois de sa « carrière », il ne respecte pas son ultimatum
? Il annonce qu'il agira à 4 heures du matin, alors qu'il tue la veille vers midi ?
—
Continuez, vous
m'intéressez.
Manon était excitée,
elle se sentait utile à l'enquête. Elle
considéra Lucie d'un air complice.
— J'ai tout écrit là-dedans. Regardez.
Hier, je devais courir de 9 h 30 à 10 h 15, je ne
l'ai pas fait. J'avais rendez-vous à la banque à 11
heures, je n'y suis pas allée. Ni aux autres rendez-vous
de la journée. Donc, il me retenait déjà.
— Votre frère vous a vue vous préparer pour
aller courir, m'a-t-il dit. Il était 9 h 10,
heure à laquelle il partait travailler. Vous avez donc
vraisemblablement été enlevée entre 9 h 10 et 9 h 30, chez
vous puisque vous n'aviez pas embarqué votre N-Tech
alors que vous le prenez même pour votre footing.
Vous étiez déjà en survêtement, tenue dans laquelle
nous vous avons retrouvée. Tout se tient.
— Qu'a-t-il pu se passer durant toute la
journée d'hier? Je l'ignore. Toujours est-il que
chronologiquement, il m'enferme dans la cabane, part tuer Dubreuil, revient à la cabane, et me libère. Et je
ne comprends pas pourquoi il a agi ainsi, pourquoi, tant
d'années plus tard, pour la première fois, il n'a pas honoré
son « contrat »... Il pouvait très bien tuer Dubreuil à 4
heures, conformément à ce qu'il avait annoncé. En me libérant le soir, comme il l'a fait, il savait parfaitement
que nous n'arriverions pas à temps à Roeux. J'avoue que cela... me tracasse,
à chaque fois que je relis ces notes...
Manon carburait aussi vite qu'un
ordinateur. Mais il lui manquait le flair du flic, la
connaissance du criminel. Lucie sentit la tension monter en elle. Tout compte fait, elles formaient une équipe
de choc.
— Vous savez quoi Manon ? Je pense qu'il a
posé cet ultimatum pour monopoliser notre
attention, mais qu'en réalité, il avait besoin de se
montrer quelque part hier soir après vous avoir libérée.
— Pour se constituer un alibi ?
— Pas exactement... Son profil prouve qu'il
connaît nos techniques, il devait se douter que
nous daterions assez précisément l'heure du décès. Mais
il voulait quand même que son absence, cette
nuit-là, ne se remarque pas. Et tout particulièrement
entre 21 heures et 4 heures. Famille, amis, collègues de
travail... Cette nuit, le Professeur devait se montrer
ailleurs. Dans un endroit où il aurait paru suspect qu'il
ne soit pas.
Manon secoua la tête, intriguée. Comment
cette conversation avait-elle commencé ?
Abandonnant Lucie à ses réflexions, elle dit, avant
de s'éloigner :
— En tout cas, malgré l'horreur du crime,
cette Renée Dubreuil... Je suis bien contente
qu'elle soit morte... Elle ne méritait pas de vivre...
Pas après ce qu'elle avait fait à ses propres
enfants...
Du fin fond de son âme de flic, Lucie dut
admettre qu'elle était du même avis.
Si elle avait dû tuer Dubreuil de ses
propres mains au cours d'une opération, alors
assurément, elle l'aurait fait.
Pas elle mais plutôt... la Chimère
l'aurait fait. Sans aucune pitié...
22.
L'homme pénétra sans
difficulté dans le couloir de cette maison
divisée en quatre appartements, au fond d'une étroite impasse d'où l'on ne
distinguait même pas la couleur du ciel. Après vérification de
son identité, les deux flics dans leur véhicule, le long de
la rue Léonard Danel, l'avaient tout naturellement
laissé passer. Son nom figurerait
sur leur registre, mais ce n'était pas bien grave.
Myrthe aboya
paresseusement au pied de la porte, mais sa
maîtresse ne l'entendit pas. Après les divers rendez-vous de la journée, Manon s'était
glissée sous la douche, pour se redonner un coup de
fouet avant de se mettre au travail, devant
l'ordinateur. Assimiler, noter,
classer les informations.
Les doigts repliés sur
des accoudoirs chromés, la tête rentrée dans
les épaules, elle baissa les paupières et se laissa submerger par une vague de
bien-être, sans chercher à fouiller une énième fois dans son esprit fragmenté. Il fallait parfois s'évader, oublier
l'amnésie. Certainement ce qu'il y
avait de plus dur à oublier, d'ailleurs.
En collant son oreille
sur la porte de l'appartement, l'homme
perçut le grondement de la douche. Tiens tiens ! Pourquoi ne pas...
Il lui fallut moins de
dix secondes pour changer ses plans.
Il y avait quelque
chose à essayer. Une expérience très
intéressante.
D'un œil expert, il
ausculta la serrure. Une serrure à goupilles, a priori. Il enfila des gants en latex et sortit son crochet en demi-diamant qu'il
introduisit dans le pêne. Réaction au raclage... Trouver à
présent le sens de rotation qui provoquerait l'ouverture.
Sentir la résistance, au moment où la came du rotor
rencontre le ressort du pêne. Et tourner...
Deux minutes plus tard
il se trouvait à l'intérieur, dans le
hall. Les flics avaient pour ordre de ne pas quitter leur véhicule, ils ne le
dérangeraient pas. Quant au frère...
Absent pour le moment, tout simplement.
Il rabattit sans bruit
la porte derrière lui et ferma le verrou. Son
rythme cardiaque s'accéléra. L'excitation, l'embrasement des pulsions...
— Là ! Bon chien, bon chien...
Myrthe explora cette
paume étrangère, accepta les caresses sur
son poitrail puis retourna dans la cuisine.
L'intrus avança
tranquillement. Il jeta un œil en direction de la chambre, sur sa gauche. Un
grand poster de Manon habillait le mur du fond. Il s'en
approcha et effleura à travers son gant cette opaline
si pure. Elle était si belle... si désirable... Ça faisait
tellement longtemps...
Les dents serrées, il
fit coulisser un tiroir qui émit un bref
couinement. Il s'immobilisa, s'assura que le jet hydraulique n'avait pas faibli. Devant
lui, des paires de chaussettes, classées par couleur et par
saison. Dans une vibration sanguine, il ouvrit le
compartiment du dessous et accéda
aux petites culottes, elles aussi parfaitement rangées. La main gantée en piocha une
bien au fond, noire et en dentelle. La petite salope...
Il adorait la dentelle, il en aurait bouffé. Il la renifla longuement avant de la fourrer dans sa poche. Souvenir
personnel.
Parmi les papiers, les
éphémérides et les Post-it dispersés un peu partout, il découvrit, sur la
table de nuit, les bilans des derniers tests de mémoire
de Manon. MMS[9], score
de l'efficience cognitive, échelle de Mat- tis... Il les feuilleta. De jolis
progrès, grâce à la répétition. Résultats en hausse, impressionnant. Mais
Manon était absolument incapable de retenir de
l'information immédiate. La moindre distraction, et hop
! Tout s'effaçait. Y compris les visages.
Prosopagnosie, du pur bonheur. La faille à exploiter.
Il poursuivit son
exploration. Au fond du couloir, une porte de métal avec un digicode attira
son attention. Qu'est-ce qu'un machin pareil fichait
dans un appartement ? Qu'avait-elle à cacher à l'intérieur ? Il se précipita dans la cuisine, y dégota un paquet de
farine et en fit couler une petite quantité dans le creux de sa main, qu'il retourna souffler sur les chiffres du
digicode. La substance blanche s'accrocha sur la graisse abandonnée par les empreintes digitales. Quatre chiffres
émergèrent. 1, 4, 3, 7. Restait à tester toutes les
combinaisons. Une minute plus tard, il se faufilait à
l'intérieur du bunker.
Une lumière s'alluma
automatiquement. Pas de fenêtres.
Un fouillis démentiel,
une caverne de notes étranges, illisibles
pour la plupart. Il se figea devant les formules mathématiques, les déductions, les
bizarreries en latin avant de se tourner vers les photos. La
soif de traque de Manon n'avait pas faibli. Clichés de la
sœur, Karine, après son passage entre les mains
expertes du Professeur.
Œuvre de chair et de sang. Il connaissait
cette image, faite de lèvres écorchées, de globes
oculaires révulsés, de doigts crispés autour d'une craie
bleue. Lui aussi en conservait quelques exemplaires chez lui,
avec celles des cinq autres victimes. Sacré
privilège.
Mais là n'était pas le
plus intéressant. Il sortit, effaça les traces
de farine et se dirigea vers la salle de bains.
Il marcha lentement,
silencieusement. Il aurait aimé pouvoir
étirer chaque seconde à l'infini. La jouissance de l'attente, avant le passage à l'acte.
Du bout des doigts, il
poussa la porte. La vapeur enveloppa
son corps déjà embrasé. L'eau frappait bruyamment contre une large vitre.
Derrière le Plexiglas, les mouvements ondoyants d'un corps de femme. Il s'approcha, chevaucha un tas de
vêtements et colla son front contre la paroi.
Elle lui tournait le dos.
Cette cambrure
parfaite. Telle que l'avait façonnée son imagination, pendant ces douloureuses
années. La vision obsédante de ses cauchemars.
Manon, Manon, là,
juste derrière. Un simple film transparent
entre leurs corps. Il la lui fallait, tout de suite. Presser ces seins rebondis, les
malaxer, les broyer jusqu'au sang. C'était si simple ! Il ôta
son blouson, le laissa tomber sur le sol et enfonça son
pistolet dans la poche arrière de son jean. Pas besoin
d'arme.
Il chassa brutalement
la paroi coulissante, ses doigts agrippèrent
à tâtons le robinet et coupèrent l'eau. Manon n'eut pas le temps de lui faire
face, une poigne puissante la bâillonna. Elle se retrouva
écrasée contre le mur de faïence, privée de ses
mouvements par le serpent de chair qui se resserra autour
de sa gorge. Impossible de frapper.
— Salut ma puce...
Cette voix... Elle l'aurait reconnue
entre mille.
Le front de l'homme
perlait, sa chemise était trempée. Chacun de ses muscles résonnait comme une
corde de harpe. La vapeur le saisissait. D'un
geste déterminé, les mâchoires serrées, il coucha Manon au
sol et se frotta contre elle de toutes ses forces.
Le bruit des chairs contre l'émail luisant se fit de plus en
plus intense.
Il lui suffisait de
baisser sa braguette, là, maintenant, pour la posséder... enfin.
Manon continuait à se
débattre. Dans un hurlement étouffé,
elle parvint à lui mordre la main. L'homme grogna, tandis que sa proie recrachait un
morceau de chair rose dans le trou d'évacuation.
Écrasé de douleur, il
se releva, déclencha le jet d'eau chaude à
pleine puissance et rabattit la paroi coulissante.
— Je reviendrai très
bientôt, ma puce, grimaça-t-il en pressant
sa paume ensanglantée. Et cette fois, tu passeras à la casserole. Salope.
Manon hurla. Le
contact de l'eau brûlante sur sa peau. Ses
épaules, ses cuisses en feu. L'impression de milliers de volts, à l'assaut de son
organisme. Elle projeta ses deux mains au-dessus de sa tête, sur le robinet, qu'elle tourna à fond vers la droite.
L'eau devint glaciale. Nouveau hurlement. Elle parvint enfin à fermer le robinet et resta vingt bonnes
secondes, haletante, endolorie, tandis que les derniers
écoulements disparaissaient dans un tourbillon et qu'un voile de vapeur encerclait son visage en un masque
d'oubli.
Comment avait-elle
fait pour se brûler si fort ? Et d'où provenait
ce goût de sang dans sa bouche ? Elle se tira les cheveux, à se les arracher,
en rage contre ce maudit handicap qui la dévorait.
Et la rendait aussi
fragile et vulnérable qu'un verre de cristal
dans un étau.
23.
Lucie avait prié Maud,
la nourrice, de garder les filles plus
tard que prévu. Ces heures supplémentaires pousseraient son compte bancaire dans le
rouge, mais tant pis. La paye allait bientôt arriver
et, par-dessus tout, la passion du métier était en train
de supplanter définitivement l'instinct maternel.
Elle devait absolument
rencontrer Pierre Bolowski, le paléontologue,
qui voulait lui communiquer des informations au sujet des fragments de fossile
retrouvés dans le système digestif de Renée Dubreuil. Et,
juste après, rendre une petite visite à Frédéric Moinet. Cette histoire de scarifications sur le ventre de Manon
l'intriguait.
Avant son départ pour
Villeneuve d'Ascq, elle avait appelé le
commandant pour lui demander de récupérer les différentes photos du N-Tech sur son
email. Il avait immédiatement placé des effectifs sur le
coup. Vérifier les identités, les emplois du temps de
plus de cent quarante personnes, de la caissière de supermarché au dentiste. Voilà qui promettait.
Plantée au cœur de
Villeneuve d'Ascq, l'université Lille I
était une ville dans la ville, encerclée par les grands axes fuyant vers Paris, Gand et
Bruxelles. Un ensemble imposant de bâtiments, de
résidences et de salles de sport réunissant étudiants,
chercheurs et enseignants. On y travaillait tout type
de sciences : structures de la matière, génie
électrique, chimie, biologie, mécanique, et bien d'autres encore.
Lucie tourna quelque
temps avant de trouver enfin le bâtiment
au nom barbare de SN5 59855. Le laboratoire de paléontologie et stratigraphie.
Pierre Bolowski, un
homme de petite taille au dos voûté,
l'accueillit dans un univers de roches, de microscopes, de grandes cartes
plastifiées représentant des plis,
des courbes de niveaux, des cassures géologiques. Après de rapides
présentations, le chercheur posa sur un
présentoir en verre un fossile orangé, verni, de la taille d'un abricot, à la spirale
parfaite.
— Voilà la copie exacte de ce que votre
victime a été forcée d'ingérer, expliqua-t-il en
s'installant derrière son bureau. Hysteroceras orbigny, une ammonite pyriteuse.
Trois cents grammes de sulfate de fer, que l'on appelle aussi pyrite. Vous verrez la
composition chimique détaillée dans le rapport que ma
secrétaire va faxer à votre commandant.
L'ammonite exposée
était tranchée en deux. On y découvrait
les cloisonnements internes dans lesquels le mollusque céphalopode avait vécu et
s'était déplacé au fil des ans, jusqu'à constitution de la
formidable spirale logarithmique. Lucie resta pensive. Comment une stupide bestiole avait-elle pu construire
un tel édifice, au sein duquel se nichait le nombre d'or
?
Pas de hasard, dixit Turin. Mais alors, quoi ? Cette fameuse fonction mathématique complexe,
qui contrôlait tout l'univers ? Complètement absurde.
— Existe-t-il un lien entre l'ammonite et
le nautile ? se hasarda-t-elle en sortant son inusable
carnet.
Pierre Bolowski
récupéra son fossile et l'observa sous tous
les angles. Son diamant à lui.
— Plutôt, oui. Les ammonites se sont
éteintes en même temps que les dinosaures, lors de la
crise du crétacé-tertiaire, il y a soixante-cinq millions d'années. Le nautile est leur plus proche cousin. Pour
preuve, on l'appelle « le fossile vivant ».
— Je peux ?
— Évidemment. Mais attention à ne pas vous
blesser, c'est très tranchant au niveau de la coupe longitudinale.
Lucie s'empara de
l'ammonite, séduite par l'incroyable
beauté des compartiments, l'harmonie de l'enroulement. Elle tenait entre les
mains un objet mathématique parfait, qui existait bien
avant la création des mathématiques elles-mêmes, qui avait traversé les millénaires emprisonné dans la pierre
pour enfin être exposé aux yeux du monde. Mais
c'était aussi l'arme redoutable d'un crime, des
dizaines de lames qui avaient déchiré les tissus internes
d'une septuagénaire. Cela défiait toute logique...
— Et... vous avez une idée de l'endroit où
il a pu se la procurer ?
— Si j'ai une idée ? Bien évidemment ! Je
pourrais vous localiser le lieu de son prélèvement
à une dizaine de mètres près !
— Non, vous plaisantez ?
Le paléontologue
montra derrière lui la photo d'une falaise à la
blancheur éclatante, où des hommes armés de piolets et chaussés de bottes en
caoutchouc posaient fièrement. Lui se tenait au centre.
— Votre ammonite appartient à l'étage que
l'on appelle l'Albien inférieur, apparu au
crétacé. Ces étages représentent, en quelque sorte, une coupe de notre planète dans le temps, un peu comme les
cernes d'un arbre tronçonné. Chaque étage possède ses
propres ammonites, qui lui sont spécifiques.
Pyriteuses, phosphatées, crayeuses... Les seuls endroits où l'on puisse voir des affleurements de l'Albien sont
Folkestone en Angleterre, la Drôme, l'Aube et...
devinez où ?
— Il me semble qu'on ramasse beaucoup de
fossiles sur la côte. Du côté de Boulogne, non ?
— À Wissant, plus précisément au cap
Blanc-Nez. Il s'agit d'un affleurement très prisé par
les amateurs de fossiles, les géologues et paléontologues
de la France entière, voire d'Europe ! Vos fragments
d'ammonite proviennent exactement de ce que nous appelons les argiles du Gault, situées entre le hameau de
Strouanne et le petit
Blanc-Nez. Le très
gros avantage, pour le promeneur, c'est que
l'étage est accessible depuis la plage de galets, au pied de la falaise, et que donc
n'importe qui muni d'un piolet peut
décrocher une ammonite de la roche. C'est d'ailleurs un désastre pour le site.
Il désigna un autre
cliché avec des barrières et des panneaux.
— Voilà pourquoi les travaux d'extraction
et de fouille sont désormais interdits. Et
c'est tant mieux.
— Interdits, mais toujours possibles ?
— À condition de ne pas se faire prendre,
oui... La police est très stricte à ce sujet, les
amendes pleuvent.
Lucie nota : «
Vérifier auprès de la mairie de Wissant les identités des contrevenants
éventuels. » Le cap Blanc-Nez se situait à une centaine de
kilomètres de Lille.
— Donc, le fossile aurait été extrait là-bas...
Aux argiles du Gault... Et... à tout hasard,
mais vraiment à tout hasard, on peut savoir quand ?
Bolowski regroupa ses mains sous son
menton.
— Vous abusez, lieutenant !
Lucie répondit, le sourire aux lèvres :
— Je demandais juste, au cas où. Sait-on
jamais...
À son tour, Bolowski dévoila ses dents,
aussi fossilisées que la plus vieille des ammonites.
— Vous abusez, mais je vais vous le dire...
Content de son effet, il sortit d'une
boîte hermétique
les fragments retrouvés dans le corps de
Dubreuil.
—
Votre meurtrier n'est
qu'un vulgaire amateur, un pilleur de
falaises ! Nous, les spécialistes, traitons toujours les fossiles pyriteux à
l'acide oxalique, un antirouille, et nous les rinçons à l'eau distillée, afin d'éviter la formation d'oxalate de
calcium, qui les blanchit inévitablement. On peut même les
vernir, pour les protéger plus encore. C'est par
exemple le cas de celui que je vous ai rapporté.
Il piocha avec précaution un gros morceau
dans la boîte.
—
Le fossile abandonné
par le tueur est oxydé et blanchi, la
totale quoi. À voir l'épaisseur d'oxyde de fer qui s'est formée autour de la pyrite,
il a été prélevé, je dirais, il y a environ six mois.
Lucie fixa avec fascination ces éclats
dans lesquels le paléontologue avait su lire, cette
boule de cristal en miettes racontant que le Professeur était
descendu au pied du cap Blanc-Nez dès la fin de
l'automne pour, déjà, y préparer son meurtre.
Tout ce temps à peaufiner son plan...
—
J'ai un dernier truc
pour vous, ajouta le magicien de la
pierre. Un petit rien qui pourrait vous intéresser. ..
Il semblait jouir de l'expression de
surprise qu'il réussissait, à chaque fois, à tirer des
traits de la jolie flic.
—
Vous connaissez le
nom de l'assassin ? plaisanta Lucie.
— Presque...
— Comment ça, presque ?
—
La pyrite est un
minéral très dur, qui ne se raye pas
facilement, mais qui se raye quand même. Quand on décroche une ammonite de la roche, il
faut l'attaquer au burin et au marteau... Vous possédez une arme, lieutenant Henebelle ?
— Oui, bien sûr. Mais quel est le rapport ?
—
Vous savez qu'en
balistique, quand on récupère une balle,
on peut savoir de quelle arme elle a été tirée, en utilisant les microrayures laissées
par les rainures du canon sur la balle... Des microrayures
qui sont en quelque sorte l'empreinte digitale du
revolver.
Lucie voyait où il
voulait en venir. La police scientifique parvenait parfois à identifier un
cambrioleur simplement en moulant la trace du
pied-de-biche laissée sur la porte, et en la comparant avec l'outil trouvé chez le suspect. Car chaque pied-de-biche
avait une empreinte unique, une signature.
— Bien joué, monsieur Bolowski !
— Eh oui, les fossiles parlent, lieutenant.
Ils emprisonnent le passé, mais aussi tout ce qui s'approche d'eux. Ce morceau porte sur lui la marque
du burin qui l'a décroché de la falaise. Taille,
irrégularités, aspérités. Le burin qui nous intéresse mesure environ trois centimètres de large. Trouvez l'outil,
observez-le au microscope, comparez avec l'empreinte
laissée sur ce morceau de pyrite, et alors, avec un peu
de chance, vous tiendrez votre assassin...
24.
Après d'inutiles va-et-vient à la
recherche d'une place sur les pavés trempés du
Vieux-Lille, Lucie abdiqua et se gara dans le parking de
l'Opéra. Assez loin de sa destination finale, certes,
mais elle éprouvait le besoin de marcher et de réfléchir.
Enfouie dans son caban, la jeune flic
tira un bilan succinct de ces dernières heures
d'enquête. Les récentes déductions semblaient indiquer que le Professeur évoluait depuis au moins six mois dans la
région, qu'il était gaucher, et avait préparé son coup
sur Renée Dubreuil depuis très longtemps. Il
connaissait donc parfaitement le coin, savait quand et où
agir sans se faire remarquer et, comble de tout,
s'amusait à narguer la police avec ses énigmes tordues.
Le front soucieux, Lucie s'engagea rue de
la Monnaie, dépassa la maison en double parcellaire du vieux taxidermiste Léon, une relation de
travail, puis s'enfonça dans la rue Esquermoise. Elle
peinait à s'approprier les subtilités de l'enquête.
Trop de questions la taraudaient. Pourquoi avoir visé Dubreuil la sadique, septuagénaire tranquillement
repliée dans son trou à rats ? Quel rapport pouvait-il
exister entre cette perverse et les six individus sans
histoires tués quatre
années plus tôt ?
Pourquoi ce lourd silence entre les six premiers
meurtres et le septième ? Et pourquoi avoir impliqué Manon Moinet à ce point ?
Car le plus troublant,
dans ce dédale, était que le meurtrier
connaissait Manon dans son intimité, qu'elle s'était probablement laissé emmener hors
de chez elle, le jour de sa disparition, sans opposer
de résistance. Avait-il compris qu'elle n'avait jamais
cessé de le traquer ? Dans la cabane de chasseurs, on ne l'avait ni agressée, ni violée, ni droguée.
Seulement retenue. Si
le Professeur avait
peur d'elle, du retour de sa mémoire, du
programme MemoryNode, de ces affiches publicitaires partout en France,
pourquoi ne pas l'avoir éliminée ? Ou alors s'était-il
rendu compte qu'en définitive la mathématicienne ne
représentait aucun danger. Juste un trou noir, où ne
s'engouffrait aucun souvenir.
Pour l'heure, Lucie
tournait en rond. Semblable en cela à la
jeune amnésique. Mais, une chose était sûre, tout convergeait vers Manon. Il fallait
des réponses. Interroger sa mémoire vivante. Son frère,
le beau brun aux yeux noisette.
Lucie salua rapidement
les deux collègues qui s'ennuyaient
ferme dans la 306, puis pénétra dans la sinistre impasse du Vacher. Elle franchit
une lourde porte de bois et s'avança dans le couloir
central de la maison de Frédéric, une fière bâtisse
hispano- flamande. Au fond s'entassaient des
escabeaux, des cloisons de BA13, des sacs de plâtre.
Lucie réajusta son manteau, ôta l'élastique qui retenait
sa chevelure et lui donna du volume. Pourquoi cette
soudaine envie de se faire belle ?
Elle s'arrêta un
instant devant la porte où étaient inscrites, à
côté de la sonnette, les initiales « M. M. ». Que faisait la mathématicienne en ce
moment même ? Lucie hésita à lui rendre une brève
visite, car il faudrait de nouveau
tout expliquer. Son identité, les conditions de leur rencontre... Décrire encore
l'horreur, la raviver... Pressée de
retrouver ses filles, la flic ne s'en sentit pas le courage.
Elle se recentra sur son objectif :
Frédéric.
Le chef d'entreprise
lui ouvrit, torse nu, serré dans un pantalon
de lin anthracite, deux cravates à la main. Il exhalait une agréable odeur de musc.
— Encore la police ? grommela-t-il en
jetant un rapide coup d'œil à l'arcade sourcilière
de Lucie. Un collègue à vous est déjà passé. Un type
nerveux, sec, avec des yeux de fouine.
— Hervé Turin ?
— Je vois que j'en ai fait une bonne
description... Écoutez, j'ai déjà répondu à ses
questions et j'en ai assez entendu pour aujourd'hui. Si vous
permettez, je suis pressé... La DG d'Air France
m'attend demain très tôt. Mon TGV part de Lille-Europe à
21 h 03, je passe la nuit à Paris.
— J'insiste. J'ai juste besoin de quelques
infos sur Manon.
— Exactement comme la fouine ! Vous ne
pouvez pas vous concerter avant de venir ici ?
— Ça concerne les cicatrices de votre sœur.
Ça m'étonnerait que mon collègue ait abordé
le sujet.
Il soupira, exaspéré, avant de répondre
sèchement :
— Dans ce cas, je n'ai rien à vous dire.
Ces scarifications ne concernent qu'elle.
Il allait repousser la
porte. Lucie s'avança dans l'embrasure.
—
Sauf que vous avez
inscrit l'une d'elles. Vous avez
volontairement mutilé votre sœur. Et ceci, voyez- vous, me concerne.
Il s'écarta du
battant, avant de dire, agacé :
—
Entrez...
Lignes tendues,
chromes précieux, courbes design, l'archétype
du style contemporain.
—
Je suis plus traditionnelle
pour la déco, commenta Lucie. Plutôt du genre meubles anciens et télé qui saute... Vous avez assez bon goût
pour un homme célibataire.
—
Dois-je le prendre
pour un compliment ou une attaque ?
Frédéric se remit à
préparer sa valise. Costume, chemises blanches, paires de chaussettes. Tout
était ordonné, plié, rangé avec minutie.
—
Un peu des deux,
rétorqua Lucie en souriant. Revenons-en
aux cicatrices...
Il enfila une chemise
Yves Saint Laurent impeccablement repassée et ornée d'une curieuse broche -
une toile d'araignée en étain. Il la boutonna
à une vitesse surprenante. Ses doigts étaient fins et
habiles.
—
Manon s'est infligé
la première scarification au début de son
amnésie. Dans l'année qui a suivi le cambriolage, ma vie s'est transformée en
enfer. Ma sœur ne comprenait pas ce qui lui arrivait.
Elle était totalement désorientée... handicapée... incapable de se débrouiller et de s'organiser. Avec de
graves problèmes d'orientation et de perception spatiale, à cause de ses hippocampes défectueux. A l'époque,
les programmes de réinsertion pour amnésiques, genre Memo- ryNode, n'existaient pas. Manon ne
pouvait compter que sur le soutien d'un orthophoniste, et
le mien, puisque... notre mère était partie...
— Suicide, c'est ça ?
— Je vois que vous avez vos sources. Elle
s'est ouvert les veines dans un institut
spécialisé où elle était suivie pour sa dépression. Je
suppose que vous le savez...
— En effet, dit-elle en sortant son carnet.
—
Après la mort de
Karine, puis celle de ma mère, j'ai tout
abandonné. J'ai vendu notre entreprise familiale d'emballages pour revenir
ici, à Lille, où Manon avait
grandi, afin qu'elle puisse enfin se raccrocher à des souvenirs heureux. La changer d'air,
l'éloigner de cet univers de mort, tout simplement. Et
je me suis occupé d'elle, presque à plein temps.
Frédéric se figea,
visiblement ému. Ses douleurs passées se
lisaient sur son visage.
— Au départ, incapable de former le moindre
souvenir, Manon écrivait sans cesse. Sur les murs, les meubles, dans des cahiers... Un moyen,
sûrement, de cracher tout ce qui bouillonnait dans son
cerveau, et qu'elle ne réussissait pas à capturer...
Comme un appel au secours.
Il tendit le bras, en
direction de l'appartement de Manon.
— Un jour, je suis rentré chez elle et je
l'ai trouvée dans la salle de bains, en train de se
charcuter face au miroir. On aurait dit aussi qu'elle...
qu'elle s'asphyxiait, c'était très curieux. Elle
se palpait la gorge, crachait, j'ai bien cru que...
qu'elle s'était de nouveau fait agresser. Je revois encore
le geste ! Le couteau qu'elle abat sur sa chair, et son
autre main autour de la trachée. Il s'agissait d'un
couteau de cuisine ! Vous imaginez le tableau ?
Il plissa les yeux. Il
semblait revivre la scène en direct.
— Quand je l'ai découverte, la vue du sang
et son état d'agonie m'ont fait paniquer. Alors
je me suis jeté sur elle et je lui ai arraché le couteau
des mains. Elle ne voulait pas le lâcher, et c'est... ce
qui a causé cette longue cicatrice, après « Trouver la
tombe d ». Par la suite, je l'ai emmenée à l'hôpital, afin
de comprendre. D'après les spécialistes, elle avait
revécu la scène de son étranglement, même si elle n'en
gardait pas le souvenir conscient. Une confabulation, pour reprendre leurs termes, c'est-à-dire un souvenir
fabriqué.
Lucie s'approcha d'un
Macintosh dernier cri et fit glisser ses
doigts sur les touches du clavier chromé.
— Et que signifie cette phrase ? Elle
devait être sacrément importante pour que Manon
décide de se mutiler. Pour qu'elle s'assure de ne
jamais en perdre la trace.
— Vous allez trouver cela surprenant, mais
ni Manon, ni moi ne le savons. Quand je l'ai
interrompue, elle a entièrement perdu le fil de ses pensées. Le plus urgent était de la soigner, je l'ai
menée sur-le- champ à l'hôpital.
Lucie se souvint des
mots du neurologue.
—
Mémoire du corps !
s'exclama-t-elle.
—
Quoi, mémoire du
corps ?
— Le docteur Vandenbusche m'avait parlé
d'une mémoire du corps. Le fait d'avoir revécu
la scène de son étranglement a peut-être réveillé
chez elle le souvenir d'une tombe ! Souvenir qu'elle a voulu noter immédiatement sur elle ! Peut-être une
information que le cambrioleur lui aurait révélée en
l'étranglant, une information essentielle !
— Foutaise! La mémoire du corps n'est
qu'une théorie de Vandenbusche, elle n'a jamais
été prouvée !
Et que viendrait faire le cambrioleur
dans cette histoire ?
Lucie fixa un instant la broche en étain
et dit :
— Je l'ignore... Mais s'il ne s'agissait
pas de la mémoire du corps, je suppose que Manon
avait dû prendre des notes concernant cette
tombe... Insérer ses conclusions dans son N-Tech, ou son PC...
Frédéric secoua
négativement la tête, les lèvres pincées.
— Rien, nous n'avons jamais rien trouvé, et
pourtant je peux vous affirmer que nous avons cherché. À l'époque, Manon n'avait pas encore son
N-Tech et elle ne savait pas utiliser son potentiel de
mémorisation, grâce à la répétition. Elle se servait
juste de morceaux de papier, elle consignait des tonnes et
des tonnes d'observations dans ses cahiers, dont
elle retapait ensuite le contenu à l'ordinateur.
Impossible, donc, de hiérarchiser l'importance de ses écrits,
de faire la différence entre l'absolument nécessaire et le jetable. Il y en avait tellement !
— Et donc en imprimant cette phrase dans sa
chair, Manon a voulu lui donner la priorité
numéro un. Mais, manque de chance, vous êtes intervenu
juste à ce moment-là, dans la seconde fatidique...
— Je sens une certaine ironie dans votre
ton.
Lucie releva le nez de son carnet.
— Parlez-moi de MemoryNode.
Frédéric jeta un œil
sur sa montre. Il se redressa, boucla sa
valise et alla se verser un whisky.
— Je vous sers un verre ? J'ai encore de la
marge, tout compte fait. Lille-Europe n'est qu'à
vingt minutes à pied.
— Jamais en service, merci.
—
Quand diable
n'êtes-vous pas en service, dans ce cas ? Vous avez passé la nuit dernière à courir
dans la boue, votre... arcade sourcilière est
salement amochée, vous devriez être au repos et je vous
retrouve encore ce soir, à m'interroger !
Sa voix était beaucoup moins rude. Il
ajouta :
—
Sans la boue, vous
êtes quand même bien
moins... rurale.
— Rurale, oui...
Lucie aurait aimé ne pas rougir. Elle se
racla la gorge et se raccrocha immédiatement à
l'enquête.
— Et donc, MemoryNode ?
La gorgée de liquide ambré détendit
définitivement Frédéric.
—
Il s'agit d'un
programme destiné aux amnésiques antérogrades,
basé sur l'utilisation de la mémoire procédurale, qui elle, reste presque
toujours fonctionnelle.
—
Celle de
l'apprentissage des gestes, des automatismes, c'est ça ?
— Je vois que vous assimilez rapidement.
—
Avec votre sœur, on
n'a pas d'autre choix. C'est une femme
fabuleuse.
Il acquiesça avec conviction.
—
Grâce à cette mémoire
procédurale, Manon a pu utiliser un
N-Tech élaboré spécialement pour les amnésiques, avec des fonctions et des
logiciels leur simplifiant grandement le quotidien.
L'engin ne fait pas les courses à leur place, mais il
leur dit ce qu'ils doivent acheter, et quand. En dehors de
la technologie, il existe un second aspect, et
certainement le plus
important, que
MemoryNode développe pleinement la plasticité
cérébrale.
— C'est-à-dire ?
— Le cerveau est en perpétuelle évolution,
lieutenant, il bouge sans cesse, seconde après seconde, se réorganise, crée et élimine des
connexions comme une centrale bouillonnante. Pour combler le
déficit de certaines fonctions, il possède cette incroyable capacité d'utiliser et de surdévelopper d'autres
zones intactes. Ma sœur pourrait vous parler à l'infini
de Daniel Tam- met, un savant mathématicien, autiste,
capable de faire des multiplications gigantesques de tête
non pas en calculant, mais en associant à chaque
chiffre des sons, des images et des couleurs, provenant de
la zone visuelle de son cerveau. Quand il
multiplie deux images, une troisième apparaît, lui donnant la réponse de l'opération. Cette manière de fonctionner
va au-delà de ce que nous pouvons imaginer.
—
Vous vous y
connaissez vachement.
— Je voulais comprendre de quoi souffrait
ma sœur, comment elle évoluerait avec l'âge, ce
qu'il adviendrait de son avenir. Tout était tellement flou, si compliqué à
appréhender. Vous ne pouvez vous douter des efforts que tout ceci m'a coûté.
Il but une gorgée d'un
geste distingué.
— Grâce à l'entraînement, à la stimulation,
au suivi mis en place par le professeur
Vandenbusche, les hippocampes entièrement atrophiés de ma sœur, notamment le
gauche, ont regagné un peu de volume et d'élasticité en piochant dans les zones
connexes en état de marche. Pas énormément, certes,
mais suffisamment pour que le canal entre sa mémoire de travail et sa mémoire à long terme se rouvre.
Mais ce canal est très fin et s'encombre très vite,
comme le goulot d'un sablier. C'est pour ça que Manon
doit sélectionner ce qu'elle veut apprendre et le répéter, des dizaines et des dizaines de fois.
— Oui, ça je l'ai vue faire.
—
Au moins, grâce à
MemoryNode, elle se crée un minimum de
passé, laisse une empreinte dans le sable où elle marche. Une trace assez profonde
pour se donner l'impression d'exister... Ce que je reproche à ce programme, c'est de profiter de ma sœur
pour se faire de la publicité. C'est... inadmissible !
Il but une autre gorgée. Restait une
heure avant le départ. Aux côtés de la jeune femme, les
secondes paraissaient se dilater.
— Asseyez-vous, lieutenant, je vous en
prie.
Il inclina légèrement la tête. Vraiment
craquant.
—
Cela me fait tout
drôle de vous appeler lieutenant. Je vous aurais plutôt vue joueuse de golf.
Lucie explosa de rire, tout en
s'installant dans un confortable fauteuil.
—
C'est bien la
première fois qu'on me la sort, celle-là !
Et à quoi ressemble le profil d'une joueuse de golf?
—
Fine, élancée, le
regard vers l'avant. La flamme de la
concentration au fond des yeux...
—
Pourtant, nous
n'évoluons pas sur le même terrain de jeu, le même fairway. Pour en revenir à Manon...
— Pour en revenir à Manon... fit-il dans un
souffle.
Lucie regroupa ses mains entre ses
jambes.
—
Si je vous suis bien,
elle apprend donc à utiliser un N-Tech,
grâce à MemoryNode, à se souvenir, par la répétition et la plasticité cérébrale, et
ne ressent plus le besoin de se scarifier, puisque tout
passe par son N- Tech, qui lui garantit l'authenticité de
ses données. Exact ?
— Exact.
— Avez-vous accès au contenu de son N-Tech
?
— Non, et je pense que vous le savez déjà.
Elle le protège par un mot de passe qu'elle change souvent. Manon est une
mathématicienne chevronnée, elle sait sécuriser des informations et les rendre
inaccessibles. De toute manière, quand elle veut protéger des données, elle
les crypte.
— Et comment fait-elle pour retenir le mot
de passe de son N-Tech ?
— Elle possède un coffre-fort, dans sa panic room, où elle...
— Sa quoi ?
— Sa panic room. Une pièce qu'elle a fait transformer en
un véritable bunker, où elle se réfugie quand elle va mal, quand elle... traque
le Professeur. Bref, à l'intérieur se trouvent des milliers de notes, son PC,
un téléphone et surtout, un coffre-fort. Il recèle une liste de mots de passe,
qu'elle charge régulièrement et qu'elle apprend ensuite.
— Et comment ouvre-t-elle son coffre ?
— Par un code secret.
— C'est pire que l'histoire de la poule et
de l'œuf, ce truc. Le code qui donne accès à d'autres codes. Vous connaissez
ces mots de passe ?
— Absolument pas.
— Pourquoi, elle ne vous fait pas confiance
?
— Ce n'est pas une question de confiance,
il s'agit là de sa vie, de son intimité. Si cela était possible, me
donneriez-vous la clé pour lire à l'intérieur de vos pensées ? Accéder à vos
secrets intimes, à vos fantasmes ?
Lucie serra les
lèvres. Frédéric reprit avec un sourire :
— Un silence... Hmm... Je remarque que vous
retenez beaucoup de choses en vous, des trésors que vous ne voulez pas
révéler... Cela fait partie de l'équilibre de chacun. Il me semble donc logique
que Manon se protège, y compris vis-à-vis de son
propre frère.
— Et pourtant, à une certaine époque, elle
vous avait autorisé à « inscrire » un nouveau
message sur son corps. Ce « Rejoins les fous, proche
des Moines ». Il s'agissait là aussi de son intimité. À
l'hôpital, je ne vous ai vus que quelque temps ensemble,
mais j'ai senti qu'elle éprouvait une certaine
méfiance à votre égard. Qu'est-ce qui a pu changer depuis
?
Frédéric inspira longuement.
— Rien du tout. Manon n'est plus capable de
ressentir une confiance sincère. Il suffit que je me mette en colère contre elle pour qu'elle
inscrive instantanément dans son N-Tech : « Ne plus faire confiance à Frédéric », ou alors : « Frédéric me veut
du mal. »
Lucie ne releva aucun
tremblement, nul fléchissement dans sa voix. Il continua :
— Manon doit tout noter, ce qu'elle aime,
et surtout ce qu'elle n'aime pas. L'année dernière,
nous sommes allés à une exposition de Diriguen, un
peintre contemporain. Eh bien, vous pourriez lire dans son appareil : « Je déteste Diriguen. » Elle le déteste,
mais ne sait pas qu'elle le déteste, et si elle
n'inscrit rien, elle
retournera à cette
exposition, une, deux, dix fois, et affrontera la même déception. Vous
comprenez ? Et encore, même s'il lui vient à l'idée de
consulter son N- Tech, elle devra penser à regarder dans
le répertoire approprié, sans savoir si cette
information s'y trouve ou non.
C'est un gros problème du N-Tech : on ignore ce qu'on y stocke, et pourquoi on l'a
stocké. Un peu comme si vous vous faisiez une croix
quelque part sur le corps pour vous souvenir de rapporter
un livre à un ami et que chez vous, le soir, vous
deviez non seulement avoir le réflexe de retrouver la croix, mais, en plus, savoir ce qu'elle signifie ! En
définitive, cette croix risque fort d'être totalement
inutile.
Il haussa les épaules avant d'ajouter :
— Manon s'est rendue totalement dépendante
de son petit appareil. Elle n'éprouve que
des sentiments artificiels, qu'elle se fabrique
elle-même par des notes absurdes au
bas d'un cliché. Elle est véritablement devenue une esclave de la technologie.
— Comme nous tous, soupira Lucie.
Elle se rappela la
phrase notée dans le N-Tech, sous la photo de
Turin : « Ne plus jamais travailler avec ce pervers. » Et la manière dont Manon l'avait
cernée, elle, sur une simple impression : «
Solidité. Passion. Rigueur. » Juste trois mots. Un bien
médiocre résumé, complètement impersonnel, de son
caractère.
— Parlez-moi donc de ce message, pour le
moins intrigant, que vous avez incisé sur son
ventre : « Rejoins les fous, proche des Moines. »
Frédéric s'enfonça
profondément dans son fauteuil, la tête
rejetée vers l'arrière. C'était décidément un très bel homme.
—
Une histoire
ahurissante. Cela s'est passé au début de
MemoryNode, en 2005. Manon apprenait tout juste à utiliser le N-Tech, elle se
servait alors principalement de son PC et des Post-it qu'elle colle encore aujourd'hui sur les murs de son bureau.
Vous vous rappelez, le terrible orage que nous
avons affronté à cette époque ? Un peu comme hier, avec
ces toitures arrachées ?
— Oui, bien sûr, je m'en souviens. À Dunkerque, ma mère m'a raconté que des bateaux du
port avaient été retournés par le vent, et qu'un
éclair avait même percuté le beffroi.
— Il s'est produit un phénomène identique
ici. La foudre est venue frapper l'antenne, sur
le toit. Une boule de feu est rentrée et a tourné plus
d'une minute, saccageant tout sur son passage.
Il se leva et fouilla
dans un tiroir pour récupérer une vieille
édition de La Voix du
Nord. L'épisode y
était décrit précisément, avec les photos de
l'intérieur de sa maison ravagée.
— Nous n'avions jamais vu cela de notre vie
! Tout a failli brûler, les fenêtres ont
explosé. La pluie, le vent se sont
engouffrés partout. Les appareils électriques de tout le voisinage ont grillé
! Dieu merci, les pompiers ont évité la catastrophe de
justesse.
Lucie fit une moue circonspecte avant de
déduire :
— Et évidemment, l'ordinateur de Manon a
cramé.
—
Pire que cela. Les
trois quarts des feuilles de son bureau se
sont envolées dans l'orage ou ont brûlé. Le reste était trempé, irrécupérable. Quand
j'ai pénétré chez elle, j'ai retrouvé ma sœur dans un
coin, toute tremblante, un bout de papier chiffonné
dans la main. Il y était écrit : « Rejoins les fous,
proche des Moines. » Elle était recroquevillée, en transe, comme si elle protégeait un trésor. Vous auriez vu
son état ! Elle tenait un scalpel et s'apprêtait une
nouvelle fois à s'estropier. Elle avait découvert des
éléments en rapport avec le Professeur, j'en suis certain. Cette phrase, j'ai compris que rien ne l'empêcherait de
la noter, alors, quand elle m'a demandé de
l'inscrire pour elle, je... l'ai
aidée... Je l'ai mutilée moi-même... Proprement...
— Vous auriez pu lui arracher le papier et
le scalpel des mains, et faire qu'elle oublie en la
distrayant !
— En effet. Mais j'ai simplement respecté
sa volonté. Manon était peut-être sur une
piste qui la rapprochait du Professeur. Il fallait que
ce message existe, pour elle, à un endroit sûr...
—
C'est dingue, votre
histoire... J'avoue avoir du mal à y
croire.
—
C'est pourtant la
vérité. Pourquoi vous mentirais- je ? Cela
n'aurait aucun sens. Je ferais tout pour ma sœur. Et pour attraper le salaud qui a
tué Karine et toutes ces victimes innocentes.
Lucie referma
l'édition de La Voix et la lui rendit. Elle sentait l'accent de la sincérité
dans ses paroles et dut admettre qu'il la touchait. Que
savait-elle finalement de sa douleur ? Perdre une sœur, une mère, et se retrouver avec une deuxième sœur
incapable de s'extraire du présent...
