MAX GALLO
Le Pacte des assassins
roman-histoire
Fayard
En hommage à Margarete Buber-Neumann, figure
héroïque du XXe siècle. Communiste allemande, elle se
réfugia en URSS pour fuir Hitler. Staline la déporta en Sibérie et en février
1940, pour « honorer » le Pacte germano-soviétique – Le Pacte des
assassins –, il la livra aux nazis qui la déportèrent à Ravensbrück.
Elle fût, en 1949, le
grand témoin à charge contre les totalitarismes complémentaires, le Rouge et le
Noir.
Ses livres – Déportée en Sibérie, Déportée à
Ravensbrück (Seuil, 1986 et 1988) – m’ont nourri. Mais les personnages de
ce roman-ci sont imaginaires, s’ils doivent cependant tout à l’Histoire.
M. G.
« À chaque jour,
à chaque heure, année après année, il fallait lutter pour le droit d’être un
homme, le droit d’être bon et pur. Et ce combat ne devait s’accompagner d’aucune
fierté, d’aucune prétention, il ne devait être qu’humilité. Et si, au moment le
plus terrible, survenait l’heure fatale, l’homme ne devait pas craindre la mort,
il ne devait pas avoir peur s’il voulait rester un homme. »
Vassili Grossman
Vie et
destin
PREMIÈRE PARTIE
1.
Elle s’appelait Julia Garelli-Knepper.
Tous ceux que fascinent les vies
extraordinaires, ces destins dont on peut croire que les dieux les dessinent
afin d’éclairer les humbles mortels, devraient connaître celle de cette
comtesse vénitienne.
Je l’ai rencontrée
pour la première fois à la fin de l’année 1989. J’avais quarante ans. Je venais
de terminer un roman, Les Prêtres de Moloch, que je voulais lui dédier.
Julia Garelli-Knepper était déjà une vieille
femme, mais, assis en face d’elle, j’ai vite oublié qu’elle était née à Venise
en 1900, dans un petit palais de marbre gris situé à l’extrémité de la Riva
degli Schiavoni, face à la lagune et au grand large.
Elle se tenait très droite, ses gestes étaient
brusques, son regard vif. Elle m’a interrogé, étonnée, disait-elle, qu’un homme
de ma génération se souvînt d’elle dont la presse n’avait parlé qu’en 1949, quand
le risque de guerre entre la Russie communiste, ses satellites et les
États-Unis paraissait grand.
— J’ai tenu ma place. C’était un devoir
de vérité que j’avais à accomplir, m’a-t-elle dit d’une voix qui ne chevrotait
pas, mais était, au contraire, claire et ferme.
Elle a hoché la tête quand je lui ai confié
que j’étais né cette année-là, en 1949.
— Seulement de l’histoire, pour vous, alors,
a-t-elle ajouté.
Il y avait une pointe de mépris et de
déception dans son propos.
— Que pouvez-vous savoir de ce qui s’est
réellement passé dans ce siècle ?
En se penchant avec précaution, comme si son
dos avait été douloureux, elle a pris le manuscrit des Prêtres de Moloch
et a commencé à le feuilleter, lentement d’abord, puis de plus en plus vite, avec
une sorte de lassitude et en même temps de colère.
— Expliquez-moi, a-t-elle dit en fermant
les yeux, sa nuque appuyée au dossier du fauteuil, le manuscrit posé sur ses
cuisses.
J’ai hésité, mesurant
l’abîme qui séparait ce que j’avais écrit de ce qu’elle avait vécu.
J’avais lu ses souvenirs, publiés en 1949.
Il s’agissait de deux tomes aux titres
étranges. Le premier s’intitulait : Tu leur diras qui je fus, n’est-ce
pas ? ; et le second : Tu auras pour moi la clémence du
juge.
Elle racontait comment, quand la Grande Guerre
avait submergé Venise, comme toute l’Europe, elle s’était enfuie en 1917 avec
Heinz Knepper, un révolutionnaire allemand, prisonnier évadé.
Ils avaient gagné la Suisse. Elle avait ainsi
connu Lénine qui s’y trouvait réfugié.
Avec Heinz Knepper elle avait été du voyage
des bolcheviks, rejoignant la Russie en traversant l’Allemagne avec la
complicité du haut état-major allemand.
Ses souvenirs m’ont laissé fasciné. Elle avait
côtoyé Staline et tous les dirigeants bolcheviques, rencontré Hitler, déjà
chancelier. Puis la patte de Staline s’était abattue en 1937 sur Heinz Knepper,
exilé à Moscou comme tant d’autres communistes étrangers.