Elle désigna l'écran
de veille de l'ordinateur où dansait une courbe complexe.
—
Vous aussi, vous avez
étudié les mathématiques, je me trompe
?
Il se resservit une rasade de whisky.
— Comme tout le monde dans la famille. Ma
sœur y a laissé sa jeunesse. Quant à moi, j'ai
en effet pratiqué cette discipline plus de quatre années après le bac, avec passion, plus que de raison, au
point de négliger les autres matières, de me focaliser
uniquement sur cette science de la rigueur, de
l'excellence. Or, vous savez, pour
être un bon mouton, pour « réussir », il vaut mieux être moyen partout, même dans
des disciplines qui vous passent par-dessus la tête. Vous devez suivre des rails fixés par d'autres.
Il resta silencieux
quelques secondes, comme rattrapé par son passé, avant de continuer :
— Avec mes réticences à l'égard des autres
matières et du système éducatif lui-même, qui me répugnait au-delà de tout, j'ai été...
— Viré ?
— Écarté, dirons-nous. Viré est un terme un
peu... péjoratif, qui pourrait heurter mon
orgueil.
— Le résultat est identique.
Frédéric encaissa la remarque.
— Il n'empêche que je suis aujourd'hui ce
que je suis, même sans diplôme. Je dois vous
avouer mon amertume envers le système français, mais
passons, c'est un autre débat. Et puis, tout
compte fait, on ne dirige pas une entreprise avec des
équations. J'ai laissé tomber les
maths, je les ai... oubliées...
Lucie sentit la vibration du regret
derrière ses mots.
— J'admire énormément Manon pour... sa
carrière. J'aurais aimé approcher, caresser les
mathématiques si longtemps, si puissamment, comme elle l'a
fait. Mais c'est maintenant du passé. Tout est
enterré. C'est comme ça.
— Et votre sœur aînée, Karine ? Vous
l'admiriez autant que Manon ?
— Je ne vous cache pas que nous avions des
différends quant aux grandes orientations de notre entreprise. Il n'est pas
facile de partager le pouvoir. Karine était une véritable veuve noire,
assoiffée d'ambition.
Elle n'hésitait pas à
écraser du talon ceux qui se dressaient sur son chemin.
— À vous entendre, vous ne la portiez pas
dans votre cœur.
— Pas vraiment, non. J'ai horreur qu'on me
dicte ma conduite, qu'on oriente mes choix.
Il agita son verre et
observa les ondulations ambrées jouer sur
les parois.
— Je détestais Karine, je ne l'ai jamais
caché à personne. Et pourtant, sa mort a été une terrible épreuve, pour nous tous. Quoi que vous puissiez en
penser, j'en ai beaucoup souffert.
Il répondait du tac au tac et semblait se
livrer totalement, avec franchise. Lucie en profita et poursuivit sur la même voie. Elle testait ses limites.
— Et donc, à sa mort, vous récupérez ses
parts et devenez propriétaire à cent pour cent de
la société familiale, je présume ? Cela devait
représenter une belle somme d'argent.
— En effet. Cela m'a permis de tout arrêter
pour m'occuper de Manon, acheter cette
demeure, avant de créer une nouvelle entreprise à la sueur
de mon front. Cela pose-t-il un problème ?
— Absolument pas...
Lucie aurait aimé pouvoir répondre plus
fermement. Elle se rendit compte à quel point il
l'impressionnait. Il fallait se ressaisir, ne pas se
laisser hypnotiser.
— Ah, autre chose ! Concernant le
déroulement des événements d'hier...
— Écoutez, je...
— Quand vous avez quitté Manon, le matin, à 9 h 10, vous êtes allé directement
travailler ?
— Oui, je vous l'ai déjà dit à l'hôpital.
Je suis arrivé au bureau vers 9 h 30. Votre Turin m'a
posé exactement la même question. Rassurez-moi, vous ne me soupçonnez quand même pas d'avoir enlevé
ma propre sœur ?
— Non, non, c'est juste que mes collègues
épluchent systématiquement les emplois du temps des proches des victimes.
— Ah bon.
— Ensuite, aux dires de vos employés, vous
vous êtes absenté à... 11 h 50, pour
réapparaître à 14 h 10... Correct ?
—
Correct. Je suis
parti déjeuner et j'ai fait mes courses,
comme toujours le mardi midi. C'est le jour de la semaine où l'on trouve le moins de
monde dans les grandes surfaces. Puis j'ai eu un
long entretien téléphonique, depuis ma voiture, avec le directeur commercial
d'Air France. Cela a duré plus d'une demi-heure. Vous pourrez vérifier.
— Pourquoi depuis votre voiture ?
—
Parce que je m'y
trouvais quand il m'a appelé, voilà tout !
— Où avez-vous déjeuné ?
— Au centre commercial V2. Un sandwich.
—
Sandwich, d'accord.
Vos courses, vous les avez payées
comment ?
— En liquide.
—
Décidément... Donc
personne ne peut attester de votre
présence là-bas ?
Frédéric regarda sa montre et se leva,
l'air légèrement agacé.
—
Excusez-moi,
lieutenant, mais là, je vais devoir y aller.
— Je n'ai pas terminé.
—
Écoutez... Je rentre
demain soir, je connais un excellent
restaurant à la frontière belge. On y mange un potchevlesh d'une rare qualité. Nous
discuterons de Manon et vous me demanderez ce que vous
voulez. Je vous raconterai tout sur les courses que
j'ai faites, l'endroit exact où j'ai acheté mon
sandwich et la place de parking où s'est tenue ma discussion.
Cela vous va ?
Lucie ne put dissimuler l'étincelle qui
brilla dans ses pupilles. Elle se redressa, tout en
répondant :
—
Vous n'y allez pas
par quatre chemins, vous. Pour le
dîner, cela risque de poser problème, j'ai des jumelles de quatre ans et...
—
Ne prenez pas le prétexte
de vos filles pour vous dérober.
Vous avez réussi à vous arranger la nuit dernière, non ? Allez, laissez-vous
aller un peu, Lucie.
Lucie, il l'avait appelée Lucie...
—
J'attends votre coup
de fil. Car je suppose que vous
connaissez mon numéro de portable, non ?
—
Il s'agit de mon
boulot, rétorqua-t-elle dans un discret
éclat de gaieté.
— Ah... Votre boulot...
Il la raccompagna jusqu'à la porte. Une
fois dans le couloir, Lucie désigna une échelle posée
le long du mur et demanda :
—
Vos travaux, vous les
avez commencés il y a longtemps ?
Frédéric passa la tête dans l'embrasure,
surpris.
— Il y a à peu près six mois. Pourquoi ?
— Non... Comme ça... À bientôt...
— À demain...
En remontant les étroites ruelles, Lucie
ne put chasser de son esprit ce regard volcanique, ces effluves envoûtants, cette présence forte et
rassurante. Un rendezvous. .. Dans un restaurant... Avec un type beau comme un diable.
Incroyable.
Curieusement, au même moment, elle
songeait aussi à Manon. Son visage. Ses intonations de
voix. Ses mystérieuses scarifications.
Frédéric... Se focaliser sur Frédéric. Un
homme mûr et intelligent.
Il manquait peu de chose pour qu'elle fût
aux anges. Juste quelques petits détails à vérifier.
D'abord les travaux, entamés dans
l'appartement depuis six mois. Date approximative à
laquelle l'ammonite avait été décrochée de sa
falaise. Retrouver le burin pour identifier l'assassin, avait dit Pierre Bolowski. Un assassin de la région, et
proche de Manon. Un assassin fortiche en
mathématiques. Comme Frédéric. Simple coïncidence ? Oui,
assurément.
Ensuite, son emploi du
temps. Frédéric était le dernier à avoir vu Manon, à 9 h 10, prétendait-il.
Mais cela aurait pu être plus tôt. Une, deux
ou trois heures auparavant, par exemple, délai qui lui
aurait permis d'emmener Manon vers Raismes avant
d'aller tranquillement travailler. Autre point : il s'était absenté assez longuement le midi. Lucie
vérifierait le coup de fil avec le
directeur commercial, mais, avec une parfaite organisation, Frédéric aurait
très bien pu avoir le temps de
tuer Dubreuil et de revenir au bureau. Le seul hic était que, d'après ses
collaborateurs, Frédéric n'avait plus
quitté son entreprise jusqu'à 1 heure du matin. Dans ce cas, comment libérer Manon
aux alentours de 21 heures ? Ou alors... Avait-il trouvé un système pour
qu'elle se libère toute seule ? L'avait-il endormie avec une quelconque substance
afin qu'elle se réveille vers cette heure-là ? Non,
impossible... Les analyses toxicologiques n'avaient rien
révélé. Pas de drogues dans le sang...
Lucie se moqua de ses
propres soupçons. Frédéric avait
répliqué sans ciller à ses offensives. En plus il disposait d'un alibi en béton pour le
meurtre de sa sœur Karine - la conférence aux
États-Unis - et il n'avait en rien le profil du Professeur.
Un être asocial, frustré, itinérant, avec un fort
sentiment d'infériorité, d'après
Turin. Frédéric était tout l'opposé. Un peu présomptueux, même.
Bien sûr, il était
gaucher, mais Vandenbusche aussi, comme des
millions d'autres individus. D'ailleurs, il l'avait dit lui-même : Pourquoi enlever
sa propre sœur ? Pour attirer l'attention sur lui ?
Cela ne rimait à rien.
En regagnant son
véhicule, Lucie s'en voulut de posséder ce
caractère tenace des gens du Nord. Parce que sa conscience lui ordonnait de
retourner vérifier, pour le burin... Pour en avoir le cœur
net.
Bientôt, le beau
Frédéric s'absenterait. Il suffirait alors de revenir dans l'impasse et de
crocheter la serrure des appartements en travaux.
Juste jeter un œil à
l'intérieur. Et se rendre, le lendemain, au rendez-vous galant l'esprit
tranquille. Son premier rancard avec un homme, depuis son
arrivée à Lille. Une traversée du désert de trois
interminables années.
25.
De retour chez elle ce soir-là, Lucie
croisa un groupe d'étudiants de sa résidence,
avachis dans l'escalier. Elle les salua en passant.
Aucune réponse. Regards fuyants, dos tournés, murmures
incompréhensibles. La flic s'immobilisa devant sa porte, la tête légèrement inclinée dans leur direction.
— Un problème ?
— Non, m'dame. Tout roule...
Au moment de pénétrer dans son
appartement, elle crut bien percevoir un «
ssssorccccièrrrre », comme un souffle
surgi des murs eux-mêmes, ricochant sur les parois. La jeune femme se retourna
brusquement.
— Qui a dit ça ?
Ils parurent surpris.
— Quoi donc, m'dame ?
—
Qui a dit ça ?
Ils la regardèrent sans un mot, l'air de
ne pas comprendre. Devenait-elle dingue ? Déjà que son physique volait en éclats, si à présent elle se
mettait à entendre des voix... Elle rentra en silence, le
front baissé.
Son chez-elle. Des pièces confinées. Pas
de jardin ni de balcon, du brut de béton. Fini les
dunes de l'autre côté de la fenêtre, comme à la belle
époque. Juste une longue traînée d'asphalte, mortellement
ennuyeuse. Tout semblait si monotone sans les
petites. Heureusement, elles étaient là pour illuminer sa vie. Le bonheur de les voir grandir comblait les vides
dans son cœur.
Une fois ses clés
jetées sur la table basse, un réflexe quotidien l'attira vers son écran.
Meet4Love. Un message ! Un certain Nathanaël, nouvel inconnu électronique. Belle plume. Il se décrivait comme
tendre, attentionné -
ils l'étaient tous -,
et élevait un fils de six ans dont il avait joint la photo à la place de la sienne.
Enfin un point original. L'enfant était vraiment trognon. Brun, les mystères de l'Orient au fond des yeux. Le père
dégageait-il ce même charme ? À creuser, pourquoi pas ?
Elle mit l'email de
côté et partit dans sa chambre enfiler des
vêtements plus adaptés au monde des ombres.
Pantalon côtelé et sous-pull noirs. Maud ne tarderait pas à arriver avec les petites.
Par téléphone, elles s'étaient accordées sur un nouveau
plan. La jeune nourrice l'aiderait à coucher les filles
puis elle resterait dîner et les garderait encore le temps
d'un aller-retour éclair dans l'impasse du Vacher. Une
promenade discrète. Hors de question d'informer la hiérarchie. Fracturer un
appartement sans mandat pourrait lui coûter sa carrière. Et bien plus...
Elle s'affaissa sur le
lit, épuisée, la tête entre les mains.
Encore une journée éprouvante, glauque plutôt. Autopsie, clichés de cadavres,
discussions de flics et promesses de
nuits tumultueuses... Ses doigts effleurèrent les thrillers rangés sous le
lit. Elle s'empara de
l'un d'eux, Conscience animale. N'y avait-il pas mieux à lire pour une maman de deux
enfants ? Des couleurs plus gaies à imaginer ? Pourquoi
toujours chercher le sang, l'horreur, les
descriptions sordides ?
Sentir ces ténèbres en
elle. Pire qu'une maladie. Elle en souffrait
tellement.
Lucie projeta le livre
sur le côté. Non, elle n'avait rien à voir
avec eux ! Ces fous sillonnant les routes isolées et les forêts, en quête de
prochaines victimes. Ces hommes venus sur Terre pour nuire,
détruire, tuer. Elle était différente ! Si différente !
Et pourtant...
Tant de déchirements à
cause de... cette armoire. Son contenu.
La Chimère, dévorante,
étourdissante, dévastatrice.
Voilà où sa curiosité
d'enfant l'avait conduite. Conséquences ? Vie d'adolescente gâchée. Avant la
vie sentimentale. Avant la vie tout court. Si seulement tout pouvait s'effacer. Taper sur le cerveau,
à un endroit précis - hippocampes, amygdales
cérébrales, un truc dans le genre - et tout zapper. Le monde
de l'oubli devait être si agréable, parfois. En un
sens, Manon avait de la chance. Plus de soucis...
En proie à sa
mélancolie, Lucie s'avança vers les vitres
teintées. Elle avait perdu Paul à cause de la Chimère. Puis Pierre. Le
lieutenant à la chevelure de feu avait
prétendu que non, mais... au fond, elle savait que cela avait influencé son départ pour
Marseille... Il avait
dû la prendre pour
une givrée d'avoir conservé le contenu de cette armoire, d'avoir été incapable
de s'en débarrasser, malgré les multiples avertissements. Perdrait-elle encore ceux qu'elle rencontrerait ?
Pourquoi ne pas brûler ces monstruosités, définitivement ? Couper le cordon, faire le deuil et oublier... Un geste si
simple.
Mais non... Les
cicatrices ne s'estompent jamais... Elles
restent obsédantes jusqu'à la fin. L'exemple de Manon était là pour le rappeler. D'autant
que ses cicatrices à elle se voyaient...
Une nouvelle fois, suivant un rituel
immuable, une force intérieure la poussa à réveiller sa
douleur.
Elle attrapa son holster et déboutonna la
pression de la petite pochette en cuir.
Ses doigts se crispèrent soudain sur la
clé.
Elle ne rêvait pas. La pièce métallique
avait été placée à l'envers, la tige vers le bas. Or, Lucie la rangeait toujours dans l'autre sens. La tige vers
le haut, toujours, toujours...
Quelqu'un l'avait touchée.
Anthony.
Elle se souvint de ses regards furtifs,
de la vitesse avec laquelle il s'était volatilisé hors
de chez elle, après avoir gardé les jumelles. Puis des
chuchotements des étudiants, à l'instant.
Ssssorccccièrrrre...
Tout se mit à tourner. Son secret,
propagé avec la vitesse d'un feu de brousse.
Elle se rua dans l'escalier, démolie,
écœurée. L'étage. Les coups sur le bois. Anthony
ouvrit, en caleçon, torse nu. Lucie le poussa à
l'intérieur et claqua la porte du talon.
—
Tu as fouillé, hein ?
Tu as fouillé chez moi ! Tu as ouvert
l'armoire de ma chambre !
Elle le bouscula sans ménagement. Il se
retrouva plaqué contre une cloison.
— Non... Non, c'est... c'est faux...
balbutia-t-il. Je...
—
Et tu en as parlé à
tout le monde ! Bon sang ! Mais...
Qu'est-ce qui t'a pris ?
Anthony se liquéfiait.
—
Tu n'avais pas le
droit... poursuivit-elle, au bord des larmes.
Tu n'avais pas le droit !
— Je... Excusez-moi... Je...
Lucie se laissa tomber sur une chaise,
vidée. Puis, quelques secondes plus tard, se releva.
Une barre dans
le crâne. Au moment de sortir, elle
l'affronta une dernière fois :
— Ce n'est pas ce que tu crois... C'est... Rien ne parvint à sortir de sa bouche. Elle disparut dans le couloir. Anéantie.
— Pâté ou jambon ?
— Pâté.
—
Ras-le-bol de glander
ici. Ils arrivent quand les autres ?
— Pas avant 2 heures.
— Il est même pas 22 heures... Putain...
Olivier croqua dans son sandwich au
jambon et tourna le bouton de l'autoradio sur France Bleue Nord. On y parlait des orages de la veille, de
ceux à venir par la Bretagne, plus violents encore, des
élections présidentielles, et d'un tas d'autres informations qu'il n'écoutait pas. Rien à foutre de ce
baratin. Il aurait dû
se trouver chez lui
avec sa femme et sa fille au lieu de faire le piquet dans cette fichue 306,
devant la bâtisse des Moinet.
Il sursauta quand un poing percuta la
vitre.
Un type surgi de nulle part frappait au
carreau.
— Ex... Excusez-moi !
L'homme haletait et se retournait sans
cesse, le front trempé. À cette heure avancée, personne
ne traînait plus dans cette rue sombre et peu
engageante du Vieux-Lille. Sans vraiment réfléchir, Olivier
baissa la vitre et haussa les sourcils. Charlie, son collègue, se pencha par-dessus son épaule, la main sur
la ceinture. Mais pas sur le pistolet. Grave erreur.
Un projectile à bout
rouge traversa l'habitacle dans un
sifflement discret. Charlie fut le premier à le recevoir droit dans la
carotide. Olivier n'eut pas le temps de réagir. Aucun cri, nul mouvement de
défense. Une aiguille vint se planter dans sa gorge et
le plongea immédiatement dans un profond sommeil.
Romain Ardère,
reprenant sa respiration, s'épongea le front avec un large mouchoir. Riche
idée d'avoir couru quatre ou cinq cents mètres pour
paraître à bout de souffle, détourner l'attention des
flics et ainsi amoindrir leur vigilance. Il aurait pu
les tuer, mais à quoi bon ? Ils ne l'intéressaient pas. La
puissance de l'anesthésique entraînerait un léger
phénomène d'amnésie. Ils ne se rappelleraient de
rien. Tout juste d'avoir été endormis.
Après avoir récupéré
précautionneusement les fléchettes, remonté la vitre et fermé les portières,
Ardère enfonça son bonnet, retendit ses gants en
cuir, réajusta son sac à dos et rangea son pistolet
hypodermique dans sa ceinture. Un lampadaire, au loin,
arracha furtivement son profil de l'ombre. Il regarda autour de lui. Pas un chien, les volets métalliques
étaient tous baissés
sur les façades des
magasins.
Il s'engagea dans
l'impasse du Vacher. Les hauts murs se
dressaient en monstres immobiles, le relief des toitures découpait des figures de contes
maléfiques. L'obscurité engloutit rapidement son
imperméable noir, qui bruissait dans son sillage
comme une aile de corbeau. Au fond du boyau, il poussa la
porte menant dans le couloir entre les appartements et
disparut à l'intérieur, un cran d'arrêt à la main.
Il s'arrêta devant la porte de droite et
lut, sous la lueur de sa torche minuscule : « M. M. »
Lentement, il fit pivoter son arme devant
lui, l'éclair sur l'acier effilé se refléta dans ses
pupilles de rapace.
Un courant d'air s'invita dans le
couloir. La caresse froide et osseuse de la Mort.
Il se serait bien chargé de cette garce
autrement, mais... il fallait agir dans l'urgence, à
l'instinct, sans préparation. Et puis, elle n'entrait pas
réellement dans la catégorie de ce qu'il recherchait...
Après un petit détour par l'appartement
de Frédéric Moinet, il irait droit au but, ce
coup-ci.
Adieu, M. M. Good bye Manon Moinet.
27.
Le dîner avec Maud
avait tourné à la catastrophe. Lucie
n'avait pas réussi à décrocher une seule parole. Elle restait obnubilée par les étudiants,
leurs yeux exorbités, leurs murmures.
Jusqu'où son secret, cette part d'elle- même qu'elle protégeait depuis si
longtemps, allait-il être divulgué ?
Comment finirait ce déversement de douleur ?
En s'engageant dans la
rue Danel, elle continuait à ressasser
les mêmes pensées. Elle ajusta son petit blouson bleu nuit, le regard inquiet.
— Salut les gars,
fit-elle en frappant contre l'une des vitres
de la 306. Pas trop dif...
Une énorme pulsation
gonfla sa carotide.
Aucune réaction à
l'intérieur. Elle cogna avec plus de vigueur,
le front collé au carreau, et découvrit la pointe de sang au-dessus du col de son
collègue.
Les deux mains sur la
poignée, les dents serrées, elle tira de
toutes ses forces. Sans succès. Elle préféra ne pas briser la vitre. Ne pas alerter
l'agresseur, peut- être encore dans les parages.
Elle se retourna.
L'impasse. Gueule sombre et inquiétante.
Elle s'y enfonça, ses sens aiguisés, ses muscles en alerte.
Quand elle s'engagea dans le couloir, la
crosse du Sig Sauer caressait le creux de sa paume.
Sous le poids du silence, le spectre de
ses agressions récentes lui revint en mémoire. Son
organisme déversait sa crainte par chaque pore de sa peau. Seule, de nouveau. Un flash sur ses rétines : ses
filles. Et s'il lui arrivait malheur, que deviendraient-elles
?
Elle s'en voulut de penser à une chose
pareille. Pas maintenant ! Elle était flic, jusqu'au
bout des ongles. Elle devait agir.
Derrière elle, la porte d'entrée
principale se rabattit dans un
soupir.
D'un coup, des cris étouffés. Puis les
éclats d'une lutte. Dans l'appartement de Manon.
Lucie se plaqua contre le mur, sur le
côté, et tourna la poignée. Fermé. Elle pointa le canon
sur la serrure et embrasa le couloir de poudre
incandescente.
Des bruits de pas, à l'intérieur. Puis un
autre coup de semonce.
Lucie chassa la porte du pied. L'arme
contre la joue, elle jeta un coup d'œil dans l'embrasure.
Manon gisait sur le sol du salon, les
doigts repliés sur sa gorge, chuchotant inlassablement
les mêmes syllabes : « Ber-nou-li ». Son chien la
léchait. À côté d'eux, un Beretta, ainsi qu'un cran
d'arrêt déployé.
La jeune femme avait réussi à désarmer
son assaillant.
Dans un sursaut, Manon se redressa et la
braqua instantanément. Les yeux injectés de sang, elle crachait une espèce d'écume blanchâtre. Elle
allait tirer.
— Je suis Lucie Henebelle ! hurla le
lieutenant en levant les mains. Rappelez-vous ! Lucie !
Lucie !
Le doigt qui tremble sur la détente. Une
vibration, une infime vibration pour que la balle
jaillisse et transperce le crâne de la flic.
— Lucie Henebelle ! reprit-elle. Lucie
Henebelle ! Vous savez ça ! Vous l'avez appris !
Un éclair traversa les pupilles de Manon.
—
Lucie Henebelle? Que
se... passe-t-il ? Ma... gorge... On
a voulu... On a voulu m'étrangler...
Un souffle humide
traversa l'appartement. Suivi d'un
claquement de fenêtre au bout du couloir. Lucie se rua vers la porte en disant à Manon :
—
Ne touchez pas à ce
couteau... Les empreintes ! Je reviens !
L'impasse. Au bout,
une silhouette qui s'enfuyait à droite dans
la rue.
En une fraction de
seconde, toutes les pensées de Lucie
quittèrent son cerveau. Elle se précipita, les doigts serrés sur son arme, entièrement
mobilisée à coordonner la musique de la traque. Et
l'écoulement de son souffle.
Goulots
d'étranglement, virages aux angles impossibles. Rue Royale, puis Négrier. Le
Vieux-Lille semblait se rétracter sur lui-même, pareil à une
araignée infâme. L'ombre tourna encore. Rue Jean Moulin,
puis d'Angleterre, artère sinistre flanquée de boutiques aux rideaux d'acier. Lucie gonflait ses poumons
d'inspirations précises et régulières. Le cœur suivait, les veines enflaient, les muscles répondaient. Elle gagna en
rapidité. Jusqu'à ce que la pointe dans le mollet se
remette à hurler.
Elle grimaça mais
poursuivit, hargneuse, enragée. Le bruit des
pas devant elle l'enivrait, la gorgeait de courage. Le fuyard perdait du terrain.
Encore quelques mètres à peine avant de s'arrêter pour le
prendre en joue. Et le blesser.
Impossible de voir à
quoi il ressemblait. Juste un imperméable,
un bonnet, un sac à dos, des fers de boîtes cognant les pavés.
Autre virage. Au loin, deux ou trois
jeunes, plaqués contre un mur. Fracas d'objets qui
chutent. Dans l'angle, des poubelles renversées. Lucie
eut le réflexe de sauter mais l'atterrissage la
foudroya. La brûlure se propagea
jusque dans son genou. Et la stoppa net.
Elle hurla, les mains écrasées sur le
muscle bombé, le front relevé vers l'homme qui
s'évanouissait déjà dans le froid de la nuit lilloise. Elle
tenta encore quelques pas, malgré sa jambe en feu. En vain.
—
Eh merde !
cria-t-elle dans le vide. Merde, merde, merde
!
Elle fit demi-tour, hors d'elle. Encore
un échec. Décidément, tout partait en vrille.
Elle regagna l'impasse en boitillant.
Soudain, au niveau du véhicule de police,
une hallucination.
Une silhouette, penchée sur la fenêtre de
la 306. Même gabarit que l'agresseur.
Lucie se précipita et écrasa son canon
sur l'arrière de la chevelure châtain.
— Bouge pas !
L'homme se retourna lentement, les bras
levés. Lucie raffermit sa prise autour de la
crosse.
— Turin ? C'est pas vrai !
Le lieutenant parisien au perfecto
noir... Elle baissa son Sig. Derrière lui, la vitre de la
voiture avait volé en
éclats.
—
C'est quoi ce bordel
? demanda-t-il d'un ton très dur.
Lucie fronça les sourcils en remarquant
la méchante blessure sur sa main gauche.
—
Il est plus de 22
heures. Qu'est-ce que vous fichez ici ?
— Et vous ?
Elle observa ses pieds. Des bottes.
—
Vous avez le front en
sueur, constata-t-elle. Vous avez couru ?
—
J'arrive à pinces de
l'hôtel. Je me suis farci deux kilomètres...
Avec la cigarette... Ça arrange rien...
—
Je répète ma
question. Qu'est-ce que vous fichez ici ?
—
Des trucs à demander
à Manon... Sur son frère... Et vous ?
— Moi aussi...
Ils se jaugèrent quelques secondes sans
desserrer les dents. Lucie rompit le silence la
première. Elle désigna la 306.
— Comment ils vont ?
—
Juste endormis, à
première vue. J'ai appelé les secours.
—
Je viens de
poursuivre un type qui a essayé d'étrangler
Manon.
Turin écarquilla les yeux. Lucie ne lui
laissa pas le temps de répondre. Elle continua :
—
Eh oui, un
étranglement, même scénario qu'il y a trois ans. Je crois bien que l'agresseur
est revenu corriger son erreur.
Elle le considéra d'un air de reproche.
—
Vous allez continuer
à me dire que le cambriolage de l'époque était une simple coïncidence ? Qu'il n'avait rien à voir avec toute cette
histoire ?
Elle lui tourna le dos et s'enfonça dans
l'impasse. Il lui emboîta le pas.
— Vous traînez la patte, Henebelle. Un
souci ?
— Non, aucun souci ! Et vous, votre main ?
— Rien de grave. Une mauvaise coupure.
Ils pénétrèrent dans le couloir. Puis
chez Manon. Personne dans le salon.
— Manon ?
Pas de réponse. Turin posa son index sur
ses lèvres et sortit son arme. Il s'aventura en
direction de la cuisine. Rien.
Ils s'avancèrent vers le bout du couloir.
La porte de métal. La partie room.
—
Manon ! cria Lucie en
tambourinant sur la plaque d'acier.
Silence. Ils foncèrent vers la chambre.
— Où est-elle, nom de Dieu ?
Ce fut dans la salle de bains qu'ils la
découvrirent, allongée sur le sol. Immobile.
Le Beretta et le cran d'arrêt entre ses
jambes inertes.
Son chemisier taché de sang.
28.
À l'aide d'un
mouchoir, Lucie s'empara du flingue, du couteau, et les posa sur le rebord du
lavabo. Manon se tenait recroquevillée, une serviette
éponge serrée contre la poitrine. Assis sur une chaise,
Turin observait la scène.
— Une ambulance et des renforts vont
arriver... fit Lucie. Manon, vous allez finir par vous
tuer à vous mutiler comme ça ! Qu'avez-vous noté
cette fois ? Encore un truc incompréhensible ?
Laissez-moi au moins regarder votre blessure. Il faut vous
soigner !
—
Non, je vous ai dit !
Ne m'approchez pas !
Soudain, elle fixa le
lieutenant parisien et demanda
dans un élan de panique :
— Hervé ! Qu'est-ce que tu fais ici ?
Comment es- tu entré ?
Ses yeux absorbaient
chaque détail de son environnement. Les gants de toilette, les brosses, les
flacons, alignés dans un ordre qu'il lui semblait
connaître. Sa salle de bains, il s'agissait de sa salle
de bains ! Son appartement ! Plaquée contre le mur
carrelé, elle recentra son attention sur le flic, avant
de lancer, l'air mauvais :
—
Je ne veux plus jamais te
voir ! Plus jamais ! Je n'ai pas été claire la dernière fois ?
—
Tu as vraiment une drôle de
notion du temps, répondit Turin d'un ton désinvolte. La dernière
fois remonte à plus de trois ans... Et c'était à quatre
cents bornes d'ici. Ravi de te revoir, moi aussi, même
dans des conditions aussi sordides.
Colère, frustration, peur... Manon était à bout
de nerfs. Comme chaque fois où elle se retrouvait
dans une situation qu'elle ne comprenait pas, qu'elle
ne maîtrisait pas. Elle se crispa plus encore en
s'adressant à Lucie :
— Et vous, qui êtes-vous ? Sa poule du moment ?
Elle se tira brusquement les cheveux dans un long
cri d'impuissance et demanda en hurlant :
—
Mais que se passe-t-il ?
Dites-moi ! Je vous en prie ! Dites-moi !
Turin se leva et s'approcha d'elle.
— Calme-toi un peu, d'accord ?
Manon respirait à une vitesse effroyable.
—
Me calmer ? Me calmer ? Je me
retrouve en sang, avec un pistolet et un cran d'arrêt entre
les jambes ! Je ne sais même pas quel jour on est, ni ce que je fais assise ici ! Et tu voudrais que je me calme ?
Il tendit le bras dans sa direction, elle se
protégea instinctivement derrière sa serviette. Lucie ne
put s'empêcher de repenser à Michaël, le Korsakoff. L'épisode avec l'épingle, la mémoire du corps. De toute évidence, Manon se méfiait de lui.
—
Elle, c'est Lucie Henebelle,
expliqua Turin. Elle est lieutenant de police, elle veut t'aider. Elle
enquête avec moi sur...
— Lucie Henebelle ?
Manon sembla reprendre des couleurs.
—
Le Professeur ! Mon enlèvement
! La mort de Dubreuil ! Oui, je crois me rappeler ! C'est cela
! Des... Des choses me reviennent...
Turin s'appuya contre le lavabo.
—
Quelqu'un vient d'essayer de
te tuer. Et ce quelqu'un n'a pas hésité à neutraliser les deux
plantons devant chez toi pour pouvoir t'atteindre.
Manon se remit immédiatement à paniquer.
— Frédériiiic !
Lucie s'agenouilla devant elle et lui glissa la
main derrière la nuque. Manon observa d'abord un mouvement
de repli, une espèce de méfiance réflexe, puis finit par se laisser faire, comme si, au fond d'elle- même, elle connaissait cette chaleur familière.
—
Votre frère n'a rien, ne vous
inquiétez pas. Il s'est rendu à Paris, bien avant tout ce
remue-ménage, pour une réunion demain matin.
La jeune femme ne parvenait pas à s'apaiser. Elle
se mit à fouiller du regard autour d'elle.
—
Votre N-Tech est dans le
salon, poursuivit calmement Lucie, ainsi que votre téléphone portable. Tout a l'air de fonctionner, soyez rassurée.
Manon la considéra avec cet air suppliant que
Lucie connaissait par cœur à présent.
— Donnez-le-moi ! S'il vous plaît !
Turin disparut et revint immédiatement avec l'engin. Elle le lui arracha des mains sans même lever la tête, entra son mot de passe en cachette et déclencha la fonction « Enregistrement ».
—
Répétez ! Répétez ce qu'il
vient de se passer ! S'il vous plaît ! Répétez !
Lucie s'exécuta. Affronter la détresse de cette
fille, sa fragilité, se rappeler la sienne... Elle dut
prendre sur elle pour ne pas laisser paraître son émotion.
Elle éprouvait l'envie de rentrer, d'étreindre ses
gamines, de partager des moments de bonheur avec elles. De brûler ses papiers, ses articles, ses livres. Dans deux jours, son anniversaire... Elle détruirait tout...
Après le rapide résumé de la flic, Turin envoya d'une voix tendue :
—
Je me suis renseigné dans
l'après-midi. Tu as suivi des cours à l'Union des tireurs de
Villeneuve d'Ascq, l'année dernière. Pourquoi ?
Manon ouvrit des yeux de chouette.
— Quoi ? Des cours de tir ?
Turin soupira.
—
Et ce Beretta, numéro de
série limé ! Explique- toi !
—
Moi, un Beretta ? Tu es
dingue ? Tu viens de me dire qu'on m'avait agressée ! Ce n'est pas le
mien...
Il pointa l'index vers un morceau de cuir qui
dépassait de la serviette éponge.
— Le holster, il est venu tout seul contre ton
flanc ?
—
Je n'y comprends rien !
J'ignorais que je savais m'en servir ! Tu dois me croire ! Vous, madame ! Vous devez me croire aussi !
Turin s'avança, mais Lucie s'interposa et lui chuchota
:
— Comment vous savez, pour les cours de tir ?
—
Vous pensez que j'ai perdu
mon temps? Ses chèques...
—
Ses chèques ? De quel droit
avez-vous consulté ses mouvements bancaires ?
—
Elle est incapable de nous
dire ce qu'il s'est passé cinq minutes plus tôt, alors il faut bien
faire les recherches à sa place.
Il s'écarta et s'approcha de Manon. La dominant
de toute sa hauteur, il poursuivit son attaque
verbale :
— Tu t'es aussi inscrite dans un club
d'autodéfense, voilà six mois. Tu t'y rendais quatre fois par
semaine, avant de tout stopper il y a un mois ! Quatre
fois par semaine, comme ça, tout d'un coup !
Il s'accroupit pour venir se
placer à dix centimètres de son visage.
— Aujourd'hui, tu te fais agresser, et bizarrement
tu t'en sors en désarmant ton adversaire. Grâce à
tes cours, justement. Tu as même essayé de le buter
avec ton flingue. Comme si on t'avait préparée,
programmée à anticiper tout ça. Ton délicieux protecteur t'a même fourni une arme ! Que sais-tu qu'on ignore ?
Manon secouait la tête à toute
vitesse, au bord des larmes.
—
Je ne me souviens pas ! Je ne
me souviens pas !
Turin souffla par le nez,
excédé.
— Mais tu aurais pu apprendre que tu suivais des cours ! Tu aurais pu en apprendre la raison ! Ces séances doivent bien
être notées quelque part dans ton putain d'organiseur
!
Manon passa sa main ouverte
devant son visage, lentement, serra le poing et le fit pivoter d'un
mouvement sec. Elle ressentit alors la force des coups en elle, la maîtrise du combattant. Aussi fou que cela pût paraître, elle savait se battre.
Avec des gestes incroyablement
vifs et précis malgré sa nervosité, elle se mit à fouiller dans son N-Tech. Turin et Lucie s'approchèrent plus près encore. Sous leurs yeux, la mathématicienne remonta des semaines en arrière, faisant défiler le détail de chaque journée. Photos, notes écrites, enregistrements audio titrés. Rien, absolument rien ne concernait son entraînement. Juste une infinité de rendez-vous, des remarques en tout genre. Ni cours d'autodéfense, ni leçons de tir.
Puis, soudain, dans la fonction « Alarme », cette
alerte datée du 1er mars et déclenchée ce midi : « Va voir au-
dessus de l'armoire de la chambre. Prends l'arme, et arrange-toi pour ne jamais
t'en séparer. Jamais. »
— Alors ? Il est toujours pas à toi ce Beretta ?
lança Turin.
— Mais... Mais je n'y comprends absolument rien !
— Quelqu'un a dû manipuler les informations, suggéra
Lucie. Et vous manipuler, vous.
— Me manipuler ? Non, impossible ! Strictement
impossible ! Je m'en serais rendu compte. Je n'inscris là-dedans que ce dont je
suis sûre ! Si on me dit de noter des choses que je n'ai pas pu vérifier, je ne
le fais pas !
— Comme lorsque votre frère ou Vandenbusche vous
affirment que votre mère a appelé alors que vous avez oublié ?
Manon fronça les sourcils.
—
C'est différent. D'abord,
j'ai confiance en eux. Et pourquoi me mentiraient-ils sur un sujet aussi simple
et sans conséquences ?
— D'accord, répliqua Lucie. Et si on vous forçait à
rentrer des informations sous la contrainte ?
— Il faudrait qu'on sache exactement la manière
dont je saisis mes données, à quel endroit. Sous la contrainte ? J'inscrirais
les infos dans un dossier bidon... Et si vous pensez qu'un autre peut le faire
à ma place... Non. Mon N-Tech se verrouille automatiquement dès que je ne
l'utilise plus ! Personne ne connaît mon mot de passe, je le change
régulièrement !
— En le piochant dans votre coffre-fort, c'est ça ?
— Comment vous...
— Votre frère m'en a parlé.
—
Mon système de protection est
cent pour cent fiable, vous comprenez ? Je suis extrêmement prudente ! Je le sais !
—
Manon... Vous êtes amnésique,
vous ne pouvez être sûre de rien...
—
Comment osez-vous ? répondit
la jeune femme, outrée, avant de hurler à l'intention de Turin :
— Et toi, qu'est-ce que tu fiches ici, chez moi ?
Sans même prendre la peine de répondre, Turin sortit
de la salle de bains en faisant signe à Lucie de le suivre.
—
Juste une seconde, Manon.
Nous sommes à côté. Et cette fois-ci, ne faites pas de bêtises... fit
la flic avant de le rejoindre dans la chambre.
— Vous pensez comme moi ? demanda-t-il.
— Le frère?
Il opina du chef.
—
Tout nous ramène à lui... Il
peut très bien s'être emparé du N-Tech et y avoir ajouté ou supprimé ce qu'il voulait. Je sais pas moi... pendant un moment d'inattention de sa sœur. Ou alors, comme vous le sous-entendiez, elle lui fait tellement confiance qu'elle prend pour argent comptant tout ce qu'il lui dit.
Il croisa les bras et ajouta :
—
L'auteur du message dans la
cabane des chasseurs connaissait le passé de Manon, ses habitudes
d'adolescente. .. Et il y a aussi ce trou dans l'emploi du temps de Frédéric Moinet, entre midi et 14 heures, juste au moment où la vieille a été butée... L'heure du déjeuner, je vous l'accorde. N empêche, ça fait beaucoup.
Lucie acquiesça sans conviction.
—
C'est quand même un peu
gros... On le suspecte de quoi, au juste ? D'avoir assassiné Dubreuil ?
D'être le Professeur ? C'est rigoureusement impossible.
— Pas d'avoir assassiné Dubreuil, ni d'être le Professeur,
mais d'être impliqué dans ce merdier, d'une façon ou d'une
autre. Manon a été enlevée ici même... Sans résistance...
Puis relâchée à peine quelques heures plus tard... On la manipule... Peut-être
au point de l'avoir « forcée » à prendre des cours de tir, de self- defense, avant de
tout effacer de son appareil.
Pour une fois, ils avançaient
sur la même longueur d'onde. Lucie prolongea la pensée de Turin :
— Peut-être en prévision de la campagne de pub de N-Tech et MemoryNode. Frédéric savait qu'un jour ou l'autre, Manon s'exposerait médiatiquement, et que le Professeur pourrait réagir de nouveau. Il lui a fourni une arme pour qu'elle puisse se défendre...
Elle marqua une pause, avant
de s'objecter à elle- même :
— Ceci dit, ça peut aussi bien être Vandenbusche, ou n'importe qui d'autre. En fait, tous ceux qu'elle a croisés depuis qu'elle utilise cet engin. Des patients de MemoryNode, des commerciaux de N-Tech... Ou bien même vous... Il suffisait de gagner sa confiance...
Le lieutenant parisien ne tint
pas compte de la dernière pique. Il s'affaissa sur la table du salon, la tête rentrée dans les épaules.
— Le putain de calvaire recommence... À peine une journée d'enquête, et nous voilà autant largués qu'il y a quatre ans... Manon est le point central de cette affaire, elle l'a toujours été. Et c'est pour cette raison qu'on essaie de l'éliminer.
— Et de la protéger.
— Et de la protéger...
Un bruit derrière eux. Manon
se dressait dans l'embrasure de la porte, toute tremblante. Elle
écarta le bas de sa serviette éponge.
Sa nouvelle plaie, en lettres de sang.
La mathématicienne indiqua du bout de l'ongle les signes incrustés dans sa peau, à côté de son ancienne cicatrice.
Toujours en miroir, les lettres BERNOULLI.
« Trouver la tombe de Bernoulli. »
—
Quand ? Dites-moi quand j'ai
écrit cela ! s'écria Manon. Dites-moi !
—
Pendant que je coursais votre
agresseur, répondit Lucie, interloquée. Quand... Quand je suis entrée
chez vous, vous aviez les mains autour de la gor...
Elle s'interrompit net, soudain traversée par un
souvenir : d'après Frédéric, Manon avait inscrit « Trouver la tombe d » au cours d'une crise dans sa salle de bains, où elle étouffait, la main sur le cou. Précisément comme aujourd'hui. L'amorce dont avait parlé Van- denbusche, le geste ou la parole capable de solliciter la mémoire du corps, était cet acte d'étranglement.
Chez Frédéric, quelques heures plus tôt, Lucie
avait visé juste. En subissant la même agression, Manon venait de revivre le jour du cambriolage. L'ambiance, les odeurs, les sons cachés quelque part dans sa mémoire à long terme... Son agresseur, voilà trois ans, avait dû lui chuchoter un message à l'oreille, peut-être lui avait-il délivré la clé de l'énigme, alors qu'il la privait d'air
en lui écrasant la trachée.
— Ça va pas ? fit Turin.
— Si, si, excusez-moi, répondit Lucie.
Elle reprit, s'adressant à Manon :
—
... Vous aviez les mains
autour de la gorge, et vous murmuriez ce nom, ce Bernoulli...
Manon se mit à tamponner les zébrures pourpres.
La voix fiévreuse, elle affirma :
— La réponse se cache à Bâle, en Suisse.
— En Suisse ?
— Sur la tombe de Bernoulli !
Turin et Lucie échangèrent un regard.
— Qui est Bernoulli ?
Manon se dirigea vers une armoire pour y
récupérer des vêtements.
— Bernoulli ! Bernoulli ! C'était donc cela !
— Mais qui est-ce ?
—
Bernoulli était l'un des plus
illustres mathématiciens du xvif siècle, contemporain de Leibniz, Boyle ou Hooke ! Il s'est intéressé au calcul infinitésimal et intégral, sans...
—
On s'en fiche ! l'interrompit
Turin. Va au fait ! Pourquoi Bernoulli ?
La réponse fusa :
—
Il a passé la moitié de sa
vie à percer un mystère qui est le cœur de toute cette affaire ! Le
mystère des spirales !
Elle désigna le nautile tatoué sur son épaule,
avant d'ajouter :
—
Bon sang de bon sang.
C'était là, sur mon corps, depuis des années. Et c'était une évidence.
29.
— C'est moi qui aurais dû partir là-bas avec elle ! Mince, commandant !
Kashmareck grillait sa
cigarette au bout de l'impasse, à proximité d'une
ambulance. Les poings solidement plongés dans les
poches de son blouson, furieuse, Lucie shoota de la
pointe du pied dans un caillou.
— Tu as entendu ce qu'a dit notre médecin ? grogna Kashmareck. Tu as sans doute une tendinite !
— Non, non ! Je vais faire des étirements, je suis sûre que...
— Écoute Henebelle ! Turin et Moinet ont déjà travaillé
ensemble par le passé, il connaît son affaire et en plus il a autorité sur toi concernant ce genre de décisions. Alors tu devrais passer à autre chose... Je te rappelle que tu dois te farcir le rapport sur ce qu'il vient de se passer.
Lucie ouvrit grand ses mains
devant elle, en signe de désapprobation.
—
Mais Manon refusait quasiment
de partir avec lui ! Vous savez ce qui est noté dans son N-Tech ? « Ne
plus jamais travailler avec ce pervers » ! Ce pervers
!
Kashmareck regarda autour de
lui, s'assurant que personne n'entendait.
— Je t'interdis de cracher sur un collègue,
d'accord ? Moinet est partie de son plein gré, personne ne
l'a forcée !
Lucie ne voulait pas en démordre. Elle insista :
— Dans six ou sept heures, ils arriveront à Bâle.
De toute façon, tu n'as rien raté, on ne résout pas
une affaire avec un truc pareil... Une cicatrice
vieille de plusieurs années... Je ne vois pas ce qu'il y a à
récupérer sur une tombe perdue en Suisse.
— Peut-être qu'il...
— Bon, du concret maintenant ! Parle-moi plutôt de l'agresseur !
Lucie haussa les épaules, vexée par l'attitude de
son supérieur.
— Que dire ? J'ai poursuivi une ombre.
— Mais encore ?
— Il courait vite, le dos bien droit, signe d'une
certaine jeunesse. Trente, quarante ans maximum. Il me
semble qu'il portait un jean avec un long imperméable...
Un sac à dos et aussi un bonnet. Taille et corpulence
moyennes... Genre Turin. Les fers de ses chaussures claquaient sur les pavés, le type de fer qu'on trouve sous des bottes. Mais... je n'ai rien d'autre... Faudra essayer de voir avec les témoins qu'on pourra retrouver.
Elle marqua une pause, avant de reprendre :
— En tout cas une chose est certaine, on n'utilise plus Manon comme l'objet d'un rituel ou l'élément d'une mise en scène, comme c'était le cas dans la cabane des chasseurs, mais on cherche bien à l'éliminer.
— Qui ça, « on » ?
Des gyrophares teintèrent les murs de l'impasse
de reflets bleutés. L'ambulance démarra et disparut
rapidement dans les ruelles du Vieux-Lille.
— Je sais pas, mais je suis sûre qu'il ne s'agit
pas du Professeur. Et là-dessus, Turin est d'accord
avec moi. On en a parlé avant l'arrivée des secours.
— Précise, s'il te plaît...
— L'agresseur a endormi les collègues au pistolet
hypodermique, il aurait très bien pu agir de même avec Manon pour ensuite
préparer son rituel, stimuler ses fantasmes. Mais là ? Il entre et essaie
directement de la tuer en l'étranglant. Il était venu l'exécuter à la va- vite,
comme par le passé.
— Le passé ? Tu vois un lien avec le cambriolage de
l'époque ?
— Ça me paraît être une sérieuse hypothèse. Quoi
qu'il en soit, s'il s'était agi du Professeur, pourquoi ne l'aurait-il pas
éliminée dans la cabane de chasseurs ? Notre tordu de maths ne se serait pas
exposé de la sorte, ici, dans cette impasse, avec des flics en faction. Trop,
bien trop risqué pour un individu si méticuleux, si calculateur.
Kashmareck réajusta le col de
son blouson bleu nuit « Police nationale ».
— Alors tu crois qu'on a en face de nous deux personnes
différentes ?
— C'est clair. D'un côté, le Professeur, monstre de
vice et de perversité, infligeant la souffrance absolue à ses victimes selon un
cérémonial millimétré, programmé des semaines à l'avance. Le ravisseur de
Manon, le meurtrier de Dubreuil. De l'autre, un individu qui a peur de ce
qu'elle pourrait découvrir. Probablement le même individu qui l'a déjà
agressée à Caen pour la même raison. Et qui se croyait hors de danger parce que
Manon avait perdu la mémoire et qu'elle était donc, à ses yeux, comme morte.
— L'homme aux bottes se serait réveillé parce que
le Professeur est de retour ? Parce que l'affaire est sous les projecteurs ? Et
que Manon se voit propulsée au centre de tout ce micmac ?
— Exactement, c'est le mot, « réveillé ».
Imaginez-le tranquillement installé chez lui à regarder la
télé ou à lire le journal. Il découvre l'info sur le Professeur,
l'assassinat de Dubreuil et l'enlèvement de Manon... Avec en plus le visage de Manon placardé sur tous les murs de France... Il commence à douter, à prendre terriblement peur. Et si Manon avait retrouvé ses capacités ? Et si elle pouvait maintenant se souvenir d'un détail le mettant en danger,
lui ? Ou aider la police, comme à l'époque ? Tout
simplement, il se met à craindre qu'on remette le nez dans
cette vieille affaire, et qu'on découvre enfin ce
qui nous avait échappé alors.
— Mais quel rapport avec le Professeur ?
—
Ça, c'est la grosse inconnue.
Cet homme est peut-être l'élément que Turin et ses équipes
n'ont jamais réussi à dénicher.
Lucie avait une terrible envie
de se masser le mollet. Son muscle lui brûlait horriblement. Elle garda
cependant un air détaché. Elle devait rester sur le coup, à tout prix.
— Ce qu'il se passe autour de Manon, de sa mémoire, est vraiment bizarre. Depuis quelques mois, elle suit des cours de tir et d'autodéfense, de manière intensive. Ce qui lui a évité de se faire égorger, ce soir. Nous avons fouillé dans son organiseur, rien ne concerne ces activités, le néant !
— Effacé?
— Vraisemblablement. Par contre on a retrouvé un message concernant le Beretta, programmé il y a près de deux mois et qui s'est déclenché ce midi. Il lui disait d'aller le chercher au-dessus de son armoire et de ne jamais s'en séparer.
— C'est quoi ce bordel, encore ?
—
Quelqu'un a déposé le flingue
à cet endroit, lui a fait prendre des cours de tir, et a programmé ce
message, sûrement pour la protéger. Son N-Tech a été trafiqué, j'en suis
persuadée.
— Son frère ?
Lucie se pinça les lèvres, dubitative.
— D'instinct, on pense tous à lui, bien évidemment, mais en réfléchissant... je suis pas si sûre.
— Je crois quand même qu'il va falloir cravacher Frédéric Moinet plus sérieusement, dit Kashmareck.
Lucie acquiesça.
— Cette affaire prend vraiment des proportions démentes. D'abord, le Professeur... Ensuite un autre type, ce faux cambrioleur d'il y a trois ans, qui cherche aujourd'hui à tuer Manon... Puis un troisième individu, qui manipule son N-Tech et dirige son existence...
Le commandant l'interrompit :
— Moi, j'ai une autre hypothèse, pas plus stupide
que toutes les autres. Le Professeur, OK avec toi.
L'agresseur de Manon, OK avec toi. Mais pour le N-Tech...
Est-ce qu'il serait pas possible que notre
mathématicienne simule parfois son amnésie ? Qu'elle prétende ne
pas se souvenir, alors que sa mémoire fonctionne ?
Qu'elle n'ait pas besoin de tout noter pour se rappeler ?
Qu'elle nous bluffe, en quelque sorte ?
Lucie secoua la tête, catégorique.
— Vandenbusche est formel, rien ne se fixe dans sa mémoire sans un pénible apprentissage. Les IRM et une batterie de tests neuropsychologiques prouvent un réel déficit. Ces tests sont fiables à cent pour cent.
— On a déjà vu des gens suffisamment habiles pour tromper les tests consciemment, voire inconsciemment.
—
Peut-être, mais certainement
pas les IRM. Et puis j'ai bien vu le comportement de Manon. La
première nuit, quand elle errait dans Lille, puis à Hem,
et au lac de Roeux. Et même ce soir, dans sa salle de bains
! Ses yeux ne mentaient pas, elle me voyait bel et
bien pour la première fois à chaque rencontre !
Sous l'effet d'une soudaine bourrasque,
les boucles blondes de Lucie ondulèrent devant le bleu de ses
yeux.
—
Tout compte fait, l'homme aux
bottes a tout raté, enchaîna-t-elle en boutonnant son blouson
jusqu'au cou. En étranglant Manon voilà trois ans, il lui
a probablement révélé une information en relation avec la tombe de Bernoulli, peut-être lui a-t-il livré par orgueil la clé de toute cette énigme... Et aujourd'hui, il a réveillé involontairement la mémoire de son corps. Contrairement à vous, je pense que ce déplacement en Suisse n'est pas inutile. Que sur la tombe de ce mathématicien nous
apparaîtra un élément déterminant pour l'enquête. Un secret
préservé jusqu'à aujourd'hui...
— Peut-être, oui, espérons...
—
Bon, je vais rentrer chez moi
maintenant, fit Lucie, je veux être d'attaque demain. Ah ! Un
dernier truc. Vous avez lu le rapport du paléontologue ?
— Oui. Intéressant.
—
Deux des appartements de
Frédéric Moinet sont en travaux. Peut-être y aurait-il un burin à y
ramasser... Même si... je sais que ça peut pas être lui,
c'est impossible.
— Et pourtant, tu me demandes de vérifier.
Lucie lui répondit par un
sourire. Puis elle le salua avant de s'éloigner.
— Au fait... demanda Kashmareck.
Il se racla la gorge.
— ... le médecin... Ta prise de sang...
Elle se retourna.
—
C'est bon. Négatif. Pour l'instant...
Parce qu'il faudra faire un nouveau dépistage dans six
mois...
30.
Les paupières baissées, un
casque sur les oreilles, Manon écoutait inlassablement les conversations
enregistrées dans la journée. Lucie Henebelle, la flic aux boucles blondes, venue la rencontrer à Swynghedauw pour lui parler du Professeur... Turin, de nouveau sur l'affaire... Sa récente agression, dans l'appartement... Cette cicatrice incomplète, dont elle avait si longtemps cherché la
signification... La tombe de Bernoulli... Elle se rapprochait de la solution,
elle le sentait.
Manon ouvrit soudain les yeux.
Elle s'affola. Une voiture
inconnue ! Turin, à ses côtés ! Que se passait-il ? Sa main se porta
immédiatement sur la poignée de la porte, mais la feuille A4 scotchée dans l'angle du pare-brise interrompit son geste. Son écriture :
« Direction la cathédrale de
Bâle, pour la tombe de Bernoulli.
Tu redouteras ma rage — Eadem mutata resurgo.
Il est normal que tu te
trouves dans cette voiture avec Turin. Il s'occupe de l'affaire. Ne réponds
pas à ses questions. Bernoulli. Juste Bernoulli... »
— C'est au moins la dixième fois que tu attrapes
cette putain de poignée de portière, cracha le
lieutenant parisien sans quitter la route des yeux. J'ai verrouillé, pour éviter que tu fasses une connerie. T'es pire qu'un gosse.
Il vida sa canette de Coca,
qu'il écrasa d'une seule main et jeta par la fenêtre.
— Pourquoi je m'acharne à te le répéter ? Dans une minute, tu auras oublié, et il faudra tout recommencer. Je ne sais pas comment tu supportes ton état. Ou si, je sais. Tu ne le supportes pas, mais même ça, tu l'oublies.
Un panneau vert «
Bruxelles-Luxembourg-Namur ». Il s'engagea sur
l'autoroute E411, puis observa sa passagère du coin de l'œil. Les traits
d'ange d'abord, la poitrine ensuite, dont les formes bombées
arrondissaient son pull.
— Je croyais être guéri de toi, confia-t-il dans un
souffle. Je croyais t'avoir oubliée. Du moins, j'ai essayé, j'ai vraiment essayé. Mais... Manon... Te revoir... Tout se réveille... C'est quand même un hasard formidable, non ? Je veux dire là, nous deux, arpentant le bitume, comme à la vieille époque. Au temps où nos journées étaient pleines de rebondissements.
Manon tourna la tête vers la
vitre passager, la gorge nouée. Comment avait-elle pu accepter de partir
seule avec lui ? Pourquoi n'était-ce pas cette Lucie
Hene- belle qui l'accompagnait ? Elle effleura
discrètement le métal de son téléphone portable dans sa poche.
Un malaise grandissant lui serrait le cœur.
— Quand tu m'as abandonné, tu m'as rendu fou, poursuivit-il. Tu...
Elle se tourna vers lui,
incapable de contenir le feu
de sa colère.
—
Abandonné? Mais de quoi tu
parles? Je n'ai jamais éprouvé le moindre sentiment pour toi,
j'ai toujours été claire ! C'est toi qui ne me lâchais
pas, qui me harcelais ! À l'époque, j'aurais dû porter
plainte ! J'aurais dû raconter que le grand lieutenant
Turin n'était qu'un pervers, un voleur de
sous-vêtements et un client régulier des prostituées !
Il ricana.
—
Mais tu ne l'as pas fait,
parce que je continuais à te fournir des informations sur le Professeur. Tu
étais pire qu'une droguée. Donnant-donnant, tu te
rappelles ?
—
Donnant-donnant,
répéta-t-elle. Échange de bons procédés.
Elle le regarda fixement.
— Tu t'es fait soigner ?
—
Je vais bien, merci de te
soucier de ma santé sexuelle.
—
Ta maladie des femmes se
guérit, tu sais... Tu aurais dû...
Elle vit ses mâchoires se contracter.
—
Garde tes leçons pour toi.
Les psys, c'est pas mon truc. Ni aujourd'hui, ni jamais. Ne parle
plus de ça, t'as compris ?
Manon sentit un tressaillement sous sa peau. Elle avait oublié à quel point ce type était volcanique. Et dangereux.
—
Aujourd'hui, les compteurs
sont remis à zéro, rétorqua-t-elle sèchement. Ne t'avise surtout pas
de me toucher ou je déballe tout. Contente-toi de
regarder la route, et emmène-nous là-bas. D'accord ?
Il reprit un ton conciliant, et même étonnamment calme.
—
En tout cas, je vois que tu
as sérieusement progressé. On pourrait presque te croire normale...
— Je suis normale !
— Si on veut... Au fait, j'ai aperçu ce poster de toi, cette publicité pour les N-Tech...
— Des photos de moi ? Où ça ?
— Tu dois avoir plein d'admirateurs, des tas de gens qui veulent te rencontrer. Tu as bien réussi ta reconversion, loin des mathématiques.
Elle le considéra avec mépris. Décidément, en quatre
ans, rien n'avait changé.
— Ma reconversion ? Sais-tu seulement à quoi ressemble
mon quotidien ? Sans MemoryNode, je ne suis plus rien ! Mes voisins pensent que je suis folle ou que je me fiche d'eux parce que je ne les reconnais pas ! On me prend pour un être creux, vide, alors que... que tout est encore en moi ! Je bouillonne, Hervé ! Je bouillonne de vie ! Mais que faire, moi qui ne peux même plus ouvrir le gaz sans prendre le risque de faire exploser mon appartement ? Je ne sais jamais ce qu'il se passe autour de moi ! Quel jour sommes-nous ? Matin, soir ? Quel mois ? Est-ce que j'ai déjà mangé, ou ramasse le courrier ? Voilà mes éternelles obsessions. Je n'ai plus d'envies, voyager ou acheter de jolies choses ne me sert à rien. Je vis dans une boîte hermétique ! C'est cela que tu appelles une reconversion réussie ?
Il tenta de lui caresser le visage, mais elle le repoussa vivement. Il retint son bras pour ne pas la cogner.
— Puisque tu t'es enfin décidée à me parler, lui envoya-t-il, tu pourrais peut-être m'expliquer ce qu'on va foutre en Suisse ?
Elle pointa la feuille A4.
— « Eadem mutata resurgo. » « Changée en moi- même, je renais. »
— Me voilà super avancé.
—
Si tu pouvais rester
agréable, cela faciliter ait les choses. « Eadem mutata resurgo » est une citation très connue dans les
communautés mathématiques, inscrite sur la tombe de Jacques Bernoulli. Elle
concerne les spirales.
— Encore ces fichues spirales ?
— Qu'on leur fasse subir une rotation, qu'on les
agrandisse ou qu'on les rapetisse, elles restent toujours identiques à
elles-mêmes, elles renaissent à l'infini. C'est le sens de « Eadem mutata resurgo ». Ces figures parfaites ont fasciné le
mathématicien suisse jusqu'à sa mort, il leur a même consacré un traité, Spira mirabilis.
— C'est bien beau tout ça. Et alors ?
— Et alors ? Rappelle-toi le message, inscrit dans
la maison hantée de Hem !
— Parce que tu te rappelles maintenant, toi ?
— J'ai appris, je...
— Je n'y étais pas dans ta maison, je te signale.
—
«Si tu aimes l'air, tu
redouteras ma rage». «Tu redouteras ma rage » est l'anagramme exacte de « Eadem mutata resurgo », sauf qu'il faut changer l'un des « r » en un
« m ». « Si tu m l'r ». D'une manière ou d'une autre, même sans cet...
étranglement, le Professeur savait que je résoudrais cette énigme. Il cherche à
nous conduire là- bas. Il a quelque chose à nous montrer.
Turin émit un sifflement d'admiration.
— Décidément, tu m'en boucheras toujours un coin.
T'es une nana prodigieuse.
Il réfléchit un temps, se
remémorant sa conversation avec Henebelle. L'hypothèse du Professeur d'un côté,
de l'agresseur de l'autre, avec le protecteur, au centre. Trois individus qui
se tiraient apparemment dans les pattes.
— Mais... quel serait l'intérêt pour le Professeur
de nous emmener là-bas ? Pourquoi il se mettrait volontairement en danger en
nous aidant quatre ans plus tard?
— Je l'ignore. Mais en tout cas, il n'agit certainement
pas pour notre bien ou notre confort. Le message dit bien : « tu redouteras ma rage ». Cherche-t-il à nous entraîner dans l'un de ses pièges ? À nous mener vers une autre victime ?
Manon bâilla et plaqua
l'arrière de son crâne contre
l'appuie-tête.
— Et maintenant, si tu permets... Je ne sais pas depuis quand je n'ai pas dormi, mais je suis fatiguée. Et quand je suis fatiguée, je dors.
— Parlons encore un peu... Tu ne veux pas connaître
ma vie de ces quatre dernières années ? Savoir comment j'ai évolué dans ma carrière ?
— Tu peux parler des heures et des heures, je ne noterai rien. Je me fiche royalement de ta vie.
De nouveau les écouteurs, les
conversations enregistrées. Turin serra le poing. Cette garce se foutait de sa gueule.
Les rayonnements orangés des
lampadaires explosaient sur le pare-brise en étoiles diffuses. Les bandes blanches défilaient sous les roues. Soudain, à droite, un panneau.
Une aire de repos, à dix
kilomètres.
Turin s'attarda sur le visage
de Manon. Tout remontait à la surface. L'objet de ses rêves les plus secrets, de sa douleur, de ses obsessions nocturnes se tenait là, à ses côtés. Il se mit à l'imaginer nue, la poitrine offerte, oscillant contre lui.
Un torrent brûlant se
déversait dans ses artères. Oui, il était malade.
Malade des femmes, de la baise, des putes. Malade de
Manon. Du sexe. Toujours plus. Il avait voulu se
guérir, ou tout au moins freiner ses élans en intégrant
la Crim. S'éloigner de la tentation qui plane sur les
flics des Mœurs. Travailler sans cesse, affronter le
pire, jusqu'à ne plus distinguer la nuit du jour. Mais
tout cela n'avait servi à rien. Les pulsions enflaient,
là, en lui, toujours plus violentes.
Il la contempla encore, sans
se lasser. Il pouvait la posséder si facilement. Maintenant, sur cette aire
d'autoroute. Aller jusqu'au bout, sans aucun risque. Pourquoi
se priver ? Il n'y aurait pas une âme. Ou peut-être un ou deux voyageurs qui, d'ici quelques minutes, découvriraient un couple enlacé dans une voiture. Entités anonymes qui repartiraient vers nulle part, sans chercher à comprendre.
Le changement de direction
éveilla Manon. Turin, à sa gauche... La peur... Le geste vers la
poignée... La feuille A4, qui freine son mouvement et la
rassure. Ainsi, ils allaient en Suisse... à Bâle.
Bernoulli. Elle ôta son casque.
— Qu'est-ce que tu fais ? Depuis combien de temps roule-t-on ?
— Deux heures. Pause pipi, si tu veux.
— Ça va aller...
Dans un ronflement tranquille,
le véhicule dépassa une station-service qui paraissait flotter dans
l'air, tel le vaisseau de lumière de Rencontre du troisième type. Ils s'avancèrent vers le parking destiné aux véhicules légers.
Manon fronça les sourcils.
— Les toilettes sont de l'autre côté, me
semble-t-il.
— Pas besoin, un arbre me suffira. Si ça te tente,
il y a des biscuits dans le coffre, fit Turin en
enfilant son cuir. J'arrive...
Manon se frotta les mains
l'une contre l'autre et regarda longuement autour d'elle à travers les
vitres. Le parking était presque désert, seuls quelques
camions au loin. Un décor sordide. Elle se mit à frissonner.
Le coffre se rabattit
violemment. La jeune amnésique sursauta. Panique instantanée.
La main sur la poignée, la
feuille A4. Direction Bâle, avec Turin. Turin ? Pourquoi lui ?
Elle jeta un œil dans le
rétroviseur. Personne. Elle défit sa ceinture de sécurité et se retourna. Le
bitume, les camions immobiles sur la gauche, la masse
noire des arbres sur la droite, et deux ou trois points
lumineux s'éloignant sur l'asphalte.
Où était Hervé Turin ?
— Hervé ? se surprit-elle à crier, soudain en proie
à des bouffées d'angoisse.
Peut-être parti aux toilettes,
ou en train de fumer une cigarette. Sûrement même.
Elle voulut allumer la radio
pour se rassurer, mais l'appareil n'émit aucun son. Pas de clé sur le
contact. Cela était-il normal ? Pourquoi se trouvait-elle
seule dans une voiture inconnue, en pleine nuit ? Où
s'était- elle encore échouée ? Comment ? Pourquoi ?
Tout se mit à tourner. Elle
plaqua ses mains sur ses oreilles.
Au moment où elle se décida à
ouvrir la portière, à courir en direction des camions, le lieutenant
réapparut, le perfecto sous le bras, et pénétra dans l'habitacle.
— Qu'est-ce que je fiche ici ? grogna Manon. Tu aurais dû me laisser un mot ! Je croyais que... Ne recommence plus jamais !
Il ébouriffa ses cheveux
noirs. Manon aperçut une lueur malsaine dans ses yeux.
— Je pourrais recommencer dans cinq minutes, si je voulais. Puis dans dix. Sortir me cacher, t'observer,
comme à l'instant, et revenir t'effrayer.
M'amuser avec toi.
— M'observer ? Qu'est-ce que...
—
Je pourrais rester ici des
plombes, et te dire que nous venons
d'arriver, à chaque fois. Je pourrais te raconter les pires saloperies. Te traiter de sale pute, par exemple, ou alors...
Il fouilla dans sa poche et agita un morceau de
dentelle noire.
— Te forcer à bouffer ta propre petite culotte,
mais...
D'un geste très vif, il claqua son poing sur le
tableau de bord.
— Bouh ! hurla-t-il en cachant le sous-vêtement.
Manon bondit sur son siège, haletante.
— Qu'est... Qu'est-ce qu'il se passe ? Que fait-on
ici ?
— Pipi. Tu ne te souviens pas ?
Elle se retourna dans tous les sens. Pourquoi son
cœur battait-il si vite ? Et cette suée, partout sur
son corps ?
— Où sommes-nous ?
Il se mit à lui caresser la cuisse. Elle lui
attrapa fermement le poignet.
— À quoi tu joues ? N'essaie même pas !
—
Tu ne peux pas savoir ce que
je ressens. C'est... pire que la gangrène. Ce besoin de... posséder la
chair des femmes. Tu sais, je crois qu'il manquait peu
de chose pour que je bascule de l'autre côté. Du côté
sombre...
Il dégagea sa main et lui agrippa la nuque.
—
La limite est tellement
fragile. Je comprends si bien ces enfoirés
que je traque... Je me sens si proche d'eux, parfois...
— Lâche-moi !
La crainte filtrait dans le vibrato de sa voix.
Elle, seule avec un obsédé qui avait déjà tenté de la
violer. Cela lui paraissait hier.
Tout recommençait. Le monstre Turin se
réveillait. La face noire de l'être.
Sans qu'il puisse réagir, elle lui envoya un coup
de coude en pleine figure et se jeta sur la
portière.
Tous ses sens se braquèrent sur un seul objectif
: la fuite.
Brusquement, sa main se figea sur la poignée.
Ses veines saillirent sur ses bras, ses globes
oculaires se révulsèrent tandis que ses muscles se contractaient avec une tension
inimaginable.
Une forte lumière bleue. Des crépitements électriques.
Elle voulut hurler. Mais pas un cri ne parvint à
franchir ses lèvres.
Malgré ses efforts, elle se sentit subitement
incapable de remuer le petit doigt. Sa langue pendait légèrement entre ses
dents. Impossible de la rentrer dans la bouche.
Paralysée.
Mais consciente.
De nouveau le noir, l'isolement.
—
Le dernier Taser, murmura
Turin en essuyant le sang qui coulait de son nez. 50 000 volts pour
une paralysie d'un bon quart d'heure. Ni traces, ni
séquelles physiques. Pas mal comme joujou, non ?
Aucun mouvement du côté des camions. Pas de lumière, pas un bruit, rien.
Il sortit, réapparut côté passager et allongea
Manon sur la banquette arrière.
—
Tu m'as fait mal, sale pute.
Tu m'as vraiment fait mal !
Il alla ensuite récupérer une trousse de secours
dans le coffre et se colla un pansement sur le nez.
Puis il revint se coucher sur Manon, verrouilla les
portières,
et lui ôta son pull, avant de plonger sa langue
dans la bouche immobile de la jeune femme.
Manon ne put même pas fermer les yeux.
— Je ne vais pas te pénétrer, lui chuchota-t-il en
lui léchant le lobe de l'oreille, mais juste faire un
truc entre les seins. Me déverser sur toi...
Il déboutonna sa braguette, lentement, semblable
au bourreau préparant son office.
— Puis je te rhabillerai, te remettrai devant, et
je quitterai cette aire tranquillement. Tu ne te
souviendras de rien.
Une larme coula sur la joue de Manon et vint
mourir sur la banquette. Le tissu l'absorba, comme si
elle n'avait jamais existé. Bientôt, rien n'aurait
existé. Turin allait posséder sa chair, engloutir cette partie
intime de son esprit qu'on protège jusqu'à la mort, et qui
a le pouvoir de briser l'être au moment où elle se
brise elle-même. La définition amère d'un viol.
Deux minutes durant lesquelles Manon prendrait la mesure de chaque geste, de chaque frottement. Elle oublierait, certes, mais rien ne pourrait empêcher que l'enfer du moment n'ait existé.
— Je sais où tu habites maintenant, et j'ai le prétexte
du Professeur pour rentrer chez toi aussi souvent que je le souhaite. Quel fantastique coup du sort...
Il lui retira son chemisier, son pantalon, puis
dégrafa son soutien-gorge, qu'il attrapa avec les dents.
Il caressa ses seins avant d'y plonger son visage en
feu et se mit à lui sucer les tétons. Puis, lentement,
sa langue effleura les scarifications.
— Tu n'as jamais voulu de moi, ma puce... Tu t'es bien foutue de ma gueule à l'époque. Mais à partir d'aujourd'hui, tu seras le plus parfait des objets sexuels. Le chemin de ma guérison.
31.
La monotonie de la nuit, avant
que Bâle ne se dévoile sous leurs yeux. 7 heures à peine sur
l'horloge du tableau de bord, mais les longs boulevards
rectili- gnes se gorgeaient déjà de véhicules. La Suisse
se réveillait sous les nuages.
Très vite, les hauts buildings
de la périphérie et les routes bordées de concessionnaires automobiles
firent place à des bâtiments d'une autre époque. Près du coude formé par le Rhin qui coupait la ville en deux, le quartier médiéval, avec ses églises et ses ruelles étriquées,
abritait les boutiques de luxe. Les marques prestigieuses derrière les vitrines - Breitling, Bulgari, Cartier, Chopard - rappelaient qu'à chaque printemps se tenait à Bâle le salon mondial de l'horlogerie et de la bijouterie.
Turin se gara à proximité du
fleuve - le pont à franchir indiqué par le GPS se trouvait en travaux -, Manon récupéra son sac à dos dans le coffre, puis ils embarquèrent sur le bac en direction du Petit-Bâle.
Quelques minutes plus tard,
ils se dirigeaient à pied vers la colline où se dressait la cathédrale.
Manon regrettait de n'être jamais venue dans cette
ville, ni même en Suisse, d'ailleurs. Les mathématiques,
les colloques, les groupes de travail sur les
systèmes d'équations différentielles l'avaient plutôt
portée vers l'Amérique ou l'Angleterre.
Dans le Vieux-Bâle, on
entendait encore le racle-
ment des épées sur la pierre,
les longues allocutions de
Nietzsche ou Burckhardt, ou
le claquement du bâton pastoral du prince-évêque. Tout en pressant le
pas, Manon se plaisait à détailler chacune des
façades, dont l'image s'évanouirait pourtant en elle avec la
légèreté d'un songe. Elle aurait tant aimé s'y être
promenée avant « l'accident »...
—
C'est là, dit-elle en
relisant pour la énième fois ses notes. La Miinsterplatz.
Turin palpa la blessure sur
son nez. Cette garce l'avait quand même sérieusement amoché.
—
D'après le plan, le cloître
se trouve derrière la cathédrale, maugréa-t-il. On se dépêche, il va
bientôt flotter. À croire que ce putain d'orage nous
traque, c'est pas possible !
Manon tenait sa feuille A4
devant elle et prenait une
photo de temps en temps avec
son N-Tech. Elle considéra le pansement sur le visage de Turin. Puis sa main bandée. D'un geste rapide, elle photographia le lieutenant sans qu'il s'en
aperçoive.
Au fur et à mesure qu'ils
avançaient, son cœur battait plus fort dans sa poitrine. Ses paumes se mirent
à suer lorsqu'ils s'engagèrent sur la gauche de
l'édifice. Que se passait-il ? Pourquoi ces alertes en elle
? Elle inspecta autour d'elle, soudain angoissée. Ses
yeux avaient-ils croisé un individu qu'elle
connaissait ?
—
Y se passe quoi, là ?
l'interrogea Turin. Tu cherches quelqu'un ?
—
Non...
Le flic s'arrêta, puis se
retourna. Des passants allaient et venaient, le front baissé. Nul ne semblait
se soucier de la présence des deux Français. Ils
étaient partis précipitamment de Lille. Comment aurait-on pu...
Sur les terrasses du Pfalz,
derrière la cathédrale, s'étendaient au loin les premiers coteaux des
Vosges. Avec le Rhin en contrebas, même sous ce ciel écrasant,
la beauté de la nature se faisait éclatante. Pour le geste, Manon tira une photo. Cliché inutile qui s'amoncellerait au-dessus des milliers d'autre.
Turin la regarda faire. Cette
escapade, aux côtés de l'objet de tous ses désirs, lui faisait du bien.
Il se sentait comme revenu quatre années en arrière. Ils auraient pu former un couple épanoui, s'évader pour un week-end en amoureux, profiter des grands hôtels et des bières suisses-allemandes. Pourquoi l'avait-elle sans cesse repoussé, lui qui avait sacrifié ses nuits à pourchasser le meurtrier de sa sœur ?
Cette salope n'avait jamais
voulu coucher. Et son refus lui coûterait cher.
Une faim insatiable de sexe
grondait en lui. Dans la voiture, il aurait dû aller plus loin. Prolonger
l'acte, jusqu'au petit matin. Explorer chaque recoin de
ce parchemin de chair. Il avait déshabillé Manon, l'avait touchée, baisée, et
elle ne s'en souvenait même pas. Son pouvoir sur elle
était total. Mais il avait fallu bâcler. Ne pas prendre trop
de retard, ne pas attirer l'attention. La prudence, le
chantage, le sang-froid, les relations lui avaient toujours
permis d'éviter les problèmes.
Ils contournèrent l'édifice.
Les portes en chêne, massives, étaient ouvertes, comme une invitation
au recueillement. Le sacristain, chauve et râblé,
veillait derrière un bureau, à gauche de l'entrée. Il leva
rapidement la tête avant de se replonger dans sa lecture.
Manon boutonna le col de son
manteau en peau. Le froid des lourdes pierres de taille la pénétrait.
A travers les voûtes d'une hauteur prodigieuse soufflait un
air humide et glacial. La lente et inquiétante
respiration des ténèbres.
Elle se dirigea lentement vers
le cloître. Dans les bas-côtés s'alignaient les tombeaux des plus
illustres familles bâloises. Il se dégageait de cette
immobilité, de ces blocs gigantesques, quelque chose de
spirituel. Et aussi de maléfique.
Turin progressait de son côté.
Il passa devant le tombeau d'Érasme de Rotterdam sans même s'en apercevoir.
Il suivait Manon du coin de l'œil.
Un léger bruit de pas derrière
lui troubla son attention. Il se retourna subitement, les sens aux aguets.
Rien, juste les colonnes, les
nefs sombres... Dix mètres devant lui, Manon effleurait du bout des
doigts la pierre usée. Des lueurs de cierges vacillaient
sur ses rétines, sa bouche un peu ouverte absorbait
chaque vibration, comme si sa présence ici était un
aboutissement. Que ressentait-elle ?
— T'as quelque chose ? lança-t-il en sortant discrètement
un petit instrument de sa poche.
Sa voix se répercuta contre
les parois. Des rais de lumière inclinés isolaient des diamants de
poussière.
— Pas encore, répliqua-t-elle. Pas encore.
Elle obliqua dans un
renfoncement et disparut. Turin continuait à avancer lentement, l'œil dans
le miroir circulaire de son ustensile.
Au pied de la troisième
colonne, derrière lui, dépassait la pointe d'une chaussure.
On le suivait.
Comment avait-on pu les tracer jusqu'ici ?
Le Professeur... Les avait-il attendus, tapi dans
les boyaux de la ville ?
Il profita de la protection d'un épais pilier
pour sortir son arme de service.
— Je l'ai ! s'écria Manon. L'épitaphe de Bernoulli
!
—
J'arrive, répliqua Turin en
essayant de garder un ton naturel. Juste une petite chose à vérifier...
Il se décala sur la gauche et se dirigea
calmement vers un escalier latéral qu'il grimpa en
accélérant, avant de se volatiliser sur la droite.
Quelques instants plus tard, une silhouette, le
dos courbé, escaladait silencieusement les marches en pierre.
À l'étage, le canon d'un Sig Sauer s'écrasa sur
sa tempe.
— À terre ! cria Turin. Dépêche-toi !
L'homme se recroquevilla, les mains autour du crâne.
— Ne me faites pas de mal ! gémit-il.
Du genou, le lieutenant lui écrasa la joue sur le
sol.
—
Bouge d'un millimètre, et je
te troue ! Pourquoi tu me suis ?
—
Je... Je suis le gardien de
la cathédrale... Je vous ai vus entrer et...
Le type avec le livre, songea Turin.
Il releva son arme, l'enfonça dans son holster et
prit un ton plus conciliant :
—
Vous m'avez vu entrer, et...
? s'intéressa-t-il en tendant le bras pour l'aider.
Le gardien se redressa seul, pas très rassuré,
tandis que l'officier sortait sa carte de police.
— La police française ? Mais pourquoi ?
—
C'est moi qui pose les
questions. Pourquoi vous m'avez suivi ?
Le sacristain regroupa ses mains devant lui et
entrecroisa ses doigts.
—
Je voulais comprendre ce que
vous veniez encore faire ici, à Bâle.
—
Comment ça, encore? Je n'ai
jamais fichu les pieds en Suisse de ma vie !
—
Vous non. Mais la dame, en
bas, oui, répondit le gardien en faisant un signe du pouce par-dessus
son épaule.
Turin sentit l'adrénaline se déverser dans son
organisme. Il se rappela ces drôles de sensations éprouvées par Manon, sur la Mlinsterplatz. Les réminiscences d'un précédent voyage en Suisse ?
—
Qu'est-ce que c'est que ce
bordel ? Vous vous trompez !
—
Non, j'en suis absolument sûr
! On n'oublie pas une histoire pareille. Cette nuit-là, j'ai même
dû appeler la police.
Turin fit un geste rapide de la main pour inciter
le sacristain à poursuivre. Ce dernier expliqua :
—
Jusqu'aux derniers jours de
l'été, la cathédrale reste ouverte jusqu'à minuit. Ils sont entrés
très tard, aux alentours de 22 heures. Ils croyaient être
seuls, ils ne m'avaient pas vu.
— Ils ? Qui ça, ils ?
—
Cette femme, et puis un
homme. Ici, la nuit, la
luminosité est faible, mais
j'ai gardé de bons yeux. Celui qui
l'accompagnait lui ressemblait comme deux gouttes d'eau. Même regard, mêmes traits caractéristiques. Son frère,
je suppose.
Frédéric Moinet... Cette fois, c'était sûr...
— Quand ? Quand sont-ils venus ?
Le gardien se gratta le menton d'un air
dubitatif.
—
C'était... l'année
dernière... En septembre je crois, je ne sais plus exactement.
Turin prit des notes sur un bout de papier. Entre
ses doigts, la feuille tremblait. Trop d'éléments
nouveaux, après un vide long de quatre années.
— Et... Vous avez parlé de la police... Pourquoi ?
—
Parfois, des visiteurs
viennent la nuit. Pour prier,
s'imprégner de l'ambiance
religieuse ou simplement respirer le frais. Ces deux-là, ils sont restés
très, très longtemps. Alors, ça m'a intrigué. Un moment,
j'ai même cru qu'ils étaient partis sans que je m'en
rende compte, mais... j'ai entendu des bruits de voix
qui provenaient du fond du cloître, alors je... je me suis avancé discrètement. Ils... Ils s'étaient glissés dans une petite pièce latérale. Il n'y avait pas de lumière, hormis celle de leur lampe de poche. Et c'est là que j'ai vu... le sang.
Le lieutenant se raidit légèrement.
— Le sang ?
—
À mon arrivée, l'homme était
penché sur elle. II... tenait un bistouri, ainsi que des
pansements. Et il était en train de... de la charcuter !
— Sur le bassin, c'est ça ?
Le sacristain écarquilla les yeux.
— Comment savez-vous ?
— Ne cherchez pas. Continuez, s'il vous plaît.
L'officier de police s'approcha de la rambarde en
pierre et jeta un œil dans la cour rectangulaire
du bas. Il ne parvenait pas à voir Manon. Des ombres
fantomatiques provoquées par la procession des nuages dansaient sur les parois du cloître.
—
Cette scène était vraiment
surréaliste, expliqua le gardien. La femme était surexcitée, elle tenait
une carte routière de la France dépliée entre les
jambes, et n'arrêtait pas de parler de moines. Oui, c'est
cela. Des moines. J'ai voulu intervenir, parce qu'elle...
elle essayait de repousser l'individu. Il
l'immobilisait ! Il l'immobilisait pour lui amocher le ventre !
Hervé Turin n'en pouvait plus. Il aurait aimé
tenir Frédéric Moinet sous la main, là, maintenant. Et
lui faire cracher la vérité, jusqu'à sa dernière
dent.
Le sacristain désigna son front.
—
Puis, d'un coup, quand je me
suis approché, l'homme m'a cogné avec sa torche et ils ont pris
la fuite, main dans la main.
Turin resta perplexe, limite abasourdi. Moinet
n'avait pas hésité à frapper le sacristain. Parlait-on
bien du même homme ? Qu'est-ce qui pouvait bien justifier un
acte pareil ? Jusqu'à quel point avait-il manipulé sa
sœur ?
—
Mais... continua le gardien,
dans leur précipitation, ils ont laissé tomber un morceau de papier. Un papier avec la reproduction exacte de la spirale située sur la tombe de Bernoulli. La spirale et... ces croix bizarres... Je n'ai plus le papier, malheureusem...
— Quelles croix bizarres ?
—
Sept croix, en plein sur la
spirale, qui ont été gravées par des délinquants, je suppose, voilà cinq ou
six ans. Pourquoi ? Allez savoir. Les gens n'ont plus
de respect pour rien.
— Sept croix, depuis cinq-six ans ? Vous êtes sûr ?
— Absolument.
— C'est pas vrai ! Je dois voir ça !
Sans plus réfléchir, Turin se rua dans
l'escalier, puis se précipita sur la gauche.
Un choc dans sa poitrine.
Le renfoncement où se trouvait Manon... Vide...
Elle avait disparu.
— Manon !
Pas de réponse. Juste l'écho
de son propre désespoir. Il courut vers l'entrée, le souffle court, les mains moites.
La Miinsterplatz, qu'il balaya
d'un regard fiévreux. Quelques silhouettes pressées. Les premières
gouttes de pluie explosant sur le pavé. Aucune trace de
Manon ni à droite, ni à gauche, ni en face.
— C'est pas possible ! Merde !
Il retourna à l'intérieur et
se dirigea précipitamment jusqu'à la sculpture ovoïde de métal noir, ornée
d'un globe terrestre, de feuilles de vigne, d'emblèmes
et d'inscriptions latines. Vers le bas se déroulait
une spirale, autour de laquelle se déployaient les lettres du fameux : «
Eadem mutata resurgo. »
Changée en moi- même, je renais.
Le sacristain pénétra dans le
renfoncement. Il s'approcha et désigna la forme mathématique du
bout de son ongle.
— C'est encore cette spirale qu'elle est venue recopier
aujourd'hui, je présume. Regardez, les croix sont là...
Hervé Turin s'appuya contre le mur, désespéré.
Sur la plaque, six croix se
succédaient sur le serpentin et une septième était inscrite au bout de la
spirale.
Sept meurtres commis par le
Professeur. Six rapprochés, et un dernier plus éloigné. Y avait-il un lien ? N'y avait-il que cela à lire ? Tout ce voyage pour des gravures sur une spirale ?
Pourquoi Frédéric Moinet
avait-il agi de la sorte ? Pourquoi tant de violence ? Quel secret
cherchait-il à dissimuler, à sa sœur, aux autres ?
Aujourd'hui, pourquoi le
Professeur les guidait-il ici ? Qui était l'agresseur de Manon ? Qui était
son protecteur ?
Après avoir pris une photo avec son appareil numérique,
Turin se mit à ausculter chaque forme, chaque terme de l'épitaphe. Du latin : « C. S. Iacobus Bernoulli, mathematicus incomparabilis,
acad. basil. », etc.
Il se retourna vers le gardien, l'air soucieux.
— Ces moines dont elle parlait, ça vous suggère quelque chose ? Parce que, cette fameuse nuit, son frère lui a gravé sur le ventre : « Rejoins les fous, proche des
Moines. »
— Non, cette phrase ne me dit absolument rien. Je ne comprends pas ce que des moines peuvent avoir à faire avec cette spirale, ni avec de quelconques fous. Je crois plutôt qu'il faudrait chercher un lien avec la carte de France qu'elle tenait entre les jambes, mais je serais bien incapable de dire lequel. Peut-être cherchait-elle un endroit particulier ? Un endroit en rapport avec la spirale de Bernoulli ?
— Oui mais quel rapport, bon sang ? Et quel endroit ?
— Ah, ça...
— Putain de mathématiques de merde !
Hervé Turin s'en voulut d'avoir laissé Manon
seule. Dans son état, elle était pire qu'un gamin qu'on
abandonne à proximité d'une chaudière à gaz.
Cette crétine s'était évanouie dans les
profondeurs de Bâle.
Seule, sans mémoire, et peut-être avec la
solution de l'énigme.
De toute évidence, le Professeur lui avait tendu
un piège.
Et elle allait se jeter dans la gueule du loup.
32.
— Lieutenant Turin ?
— Oui.
—
Henebelle à l'appareil. J'ai
essayé de joindre Manon, mais elle a dû éteindre son portable. Je
venais aux nouvelles.
Lucie s'engagea dans la cuisine, le téléphone
calé entre l'oreille et l'épaule. Elle sortit les bols
du microondes, les plaça devant Clara et Juliette, déjà habillées, et tira un paquet de céréales de l'étagère.
—
On a eu un petit... problème
ici, avoua Turin entre deux respirations.
Lucie s'immobilisa, les biberons sales de la
veille dans les mains. Quelque chose, dans la voix de
Turin, laissait présager le pire.
— Quel genre de problème ?
— C'est Manon... Elle a... disparu.
Lucie lâcha brusquement les biberons dans l'évier
et crispa ses doigts autour du portable.
— Qu'est-ce que vous me racontez ?
Au bout de la ligne, la voix du flic, rauque,
saccadée, caractéristique d'une gorge goudronnée.
— Juste un moment... d'inattention. Elle est pire
qu'un gosse. Je fonce... en direction de la gare, on ne sait jamais. Écoutez...
il faut à tout prix mettre la main sur... Frédéric Moinet.
—
Frédéric Moinet ?
Qu'avez-vous découvert ?
— Manon et lui sont déjà venus sur la tombe de
Bernoulli.
La nouvelle fit à Lucie
l'effet d'un coup de poing sur la tempe.
—
Bon sang Turin ! Vous êtes
sûr ?
— C'est là qu'il l'a scarifiée... Le message concernant
les moines... en septembre dernier... dans la cathédrale.
Juliette profita de
l'inattention de sa mère pour bombarder le bol de Clara de corn flakes. Lucie
les laissa se débrouiller et se précipita hors de la cuisine, une main sur
l'oreille.
— Incroyable ! Il a prétendu que ça s'était passé
ici, dans son appartement ! Avec une histoire démente de boule de feu ! J'ai vu
les journaux !