J’avais cité en exergue des Prêtres de
Moloch une phrase prononcée par Knepper quand les agents des « Organes »,
la police secrète de Staline, viennent l’arrêter. Il regarde Julia qui tente de
retenir ses larmes et murmure, au moment où les agents l’entraînent :
« Pleure donc, va, il y a bien de quoi pleurer. »
Ces mots m’avaient bouleversé, et, parce que j’avais
voulu que Les Prêtres de Moloch s’adressent à la raison du lecteur, davantage
qu’à sa sensibilité, j’avais fait suivre les mots de Knepper d’une phrase
implacable de Voltaire :
« Les hommes tels qu’ils sont, en effet, des
insectes se dévorant les uns les autres sur un petit atome de boue. »
Heinz Knepper avait
disparu dans les labyrinthes des prisons de Staline.
Quelques mois plus tard, Julia, déportée en
Sibérie, avait appris qu’il avait été fusillé à Moscou dans les jours qui
avaient suivi son arrestation.
Les communistes avaient effectué le travail
que les nazis n’avaient pas pu accomplir. Et le 8 février 1940, les agents des « Organes »
avaient livré à la Gestapo Julia Garelli-Knepper et d’autres communistes
allemands, comme pour prouver leur volonté d’honorer le pacte Hitler-Staline
signé en août 1939.
Julia Garelli-Knepper avait été enfermée au
camp de concentration de Ravensbrück et elle avait eu assez de volonté, de
force et de chance pour échapper à la mort.
En 1949, après la publication de ses deux
tomes de mémoires, elle avait témoigné que l’URSS, comme l’Allemagne de Hitler,
avait été un État concentrationnaire. Et qu’aux cris des millions de victimes
de la barbarie nazie répondaient en écho les voix des déportés de Sibérie.
On avait voulu la faire taire.
Quand je lui avais
parlé des souvenirs de Julia Garelli-Knepper, mon propre père, instituteur, l’avait
accablée.
Cette comtesse n’était qu’une renégate, avait-il
décrété.
Quand il avait prononcé ce mot, tout son
visage avait exprimé le mépris.
Il avait poursuivi en déclarant qu’elle avait
à l’évidence collaboré avec les SS à Ravensbrück : sinon, comment
aurait-elle survécu ?
J’avais protesté. Je m’étais indigné : avait-il
lu les livres de Julia Garelli ?
Littérature de guerre froide, m’avait-il
répondu. Cette femme n’avait été qu’un pion poussé par les services secrets américains
contre l’Union soviétique.
Je n’avais pas vécu cette période, avait-il
conclu, je n’y comprenais donc rien.
Mon père est mort en
1985, à soixante ans, sans renoncer à ses illusions ni à ses croyances. Et ce n’est
qu’après son décès que j’ai commencé à écrire Les Prêtres de Moloch. Mais
ma main tremblait, ma phrase se brisait comme si j’avais été en train d’accomplir
un sacrilège, presque un parricide.
Peut-être est-ce pour ne pas profaner le
tombeau de mon père qu’au lieu d’affronter la vérité nue, telle que Julia
Garelli-Knepper la rapportait, j’ai évoqué la cruauté du XXe siècle en me bornant à écrire une fable mythologique, mettant en scène
dans ces Prêtres de Moloch une confrérie dévouée à ce dieu anthropophage ?
J’avais imaginé que
ces prêtres, afin de nourrir Moloch et de rétablir sa domination sur le
continent européen qui lui avait échappé, avaient suscité, tout au long du XXe siècle, les guerres, les révolutions, les persécutions, les famines, les
massacres qui avaient gorgé cette terre de sang.
Ils avaient détourné les espérances afin qu’elles
deviennent les ressorts les plus pervers et les plus efficaces de la barbarie.
Ils avaient prêché les croyances les plus
folles, propres à faire de chaque homme un fanatique, donc un tueur.
Les hommes avaient revêtu des chemises noires,
brunes ou rouges. Et des enfants par centaines de milliers avaient été poussés
dans les chambres à gaz, brûlés dans des fours crématoires, ensevelis par les
ruines des villes écrasées sous les bombes au phosphore, et leurs cendres
avaient été dispersées d’un bout à l’autre de l’Europe, ou leurs restes
calcinés enfouis dans les fosses communes.