— Il vous a roulée dans la farine. C'est un putain
de menteur... C'est lui qui manipule sa sœur... Il manipule... tout le monde.
—
Mais...
— Écoutez-moi attentivement ! La spirale de Bernoulli
comporte sept croix, des croix qui auraient été gravées... voilà cinq ans
environ, par le Professeur en personne, je pense...
— Des croix qui représenteraient les meurtres ? Les
six meurtres passés et celui de Dubreuil ?
— Peut-être... La première fois où Manon est venue
ici, elle a dû comprendre la signification de ces signes, et... je sais, c'est
dingue, mais je suis persuadé que face à sa découverte elle a voulu sur-le-champ
l'inscrire dans sa chair. Elle avait sûrement des soupçons... La peur qu'on efface les données de son N-Tech, ou qu'on lui... vole ses notes écrites... Ça devait être une information primordiale... Et je crois que... le frère l'en a empêchée... Ou, plutôt, il a... comment dire...
—
Trafiqué le message !
— Exactement... Le sacristain qui gardait la cathédrale
a affirmé que Frédéric agissait contre la volonté de Manon... Cet enfoiré n'a d'ailleurs pas non plus hésité à cogner le pauvre gars...
Tout s'éclaira dans l'esprit
de Lucie.
— Et c'est pour cette raison que Manon ne comprend
pas cette phrase ! Il fallait qu'elle reparte de Bâle avec quelque chose, une piste, alors... il l'a charcutée pour lui
donner le sentiment qu'elle avait accompli sa mission ! Il l'a trompée ! Il
nous a tous trompés !
— Vous avez sans doute raison. Mais je crois qu'aujourd'hui... Manon a de nouveau pigé le sens de ces croix... Et qu'elle est partie se fourrer directement dans les embrouilles...
—
C'est pas vrai !
—
Il y a un autre truc curieux...
—
Quoi encore ?
— Cette phrase... inscrite dans la maison de Hem. « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage »... Je crois que Manon en a compris le sens. « Tu redouteras ma rage» est l'anagramme presque exacte de « Eadem mutata resurgo », « Changée en moi-même, je renais », l'épitaphe gravée sur la tombe de Bernoulli. Ce qui implique que... le Professeur voulait la conduire à Bâle...
Lucie se posa la main sur le
front et la retira aussitôt à cause de son arcade sourcilière douloureuse.
—
Mince ! Y a rien de logique
là-dedans !
— En effet... Si on suit notre idée, alors ça
signifie que le Professeur aide Manon, et que le frère
brouille les pistes. Dites-moi... le type que vous avez
poursuivi dans le Vieux-Lille... Il pouvait s'agir de Frédéric
Moinet ?
Lucie répliqua immédiatement :
— Non, non... il était bien plus petit. Comme vous. Enfin, je crois... Il faisait très sombre...
Elle jeta un œil sur sa
montre. Bientôt 8 heures du matin. Plus qu'un
quart d'heure avant le départ pour la maternelle.
À l'autre bout du fil, coups
de klaxon et fracas de pluie.
— Je vous laisse ! hurla Turin. On se tient au courant...
Mais... retrouvez le frère... avant qu'il ne soit trop tard.
— Attendez ! Vous n'avez pas tenté de comprendre ?
Ces croix ? La spirale ? Donnez-moi un indice !
— Le sacristain disait que Manon tenait une carte routière de France entre les jambes, cette nuit-là. Je pense qu'aujourd'hui elle a de nouveau repéré l'endroit où elle voulait se rendre... Et elle est probablement partie
y rejoindre le pourri qui cherche à l'éliminer. .. Trouvez le frère !
Il raccrocha.
Lucie resta figée, secouée, le portable à la
main.
Frédéric Moinet, son profil
Meet4Love idéal, s'était moqué d'elle en
beauté. Elle se rappelait encore sa voix calme et
tranquille, ses mots en apparence si sincères...
Trahir sa propre sœur, la
tromper, des années durant. Aller même jusqu'à la mutiler pour
l'éloigner de la vérité... Pourquoi ?
La flic essaya une nouvelle
fois le numéro de Manon. Elle abandonna un message sur le répondeur
: « Ici Lucie Henebelle, le lieutenant de police
qui vous aide dans cette enquête. Ma photo se trouve dans
votre N-Tech. Rappelez-moi le plus vite possible, je
vous en prie ! C'est très urgent ! »
Les filles piaillaient dans la
cuisine. L'un des deux bols venait de se déverser sur la table.
—
Juliette ! Bon sang !
—
C'est pas moi ! C'est Clara !
— C'est toujours ta sœur ! Et c'est elle aussi qui tient des céréales dans sa main ?
Lucie s'empara du pack de lait
et en versa dans un mug propre.
— Eh bien, tu boiras ton lait froid ! Tu ne connais pas ta chance d'avoir une sœur ! Je veux que tu arrêtes de la diriger, de l'accuser ! D'accord ?
—
D'accord maman.
— Dépêchez-vous, on va encore se mettre en retard ! On part dans cinq minutes !
Les petites s'écrasèrent et
obéirent instantanément. Après un rapide coup d'éponge, Lucie vérifia le contenu des sacs d'école, les plaça devant la porte d'entrée, avec les deux blousons, et resta là quelques secondes, coupée du monde, à réfléchir.
La première fois, en
s'emparant du couteau, Frédéric n'avait pas cherché à protéger sa sœur de
l'automutilation ou du suicide, il avait en fait voulu l'empêcher d'inscrire « Bernoulli » sur son corps, pour éviter qu'elle n'aille en Suisse.
Cependant, d'une manière ou
d'une autre, Manon était parvenue à remonter la piste jusqu'à Bâle.
Peut- être à la suite d'une autre crise d'étranglement.
Alors, face à sa détermination, sa hargne, Frédéric
s'était rendu compte qu'il n'était plus possible de
l'empêcher d'agir et il avait décidé de l'accompagner pour
la surveiller.
Et là, après la découverte de la spirale avec ses croix, elle avait probablement compris quelque chose d'important qu'elle avait voulu marquer dans sa chair. Frédéric avait alors essayé de maîtriser la situation, il lui avait pris le scalpel des mains pour transformer le message. « Rejoins les fous, proche des Moines » : une formule assez intrigante pour détourner sa sœur de la tombe de Bernoulli et assez floue pour qu'elle ne puisse pas en saisir le sens.
Mais la mémoire du corps, l'étranglement l'avaient de nouveau conduite à Bâle. Et, apparemment, elle avait compris pour la seconde fois.
Frédéric Moinet avait voulu contrôler le destin
de sa sœur. Lui faire ignorer la mort de sa propre
mère. La ramener à Lille. Vivre dans l'appartement juste à
côté, pour mieux la surveiller, la manipuler. Rentrer
et sortir de chez elle au gré de ses envies. Trafiquer les
données de son N-Tech. Effacer, ajouter, modifier. Tout mettre en œuvre pour la protéger. Et, aussi, l'empêcher d'approcher la vérité. Manon avait sans doute senti cela, sans réellement le savoir. D'où la raison de la panic room et du
coffre-fort avec les codes secrets.
En tout cas, cette vérité effrayait Frédéric. Une vérité que le Professeur cherchait à exposer en aidant Manon. Ou en se servant d'elle.
Incompréhensible. Et plus incompréhensible encore si on tenait compte de l'homme aux bottes, ce cambrioleur de retour
trois années plus tard...
Une seule certitude dans cette histoire : la
mathématicienne amnésique, où qu'elle se cache, se trouvait en très grand danger.
Et en était parfaitement inconsciente.
33.
La commission rogatoire pour
perquisitionner l'appartement de Frédéric Moinet n'avait pas tardé. D'après la
direction générale d'Air France, un rendez-vous avait bien été fixé avec la
société Esteria, mais Frédéric Moinet ne s'y était pas rendu. Il n'avait pas
non plus séjourné dans la chambre d'hôtel qu'il avait réservée et ne répondait
pas sur son portable. Depuis 21 heures la veille, il s'était purement et
simplement volatilisé.
Dans l'appartement du jeune
chef d'entreprise, Lucie s'approcha de l'expert en informatique affairé devant
l'ordinateur. L'homme paraissait préoccupé. Il fit claquer ses gants en latex
et repositionna le boîtier de l'unité centrale.
— Plus de disque dur. Il a été arraché. Impossible
de faire parler cette machine.
Lucie bâilla discrètement.
— Et il n'y a pas de sauvegardes ? Sur des clés USB
ou des DVD ?
L'expert ouvrit plusieurs
tiroirs, la mine déconfite.
— Regardez. Tout a été raflé. Je vais voir auprès
de son fournisseur d'accès Internet si on peut récupérer ses emails. Ça ne
posera en tout cas aucun problème pour
ceux qu'il n'a pas encore lus et qui sont, de ce
fait, sur le serveur SMTP. Mais on arrive un peu tard,
semble-t-il.
Le commandant Kashmareck s'avança. Il avait avalé le dossier Professeur toute la nuit, incapable de trouver le sommeil.
—
D'après notre serrurier, la
porte avait été forcée, expliqua-t-il en se passant vigoureusement les
mains sur les joues. Du travail propre et discret. Un
type qui s'y connaît.
—
De toute évidence l'individu
qui a essayé d'éliminer Manon, répliqua Lucie. Il a dû venir ici faire le ménage avant de s'occuper de la sœur. Pourquoi ? Que pouvait bien cacher Frédéric Moinet ?
Kashmareck se crispa. Un technicien du LPS relevait
des empreintes à proximité de l'ordinateur, d'autres flics
fouillaient tiroirs et armoires.
—
On a intérêt à éclaircir ce
merdier avant qu'on nous tombe dessus. Cette histoire commence à
faire grincer des dents dans la hiérarchie.
—
Si Turin n'avait pas foiré en
perdant Manon, on n'en serait pas là. Vous avez remonté l'incident
à Paris, j'espère ?
— Pas encore.
—
Mais pourquoi ? Il a fait une
bourde ! Il était responsable de Manon !
Il la fixa durement.
— T'en mêle pas, d'accord ?
Lucie soutint l'orage de son regard, sans ciller.
— Le Parigot a des relations, c'est ça ?
—
N'oublie pas que tu
t'adresses à ton supérieur hiérarchique, alors ferme-la !
Kashmareck enchaîna immédiatement sur un autre sujet. Un don, chez lui.
— Bon ! Concentrons-nous plutôt sur l'enquête au
lieu de perdre notre temps ! Qu'avons-nous précisément ? Primo, un gars, probablement le faux cambrioleur d'il y a trois ans, qui
s'introduit chez le frère et tente à nouveau d'étrangler la sœur, évaporée dans
la nature. Secundo, le frère, menteur, manipulateur, qui dissimule
des informations primordiales pour notre affaire, lui aussi injoignable. Et tertio, cerise sur le gâteau, un taré qui donne des
coquilles de nautiles à manger à ses victimes, de retour ici, chez nous, après
quatre années de veille.
Kashmareck se mit à énumérer
en dépliant ses doigts un à un :
— L'agresseur, le frère, le Professeur. Sans
oublier la sœur, volatilisée. Et qui a hérité de ce fantastique quarté gagnant
? Moi, brillant et passionné commandant de la brigade criminelle de Lille !
— Même si on a l'impression d'un sac de nœuds, je
suis persuadée que tout va se délier brusquement. C'est trop... bouillant.
— Tu parles ! Tout va nous exploser à la figure,
oui ! Si le frère et Manon disparaissent définitivement, on retourne à la case
départ. Et on se retrouve tous au placard.
Le major Greux apparut à
l'entrée, le téléphone portable à la main. Derrière lui, des policiers en
uniforme circulaient dans le couloir.
— J'ai deux infos importantes à vous communiquer !
Il s'intercala entre Lucie et le commandant.
— La première : on vient de dénicher quatre burins
dans les apparts en travaux. L'un d'entre eux semble correspondre à celui
décrit par le paléontomachin. Trois centimètres de large environ, l'extrémité
coïncide parfaitement avec la trace sur le morceau d'ammonite. On va l'amener
au labo pour comparer les défauts.
La nouvelle laissa Lucie sans voix. Kashmareck se mit à arpenter la pièce de long en large avant d'exposer son
raisonnement :
— Supposons une fraction de seconde, je dis bien
supposons, que Frédéric Moinet soit le Professeur. Comment aurait-il pu tuer sa sœur Karine alors qu'il se trouvait aux États-Unis avec Manon ? Nous avons vérifié de nouveau tout cela, ses alibis sont irréfutables, y compris pour d'autres victimes du Professeur. Physiquement, ça ne peut pas être lui ! Mais allons au-delà des lois de la physique, et
considérons qu'il soit dix fois meilleur que David Copperfield. Pourquoi revenir quatre années plus tard tuer une vieille sadique et enlever sa propre sœur, sachant que cela attirerait forcément l'attention sur lui ? Pourquoi kidnapper cette sœur qu'il cherche à protéger en la contraignant à suivre des cours de tir ou de self- defense ? Ça n'a
absolument aucun sens !
Lucie fit claquer ses doigts.
— Ou alors, peut-être que quelqu'un d'autre voulait braquer les projecteurs sur Frédéric Moinet...
— Qui?
— Le Professeur en personne, qui cherche à nous montrer quelque chose. Quelque chose que le troisième larron, le faux
cambrioleur, veut à tout prix dissimuler. Rappelons-nous que le Professeur a
enlevé Manon, qu'il pouvait la tuer, et pourtant, il ne
lui a pas fait de mal, ne l'a pas violée. Et aujourd'hui,
il l'aiguille vers Bâle, piste que le frère cache
depuis le début. Le Professeur, le cambrioleur et le frère
sont liés par... un chaînon manquant. Et ce chaînon
manquant, c'est la mémoire de Manon. Je ne vois pas d'autre explication.
Kashmareck s'appuya sur une
chaise, sans rien répondre. Greux se racla la gorge. Le commandant
lui fit un signe du menton pour l'inciter à parler.
— L'autre info nous vient du graphologue qui analysait
ces décimales de 71, dans la maison hantée de Hem. Un truc
vraiment louche, mais qui pourrait concorder avec vos
dires. Enfin, d'après ce que j'ai compris.
Kashmareck poussa un long
soupir.
—
Vas-y, annonce.
Le major sortit un papier de
sa poche.
— Deux mille quatre cent quatre décimales de n ont été peintes sur les murs du hall. Au passage, deux mille quatre cent quatre, c'est 24/04, date de la mort de Dubreuil, mais passons sur ce détail. Le graphologue avait d'abord affirmé que nous avions affaire à un gaucher, vous vous
rappelez ?
—
Exact...
— Mais il a découvert, dans la séquence, des séries de chiffres peintes de la main droite. Ça s'est reproduit neuf fois exactement, à des endroits différents et éloignés. À chaque
fois, six ou sept chiffres consécutifs...
Lucie et le commandant
échangèrent un regard intrigué. Ils prononcèrent en même temps la même question
:
—
Et alors ?
— On a fait l'essai. En trempant un pinceau de
taille identique dans la peinture, on réussit à tracer
six ou sept chiffres, justement, avant d'avoir à le
plonger de nouveau dans le pot. Le graphologue est
maintenant certain à cent pour cent qu'en réalité, notre
homme est droitier ou ambidextre. Les chiffres inscrits de
la main droite sont plus naturels. Il pense qu'à
plusieurs reprises, le Professeur a dû « oublier » de peindre avec sa main gauche et ne s'en est aperçu qu'en trempant de nouveau son pinceau.
Lucie se tira les cheveux vers l'arrière et lança
:
— Et donc... Le Professeur a voulu se faire passer pour un gaucher. Encore une fois, il a voulu nous rapprocher de
Frédéric Moinet !
Elle ne tenait plus en place.
— Je vais peut-être pousser le vice un peu loin, ajouta-t-elle mais... pourrait-on imaginer que le Professeur soit venu
déposer le burin ici, pour qu'un nouvel élément accuse Moinet ?
—
Tu le vois venir piquer ce
burin, décrocher son ammonite et le remettre à sa place ? intervint
Kashmareck. Et, en plus, deviner que notre paléontologue nous aiguillerait vers cette piste ? Allons Henebelle ! Sois quand même un peu cohérente !
Lucie triturait maintenant ses boucles blondes.
— J'ai pire à proposer... Et si c'était le
Professeur qui avait « forcé » Manon à suivre des cours ? Et
s'il avait manipulé son N-Tech pour qu'elle puisse se
protéger du cambrioleur et remonter vers la vérité ?
— Mais tu délires !
— N'empêche que c'est une hypothèse qui se tient. Peut-être approche-t-il Manon comme bon lui semble. Il suffit que sa photo se trouve dans le N-Tech. Et même... S'il avait accès à la machine, à l'heure qu'il est, il peut très bien l'avoir effacée... Il éprouve sans doute le besoin de nous parler. Pour se mettre en lumière, pour briller. Ou nous montrer à quel point nous sommes stupides. On a déjà traité des dossiers tordus, mais je dois dire que celui-là détient sans aucun doute la Palme d'or.
Le portable de Lucie vibra.
Numéro inconnu. Elle s'excusa et s'éloigna au fond de la pièce.
À l'autre bout de la ligne, une voix féminine :
—
Ne prononcez surtout pas mon
nom, et répondez par oui ou par non. Vous vous nommez bien Lucie Henebelle ?
Lucie connaissait cette intonation. Ses joues s'empourprèrent sur-le-champ.
— Oui.
Un silence, puis :
— Vous êtes seule ?
— Non.
—
Arrangez-vous pour l'être. La
moindre entour- loupe, et je raccroche. Je vous laisse dix
secondes. Allez !
— Un instant...
Lucie fit comprendre au commandant qu'il s'agissait
d'un appel personnel et sortit dans l'impasse.
— Manon ! Dites-moi si vous allez bien !
—
Je vais bien. Vous avez
promis de m'aider, vous vous rappelez, n'est-ce pas ?
— Oui, je me rappelle.
Le raclement du métal, le deux-temps modéré d'une masse fendant l'air. Pas de doute, Manon se trouvait dans un train.
—
J'ai inscrit dans mon N-Tech
que je pouvais vous faire confiance. Dites-moi que je ne me trompe
pas. Dites-le-moi.
— Vous ne vous trompez pas.
— Vous pouvez noter ? demanda Manon.
— Deux secondes...
— Dépêchez-vous !
Lucie sortit son carnet de la poche de son caban. Elle tremblait jusqu'à la dernière phalange.
— Je... Je vous écoute.
— Très bien. Soyez attentive, parce que je ne
répéterai pas. Vous allez vous rendre dans un village qui
s'appelle Trégastel, sur la côte nord de la Bretagne. Une
fois là-bas, vous vous dirigerez vers la plage et chercherez
un gigantesque rocher en forme de tête de mort. Il est assez avancé dans la mer, vous l'atteindrez en marchant sur d'autres rochers. Il faudra aller tout au bout. Un conseil, enfilez des chaussures antidérapantes. Vous...
— Laissez-moi le temps d'écrire !
— Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous !
— Bretagne... Trégastel... La plage... Rocher en forme de tête de mort... C'est bon.
— De Lille, vous aurez à peu près sept heures de route, en roulant à bonne allure. Trouvez un prétexte auprès de votre hiérarchie et filez vers la Bretagne. Vous m'y attendrez à 20 heures. J'ai votre photo, c'est vous que je veux voir, et uniquement vous. Si je m'aperçois que vous n'êtes pas venue seule, ou qu'on vous a suivie, je détruirai sur-le-champ les nouvelles informations que j'ai collectées, et tout s'évanouira. Ai-je été suffisamment claire ?
— Mais pourquoi ? Mes collègues pourraient vous aider !
Manon se mit à chuchoter :
— Non ! Je ne veux pas qu'on m'empêche d'agir, ni qu'on me pose des questions. Je veux la peau du Professeur. Le tuer de
mes propres mains.
— Vous vous rendez compte de ce que vous me demandez ? Je ne peux pas !
— 20 heures. Ne soyez pas en retard. Si vous manquez
notre rendez-vous, ou si je me rends compte que vous me jouez un mauvais tour, je m'aventurerai seule là-bas. Dans... les ténèbres...
— Ne faites pas ça ! Ce serait du suicide !
—
Alors rejoignez-moi. Mon
avenir, ma vie dépendent de vous. De vous seule. Et rapportez-moi mon Beretta, je sais que c'est la police qui l'a, c'est enregistré dans
mon N-Tech. Ne l'oubliez pas.
Elle raccrocha.
Lucie sentit son estomac se resserrer. « Mon
Dieu, Manon, qu'est-ce que tu me fais faire ? » se
dit-elle en se massant les tempes.
Pour aider Manon, elle devait aller à l'encontre
de toutes ses convictions. Mentir à ses supérieurs.
Tromper ses filles.
Elle se retourna et vit Kashmareck devant
l'entrée de la maison. Il s'approcha, le front soucieux,
cigarette aux lèvres.
—
Tu n'as pas l'air dans ton
assiette. Blanche comme un cachet d'aspirine. Mauvaise nouvelle ?
Lucie ne prit pas le temps de réfléchir et
improvisa :
—
C'est... ma mère... Elle...
est à l'hôpital... Un... accident de voiture...
— Merde ! Et c'est grave ?
Lucie était au bord des larmes. Pas besoin de
simuler, son comportement la répugnait.
— Les médecins ne savent pas encore...
Elle sortit un mouchoir et se frotta le coin de
l'œil.
— Je dois partir sur Dunkerque... Tout de suite...
Kashmareck lui posa la main sur l'épaule.
—
Ce n'est pas le meilleur
moment pour moi, tu sais ?
Il la secoua, la forçant à se ressaisir. Il
l'avait rarement vue dans un tel état.
—
Tu ne te laisses pas abattre,
OK ? Vas-y. On va essayer de se débrouiller sans toi.
— Merci commandant.
— Tiens-moi au courant. Et profite de ton passage
à l'hôpital pour faire soigner ce fichu mollet.
Lucie acquiesça et s'éloigna d'un pas pressé, boitillant
légèrement.
Qu'avait-elle fait ? Quelle frontière avait-elle
franchie ? Elle, lieutenant assermenté de la police judiciaire ? Elle, censée
combattre le crime ?
Et si ça se passait mal ? Si le sang coulait ? La
justice ne la raterait pas. La taule, direct.
Elle se convainquit d'avoir fait le bon choix,
alors qu'elle s'enfonçait avec sa vieille Ford dans les
artères de Lille. Il fallait passer chercher les jumelles
à l'école, remonter les déposer chez sa mère à Dunkerque, avant de foncer vers les côtes
déchiquetées de la Bretagne. Abandonner les petites, une fois
encore.
Quand donc les éduquerait-elle comme une mère « normale » ? Ce métier finirait par la briser, elle aussi. Comme il avait démoli tant de familles et de couples. Lucie risquait sa place, sa carrière, peut-être même sa vie. Mais Manon lui accordait sa confiance. Sans oublier sa promesse...
Manon, ses filles... Ses filles, Manon...
Elle freina brusquement à un feu rouge, évitant
de justesse la collision.
Demain, c'était son anniversaire. Trente-trois
ans. Où le fêterait-elle ? Dans quel endroit sordide ?
Trop tard. Sa décision était prise. À présent, il
fallait aller au bout. Vers une destination inconnue et
assurément dangereuse.
Les ténèbres, avait chuchoté Manon.
Elle mit la radio à fond et s'efforça de ne plus
songer aux conséquences de son acte.
Pas avant d'avoir déposé les petites.
Les seuls êtres capables de lui faire tout
abandonner.
34.
Ce fut au niveau de
Saint-Brieuc que se déroula le front de la dépression. Une puissante spirale
noire happant la clarté du jour à une vitesse prodigieuse. Des bulletins
d'alerte météo avaient été lancés dans toute la France : des précipitations
historiques, accompagnées de vents effroyables, allaient balayer le pays
d'ouest en est. Du jamais vu.
Lucie se frotta les paupières.
La fatigue, la route, la pluie et les soucis se mélangeaient en un amer
bouillon. Elle considéra de nouveau la photo de ses filles, sur son porte-clés.
Clara et Juliette. Son unique réussite, en définitive, dans cette fichue vie de
flic. Dire qu'à cet instant précis, elle aurait dû se trouver à leurs côtés, passer
ses doigts dans leurs chevelures et les cajoler, au lieu d'aller s'enfoncer
dans ces histoires.
Un jour, il faudrait que tout
cela cesse. Pour elles, pour qu'elles grandissent heureuses et équilibrées, et
non pas privées de leur mère retrouvée morte au détour d'une rue sans nom. Mais
elle ne savait rien faire d'autre. Traquer le crime, c'était sa vie.
Sous la lumière blanche d'un
éclair lointain, elle jura fermement de brûler les livres, les témoignages, les
documents horribles, les DVD, le contenu de son armoire secrète. Agir dès son retour à l'appartement, sans se poser de questions, sans réfléchir. Embraser la Chimère.
Et arrêter Meet4Love. Pourquoi
absolument chercher quelqu'un ? Pour souffrir encore ? Les hommes n'étaient que fausseté et mensonges. Frédéric Moinet en était l'exemple le plus flagrant.
Elle quitta la D767 en
direction de Lannion. Personne sur les routes. Les Bretons semblaient s'être
calfeutrés derrière leurs lourdes façades en pierre, en prévision de la tempête à venir.
Presque 19 heures, déjà. Plus
qu'une heure avant le rendez-vous.
Elle pénétra enfin dans
Trégastel avec le sentiment étrange qu'un malheur était sur le point de se
produire. Pourtant, il devait être agréable de se promener
dans ce village côtier en plein été, profiter des
baignades, de l'air iodé, des marchés typiques, avec leurs
kouign- amanns et leur cidre brut. Mais là... la station
balnéaire fichait plutôt le cafard. Et la trouille.
Lucie se gara face à la mer.
Dehors, des trombes d'eau lui fouettèrent le visage. Heureusement,
elle s'était habillée en conséquence, une tenue
imperméable kaki qui la couvrait des rangers à la tête.
La jeune femme descendit sur
la plage et se dirigea vers un amas chaotique de roches. Le front
baissé, la lampe torche à la ceinture et le Sig Sauer sous
l'aisselle, elle remonta un sentier enfoui au cœur des
immenses blocs de granit rose. Les longues houles
déchaînées se déroulaient sous ses yeux en nappes maléfiques.
Au loin se dressait une masse gigantesque, la tête de
mort.
La nuit allait bientôt tomber.
Il ne s'agissait pas de traîner.
Parvenue au bout du sentier,
transie, secouée par les bourrasques, Lucie s'engagea sur les rochers.
Elle glissa plusieurs fois. Autour d'elle, les vagues
s'écrasaient sur la pierre, libérant des gerbes blanchâtres dans un fracas assourdissant. Le moindre faux pas, et c'était la chute, la déchirure des chairs, puis la noyade.
Au bout, avait dit Manon.
Aller tout au bout. Lucie poursuivit sa progression, le mollet en feu. Elle
crut bien, à de multiples reprises, y laisser sa peau,
mais finit par atteindre le bloc d'une hauteur immense
et creusé de deux cavités pareilles à des yeux. Sa
forme rappelait celle d'un crâne, un crâne et équilibre
sur un autre rocher titanesque. Lucie se réfugia sous
cet ensemble étonnant et s'assit enfin, les deux
mains autour de son muscle douloureux.
Et la mer, qui continuait à
grogner, affamée, rageuse.
20 h 10. Malgré son pull en
laine, sa polaire, son K- way, elle tremblait de froid. Le vent et les
embruns lui cinglaient la figure. Et si Manon ne venait pas ?
Et s'il lui était arrivé malheur ? « Ne soyez pas en
retard », avait-elle prévenu.
Lucie observa la nature
ensorcelante autour d'elle, peu à peu gagnée par l'obscurité. Dans cinq
minutes, il faudrait absolument repartir vers la côte.
Traverser ces écueils dans le noir relevait du suicide.
Au milieu du vacarme, la flic
perçut des claquements sur sa gauche. Une silhouette ruisselante se détacha dans la pénombre.
— Manon !
Lucie se releva. Elle sentit
soudain une chaleur envahir l'ensemble de son corps. Manon se
dressait là, face à elle. Enfin...
La mathématicienne jeta un œil sur son N-Tech, protégé par une housse hermétique suspendue à son cou, avant de s'approcher. Le rétroéclairage illumina ses traits éprouvés d'un halo fluorescent.
—
Merci d'être venue, fit-elle
en reprenant sa respiration. Je ne pensais pas que les éléments se déchaîneraient
comme ça contre nous. Mais au moins... je suis certaine que vous êtes seule...
Sans réfléchir, Lucie l'enlaça et la serra contre
elle de toutes ses forces. Elle sentit la main de
Manon dans son dos répondre à son étreinte.
— Manon... J'ai eu si peur pour vous...
Elles s'abritèrent et la jeune amnésique
considéra une nouvelle fois son organiseur.
— Rendez-moi mon Beretta.
—
Désolée, impossible de le
récupérer, il s'agit d'une pièce à conviction.
— Je vous avais prévenue !
— Je ne pouvais pas, vous devez me croire !
Manon tira sur les sangles de son petit sac à dos
et
se pinça les lèvres.
—
Bon... Je... Je pensais que
nous pourrions prendre la mer ce soir, mais... pas un seul marin n'a accepté avec une météo pareille...
— Prendre la mer ? Mais...
Manon posa son index sur la bouche de Lucie.
—
Chut ! Je vous raconterai
tout quand nous serons au sec... L'un de mes amis nous a prêté sa maison
de vacances, là où je passais la majeure partie de
mes étés, autrefois. C'est à Trébeurden, à quelques
kilomètres d'ici. Un marin, Erwan Malgorn, nous embarque demain, à 6 h 30, à partir de Perros-Guirec. Qu'il pleuve ou qu'il vente, il le fera, il nous conduira là- bas... même si l'endroit où nous allons est interdit.
— Interdit ?
Manon fixa Lucie et son visage s'adoucit.
—
En route... Nous avons toutes
deux besoin d'un bon bain chaud et de repos...
Elle embrassa soudain Lucie sur la joue.
—
Je sais que nous nous
connaissons, Lucie. Même si je n'en garde qu'un souvenir artificiel, je
sais que nous nous connaissons. Et je crois... non, je
suis certaine, que vous êtes quelqu'un de bien. Parce que vous vous trouvez ici, au milieu de nulle part, avec moi...
Frédéric Moinet quitta le
véhicule immatriculé dans le Maine-et-Loire et courut en direction d'une
poissonnerie, son imperméable au-dessus de la tête. À l'intérieur du magasin, le propriétaire était occupé à baisser les grilles. Frédéric tambourina sur la vitrine.
—
Attendez !
Le commerçant haussa les
sourcils et désigna une pancarte.
—
20 h 20 ! On est fermés
depuis une heure !
— Juste une minute, je vous en prie ! fit Frédéric d'un ton nerveux avant de se retourner.
Le poissonnier aperçut une
ombre immobile qui se tenait plus loin, appuyée contre une voiture. Un
autre gars qui attendait sous un parapluie et qui
faisait jaillir la flamme de son briquet de façon compulsive. Ça
sentait le coup fourré. Le commerçant ne lâcha pas le bouton de fermeture des grilles et dit, la gorge serrée :
—
Fi... Fichez le camp !
Frédéric regarda rapidement
autour de lui et sortit un revolver de la poche de sa veste. Il plaqua le
canon contre la vitrine, tandis que sa cravate volait
dans le vent.
—
Ouvre ou je tire ! C'est pas
une vitre qui m'empêchera de te trouer la cervelle !
Le poissonnier leva les mains. Le mouvement de la grille s'interrompit à mi-descente.
—
Je t'ai pas dit de lever les
mains, je t'ai demandé d'ouvrir ! Tu le fais exprès ou quoi ? C'est la
dernière fois !
Tétanisé, le commerçant inversa le mécanisme puis déverrouilla la porte. Frédéric s'avança dans la boutique. Ses doigts
tremblaient autour de la crosse.
—
Je... Je n'ai pas d'argent...
fit le propriétaire. Je vous en prie... Il n'y a rien à voler ici.
Les traits de Frédéric trahissaient une grande
fatigue et, en même temps, une tension extrême. Les
cheveux en bataille, sa chemise pendant hors de son
pantalon, il n'était plus que l'ombre de lui-même.
—
Si ! affirma-t-il. Il y a
exactement ce qu'il me faut dans votre poissonnerie.
Il pointa les étals du doigt. Le commerçant se retourna, surpris.
—
Des poissons ? Ne me dites
pas que vous... me braquez pour me voler des poissons ?
—
Je ne vais pas vous les
voler, mais les acheter. Et ce ne sont pas des
poissons que je veux...
— Quoi alors ?
— Des calamars.
— Des calamars ?
Frédéric soupira en baissant son arme.
—
Oui, des calamars ! Des
putain de calamars ! Alors tu vas me les servir avant que je m'énerve sérieusement, d'accord ?
L'homme se dirigea vers les étals, abasourdi. Ce type l'avait contraint à ouvrir, avait pointé un flingue sur lui pour acheter des calamars.
— Combien vous en voulez ?
— Tout ! Mettez-moi tout ce que vous pouvez.
Le poissonnier écarquilla les yeux.
— Mais il y en a au moins quinze kilos !
—
Eh bien dans ce cas,
mettez-moi les quinze kilos ! J'ai été suffisamment clair, non ?
— Très clair...
L'homme fourra les mollusques dans plusieurs sacs plastique. Une odeur de sel, d'algues, de tout ce que la mer pouvait charrier, envahit l'espace.
Frédéric s'empara des sacs et fit demi-tour.
—
J'ai laissé cent euros sur
votre comptoir, je pense que cela suffira. Merci pour le service,
Perros-Guirec est une chouette ville.
Et il disparut sous le déluge, aussi vite qu'il
était arrivé.
36.
La maison aux pierres centenaires n'était pas
chauffée. Le propriétaire des lieux avait caché les clés sous un pot de granit, comme au temps où Manon venait y passer ses vacances. C'était une bâtisse de plain-pied d'une dizaine de pièces, aménagée en appartements, aux volets attaqués par les rudes pluies de l'Ouest. Un endroit magique, d'où l'on dominait les déchirures de la côte.
Grelottant sous une couverture, Lucie massait son mollet pour tenter d'apaiser sa douleur. Manon s'empara de quelques feuilles et d'un marqueur qu'elle sortit de son sac à dos.
— Je vais devoir noter et afficher sur ces murs des choses qui risquent de vous paraître bizarres, mais... si je ne le fais pas, je pourrais...
— Péter les plombs, un câble, une durite ?
Lucie désigna son front.
— Ou me frapper à coups de batte jusqu'à ce que mort s'ensuive ?
Manon s'approcha et palpa délicatement l'arcade sourcilière suturée.
— Oh ! Ne me dites pas que...
—
Si, si, c'est bien vous. Mais
ça va, ne vous inquiétez pas.
Les doigts de Manon étaient chauds, ses gestes d'une tendresse enfantine. Elle avança ses lèvres à quelques centimètres de celles de Lucie.
— Vous êtes sûre ?
— Pas de soucis...
Lucie détourna imperceptiblement la tête, un peu gênée, et demanda :
—
Et maintenant, vous pouvez
bien m'expliquer pourquoi nous sommes ici ?
— Deux minutes. Deux minutes, OK ?
Après avoir noté sur des feuilles le récit de ses
heures passées, après avoir affiché partout que Lucie l'accompagnait pour l'aider, Manon s'empara d'une bouteille de Martini dans un bar en forme de tonneau, traça au marqueur un trait indiquant le niveau d'alcool et remplit deux verres.
— Le trait, c'est pour quoi ? questionna Lucie.
— À votre avis ?
—
Éviter que vous vidiez la
bouteille sans vous en rendre compte ?
— Eh oui, voilà à quoi j'en suis réduite...
—
N'empêche, vous savez très
bien vous débrouiller. Revenir de Bâle toute seule et avancer si loin
dans une enquête criminelle sans aucune aide... Je dois
admettre que le docteur Vandenbusche est un excellent professeur, et vous la
meilleure des élèves.
— Vous le connaissez ?
— Un peu, oui.
Manon abandonna sur la moquette les quelques punaises rouges qu'elle tenait encore dans sa main blessée.
—
Cela doit faire deux ans
qu'il me soigne, et je ne sais même pas à quoi il ressemble. J'entends
parfois le son de sa voix, au fond de ma tête. Je l'imagine
la cinquantaine, grisonnant, un peu trapu. Mais très propre sur lui, et distingué. Je me trompe ?
— Non, vous voyez juste. Comme souvent.
Manon tendit le verre à Lucie et s'installa dans
une
banquette.
—
Vous êtes une très jolie
femme, Lucie. Un peu... comment dire... sévère dans votre manière de vous habiller ou d'observer, mais très mignonne.
— Je... Que répondre ? Je vous remercie...
La flic changea de sujet, mal à l'aise.
— Que fait-on ici, au fin fond de la Bretagne ?
La jeune amnésique relut pour la dixième fois de
la soirée les informations mémorisées dans son
N-Tech.
— Je ne vous l'ai pas encore dit ?
— Non.
— Absolument rien ?
—
Absolument rien. De peur
peut-être que... que je continue sans vous. Mais je ne vous abandonnerai
pas. Ma promesse... Vous vous rappelez ?
—
Je me rappelle. Quoi que vous
en pensiez, je me souviens de... certaines choses de vous. Comme
si... C'est assez curieux. C'est différent de la vision
que j'ai des autres personnes...
Manon se releva et s'empara d'une carte routière.
—
Revenons à nos moutons. Avant
mon... accident, j'ai observé des cartes de France des nuits et
des nuits. Je cherchais à percer le cheminement logique
suivi par le Professeur. Comment choisissait-il ses
victimes, selon quels critères ? Pas socioprofessionnels,
ils étaient extrêmement variés. Ni physiques, puisqu'il s'en prenait à des hommes, des femmes, des jeunes,
des moins jeunes, indifféremment. Alors je me
suis demandé : pourquoi ces victimes-là, si éloignées
géo- graphiquement les unes des autres ? Pourquoi se
donner tant de mal, alors qu'il suffisait de frapper dans un même département ou dans une même région ?
— Pour qu'on ne puisse pas cerner ses habitudes, son environnement. Il s'agit d'un itinérant. Il sélectionne peut-être
ces agglomérations au hasard, tout simplement, comme
certains tueurs en série américains qui sévissent sur
plusieurs Etats. Des suspects zéro.
Manon secoua la tête avec détermination.
— Non ! Le hasard n'a pas sa place dans cette histoire,
pas pour un esprit aussi rigide que celui du Professeur. Songez à la spirale,
à l'élaboration des scènes de crime mettant en jeu les lois les plus
strictes des mathématiques. Avec... Turin, nous n'avons jamais trouvé de relation entre ces personnes, alors, j'ai cherché s'il
pouvait en exister une entre les lieux qu'il choisissait. Quelque chose de... géographique.
Elle dessina un triangle dans l'air avec son
index.
— Rappelez-vous, le triangle équilatéral, entre
Hem, Roeux et Raismes. Une figure géométrique
parfaite, nouveau signe de sa maîtrise. A l'époque, nous
avons échoué. Quand vous regardez les villes des six
premiers meurtres, elles semblent disposées complètement au hasard dans
l'espace, rien ne les relie entre elles. Pas de
pentacle, de carré, ni la moindre figure cabalistique...
Lucie avala une gorgée de son Martini.
— En effet... Juste des points sur une carte,
semble- t-il.
— Jusqu'à ce que je découvre les croix, sur la spirale
de Bernoulli. Les sept croix.
— Vous pensez que... Elles représenteraient les villes
des sept assassinats ?
— Oui et non...
Manon s'excitait de plus en plus.
— Les six premières croix représentent bien les villes
des six premiers meurtres. Mais Roeux n'appartient pas à la spirale. Elle est totalement en dehors.
Elle engloutit son verre d'un
trait, déplia la carte devant elle, et vint s'asseoir en tailleur sur la moquette. Lucie l'imita.
—
Regardez, regardez ! Cela m'a
fait tilt face à la spirale de Bernoulli. Rappelez-vous : « Eadem mutata resurgo », « Changée
en moi-même, je renais ». II... Il suffisait juste de
reproduire cette spirale sur une carte de France et de
l'agrandir, pareille à elle-même, jusqu'à... jusqu'à
ce que la courbe passe sur les villes des assassinats !
Les croix correspondent parfaitement ! Regardez !
Un éclair traversa ses grands yeux bleus.
— Bernoulli était la clé ! Sans cette clé,
impossible de déceler le rapport entre ces lieux !
Lucie fixait la spirale
dessinée sur la carte qui chevauchait les points gris des agglomérations. Son
ongle suivit la courbe, jusqu'à la septième et dernière
croix perdue dans la mer, ici, en Bretagne. Elle
recouvrait des petits points clairs représentant des îles.
Roeux se trouvait complètement
en dehors de la figure, tout là-haut, au nord. Pourquoi ?
La mathématicienne se servit
un nouveau Martini et remplit le verre de Lucie. Elle commençait déjà à
sentir les effets de l'alcool. Elle regarda son interlocutrice dans les yeux et souleva légèrement son pull, puis son chemisier.
—
« Rejoins les fous, proche
des Moines. » Tu te rappelles, Lucie ?
La jeune flic s'étonna de la
soudaine proximité de Manon. Combien de temps cela allait-il durer ?
Quelques minutes, quelques secondes ? Quand se remettrait-elle à la vouvoyer
? Il suffisait juste d'une distraction, avait expliqué Vandenbusche, un coup
de tonnerre, la chute d'un objet, un cri, et cette
complicité naissante s'évanouirait. Ne resterait alors entre
elles que la froideur de l'enquête. Et la terreur d'une
femme découvrant une inconnue dans la même pièce
qu'elle.
— Lucie ?
— Je me souviens, oui... « Rejoins les fous, proche des Moines. »
Manon pointa Perros-Guirec sur
la carte, puis fit lentement glisser son doigt vers le haut.
— La septième croix que tu vois ici indique l'emplacement de sept îles, situées au large de Perros- Guirec. L'une d'elles s'appelle...
— L'île aux Moines ! compléta Lucie en plissant les paupières.
— Exactement ! Et il y a une autre île, proche de l'île aux Moines, Rouzic, sur laquelle il est formellement interdit de
se rendre. Une terre de rochers et de falaises qui abrite
la seule colonie de fous de Bassan de France. Plus de
dix-sept mille couples y nidifient chaque année, de
janvier à septembre. Un véritable rempart de plumes et
de becs, qui fait ressembler l'île à une gigantesque
boule de coton.
Lucie frissonnait. Elle se frotta les épaules.
— Rejoins les fous... Les fous de Bassan... C'est donc là où nous devons nous rendre, sur Rouzic, proche des Moines...
Votre frère vous a sous-estimée en inscrivant ce
message...
— Pardon ?
—
Non, rien... Je pensais tout
haut. Et vous savez ce que nous allons chercher là-bas ?
—
Malheureusement, non. Je n'en
ai aucune idée. Il n'y a rien d'autre que des oiseaux sur cette île.
Soudain nostalgique, Manon se mit à raconter,
alors que ses yeux se perdaient sur les motifs de la
tapisserie :
—
Je connais bien l'endroit.
Adolescents, nous venions en vacances dans cette maison. J'ai
toujours aimé la Bretagne. Sa beauté sauvage, son
atmosphère féerique... J'ai beau être une scientifique, je
suis pourtant très intriguée par les contes celtes, l'ambiance éso- térique, où tout ne s'explique pas par la rigueur d'une démonstration.
—
Moi aussi, approuva Lucie. Je
crois en effet que... que certaines manifestations ne
s'expliquent pas...
Manon termina son verre et continua :
—
Avec mon frère et des amis du
coin qui avaient un bateau, nous allions en cachette sur l'île
Rouzic. Frédéric et moi, on a toujours aimé braver les
interdits, être différents des autres...
Elle se racla la gorge.
— Je suis différente des autres, Lucie.
— Je sais.
—
Je ne te parle pas de mon
handicap... Mais de... de ce que je ressens... À l'égard des hommes, par exemple... Je ne suis pas homo mais... je ne sais pas... ils ne m'attirent pas.
Il y eut un court silence, avant que Manon poursuive
:
—
Parce que j'ai des
sentiments, tu sais ? Je ne suis pas juste une
machine. Moi aussi j'ai des envies, des besoins, des goûts
particuliers... J'aime les glaces, le thé à la menthe, les
promenades à cheval... J'aime
porter de beaux vêtements, me
parfumer, comme n'importe quelle autre femme.
— Je sais Manon. Je commence à te connaître.
Une douleur sourde brillait dans les yeux de la
jeune
amnésique.
— Parfois, quand je vois comment les autres me regardent, je me sens tellement inutile... C'était déjà comme ça avec mon métier. On imagine toujours les mathématiciens comme des calculateurs acharnés, des individus asociaux qui brassent du vent... Pourtant c'est absolument faux ! Ils s'interrogent sur des structures, des
théories, des configurations qui peuvent changer le mode de
pensée ! Il suffit de se souvenir qu'au Moyen Âge,
c'était la religion qui définissait le cadre de la réalité
! Quand les savants ont réussi à expliquer l'origine
d'un éclair ou d'une comète, tout a changé, ces
événements sont devenus scientifiques et on s'est rendu
compte, en définitive, que la science faisait avancer
l'humanité. Crois-moi, toutes les branches des mathématiques, si abstraites
soient-elles, trouvent toujours une application très concrète dans le monde réel.
Ses prunelles s'embrasèrent.
— Le seizième problème de Hilbert par exemple, sur lequel je travaillais, l'un de ces fameux problèmes du millénaire, permettrait de comprendre, s'il était résolu, le comportement d'un écosystème proies-prédateurs. Que se
passerait-il si on laissait sur une île des moutons et des loups
en nombre égal, Lucie ?
— Eh bien... Je suppose que les loups mangeraient les moutons ?
— Et ces derniers se feraient moins nombreux. Et, de ce fait ?
— À mon avis, la pénurie de proies entraînerait une diminution du nombre de prédateurs, qui mourraient affamés ou se dévoreraient entre eux.
— Tout à fait. Et cette diminution impliquerait par conséquent un nouvel accroissement du nombre de proies, qui, de nouveau, permettrait le développement des prédateurs, et ainsi de suite. Mais après, au bout d'un an, dix ans, mille ans ?
Lucie haussa les épaules, intriguée. Manon
termina son explication.
— La résolution d'un tel système d'équations différentielles
permettrait de comprendre l'évolution démographique des espèces dans le temps,
ou l'extinction de certaines d'entre elles. Alors tu vois... Je
ne suis pas juste... un objet inutile...
Lucie aurait aimé lui prendre la main, la
caresser, la réconforter, mais elle se contenta de dire :
— Manon. Je sais à quel point les gens sont intolérants
et superficiels. Ils... se limitent à juger sur les apparences, sans chercher à voir plus loin. Pourtant, chaque histoire sur cette Terre mérite d'être vécue. Et racontée...
— Alors raconte-moi la tienne. Celle qui te donne ce regard si déterminé et te force à te cacher derrière des tenues de mec, alors que... tu me parais si tendre... si
attentionnée.
Lucie fixa ses pieds.
— À quoi bon Manon ? Dans une minute, tu ne te souviendras de rien.
Manon se recula brusquement et s'immobilisa. Les larmes lui vinrent aux yeux.
— Comment oses-tu ?
— Manon, je...
— En te parlant, j'avais oublié mon amnésie ! Cela n'a duré que peu de temps, mais je l'avais oubliée ! J'avais... une conversation normale, des émotions, je me sentais bien ! Oui, j'aurais oublié ton histoire, et alors ? Je t'aurais écoutée, au moins ! J'aurais partagé des secrets avec toi, même un court instant ! Qui sait ? Parler t'aurait peut-être soulagée? Tu... Tu as tout gâché ! Je te l'ai dit, je ne suis pas qu'une machine ! Mais apparemment, tout ceci t'échappe !
Folle de rage, elle se leva et
donna un coup de poing dans le mur.
Alors, elle se mit à observer
autour d'elle. Les papiers accrochés, les Post-it. « Lucie, le
lieutenant aux boucles blondes, m'accompagne pour m'aider. » Puis elle regarda ses mains. Pourquoi tremblaient- elles ? Pourquoi ces sentiments violents, au plus profond de son cœur
? Elle se retourna, l'air grave. Une femme, assise sur le
sol, la fixait étrangement. La femme aux boucles
blondes.
— Que s'est-il passé ? Pourquoi suis-je en colère ? C'était contre vous ?
Elle vit la carte sur la
moquette, la spirale de Bernoulli. Elle reconnut la maison de son adolescence. La Bretagne. Qu'est-ce qu'elle faisait là ?
Lucie se releva, déconcertée.
— Oui, tu étais en rage contre moi. Mais c'est sans importance à présent...
— On se... tutoie ? Dites-moi ? Pourquoi sommes- nous ici ?
— Nous devrions aller nous coucher. La journée de demain risque d'être éprouvante. Le rendez-vous avec Erwan Malgorn est à 6 h 30... Direction l'île Rouzic...
— Erwan ? Qu'est-ce qu'il vient faire dans cette histoire ? Et comment vous savez tout ça ? Pourquoi nous rendons-nous là-bas ?
Lucie vint lui saisir le bras.
— Fais-moi confiance, se contenta-t-elle de répondre.
Essaie de prendre les choses comme elles viennent, tu reliras tes notes plus
tard. Mais pour l'heure, par pitié, allons nous coucher. Si tu veux bien,
je vais dormir à tes côtés, comme ça je pourrai veiller sur
toi. Ça me paraît plus prudent.
La jeune mathématicienne la
dévisagea longuement avant d'acquiescer :
—
D'accord... Merci... Merci
beaucoup...
À peine Manon avait-elle
allumé dans la chambre que Lucie vint s'écraser sur le lit. Elle resta
là quelques secondes, sans bouger, le temps pour Manon d'ouvrir les volets et d'aérer la pièce. Puis Lucie se redressa et jeta un rapide coup d'œil sur une aquarelle accrochée au mur. Soudain, elle fronça les sourcils et s'approcha. Juste à côté... une punaise rouge plantée dans la tapisserie épinglait un minuscule morceau de papier arraché. Une punaise semblable à celles que Manon venait d'utiliser pour fixer ses mémos.
— Depuis quand tu n'es plus venue dans cette maison
? demanda Lucie.
—
Depuis l'adolescence.
Pourquoi ?
— Et après ton agression ? Après ta perte de mémoire, tu penses que tu as pu revenir ?
— Cela m'étonnerait beaucoup. Pour quelle raison l'aurais-je fait ?
—
Pour tes vacances ?
— Mes vacances ? Mais à quoi ça me servirait de prendre des vacances ?
Lucie ôta son pull, sceptique.
De toute évidence, Manon était déjà revenue ici. Et elle ne s'en
rappelait pas...
Manon s'assit sur le matelas.
—
Une fois tout ceci terminé,
je crois... je crois que je retournerai
habiter à Caen, auprès de ma mère. J'ai besoin d'une présence féminine. Vous comprenez ?
Lucie ne sut que répondre. Sa
pauvre mère reposait six pieds sous terre depuis tellement
longtemps...
Manon se déshabilla en face
d'elle sans éprouver la
moindre gêne. Elle sentait
qu'elle pouvait accorder sa confiance à la jeune
flic, avec, toujours, cette impression tenace de la connaître, sans vraiment
l'avoir déjà vue. En enlevant son pantalon, elle releva une
petite tache sur le côté de sa culotte. Elle fronça les
sourcils et se tourna vers Lucie.
— Dites-moi ! Comment sommes-nous arrivées ici ? En Bretagne ?
Lucie soupira. Toujours la même rengaine.
— Je viens de Lille en voiture, et tu arrives de
Bâle, en train je suppose.
— Bâle, Bâle. Bernoulli. Je suis allée là-bas seule
? Vous n'êtes pas venue avec moi ?
— Non, c'est Hervé Turin qui t'a accompagnée.
Manon devint blême, paniquée.
— Impossible ! Je ne serais jamais partie avec lui
! C'est faux !
— Et pourtant, crois-moi, tu l'as fait... Il t'a convaincue en te parlant du Professeur, en prétendant être le seul à pouvoir te guider. Et tu as mordu à l'hameçon.
Manon se jeta sur son N-Tech,
consulta les derniers événements, déclencha les monologues et bilans
enregistrés depuis la veille. Lucie s'avança vers elle.
— Manon... Ne t'inquiète pas... Ça va aller...
— Non, non, ça ne va pas ! Il s'est produit quelque chose ! Cette tache ! Cette tache sur ma culotte ! C'est du sperme !
La jeune amnésique gardait les
yeux rivés sur son petit écran. Des photos défilèrent. Bâle, le
Rhin, la cathédrale, Turin.
— Attends ! s'exclama soudain Lucie.
Elle s'approcha de l'appareil.
— Le pansement, sur son nez...
— Quoi le pansement ? demanda Manon.
— Il ne l'avait pas en partant de Lille...
Elles échangèrent un lourd
regard. La blessure au nez, la tache sur le sous-vêtement de Manon.
Turin aurait pu si facilement abuser d'elle. Lucie
revit alors la main du flic abîmée, ce morceau de chair
arraché quand ils avaient découvert les collègues
endormis. Que fichait Turin aux abords de l'impasse du
Vacher à la nuit tombée ?
Elle tendit le bras pour
caresser les cheveux de la jeune femme. Mais Manon la repoussa, se leva,
hors d'elle, terrorisée, et se mit à longer les
parois, à cogner, avec une régularité mesurée, tandis que
ses ongles s'enfonçaient dans sa chair, tant elle
serrait les poings. Et elle continua ainsi jusqu'à ce que ses
traits se détendent, que la colère s'éloigne pour
laisser place à l'étonnement de se retrouver ici, en Bretagne.
Toujours les mêmes gestes. Le
N-Tech, la lecture des informations.
Lucie resta perplexe. Manon
venait d'oublier tout l'épisode.
Volontairement. Pourquoi ?
Pour éviter d'affronter la violence d'un viol ?
La flic se rapprocha de la mathématicienne et,
d'un geste timide, lui ôta sa petite culotte. Il
fallait la récupérer, la porter au laboratoire d'analyse. Savoir si Turin avait franchi la limite.
Manon la laissa faire. Sans réfléchir, elle
embrassa Lucie sur la bouche. Elle ne ressentit ni dégoût,
ni colère contre elle-même. Juste de la tendresse.
Et une simple envie.
— Désolée... Je...
— Ne le sois pas, dit Lucie.
Elle tira Manon vers le lit et la glissa sous les
draps.
—
Il faut que tu dormes,
chuchota-t-elle. Demain, une grosse journée nous attend. Je serai à tes
côtés quand tu te réveilleras.
Manon se sentit bien. Vivre le présent. Ne pas
chercher à affronter le passé ou le futur. Pas ce soir.
— Ce baiser, euh...
— Lucie, je m'appelle Lucie...
—
Lucie... Il m'a fait du
bien... Cela fait longtemps que je n'ai pas
ressenti une telle douceur... Même si je ne me rappelle plus,
il y a des choses que je sais...
Lucie s'éloigna sans répondre, rangea le sous-vêtement
dans la poche de son sac et fixa son reflet sur la fenêtre de la chambre. Elle resta là, longuement, sans bouger.
Que lui arrivait-il ? Etait-ce bien son image sur
la vitre ?
—
Tu crois que je devrais avoir
un enfant ? demanda soudain Manon.
— Pardon ?
Manon regardait le plafond.
—
Un enfant... Sa naissance...
Je m'en souviendrais forcément... Cela... Cela ouvrirait peut-être une porte... Une porte vers l'avenir...
— Peut-être Manon...
Peut-être...
Sans plus un bruit, Lucie
éteignit la lumière et resta debout dans la chambre.
Elle fixa Manon dans
l'obscurité. C'était sûr, cet
enfoiré de Turin l'avait
violée !
Combien étaient-ils à abuser
d'elle ainsi ?
Elle en voulut à la planète
entière. Ce monde était vraiment un monde de crasse. Ses jumelles lui manquèrent
terriblement.
Le cœur lourd, elle se faufila
sous les draps et se serra contre ce corps qui l'attendait. Les lèvres
de Manon vinrent cueillir les siennes. Une nouvelle
fois, elle ne chercha pas à les éviter. Cela faisait si
longtemps...
Elles disparurent toutes deux
sous les draps. La chaleur des caresses. La folie de l'instant. L'échange forgeant
définitivement la promesse d'un demi-tour impossible. À partir
de maintenant, c'était à deux. À deux jusqu'au
bout...
Une heure plus tard, à
l'extérieur, de l'autre côté de la fenêtre, une
ombre s'avança secrètement. Et plaqua son front sur la
vitre, un briquet à la main.
La flic était assise dans un
fauteuil à proximité de son arme.
Il allait falloir trouver un
autre moyen...
37.
— Manon ? Tu dors ? C'est Lucie. Lucie Henebelle.
— Lucie Henebelle ?
Le bruit des respirations au creux du lit.
L'obscurité. Dehors, le vent dans les branches.
—
Chut... Nous sommes en
Bretagne, nous approchons du Professeur, des spirales.
— Les spi...
—
Ne bouge pas. Ne pose pas de questions,
je t'en prie. Fais-moi confiance. Tu sais que tu peux
m'accorder la confiance ? Tu le sais ?
Manon s'agita, prête à jaillir hors du lit. Mais
elle retrouva rapidement son calme. Lucie Henebelle...
—
Oui... Oui, je le sais.
Enfin, je crois. Lucie Henebelle. On se connaît, Lucie. On enquête à deux,
c'est cela?
—
Écoute, j'ai... j'ai juste
besoin de te parler. Je ne parle jamais à personne. Et j'ai mal Manon, j'ai
mal tout au fond de moi.
—
Lucie, je... On est dans un
lit... En Bretagne? Comment se...
—
Chut... Il y a quelques
heures, tu m'as dit que... que tu voulais entendre mon histoire.
Manon se rapprocha.
—
Si je vous l'ai dit, c'est
que j'étais sincère. Je...
— Tutoie-moi Manon. Tutoie-moi comme tout à l'heure, s'il te plaît.
—
Je t'écoute.
Lucie chercha ses mots avant
de se lancer :
— Depuis dix-sept ans, je n'ai jamais raconté mon histoire à personne. Ou plutôt si, mais ceux à qui je l'ai fait sont partis loin de moi... Ce que je vais te confier n'est pas très... rationnel...
—
Vas-y, parle. N'hésite pas.
— Tout a commencé quand j'avais seize ans. Je
venais d'entrer au lycée Jean Bart, à Dunkerque. Je me
suis mise à avoir des maux de crâne, de plus en plus
fréquents. Au début, je supportais, je la jouais discrète,
parce que... parce que je ne voulais surtout pas aller à
l'hôpital. Mon... Mon père est mort d'un cancer du poumon,
et j'ai pu voir toutes les étapes par lesquelles il est
passé... La chimio, les traitements... Je ne supportais pas
la vue du sang, je détestais cette atmosphère... morbide...
C'était à en vomir... Tant de choses ont changé depuis...
Lucie soupira avant de
poursuivre :
— À cause de ces douleurs dans ma tête, je ne sortais
plus avec mes copines, je restais enfermée chez moi. J'étais même devenue incapable de suivre un cours. Ça a peut-être duré... quatre ou cinq mois, sans que personne ne s'aperçoive de rien.
— Jusqu'à ce que ta mère s'en rende compte, je suppose. N'est-ce pas ?
— Oui... Et là, j'ai dû faire tous les examens.
Scanners, radios, prises de sang... Ils ont finalement détecté une anomalie sous mon crâne, plaquée contre la dure- mère, juste à côté de mon cerveau. Et très mal placée.
—
Une tumeur ?
Lucie se recroquevilla sur elle-même.
— Quand on m'a annoncé qu'on allait m'ouvrir la
tête pour tenter d'extraire cette... cette chose,
je... je me suis mise à hurler. D'où venait cette horreur ?
Comment avait- elle réussi à se loger là, au plus profond de mon
être ? Pourquoi une telle injustice, pourquoi moi ? J'ai
voulu savoir, mais on ne répondait jamais à mes
questions, comme si... on cherchait à me cacher la vérité.
Elle serra les draps dans ses
mains. Doucement, Manon vint se blottir contre elle.
— Et donc... Tu t'es fait opérer quand même ?
— Avais-je le choix ? On m'a rasé les cheveux, mes beaux cheveux blonds, l'opération a duré plus de quatre heures, parce
que cette saloperie s'était logée dans un endroit critique,
au niveau de la ligne médiane de l'os frontal...
Quand je me suis réveillée, quand j'ai demandé de quoi il
s'agissait, on m'a répondu qu'on ne savait pas,
que... la « chose » était partie pour analyse au laboratoire médical de Dunkerque. Mais, dans les yeux de ma mère, j'ai lu qu'elle savait...
— Et que savait-elle ?
— Elle n'a pas voulu me le dire. Elle a toujours
été surprotectrice, elle voulait me couver. Alors,
j'ai contacté mon parrain...
— Ton parrain ?
— Il se trouve qu'à l'époque il bossait dans le
labo médical comme stagiaire. Je l'ai appelé et je
l'ai supplié de me dire ce qu'ils avaient reçu... Un kyste, une tumeur ? Aujourd'hui, plus que tout au monde, je souhaiterais ne
jamais avoir su. Ça a parfois du bon de ne pas savoir.
— Cela dépend des cas...
— Un soir où il était de garde au labo, quelques
semaines après mon opération, il m'a fait entrer en cachette.
J'avais dit à ma mère que j'allais au cinéma...
Il risquait sa place, mais il l'a fait, pour moi... Et là,
j'ai découvert l'endroit le plus... traumatisant qu'il m'ait été
donné de voir... On est descendus dans une espèce de
sous-sol, il y avait... des niches semblables à des nids
d'abeilles, avec... des choses hideuses... dans des bocaux
étiquetés. Des kystes, de la matière visqueuse, des morceaux
de chair... Je me rappelle le plafond, de plus en
plus bas, la fraîcheur sur mon visage, l'odeur des produits
conservateurs et le vrombissement des congélateurs... Quand Luc a ouvert l'un d'entre eux, j'ai vu un bocal, avec une grosse étiquette sur laquelle était inscrite mon...
—
Ton nom ?
— Mon numéro de sécu... Celui qui nous identifie tous, dès la naissance, comme tu disais dans la maison hantée de Hem... Mon morceau de n à moi...
Lucie fit glisser ses mains
sur ses joues. Elle transpirait.
— Tu sais Manon, un embryon produit plusieurs milliers de cellules toutes les secondes. Et par une magie qu'on est aujourd'hui incapable d'expliquer, il existe des cellules dites cellules-souches totipotentes, capables de se transformer en n'importe quel type de cellule. Au bout de quelques jours, ces cellules- souches commencent peu à peu à se différencier et à se spécialiser, en utilisant les mêmes gènes de manière différente. Les cellules cardiaques se mettent à puiser d'elles-mêmes, toutes en même temps. Et là, la vie explose dans le ventre maternel.
— Où veux-tu en venir ? J'ai du mal à te suivre... Dis-moi vite Lucie. Dis-moi vite...
— Aujourd'hui, cette nuit, c'est... mon anniversaire...
Trente-trois ans que je suis sortie du ventre de ma mère... Et il y a de cela quatre ans, j'ai donné naissance à deux
jumelles, Cl...
— Clara et Juliette... J'ai appris...
Lucie éprouva une soudaine
envie de pleurer, mais elle se contrôla. Il fallait parler, parler encore,
se libérer de toute cette crasse en elle.
—
Connais-tu ce qu'on appelle
le «baiser des jumeaux » ?
— Non. Lucie... Je perds le fil. Dépêche-toi.
—
Des spécialistes parviennent
à connaître le comportement intra-utérin des jumeaux, grâce à des écho- graphies et aux derniers procédés technologiques permettant de filmer dans le corps humain. Ils ont constaté que, dès le troisième mois, les jumeaux se touchent, avec leurs bras et leurs jambes, puis entrent en contact par la bouche au cinquième mois. Cet instant émouvant est
appelé le « baiser des jumeaux ».
— Je ne savais rien de tout ça. C'est stupéfiant.
— C'est stupéfiant, oui. Certains chercheurs sont
persuadés que ces comportements fœtaux ont un effet sur tout le développement postnatal de l'enfant. Que ces premiers
instants, ces tout premiers gestes et réactions le suivent, le soutiennent ou
le harcèlent jusqu'à sa mort.
— Mais... On ne peut pas se souvenir de ce baiser, des événements avant la naissance !
— Je suis au contraire persuadée que tout ce qui
s'est passé dans l'utérus maternel est profondément
ancré en nous, comme... comme ces cicatrices que tu portes
sur toi, qui t'accompagneront jusqu'au dernier jour.
Pourquoi ton corps se souvient parfois ? Pourquoi les
bébés, juste après leur naissance, réagissent à la voix de
leur maman ?
Manon ne conservait qu'une
vague idée du début de la conversation, mais ce n'était pas important.
Là, dans le noir, elle se sentait apaisée. Celle qu'elle
osa appe- 1er mentalement son amie voulait lui avouer un
secret. Une « chose », sous son crâne.
—
Continue, Lucie. Je t'écoute,
crois-moi, je t'écoute.
—
Des... Des deux jumeaux, il
en est très souvent un qui prend le dessus sur l'autre.
— La théorie du jumeau dominant.
—
Ce n'est pas une théorie, il
ne s'agit pas de mathématiques cette fois. Chez les jumeaux, il
est fréquent que l'un des deux naisse plus gros parce que, déjà dans l'utérus, il s'accapare plus de nourriture et occupe plus de place... Dans cet endroit, certainement un des plus mystérieux qu'on connaisse, les instincts de prédation existent. Tu parlais de l'écosystème proies-prédateurs chez les animaux... Mais c'est déjà la même chose dans le ventre maternel.
Lucie inspira.
—
Je cache une petite armoire
dans mon appartement, une armoire aux vitres teintées qui contient... mon
histoire. Qui fait que je ne peux plus m'empêcher d'assister aux autopsies... que je cherche, Manon, que je cherche...
— De quoi tu parles ? Qu'est-ce que tu cherches ?
— La réponse au pourquoi...
—
Mais Lucie... Qu'est-ce que
tu racontes? Cela ne veut rien dire !
—
Je... Je ne sais plus. Je
suis une Chimère Manon... Une Chimère...
— Une Chimère ? Le monstre mythologique ?
— Pire que ça...
Du bout des doigts, Manon caressait les boucles
de Lucie.
— Dis-moi ce qu'on trouve dans ton armoire.
—
Il y a d'abord deux échographies.
Sur la première, des sœurs jumelles, âgées de quatorze semaines.
— Clara et Juliette. Et sur la deuxième échographie
?
— Je...
Lucie se redressa brusquement, ses sens en
alerte.
— Tu as entendu ? chuchota-t-elle.
— Entendu quoi ?
— Des bruits, à la porte !
La flic sauta hors du lit, enfila rapidement son
pantalon, son tee-shirt, ses rangers, et s'empara de son Sig Sauer sans un bruit.
— Reste là...
Elle se faufila dans le noir en direction de
l'entrée.
D'un coup, un gros boom sur la porte, puis le gravier
qui crisse, des bruits de pas... On courait.
Elle se précipita dehors, dans le froid, les deux mains sur son arme. Ses muscles se crispèrent.
Une ombre disparut au-dessus de la barrière du
jardin.
— Pas cette fois, sale enfoiré...
Lucie se rua vers l'obstacle, soigna son
atterrissage et se lança à sa poursuite à grandes foulées.
Le sol boueux atténuait les vibrations dans le
mollet. Le muscle gorgé de sang tenait. Pour l'instant.
Dérapant à plusieurs reprises, l'ombre s'enfonça
sur la gauche dans un sous-bois.
Très vite, Lucie parvint à gagner du terrain. L'homme, devant elle, chuta encore. Sa poitrine se levait et s'abaissait. Il se retourna en crachant des nuages de buée
dans l'air glacial. Puis il essaya de se redresser à l'aide
d'une grosse racine.
—
Tu bouges et je tire ! hurla
Lucie en le braquant, une dizaine de mètres en retrait. J'te jure que
je vais le faire ! Un seul pas ! Ose faire un seul pas !
Le fuyard se figea, à quatre pattes, pareil à un
loup acculé.
— Non ! Non ! s'écria-t-il. Ne me faites pas de mal
!
Lucie inclina la tête et
s'approcha avec prudence. Cette silhouette frêle. Cette voix aiguë.
Était-il possible que...
— Tourne-toi !
Face à elle, les traits
déconfits d'un adolescent. Seize, dix-sept ans maximum. Lucie ne relâcha pas son attention.
— Qu'est-ce que tu es venu faire à la porte ? Pourquoi
tu cherchais à entrer ?
—
Je... Je ne cherchais pas à
entrer ! On... On m'a juste dit de... de faire du bruit ! Rien de plus
! Juste faire du bruit et me tirer !
— Qu'est-ce que tu racontes ? Le jeune garçon se mit à pleurer.
— C'est... C'est la vérité ! Un homme est venu me parler... près du port. Il m'a donné du fric en me demandant de venir ici à 1 heure, et de faire du bruit ! II... Il puait le calamar !
Lucie eut soudain l'impression que ses forces allaient l'abandonner. Piégée.
Elle fouilla ses poches. Pas de menottes.
—
Tu restes là ! Parce que
sinon, je te retrouverai ! Elle savait qu'elle ne le reverrait jamais. Mais
c'était
lui ou Manon.
Sans plus réfléchir, elle
fonça en direction de la maison. Le sous-bois. La mer de boue. La
barrière. Le gravier de l'allée.
La porte d'entrée battait contre le mur. À l'intérieur, des traces de boue sur la moquette. Des empreintes qui n'étaient pas les siennes. La chambre était vide. Le N-Tech gisait sur
le sol, l'écran brisé...
38.
—
Erwan ? Erwan Malgorn ?
Dans les lueurs de l'aube,
l'homme patientait sur le port, vêtu d'une veste imperméable rouge et d'un
pantalon de pêche jaune. Lucie avait imaginé un vieux loup de mer à l'épaisse barbe grasse et au visage buriné, mais il n'en était rien. Erwan, les traits fins, deux longues pattes noires sur les joues et la coiffure soignée, devait avoir une trentaine d'années. Pêcheur nouvelle génération.
— Où se trouve Manon ? s'inquiéta-t-il en regardant avec méfiance par-dessus l'épaule de Lucie.
Des cernes sous les yeux, les
lèvres crevassées par l'air marin, la flic contracta ses poings sous
son K- way.
—
Je ne sais pas. C'est moi qui
irai là-bas.
Les mâchoires serrées, Erwan
se frotta les mains l'une contre l'autre. Au loin, le jour s'épaississait
à peine, d'un rouge de lave virant au noir
au-dessus des eaux.
— Elle m'a parlé d'une femme blonde aux cheveux bouclés ! cria-t-il pour couvrir une violente bourrasque. Au cas où
elle ne viendrait pas !
Lucie baissa puis remit sa capuche.
—
Femme blonde aux cheveux
bouclés ! répétat-elle.
—
Dans ce cas, ne perdons pas
de temps ! Le chalutier est amarré le long du quai, à une centaine de mètres.
Il remonta le col de sa veste.
—
La mer est mauvaise mais
navigable. J'espère que vous ne serez pas malade.
— On verra bien !
Sans plus un mot, ils s'engagèrent sur la jetée,
courbés contre le vent. Dans le port, les bateaux tanguaient dans un mouvement désordonné. Les drisses fouettaient les mâts et les
coques de métal s'écrasaient sur la surface de l'eau.
Au large, la mer était littéralement déchaînée.
Erwan monta à bord de son bateau puis aida Lucie
à le rejoindre.
—
Rouzic est à quelques miles,
nous l'atteindrons d'ici un quart d'heure ! dit-il en lui plaquant
un gilet de sauvetage contre la poitrine.
— Vous savez quelle taille fait l'île à peu près ?
—
C'est tout petit ! Et y a que
dalle là-bas ! Juste des falaises et des oiseaux ! Dites ! Qu'est-ce
que vous allez y faire ?
— J'en sais rien !
— Vous n'avez pas l'air de savoir grand-chose !
Ils se réfugièrent dans la cabine. Erwan
déclencha les témoins lumineux, activa l'écran radar, puis
tourna une clé.
Le moteur se mit à gronder, libérant une épaisse fumée noire. Les carreaux tremblaient, la lumière du plafonnier vacillait. Partout ça vibrait, dessous, dessus. Lucie se sentit envahie par une étrange sensation de puissance. Une énergie invisible la propulsait vers l'avant, le large, les ténèbres. Le bateau de pêche s'engagea dans le chenal, dépassa deux bouées clignotantes puis se
jeta dans les vagues avant de s'évanouir à l'horizon.
Lucie s'installa sur un rebord
en métal. Elle se recroquevilla, la tête entre les mains, épuisée.
Des larmes se mirent à couler lentement sur son visage. Son cœur s'embrasait à chaque fois qu'elle imaginait le sourire rayonnant de Manon, ses yeux avides de connaissance. La jeune
femme avait surgi si brusquement dans sa vie... Elle
essaya de refréner ses pensées, de ne pas se répéter qu'elle
ne reverrait peut-être plus jamais son amante d'une nuit,
sa confidente, celle devenue, en définitive, une amie
rare...
Elle essuya maladroitement ses
joues. Et elle ? Elle, lieutenant de police ? Qu'allait-elle devenir ?
Avant de rejoindre Erwan, elle
s'était convaincue de cacher à ses supérieurs toute trace de ses
retrouvailles avec la jeune amnésique et, surtout, de sa
nouvelle disparition. Elle avait décroché les punaises et les feuilles dans chacune des pièces de la maison, avait plié avec soin les vêtements de Manon et avait rangé le tout dans le coffre de sa Ford. Quant à la clé de la porte d'entrée, elle l'avait simplement replacée, sous son pot de granit, à l'extérieur.
Personne n'était jamais venu
dans cette maison bretonne, ce soir-là. Ni elle, ni Manon.
Lucie ne voulait pas perdre
son boulot. Elle ne le pouvait pas, question de survie. Ce job qu'elle
aimait plus que tout au monde. Ce job qu'elle détestait.
Qui détenait Manon ? Le
Professeur ? L'homme aux bottes ? Le protecteur ? Où était-elle retenue ?
Où retrouverait-on son cadavre ?
La flic promena ses doigts
tremblants sur le N-Tech à l'écran brisé, essaya encore de l'allumer, sans
succès.
—
Attention ! hurla Erwan.
Lucie fut projetée au sol dans
un fracas assourdissant. Elle s'agrippa à une poignée, chancelante, tandis qu'Erwan, les mains fermement serrées sur le gouvernail, maintenait le
cap. Des vagues s'écrasaient dans l'axe, rabattant
cruellement leurs étaux mortels sur l'étrave du bateau.
— On s'est pris une déferlante ! cria le pêcheur. J'vous avais avertie que ça secouerait ! Ça va ?
— Si on veut... répondit Lucie en ramassant l'organiseur
éclaté en deux morceaux.
—
On arrive ! fit Erwan.
Sur la surface verte de
l'écran radar se dessinaient sept masses immobiles, qui se matérialisèrent
bientôt devant eux, apparaissant puis s'évanouissant
derrière les renflements liquides. Le chalutier obliqua
vers l'ouest, le moteur changea de régime à l'approche
des premiers écueils. Erwan manœuvrait avec des
gestes précis, les yeux braqués sur l'écran, alors qu'un
puissant projecteur déchirait un cône minuscule dans l'obscurité.
— Je vais m'approcher au maximum d'une plage de galets, là où ça remue le moins ! Faudra mettre le pneumatique à flots et ramer ! Vous y arriverez ?
—
J'y arriverai !
Il la considéra d'un air
affligé.
— Encore une fois, je crois que c'est du suicide !
Si ça se passait mal, je...
—
Vous ne m'auriez jamais vue,
je sais !
Erwan tourna le gouvernail, le
navire vira dangereusement et s'approcha de la côte.
— Je ne peux pas rester, rappela le marin. Rendezvous sur cette même plage dans trois
heures. Je reviendrai vous chercher. Soyez là, parce que je ne vous attendrai pas.
Erwan coupa les moteurs et se
précipita hors de la cabine pour décrocher l'ancre. Lucie le suivit en
titubant.
—
Montez dans le canot !
ordonna-t-il en lui collant
une rame dans les mains. Je
vais le descendre ! Vite ! Les vagues vont vous porter à terre, mais ne
cessez jamais de ramer ! Ou elles vous écraseront comme
un insecte !
Lucie lança un regard apeuré
vers le rivage. Elle serra la rame contre sa poitrine. La plage
l'attendait à cinquante mètres. Cinquante mètres... Elle finit
par embarquer.
« Où m'entraînes-tu, Manon,
dans quel enfer ? » pensa-t-elle tandis que le canot pneumatique
frappait la surface de l'eau.
— Dites ! hurla-t-elle soudain. Manon ! Est-ce qu'elle est déjà venue vous voir ? Ces derniers mois ?
— Quoi ? s'écria Erwan en activant la manivelle du treuil pour remonter les chaînes.
— ...anon ! ...nue... voir...
— Je comprends rien ! Ramez ! Ramez jusqu'à la côte sans jamais vous arrêter !
Et la frêle embarcation se
laissa emporter par les flots.
La flic s'épuisa dans sa lutte
contre les éléments. Les embruns glacés lui fouettaient le visage.
Partout autour d'elle les masses liquides
s'entrecroisaient, se fracassaient, s'épousaient en gerbes
monstrueuses. Elle était sur le point de craquer quand, enfin, un
dernier rouleau vint projeter le canot sur les galets.
Étourdie,
Lucie se redressa et tira le bateau pneumatique
hors de l'eau dans un effort désespéré. Elle s'écroula de
fatigue, le dos contre le sol, les bras en croix, alors qu'au loin le projecteur du chalutier disparaissait peu à peu.
Seule, au cœur de l'enfer.
Elle resta ainsi de longues
minutes sans bouger, avant d'ouvrir de nouveau les yeux.
Alors ils apparurent, perchés
sur les roches, pareils à des flocons improbables.
Des milliers d'oiseaux.
Fresque infâme d'yeux braqués dans sa direction. Ils lui glacèrent le sang.
Et maintenant ? Que faire ? Où
chercher ? Et surtout,
que chercher ? Une croix sur
une spirale ?
Face à cette nature hostile,
aux éléments déchaînés, aux falaises déchiquetées, elle se rendit compte
de la stupidité de cette équipée. Qu'espérait-elle
découvrir en ces terres désolées ?
Joyeux anniversaire Lucie,
songea-t-elle en se relevant.
Les doigts gourds, elle
fouilla dans sa poche et en sortit le N-Tech en miettes, gorgé d'eau, de sel,
de sable. Dans un hurlement de rage, elle le jeta
aussi loin qu'elle le put.
Personne ne saurait jamais
qu'elle, Lucie Henebelle, était venue en Bretagne. Même pas la pauvre
amnésique, si on la retrouvait vivante.
Préserver son métier. Pour ses
filles. Elle s'en voulait terriblement.
Trois heures... Trois heures
devant elle, avant de reprendre la route vers Dunkerque, récupérer les jumelles, et continuer à faire semblant.
Elle n'y parviendrait jamais.
Qu'était-elle devenue ? Quel monstre ?
Tout brûler en rentrant. La
Chimère. Elle devait le faire, impérativement.
Frigorifiée, plantée là avec
son gilet de sauvetage orange, elle se décida à marcher. Il fallait
faire le tour de l'île, chercher en attendant le retour
d'Erwan. Trois heures...
Elle avança, escalada des
rochers, traversa des criques de galets, craignant à chaque instant de se
faire attaquer par les fous de Bassan... Mais les
hordes de plumes restaient figées, impassibles. Pourquoi
ces oiseaux traversaient-ils les frontières pour se
rendre spécialement ici ? Quelle force mystérieuse les
motivait ?
Les pierres étaient
glissantes, les obstacles nombreux, néanmoins Lucie progressait.
Laborieusement, mais elle progressait. Elle s'arrêta soudain.
Face à elle, dans un renfoncement abrité, il lui sembla apercevoir des inscriptions sur les parois. Elle s'avança avec prudence.
Elle n'avait pas rêvé. Il
s'agissait bien de marques
dans la roche.
Des chiffres, des lettres.
Elle lut et ressentit un coup
terrible dans la poitrine.
Incapable de tenir sur ses
jambes, elle s'effondra à genoux.
Elle venait de comprendre.
Toute cette aventure n'avait
été qu'une vaste mascarade. La tombe de Bernoulli, les spirales, la septième croix...
Elle lut de nouveau,
abasourdie. Le premier message indiquait :
« 4/6/2006. Ai tourné des
heures et des heures. Rien. Il n'y a absolument rien. MM »
Et le second :
« 18/10/2006. Me retrouve
encore ici. Désespoir. Je brasse du vent. MM »
Manon Moinet, MM, s'était déjà
aventurée deux fois sur l'île, à quatre mois d'écart, et
s'apprêtait à s'y rendre une troisième fois.
Elle tournait en rond.
La jeune amnésique avait cru
progresser, se rapprocher du Professeur, mais avait en fait reproduit un même scénario : les crises d'étranglement qui éveillent la mémoire du corps et révèlent la signification de la cicatrice, l'itinéraire vers Bâle et la tombe de Bernoulli, la spirale avec les croix sur la
carte de France, et enfin, Rouzic, point de chute vers le néant.
Mais pourquoi Manon
n'avait-elle pas noté ses avancées, ses échecs, dans son N-Tech ni ailleurs
? Pourquoi ne savait-elle pas pour Bernoulli, ou
l'île Rouzic ? Pourquoi repartait-elle à chaque fois de zéro?
Elle avait forcément dû
prendre des notes. Mais son « protecteur » avait effacé les informations
avant qu'elle ne les mémorise. Sans doute n'avait-il
pas pu l'empêcher de venir ici, alors il avait supprimé
sa mémoire à chaque fois. Quoi de plus facile ?
Toujours la même question : le
frère ?
Lucie se releva, puis ramassa
un coquillage qu'elle éclata contre la paroi. Encore une saloperie de
coquille en spirale. Les spirales, les spirales, dans le
ciel, sur Terre. Partout, comme une malédiction.
Hors d'elle, elle reprit sa
marche. Manon avait beau tourner en rond, si le frère ou un mystérieux
individu avait agi ainsi, c'est qu'il voulait cacher
quelque chose. Cette île dissimulait réellement un
secret.
Elle réussirait là où Manon
avait échoué. Aller au bout. Tenir sa promesse.
Mais après une nouvelle heure de recherche, elle
sentit son courage lui échapper. Rien, rien, rien ! Embruns, rochers, vagues !
Elle aussi brassait du vent. Elle était sur le point de rebrousser chemin
quand, à l'extrémité d'une plage de galets, elle releva un phénomène étrange.
Les oiseaux.
Ils plongeaient par centaines au pied de la
falaise, volaient dans tous les sens, mêlant leurs cris stridents en un concert
insupportable.
Quelque chose les attirait.
Lucie se rapprocha pour comprendre. Les fous de
Bassan disparaissaient dans une grotte aux trois quarts immergée. Une cavité
qui semblait s'enfoncer loin sous la roche. Une entrée facilement accessible
avec une embarcation légère, un Zodiac par exemple, mais probablement
impraticable à marée haute.
Peut-être un banc de poissons, songea Lucie. Oui,
simplement des poissons.
D'un coup, elle s'immobilisa.
Un fou de Bassan venait de passer juste sous son
nez.
Avec un œil dans le bec.
Un œil humain, suspendu au bout de son nerf optique.
Manon.
Lucie se plaqua contre un rocher et se mit
hurler. Cris désespérés. Elle était seule, et bien seule dans le chaos de ces
espaces infinis.
Ce n'était pas possible. Un mauvais rêve. Juste
un mauvais rêve...
Elle s'avança au-dessus de la grotte et se
pencha. Les eaux étaient sombres, bleu-noir, profondes. Les
vagues éclataient plus loin, laissant la crique
dans un calme relatif.
Plus le temps d'aller chercher
son canot. Il fallait un brin de folie pour faire ce qu'elle allait faire.
Une folie enfantine, une folie de flic, une folie de tête
brûlée. Elle fit un pas en direction du vide, un autre.
Ses paupières se baissèrent lentement. Elle embrassa mentalement ses petites,
de toutes ses forces, et, les bras le long des hanches,
elle sauta.
Le choc. Le froid. Le poids
mort de son corps qui l'entraîne vers les abysses.
Son gilet de sauvetage la tira
vers la surface. Quand elle respira enfin, haletante, régurgitant l'eau
salée, elle sut qu'elle était vivante. Elle se laissa
entraîner par le courant en direction de la grotte.
Soudain, une pensée terrible
lui traversa l'esprit et si la marée montait ? Comment s'échapperait-elle de
ce trou à rats ?
Alors, elle céda à la panique.
Elle, qui pourtant était une bonne nageuse, tenta de combattre le cours
naturel de l'eau en agitant ses bras dans tous les sens.
Trop tard, elle pénétrait déjà dans la grande gueule
sombre.
Les fous de Bassan volaient à
ses côtés, ignoble escorte pour une destination sans retour.
Lucie extirpa sa torche
étanche d'une poche. Dans le faisceau de sa lampe, elle vit le boyau se
séparer en trois galeries lugubres. Elle prit la même
direction que les oiseaux, qui tous disparaissaient vers la
gauche. Plus loin, la galerie se divisait en d'autres
tunnels. L'endroit explosait en un véritable labyrinthe.
L'eau était froide, mais supportable. Pourtant, Lucie
sentait ses muscles se tétaniser un à un. Bientôt, elle
ne tiendrait plus. D'autres ramifications encore, un dédale qui risquait de la garder prisonnière à jamais.
Elle s'accrocha à une anfractuosité de la paroi
et regarda derrière elle. Il fallait faire
demi-tour. La pierre était lisse, repartir en se cramponnant à
la roche s'avérait impossible. Et même si elle parvenait à l'entrée, là où la mer tout entière s'engouffrait, le flux la fracasserait sur les rochers.
Désespérément, elle se mit à nager contre le courant,
en sanglots. Ne pas mourir. Ses filles...
Mais très vite elle perdit du terrain, des
papillons imaginaires se mirent à danser dans son champ de vision. Premiers symptômes de l'hypothermie. Bientôt suivraient des pertes de conscience partielles. Avant l'évanouissement total. Lucie battit des mains, ses ongles glissèrent sur la roche, sans trouver d'aspérités auxquelles s'accrocher. La terreur l'envahit. Elle avala des gorgées et des gorgées d'eau salée.
D'un coup, il lui sembla percevoir un vacillement lumineux dans les épaisseurs opaques. Il ne s'agissait pas d'une hallucination, elle en était certaine. Là, au cœur des ténèbres, c'était bien de la lumière.
Elle vit alors un oiseau qui filait dans l'autre
sens, vers la sortie, un calamar dans son bec
empourpré.
Le courant la rejeta enfin contre un rebord large
et plat où elle grimpa difficilement, dérapant et
buvant encore la tasse. Les lèvres bleues, elle se
redressa, dégoulinante, anéantie. Marcher, il fallait
absolument marcher pour ne pas geler sur place. Elle se
dirigea vers l'endroit où les fous de Bassan se
regroupaient.
Là, elle porta sa main devant sa bouche.
Devant elle, un corps.
Un corps entouré de bougies qui finissaient de se consumer. Un corps qu'elle peinait à reconnaître.
Elle fit encore quelques pas, l'estomac retourné. C'était bien lui. Frédéric Moinet.
Il avait été suspendu au bout
d'une corde, les poignets attachés dans le dos.
Le poitrail ouvert et
débordant de calamars.
Lucie chancela. Le bronzage de
Moinet avait intégralement disparu. Même un cadavre ne pouvait être aussi
blanc.
Il avait été littéralement...
dépigmenté...
Inlassablement, des oiseaux
fondaient sur lui et arrachaient des petits morceaux de chair à coups de bec
incisifs.
Ils étaient en train de le
dépecer.
Lucie détourna la tête. Elle
mit quelque temps à retrouver ses esprits.
Elle s'avança en boitillant,
complètement ahurie. Les parois qui l'encerclaient étaient recouvertes de formules
mathématiques, d'équations, de chiffres peints en rouge et en partie brûlés.
Des centaines et des centaines de démonstrations incompréhensibles. Pire, bien
pire que dans la maison hantée de Hem. L'aire de jeu d'un sacré malade mental.
Dans un recoin, Lucie aperçut
un monticule de calamars. Au-dessus, un par un, des oiseaux semblaient sortir
de la roche. Elle s'approcha, prudente, et leva la tête. Un rai lumineux, très
lointain, très faible, perçait la paroi : la lumière du jour. Un long goulot
naturel, mesurant peut-être vingt ou trente mètres de long et à peine quelques
centimètres de large, reliait cette grotte à l'extérieur. Et les calamars
entassés à ses pieds paraissaient provenir de là-haut.
Alors, Lucie comprit qu'en
utilisant les calamars et les fous de Bassan, il y avait moyen d'arriver au
cœur du dédale. En effet, les oiseaux pouvaient se laisser glisser dans le
goulot, attirés par la forte odeur, mais ne parvenaient pas à remonter dans
l'autre sens. Pour ressortir, ils devaient donc nécessairement trouver leur voie dans le labyrinthe, alertant d'autres oiseaux qui s'introduisaient par la côte et faisaient le chemin inverse. Une sorte de fil d'Ariane menant à la nourriture, qu'il
suffisait dès lors de suivre.
Comment pouvait-on avoir
inventé un système aussi tordu ?
La flic regarda de nouveau en
direction du cadavre de Frédéric. Elle osa affronter le visage inerte.
L'œil restant avait totalement blanchi, l'iris était
transparent, pareil à celui d'un albinos. Dépigmentation, là
encore.
Lucie se laissa choir, brisée.
Voilà six ans, le Mal avait dû prendre naissance ici, dans les
ténèbres. Avant de se repaître des vies de pauvres innocents.
Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Elle sortit son Sig Sauer et
tira plusieurs coups de feu en l'air, provoquant une volée de plumes.
— Fichez-lui la paix, putain
de piafs ! Fichez-lui la paix ! Je vous en prie...
Alors Lucie plaqua ses mains
sur ses oreilles. Encore une fois, elle hurla à en vomir ses
tripes.
Le cauchemar n'était pas terminé.
Derrière Frédéric. Sur une
pierre parfaitement plate...
Des scalps. Six scalps
carbonisés, placés sur des têtes de mannequins en plastique rétractées sur
elles- mêmes sous l'effet d'une flamme.
Le Professeur était venu pour
effacer les preuves. Se débarrasser de ses trophées. Ce qui expliquait
également pourquoi les équations sur les parois étaient en partie brûlées.
Lucie resta là de longues
minutes, pétrifiée. Autour d'elle, les oiseaux continuaient à attaquer la
carcasse qu'elle s'était résignée à ne plus défendre.
Bientôt, les calamars manqueraient, les fous de Bassan
disparaîtraient, et il deviendrait donc vraiment impossible de sortir. Alors
elle se releva, titubante, et se dirigea vers la surface liquide, qui
paraissait plus froide encore. Jamais... Jamais elle n'y parviendrait...
C'était fichu. Pourtant, il fallait essayer, combattre, affronter l'adversité
comme elle l'avait toujours fait. Elle ne pouvait pas crever ici, dans les
sous-sols du monde.
La jeune femme se glissa dans
l'eau glaciale et, devancée par une nuée d'oiseaux, se mit à nager. Mais très
vite elle se sentit gagnée par l'épuisement. Seule la rage lui donnait
l'énergie de poursuivre. À peine avançait-elle d'un mètre qu'elle reculait de
deux. Sans son gilet, dernière bouée l'accrochant au monde des vivants, elle
aurait déjà sombré.
C'était à présent une question
de secondes. Elle partirait dans le sommeil, sans souffrance... Mais avec
tellement de regrets.
Elle bataillait, puis se
laissait dériver, tentait désespérément de reprendre son souffle, bataillait
de nouveau... Elle allait enfin rejoindre un boyau plus large quand, soudain,
une masse noire surgit devant elle.
Une barque, qui venait droit à
sa rencontre et allait la percuter de plein fouet.
Il revenait...
39.
Lucie s'effondra sur le sol,
transie. Elle toussait à
s'en arracher les poumons. À
côté d'elle, Hervé Turin
peinait à remonter sa barque
sur le bord, sidéré par le spectacle qui
s'offrait à lui : le cadavre de Frédéric Moinet au poitrail béant et à la blancheur de nacre, ces becs à l'assaut des chairs, ces chevelures carbonisées... Un décor que
même le plus tordu des romanciers n'aurait pu imaginer.
— Bordel de bordel de bordel ! Henebelle ! Qu'est- ce que ça veut dire
?
Lucie claquait des dents,
complètement tétanisée. Elle s'enroula sur elle-même, tremblante,
crispée, incapable de parler. Turin lui balança son
perfecto. Elle le regarda avec mépris, même si elle était
forcée d'admettre qu'il lui avait sauvé la vie. Entre
deux quintes de toux, la flic parvint enfin à
prononcer :
— Je... Je suis arrivée trop tard... II... était
dé... déjà dans cet état. Co... Comment vous avez pu... arriver... jusqu'ici ?
— Et vous ? Vous, avec votre putain de tendinite ! Vous, censée vous trouver à l'hôpital auprès de votre mère ! Mon cul ! Vous vous êtes bien foutue de notre gueule ! C'est Manon qui vous a appelée, c'est ça ? Moi, j'ai fait comme elle, j'ai tout simplement appliqué la spirale de
Bernoulli sur une carte ! J'ai roulé de Bâle jusqu'ici et j'ai croisé votre marin sur le port ! Il m'a pas fallu longtemps pour le faire craquer. C'est lui qui m'a amené ici et qui a repéré ce truc bizarre avec les oiseaux. Il nous attend devant l'entrée de la grotte sur son chalutier. Et maintenant, où est Manon ?
— Je crois que... le Professeur la retient...
Dans une rage aveugle, Turin
frappa du plat de la main contre la roche. Puis il se dirigea vers le
corps, aux orbites oculaires totalement déchiquetées.
Frédéric Moinet... Peut-être le seul détenteur de la clé
de l'énigme.
Il observa les équations
mathématiques noircies, ces signes posés sur la
pierre, par centaines, par milliers. Racines carrées,
polynômes, variables complexes. Mais qu'avait-on
cherché à démontrer ? Et, surtout, à brûler ?
Lucie se débarrassa avec
difficulté de son gilet et de son K-way, ôta son
pull de laine, posa le perfecto sur ses épaules et se
frotta énergiquement les bras. Turin piocha une cigarette
dans son paquet mais la rangea aussitôt. Ne pas
fumer ici. Pas avant l'arrivée des experts de la
scientifique. Il aperçut alors le tas de calamars.
— Putain ! C'est quoi ça ? On est dans un cauchemar,
c'est pas possible !
Le flic attrapa un oiseau par
le cou au moment où ce dernier pointait le bec hors du goulot au-dessus
des encornets. L'animal émit un long cri rauque.
Turin se tourna vers la jeune femme et la menaça :
— Je vais pas vous rater ! Regardez-moi ce fiasco ! Vous avez menti à vos supérieurs, transgressé toutes les lois, en plus vous avez perdu Manon ! Vous êtes grillée !
Le fou de Bassan se débattait avec ardeur, jouant
de toute sa puissance. Les mâchoires serrées, Turin
le propulsa devant lui. Difficilement, l'oiseau
finit par se redresser sur l'eau. L'une de ses ailes s'était
brisée dans la lutte.
— Pourquoi vous voulez ma peau ? demanda Lucie dans un souffle. Vous... Vous êtes la pire des ordures !
— Les femmes ne devraient pas travailler dans la police ! Toutes des garces ! Vous vous croyez tout permis, alors que
vous n'êtes que des boulets !
Il ricana.
— Vous vous en tirerez pas, Henebelle. Pas cette fois. Dites bye-bye à votre insigne...
Sous l'effet de la colère, Lucie sentit qu'elle
reprenait des forces. Elle le regarda fixement et répondit avec une soudaine fermeté dans la voix :
— On va sortir d'ici... Vous allez contacter les
collègues du SRPJ de Brest et leur demander de venir dans cette grotte avec un légiste et une équipe de scène de crime... Et vous allez aussi trouver un mathématicien.
— Je sais ce que j'ai à faire, ne vous souciez pas
de ça. Ne vous souciez plus de ça.
— On doit comprendre la signification de ce baratin.
Il faut réfléchir à ce qu'il s'est passé... Comment Frédéric Moinet et le Professeur ont pu se retrouver dans cet endroit.
Turin eut un petit rire cynique.
— « On » ? Vous n'avez toujours pas pigé ? Vous n'êtes plus dans le coup ! Ni maintenant, ni jamais !
—
Vous raconterez aussi à
Kashmareck que vous m'avez appelée sur mon portable et que je vous ai rejoint en Bretagne... dans la nuit... pour vous assister. Vous allez
me couvrir.
— Vous couvrir ? Vous vous foutez de ma gueule ?
—
Vous direz que... ni vous, ni
moi n'avons vu Manon depuis Bâle... Que nous ne savons pas où
elle se trouve...
Turin inspira.
— Pauvre fille.
Lucie ne se laissa pas démonter. Elle continua
calmement :
— Votre nez...
— Quoi mon nez ?
— Ce pansement... Vous avez... reçu un coup ?
Le flic promena son index sur le sparadrap.
— Qu'est-ce que ça peut vous foutre ?
Lucie le dévisagea avant d'envoyer :
—
La pauvre fille, comme vous
dites, elle a gardé une petite culotte appartenant à Manon, sur
laquelle on aperçoit du... du sperme. Et cette culotte est
quelque part, bien en sécurité.
— Quoi ?
—
Je pense que ce sperme est le
vôtre. Vous avez profité de sa faiblesse, vous l'avez violée,
espèce de fumier !
Turin mit du temps à répondre. De toute évidence,
il encaissait le coup.
— Vous êtes une tarée !
—
Peut-être... Nous verrons
bien les résultats des analyses ADN. Et je crois qu'en fouillant un peu
dans votre passé aux Mœurs, on dénichera des choses
intéressantes...
— Sale petite garce...
Lucie se releva, dégoûtée par ce monstre, par
elle- même. Elle avait franchi un point de non-retour
dès son arrivée en Bretagne.
— Je veux la culotte... cracha le Parisien.
Il aurait dû la laisser se noyer. Même lui
enfoncer la tête sous l'eau, pour aider un peu.
—
Vous allez d'abord appeler
Kashmareck pour lui expliquer exactement ma version des faits... À ce moment-là, je vous la donnerai... Pas avant.
— Vous êtes prête à tout pour aller au bout, hein ?
—
Comme vous. Nous
sommes tous deux des prédateurs.
40.
Il fait chaud. À crever.
Je vis, je suis en vie. Je
m'appelle Manon Moinet, experte en mathématiques appliquées et je suis en
vie !
Combien de temps ? Depuis
combien de temps suis- je là-dedans ? Je n'ai pas faim, juste soif. J'ai
les lèvres sèches, ma gorge me fait mal, ça me brûle
dans tout l'intérieur... J'ai probablement dû hurler.
Et cela n'a servi à rien.
Il fait chaud. Chaud à crever.
Ma peau dégouline de sueur. Nous sommes... en été, non... au
printemps. Avril. Ou peut-être mai. Pourquoi ai-je si chaud
alors ? Mon Dieu ! On m'a déshabillée, je suis nue ! Où
suis-je ?
Je ne sais pas, je ne sais pas
! Lucie Henebelle... Un flic. Le Professeur. Un enlèvement. Le mien !
C'est ça ! Le Professeur ! Le Professeur me retient !
Vite, vite, réfléchir. Vite.
Il faut que je me calme.
Le noir, partout. Mes bras sur
mes cuisses, impossible de les bouger. Me relever. Aïe ! Du bois, non, du métal. Dessus, dessous, sur les côtés. Un cercueil ! Je suis dans un cercueil ! Quelle horreur ! Sous combien de tonnes de terre ?
J'ai les yeux en feu, la gorge en lambeaux. Je ne peux même plus crier.
Me débattre, me retourner. Serrer les poings et
frapper. Des aspérités sur les parois. Des trous, des centaines de petits
trous. Pour me laisser respirer ? Non, non, je ne suis pas
dans un cercueil. Il s'agit d'autre chose.
Lucie ! Lucie, aidez-moi ! Je vous en supplie ! Manon ! Je m'appelle Manon Moinet et je suis en vie !
Si ça se trouve on ne me recherche même pas. A- t-on seulement signalé ma disparition ?
Un sifflement. Et maintenant de la lumière, une lueur bleue, on dirait que ça vient d'en dessous. Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce que c'est que ce truc au-dessus de mon front, sur la tôle ? On dirait de la graisse et... des ongles ? Des bouts d'ongles collés contre la tôle. Carbonisés... D'autres ont déjà dû être enfermés ici. Ça y est, tout s'embrouille en moi... Je sens que... que je vais partir... Le bleu vire au jaune. Ça brûle ! Ça brûle sous moi !
Le noir à nouveau.
Il fait chaud. À crever.
Je vis, je suis en vie. Je m'appelle Manon
Moinet, experte en mathématiques appliquées et je suis en
vie !
41.
Jamais les équipes de police
de Brest n'avaient tant peiné à investir une scène de crime. Il avait
fallu affronter la mer démontée, puis transporter le
matériel - halogènes à batterie, crimescope, kits de
prélèvement, pistolets à sceller - en ramant dans les galeries sur plusieurs centaines de mètres avec pour seul repère les ondes du portable que Turin avait laissé allumé près du cadavre.
Un peu plus tôt, sur le quai
du port de Perros-Guirec, après s'être changée, Lucie avait remis à Turin
la culotte de Manon. Ce salaud avait fait jaillir la flamme
de son briquet et, sous le regard haineux de sa
collègue, y avait mis le feu. Un sourire malsain, plein de
méchanceté et de sadisme, avait alors tordu les traits de son
visage.
Tel était le prix de son
silence. Lucie venait de pactiser avec le diable.
Puis, après un bon café et
quelques biscuits, il avait fallu revenir ici, dans ces tunnels immergés, aux
côtés d'un type qui la dégoûtait, sur qui elle avait
envie de cracher.
Un seul objectif lui
permettait de tenir. Sauver Manon. Sauver Manon. Sauver Manon.
Les fous de Bassan avaient
définitivement déserté les lieux. La jeune flic se tenait à présent à
proximité des scalps carbonisés en compagnie du commissaire
Menez, personnage aux traits rugueux et à la longue
moustache. Durant le trajet, Turin avait longuement expliqué
la situation à l'officier breton, qu'il avait déjà
croisé par le passé. Face à eux, le légiste considérait le
corps suspendu. Chacun des policiers intervenant sur la scène de crime grimaçait devant le spectacle de cet homme éven- tré et devenu aussi blanc qu'un sac de plâtre.
— Le Professeur, vous dites ? fit Menez d'un ton sceptique en se retournant vers Turin.
Sans dégoût apparent, il
renifla le cadavre et plissa le nez.
— Non, non, je ne crois pas qu'il s'agisse là de l'œuvre du Professeur.
Turin écarquilla les yeux.
— Pardon ? demanda-t-il en haussant la voix. Et qu'est-ce qu'on fout ici, à votre avis ?
Le Parisien fit un mouvement
du bras, rouge de colère.
— Regardez autour de vous, merde ! On est dans une grotte où chaque centimètre carré est couvert de formules mathématiques ! Les scalps arrachés aux six victimes sont là, derrière vous ! Qu'est-ce que c'est tout ça, si c'est pas son territoire ? Et que dire de Moinet ? D est raide, je vous signale ! Qui l'a assassiné aussi cruellement, s'il ne s'agit pas du Professeur ? Qui lui a bourré le buffet de calamars ? Le boulanger du coin ?
Menez garda un calme déconcertant.
— Comment expliquez-vous sa dépigmentation partielle
? répliqua-t-il simplement.
— Sa dépigmentation ?
— Oui, sa dépigmentation. Toutes ces taches blanches
sur sa peau.
— Et ses yeux... ajouta Lucie. Quand je suis arrivée,
l'un d'eux était encore épargné... Et l'iris était quasiment transparent... Comme celui d'un albinos.
— Merde, j'avais complètement zappé ! s'exclama Turin. Vous voulez dire que...
Menez acquiesça.
— Je vois que ça vous revient en mémoire. Cette odeur caractéristique, sur sa peau. L'assassin l'a frottée avec plusieurs composés chimiques, qu'il a aussi probablement versés
dans les yeux. Ces produits sont, j'en mettrais ma main à
couper, un savant mélange de...
— De phénol et d'acide fluorhydrique, l'interrompit Turin. On n'oublie pas des trucs pareils...
Menez acquiesça de nouveau et
s'adressa à Lucie :
— Le phénol possède cette particularité de dépigmenter
la peau. On l'utilise, très dilué, pour le peeling, une technique de
rajeunissement cutané. Mais là, il a été employé avec des
concentrations beaucoup plus fortes, dans un tout autre
dessein. Un dessein immonde.
Il désigna une des taches
blanches au niveau du cou.
— Avec l'acide fluorhydrique, le phénol pénètre la peau sans l'abîmer, se glisse dans les couches profondes du derme et le détruit, provoquant des brûlures insoutenables. Une
torture terriblement efficace, comme si on vous rabotait de l'intérieur avec du papier de verre. Avec le lieutenant Turin, nous nous sommes déjà rencontrés à ce sujet, voilà quelques années. Je travaillais sur Nantes, avant que... le dossier Chasseur ne soit traité par un autre collègue. Turin traquait le Professeur, et je traquais le Chasseur de rousses. Il était venu me voir afin de vérifier que l'un ne pouvait être l'autre. Ce que nous avions formellement
exclu.
— Exact... marmonna Turin. Le Chasseur de rousses...
Le commissaire breton lut la
surprise dans les yeux de Lucie.
— Eh oui, le Chasseur, cher lieutenant. Ces
brûlures chimiques font partie des réjouissances qu'il
inflige à certaines de ses victimes. J'avoue être autant dérouté que vous, mais cet homme suspendu au bout de sa corde n'est pas passé entre les mains de votre Professeur...
—
Mais...
Lucie et Turin échangèrent un
regard dépité. Ils cherchaient le Professeur, et c'est le Chasseur
qu'ils trouvaient.
La jeune flic s'attarda sur
les équations carbonisées. Les mathématiques, encore et toujours... Si
seulement Manon pouvait être là !
— Quand est-ce qu'arrive le mathématicien? demanda-t-elle en se tournant vers Menez.
—
Sous peu, avec une autre
navette.
— Commissaire, expliquez-moi comment le Chasseur
fonctionne réellement. Les détails de son mode opératoire, ses habitudes, ses victimes...
Menez s'approcha des scalps en
prenant garde à ne pas gêner le travail des techniciens occupés à
sceller des échantillons - cheveux, cendres, poils - dans
des sacs hermétiques.
— Les victimes sont toujours des jeunes femmes célibataires,
rousses, mignonnes, qui habitent aux alentours de Nantes. On les retrouve, quelques jours après leur enlèvement, sur la côte Atlantique, entre Saint-Nazaire et La Rochelle, violées post mortem,
couvertes de brûlures. D'après les légistes, tout y passe : le feu, les
cigarettes, les liquides bouillants, l'électricité, les produits
corrosifs... Il choisit à chaque fois des supplices qui lui
permettent de faire durer... Comment dire...
— Sa jouissance...
—
Oui, sa jouissance. Il
s'arrange pour qu'elles restent en vie afin de pouvoir recommencer ses
tortures, jour après jour. Nous pensons par ailleurs que
certaines des victimes ont tenté de se suicider... Elles s'étaient lacéré les veines des poignets avec les moyens du bord... leurs propres ongles...
D'un hochement de tête, à la
demande du légiste, le commissaire ordonna qu'on décroche le cadavre.
—
Il a des connaissances
évidentes en chimie mais malheureusement pour nous, cette piste n'a rien
donné car on se procure assez facilement les composés
qu'il emploie, dans les laboratoires scolaires, les
instituts pharmaceutiques...
Il grimaça, puis ajouta :
— Et le séjour des corps dans l'océan ne nous aide
pas non plus. Leur immersion efface toutes les traces
- ADN, cheveux ou squames de peau - qu'aurait pu
abandonner l'assassin. Sinon, le légiste a aussi à chaque
fois noté un truc bizarre : une concentration sanguine très
élevée dans le cerveau, et très faible dans les membres inférieurs.
Ce qui semble indiquer que ces femmes sont mortes à l'envers... La tête vers le bas, si vous voulez...
Turin s'énerva d'un coup.
— Mais putain ! On est quand même bien chez le Professeur
ici ! Et je ne peux pas imaginer une seule seconde que lui et le Chasseur soient une même personne ! Tout nous prouve le contraire ! Les études menées par les spécialistes, les
modes opératoires, le profil des victimes, les lieux ! On n'aurait pas pu se gourer à ce point !
— Et pourtant, intervint Lucie avant de se tourner vers Menez, sans la moindre considération pour son homologue parisien, Karine Marquette s'est fait violer post mortem alors que
le Professeur n'avait auparavant jamais violé
personne. Elle n'était pas rousse, c'est vrai, mais elle correspondait quand même à la catégorie recherchée par le Chasseur : jeune, dynamique, jolie, célibataire.
Après ce meurtre, le Professeur a arrêté toute activité, un acte contre nature
chez les tueurs en série, et le Chasseur a pris le
relais dans les mois qui ont suivi. Et aujourd'hui, de
nouveau, le Professeur... A-t-on affaire à deux individus
distincts qui se connaissent et se réunissent ici ? Ou à une seule et même
personne qui agirait selon deux protocoles différents suivant ses
motivations ?
— C'est complètement con ! dit Turin.
Ignorant la remarque, Lucie se mit à observer les équations sur les parois.
— On dirait qu'il n'a pas eu le temps de tout
brûler. Peut-être la peur de se retrouver coincé ici,
avec la marée montante, ou la crainte de se faire
prendre... Regardez... Il a probablement supprimé les
éléments essentiels, afin, je ne sais pas, qu'on... qu'on
ne comprenne pas. Ces équations lui font peur... Elles doivent signifier quelque chose, ouvrir une piste capable de le compromettre.
— Mais pourquoi il se serait amusé à les inscrire dans ce cas ? demanda Menez.
— Sûrement un moyen pour lui d'exprimer sa domination. Sur les autres, sur le monde, sur nous. Rappelez-vous les croix sur la spirale de Bernoulli. La carte des meurtres, exposée au grand jour, sans que personne n'en saisisse le sens. Peut-il exister plus grande satisfaction que de se moquer de cette façon de ses poursuivants ? Et de prouver qu'il est le maître du jeu ? Il jouit de ce qu'il a fait ! Il en est fier ! À chaque minute, à chaque seconde, il revit ses crimes ! Et il n'y a aucune
explication rationnelle à ça !
— C'est bon, Henebelle, c'est bon ! grogna Turin en
levant les bras devant lui. Pas besoin de nous faire votre cinéma ni de vous
mettre dans un état pareil !
Lucie chevaucha une flaque et
effleura la roche sur sa droite. D'autres équations, aux trois quarts brûlées.
Elle dut subitement s'asseoir, prise d'un vertige. Manque de sommeil, de
nourriture.
— Vous allez tenir ? lui demanda Menez.
— Oui, oui, ça va... mentit-elle. C'est juste que
cette enquête est en train de me mettre sur les rotules...
Turin s'éloigna d'un pas
nerveux. Sa voix résonna contre les parois quand il cria :
— Mais qu'est-ce que Moinet vient encore foutre
là-dedans ? Il ne peut pas être le Professeur, il n'était physiquement pas présent
au moment du meurtre de sa sœur ! Ni le Chasseur, puisqu'il vient de se faire
buter par le Chasseur ! Mais on est dans une foire ou quoi ?
Lucie se massait les tempes. Elle répondit :
—
Il n'est peut-être ni l'un ni
l'autre, mais on a toujours vu son spectre dès qu'on s'approchait un peu trop
près de cette affaire. Il a trompé Manon depuis le début. Il l'a empêchée de
fouiller le passé, il ne voulait pas qu'elle remonte jusqu'au Professeur. Il
savait pour la tombe de Bernoulli, à Bâle, et jamais il n'a rien dit... Et
puis... il y a ce burin, dans l'un de ses appartements, qui a probablement
servi à décrocher l'ammonite ingurgitée par Dubreuil... Sans oublier qu'il
n'était pas au bureau, quand la vieille sadique a été tuée...
Elle tourna la tête en direction du cadavre et
ajouta :
— Et maintenant, le voilà ici, à proximité des
scalps, dans une caverne couverte d'inscriptions mathématiques... Ces
inscriptions qu'on a cherché à brûler, à dissimuler... Qui a fait ça ? Le
Chasseur ? Le Professeur ? Ce fichu cambrioleur ? Frédéric
Moinet ? Les quatre ? Dans tous les cas, il est évident
que Frédéric, ainsi que le ou les meurtriers, se connaissaient, qu'ils partageaient des secrets, ou tout au moins le secret de cette grotte. Qui a enlevé Manon ? Qui a voulu l'étrangler ? Qui a volé le disque dur dans l'appartement de Frédéric ? Tout est lié...
Elle pointa l'index vers les
parois.
— Ce que je vais dire n'aurait absolument aucun sens en d'autres circonstances, mais ces équations sont peut-être ce fameux maillon qui nous manque depuis le début...
Ils entendirent une barque qui
arrivait derrière eux. Des policiers en uniforme encadraient un type
recroquevillé, au visage creusé par les jeux d'ombre et de lumière. Il portait un imperméable dont le col montait par-dessus sa barbe grisonnante. Le commissaire Menez s'approcha et l'aida à sortir de l'embarcation.
— Merci de vous être déplacé si tôt et avec de
telles conditions météo, dit le flic.
Il se positionna devant lui et
expliqua :
— Tentez de faire abstraction de... ce qu'il s'est passé ici. Ne cherchez pas à comprendre la raison de ce carnage et concentrez-vous juste sur ce qu'il reste des formules épargnées par les flammes... Essayez de... nous expliquer ce qu'elles signifient.
Pascal Hawk, la quarantaine,
acquiesça, l'air grave, les lèvres pincées. Se focaliser sur sa tâche,
uniquement. Ne pas penser à... cette chose, couchée sur le sol, et ouverte de part en part... Ne plus voir le sang... Les parois, juste les parois...
— Il ne reste pas grand-chose d'intact,
déclara-t-il après un coup d'œil circulaire.
—
Essayez quand même. On nous a
dit que... vous étiez l'un des meilleurs mathématiciens du coin.
Hawk sortit un carnet et un stylo de la poche de
son imperméable et se mit à l'ouvrage.
Pendant de longues minutes, il partit dans son monde. Il se penchait, se relevait, prenait des notes, partait à droite, puis à gauche, revenait sur ses pas... Ses doigts effleuraient la pierre, caressaient les myriades de
chiffres comme des trésors précieux.
— C'est absolument prodigieux, répétait-il.
Sublime...
Soudain, alors qu'il se retournait pour étudier
la fin
d'une série d'équations, il se retrouva nez à nez
avec la dépouille de Frédéric. Voyant sa détresse,
Menez se précipita, le prit par l'épaule et l'entraîna
plus loin.
—
Qu'on me couvre ce corps,
merde ! s'écria le commissaire.
Il regarda le mathématicien.
— Ça va aller ?
—
Pas... Pas vraiment, non...
Ce... C'est lui qui a rédigé cette démonstration ?
— Non. Enfin, j'en sais rien...
D'un coup, Lucie se leva et observa attentivement
le délire mathématique. Pas les formules pour elles- mêmes, mais la manière dont elles avaient été tracées.
—
C'est bien possible,
lança-t-elle. Oui, c'est bien
possible qu'il ait écrit tout
ça ! Il est gaucher, et l'écriture des gauchers... penche toujours à l'opposé
de celle des droitiers... Regardez !
—
Moinet n'est pas le seul
gaucher au monde... répliqua Turin. Et puis, il lui aurait fallu un temps fou
pour écrire tout ce bordel ! Et pas juste quelques
heures...
— Qui vous dit qu'il a fait ça récemment ?
Un silence, avant que le mathématicien reprenne :
—
Seigneur... Comment peut-on
en arriver à de tels extrêmes ?
—
C'est ce que nous cherchons à
comprendre, fit le policier brestois. Alors, je vous en prie,
aidez-nous. Dites-moi ce qu'il y a de si prodigieux dans ce
micmac.
—
Tout ce travail est
remarquable. Une seule et même démonstration
qui débute... là-bas, tout en haut, et qui se
poursuit...
Il décrivit un grand arc de cercle avec son
index.
—
... jusqu'à l'opposé... S'il
fallait retranscrire cela sur un cahier, il y
en aurait pour des dizaines et des dizaines de pages.
Hawk se recula un peu, pour appréhender l'œuvre dans son ensemble.
—
Malgré les passages brûlés...
certains signes ne trompent pas. Le plus dommage, c'est que ce
raisonnement... est totalement faux...
Menez inclina la tête.
— Faux ? Comment ça, faux ?
—
Il n'y est pas arrivé... Oh,
il y avait de l'idée, une sacrée bonne idée, même ! Il est passé par
les formes quadratiques binaires à coefficients, mais il a échoué.
—
Les formes quadra machin, on
s'en tape! s'insurgea Turin. On veut juste savoir ce que
cette merde signifie !
Le mathématicien tira sur sa barbe d'un geste précieux,
considérant Turin d'un air pour le moins méprisant.
— Savez-vous au moins ce qu'est une conjecture ?
—
Non, expliquez-moi parce que
là, j'ai plus trop la tête à réfléchir !
—
Une conjecture est une
affirmation mathématique
que l'on n'a jamais réussi à
démontrer de façon formelle, mais dont on n'a jamais réussi à prouver non plus qu'elle était fausse. Vous avez face à vous une tentative de démonstration de la conjecture de Fermât, un problème mathématique très ardu qui a fait chauffer les esprits pendant près de trois cent cinquante ans. Des génies comme Euler, Gauss ou Kummer s'y sont cassé les dents. Pour faire réellement très simple, en prenant un cas particulier à trois dimensions, cette conjecture
affirme qu'on ne peut pas partager un cube en deux autres cubes plus petits.
Il s'approcha de la paroi et
désigna une équation.
— La formule originelle : xn + yn
= zn. Magnifique... Vous avez raison, toute cette démonstration n'a pas pu être rédigée en une seule fois, ou en quelques heures. Cela a dû prendre des mois, voire des années de travail et de réflexion, même si c'était une voie sans issue. Je pense que votre... type venait ici régulièrement, afin d'y
inscrire ses différentes avancées... Et c'était un as en mathématiques.
Hawk se tourna vers Lucie.
— Mais pourquoi il venait précisément ici, dans un lieu si glauque ? Ça, je me le demande. Je sais
qu'on est censés apprécier l'isolement, nous, les scientifiques,
mais là... C'est quand même un véritable parcours du combattant pour accéder à
cette caverne !
— Manon m'a confié avoir souvent visité l'île avec son frère quand elle était plus jeune, reprit Lucie en s'adressant à ses collègues. Il y a fort à parier que Frédéric a
découvert l'endroit à l'époque, sûrement par hasard, et qu'il a alors mis en place le stratagème des fous de Bassan et des calamars... Il a certainement cherché à se constituer un univers intime, un endroit à lui...
Menez et Hawk acquiescèrent,
tandis que Turin gardait une raideur de statue.
—
Le fait que... l'accès soit
très compliqué ne rend l'aventure que plus excitante, continua la jeune
flic. Elle la transforme en une expérience unique...
Peut- être Frédéric ne venait-il pas seul ici. Un peu à
la façon de... du Cercle des poètes disparus... Vous vous souvenez de ce film
? Ces jeunes qui se réunissaient dans une caverne
pour débattre sur la poésie, le monde, la société ?
Ils se sentaient... exaltés, au-delà du commun des
mortels. Peut-être Frédéric venait-il ici avec celui ou
ceux qui ont tué tous ces gens... Peut-être le
Chasseur et le Professeur se sont-ils construits en cet endroit même.
— Le cercle des poètes disparus... fit le mathématicien. Vous avez fichtrement
raison, mademoiselle. Vous... Vous ne pouviez pas choisir meilleure
image !
— C'est-à-dire ?
— Votre... cadavre... Ce Frédéric. Quel âge avait- il?
— Aux alentours de trente-cinq ans. Pourquoi ?
Hawk garda le silence quelques secondes, avant
d'annoncer
:
— Aujourd'hui, la conjecture de Fermât n'en est plus une. Elle a été démontrée par Wiles, un mathématicien anglais, et
s'est par conséquent transformée en théorème.
— Et alors ?
— Et alors ? La démonstration de la conjecture a
été faite en 1994 ! Ce qui signifie que ces équations
ont été inscrites là avant la résolution du théorème
de Fer- mat-Wiles ! Que votre ou vos hommes venaient déjà ici voilà plus de treize ans ! Alors qu'ils étaient probablement
étudiants !
42.
Assise sur un des sièges à l'intérieur du W26, la vedette de police, Lucie tentait désespérément de remettre de l'ordre dans ses idées. Mais elle sentait qu'elle ne parvenait plus
à se concentrer. Elle était épuisée. Peu à peu, elle se laissa simplement envahir par le spectacle des éléments qui
continuaient à se déchaîner autour du bateau. Au loin, elle aperçut enfin la côte, qui se confondait avec le ciel et les vagues en une même tonalité gris-noir.
Titubant, nauséeux, Turin s'approcha d'elle et
lui tendit son téléphone portable.
— Kashmareck veut vous parler.
Lucie se leva et alla s'agenouiller dans un coin, calant son dos contre les parois.
— Oui?
—
Henebelle ! Je n'arrive pas à
te joindre sur ton portable !
—
Je l'ai oublié dans ma
voiture, sur le port... On vient de quitter la scène de...
— Je sais, Turin m'a expliqué ! C'est fou !
—
Ecoutez commandant, il faut
agir très vite ! Manon est... Je crois que Manon est vraiment en
danger ! Depuis son départ de Bâle, elle est injoignable !
Peut-être que le Chasseur la retient ! Ou... le
Professeur ! Ou... je sais plus...
— OK, je lance tout de suite les recherches sur Frédéric
Moinet. Nous saurons bientôt quelle école il a fréquentée. Il faudra foncer
là-bas, essayer d'obtenir des
pistes le plus rapidement
possible. C'est peut-être dans cette école que lui
et le Professeur se sont connus. Ici, on va coordonner des
actions avec les brigades de Nantes, Brest et Paris, tenter de recouper les
infos des dossiers Chasseur et Professeur, voir comment...
l'un peut être l'autre, ou connaître l'autre. On
avance Henebelle ! A petits pas, mais on avance !
— Il faut plus que des petits pas !
Quelques grésillements dans l'appareil. Lucie comprit
que Kashmareck était en train de bouger.
— Nous nous trouvons chez Manon, dit-il. Nos experts ont réussi à ouvrir sa panic room, et on est en train de fouiller son PC, ses paquets de notes... Il y en a pour des journées à tout déchiffrer, avec ces formules, ces textes
en latin ! C'est dingue, il traîne sous son bureau des dizaines
de vieux cahiers où elle inscrivait chacune de ses
actions avant de se mettre à utiliser le N-Tech. Un tas de
trucs insignifiants qui retrace chaque heure, chaque minute de sa vie. Une
volonté démente de tout répertorier, seconde après
seconde. C'est très mal écrit, et en tout petit, on va en
chier... En gros, rien, absolument rien ne parle de ses
recherches sur le Professeur, de ses avancées. Mais là aussi, je crois que notre manipulateur est intervenu. Parce que tiens-toi bien... certaines pages sont carrément arrachées ! Il n'a rien laissé au hasard !
— Et dans son ordinateur, vous avez trouvé quelque chose ?
Un court silence à l'autre bout du fil.
—
Écoute Henebelle, si j'ai
voulu te parler, c'est que... enfin... il y a deux points essentiels...
qui te concernent ! Je sais qu'avec les pépins de ta
mère, c'est pas trop le moment...
Lucie fronça les sourcils. Le commandant
paraissait hésitant. Le ton de sa voix était très différent
de d'habitude.
—
Je... Je vous écoute !
répondit-elle avec appréhension.
Il se racla la gorge.
—
Dans l'ordi... teur de Ma...
On vient de dé... vrir qu... chose de... ment étrange...
Lucie plaqua le téléphone contre son oreille.
— Je vous entends vraiment très mal !
Deux secondes d'attente avant que les
interférences sur la ligne s'estompent.
— Là, ça va mieux ? s'écria Kashmareck.
— Oui, c'est bon !
—
Notre expert a cassé la
protection d'un répertoire caché, abandonné au fin fond du PC de Manon !
Et... Et on y a découvert des photos de toi !
Lucie se recroquevilla un peu plus sur elle-même.
— Des photos de moi ?
—
Oui, des instants volés. Toi
devant le bâtiment de la brigade ! Toi devant ton appartement ! Toi
avec l'une de tes jumelles dans les bras ! Toi en
train de courir à la Citadelle ! Bref, toi partout !
— Bon sang... Mais... De quand datent ces clichés ?
—
C'est là où ça devient
vraiment bizarre. D'après les indications sur le disque dur, la plus
récente remonte à six mois !
— Quoi ?
—
Tu as bien entendu ! Six mois
! Au moment où Manon prenait ses cours d'autodéfense, où on lui
a refilé le fameux Beretta au numéro de série limé,
elle s'est aussi intéressée à toi !
Lucie plaqua sa main sur son front. Sa tête lui
semblait peser des tonnes.
— Allô ? fît Kashmareck.
— Je... Je suis là. J'essaie juste de comprendre.
—
Ce n'est pas tout. On a aussi
retrouvé des photocopies de différents articles sur toi, du temps de ton enquête sur la « chambre des morts ». Bref, cette femme te suivait, savait qui tu étais et connaissait ton adresse bien avant que tout ceci commence !
— Mais... À quoi ça rime ?
—
Je l'ignore. Je suis aussi
paumé que toi. Mais j'ai repensé à un truc...
Le premier soir...
— Quoi, le premier soir ?
—
Manon s'était réfugiée dans
une résidence d'étudiants juste à côté de ton appart... Comme par hasard ! Tu ne crois pas que... qu'elle l'a fait exprès? S'échouer là, pour que ce soit toi ? Toi et personne d'autre qui s'occupe de l'affaire ?
—
Non, non ! Je... Je vois
encore son regard ! Je vous garantis
qu'elle ne me connaissait pas !
— T'es sûre ?
—
Je... Mince, je sais plus !
Mais elle était tellement terrorisée, tellement perdue...
— Comment expliques-tu les photos, alors ?
—
Je... Je n'en sais rien... Ça
me paraît complètement fou. Ou alors, c'est... ce manipulateur qui les a mises dans son PC. C'est lui qui dirige sa vie... Mais... Pourquoi moi ? Pourquoi, bon sang ?
—
Le manipulateur ? Ouais,
c'est peut-être une option. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que tu
joues un rôle plus important que tu ne le pensais dans
cette histoire... Visiblement, tu y étais liée avant même qu'elle ne commence... Attends une seconde Henebelle !
Lucie perçut d'autres voix dans F écouteur,
entendit le commandant donner des ordres d'une voix ferme. Puis il revint vers elle.
— Henebelle ?
— Oui commandant.
— Malheureusement pour toi, c'est pas fini !
— Quoi encore ?
—
Y a un autre truc. Cette fois
totalement en dehors du dossier. Enfin, je suppose.
Lucie sentit soudain tout son organisme se
contracter.
—
Je vous écoute... Après ce
que je viens de traverser, je vois pas vraiment ce qui peut m'arriver de pire...
—
J'ai eu un appel de la sûreté
urbaine. Ils ont reçu la plainte d'une concierge, de ta concierge !
— Que s'est-il passé, encore ?
— Ton appartement a été forcé.
Lucie encaissa le coup.
— Un... Un cambrioleur ? bafouilla-t-elle.
—
Du travail de débutant,
contrairement à chez Frédéric Moinet. Apparemment, il n'y a pas de dégâts. Ta télé, ton ordinateur, ta chaîne hi-fi, tout était là. Pas de bordel, pas de tiroirs retournés...
—
Vous... Vous voulez dire
que... les collègues sont venus chez moi ?
—
Oui, enfin les gars du 88. Et
on a fait changer ta serrure. Tu pourras récupérer la clé auprès de
ta concierge.
Elle resta muette, incapable de décrocher un mot. Kashmareck poursuivit :
—
Ah, juste un détail... C'est
dans ta chambre... Une petite armoire avec la vitre brisée...
Lucie se sentit vaciller. Kashmareck, toute la
brigade devaient savoir.
—
Comm... andant... Il ne faut
pas... Je... Il faut que... je vous explique... Ça n'est pas ce...
—
J'entends plus bien! Je vais
te laisser! Mais sache juste que l'armoire était vide. J'espère
que... tu n'avais pas des choses trop importantes là-dedans
! Allô ? Allô ?
Le
téléphone gisait sur le sol. Lucie était partie vomir sur le pont...
43.
La vieille Ford était lancée
sur la nationale, sous la pluie, au maximum de sa vitesse, un petit cent
trente kilomètres-heure. Direction l'Institut des Hautes
Études Scientifiques de Brest, l'IHESB. Là où, selon le dernier coup de fil de la brigade, Frédéric Moinet avait étudié après le baccalauréat, voilà plus de quinze ans. La seule piste concrète, pour le moment, en attendant les remontées des analyses de la police scientifique dans la grotte, ainsi que l'autopsie du corps de Frédéric.
Tout vibrait dans l'habitacle,
le volant, les sièges, le rétroviseur, mais la voiture tenait bon. Lucie
crispa sa main droite sur le caoutchouc du levier de
vitesse. Si elle retrouvait Manon vivante, comment
parviendrait- elle à lui annoncer que son frère, celui qui
malgré tout l'avait soutenue, aidée à se reconstruire, venait
de mourir, brûlé par des produits chimiques et
transpercé de coups de bec ? Comment Manon réagirait-elle ? Est-ce qu'elle allait tout enregistrer dans son N-Tech ? Tout apprendre par cœur ? Ou choisirait-elle de rejeter ce décès, comme elle l'avait fait avec celui de sa mère ?
Trop de suppositions. Pour l'heure, Manon était
aux mains d'un psychopathe et il fallait la retrouver. Absolument.
Les gouttes continuaient à s'abattre sur la
carrosserie. Lucie regarda sa montre. À cette heure, dans sa puissante
berline, Turin devait déjà être loin devant. La flic se remit à penser à ces
photos d'elle, retrouvées dans l'ordinateur de Manon. Un véritable choc. Et toujours
les mêmes questions : qui les avait prises ? Et pourquoi ? Comment avait-elle
pu se trouver mêlée à une histoire qui n'avait alors même pas commencé ?
Comment tout ceci allait-il se terminer ?
L'enquête, cette traque macabre et surtout, surtout, ce qui venait de se
produire, dans son appartement, cette mise à nu de son inconscient... La
Chimère, entre des mains étrangères. La Chimère, forcée de se réveiller...
Le coup venait assurément de l'un des étudiants.
Un locataire voisin, mis au courant du contenu de son armoire par Anthony. Ces
salauds se couvriraient les uns les autres. Difficile de retrouver le coupable.
Et puis, à quoi bon ? Le mal était fait...
Dans un soudain accès de rage, elle se mit à
hurler, à tambouriner contre son volant. La Ford fit alors un léger écart qui
s'amplifia par un effet d'aquaplaning. Une violente montée d'adrénaline lui fit
reprendre ses esprits. Elle parvint à contrôler son véhicule. Il s'en était
fallu de peu pour que...
Quelques minutes et quelques kilomètres plus
loin, elle ne put s'empêcher de revenir à ses pensées. La Chimère... Ces
étudiants lui avaient sans doute volé son secret pour le photographier et
l'offrir aux yeux de tous sur Internet. Oui, à coup sûr ! Et tout se propagerait
comme un feu de paille. Chacun saurait et plus jamais on ne la regarderait
comme avant. Qu'allait-on imaginer ? Qu'elle était cinglée ? Obsédée ? Sadique
? Voire... une meurtrière? Qu'elle était semblable
à ceux qu'elle traquait ?
Et Clara ? Et Juliette ? Que penseraient-elles de
leur mère quand arriverait le moment des pourquoi ?
Ses yeux s'embuèrent.
De retour dans le Nord, il allait falloir prendre
les devants. Tout déballer aux étudiants.
Avant qu'ils ne détruisent sa vie.
44.
L'IHESB était un complexe
impressionnant. Un entrelacs de bâtiments hypercontemporains posés
sur une immense pelouse tondue à l'anglaise, au
milieu des pins, à une dizaine de kilomètres à l'est de
Brest. Rien autour. Ni entreprises, ni commerces, ni
habitations. Une sorte de monastère moderne, tout en ruptures géométriques,
une pépinière à cerveaux d'où
avaient germé certains des
meilleurs scientifiques de ces dernières années. Enfin... D'après la
plaquette publicitaire.
Lucie pénétra dans le hall
d'entrée. Sur le mur de gauche étaient affichés des encarts annonçant les
prochaines conférences : quanta et objets étendus, isomor- phisme entre les tours de Lubin-Tate et de Drinfeld, théorie des cordes... Sur celui de droite, une galerie de portraits. Des étudiants, le front haut, le menton relevé. La même attitude hautaine qui l'avait frappée chez Frédéric, lors de leur première rencontre. Lui aussi avait été de ceux-là.
La jeune flic se présenta à
l'accueil et apprit de la bouche d'une secrétaire que Turin, fort
élégamment, ne l'avait pas attendue et s'entretenait déjà avec
le directeur de l'établissement depuis cinq bonnes
minutes dans la salle des archives. Selon ses indications, il fallait ressortir, contourner l'amphithéâtre central, puis marcher sur une cinquantaine de mètres pour les rejoindre. Sympathique vu les conditions météo.
À peine quelques instants plus
tard, Lucie poussait une lourde porte en verre fumé. Les deux hommes
discutaient au fond d'un long couloir, également orné de portraits de scientifiques, mais beaucoup plus âgés. Sous chaque nom, une distinction : médaille d'or du CNRS, Einstein Medal, Wolf Prize, et la très célèbre médaille Fields, l'équivalent du prix Nobel pour les mathématiques.
Alexandre Gonthendic se
retourna, plusieurs feuillets à la main. Costume trois-pièces
impeccable et moustache grise, c'était un vieil homme à la
silhouette fine et distinguée.
—
Ma collègue ! envoya Turin
d'un ton méprisant.
Le directeur la salua avec
courtoisie avant de
demander :
—
Ainsi, vous enquêtez sur l'un
de mes ancien élèves ?
—
Exactement.
— À la demande de monsieur Turin, je viens juste de mettre la main sur l'une des photographies de classe de Frédéric Moinet. Elle date de 1995, Frédéric était alors en quatrième année. C'est la plus récente que nous possédions de lui et de ses camarades... Quant à son dossier scolaire... je devrais vous le retrouver assez facilement dans l'Ovale, notre salle d'archives à proprement parler, la mémoire de notre institut. Nous y conservons le parcours de chacun de nos élèves, et ce depuis plus de cinquante ans.
Lucie s'approcha pour regarder
le cliché. De toute évidence, le photographe avait voulu lui imprimer
un caractère austère et grave car pas un des
étudiants ne desserrait les lèvres. Un souvenir à l'image de
cet endroit, glacial et impersonnel.
— Vous me disiez que Moinet n'est pas allé au bout de ses études ? demanda Turin en faisant rouler la pierre de son briquet.
— En effet. Je me souviens très bien de Frédéric. C'était un élève différent des autres. Son départ fut un énorme regret pour le corps professoral. Il était doué d'une intelligence remarquable, mais capable du meilleur comme du pire.
— C'est-à-dire ?
Alexandre Gonthendic se recula
légèrement et considéra ses deux interlocuteurs en caressant délicatement sa moustache.
— Nous œuvrons dans des domaines scientifiques où les sautes d'humeur doivent être bannies. Nos diplômés sont fréquemment conduits à travailler sur des sujets extrêmement sensibles : la chimie, le nucléaire, l'électronique... Dans ces conditions, vous comprendrez aisément que nous ne pouvons nous permettre de diplômer
des bâtons de nitroglycérine, aussi efficaces
soient-ils.
Il désigna les portraits accrochés aux murs.
— Tous les hommes que vous voyez là vouent leur vie entière à la science. Ils donneraient tout pour elle, mais ils œuvrent dans l'ombre. Qui connaît le dernier mathématicien distingué par la médaille Fields ? Qui sait qu'aujourd'hui, les fondements mêmes de la mécanique classique sont sur le point d'être renversés, et que cela remettrait en cause l'ensemble de nos certitudes sur le
monde qui nous entoure ? L'univers, les quanta, l'énergie ? Qui se soucie de ces « détails » en dehors de nous ? Frédéric était incapable de supporter ce manque de reconnaissance. Il voulait accéder à la lumière, il voulait briller. C'était une personnalité très expansive et dont... comment dire... la discrétion et l'humilité n'étaient pas les qualités premières.
Lucie commençait à comprendre.
Elle demanda :
— Et donc... il s'est mis à rejeter l'enseignement
de votre école ?
Le vieil homme acquiesça avec
un sourire un peu triste.
— Exactement. L'excellence en mathématiques, en physique et en chimie est une condition nécessaire mais pas suffisante pour obtenir notre diplôme. Nos élèves doivent se plier aux règles fixées par l'institution, suivre
l'ensemble des cours et donc s'intéresser également à d'autres
matières qui ne sont pas directement scientifiques. Plus... culturelles et
politiques, si vous voulez. Ce qui n'a jamais été le cas de
Moinet. Il ne voulait pas être « apprivoisé », selon ses
propres termes. Mais... j'ai cru comprendre qu'il s'était
dirigé dans une autre voie en prenant la direction d'une entreprise avec sa sœur, et qu'il s'en était plutôt bien sorti. Je me trompe ?
— Disons que vos infos datent un peu, fit Turin. Et que la réalité n'est plus tout à fait celle-là.
— Et aujourd'hui, il a des soucis avec la police... Vous refusez toujours de m'expliquer lesquels ?
—
Désolé, chacun son job.
Gonthendic n'apprécia que
moyennement la repartie. Il demanda d'un ton sec :
—
Soit... Que cherchez-vous,
précisément ?
Turin répliqua sur-le-champ :
— Nous voulons savoir si Frédéric Moinet était le genre de gars à se pointer dans une grotte à quatre- vingts bornes d'ici, sur l'île Rouzic, pour y inscrire sur les parois une démonstration pourrie du théorème de Fermât.
Le directeur répondit, sans
paraître réellement surpris :
— Démontrer la conjecture de Fermât représentait, à l'époque, un vrai défi pour les mathématiciens. Je crois que tous nos étudiants ont dû un jour ou l'autre se prêter à l'exercice. Dans nos locaux ou ailleurs. Alors une grotte... Pourquoi pas ? Il s'agit d'un lieu propice à ce genre de réflexions. Andrew Wiles, le génie qui a prouvé la validité de la conjecture, s'est bien enfermé sept années durant dans un secret absolu, de manière à n'être déconcentré par personne...
— La résolution de ce type de problème est toujours le résultat d'un travail solitaire ? demanda Lucie.
— C'est-à-dire ?
— Vous parliez d'Andrew Wiles et de son enfermement.
Mais serait-il pertinent d'imaginer que Frédéric Moinet ait élaboré la démonstration dans cette grotte avec d'autres étudiants ?
— Oui, bien sûr ! Et je dirais même qu'en l'occurrence,
le travail en collaboration était une règle générale. Est-ce que vous vous
représentez les efforts nécessaires à ce type de recherche ? Je suppose
que non ?
— Vous supposez bien.
— Ils sont immenses. Alors l'idée de mettre ses forces
en commun vient tout naturellement. Et, si j'ose dire, plus naturellement encore chez nos étudiants. Vous savez, ils sont isolés ici pendant toute la durée de leur cursus et vivent ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre, au cœur des formules et des théorèmes... Et bien évidemment, il se noue au sein de chaque promotion des
relations très fortes... des liens que l'on ne trouve nulle part ailleurs.
— On peut parler d'amitié ?
—
Bien entendu. Même si
l'esprit de compétition demeure toujours présent.
—
Et... vous pensez que vous
pourriez vous souvenir des élèves avec qui Frédéric s'était lié ?
Gonthendic hocha la tête et pointa son index en direction du cliché.
—
C'est très subtil mais je
crois que ce que vous cherchez se cache ici...
Turin vint se coller contre Lucie, qui le
repoussa d'un geste brusque. Le directeur fît semblant de n'avoir rien vu et sortit une loupe d'un tiroir qu'il vint placer au-dessus de la photo. Au troisième rang à gauche se tenait un
étudiant aux cheveux bruns, au torse bombé et au regard
déterminé : Frédéric Moinet. Il y avait quelque chose
de Manon en lui. Lucie se sentit parcourue par un
frisson lorsque ses yeux plongèrent dans ceux
incroyablement froids du jeune homme.
—
Regardez attentivement la
broche qu'il porte sur le col de sa veste, fit Gonthendic.
Lucie plissa les yeux.
— C'est étrange, constata-t-elle. On dirait une...
Alors, elle se souvint. Sur la chemise Yves Saint
Laurent, quand Moinet s'apprêtait à prendre le
TGV...
— Une toile d'araignée ?
—
Oui, dit le vieil homme. Une
toile d'araignée en étain, fabriquée par l'un de ses camarades, dans
notre laboratoire de chimie.
— Et ? Qu'est-ce que ça signifie ?
—
Nous ne l'avons jamais
réellement su... Frédéric refusait de nous le dire, mais j'ai ma petite idée
là-dessus... Les araignées sont des animaux qui ne s'apprivoisent pas. On ne
peut pas les élever, ni les faire vivre en groupe. Sinon, elles se dévorent ou
s'entretuent... Comme elles, Frédéric ne voulait pas qu'on l'apprivoise... Et
c'est ce qui a causé son échec...
Brusquement, Lucie serra le
poing. Ça lui apparaissait maintenant comme une évidence.
— Oui, oui, bien sûr, répondit-elle, mais... bon
sang... j'avais déjà vu cette broche chez Moinet. Comment j'ai pu ne pas
percuter ! Une toile d'araignée ! Un objet mathématique parfait. En forme de...
— De spirale ! compléta Turin. Une putain de spirale
! Faites voir cette photo !
— Deux minutes ! répliqua Lucie en se retournant.
Elle se mit à scruter chacun
des étudiants sur le cliché. Coiffures irréprochables, regards fiers, tenues
sombres.
Soudain, elle fit trois pas vers l'arrière.
Livide, elle plaqua lentement
ses paumes ouvertes sur son visage et secoua la tête.
La photo glissa entre ses
doigts et se laissa porter par l'air, avant d'atterrir sur le sol.
À droite de Frédéric, un autre
col avec une broche... Au premier rang, un autre encore... Et derrière... Et à
côté...
45.
Forcés de combattre ensemble
malgré le dégoût qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre, Lucie Henebelle et Hervé Turin se tenaient assis côte à côte dans la salle des archives, autour d'une grande table en bois. L'Ovale était une pièce impressionnante par son volume et la pureté de sa forme en ellipse. Partout sur les murs s'alignaient des milliers de thèses, de livres et de revues scientifiques. Au plafond, un étonnant vitrail abstrait projetait sur les étagères d'innombrables touches de lumière
multicolores. Bleus profonds, verts incisifs, rouges
incandescents.
La photo de la promotion de
1995 reposait sur la table, à côté d'une pile de dossiers scolaires
poussiéreux. Sur le cliché, six visages masculins, entourés au stylo-bille noir. À gauche, celui de Frédéric Moinet.
— C'est incroyable, dit Turin,
avachi sur sa chaise, les deux coudes sur la table. « Incompatibilité
avec l'esprit de l'école », « Manque de rigueur », «
Indiscipline », c'est la même chose sur chaque bulletin. Et tous virés la même année alors qu'ils faisaient partie des plus balèzes en maths, physique, chimie...
Lucie se prit la tête dans les
mains.
— Ils ont dû très mal supporter leur échec,
fit-elle. Se retrouver sans aucun diplôme après tant
d'années d'études, avec pour seul bagage leur savoir
théorique... Les portes les plus prestigieuses qui se referment juste devant
leur nez, leurs rêves brisés... Comment se
reconvertir quand on a la tête pleine d'ambition et farcie
de connaissances absolument inexploitables professionnellement ? Comment
redevenir simple cadre, ou banquier, ou prof de maths, quand on s'est imaginé être le roi du monde ?
Turin tenait une liste sous
ses yeux. En face de chacun des six noms correspondait une adresse que lui avait transmise la brigade.
—
J'en reviens pas, je les ai
tous déjà croisés quand j'enquêtais sur l'entourage des victimes du
Professeur... Putain... Tout était là, et j'ai rien capté.
Il désigna un type blond, le
visage fermé, les cheveux plaqués sur le crâne.
— Lui par exemple, c'est Olivier Quetier... Il
habite aujourd'hui Rodez, une des villes de la spirale,
où Caroline Turdent, vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter, s'est fait
buter. Au départ, c'était la meuf de Quetier. Mais un
soir où elle le croyait parti en déplacement, il l'a surprise au pieu avec un
autre mec. Ils se sont séparés. Sept mois plus tard, on la
retrouvait morte, labourée de l'intérieur par des éclats de
nautiles...
Il s'arrêta un instant avant d'ajouter :
— Je me rappelle de ma rencontre avec Olivier Quetier. Un type réservé, extrêmement hautain, alors cadre sup dans une boîte de conseil financier. Un suspect idéal,
évidemment, sauf qu'il créchait à Madrid la semaine de
l'assassinat. Avec un alibi pareil, nous avons immédiatement
laissé tomber, sans même prendre la peine de fouiller dans son passé. Pourquoi
on l'aurait fait ? On avait d'un côté un crime
ritualisé à dominante sadique, ce qui semblait exclure toute
vengeance personnelle, et de l'autre un type à mille kilomètres de là au
moment du meurtre.
Lucie fixait la photo,
immobile, écrasée par les révélations de Turin. Le Parisien désigna un
autre visage.
— Grégory Poissard, aujourd'hui prof dans une école privée à Limoges, spécialisé en physique quanti- que.
— Limoges... Pas très loin de Poitiers où un des meurtres a été commis.
—
Exact. Là où Jean-Paul
Grunfeld a rendu l'âme...
— C'est complètement fou, murmura Lucie. Je n'arrive toujours pas à réaliser.
— Les deux bossaient dans la même école et selon leurs collègues, ils ne pouvaient pas se blairer. Ils se haïssaient même. On m'a raconté une histoire où il était question de restructuration de l'établissement, et donc de suppression de l'un des deux postes. Bref, Poissard avait le cul sur un siège éjectable.
— Et je parie qu'il avait un alibi en béton à la
mort de Grunfeld ?
— Il skiait dans les Alpes, au milieu de dizaines
de témoins. Physiquement, il ne pouvait pas être l'auteur du crime.
Lucie soupira.
— Tout comme Frédéric qui séjournait aux États- Unis lors du décès de sa sœur. Sa sœur, qu'il détestait. Sa sœur, qui tenait les rênes de leur société familiale. Sa sœur, qui essayait de le guider, de le dominer...
Turin approuva d'un mouvement
de la tête. Les couleurs des vitraux se reflétaient maintenant sur son profil
anguleux.
— Nous cherchions à l'époque un homme, célibataire,
pervers, sans attaches, paraissant frapper au hasard et reproduisant toujours la même mise en scène sanglante. Un de ces putain de tueurs en série comme on n'en trouve que dans les bouquins.
— En fait, un tueur... presque trop attendu, trop scolaire. Ce qui vous a éloignés de certains individus comme Poissard ou Frédéric Moinet. Vous avez creusé dans la mauvaise direction...
Turin serra les mâchoires. Il
se voyait encore interroger ces suspects. Il avait été si proche d'eux, et
pourtant si loin de la vérité. Il interrompit la jeune flic :
— Vous auriez été meilleure que nous, peut-être ?
Lucie réfléchit avant de répondre :
— Non, je ne crois pas. Il faut bien l'avouer, le
système était infaillible. Le Professeur qui n'était pas une seule personne mais ces six personnes en même temps...
Elle considéra de nouveau la
photo, les broches en
forme de toile d'araignée, et
continua :
— Ils ont cherché à commettre le crime parfait, aussi implacable qu'une démonstration mathématique. Ils ont créé le Professeur de toutes pièces, à partir de documentation, de recherches sur nos techniques, sur le comportement de ce genre de psychopathe. Avec toute leur intelligence, leur rigueur, leur confiance absolue les uns envers les autres, ils ont bâti un être inhumain, un assassin sans pitié, obéissant à un mode opératoire hallucinant qui porte leur signature commune : la spirale...
Nous avons tous plongé, alors que l'ensemble de «
l'œuvre » du Professeur n'était qu'un gigantesque scénario, un plan destiné à nous tromper, à désorienter les psychologues !
Elle se leva de sa chaise et
appuya ses deux mains sur la table.
— Frédéric Moinet a « choisi » sa sœur et l'un de ces salopards l'a tuée à sa place ! Était-ce une question d'argent ? Un jeu pour prouver son emprise sur le monde, sur nous ? Un châtiment infligé à la société ? Ou se l'est-il payée simplement parce qu'il la vomissait ?
Elle se tourna vers Turin.
— Et lui, qui a-t-il assassiné en contrepartie ? Quelle part du contrat a-t-il respectée ?
— Ça j'en sais rien, mais ce qui me paraît clair
c'est que chacun d'entre eux préparait le terrain pour
qu'un autre agisse. Le commanditaire connaissait les
habitudes, les horaires, les lieux de la future victime, qu'il côtoyait chaque jour. Petite amie, sœur, voisin, collègue... Il
mettait en place le crime puis disparaissait, pendant qu'un autre, l'un de ses putain de complices, tuait. Et ils se relayaient comme ça, à quelques mois d'écart. C'était carrément... imparable...
Son poing s'abattit sur le
cliché.
— Je les imagine parfaitement se réunir sur cette
île après tant d'années, comme au temps de leurs
études. Verser de nouveau des calamars dans le goulot
naturel, suivre les fous de Bassan pour s'orienter dans le dédale... Et discuter pendant des heures de leurs échecs, de leurs reconversions, des individus qu'ils haïssaient, tout en se remémorant leur période de gloire, quand Moinet pissait cette démonstration sous leurs yeux, quand ils se prenaient pour des dieux. C'est peut-être dans cette grotte de merde que l'idée a germé... Se venger, se débarrasser d'une personne gênante, reprendre ce que la société leur devait, de la manière la plus violente qui soit : en arrachant une vie.
Lucie approuva d'un hochement
de tête. Il poursuivit :
— Ces jeunes matheux devaient tous être au courant de l'existence de la spirale sur la tombe de Bernoulli. Alors, ils ont eu une idée de dingue : faire coïncider la spirale avec les lieux de leurs crimes. Je ne suis pas mathématicien, mais ça ne doit pas être trop compliqué de faire passer une spirale par trois ou quatre points définis. Rappelez-vous : « Eadem mutata resurgo
», on peut faire grossir ou rapetisser n'importe quelle
spirale. ..
Turin considéra la carte de
France étalée devant lui, la liste des adresses, et les endroits où les
cadavres avaient été retrouvés.
— Je suis persuadé que ces putain de fanatiques sont allés jusqu'à Bâle pour graver les croix des futurs meurtres sur la tombe. Regardez sur la carte... Ils partent de l'île
Rouzic, leur lieu culte, puis... Caen, Lyon, Rodez, là où trois d'entre eux habitent. On a nos quatre points... Ils
tracent la spirale de Bernoulli passant par ces endroits, mais
il se trouve que celle-ci ne coupe pas les villes des trois autres complices,
alors... Comment faire pour aller au bout de leur délire ?
Pour que tout coïncide parfaitement ?
— Forcer les victimes à se déplacer, pour qu'elles viennent « mourir » sur la spirale.
— Exactement ! Trois des six victimes n'ont pas été assassinées là où elles résident, mais dans la ville la plus proche appartenant à la spirale ! Grunfeld a été buté à Poitiers, Taillerand au Mans alors qu'il vivait à Angers, et Julie Fernando à Vincennes, alors qu'elle habitait Beauvais. Facile, pour un frère, un mari ou un « ami », de forcer la future victime à se rendre à un endroit particulier, alors que soi-même on se tire ailleurs, loin du lieu du crime, pour s'assurer le meilleur des alibis.
Lucie suivait parfaitement le
raisonnement de Turin. Elle admirait ses qualités de flic mais
ressentait un profond malaise à devoir continuer à travailler
avec lui. Sans cesse, elle repensait à cette culotte
tachée de sperme, à la manière dont la flamme l'avait
dévorée devant le sourire sadique du Parisien. Ce type
était aussi malade que ceux qu'il traquait.
—
C'est dément d'en arriver
jusque-là, lâcha-t-elle. Tout ça pour défier le hasard, aller au bout de
convictions complètement stupides. C'est comme cette idée de cacher la spirale dans leurs meurtres avec les coquilles de nautiles... Laisser, en quelque sorte, leur vraie signature. La seule chose non simulée. Leur erreur.
Tout s'éclaircissait
progressivement dans sa tête.
—
Peu à peu, ils ont dû se
prendre à leur propre jeu, leur barbarie. Souvenez-vous de ces scalps que le
Professeur emportait : dans le cadre de son rituel. Ils ont choisi de les conserver dans cette grotte, comme des trophées. Indirectement ils sont devenus le monstre qu'ils avaient eux-mêmes créé.
Elle s'éloigna de la table en
silence et fit quelques pas avant de reprendre :
—
Tout pourrait se tenir.
Imaginez un peu. Ces types sont tellement frappés qu'aujourd'hui, tant d'années plus tard, ils décident de reprendre du service. Pourquoi ?
Parce qu'ils n'ont jamais été attrapés, parce qu'ils se
sentent surpuissants, intouchables. Parce qu'ils adorent
jouer et qu'ils vomissent la société qui les a construits puis rejetés. Sauf
que
Frédéric Moinet n'est pas d'accord. Pour lui,
tout est terminé. Il a une belle situation, une sœur qu'il aime et qu'il veut
maintenant protéger. De ce fait, il refuse. Alors, comment lui mettre la
pression ? Comment le forcer à participer à ce pari fou ?
— En enlevant sa sœur, pour lui faire peur. Lui
montrer qu'ils peuvent l'atteindre, n'importe quand, n'importe où. Ce qui
expliquerait pourquoi ils ont relâché Manon si vite. Juste de l'intimidation.
Lucie ne cessait de regarder
sa montre. Manon, quelque part...
— Exactement ! Et Frédéric voulait la protéger de
ces menaces. Cela expliquerait alors ces mystérieux cours d'autodéfense dans le
N-Tech, et aussi le Beretta ! Il la protégeait, tout en l'empêchant de
découvrir la vérité. Vérité qui le compromettrait lui- même au plus haut point.
D'où l'effacement des données dans l'organiseur et les cahiers. Plus de
Bernoulli, plus de Bretagne. En définitive, il dirigeait sa sœur comme un
animal de cirque. Il la faisait tourner en rond. Sauf qu'elle a quand même
réussi à échapper à son contrôle... Quand elle s'est rendue à deux reprises sur
l'île Rouzic par exemple.
Turin glissa ses mains sous son menton :
— Pas mal votre hypothèse. Mais il y a quand même
quelques incohérences.
— Lesquelles ?
— La présence du burin chez Frédéric, par exemple...
— Non, non, c'est pas forcément une incohérence !
Frédéric a peut-être hésité. Il a très bien pu accepter de tuer Dubreuil au
début, avant de se rétracter. Alors, quelqu'un d'autre a poursuivi l'ouvrage.
Cet inconnu a tracé les décimales de n dans la maison hantée de
Hem, puis il a tué à sa place, pour montrer
l'exemple, pour le motiver... Mais Frédéric, toujours
réfractaire, a menacé de tout déballer, quitte à plonger lui
aussi. Si bien qu'ils l'ont tué...
— Ouais, ça se tient... Mais j'avoue avoir du mal à piger comment un cadre sup, un chef de projets, un professeur ou même un directeur, comme Frédéric Moinet, ont pu agir de la sorte. Je veux dire... Vous seriez capable de le faire, vous ? Poser une énigme, empoisonner une victime qui vous supplie de l'épargner, et la...
scalper ?
Lucie s'était rapprochée de
nouveau de la table. Elle dit:
— On est parfois prêt à tout pour arriver à ses
fins. La colère, la rage, la douleur sont des
motivations suffisantes. Et vous le savez. Tout est une question de frontière. Une frontière que vous aussi, vous avez franchie. À Bâle...
Elle s'empara du cliché d'un
geste sévère.
— Dans son processus de mise à mort, l'un des six a réellement pris goût à la domination, la torture, l'acte de tuer ! Il a croqué dans le fruit défendu, a franchi la limite et n'a pas pu revenir en arrière ! Le salaud qui a assassiné puis, emporté par ses pulsions, a violé Karine Marquette post mortem, est le
Chasseur ! Et il se trouve parmi ces enfoirés ! On doit le
retrouver ! Maintenant !
— Kashmareck, Menez, les différents SRPJ se préparent
à intervenir, dit Turin. On dispose des adresses précises, on sait où les cinq travaillent. Tout n'est plus qu'une question d'heures. On va faire d'une pierre deux coups. Le Chasseur et le Professeur.
Lucie se mordit la lèvre
inférieure. Il était peut-être déjà trop tard.
—
Pourtant, le Chasseur agit
aux alentours de Nantes, et aucun n'habite Nantes...
Elle prit dans ses mains la liste des six noms.
—
Olivier Quetier, cadre
supérieur à Rodez... Gré- gory Poissard, professeur de physique à
Limoges... Laurent Delafarge, chef de projet chez Altos Semiconductor, à Beauvais... Grégoire Michel,
directeur d'un pôle recherche sur Lyon... Et finalement Romain Ardère, patron d'une petite entreprise de pyrotechnie, à Angers.
Turin rejoignit de son pouce jauni Angers et
Nantes.
—
Angers n'est même pas à cent
kilomètres de Nantes.
—
Et on retrouvait les victimes
du Chasseur dans l'océan, sur la côte atlantique, entre
Saint-Nazaire et La Rochelle. Ça concorde parfaitement.
—
D'autant plus que les
artificiers manipulent très souvent des produits chimiques...
Lucie écrasa son index sur le visage de Romain Ardère, puis elle fouilla avec précipitation dans son dossier scolaire.
—
On y est ! Ardère avait
choisi une spécialisation en chimie organique, il passait la majeure partie
de son temps dans le laboratoire expérimental de
l'institut ! C'est lui qui fabriquait les broches en étain !
Et...
Elle feuilleta rapidement les pages.
— Vous devinerez jamais !
— Quoi ?
—
Il a été surpris en train de
faire des expérimentations sur des animaux, dans le labo ! La raison de son renvoi ! Ardère était subjugué par la force destructrice du feu, des substances corrosives...
—
Jacques Taillerand, cinquième
victime du Professeur, a été le producteur des spectacles d'Ardère avant de décider de ne plus travailler avec lui, de l'abandonner. ..
—
Et donc, Ardère se met à le
haïr. Jusqu'à le faire tuer !
— On les tient enfin !
Turin saisit son portable et composa nerveusement le numéro de la brigade parisienne. Lucie enfila son blouson et fonça vers la sortie.
— Vous allez où encore ? grogna Turin.
—
À Angers ! Je veux être
auprès de Manon quand on la retrouvera !
—
Je serais vous, je me
ferais pas trop d'illusions. Quand on voit la manière dont le frère a été
massacré... Notre homme est en colère. Très en colère...
46.
Manon émergea lentement d'un
douloureux sommeil, une odeur âcre dans les narines. Un relent de produit d'hôpital... peut-être de l'éther. Elle sentait des pulsations violentes battre sous son crâne. Le sang y circulait, lourd et épais. Un chiffon infect enfoncé dans sa bouche lui donnait envie de vomir à chaque appel d'air. Sa trachée était aussi rêche qu'un gant de crin. Elle voulut repousser le tissu répugnant avec sa langue mais n'y parvint pas.
Des sangles entravaient ses
quatre membres. Elle était nue, plaquée contre une énorme cible sur
pied, l'un de ces horribles articles de cirque sur
lesquels on lance des poignards. Impossible de bouger, ses
mouvements arrachaient tout juste une légère plainte au cuir des liens. Du fin fond de son désespoir, elle se voyait réduite à un grand X immobile.
La pièce tout entière était un
véritable capharnaum dédié au spectacle. Murs recouverts de fausses
toiles d'araignées, masques de Halloween et de Pierrot
suspendus sur des miroirs déformants, malles débordant de costumes colorés. Autour, entassés sur le sol, des cartons remplis de briquets, d'allumettes, de pétards, de mortiers, de fusées, de feux d'artifice. Et, juste devant Manon, alignés sur des étagères, des tubes à essai, des fioles à moitié vides, des bocaux étiquetés : soude, phénol, acide nitrique, acide chlorhydrique, acide fluorhydrique.
La jeune femme tenta de
hurler. À peine le son de sa
voix traversa-t-il le bâillon
qu'un projecteur puissant vint lui éclabousser les rétines. Elle plissa les
paupières, tétanisée. La brûlure oculaire était insupportable. Alors, elle se sentit pivoter sur elle-même. Son cri cessa dans l'instant, tandis que le sang affluait dans son cerveau, qui semblait se comprimer sous la boîte crânienne.
Puis la cible retrouva sa
position initiale et la lampe s'éteignit, laissant
place à la lumière diffuse d'une ampoule rouge.
Malgré la douleur, Manon
parvint à s'accrocher à une dernière pensée : surtout, ne plus hurler, ni remuer. Car le moindre cri, la moindre impulsion déclenchaient un projecteur et un tour de roue.
Ne plus crier, ne plus crier,
ne plus crier.
Des bruits de pas, quelque
part. Au fond de la pièce.
Manon crut percevoir une forme
monstrueuse se promener derrière les rangées de bocaux. Une silhouette
qui avançait vers elle.
Soudain, elle vit un visage,
des yeux, horriblement déformés par les verres convexes, les verres
concaves, les liquides colorés des récipients.
— Nous y voilà, Manon...
Une voix grave, dure.
Le visage apparut alors
nettement, en contrechamp. Qui était cet homme ?
En fait de monstre, elle ne
découvrit qu'un type à l'air banal, assez jeune, nez droit, bouche fine
et cernes de mauvais dormeur. Une physionomie qui ne lui disait absolument rien.
L'homme s'avança encore, posa
ses doigts sur la gorge de Manon, et pressa lentement. La mathématicienne
sentit sa respiration se bloquer. Ses joues s'empourprèrent, les
afflux sanguins attaquèrent ses pommettes avant de
venir enflammer ses prunelles. Sa vue se brouilla. En
une fraction de seconde, des images se bousculèrent dans son esprit. Elle se
revit suffoquer sur le carrelage, dans sa maison de Caen, se rappela l'haleine imprégnée de rhum, la langue venue lui lécher l'oreille, et ces chuchotements : « Eadem mutata resurgo, eadem mutata resurgo, eadem mutata resurgo. »
Il se tenait là, face à elle.
L'incarnation du Mal. Le Professeur.
— Comme c'est curieux... constata Romain Ardère en relâchant la pression. C'est dans tes yeux que tout se passe, là, maintenant... Tu ne te souviens de rien sauf de ce jour-là, n'est-ce pas ? Tu te rappelles le jour où je t'ai étranglée, où je t'ai volé la mémoire... Et le phénomène s'est reproduit chez toi, il y a deux jours, quand tu as sorti ce flingue de nulle part.
Il lui caressa le visage.
— C'était il y a si longtemps... Plus de trois
ans... Tu avais trouvé la spirale, tu étais devenue bien
trop dangereuse pour nous. Trop acharnée. Alors, nous nous sommes réunis et nous avons décidé. Il fallait t'éliminer... Simuler un cambriolage, un truc à la mode dans ton quartier... Nous avons échoué, mais ce n'était pas bien grave, puisque tu étais quasiment devenue un légume. Du coup, tu as pu rester en vie, nous avons laissé tomber.
Manon détourna la tête, les
mâchoires serrées. Ardère lui attrapa le menton et la força à le
regarder, puis il glissa ses doigts sur le bâillon.
—
Ne crie pas s'il te plaît,
conseilla-t-il en ôtant le morceau d'étoffe. Sinon, je devrai te faire
mal... Oh ! Suis-je bête ! C'est vrai que dans une minute, tu
auras oublié mes ordres même si tu te concentres
au-delà du raisonnable... Alors, dans tous les cas, je crois
que je vais te faire mal.
Manon toussa à s'en déchirer
les poumons. Elle n'entendait pas, elle n'entendait plus. Ce visage
! Ce visage ! Et sa gorge, qui lui brûlait comme si
elle avait avalé une torche !
— Le... Le Professeur... réussit-elle à articuler. Vous êtes... le Professeur...
Il ricana.
— Le Professeur, le Chasseur... Quelle importance
? Appelle-moi comme tu veux.
Manon se cambra et hurla de
toutes ses forces. La lumière blanche du projecteur vint aveugler ses
grands yeux bleus. Le cuir des sangles pénétra ses
poignets.
Rotation. Coulée de lave dans
la tête. Retour à la position initiale.
Un homme, dans son champ de vision. Un inconnu.
— Ainsi, tu as réellement perdu toute notion de ce qui vient de se passer, dit-il. Amusant... On dirait qu'à chaque tour de roue, tu renais, identique à toi-même. Eadem mutata resurgo,
tu te rappelles, Manon ? Serais-tu toi-même une spirale ?
Il effleura la poitrine nue de
la jeune femme et suivit du bout des doigts la crête des scarifications.
— Nous qui pensions que tu pouvais représenter à nouveau une menace, que tu avais retrouvé l'ensemble de tes facultés... J'y ai vraiment cru quand je t'ai revue dans le métro. J'ai même eu peur que tu puisses identifier ce cambrioleur d'il y a trois ans, que... tu interrompes ma brillante existence ! Ça aurait été dommage, non ?
Manon chercha à faire
abstraction de la situation. Elle focalisa toute son attention sur la
conversation. Il fallait savoir. Savoir une minute, mais savoir
quand même.
Savoir avant d'oublier.
—
Vous... Vous étiez plusieurs
!
Deux yeux d'un froid clinique
la dévisagèrent. Le Chasseur s'empara d'un bocal de phénol, derrière
lui, et le fit rouler entre ses paumes ouvertes.
— Tu sais, je vais vraiment m'amuser avec toi, ça va être...
Il palpa le sexe de Manon, les
yeux mi-clos.
—
... particulier. Je t'ai
teinté les cheveux, il y a quelques heures, et tu ne t'en souviens même pas.
Il se délecta de la réaction
de surprise de la jeune amnésique.
— Eh oui, te voilà rousse à présent, il n'y a que
ces putes qui m'excitent... Sûrement à cause de cette
couleur d'ambre, si proche de celle d'une flamme... Tu ne te rappelles pas non plus de ton petit séjour dans mon vieux four à pain. Ces jeux amusants, avec les brûleurs, la chaleur...
Tu y es pourtant restée toute la nuit, couverte de capteurs
me permettant de relever certaines de tes données biologiques ! Ton cœur, ta
tension, tes sécrétions ! Tu t'es même uriné dessus, il a
fallu te nettoyer ! Vilaine fille !
Manon secoua la tête, en
pleurs.
—
Non... Vous mentez...
— Oh non, je ne te mens pas ! Tu sais, les autres femmes, à ce stade, me supplient. Elles seraient prêtes à tout pour que je les épargne. Mais toi... Tu es... prisonnière de
l'instant. Tu ne te demandes même pas où tu te trouves. Dans quelle ville ?
Es-tu encore en France ? Est-ce qu'on te recherche ? Quand vas-tu mourir ? Et
comment va ton frère ? Ce charmant Frédéric ?
—
Frédéric ? Comment vous...
— Tiens... Voilà qui va être encore très intéressant...
Ardère sortit une photo de la
poche de son jean et la planta sous le nez de Manon.
— Il faisait partie de « Nous » ! Ton frère ! Ton
propre frère représentait un sixième du Professeur ! Il a tué la première
victime ! François Duval ! C'est lui qui a lancé la machine ! Et qui a ordonné
l'exécution de ta sœur !
Manon détourna le regard et
poussa un cri déchirant, à la limite de l'évanouissement. Sur le cliché,
Frédéric pendouillait au bout d'une corde, le poitrail rempli de calamars.
Flash dans les rétines. Tour
de roue. Montée de sang. Elle se sentit partir, puis revenir. Un homme, dans
son champ de vision, qui recouvrait ses mains de plusieurs paires de gants en
latex.
— Ce sont les cinq autres qui ont libéré tout ça...
cette étincelle enfouie en moi. En agissant, en voyant que je pouvais ôter la
vie, ça a... Je ne sais pas comment te l'expliquer. C'est pire qu'une maladie,
Manon, ce besoin de... voir la chair se rétracter sous l'effet d'une flamme, de
renifler l'odeur de peau cramée ! Tu ne peux pas imaginer... As-tu déjà brûlé
des insectes, puis des animaux plus gros ? T'est-il arrivé de prendre ton pied
devant un appartement qui part en fumée ? J'ai suivi des études dans cet unique
but : approcher le feu, l'apprivoiser grâce à la chimie, la thermodynamique, la
mécanique des fluides. Comprendre comment il fonctionnait. Le maîtriser. C'est là-bas, à l'institut, que j'ai rencontré les autres. On se réunissait dans une grotte, pour défier le monde, pour... discuter d'autre chose... De choses interdites.
Il releva son pull, dévoilant
un torse piqueté de cratères noirâtres.
— Après l'exécution de mon contrat, ils n'ont
jamais su que j'étais devenu le « Chasseur ». Pour eux,
je reste ce pauvre patron d'une entreprise de pyrotechnie,
qui encapsule les mathématiques, la chimie et les
lois de la gravité dans de stupides fusées. Mais tu sais,
ils ne valent guère mieux. Nous nous prenions pour les
meilleurs, mais nous n'étions rien. Juste de pauvres
étudiants, virés sans scrupules, comme de vulgaires merdes !
— Vous...
— Ces brûlures, sur mon torse, je me les suis faites tout seul, voilà très longtemps. Je crois que... j'aurais fini par me détruire si... si le Chasseur ne s'était pas réveillé. Si je n'avais pas pu reporter cette violence sur les autres... J'en étais arrivé à l'envie de manger du feu ! Bouffer toute cette poudre, et m'embraser la gorge ! Tu imagines ?
— Vous... Vous êtes malade... Je vais vous...
— Me tuer, peut-être ? Tu en as toujours rêvé,
n'est- ce pas ?
Il dévissa d'un geste lent le
couvercle du bocal. Manon s'était mise à gémir. Elle se mordait la
langue pour ne plus hurler.
—
Il y a tout de même une
bizarrerie, Manon, quelque chose de vraiment troublant qui m'inquiète un peu. Nous pensions que ton frère avait voulu nous jouer un sale tour en tuant la vieille peau, dans ta région. Qu'il avait voulu... nous enfoncer... Peut-être soupçonnait-il que l'un d'entre nous avait cherché à te tuer, voilà trois ans. Peut-être ne supportait-il plus ce secret... Peut-être avait-il décidé de... de faire éclater la vérité, quitte à y rester, lui aussi...
Il plia méticuleusement une
compresse en quatre et y versa du phénol. Une odeur de légume pourri
envahit la pièce.
— Je... Je n'y comprends rien... dit Manon entre deux sanglots. Pitié... Ne me faites pas de mal...
— Mais le plus étrange, continua Ardère sans l'écouter,
c'est que même au moment où je lui entaillais la poitrine, quand ma lame écartait sa chair, il continuait à nier. Il a nié jusque dans son dernier souffle.
Il reposa le bocal et
s'avança, la compresse au creux de la main. Manon
tournait la tête à droite, à gauche, et secouait
convulsivement son corps, tirant sur les liens de toutes ses
forces.
— Je crois que je me suis trompé, en définitive, confia-t-il en parcourant du bout de l'index les mystérieuses
cicatrices. Ce n'est pas Frédéric qui t'a enlevée, qui a réveillé le
Professeur. Mais l'un des quatre autres, même s'ils
ont juré le contraire. Qui aurait intérêt à ramener un monstre du passé ? À
remettre cela sur le tapis, au risque de tous nous compromettre
? Un traître se dissimule dans le groupe. Quand je me
serai occupé de toi, je réglerai quelques comptes.
—
Mon frère... Qu'avez-vous
fait à mon frère...
Ardère verrouilla le système
de rotation de la cible
et débrancha le projecteur.
— Je suis impatient de voir comment tu vas réagir à ce type de douleur. Vas-tu oublier la raison pour laquelle tu gémis ?
Il lui engouffra le chiffon
dans la bouche.
—
Ça va être... jouissif. Et
interminable !
Il approcha la compresse du visage de Manon,
avant de soudain s'interrompre.
Un énorme fracas au-dessus d'eux.
Des bruits, des pas. Au rez-de-chaussée. Des
cris. « Police ! »
Sans réfléchir, Ardère se rua sur la porte et la
cadenassa.
En revenant précipitamment vers Manon, il
renversa le bocal de phénol. Le produit se répandit sur son pied.
— Sale petite pute ! cria-t-il, les globes
oculaires exorbités.
Il attrapa sa cheville en hurlant puis ses doigts
se rétractèrent sur la chair de ses joues, qui se mirent à saigner.
Dans un geste de rage folle, il s'empara d'une
bonbonne de soude et la propulsa sur le haut de la cible. Le verre se
fracassa, libérant une substance liquide qui se mit à couler dans le dos de
Manon. La jeune femme s'arqua à s'en rompre les vertèbres.
Des pas résonnèrent dans les escaliers. Une
détonation violente explosa la poignée de la porte.
Le Chasseur se retourna et fonça vers une étagère
qu'il fit basculer devant l'entrée. Dans un vacarme impressionnant, les
récipients éclatèrent sur le sol. Une épaisse fumée blanche emplit l'espace. Un
flic s'effondra, les jambes touchées par des jets acides.
Quand le brouillard se dissipa, laissant derrière
lui des yeux larmoyants et un concert de toux, une dizaine de pistolets vinrent
braquer l'individu assis dans un coin.
Il avait saisi une fusée autopropulsée et se
l'était fourrée dans la bouche.
Le « calisson d'étoiles ».
La pierre de son briquet crépita une dernière
fois.
47.
Jamais la pluie qui s'abattait
sur les champs alentour ne laverait les drames sordides perpétrés des
années plus tôt. Lucie regroupa ses mains au-dessus de
son volant dans un grand souffle libérateur.
Tout était terminé.
Assise à côté d'elle, Manon
considérait depuis leur départ la feuille de papier posée sur ses genoux.
Sa tête lui faisait affreusement mal, ses yeux lui
brûlaient. Elle essuya les perles qui roulaient sur ses
joues et dit en gémissant :
— Non, pas Frédéric... Pas mon frère... Dites-moi que ce n'est qu'un mauvais rêve...
Lucie lui lança un regard où
se mêlaient la lassitude et la compassion, la peine et le dégoût. Elle
reprit une nouvelle fois :
— J'aimerais bien, Manon. J'aimerais tellement. Mais... il a fait partie du Professeur, de ceux qui ont commis le pire. Il va falloir vivre avec. Je suis sincèrement
désolée...
Manon observa ses mains, ses
longues mains tremblantes, qu'elle ne contrôlait plus, ses mains qui voulaient
arracher, frapper, détruire.
— Non... Non... Non... répétait-elle.
Après une longue hésitation, elle baissa les
paupières, inspira amplement et chiffonna le résumé des événements de ces
dernières heures, cette escalade de démence absolue.
—
Qu'est-ce que tu fabriques ?
s'étonna Lucie, qui avait mis un temps considérable pour tout
rédiger.
Manon ouvrit la fenêtre et, dans un geste de
désespoir, lâcha la boule de papier dans le vent.
— Mais Manon ! Pourquoi ? Pourquoi ?
— Pas Frédéric... Pas lui...
Elle agrippa ses cheveux et se mit à hurler :
—
Comment voulez-vous que
j'apprenne une chose pareille ? Que mon propre frère a... a fait
assassiner ma sœur ? Que lui-même a tué ? Qu'on lui a ouvert
la poitrine? C'est... C'est au-delà de mes forces !
Personne ! Aucun être humain ne peut vivre ce que je vis ! J'aimais mon frère ! Et il m'aimait !
Lucie garda le silence.
—
Mais dites quelque chose !
s'écria Manon, hors d'elle. Dites quelque chose !
La jeune flic sentit les larmes inonder ses yeux.
—
Que veux-tu que je te dise ?
Que tu as raison ? Que tu as tort ? Je... Bon sang Manon, je ne suis
pas Dieu !
Aux larmes s'ajoutait à présent le ton de la
révolte.
—
Ce n'est pas moi qui vais
bâtir ton existence ! Qui vais te guider dans tes décisions ! D'un
côté, tu as le choix d'ignorer ! Il suffit que tu notes
quelques mots, qui peuvent tout changer. Apprendre que le
Professeur était un assassin de la pire espèce, un déséquilibré, mort en se
suicidant ! Que cette histoire s'est bien terminée, comme
dans un bon film ! Qu'importe ! Tu aurais la conscience
tellement tranquille !
Elle reprit son souffle avant de continuer :
—
Mais de l'autre, tu as enfin
la possibilité de connaître la vérité, de comprendre pourquoi ta
sœur et tous ces pauvres innocents ont été assassinés.
C'était ton but, non ? Voilà plus de trois ans que tu
t'éreintes dans cette traque ! MemoryNode, tes cicatrices,
tes recherches, tes nuits blanches ! J'ai failli y
rester pour toi ! Me noyer, laisser derrière moi deux
orphelines ! Tu imagines ?
— Je...
— Et aujourd'hui, tu peux connaître la vraie
vérité, pas ta vérité, et tu la
refuses ? C'est toi-même qui disais que les souvenirs font ce que nous sommes, nous donnent une raison de vivre ! Qui seras-tu Manon, si tu te fabriques un faux passé ?
Manon tenta de refouler ses
sanglots. Tout se bousculait en elle, à une vitesse prodigieuse.
— Je... Je vis peut-être déjà avec un... un passé
qui n'est pas le mien, bafouilla-t-elle, que je me
suis fabriqué pour... que tout aille bien... J'évolue peut-être... dans une bulle... Tout ceci, ce qui gravite autour de moi n'a peut-être jamais existé. Je ne sais pas... Je ne sais plus...
Cette fois, Lucie ne rompit
plus le silence. Le lent anesthésique de l'oubli allait de nouveau
envelopper la jeune mathématicienne, la détacherait de la
réelle valeur des choses. Elle n'en garderait aucun
traumatisme, pas la moindre trace mnésique. Juste une sensation de vide, une
impression somme toute tranquillisante. Qu'allait-elle devenir ? À qui
se raccrocherait-elle, sans le soutien de son frère ? Continuerait-elle à
traquer le Professeur, à tourner en rond, à vivre une histoire
sans fin ?
Lucie éprouva la brutale envie de tout casser
dans ce monde tellement déséquilibré.
Dans le faisceau des phares se dessina le contour d'un panneau routier.
« Caen, 129 km. »
—
J'aimerais que vous
m'accordiez une faveur, demanda Manon. Je voudrais faire un saut à Caen.
J'ai besoin de voir ma mère...
Elle regarda Lucie.
—
J ' ai mal au crâne...
Pourquoi j ' ai pleuré ? Qu'est-ce que cela signifie ? Et vous ? Vos yeux
en larmes ? Pourquoi ?
La flic soupira et s'essuya les yeux.
—
C'est une longue histoire...
Je te la raconterai plus tard...
Manon se mit à fouiller dans ses poches, la boîte
à gants, les rangements latéraux.
— Mon N-Tech ! Où est-il ?
— Cassé... Il est cassé...
— Cassé ? Mais...
—
Fais-moi confiance, dit Lucie
avec tendresse. Tu sais que tu peux me faire confiance, tu sais ça ?
—
Je... Oui, je sais... Alors,
pour ma mère ? Elle nous préparera quelque chose, avant qu'on
reprenne tranquillement la route ! Et puis, vous avez
l'air franchement fatiguée. Je conduirai sur la fin du trajet.
—
C'est que... Je suis... Je
suis vraiment pressée de rentrer... Mes jumelles m'attendent...
—
Ah, vos jumelles ! Oui, je
sais. Vos petites filles...
Lucie avait envie d'exploser, de crier que Marie Moinet croupissait sous terre, que sa maison avait été vendue. Que Manon aurait dû apprendre la mort de sa mère, malgré la souffrance, les efforts nécessaires pour
le faire. Qu'on ne peut pas garder que le
meilleur. Car c'est le pire qui régule une vie, qui forge l'existence et rend
les êtres forts.
— Je comprends... fit Manon. Ce n'est pas grave...
Je reviendrai avec Frédéric. Ça doit faire longtemps qu'on n'est pas allés lui
rendre visite.
Et elle continua à poser des
questions, et Lucie à répondre sans entrain. Manon ne se rappelait même plus de
l'arrivée de Turin sur l'enquête, de leur route commune vers Bâle, moins encore
qu'il avait profité d'elle. Tout était perdu, évanoui quelque part. Un jour,
d'autres Turin débarqueraient dans sa vie... Et tout recommencerait... La
spirale...
Sans trop savoir pourquoi,
Lucie songea au jeune Michaël, frappé du syndrome de Korsakoff, dont la seule
place restait, en définitive, l'hôpital psychiatrique. Là où il vivrait en
sécurité, avait confié Van- denbusche. Manon, malgré son intelligence et toute
sa volonté, finirait-elle un jour dans ce genre d'établissement, parmi les
schizophrènes et les suicidaires ?
Abattue, démontée, Lucie
décrocha néanmoins son téléphone qui vibrait sur le tableau de bord.
C'était Kashmareck.
Les quatre autres avaient été
arrêtés.
C'en était fini du Professeur,
pour toujours.
Et Manon constatait, en
s'observant dans le rétroviseur central :
—
C'est bizarre, cette
coloration rousse... J'ai vraiment de drôles de goûts, parfois...
À Dunkerque, Clara et Juliette se ruèrent dans les bras de leur mère. Lucie, épuisée après une nuit blanche au volant,
les serra contre elle, émue. Il s'en était fallu de si peu pour
qu'elle se noie dans la grotte.
En début d'après-midi, sur le
trajet du retour, les filles
ne cessèrent de parler, de
raconter les petites choses de leur vie. Lucie les
écouta, leur répondit, mais alors que Lille se
rapprochait, elle ne put s'empêcher de replonger progressivement dans ses
pensées. Obsédée par la Chimère, elle redoutait de retrouver son appartement.
À peine s'était-elle garée
devant chez elle qu'elle aperçut des étudiants en train de fumer sous le
porche de l'entrée. Elle prit ses jumelles, une dans
chaque bras, et avança dans le hall, la tête baissée.
Rentrer, se cloîtrer, le plus vite possible. Ne pas avoir à
affronter leurs regards. Pas maintenant. Tout tournait
tellement en elle. Elle ne se rendit même pas compte de la
présence d'Anthony dans le groupe.
Sans un mot, Lucie récupéra la
nouvelle clé auprès de la concierge et s'enferma à double tour.
La vue du verre brisé, dans sa
chambre, lui porta un coup supplémentaire au moral. Elle se précipita
vers sa petite armoire, comme si, au fond d'elle-même, elle espérait un miracle.
Mais le meuble était bel et bien vide.
La jeune femme s'écroula sur
son lit, tandis que Clara et Juliette retrouvaient leur chambre,
leurs jouets, leur univers ludique. Si heureuses dans
leur cocon.
Soudain, on frappa à la porte.
Juste un coup. Lucie tourna lentement la tête, puis se leva, un
mouchoir à la main. Elle ouvrit pour ne découvrir que le vide
du couloir, s'avança, rejoignit les étudiants dans le hall, parmi lesquels elle reconnut Anthony, et demanda :
— Vous n'avez vu personne sortir? Là, maintenant ?
Elle obtint le silence pour
seule réponse. Après un échange de regards, l'un des garçons osa enfin :
— Non, personne n'est sorti...
Lucie serra ses deux poings.
— Vous allez me harceler comme ça longtemps ?
— Vous harceler ? Mais qui vous harcèle ici ? Ça ne va pas, madame ?
Elle partit à reculons, sans
comprendre. Alors, ce coup sur la porte ? Juste un jouet qui tombe ?
Une farce de ses filles ? Probable.
Dans sa cuisine, elle se versa
un grand verre de jus d'orange qu'elle ne réussit même pas à avaler.
Trop nauséeuse. Tout à l'heure, elle irait chercher
Manon à l'hôpital et la raccompagnerait chez elle,
impasse du Vacher. Tout promettait d'être vraiment
compliqué. La mort de Frédéric... son implication dans les
meurtres du Professeur... Les arrestations en série... Cette
folie...
Mais Lucie faisait confiance à
Vandenbusche. Il saurait prendre les bonnes décisions quant à
l'avenir de sa patiente... La liberté, ou alors...
Ce soir également, Lucie obtiendrait les
dernières conclusions de l'enquête. Savoir qui, parmi les
quatre interpellés, avait enlevé Manon et tué Dubreuil.
À moins qu'il ne s'agisse d'Ardère ou en définitive
de Frédéric. Dans ce cas, le « pourquoi » resterait
sans doute en suspens pour toujours.
Lucie inspira. Aux autres de trouver les réponses
à présent. Son rôle s'arrêtait là.
D'un mouvement lent, elle fit tourner le jus d'orange sur lui-même, puis regarda longuement dans le vide. Tout à coup, elle posa avec fermeté le verre sur la table, se leva, se rassit, se leva de nouveau.
Une fois dans le hall, elle appela :
— Anthony ?
L'étudiant releva la tête.
— Oui?
— Viens, s'il te plaît.
— Pourquoi ?
— Viens, dépêche-toi !
Il chercha un soutien dans les yeux de ses amis,
qui détournèrent le regard. Alors il s'approcha, la
démarche hésitante.
—
Madame, écoutez... On a vu
les policiers, chez vous. On sait que votre porte a été forcée, mais
ce n'est pas moi qui...
—
Peu importe si c'est toi ou
un autre. Je veux juste te parler.
Le jeune homme suivit Lucie dans l'appartement. La vue des gamines dans leur chambre le rassura. Rester seul avec
cette folle... Pas question...
Direction la cuisine. La flic ferma la porte
donnant sur le salon.
— Vous pouvez pas laisser ouvert ?
— Assieds-toi...
Anthony obéit, les mains moites. Lucie s'installa
sur une chaise en face de lui.
—
Je sais que l'un de vous a
volé le contenu de mon armoire. Que vous êtes tous au courant.
Anthony répéta, en baissant les yeux :
— Ce n'est pas moi qui...
—
Peut-être, peut-être pas,
qu'est-ce que ça change ?
La voix tremblante de Lucie fit place à un
interminable silence. Anthony ne savait plus où se mettre. La jeune femme finit par reprendre :
—
Je... Je ne veux pas que vous
racontiez des bêtises. Alors, je vais te dire la vérité, que tu rapporteras aux autres. Je peux compter sur toi ?
Anthony acquiesça. D'un geste rapide du bras, il essuya la sueur sur son front.
Le silence, de nouveau. Lucie peinait à commencer son récit. Rouvrir la cicatrice, des années plus tard... Laisser affleurer son passé, sans fermer les barrières, sans rien refouler...
—
Dans cette armoire se
trouvaient deux échogra- phies. Tu les as bien vues... Je me trompe ?
— Euh... J'ai vu celle de vos jumelles, mais...
—
Ce n'étaient pas mes filles.
Ces échographies me viennent de ma mère...
Anthony eut un léger recul de surprise.
— Votre mère ? Vous voulez dire que...
—
L'une des deux jumelles,
c'est moi... J'avais trois mois et je mesurais moins de dix
centimètres... Et sur la seconde échographie, j'ai cinq mois...
Mes membres avaient grossi. Tu as dû voir les petites mains, les doigts... la masse sombre du crâne, les os de la colonne vertébrale.
— Oui, oui, mais... c'est pas moi, je vous jure...
Et puis j'y comprends plus rien. On croyait que
c'était un troisième enfant sur l'autre échographie... Un
enfant qui...
— Que j'aurais découpé en morceaux par exemple, et conservé dans un bocal, c'est ça ?
— Non, c'est pas ça... Mais il n'y a qu'un bébé sur cette échographie ! Où se trouve votre...
Anthony ne termina pas sa phrase, soudain frappé par l'évidence.
Lucie le regarda droit dans les yeux.
— Eh oui Anthony, entre le troisième et le
cinquième mois ma jumelle avait disparu. Je l'avais
purement et simplement... absorbée. J'ai dévoré ma sœur...
Elle se prit la tête dans les mains, incapable de
continuer de parler. Elle revit la chambre d'hôpital, se rappela ces
bandages, autour de son crâne, les visages des médecins, les sons, les couleurs, les odeurs écœurantes... Puissance
de la mémoire... Manon avait tellement de chance, parfois, de pouvoir choisir.
Péniblement, elle chuchota enfin :
— Dans le petit récipient, il y a... une mèche de cheveux, deux ongles et... et trois dents, qui baignent dans un liquide verdâtre. Je les ai mélangés à du formol... On avait
retrouvé tout ça sous mon crâne, à l'intérieur d'une
excroissance, ce que les médecins appellent un kyste
dermoïde intra-cérébral.
Anthony se sentait de plus en plus mal à l'aise. D'un geste hésitant, il plongea la main dans la poche de son jean.
— Euh... J'ai du mal à vous suivre... Vous voulez un Kleenex ?
— Non. Écoute-moi Anthony... Quand... Quand j'ai découvert la vérité, j'ai fait toutes les recherches possibles et imaginables...
La majeure partie des kystes der- moïdes se forment
très tôt, au stade embryonnaire... Ce qu'il se passe,
c'est que... l'ectoderme, un feuillet externe de l'embryon
dont, plus tard, dérivent divers éléments comme la peau, les cheveux, les
dents, se trouve enfermé à l'intérieur d'autres tissus... Mais cet
enfermement n'empêche pas l'ectoderme d'évoluer... Et cela entraîne l'accumulation de substances impossibles à évacuer. Elles
constituent ce fameux kyste dermoïde... Généralement, il se
développe dans l'utérus... Mais en ce qui me concerne,
il... il a grandi sous la boîte crânienne... Les douleurs sont apparues à
l'âge de la puberté. J'avais seize ans au moment de mon
opération.
— C'est horrible ce que vous racontez... Des ongles, des dents, là, dans la tête ?
Lucie détourna le regard.
— Le pire, c'est que mon cas ne correspond pas vraiment à la définition traditionnelle du kyste dermoïde... La
matière organique que l'on a sortie de mon crâne n'était
pas la mienne... La vérité, c'est qu'une partie de ma
jumelle avait continué à grandir, à se développer en
moi, alors que je l'avais avalée...
—
Ce n'est pas possible !
— Si, c'est possible... J'ai fait des tests ADN de
ce kyste, il y a des années. Les dents, les ongles,
les cheveux...
Elle inspira.
— Cet ADN n'était pas le mien... Je suis ce que la science appelle une Chimère, Anthony. Une Chimère... Je suis
responsable de la mort de ma propre sœur.
L'étudiant ne savait plus
comment réagir. Cette histoire était une abomination. Il dit cependant :
— Vous savez, quand j'ai vu votre bocal, j'ai cru que... Je sais pas... Que vous aviez fait des trucs bizarres, genre magie noire, ou vaudou. Que vous aviez tué l'un de vos propres enfants, et gardé les restes... Un peu
comme le drame de ces bébés congelés. Mais là... vous
n'étiez même pas née, c'est pas de votre faute !
C'était juste un accident !
Lucie esquissa un petit
sourire triste. Elle se leva et dit:
—
En tout cas, toi et les
autres, vous devez me rendre ce qui m'appartient... Il est temps que je coupe
le cordon. Que je me sépare de ma jumelle. Pour toujours...
Anthony se leva à son tour et
recula de sa démarche maladroite vers la porte de la cuisine, sans
quitter la jeune femme des yeux. Il resta là quelques
secondes, avant de s'enfuir, les épaules baissées.
Dix minutes plus tard, Lucie
ramassait une boîte fermée devant sa porte d'entrée.
Les squatteurs, dans le hall, avaient tous
disparu.
Elle s'isola dans la salle de
bains et posa le carton sur le bord du lavabo. Avec une douleur infinie,
elle sortit alors les échographies et le bocal, ces
traces venues hanter ses nuits depuis l'adolescence et
qui l'avaient transformée en un être solitaire et
incompris.
Elle avait tant à donner, à
partager. Tellement d'amour. Et elle n'avait jamais pu. À cause de
ça.
Les yeux en larmes, la jeune
flic tourna le robinet, hésita une dernière fois, et fit basculer le
contenu du récipient qui glissa contre l'émail avant de
disparaître définitivement.
La Chimère venait de mourir.
L'avenir s'ouvrait, enfin...
Épilogue
Manon avait retrouvé son
appartement sans aucune émotion particulière. Tout s'était résumé à une simple
série de gestes minutieux dictés par la mémoire procédurale. Enfoncer la clé
dans la serrure, la tourner, entrer, et la poser à son emplacement, dans une
coupelle, à proximité du téléphone. Finalement, rien pour elle ne semblait
vraiment différencier ce jour d'un autre, sauf peut-être la perte de son
N-Tech. Selon la jolie flic aux boucles blondes qui l'accompagnait, il était
cassé.
La jeune amnésique relisait à
présent les consignes notées sur une des feuilles de papier qu'elle ne lâchait
pas des mains depuis son retour chez elle.
« Faire confiance au
lieutenant de police Lucie Henebelle, ouvrir la partie room, saisir la combinaison du coffre, récupérer les
mots de passe, allumer l'ordinateur, se connecter au serveur de MemoryNode et
charger la sauvegarde sur le nouveau N-Tech. »
— Vous voyez, dit-elle
fièrement à Lucie en se dirigeant vers la lourde porte de métal. Impossible de
me voler la mémoire. J'ai été extrêmement prudente.
Elle pianota sur le digicode
et se retourna. Face au regard étonné de Lucie, elle expliqua :
— J'avais appris quelques numéros par cœur avant mon accident. Alors dès que je vois qu'il faut taper un code, je les essaie. Vous savez, je ne laisse personne pénétrer ici.
— Après ce que nous venons de vivre toutes les deux, je vais me permettre d'entrer quand même.
Sans comprendre à quoi Lucie
faisait référence, Manon la laissa néanmoins passer devant elle. Les deux femmes s'engagèrent dans la caverne hermétique couverte de papiers, d'articles, de clichés...
Rapidement, Lucie se perdit
dans les formules mathématiques, les déductions alambiquées, les
faits historiques, les indications personnelles...
Autant d'idées qui, l'espace de quelques minutes, avaient habité Manon avant de venir tapisser ces murs.
Avec calme, dégoût aussi, la
flic se dirigea vers les photos des victimes et se mit à les décrocher une
à une.
Manon se précipita sur elle et
la repoussa violemment.
— Que faites-vous ? Ne touchez pas à ça !
Dans un long soupir de résignation, Lucie
répondit :
— Regarde tes notes... Tout est terminé... Le Professeur
n'existe plus...
Manon se plongea nerveusement
dans ses feuilles et redécouvrit les phrases qu'elle avait elle-même
inscrites de sa petite écriture fine.
«... Romain Ardère, directeur d'une société de pyrotechnie, a été abattu par une équipe de police que j'accompagnais. Il est mort sous mes yeux... »
Suivaient des pages et des
pages d'un récit hallucinant qui racontait dans le détail comment Manon avait d'abord découvert la tombe de Bernoulli, puis la grotte de l'île Rouzic et les scalps carbonisés des vie- times. Comment elle avait alors prévenu Lucie Hene- belle qui, grâce à des cheveux et des poils retrouvés sur place, avait pu faire analyser l'ADN de l'assassin et remonter sans problème jusqu'à lui, Ardère étant évidemment fiché dans le FNAEG[10].
Une version digne d'un épisode
des Experts.
Manon avait passé sa matinée à
rédiger ces fausses explications à partir des données obtenues par le
professeur Vandenbusche auprès de la police. Quand Lucie était venue chercher la jeune amnésique à l'hôpital, le neurologue lui avait expliqué qu'il approuvait sa
patiente. Selon lui, elle avait « choisi sa vérité », et si elle
pouvait, grâce à cela, vivre heureuse malgré la part
sombre de son histoire, c'était le plus important.
Manon releva la tête et expira
longuement.
— Il faut absolument que je
mémorise cela ! Je vais tout enregistrer, tout apprendre par cœur ! C'est
terminé Lucie ! Grâce à vous ! Je me sens tellement... Je ne sais pas, c'est inexplicable. J'ai le sentiment d'une grande paix intérieure. Ma sœur a enfin obtenu vengeance...
Elle attrapa la main de Lucie
et la serra très fort. Un signe de gratitude que la flic accepta à
contrecœur.
Manon avait refusé d'affronter
la réalité et décidé de vivre dans une bulle, dans un monde à des années- lumière de la crasse terrestre. Alors, toujours sur le papier, Frédéric était parti précipitamment travailler en Australie, dans une entreprise internationale qui fabriquait des puces
RFID, il garderait un pied-à-terre à Lille, et leur mère
avait décidé de le rejoindre pour y couler une retraite
tranquille. Tous deux allaient s'installer dans la baie de Port Phillip. Un
conte de fées. On aurait presque dit la fin d'un roman.
Et tellement d'autres
mensonges... Mais se mentir à soi-même sans en
avoir conscience, était-ce toujours un mensonge ?
Combien de temps
tiendrait-elle ainsi ? Qui enverrait des réponses à ses courriers vers
l'Australie ? Qui continuerait à remplir les trous pour que tout se
passe bien ? Pour qu'elle ne finisse pas dans un
hôpital psychiatrique, comme Michaël ? Qui ? Vandenbusche ? Au fond, pouvait-on lui donner tort ? De quel droit s'autoriser à juger ? Manon conservait le souvenir de la chaleur de sa mère, de son frère. Elle ne vivait plus qu'au travers de ces seules perles de bonheur. C'étaient les derniers éléments qui la raccrochaient réellement à la vie. Alors, pourquoi les détruire par l'annonce d'un décès ? Pourquoi les rendre douloureux ?
Après tout, personne ne
pouvait se mettre à sa place.
Peu à peu, elle allait
retrouver ses habitudes, à nouveau tourner dans son bocal de poisson rouge.
Donner à manger à Myrthe, ranger ses vêtements dans des casiers, poser son peigne à droite de sa brosse à dents, aller à Swynghedauw faire des siestes, en suivant les grosses flèches grises dans les couloirs de l'hôpital. Et, peut-être, s'inventer un autre objectif, pour combler le vide de cette traque qui n'existait plus. Chercher une autre motivation. Se donner l'impression d'être utile...
Manon se dirigea vers son
coffre-fort, qu'elle ouvrit
sans problème.
— Je possédais déjà ce coffre
longtemps avant mon amnésie. J'y stockais des documents
confidentiels. Cette combinaison-là, elle est toujours restée en
moi, comme mon passé. À l'intérieur, on trouve une
dizaine de mots de passe qui me servent à verrouiller mon
N- Tech et à accéder au site de MemoryNode.
Manon s'installa devant son
ordinateur, déjà relié par un câble USB au nouveau N-Tech que Vandenbus- che lui avait donné le matin à l'hôpital. Elle ouvrit un navigateur Internet et se connecta à un serveur distant.
— L'une des premières choses qu'on apprend à Swynghedauw ! Accéder au serveur de MemoryNode ! Il contient la dernière sauvegarde du N-Tech.
— Je sais. Ton neurologue m'a expliqué. Tu vas pouvoir récupérer ta mémoire dans ton nouvel engin. Et... y ajouter les derniers événements, le happy end... Ta mère et ton frère en Australie, le Professeur abattu...
Sur l'écran, une longue liste
de dossiers apparut, avec différentes dates.
— Plusieurs sauvegardes ? s'intéressa Lucie en s'approchant.
Manon fronça les sourcils.
— Étonnant, en effet. Je pensais qu'il n'y en avait qu'une seule. Que chaque sauvegarde écrasait la précédente. Il faut
dire que je n'utilisais jamais l'application dans ce sens, celui de la
récupération de données. Enfin, je crois. J'en sais rien, en
fait.
— Des dizaines de sauvegardes... Depuis janvier
2006... Donc quasiment depuis le début de MemoryNode...
Manon téléchargea la dernière
sauvegarde d'avril 2007 sur son PC. Elle saisit ensuite un
autre code de sa liste servant à ouvrir le dossier et à
décrypter son contenu. En quelques secondes, les données s'affichèrent : photos, notes, sons.
— Je n'ai quasiment rien perdu ! se félicita-t-elle
en synchronisant son N-Tech. La sauvegarde date du
24 ! Une chance, non ? Avec mes observations écrites,
il y a moyen de tout réparer ! Clore définitivement l'affaire Professeur. Ah ! Lucie... Je me sens si bien...
Lucie resta interloquée. Si
des données avaient été effacées du N-Tech, l'avaient-elles été des
sauvegardes précédentes ? Personne ne pouvait être au courant pour ce système, hormis Vandenbusche... En fouillant suffisamment loin dans le passé, ne pouvait-on pas retrouver l'origine des cours d'autodéfense, des cours de tir ? L'histoire de ce Beretta ?
Pour la période de juin 2006,
un seul dossier, daté du 25. La flic pointa son doigt sur l'écran.
— Dis, Manon, tu peux télécharger ce dossier ? J'aimerais bien voir en particulier tes notes du 4 juin.
— Pourquoi ? La monotonie de mon existence vous intéresse ?
— Le 4 juin 2006, tu gravais un message sur un rocher de l'île Rouzic... «4/6/2006. Ai tourné des heures et des heures. Rien. Il n'y a absolument rien. MM » Je veux comprendre ce qu'il s'est passé...
— L'île Rouzic? Qu'est-ce que vous... Qu'est-ce que tu racontes ?
— Fais-moi confiance... S'il te plaît...
Manon s'exécuta... pour
constater qu'elle se trouvait effectivement en Bretagne la journée du 4.
Elle plissa les paupières et dit :
— Tu vois l'icône, là ? Il y a un enregistrement audio de dix-huit minutes.
— Ouvre-le, demanda Lucie.
Elles se mirent toutes les
deux à écouter. Manon racontait avoir dormi dans la maison de
Trébeurden, seule, avant qu'Erwan Malgorn ne la dépose sur l'île...
«... Six heures que je tourne sur Rouzic... La spirale
de Bernoulli n'a mené nulle part... L'image de l'île est fidèle à mon souvenir, quand je venais avec Frédéric... Côte déchiquetée, falaises impraticables... Rien à découvrir ici, strictement rien... La nuit tombe... Rentrer à Trébeurden, puis chercher encore demain... Il faut impérativement trouver quelque chose... Primordial... C'est primordial... »
L'air inquiet, Manon se
retourna vers Lucie et demanda :
— Qu'est-ce que cela signifie ?
— Je l'ignore.
Le lieutenant de police fit
glisser la souris sur les jours suivants : courts enregistrements, notes, rendezvous, clichés inutiles... Rien d'anormal.
Puis, le dernier jour, le 25
juin 2006, trois semaines après l'aventure sur l'île Rouzic, de nouveau un
enregistrement plus long : « J'ai beau fouiller et fouiller. Reprendre toutes mes déductions. Plus rien n'avance. Cul-de-sac. Tout ne peut quand même pas s'interrompre ainsi ! Les
spirales, mes cicatrices, Bâle, Bernoulli. Je ne trouve pas la faille, l'erreur du Professeur. Et pourtant, elle se cache là, sous mon nez. J'ai fait fausse route, forcément. Le Professeur m'échappe... Je dois tout reprendre à zéro... La traque doit continuer, à tout prix.
Lucie fronça les sourcils.
— Juillet... Installe-moi une sauvegarde de juillet
!
— Je vais essayer... Mais franchement, je ne te
suis pas...
Manon cliqua sur une autre
icône et lança le décryptage.
—
D'accord, commenta la flic,
d'accord... Chaque dossier reprend l'intégralité du N-Tech, depuis
le début. En juillet on doit donc retrouver les
données de janvier à juillet 2006...
Dans cette nouvelle sauvegarde, elle se déplaça
sur le mois de juin. Au 4, précisément...
Plus rien. On ne parlait plus de l'île Rouzic, ni
de Trébeurden, ni de spirales. Même chose pour les
jours d'après. Rien sur l'état d'anxiété de Manon, ni
sur son désespoir.
Tout avait été effacé entre juin et juillet.
Lucie sentit sa gorge se serrer, une horrible
intuition venait de l'envahir. Quelque chose
d'inimaginable.
Elle demanda à Manon de télécharger depuis le serveur
toutes les sauvegardes sur le disque dur. Cela prit plus d'une demi-heure. Assise dans un fauteuil, la jeune amnésique finit par s'endormir d'épuisement.
Alors, Lucie se mit à fouiller dans les fichiers.
Et elle comprit. Le monde lui sembla s'écrouler autour d'elle. Ce qu'elle venait de lire lui paraissait inconcevable.
Son
intuition avait malheureusement été la bonne.
Elle leva des yeux tristes vers Manon et lança :
—
Mon Dieu... C'est toi...
C'est toi qui as tout effacé...
Manon se réveilla soudain. Brusque panique avant de voir sur ses feuilles : « Faire confiance au lieutenant de police Lucie Henebelle... » et le descriptif de la jeune flic.
— Comment ? Effacé quoi ?
—
Tu te forçais à repartir de
zéro à chaque fois que tu étais bloquée... Tu voulais te donner
l'illusion de continuer à avancer, de t'approcher du
Professeur...
Pour te sentir vivante, tu ne pouvais pas
t'arrêter. Tu n'avais que... que cet objectif... Le
retrouver...
Lucie cliqua sur une
sauvegarde d'octobre 2006 et
déclencha un enregistrement. On
y entendait clairement la voix de Manon :
« 18 octobre 2006... Vide...
Je me sens vide et inutile. Abattue. Abattue est plutôt le terme. Envie de parler,
de hurler, de partager. Mais il n'y a personne. Juste cette île. Ce rocher. Et mon N-Tech. Alors je raconte. Je raconte tout ce qui me pèse sur le cœur, pour que tout ceci reste. Mon Dieu... Je suis déjà venue ici... Le 4 juin, il y a quatre mois ! C'est gravé là, en face de moi. Mon écriture. J'ai les doigts posés sur les lettres en ce moment même et il s'agit bien de mon écriture. Ce n'est pas possible... J'ai déjà foulé ces plages, ces galets, escaladé ces rochers. Une note écrite ce matin sur mon N-Tech dit qu'Erwan Malgorn s'est souvenu de m'avoir déjà amenée ici. C'était bien en juin dernier. Juin 2006,
comment est-ce envisageable ? Il n'y a rien dans mon N-Tech
! Rien non plus avant juin qui parle de Bâle, de la
tombe de Bernoulli, de la spirale ! Je réfléchis...
Quelqu'un a tout effacé... Forcément... Et j'ai peur de ce
que j'ai pu faire... Parce que ce quelqu'un, j'ai
l'intime conviction que c'est moi... Je me sens capable
d'avoir agi ainsi... Alors maintenant que faire ? Rentrer
? Rentrer et tout abandonner ? »
Manon paraissait hypnotisée
par le son de sa propre voix. Lucie cliqua sur d'autres onglets.
— Dans les notes précédentes,
tu racontes que tu t'es rendue à Bâle avec ton frère. Je te cite : «
Frédéric m'a aidée à me scarifier dans le cloître, à côté
de la tombe de Bernoulli. Mais ni lui, ni moi ne
comprenons le sens du message sur mon ventre. A quoi cela
rime- t-il ? » Malgré cette interrogation, tu as fini
par comprendre qu'il fallait superposer la spirale à
une carte de France. Frédéric n'a rien pu faire pour
t'en empêcher. Alors, tu as décidé de te rendre seule
en Bretagne. Tu as écrit : « Je ne veux pas
impliquer Frédéric dans cette histoire plus qu'il ne l'est déjà. J'irai là-bas en cachette. »
D'un geste paniqué, Manon leva son chemisier, y lut le nom du mathématicien suisse et s'écria :
— Arrêtez vos bêtises ! Vous délirez !
— Je n'invente rien Manon, tout est inscrit noir
sur blanc dans tes vieilles sauvegardes. Dans les
notes suivantes, après ton second échec sur l'île Rouzic, on te sent dépressive. De nouveau, tu t'aperçois que tu n'arrives plus à progresser, que tu tournes en rond, que tu n'y parviendras jamais sans aide. Cela t'obsède, jour et nuit. Et c'est là que... sur Internet, tu tombes sur de vieux articles qui racontent mon enquête sur la « chambre des morts »...
Manon écoutait sans bouger, écrasée par le poids
de ces révélations. Lucie poursuivit :
— Tu apprends que j'habite Lille, que je suis lieutenant
de police à la brigade criminelle, que la psychologie des tueurs en série me
fascine... Du pain bénit pour toi. Je suis
celle qu'il te faut pour t'assister, t'aider à traquer le Professeur. Une femme... Une femme parce que tu ne fais plus confiance aux hommes, tu te sens trop
vulnérable... De nouveau, tu supprimes tout concernant Bernoulli, Rouzic, et
tu prends une autre voie. Une voie bien plus sombre. Tu vas commencer par me suivre, me photographier à mon insu. Et c'est là que tu vas mettre en place ton idée diabolique !
— Non, non. Ce n'est pas possible...
— Tu le sais, n'est-ce pas ? Tu sais au fond de toi que tu étais prête à tout pour arriver à tes fins. Tu ne t'en rappelles pas, mais tu le sais ! Puisque tu l'as fait !
—
Fait quoi, bon sang ?
Lucie regarda Manon droit dans
les yeux. Tout paraissait soudain si cohérent. Si logique, en
définitive. Elle continua :
— Si tu n'arrives pas à aller au Professeur, alors
il suffit que le Professeur vienne à toi... Il
suffit de réveiller la police, de relancer l'affaire grâce
à un bon pigeon ! Moi, en l'occurrence !
— Vous... Vous dites n'importe quoi! Comment osez-vous ?
— Regarde ce que j'ai retrouvé ! Un mémo qui décrit avec une précision chirurgicale l'ébauche de ton scénario ! Et des descriptions comme celles-là, il y en a des tonnes et des tonnes, qui s'affinent au fur et à mesure qu'on s'approche de l'acte ultime : le meurtre de Dubreuil et cette simulation d'enlèvement ! Tu veux voir comment tout a germé dans ta propre tête ? Comment tu t'y es prise pour contourner ton amnésie, et même pour l'utiliser comme une force ?
Affolée, tremblante, Manon fit
un pas en arrière.
— Allons-y ! s'exclama Lucie. Je sais que tu vas oublier, mais je veux que tu saches ! C'est si facile d'oublier ! De ne garder que le meilleur ! D'avoir la conscience tranquille !
Elle se mit à lire :
— «... Première étape : trouver une arme. Dénicher le bon contact, grâce à Internet. Une fois en possession du revolver, le cacher au-dessus de l'armoire de la chambre, et déclencher une alerte dans le N-Tech à la date du 25 avril 2007. Car c'est là que tout s'accélérera, au
lendemain de l'acte... Comme j'aurai oublié la raison de la présence de ce revolver, je devrai impérativement le
garder sur moi en permanence. Cette arme me permettra de
me défendre s'il remonte jusqu'à moi. Et je pourrai le surprendre, le
regarder dans les yeux, et lui fourrer le canon dans la
bouche.
Deuxième étape : s'inscrire à
des cours de tir et d'autodéfense. Même raison : pouvoir me défendre.
Troisième étape : le problème
du nautile. La piste pourrait être remontée si je m'en procurais un
dans un magasin de pêche. Hors de question, également, de partir à l'étranger. Reste la solution du cap Blanc-Nez. On y décroche des ammonites très facilement. L'identification de la
spirale par le légiste ne devrait pas poser de problème.
La police fera alors le rapprochement entre nautile et ammonite et le fait
qu'il s'agisse du Professeur ne laissera plus aucun doute.
Quatrième étape : apprendre
tout ce qui existe aujourd'hui en matière de police scientifique.
Chaque jour. Afin d'éviter les erreurs.
Cinquième étape : la
strychnine. Se la procurer
assez tôt. De nuit. Les vieux
hangars des fermes en regorgent encore.
Sixième étape : l'organisation
de la « chose ». Inventer une énigme mathématique suffisamment corsée
pour que personne, sauf moi, ne comprenne. Je deviendrai ainsi un élément essentiel, incontournable, de l'enquête. On aura besoin de moi. Dieu merci la vieille sadique est encore vivante. Alors ce sera elle. Sans hésitation. Elle mérite de mourir. Elle le mérite, elle le mérite vraiment. Je dois me persuader de cela Toujours. Je penserai aux enfants martyrisés quand il faudra affronter son regard.
... Reste à savoir de quelle façon j'entrerai dans l'enquête sans que cela paraisse suspect... Atteindre cette Lucie Henebelle. Et m'arranger pour qu'elle ne puisse plus me lâcher. Me rendre indispensable. »
Lucie était ébranlée. Elle releva lentement le
front.
— Plus on avance dans les notes, fit-elle, plus on voit à quel point tu peaufines ton plan. Le moindre détail est organisé, analysé, disséqué... Question préméditation, on
doit battre des records... Le pire c'est que tu as réussi à
faire tout ça sans rien apprendre, sans rien mémoriser.
Simplement avec des alarmes et des rappels que tu
lisais à chaque fois.
— Non, non. Je n'ai pas fait une chose pareille. Vous... Tu dis n'importe quoi !
Manon se mit à tourner dans la
pièce comme un lion en cage, faisant crisser ses ongles contre les
murs.
— C'est ça ! cria Lucie. Cherche à fuir, à oublier comme tu l'as déjà fait tant de fois ! Mais je ne vais pas m'arrêter ! J'irai au bout ! Tu te rappelles, la maison hantée de
Hem ? Ces décimales ? Eh bien, c'est toi qui les as peintes !
Écoute bien ce que tu as écrit : « Je peindrai de la main
gauche afin qu'on ne puisse pas identifier mon
écriture. » Mais plusieurs fois tu as oublié, alors tu as
noté quelques décimales de la main droite... Ces
chiffres se trouvent dans ta machine, il y en a des pages et
des pages ! Combien de temps y as- tu passé ?
Lucie se leva brusquement et continua :
— Tu suis purement et simplement les instructions laissées dans ton organiseur, comme s'il s'agissait d'une notice, sans savoir où ceci va te conduire. Tu te fais confiance, voilà tout... Tu te rends à tes cours de tir, d'autodéfense. Tu achètes régulièrement des allumettes par
petites quantités. Tu vas au cap Blanc-Nez pour y décrocher
l'ammonite avec un burin ramassé dans l'un des
appartements de Frédéric. Tu progresses avec MemoryNode, qui
te rend plus forte, plus autonome, et tu parviens même à devenir l'égérie de
N- Tech. Ce qui sera pour toi un atout supplémentaire. Tout s'enchaîne à la
perfection. Bien évidemment, tu agis dans le secret. Ni ton frère, ni
Vandenbusche ne connaissent tes plans. Ton système de mots de passe est très
efficace, et personne, sauf toi, n'a accès à tes
informations. Tu vas plusieurs fois à Roeux, endroit que tu connaissais dans
ton enfance, tu pars aussi repérer la cabane de chasseurs à Raismes cinq, dix
fois, pour t'assurer que personne ne la squatte. La veille de ton
pseudo-enlèvement, tu peins cette fameuse énigme : « Ramène la clé. Retourne
fâcher les Autres. Et trouve dans les allumettes ce que nous sommes. Avant 4 h
00 », tu déposes de la corde sur place, ainsi que les milliers d'allumettes.
— Arrêtez ! Arrêtez de raconter n'importe quoi !
— Je ne dis pas n'importe quoi ! Tu veux lire ? Tu
veux lire toi-même ce que tu as noté ? Approche ! Affronte la vérité !
Manon se plaqua contre le mur,
les larmes aux yeux.
— Non ! Non !
—
Dans la dernière sauvegarde
que tu as effectuée avant le crime, tu détailles clairement chaque heure,
chaque minute de ton projet infernal. Le matin, tu t'es rendue au lac Bleu, tu
t'es garée « à côté des six arbres disposés en cercle », tu es passée par les
fourrés, tu as enfilé des gants, un bonnet, tu as frappé à la porte, sachant
que Dubreuil ouvrirait sans difficulté à une jeune femme d'apparence
inoffensive. Puis tu as agi comme le Professeur... Une imitation parfaite. Dans
ton N-Tech, il n'y a rien qui décrive tes gestes. Avais- tu des instructions
sous le nez quand tu tuais la vieille ? Ou alors, y es-tu allée à l'intuition ?
Qu'as-tu ressenti durant la mise à mort ? De la colère,
tant cette sadique te dégoûtait ? Combien de fois m'as-tu
confié qu'elle méritait son sort ?
— Taisez-vous ! Je n'en peux plus. Je ne comprends rien à ce que vous dites !
— Tu ne comprends pas, ou tu fais semblant ? Toutes
ces consignes, c'est moi qui les invente ? « Nettoyer le sol à la Javel. » «
Vérifier dehors avant de sortir. » « Fermer la porte. » « Rejoindre la
voiture. » « Rentrer à l'appartement. » Un véritable mode d'emploi !
Lucie était rouge de colère.
Elle contrôla sa respiration et poursuivit :
— Et donc, te voici de retour chez toi. Dubreuil
est morte, et nous sommes en fin de matinée, aux alentours
de midi... Ton frère ne m'avait pas menti. Il t'avait bien vue à 9 h 10, juste avant que tu t'apprêtes à commettre ton crime.
—
Mon frère ? Pourquoi vous
parlez de Frédéric ?
— Arrive maintenant le passage délicat. Le moment où tu décides de tout effacer. Midi, donc. Tu viens de tuer Dubreuil et de rentrer chez toi. Dans ton N-Tech, il est noté que tu dois inscrire sur une feuille toutes les actions futures à effectuer. Le papier, en quelque sorte, deviendra le miroir de ton N-Tech, le temps que tu passes à la dernière phase de ta machination. Une fois que tu as recopié tout ce qui t'intéressait, tu supprimes méticuleusement les données compromettantes de l'organiseur, toutes les traces de la préparation de ton crime. Cours d'autodéfense, Beretta, ammonite, spirale de Bernoulli, les infos me concernant... Bref, tu vas encore décider de repartir de zéro, mais avec un atout de taille : les forces de police à tes côtés, cette campagne de pub, et tout le reste... Tu ne commets qu'une seule erreur : alors que tu penses écraser ta précédente
sauvegarde et donc effacer également toute trace sur le serveur
de MemoryNode, tu ne fais en réalité qu'en ajouter une de plus à toutes celles
qui t'accablent.
Chacune des étapes du plan
machiavélique de Manon apparaissait maintenant aux yeux de la flic dans toute sa clarté.
— Ensuite, tu abandonnes le N-Tech près de ton ordinateur, et, à partir de ce moment-là, tu suis uniquement les instructions
de ta feuille. Sur cette feuille, il est indiqué que
tu dois rester habillée avec ton survêtement et tes baskets, sortir sans te
faire remarquer, chose facile dans ton impasse, prendre le bus
jusqu'à Valenciennes, puis aller à pied jusqu'à Raismes,
en passant par des sentiers pédestres, afin de
t'épuiser... pour que tout paraisse plus vrai. Le docteur des
urgences avait remarqué tes pieds gonflés, tes ampoules... Je n'ai pas pensé à creuser ce détail, mais j'aurais dû ! Car la cabane était très proche de l'endroit où une voiture t'a
recueillie ! Et ce n'est pas ton errance dans Lille qui pouvait t'amocher les pieds de la sorte !
Des coups sur le mur. Manon qui frappait du
poing.
— Tu peux chercher à perdre la mémoire, fit Lucie, mais ça ne changera rien à la réalité.
Elle poursuivit, imperturbable :
—
Avant d'arriver dans l'abri
des chasseurs, tu t'entailles la main avec un caillou tranchant. Tu
inscris : « Pr de retour », puis tu te débarrasses du caillou. Une fois dans la cabane, usée, à bout de souffle, la paume en sang, tu te frottes les poignets et les chevilles avec la
corde, tu ressors et tu rejoins la route. On connaît la suite. Le type qui te recueille, puis te ramène sur Lille. Ta marche dans les rues de la ville, avant que tu te débarrasses de ta feuille et que tu t'échoues dans la résidence étudiante, juste à côté de chez moi... Je cite : «Tu arracheras, puis jetteras la feuille au moment d'atteindre la résidence. Fais-toi confiance... »
C'était ça, Manon, cette impression que tu avais de me
connaître, sans savoir pourquoi !
Lucie éteignit l'écran de l'ordinateur et souffla
longuement.
— Et pourtant, malgré tout ce que tu as fait, malgré...
ton crime, je crois que tu as été honnête avec moi... Tu t'es laissé prendre par ta propre mise en scène... Tu as vraiment cru à ton enlèvement par le Professeur... Tu as réellement tourné en rond... Tu t'es scarifiée, tu t'es fait agresser et kidnapper par Ardère... Tu as failli mourir.
La flic ne parvenait plus à juger du bien et du
mal. Tout s'embrouillait en elle.
— Et tu as réussi... Par ton acharnement. Par ta volonté de tout reprendre à chaque fois depuis le début... Tu as continué à traquer le Professeur, à combattre tes
propres fantômes... Là où nous avons échoué, tu as
réussi... Tu as trouvé le Professeur... Et le Chasseur... Tu as
rendu justice à toutes ces familles... Manon... Que vas-tu devenir? À peine comprendras-tu ce qui est arrivé que tu auras déjà oublié... Comment te juger, Manon ? Comment t'ima- giner à ton procès, ignorant la raison de ta présence sur le banc des accusés ? Comment t'imaginer derrière les barreaux d'une prison, dans cet environnement hostile, te demandant sans cesse ce que tu fais là ?
À présent, Lucie laissait parler son cœur,
oubliant pour un temps son insigne de flic.
— Tu savais que le visage de Dubreuil s'effacerait de ta mémoire quelques minutes à peine après le meurtre. Tu as choisi
un monstre, tu n'as pas tué une innocente... Dubreuil a torturé... Elle a
torturé ses trois enfants qui auraient pu être mes filles.
Mérite-t-elle que tu paies pour elle ? Je... Je ne crois pas...
Tu as besoin d'une nouvelle vie... Laisser le passé
derrière toi. Couper le cordon, comme je viens de le faire
avec la Chimère... Et je pense que je serai là pour
t'aider...
Le N-Tech se mit à sonner
trois fois d'affilée, deux longues et une
courte. Manon leva l'index.
— Ah! Myrthe ! L'heure de son repas! Vous m'attendez ici ?
Et alors que Manon
s'éloignait, Lucie alluma de nouveau l'écran.
Lentement, elle sélectionna
les dossiers un à un sur le serveur externe.
Et enfonça la touche « Suppr
».
—
Personne ne saura
jamais, Manon. Ce secret t'appartient... Ce
secret nous appartient...
NOTE AU LECTEUR
Deux des victimes du Professeur ont été
confrontées au problème d'Einstein. Il s'agit d'un exercice de
logique qui ne demande aucune connaissance mathématique particulière, juste
une certaine forme d'acharnement.
En voici l'énoncé :
« Il y a cinq maisons de couleurs différentes,
toutes sur une rangée.
Dans chaque maison vit une personne de
nationalité différente.
Chacune de ces cinq personnes boit une boisson, fume une marque de cigarettes et élève un animal.
Personne n'a le même animal, ni ne fume les mêmes cigarettes, ni ne boit la même boisson.
L'Anglais vit dans la maison rouge.
Le Suédois a un chien.
Le Danois boit du thé.
La maison verte est à gauche de la maison
blanche.
Le propriétaire de la maison verte boit du café.
Celui qui fume des Pali Mail a un oiseau.
Celui de la maison jaune fume des Dunhill.
Celui de la maison du centre boit du lait.
Le Norvégien vit dans la première maison.
Celui qui fume des Blends vit à côté du
propriétaire du chat.
Celui qui a un cheval vit à côté de celui qui
fume des Dunhill.
Celui qui fume des Blue Masters boit de la bière.
L'Allemand fume des Princes.
Le Norvégien vit à côté de la maison bleue.
Celui qui fume des Blends a un voisin qui boit de l'eau.
Qui
possède le poisson ? »
Vous pourrez également vous amuser à vérifier que jamais dans ce roman le soleil n'éclaire le
ciel, livré aux ténèbres tout au long de ces pages. Et parmi
la centaine de milliers de mots qui en constituent
la trame, jamais vous ne verrez apparaître plaisir, joie ou espoir.
Parce qu'ils ne se prêtaient pas à une telle
histoire. Ou peut-être parce que je me suis laissé prendre
aux jeux douloureux du Professeur, allant jusqu'à en inventer un moi-même...
[1] Direction interrégionale de police judiciaire
[2] Gamma-hydroxybutyrate, plus communément appelé
drogue du violeur.
[3] Voir La chambre des morts.
[4] Officier de police judiciaire.
[5] Laboratoire de police scientifique.
[6] Identité judiciaire.
[7] Voir note au lecteur, en fin d'ouvrage.
[8] Logiciel basé sur un questionnaire de 168
paramètres, prenant modèle sur le VICAP américain, qui permet
d'établir des liens entre différentes affaires criminelles.
[9] Mini Mental Status (échelle d'appréciation des fonctions cognitives).
[10] Fichier national automatisé des empreintes
génétiques.
Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
Îñòàâèòü îòçûâ î êíèãå
Âñå êíèãè àâòîðà